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Introduction à la révolution permanente

mercredi 27 octobre 2010

La révolution permanente
Léon Trotsky

INTRODUCTION

Le présent ouvrage est consacré à une question qui est étroitement liée à l’histoire des trois révolutions russes et qui va même au-delà. Pendant ces dernières années, cette question a joué un rôle immense dans les luttes intestines du parti communiste de l’Union soviétique ; elle a été ensuite posée devant l’Internationale communiste ; elle a joué un rôle décisif dans le développement de la Révolution chinoise et a déterminé toute une série de décisions extrêmement graves, ayant trait à la lutte révolutionnaire dans les pays d’Orient. Il s’agit de la théorie dite de la " révolution permanente " qui, d’après les épigones du léninisme (Zinoviev, Staline, Boukharine et autres) constitue le péché originel du " trotskysme ".

La question de la révolution permanente, après un long intervalle, fut soulevée à nouveau, en 1924, d’une façon qui pouvait sembler d’abord tout à fait inattendue. Il n’y avait aucune raison politique à la reprise d’une discussion : il s’agissait de controverses oubliées depuis fort longtemps. Mais il y avait par contre de nombreuses raisons psychologiques. Le groupe dit des " vieux-bolcheviks " qui entreprit une offensive contre moi m’opposa tout d’abord son titre de " vieux ". Un grand obstacle se dressait pourtant sur son chemin : c’était 1917, Si importante qu’aie été l’histoire des luttes idéologiques précédentes et de la préparation révolutionnaire, toute cette phase première, pour l’ensemble du parti comme pour les individus, trouva sa plus haute justification, irrévocable, dans la révolution d’Octobre. Aucun des épigones n’avait réussi à passer cette épreuve.

Au moment de, la révolution de février 1917 tous, sans exception, ont occupé les positions vulgaires de la gauche démocratique. Pas un d’entre eux n’a formulé le mot d’ordre de la lutte du prolétariat pour le pouvoir. Tous ont considéré l’orientation vers la révolution socialiste comme absurde ou, pis encore, comme du " trotskysme ". C’est dans cet esprit qu’ils ont dirigé le parti jusqu’au retour de Lénine de l’étranger et jusqu’à la publication de ses célèbres thèses du 4 avril. Après cela Kamenev, déjà en lutte directe contre Lénine, essaya d’organiser ouvertement l’aile démocratique dans le bolchevisme. Zinoviev, arrivé avec Lénine, se rallia ensuite à lui. Staline, très compromis par sa position social-patriotique, se tint à l’écart. Staline, laissant au parti le temps d’oublier les lamentables articles et discours dont il fut l’auteur durant les semaines décisives de mars, se rapprocha peu à peu du point de vue de Lénine. Tout cela souleva naturellement la question : qu’avait appris du léninisme chacun de ces dirigeants " vieux-bolcheviks ", puisque au moment historique le plus grave et le plus lourd de responsabilités, aucun d’eux ne fut capable d’utiliser lui-même toute l’expérience théorique et pratique du parti ? Il fallait à tout prix écarter cette question et lui en substituer une autre. C’est pourquoi il fut décidé d’ouvrir le feu sur la théorie de la révolution permanente. Mes contradicteurs, bien entendu, ne pouvaient alors prévoir qu’après avoir créé un axe artificiel de lutte, ils seraient ensuite forcés, à leur insu, de tourner autour de cet axe et de créer, de cette manière, une conception nouvelle.

J’ai formulé les points essentiels de la théorie de la révolution permanente avant même les événements décisifs de l’année 1905. La Russie allait au-devant d’une révolution bourgeoise. Parmi les social-démocrates russes (nous portions tous le nom de social-démocrate, en ce temps-là) tout le monde était sûr que nous nous acheminions précisément vers une révolution bourgeoise, c’est-à-dire vers une révolution provoquée par la contradiction entre le développement des forces productives de la société capitaliste et les rapports surannés de classe et d’Etat légués par l’époque du servage et le Moyen Age. A cette époque, luttant contre les narodniki (populistes) et les anarchistes, j’ai consacré nombre d’articles et de discours à l’interprétation marxiste du caractère bourgeois de la révolution imminente.

Mais ce caractère bourgeois de la révolution ne laissait pas prévoir quelles classes auraient à réaliser les tâches de la révolution démocratique et quelle forme prendraient alors les rapports entre les classes. Et, cependant, c’était là le point de départ de tous les problèmes stratégiques fondamentaux.

Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, suivis par tous les mencheviks russes, partaient de ce point de vue que le rôle dirigeant dans une révolution bourgeoise ne pouvait appartenir qu’à la bourgeoisie libérale, en qualité de prétendant naturel au pouvoir. D’après ce schéma, incombait au parti du prolétariat le rôle d’aile gauche du front démocratique : la social-démocratie devait soutenir la bourgeoisie libérale dans la lutte contre la réaction, mais en même temps elle devait défendre les intérêts du prolétariat contre la bourgeoisie libérale. En d’autres termes, les mencheviks considéraient surtout la révolution bourgeoise comme une réforme libérale et constitutionnelle.

Lénine posait le problème tout autrement. La libération des forces productives de la société bourgeoise du joug du servage signifiait avant tout pour lui la solution radicale du problème agraire dans le sens d’une liquidation définitive de la classe des grands propriétaires fonciers et d’une transformation révolutionnaire dans le domaine de la propriété de la terre. Tout cela était indissolublement lié à l’abolition de la monarchie. Avec une audace véritablement révolutionnaire, Lénine avait posé le problème agraire, qui touchait aux intérêts vitaux de l’énorme majorité de la population et qui était en même temps le problème fondamental du marché capitaliste. Puisque la bourgeoisie libérale, qui s’opposait aux ouvriers, était liée à la grande propriété foncière par de très nombreux liens, la libération vraiment démocratique de la paysannerie ne pouvait s’accomplir que par la coopération révolutionnaire des ouvriers et des paysans.

En cas de victoire, cette révolte commune contre l’ancien régime devait, selon Lénine, amener l’instauration de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ".

Dans l’Internationale communiste, on répète à présent cette formule comme un dogme supra-historique, sans essayer de faire l’analyse de l’expérience historique vivante du dernier quart de siècle, comme si nous n’avions pas été acteurs et témoins de la révolution de 1905, de la révolution de février 1917 et enfin du bouleversement d’octobre ! Cependant, une telle analyse historique est d’autant plus nécessaire que le régime de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " n’a jamais existé en réalité. En 1905, Lénine s’en servait comme d’une hypothèse stratégique qui demandait encore à être vérifiée par le cours réel de la lutte de classe. La formule de la dictature démocratique du prolétariat et des paysans avait surtout, et à dessein, un caractère algébrique. Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il n’excluait pas la possibilité pour les paysans d’être représentés dans la révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement de la dictature démocratique.

Depuis l’automne 1902 pour le moins, c’est-à-dire depuis l’époque de ma première fuite à l’étranger, j’ai été le disciple de Lénine en ce qui concerne le rôle décisif du bouleversement agraire dans le sort de notre révolution bourgeoise. Contrairement à tous les racontars absurdes des dernières années, j’étais alors parfaitement convaincu que la révolution agraire et, par conséquent, la révolution démocratique ne pouvaient s’accomplir qu’au cours de la lutte contre la bourgeoisie libérale, par les efforts conjugués des ouvriers et des paysans. Mais je m’opposais à la formule " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ?

J’essayais de démontrer qu’en dépit de leur énorme importance sociale et révolutionnaire, les paysans ne sont capables ni de former un parti véritablement indépendant ni, encore moins, de concentrer le pouvoir révolutionnaire entre les mains d’un tel parti. Dans toutes les révolutions passées, à partir de la Réforme allemande du XVI° siècle et même plus tôt, les paysans en révolte ont toujours donné leur appui à l’une des fractions de la bourgeoisie des villes et lui ont ainsi souvent permis de remporter la victoire. De même estimais-je que dans notre révolution bourgeoise tardive, les paysans, au moment suprême de leur lutte, peuvent prêter une aide analogue au prolétariat et l’aider à prendre le pouvoir. J’en arrivais à la conclusion que notre révolution bourgeoise ne pouvait accomplir réellement ses tâches que dans le cas ou le prolétariat, appuyé par les millions de paysans, aurait concentré entre ses mains la dictature révolutionnaire.

Quel serait le contenu social de cette dictature ? Tout d’abord, elle devait mener jusqu’au bout la révolution agraire et la reconstruction démocratique de l’Etat. Autrement dit, la dictature du prolétariat devenait l’arme avec laquelle seraient atteints les objectifs historiques de la révolution bourgeoise retardée. Mais elle ne pouvait s’arrêter là. Arrivé au pouvoir, le prolétariat serait obligé de faire des incursions de plus en plus profondes dans les rapports de propriété privée en général, c’est-à-dire de prendre le chemin des mesures socialistes.

 Mais croyez-vous vraiment que la Russie soit déjà mûre pour une révolution socialiste ? m’ont objecté bien des fois les Staline, Rykov et autres Molotov des années 1905-1917. J’ai toujours répondu : non, je ne le crois pas. Mais l’économie mondiale, l’économie européenne en particulier, est parfaitement mûre pour cette révolution. La dictature du prolétariat en Russie nous conduira-t-elle ou non au socialisme ? Selon quels rythmes et par quelles étapes ? Tout cela dépendra de l’avenir du capitalisme européen et mondial.

Voilà les traits essentiels de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle s’était formée dans les premiers mois de l’année 1905. Trois révolutions ont eu lieu depuis. Le prolétariat russe est arrivé au pouvoir, porté par la vague puissante d’une insurrection paysanne. La dictature du prolétariat est devenue un fait accompli en Russie avant de surgir dans les autres pays du monde, incomparablement plus développés qu’elle. En 1924, sept ans après la confirmation éclatante du pronostic historique de la théorie de la révolution permanente, les épigones ont déchaîné contre elle une campagne enragée, détachant de mes vieux écrits des phrases tronquées et des répliques polémiques que j’avais moi-même bien oubliées depuis ce temps-là.

Ici, il est bon de rappeler que la première révolution russe éclata un peu plus d’un demi-siècle après l’époque des révolutions bourgeoises en Europe, et trente-cinq ans après l’insurrection de la Commune de Paris. L’Europe avait eu le temps de perdre l’habitude des révolutions. La Russie ne les avait pas connues du tout. Tous les problèmes de la révolution se posaient en termes nouveaux, Il est facile de comprendre que la révolution à venir représentait alors pour nous une masse d’éléments inconnus ou douteux. Les formules de tous les groupements n’étaient pas autre chose, en somme, que des hypothèses de travail. Il faut être complètement incapable de faire un pronostic historique et d’en comprendre les méthodes pour considérer, aujourd’hui, les évaluations et les analyses de 1905 comme si elles dataient d’hier. Je me suis souvent dit et j’ai souvent répété à mes amis : je ne doute pas qu’il y ait eu, dans mes pronostics de 1905, de grandes lacunes qu’il est très facile de découvrir aujourd’hui après coup. Mais tous mes critiques ont-ils prévu mieux que moi et plus loin ? N’ayant pas eu l’occasion de relire mes anciens ouvrages, j’admettais par avance qu’ils contenaient des fautes beaucoup plus graves et plus importantes qu’ils n’en comportent en réalité, Je m’en suis convaincu, en 1928, pendant mon exil à Alma-Ata où le repos politique forcé me donna le temps nécessaire pour relire et annoter mes vieux écrits consacrés au problème de la révolution permanente. J’espère que le lecteur arrivera à la même conviction après avoir lu l’exposé qui suit.

Il est cependant nécessaire, tout en restant dans les cadres de cette introduction, de donner une caractéristique, aussi exacte que possible, des éléments composant la théorie de la révolution permanente, et des principales objections qu’on lui fit. La discussion s’est tellement élargie et approfondie qu’elle embrasse, en somme, toutes les questions les plus importantes du mouvement révolutionnaire mondial.

La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe.

Pour dissiper la confusion créée autour de la théorie de la révolution permanente, il faut distinguer trois catégories d’idées qui s’unissent et se fondent dans cette théorie.

Elle comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique.

L’idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes du milieu du XIX° siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l’idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu’après l’établissement d’un Etat " rationnel " ou démocratique, toutes les questions peuvent être résolues par la voie pacifique de l’évolution et des réformes. Marx ne considérait la révolution bourgeoise de 1848 que comme le prologue immédiat de la révolution prolétarienne, Marx s’était " trompé ". Mais son erreur était une erreur de fait, non une erreur de méthodologie. La révolution de 1848 ne se transforma pas en révolution socialiste. Mais c’est la raison pour laquelle elle n’aboutit pas au triomphe de la démocratie. Quant à la révolution allemande de 1918, elle n’est pas du tout l’achèvement démocratique d’une révolution bourgeoise : c’est une révolution prolétarienne décapitée par la social-démocratie ; plus exactement : c’est une contre-révolution bourgeoise qui, après sa victoire sur le prolétariat, a été obligée de conserver de fallacieuses apparences de démocratie.

D’après le schéma de l’évolution historique élaboré par le " marxisme " vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s’organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l’envisageaient sous l’aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l’une de l’autre dans l’évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l’aile gauche de la II° Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l’idée de la possibilité d’une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l’écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu’à la veille de 1917, le prélude confus d’un avenir encore lointain.

La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l’opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d’années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société.

Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes " pacifiques ". Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.

Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe, La révolution socialiste commence sui le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’Etat prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.

La campagne des épigones est menée, sans arriver cependant à avoir toujours le même degré de netteté, contre les trois aspects de la théorie de la révolution permanente. C’est tout naturel, car il s’agit de trois parties indissolublement liées et formant un tout. Les épigones, par un procédé mécanique, séparent la dictature démocratique de la dictature socialiste, comme ils séparent la révolution socialiste nationale de la révolution internationale. Pour eux, la conquête du pouvoir dans les cadres nationaux représente, au fond, non pas l’acte initial, mais bien l’acte final de la révolution : ensuite s’ouvre la période des réformes qui aboutissent à la société socialiste nationale.

En 1905, ils n’admettaient même pas la possibilité pour le prolétariat russe de conquérir le pouvoir avant le prolétariat de l’Europe occidentale. En 1917 ils prêchaient la révolution démocratique en Russie, comme fin en soi, et repoussaient l’idée de la dictature du prolétariat. En 1925-1927, en Chine, ils s’orientèrent vers une révolution nationale sous la direction de la bourgeoisie. Ils lancèrent ensuite, pour la Chine, le mot d’ordre de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, qu’ils opposèrent à la dictature du prolétariat. Ils proclamèrent qu’il était tout à fait possible de construire dans l’Union soviétique une société socialiste isolée se suffisant à elle-même. La révolution mondiale, cessant d’être une condition indispensable pour le triomphe du socialisme, ne devint plus pour eux qu’une circonstance favorable. Les épigones en arrivèrent à cette rupture profonde avec le marxisme au cours de leur lutte permanente contre la théorie de la révolution permanente.

Cette lutte, commencée par la résurrection artificielle de certains souvenirs historiques et la falsification du lointain passé, conduisit à une révision complète des idées du groupe dirigeant de la révolution. Nous avons déjà expliqué maintes fois que cette révision des valeurs fut provoquée par les nécessités sociales de la bureaucratie soviétique : devenant de plus en plus conservatrice, elle aspirait à un ordre national stable ; elle estimait que la révolution accomplie, lui ayant assuré une situation privilégiée, était suffisante pour la construction pacifique du socialisme, et elle réclamait la consécration de cette thèse. Nous ne reviendrons plus ici sur cette question, niais nous nous bornerons à souligner que la Bureaucratie est parfaitement consciente de la liaison qui existe entre ses positions matérielles et idéologiques et la théorie du socialisme national. C’est précisément aujourd’hui que cela devient très clair bien que ou, peut-être, parce que l’appareil stalinien, assailli par des contradictions qu’il n’avait pas prévues, tourne de plus en plus à gauche et porte des coups sensibles à ses inspirateurs d’hier, appartenant à la droite. Comme on le sait, l’hostilité des bureaucrates envers l’opposition marxiste, à laquelle ils ont pourtant emprunté en hâte ses mots d’ordre et ses arguments, ne faiblit point. Lorsque des oppositionnels, voulant prêter leur appui à la politique de l’industrialisation, soulèvent la question de leur réintégration dans le parti, on leur demande, avant tout, de renier la théorie de la révolution permanente et de reconnaître, même indirectement, la théorie du socialisme dans un seul pays. En cela, la bureaucratie stalinienne trahit le caractère purement tactique de son tournant à gauche, tout en laissant intactes les bases stratégiques de son national-réformisme. L’importance de ce fait est évidente ; en politique, comme dans la guerre la tactique est en fin de compte subordonnée à la stratégie. La question qui nous occupe a, depuis longtemps, dépassé les cadres de la lutte contre le " trotskysme ". S’étendant de plus en plus, elle embrasse maintenant littéralement tous les problèmes de l’idéologie révolutionnaire. Révolution permanente ou Socialisme dans un seul pays, cette alternative embrasse les problèmes intérieurs de l’Union soviétique, les perspectives des révolutions en Orient et, finalement, le sort de toute l’Internationale communiste.

L’ouvrage que voici ne traite pas la question sous tous ses différents aspects, car il n’est pas nécessaire de répéter ce qui a été dit dans d’autres travaux de l’auteur. J’ai essayé de démontrer, au point de vue théorique, la faillite économique et politique du socialisme national dans ma Critique du programme de l’Internationale communiste. Les théoriciens de l’Internationale communiste n’ont pas soufflé mot à ce propos. C’était d’ailleurs la seule chose qui leur restait à faire. Dans le présent livre, je reconstitue tout d’abord la théorie de la révolution permanente, telle qu’elle a été formulée en 1905, conformément aux problèmes intérieurs de la révolution russe. Ensuite, je montre en quoi ma façon de poser la question différait de celle de Lénine et comment et pourquoi, aux moments décisifs, elle coïncida avec la sienne. Je tâche, enfin, de démontrer l’importance décisive qu’a le problème qui nous occupe pour le prolétariat des pays arriérés et, par conséquent, pour toute l’Internationale communiste.

Quelles accusations ont été formulées par les épigones contre la théorie de la révolution permanente ? Si on laisse de côté les innombrables contradictions de mes critiques, on arrive à tirer, de leur énorme production littéraire, ces quelques points essentiels :

1° Trotsky ignorait la différence entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. En 1905 déjà, il croyait que le prolétariat russe avait, devant lui, comme tâche immédiate, la révolution socialiste ;

2° Trotsky, oubliait complètement le problème agraire. Le paysan n’existait pas pour lui. Il présentait la révolution comme un duel entre le prolétariat et le tsarisme ;

3° Trotsky ne croyait pas que la bourgeoisie mondiale tolérerait l’existence quelque peu prolongée de la dictature du prolétariat russe ; et il considérait la chute de celle-ci comme inévitable dans le cas où le prolétariat d’Occident ne réussirait pas à conquérir le pouvoir dans le plus bref délai et à nous prêter son appui, Ainsi, Trotsky sous-estimait la pression que le prolétariat d’Occident pouvait exercer sur sa bourgeoisie ;

4° Trotsky, en général, n’a pas confiance dans les forces du prolétariat russe et ne l’estime pas capable de construire le socialisme par ses propres moyens ; par conséquent il mettait et il continue encore à mettre tous ses espoirs dans la révolution internationale.

Ces accusations se répètent à travers les innombrables écrits et discours de Zinoviev, Staline, Boukharine et autres : elles sont même formulées dans les résolutions les plus importantes du parti communiste de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, Mais, malgré cela, on est obligé de constater qu’elles n’ont pour fondement que l’ignorance alliée à la mauvaise foi.

Comme je vais le démontrer plus loin, les deux premières affirmations de ces critiques sont fausses dans leur fondement. Je partais du caractère démocratique bourgeois de la révolution russe et j’en arrivais à la conclusion que l’acuité même de la crise agraire pouvait porter au pouvoir le prolétariat de la Russie arriérée. Oui, c’était précisément cette idée-là que je défendais à la veille de la révolution de 1905. C’était cette idée-là qui était contenue dans le terme de révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue, cette idée d’une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l’excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste. Staline, considérant la révolution permanente comme un simple bond du règne de l’autocratie dans le règne du socialisme, lui opposa en 1924, en l’antidatant, cette idée de transcroissance. L’infortuné " théoricien " ne se donna même pas la peine de se demander ce que signifierait la permanence, c’est-à-dire la continuité ininterrompue de la révolution, s’il s’agissait d’un bond ?

Quant à la troisième accusation, elle a été dictée par l’espoir, de courte durée, que les épigones mettaient dans la possibilité de neutraliser la bourgeoisie impérialiste pour un temps illimité au moyen de la pression " savamment " organisée du prolétariat. Ce fut l’idée centrale de Staline de 1924 à 1927. Le comité anglo-russe en fut le fruit. Déçus dans leur espoir de pouvoir ligoter la bourgeoisie mondiale à l’aide d’alliés comme Purcell, Raditch, Lafollette et Tchang Kaï-chek, les épigones furent saisis de peur devant le danger d’une guerre imminente. L’Internationale communiste traverse encore maintenant cette période.

Le quatrième argument contre la théorie de la révolution permanente se réduit tout simplement à la constatation qu’en 1905 je n’étais pas partisan de la théorie du socialisme dans un seul pays, que Staline ne fabriqua, à l’usage de la bureaucratie soviétique, qu’en 1924. Cette accusation est une vraie farce historique. A les entendre, on pourrait croire que mes adversaires - pour autant qu’ils étaient capables de réflexions politiques en 1905 - pensaient vraiment, à cette époque, que la Russie était mûre pour une révolution socialiste indépendante. En réalité, au cours des années 1905-1917, ils ne cessèrent de m’accuser d’utopisme, parce que j’admettais la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat russe avant le prolétariat de l’Europe occidentale. En avril 1917, Kamenev et Rykov accusèrent Lénine d’utopisme, et lui apprirent, sous une forme populaire, que la révolution socialiste devait s’accomplir tout d’abord en Angleterre et en d’autres pays avancés et que le tour de la Russie ne viendrait que plus tard. Jusqu’au 4 avril 1917, Staline partagea ce point de vue. Il ne s’assimila que difficilement et graduellement la formule de Lénine qui opposait la dictature du prolétariat à la dictature démocratique. Au printemps de 1924 encore, Staline répéta avec les autres que la Russie, prise isolément, n’était pas mûre pour l’édification d’une société socialiste, Mais dans l’automne de la même année, au cours de sa lutte contre la théorie de la révolution permanente, Staline découvrit pour la première fois qu’il était possible de construire un socialisme isolé en Russie. Après cela, les professeurs rouges rassemblèrent à son usage tout un recueil de citations prouvant qu’en 1905 Trotsky affirmait - ô horreur ! - que la Russie ne pouvait arriver au socialisme sans l’aide du prolétariat occidental.

Si l’on prend l’histoire de toutes les luttes idéologiques sur une période d’un quart de siècle, si on la découpe à coups de ciseaux, si l’on en pile les morceaux dans un mortier, et si ensuite on charge un aveugle de les coller ensemble, on n’aboutirait probablement pas même dans ce cas-là à un galimatias théorique et politique aussi monstrueux que celui dont les épigones régalent leurs lecteurs et leurs auditeurs.

Pour démontrer plus clairement la liaison qui existe entre les problèmes d’hier et ceux d’aujourd’hui, on est obligé de rappeler ici, même sous une formé résumée, ce que les dirigeants de l’Internationale communiste, c’est-à-dire Staline et Boukharine, ont fait en Chine.

En 1924, on reconnut le rôle dirigeant de la bourgeoisie chinoise sous prétexte que la Chine était à la veille d’une révolution de libération nationale. Le parti de la bourgeoisie nationale, le Kuomintang, fut officiellement reconnu comme le parti dirigeant. Les mencheviks russes eux-mêmes, en 1905, n’osèrent pas faire pareilles avances au parti constitutionnel démocrate (les " cadets ") qui était le parti de la bourgeoisie libérale.

Mais les dirigeants de l’Internationale communiste ne s’arrêtèrent pas là. Ils forcèrent le parti communiste chinois à faire partie du Kuomintang et à se soumettre à sa discipline. Des dépêches spéciales de Staline recommandèrent aux communistes chinois de freiner le mouvement agraire. Il fut défendu aux ouvriers et aux paysans révolutionnaires de créer des soviets de crainte de porter ombrage à Tchang Kaï-chek, que Staline défendit encore contre l’opposition et qu’il qualifia d’ " allié fidèle " dans une réunion du parti à Moscou, au commencement d’avril 1927, peu de jours avant le coup d’Etat contre-révolutionnaire de Shanghai.

La subordination officielle du parti communiste à la direction bourgeoise et l’interdiction officielle de créer des soviets (Staline et Boukharine enseignèrent que le Kuomintang " remplaçait " les soviets) constituent une trahison du marxisme beaucoup plus criante et grossière que toute l’activité des mencheviks de 1905 à 1917.

En avril 1927, après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, une aile gauche, ayant à sa tête Wang Tin-wei, se détacha provisoirement du Kuomintang. La Pravda ne manqua pas de proclamer sur-le-champ que Wang Tin-wei était un " allié fidèle ". En réalité, Wang Tin-wei représentait, par rapport à Tchang Kaï-chek, ce que représentait Kerensky par rapport à Milioukov, avec cette différence qu’en Chine Milioukov et Kornilov se trouvèrent réunis dans la seule personne de Tchang Kaï-chek.

Au lieu de préparer la guerre ouverte contre ce Kerensky chinois, on donna l’ordre au parti communiste chinois, après avril 1927, d’entrer dans le Kuomintang de " gauche " et de se soumettre à la discipline de Wang Tin-wei. Cet ami " sûr " écrasa le parti communiste et, du même coup, le mouvement ouvrier et paysan, ne le cédant en rien aux procédés de bandit de Tchang Kaï-chek, proclamé allié fidèle par Staline.

Si, en 1905 et plus tard, les mencheviks soutinrent Milioukov, ils n’entrèrent pourtant pas dans le parti libéral. Bien qu’en 1917 les mencheviks fussent alliés à Kérensky, ils conservèrent néanmoins leur propre organisation. La politique de Staline en Chine ne fut donc qu’une mauvaise caricature même du menchevisme. Telle fut la première et la plus importante période de la Révolution chinoise.

Quand les conséquences inévitables de cette politique - le dépérissement complet du mouvement ouvrier et paysan, la démoralisation et la ruine du parti communiste - devinrent trop évidentes, les dirigeants de l’Internationale communiste lancèrent un nouvel ordre : " Demi-tour à gauche ! " et exigèrent la révolte armée immédiate des ouvriers et des paysans. C’est ainsi que le jeune parti communiste, à demi-écrasé et estropié, qui hier encore n’était que la cinquième roue du carrosse de Tchang Kaï-chek et de Wang Tin-wei et qui, par conséquent, manquait d’expérience politique, reçut tout à coup l’ordre de mener les ouvriers et les paysans, retenus jusqu’alors par l’Internationale communiste sous les drapeaux du Kuomintang, à l’assaut de ce même Kuomintang qui avait eu tout le temps nécessaire pour concentrer dans ses mains le pouvoir et l’armée. En l’espace de vingt-quatre heures, un soviet fictif fut improvisé à Canton. L’insurrection armée fut préparée d’avance de manière à coïncider avec l’ouverture du XV° congrès du parti communiste de l’Union soviétique : elle donna à la fois la preuve de l’héroïsme de l’avant-garde des ouvriers chinois et celle des erreurs criminelles des dirigeants de l’Internationale communiste. Le soulèvement de Canton fut précédé et suivi d’autres aventures moins importantes. Tel fut le second chapitre de la stratégie chinoise de l’Internationale communiste, stratégie qu’on- pourrait définir comme une mauvaise caricature du bolchevisme.

Dans les deux domaines du libéral-opportunisme et de l’esprit d’aventure, un coup fut porté au parti communiste chinois dont il ne pourra se relever avant plusieurs années, et cela, à condition qu’il poursuive une juste politique.

Le VI° congrès de l’Internationale communiste devait dresser le bilan de toute cette activité. Il lui accorda son approbation entière, ce qui est très compréhensible ; il n’était convoqué que pour cela, Il lança en même temps la formule de la " dictature démocratique des ouvriers et des paysans. " Mais on n’expliqua jamais aux communistes chinois en quoi cette dictature-là différait de celle du Kuomintang de droite ou du Kuomintang de gauche, d’une part, et de la dictature du prolétariat d’autre part. Il est vrai que cela ne peut être expliqué.

En même temps qu’il lança le mot d’ordre de dictature démocratique, le VI° congrès déclara inadmissibles les mots d’ordre démocratiques tels que : Assemblée constituante, suffrage universel, liberté de presse et de réunion, etc., laissant de cette façon le parti communiste chinois complètement désarmé devant la dictature de l’oligarchie militaire. Pendant de longues années cependant, les bolcheviks russes avaient mobilisé les ouvriers et les paysans autour de ces mots d’ordre démocratiques. En 1917 aussi, ces mots d’ordre jouèrent un rôle énorme. Ce n’est que plus tard, lorsque le pouvoir soviétique, devenu un fait accompli, entra en collision politique violente avec l’Assemblée constituante, sous les yeux de tout le peuple, que notre parti supprima les institutions et les mots d’ordre de la démocratie formelle ou bourgeoise, au profit de la démocratie réelle, soviétique ou prolétarienne.

Le VI° congrès de l’Internationale communiste, sous la direction de Staline et Boukharine, a mis tout cela sens dessus dessous. Tout en imposant au parti chinois le mot d’ordre de la dictature " démocratique " et non de la dictature " prolétarienne ", il lui interdit en même temps l’usage des mots d’ordre démocratiques qui servent à la préparation de cette dictature. Le parti chinois se trouva de la sorte non seulement désarmé, mais complètement mis à nu.

Toutefois, en guise de consolation, on lui permit finalement de lancer, dans cette période de domination absolue de la contre-révolution, ce même mot d’ordre ides " soviets " qui lui était défendu alors que se développait le mouvement révolutionnaire. Le héros d’un conte populaire russe chante de gaillardes chansons de noce aux enterrements et entonne des chants funèbres aux festins nuptiaux : ici et là, il ne recueille que des coups. Si l’affaire se bornait à des coups distribués aux stratèges qui dirigent actuellement l’Internationale communiste, ce ne serait pas grave. Mais l’enjeu est beaucoup plus important : il ne s’agit de rien de moins que du sort du prolétariat. La tactique de l’internationale communiste n’a été qu’un sabotage inconscient, mais bien organisé, de la Révolution chinoise. On a pu l’accomplir d’une manière d’autant plus sûre que l’Internationale communiste plaça de 1924 à 1927 toute sa politique menchevique de droite sous l’autorité du bolchevisme, tandis que le pouvoir soviétique la défendit, au moyen de sa puissante machine répressive, contre les critiques de l’opposition de gauche.

En fin de compte, nous avons devant nous une parfaite expérience de la stratégie de Staline, menée d’un bout à l’autre sous le signe de la lutte contre la théorie de la révolution permanente. Il est donc tout à fait naturel que le principal théoricien de Staline, défendant la soumission du parti communiste chinois au Kuomintang national-bourgeois, ait été Martynov, le principal critique menchevique de la théorie de la révolution permanente pendant la période 1905-1923 : à partir de cette dernière année, il continua à remplir sa mission historique, mais dans les rangs bolcheviques !

L’essentiel au sujet de l’origine de cet ouvrage se trouve dans le premier chapitre.

A Alma-Ata, j’avais commencé à préparer un livre théorique et polémique contre les épigones. Une grande partie de ce livre devait être consacrée à la théorie e la révolution permanente. Au cours de mon travail, je reçus un manuscrit de Radek sur le même sujet, où il opposait la révolution permanente à la ligne stratégique de Lénine. Radek avait besoin de cette sortie, bien surprenante à première vue, car il se trouvait lui-même complètement embourbé dans la politique chinoise de Staline : non seulement avant, mais aussi après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, Radek, et même que Zinoviev, invoquait la nécessité de la soumission du Parti communiste chinois au Kuomintang. Pour justifier cet asservissement du prolétariat à la bourgeoisie, Radek en appelait - cela va sans dire - à la nécessité de l’alliance avec la paysannerie et me reprochait de " sous-estimer " cette nécessité. Suivant l’exemple de Staline, il se servait de la phraséologie bolchevique pour défendre une politique menchevique, et il essayait de cacher, sous la formule de la dictature du prolétariat et de la paysannerie, le fait qu’on détournait le prolétariat chinois de la lutte pour le pouvoir, lutte qu’il devait mener à la tête des masses paysannes. Lorsque j’eus démasqué tout ce camouflage d’idées, Radek éprouva le violent besoin de démontrer que ma lutte contre l’opportunisme maquillé à l’aide de citations de Lénine résultait seulement de la contradiction qui existe entre la théorie de la révolution permanente et le léninisme. Il transforma sa plaidoirie d’avocat défendant ses propres péchés en un réquisitoire de procureur contre la révolution permanente. Cette intervention lui servait à préparer la voie de sa capitulation. Je m’en doutais d’autant plus que, pendant les années précédentes, il s’était proposé d’écrire une brochure pour défendre la théorie de la révolution permanente. Cependant, je m’abstenais encore de considérer Radek comme un homme fini. Je tentais donc de répondre à son article d’une façon nette et catégorique, mais en lui laissant, toutefois, la voie libre pour une retraite. Plus loin, je publie ma réponse à Radek, telle qu’elle fut alors rédigée et en n’y ajoutant que quelques notes explicatives et quelques corrections de style.

L’article de Radek n’a pas été publié et je doute fort qu’il le soit jamais car, sous sa forme de 1928, il ne pourrait passer au crible de la censure de Staline. Cette publication, d’ailleurs, serait aujourd’hui mortelle pour Radek, car elle donnerait un tableau beaucoup trop saisissant de son évolution idéologique, qui rappelle beaucoup 1’ " évolution " d’un homme tombant u sixième étage sur le pavé.

Le point de départ de ce livre explique pourquoi Radek y occupe une place plus importante que ce e à laquelle il a droit de prétendre. Radek n’a pas pu inventer un seul argument nouveau contre la théorie de la révolution permanente. Son attitude est celle d’un épigone des épigones. On recommande, par conséquent, au lecteur de voir en Radek non pas simplement Radek, mais le représentant d’une sorte de firme collective, dont il devint l’associé à droits limités au prix de sa renonciation au marxisme. Néanmoins, si Radek trouvait que la part de horions que je lui prodigue est vraiment. trop élevée, il peut les distribuer, à sa guise, à ceux à qui ils reviennent de droit. C’est une affaire intérieure de la firme.

Pour ma part, je n’y vois pas d’inconvénient.

Prinkipo, le 30 novembre 1929.

Messages

  • « La perspective de la révolution permanente peut être résumée de la façon suivante : la victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous forme d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat qui mettra inévitablement à l’ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, va en même temps donner une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident garantira la Russie d’une restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener à bonne fin l’édification socialiste. »

    Léon Trotsky

    Trois conceptions de la révolution

    août 1939

  • « Rappelez-vous l’époque où Lénine est arrivé en Russie pour la première fois après de longues années d’émigration. Rappelez-vous l’accueil réservé à ses célèbres Thèses d’avril. Une fraction de notre propre parti, importante au reste, y a vu, ou peu s’en faut, une trahison de l’idéologie marxiste habituelle ! Manifestement, il n’y avait rien là de contradictoire au marxisme. Force nous est aujourd’hui, au contraire, de constater que c’était un développement de la doctrine marxiste orthodoxe de la dictature du prolétariat.
    La vie nous a administré la preuve éclatante que le pouvoir soviétique était la forme la plus stable d’existence de la dictature ouvrière, qu’elle possédait un certain nombre d’avantages pratiques immenses pour la classe ouvrière triomphante. Mais si, parallèlement, nous comparons cette reconnaissance universelle à l’accueil qui a été réservé initialement à la formule de Lénine même dans nos propres rangs du parti, sans parler de nos adversaires, nous comprendrons quel immense propos théorique et pratique avait alors tenu le camarade Lénine. C’est assez fréquent, eu égard aux rythmes effrénés de notre vie, que bien des éléments nouveaux finissent par être considérés comme allant de soi. Mais lorsque nous tâchons de porter une appréciation historique sur ces éléments nouveaux, il faut faire litière des habitudes, il faut se remettre en mémoire tout ce qui précède l’instant présent, comment ont été accueillies cette conception théorique et les déductions pratiques qui en découlaient.
    Je le répète, loin d’avoir été accueillies avec reconnaissance, elles ont au contraire suscité des attaques très virulentes. Aujourd’hui, la notoriété est générale, et c’est bien l’indice que, du point de vue de la réflexion théorique sur les questions relatives à la dictature du prolétariat, à la théorie du pouvoir d’Etat, à ses normes, et d’un point de vue pratique, il y a effectivement ici quelque chose de grandiose. Il faut bien voir que ce n’est pas simplement une question pratique, même si j’ai dit que le seul élément décisif pour nous est en fin de compte la pratique. C’est aussi une immense question théorique, parce que la théorie des formes de domination des classes est, pour la bourgeoisie aussi, une question théorique et pratique ; la question des formes de sa domination est d’un intérêt majeur, tout comme pour la classe ouvrière. Mais pour cette dernière, elle l’est incommensurablement plus importante et suscite des difficultés bien plus considérables parce que les diverses variations du pouvoir d’Etat de la bourgeoisie trahissent une sorte de continuité historique, tandis que le prolétariat n’a jamais eu ce pouvoir. »

    Boukharine, "Lénine théoricien"

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