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Un article de Tony Cliff

jeudi 22 juillet 2010

La révolution permanente déviée (extraits)

Tony Cliff

La Révolution Permanente

La plus grande et la plus originale contribution de Trotsky au marxisme fut sa théorie de la révolution permanente. Dans cette étude la théorie sera d’abord réexposée. On la considérera ensuite à la lumière de l’expérience de la révolution coloniale d’environ la dernière décennie. Nous serons obligés d’en rejeter une large part. Mais si le résultat s’avère être un ensemble d’idées qui diffèrent considérablement de celles de Trotsky, il s’appuie néanmoins beaucoup sur les siennes.

A. Trois conceptions de la révolution

Trotsky développa sa théorie de la révolution permanente avec la révolution de 1905 en toile de fond. Pratiquement tous les marxistes de l’époque, de Kautsky à Plékhanov et Lénine, pensaient que seuls les pays industriels avancés étaient prêts pour la révolution socialiste. Pour résumer, ils disaient que chaque pays réaliserait le pouvoir des travailleurs en stricte conformité avec le stade technologique qu’il avait atteint. Les pays arriérés pouvaient voir l’image de leur avenir reflétée dans les pays avancés. C’était seulement après un long processus de développement industriel, et en passant par un régime parlementaire bourgeois, que la classe ouvrière pourrait être suffisamment mûre pour poser la question de la révolution socialiste.

Tous les socialistes russes – mencheviks comme bolcheviks – affirmaient que la Russie était à la veille d’une révolution bourgeoise, résultant d’un conflit entre les forces productives du capitalisme, d’une part, et l’autocratie, l’aristocratie foncière et autres survivances féodales, d’autre part. Les mencheviks en concluaient que la bourgeoisie devait nécessairement diriger la révolution et prendre en main le pouvoir politique. Ils pensaient que les sociaux-démocrates devaient soutenir la bourgeoisie dans sa révolution, tout en défendant les intérêts spécifiques des travailleurs dans le cadre du capitalisme, en luttant pour la journée de huit heures et d’autres réformes sociales.

Lénine et les bolcheviks étaient d’accord pour dire que la révolution serait de nature bourgeoise, et que son but ne dépasserait pas les limites d’une révolution bourgeoise. "La révolution démocratique ne se développera pas au-delà des relations socio-économiques bourgeoises" écrivait Lénine en 1905. Et aussi : "... cette révolution démocratique en Russie n’affaiblira pas mais renforcera la domination de la bourgeoisie ". Il revint sur ce thème à de nombreuses reprises.

Ce n’est qu’après la révolution de février 1917 que Lénine rejeta cette vision. En septembre 1914, par exemple, il écrivait encore que la révolution russe devait se limiter à trois taches fondamentales : "l’établissement d’une république démocratique (dans laquelle l’égalité des droits et l’entière liberté d’autodétermination serait garantie à toutes les nationalités) la confiscation des domaines des grands propriétaires fonciers, et l’application de la journée de huit heures". Là où Lénine divergeait fondamentalement des mencheviks, c’était parce qu’il insistait sur l’indépendance du mouvement ouvrier vis-à-vis de la bourgeoisie libérale, sur la nécessité de mener la révolution de la bourgeoisie à la victoire contre la résistance de cette dernière.

Trotsky était tout aussi convaincu que Lénine que la bourgeoisie libérale était incapable de mener à bien la moindre tâche révolutionnaire, et que la réforme agraire, un élément fondamental de la révolution bourgeoise, ne pouvait être réalisée que par une alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. Mais il était en désaccord avec lui sur la possibilité d’un parti paysan indépendant, expliquant que les paysans étaient trop profondément divisés entre eux, entre riches et pauvres, pour être capables de former leur propre parti, uni et indépendant.

"Toute l’expérience historique, écrivait-il, montre que la paysannerie est totalement incapable de jouer un rôle indépendant". Si, dans toutes les révolutions depuis la Réforme allemande, les paysans avaient soutenu l’une ou l’autre des fractions de la bourgeoisie, en Russie la force de la classe ouvrière et le conservatisme de la bourgeoisie forceraient la paysannerie à soutenir le prolétariat révolutionnaire. La révolution elle-même ne se réduirait pas à la réalisation des tâches démocratiques bourgeoises, mais entreprendrait immédiatement de mettre en œuvre des mesures socialistes en faveur des travailleurs.

"Le prolétariat grandit et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme signifie la marche du prolétariat vers le pouvoir. Mais le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains du prolétariat dépend directement, non de l’état des forces productives, mais des conditions de la lutte des classes, de la situation internationale, et, finalement, de toute une série de facteurs subjectifs : la tradition, l’initiative, la disposition à lutter...

Dans un pays arriéré économiquement, le prolétariat peut accéder au pouvoir plus tôt que dans les pays économiquement avancés. En 1871, il avait pris consciemment entre ses mains la gestion des affaires sociales du Paris petit-bourgeois – en fait, pendant deux mois – mais il ne l’a pas fait une seule heure dans les centres capitalistes robustes d’Angleterre et des Etats-Unis. La conception d’une espèce de dépendance automatique de la dictature prolétarienne vis-à-vis des forces techniques est un préjugé provenant d’un matérialisme économique simplifié à l’extrême. Ce point de vue n’a rien à voir avec le marxisme...

La révolution russe, à notre avis, crée des conditions dans lesquelles le pouvoir passe au prolétariat (et dans une révolution victorieuse il le doit) avant même que la politique du libéralisme bourgeois ait la possibilité de porter son génie d’Etat à son plein développement"

Un autre élément important de la théorie était le caractère international de la révolution russe à venir. Elle commencerait au niveau national, mais ne pourrait être achevée que par la victoire de la révolution dans les pays développés :

"Jusqu’où, cependant, peut aller la politique socialiste dans les conditions économiques de la Russie ? Il n y a qu’une seule chose que nous puissions dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant qu’elle soit mise en échec par l’arriération technique du pays. Sans un soutien étatique direct de la part du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie ne peut se maintenir au pouvoir et ne peut transformer son pouvoir temporaire en dictature socialiste durable."

Les éléments de la théorie de Trotsky peuvent être résumés en six points :

1) Une bourgeoisie qui arrive tardivement est fondamentalement différente de ses ancêtres d’un siècle ou deux auparavant. Elle est incapable de fournir une solution consistante, démocratique, révolutionnaire, aux problèmes posés par le féodalisme et l’oppression impérialiste. Elle est incapable de mener à bien la destruction totale du féodalisme, la réalisation d’une réelle indépendance nationale et d’une véritable démocratie politique. Elle a cessé d’être révolutionnaire, que ce soit dans les pays avancés ou dans les pays arriérés. Elle est devenue une force absolument conservatrice.

2) Le rôle révolutionnaire décisif échoit au prolétariat, alors même qu’il peut être très jeune et réduit en nombre.

3) Incapable d’action indépendante, la paysannerie suivra les villes – elle doit suivre la direction du prolétariat industriel.

4) Une solution conséquente de la question agraire, une rupture des chaînes sociales et impériales qui empêchent une croissance économique rapide, rendra nécessaire d’aller au-delà des limites de la propriété privée bourgeoise. La révolution démocratique se transforme immédiatement en révolution socialiste, devenant ainsi une révolution permanente.

5) L’achèvement de la révolution socialiste "à l’intérieur des limites nationales est impossible... Ainsi, la révolution socialiste devient permanente dans un sens nouveau et plus large ; elle ne s’achève que par la victoire finale de la nouvelle société sur la planète tout entière. C’est une vision réactionnaire et étroite que de tenter de réaliser le "socialisme dans un seul pays "."

6) Par conséquent, la révolution dans les pays arriérés mènerait à des convulsions révolutionnaires dans les pays avancés.

B. La prise du pouvoir par Mao

La classe ouvrière industrielle n’a pas joué le moindre rôle dans la victoire de Mao. La composition sociale elle-même du Parti Communiste chinois était entièrement non ouvrière . L’arrivée de Mao à la tête du parti coïncida avec sa transformation. Au départ du processus, l’organisation faisait partie de la classe ouvrière. Vers la fin de 1926 au moins 66% de ses membres étaient des travailleurs, 22% étaient des intellectuels et seulement 5% des paysans. En novembre 1928, le pourcentage d’ouvriers avait chuté de plus des 4/5, et un rapport officiel reconnaissait que le parti "n’avait pas un seul noyau sain parmi les ouvriers industriels". Les ouvriers formaient seulement 10% des effectifs en 1928, 3% en 1929, 2,5% en mars 1930, 1,6% en septembre de la même année, et pratiquement plus rien à la fin de l’année. De là jusqu’à la prise du pouvoir par Mao le parti n’avait plus dans ses rangs d’ouvriers industriels.

Les ouvriers étaient devenus si peu importants dans la stratégie du Parti communiste chinois pendant la montée de Mao vers le pouvoir que le parti ne jugea pas utile de convoquer le moindre congrès national des syndicats pendant les 19 ans suivant celui de 1929. Il ne se soucia pas davantage d’obtenir le soutien des travailleurs, comme en témoigne sa déclaration selon laquelle il n’avait l’intention de maintenir aucune des organisations du parti dans les régions contrôlées par le Kuomintang pendant les années cruciales 1937-45.

Lorsqu’en décembre 1937 le gouvernement Kuomintang décréta la peine de mort pour les travailleurs qui se mettaient en grève ou qui appelaient à la grève alors que la guerre était en cours, un porte-parole du PC déclara dans une interview que le parti était "totalement satisfait" de la manière dont le gouvernement conduisait la guerre. Même après le déclenchement de la guerre civile entre le PC et le Kuomintang, il n’existait pratiquement aucune organisation du parti dans les zones du Kuomintang – qui comprenaient les centres industriels du pays.

La conquête des villes par Mao révéla, plus que toute autre chose, le divorce complet entre le PC et la classe ouvrière industrielle. Les dirigeants communistes s’efforcèrent d’éviter les soulèvements ouvriers dans les villes à la veille de leur conquête. Avant la chute de Tientsin et de Pékin, par exemple, le général Lin Piao, commandant du front, publia une proclamation demandant à la population "de maintenir l’ordre et de poursuivre leurs occupations courantes. Les fonctionnaires du Kuomintang ou le personnel de la police ou ceux de la province, de la ville, du pays ou de tous les niveaux des institutions gouvernementales, district, ville, village ou personnel de la Pao Chia.. sont invités à rester à leur poste ".

Au moment du passage du Yang-Tsé, avant que les grandes villes de la Chine centrale et méridionale (Shanghai, Hankow, Canton) ne tombent entre leurs mains, Mao et Chou-Teh publièrent une proclamation :

"Il est souhaité que les travailleurs et employés de tous les métiers continuent leur ouvrage et que les affaires soient conduites comme a l’accoutumée... les fonctionnaires des gouvernements centraux, provinciaux ou départementaux du Kuomintang, à tous les niveaux les délégués de `’l’Assemblée Nationale", les membres des Yuan législatif et de contrôle, ou les membres du Conseil Politique du Peuple, les personnels de police et dirigeants des organisations de la Pao Chia ... doivent rester à leur poste et obéir aux ordres de l’Armée de Libération Populaire et du gouvernement populaire ".

La classe ouvrière s’exécuta et resta inerte. Un rapport de Nankin du 22 avril 1949, deux jours avant son occupation par 1’A’mée de Libération Populaire, décrivait la situation de la façon suivante :

’’ La populace de Nankin ne montre aucun signe d’excitation. Des foules de curieux se sont rassemblées ce matin au mur de la rivière pour assister au duel d’artillerie sur l’autre rive. Les affaires sont conduites comme d’habitude... Les cinemas projettent encore leurs films devant des salles combles. "

Un mois plus tard le correspondent du New York Times écrivait de Shanghai : "Les troupes rouges ont commencé à poser des affiches en chinois demandant à la population de rester calme et lui assurant qu’elle n’avait rien à craindre ".

A Canton : " Après leur entrée les communistes ont pris contact avec le commissariat de police et ont demandé aux policiers de demeurer à leur poste et de maintenir l’ordre ".

C. La révolution castriste

Il est un cas dans lequel ni la classe ouvrière ni la paysannerie n’ont joué de rôle sérieux, mais où les intellectuels de la classe moyenne ont occupe toute la scène de la lutte, c’est celui de la prise du pouvoir par Fidel Castro. Le livre de C. Wright Mills, Listen Yankee (Ecoute Yankee), qui est un monologue plus ou moins authentique des dirigeants cubains, traite d’abord de ce que la révolution n’était pas : " ... la révolution n’était pas une lutte... entre les travailleurs salariés et les capitalistes... Notre révolution n’est pas une révolution faite par les syndicats ouvriers ou les salariés des villes ou par des partis ouvriers, ou quoi que ce soit de semblable... Les travailleurs salariés de la ville n’avaient pas de conscience révolutionnaire... "

La paysannerie était très peu engagée dans l’armée de Castro. Même en avril 1958, le nombre total des hommes armés sous le commandement de Fidel Castra s’élevait seulement à environ 180, et au moment de la chute de Batista ne dépassait pas 803.

Le mouvement castriste était petit-bourgeois. Les 82 hommes de Castro qui, partis du Mexique, envahirent Cuba en décembre 1956 et les 12 qui survécurent et combattirent dans la Sierra Maestra venaient tous de cette classe sociale.

Dès le départ, le programme castriste n’allait pas au-delà de la perspective de réformes libérales acceptables pour les classes moyennes. Dans un article du magazine Coronet de février 1958, Castro déclarait qu’il n’avait pas l’intention d’exproprier ou de nationaliser les investissements étrangers : " J’en suis venu personnellement à considérer les nationalisations comme, au mieux, un instrument encombrant. Elles ne semblent pas renforcer réellement l’Etat, alors qu’elles affaiblissent l’entreprise privée. Et, plus important encore, toute tentative de nationaliser globalement mettrait en difficulté l’élément principal de notre programme économique – l’industrialisation au rythme le plus rapide possible. C’est la raison pour laquelle les investissements étrangers seront toujours les bienvenus et seront toujours ici en totale sécurité ".

En mai 1958, il assurait à son biographe, Dubois : " Le Mouvement du 26 Juillet n’a jamais parlé de socialiser ou de nationaliser les industries. Il n’y a là qu’une peur stupide de notre révolution. Nous avons proclamé dès le premier jour que nous luttons pour faire respecter la constitution de 1940, dont les règles établissent des garanties, des droits et des obligations pour tous les éléments qui prennent part à la production. Ceux-ci comprennent la liberté pour les entreprises et le capital investi, en même temps que nombre d’autres droits économiques, civils et politiques ".

Dès le 2 mai 1959, Castro déclarait au Conseil Economique de l’Organisation des Etats Américains. à Buenos Aires : " Nous ne sommes pas opposés à l’investissement privé... Nous croyons à l’utilité, à l’expérience et à l’enthousiasme des investisseurs privés... Les sociétés comportant des investissements internationaux auront les mêmes garanties et les mêmes droits que les firmes nationales

L’impuissance des classes sociales en présence, les ouvriers et les capitalistes, les paysans et les propriétaires, la faiblesse historique inhérente à la classe moyenne, et l’omnipotence de la nouvelle élite castriste, n’ayant aucun ensemble cohérent d’intérêts, expliquent l’aisance avec laquelle le programme modéré de Castro des années 1953-1958, basé sur 1’entreprise privée, fut abandonné et remplacé par un programme radical de planification et d’ appropriation étatique. Ce n’est que le 16 avril 1961, et pas avant, que Castro annonça que la révolution avait été socialiste. Comme l’a exprimé le Président de la République Oswaldo Dorticos Torrado, les gens " découvrirent ou confirmèrent un beau jour... que ce que nous avions applaudi comme bon pour le peuple était une révolution socialiste ". Une excellente formulation de la manipulation bonapartiste du peuple considéré comme objet de l’histoire, et non son sujet conscient !

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