Accueil > 03 - HISTORY - HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > Rosa Luxemburg et les syndicats

Rosa Luxemburg et les syndicats

dimanche 19 février 2012, par Robert Paris

Rosa Luxemburg, "Grève de masses, partis et syndicats" :

« Dans la révolution, quand la masse apparaît elle-même sur la scène politique, la conscience de classe est pratique, active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette “formation” que trente années de luttes parlementaire et syndicale n’ ont pu artificiellement donner au prolétariat d’ Allemagne »

Rosa Luxemburg, "Réforme sociale ou révolution ? :

Quant aux syndicats qui, dans la doctrine de Bernstein, sont un autre moyen de lutter contre l’exploitation du capital de production, nous avons déjà montré qu’ils sont incapables d’imposer l’influence de la classe ouvrière sur le processus de production, pas plus en ce qui concerne les dimensions de la production que ses procédés techniques.

Examinons maintenant l’aspect purement économique du problème, ce que Bernstein appelle : " la lutte du taux de salaire contre le taux du profit " ; or cette lutte ne se poursuit pas dans l’abstrait, dans un espace immatériel, mais dans le cadre bien déterminé de la loi des salaires qu’elle ne peut abolir, mais seulement réaliser. Cela apparaît avec évidence quand on examine le problème sous une autre face et que l’on se pose la question du rôle véritable des syndicats. Bernstein assigne aux syndicats une mission particulière dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière : c’est à eux, dit-il, de mener la bataille contre le taux du profit industriel et de le transformer progressivement en taux de salaire ; or les syndicats n’ont absolument pas le pouvoir de mener une politique d’offensive économique contre le profit, parce qu’ils ne sont rien d’autre, en réalité, que la défense organisée de la force de travail contre les attaques du profit, l’expression de la résistance de la classe ouvrière à la tendance oppressive de l’économie capitaliste. Et ceci pour deux raisons :

1° Les syndicats ont pour tâche d’agir par leur organisation sur le marché de la force de travail, mais l’organisation est constamment débordée par le processus de prolétarisation des classes moyennes qui amène continuellement sur le marché du travail de nouvelles recrues.

2° Les syndicats se proposent d’améliorer les conditions d’existence, d’augmenter la part de la richesse sociale qui revient à la classe ouvrière ; mais cette part est sans cesse réduite, avec la fatalité d’un phénomène naturel, par l’accroissement de la productivité du travail. Pour s’en rendre compte, il n’est pas nécessaire d’être marxiste, il suffit d’avoir eu une fois entre les mains le livre de Rodbertus [2] intitulé : " Zur Beleuchtung der sozialen Frage " (" Pour éclairer la question sociale "). À cause de ces facteurs objectifs, qui sont le fait de la société capitaliste, les deux fonctions essentielles du syndicalisme se transforment profondément, et la lutte syndicale devient un véritable travail de Sisyphe. Ce travail de Sisyphe est pourtant indispensable si l’on veut que l’ouvrier reçoive le taux de salaire qui lui revient dans la situation conjoncturelle du marché, que la loi capitaliste se réalise et que la tendance dépressive du développement économique soit stoppée ou plus exactement atténuée dans son effet. Mais vouloir que les syndicats parviennent à réduire progressivement le profit à l’avantage du salaire implique :

1° que cessent la prolétarisation des classes moyennes et l’accroissement numérique de la population ouvrière ; 2° que la productivité du travail cesse d’augmenter ; dans le cas où ces deux conditions sociales seraient réalisées il s’agirait ici aussi - comme à propos de l’économie corporative de consommation - d’un retour à une économie antérieure au capitalisme.

Rosa Luxemburg  : "La lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste est nécessairement une lutte politique. Les intérêts de classe de la bourgeoisie ne peuvent manquer d’engendrer une volonté de réduire les syndicats à une activité mesquine et étroite dans le cadre du système existant."

Extraits de "Grève de masse, partis et syndicats"

L’énorme développement du mouvement syndical en Allemagne au cours des quinze dernières années, et notamment dans la période de prospérité économique qui va de 1895 à 1900, a tout naturellement entraîné une autonomie plus grande des syndicats, une spécialisation de ses méthodes de lutte et de sa direction, créant ainsi une véritable caste de fonctionnaires syndicaux permanents.

Tous ces phénomènes sont le résultat historiquement explicable de la croissance des syndicats pendant quinze ans, ils sont le produit de la prospérité économique et de l’accalmie politique en Allemagne. Quoique inséparables de certains inconvénients ils n’en sont pas moins un mal nécessaire. Cependant la dialectique de l’évolution veut que ces moyens indispensables au développement du syndicat, se changent, lorsque la situation historique a atteint un certain degré de maturité, en leur contraire et deviennent un obstacle à la continuation de ce développement.

Les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l’avenir du mouvement syndical. L’une d’elles consiste à surestimer l’organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés. Ainsi s’expliquent ce besoin avoué de repos, cette crainte devant un risque important à prendre et devant de prétendus dangers qui menaceraient l’existence des syndicats, cette hésitation devant l’issue incertaine d’actions de masse d’une certaine ampleur et enfin la surestimation de la lutte syndicale elle-même, de ses perspectives et de ses succès. Les dirigeants syndicaux, continuellement absorbés par la lutte économique quotidienne, et qui se donnent pour tâche d’expliquer aux masses le prix inestimable de la moindre augmentation de salaires, ou de la moindre réduction du temps de travail, en viennent peu à peu à perdre le sens des grands rapports d’ensemble et de la situation générale. Ainsi s’explique, par exemple, que beaucoup de dirigeants syndicaux aient mis l’accent avec tant de complaisance sur les succès des quinze dernières années, sur les millions de marks d’augmentations de salaires au lieu d’insister au contraire sur les revers de la médaille : l’abaissement simultané et considérable du niveau de vie des ouvriers, dû au prix du pain, à toute la politique fiscale et douanière, à la spéculation sur les terrains, qui fait monter les prix de manière exorbitante, bref sur toutes les tendances objectives de la politique bourgeoise qui ont partiellement annulé les conquêtes de quinze ans de luttes syndicales. Au lieu de s’attacher à la vérité socialiste globale qui, tout en soulignant le rôle et la nécessité absolue du travail quotidien, met l’accent surtout sur la critique et les limites de ce travail, on ne défend ainsi qu’une demi-vérité syndicale, en ne relevant que l’aspect positif de la lutte quotidienne. Et, en fin de compte, l’habitude de passer sous silence les limites objectives tracées par l’ordre social bourgeois à la lutte syndicale, devient une hostilité ouverte contre toute critique théorique qui soulignerait ces limites et rappellerait le but final du mouvement ouvrier. On considère comme le devoir de tout « ami du mouvement syndical » d’en faire un panégyrique absolu et de montrer un enthousiasme illimité à son égard. Mais comme le point de vue socialiste consiste précisément à combattre cet optimisme syndical inconditionnel, de même qu’il combat l’optimisme parlementaire inconditionnel, on s’attaque finalement à la théorie socialiste elle-même : on cherche à tâtons une nouvelle théorie syndicale, une théorie qui, contrairement à la doctrine socialiste, ouvrirait aux luttes syndicales sur le terrain même de l’ordre capitaliste, des perspectives illimitées de progrès économique. A vrai dire, une telle théorie existe depuis longtemps : c’est celle du professeur Sombart [6] ; elle fut inventée tout exprès dans le but de semer la discorde entre les syndicats et le parti social-démocrate allemand, et d’attirer les syndicats dans le camp de l’ordre bourgeois. Ces tendances théoriques sont accompagnées d’un changement dans les relations entre les dirigeants et la masse. On substitue à la direction collégiale par des comités locaux - qui certes présentaient des insuffisances incontestables - une direction professionnelle par des fonctionnaires syndicaux. L’initiative et le jugement deviennent alors pour ainsi dire des compétences techniques spécialisées, tandis que la masse n’a plus qu’à exercer la discipline passive de l’obéissance. Ces inconvénients du fonctionnarisme s’étendent même au parti ainsi cette innovation récente de l’institution de secrétaires locaux du parti ne serait pas sans danger si la masse des adhérents ne veillait constamment à ce que les secrétaires restent de purs organes exécutifs sans jamais être considérés comme des spécialistes chargés des initiatives et de la direction de la vie locale du parti. Mais, dans la social-démocratie, par la nature même des choses, et par le caractère de la lutte politique elle-même, le bureaucratisme est nécessairement enfermé dans des limites plus étroites que dans la vie syndicale. Dans celle-ci, la spécialisation technique des revendications salariales - citons entre autres l’élaboration d’accords compliqués sur les tarifs - fait qu’on dénie à la masse des ouvriers syndiqués la possibilité d’avoir une « vue d’ensemble de la vie corporative » ; on se fonde là-dessus pour constater son incapacité de juger la situation. La logique de cette conception a pour résultat l’absurdité suivante : toute critique théorique des perspectives et des possibilités de la pratique syndicale est à bannir, car elle constituerait un danger pour la dévotion aveugle des masses dans les syndicats. On se fonde sur cet argument que seule une foi aveugle et puérile dans la lutte syndicale, unique moyen de salut, peut gagner et conserver à l’organisation les masses ouvrières. C’est tout l’opposé du socialisme, qui fonde son influence sur l’intelligence et le sens critique des masses, leur révélant les contradictions de l’ordre existant et la nature compliquée de son évolution, et exigeant d’elles une attitude critique à tous les moments et à tous les stades de leur propre lutte de classe ; au contraire, d’après la fausse théorie syndicale, les syndicats fondent leur influence et leur puissance sur l’absence de jugement et de sens critique des masses : il faut maintenir intacte la « foi du peuple ». C’est de ce principe que partent nombre de fonctionnaires syndicaux pour qualifier d’attaque contre le mouvement syndical toute analyse critique des insuffisances de ce mouvement. A la fin, ultime résultat de cette spécialisation et de ce bureaucratisme, citons une forte tendance à l’autonomie et à la « neutralité » des syndicats par rapport au parti socialiste. L’autonomie externe de l’organisation syndicale est le produit naturel de sa croissance, elle est née de la division technique du travail entre les formes de lutte politique et syndicale. La « neutralité » des syndicats allemands est, de son côté, un produit de la législation réactionnaire sur les associations et du caractère policier de l’Etat prussien. Avec le temps, ces deux éléments ont changé de nature. De la neutralité politique des syndicats, état de fait imposé par la contrainte policière, on a tiré après coup une théorie de leur neutralité volontaire dont on a fait une nécessité fondée prétendument sur la nature même de la lutte syndicale. Et l’autonomie technique des syndicats, fondée sur une division du travail pratique à l’intérieur d’une lutte de classe unique, de caractère socialiste, a conduit au séparatisme des syndicats qui se sont détachés du parti social-démocrate, de ses idées et de sa direction, invoquant une prétendue « égalité de droits » avec le parti.

Or cette autonomie et cette égalité apparente entre les syndicats et le parti s’incarnent tout particulièrement dans les fonctionnaires syndicaux, elles sont concrétisées par l’appareil administratif des syndicats. Extérieurement, l’existence de tout un corps de fonctionnaires, de comités centraux absolument indépendants, de journaux corporatifs nombreux et de congrès syndicaux donne l’illusion parfaite d’un parallélisme avec l’appareil administratif du parti social-démocrate, de son bureau directeur, de sa presse et de ses congrès. Cette apparence d’égalité et de parallélisme entre parti et syndicats a entraîné cette conséquence monstrueuse que les congrès du parti et les congrès syndicaux discutant d’ordres du jour analogues, aboutissaient sur le même problème à des résolutions différentes, voire absolument opposées. Les tâches respectives du congrès du Parti - qui est de défendre les intérêts généraux de l’ensemble du mouvement ouvrier - et de la Conférence des syndicats - dont le domaine beaucoup plus étroit est celui des intérêts et problèmes particuliers de la lutte corporative au jour le jour - ont cessé d’être du ressort d’une division naturelle du travail ; on a creusé un fossé artificiel entre une prétendue conception syndicale des choses et une conception socialiste à propos des mêmes problèmes et des intérêts généraux du mouvement ouvrier. Ainsi s’est créé cet étrange état de fait : le même mouvement syndical qui, à la base, dans la vaste masse prolétarienne ne fait qu’un avec le socialisme, s’en sépare nettement au sommet dans la superstructure administrative : il se dresse en face du parti socialiste comme une seconde grande puissance autonome. Le mouvement ouvrier allemand revêt ainsi la forme étrange d’un. double pyramide dont la base et le corps sont constitués par une même masse mais dont les deux pointes vont en s’éloignant l’une de l’autre.

Extraits de "Réforme sociale ou révolution"

Bernstein assigne aux syndicats une mission particulière dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière : c’est à eux, dit-il, de mener la bataille contre le taux du profit industriel et de le transformer progressivement en taux de salaire ; or les syndicats n’ont absolument pas le pouvoir de mener une politique d’offensive économique contre le profit, parce qu’ils ne sont rien d’autre, en réalité, que la défense organisée de la force de travail contre les attaques du profit, l’expression de la résistance de la classe ouvrière à la tendance oppressive de l’économie capitaliste. Et ceci pour deux raisons : 1° Les syndicats ont pour tâche d’agir par leur organisation sur le marché de la force de travail, mais l’organisation est constamment débordée par le processus de prolétarisation des classes moyennes qui amène continuellement sur le marché du travail de nouvelles recrues. 2° Les syndicats se proposent d’améliorer les conditions d’existence, d’augmenter la part de la richesse sociale qui revient à la classe ouvrière ; mais cette part st sans cesse réduite, avec la fatalité d’un phénomène naturel, par l’accroissement de la productivité du travail. (...) Les deux moyens grâce auxquels Bernstein prétendait réaliser la réforme socialiste, à savoir les coopératives et les syndicats, se révèlent donc absolument incapables de transformer le mode de production capitaliste. Bernstein en a lui-même une conscience plus ou moins claire ; il ne les regarde que comme des moyens de réduire le profit capitaliste et d’enrichir les ouvriers, ce qui revient à renoncer à lutter contre le mode de production capitaliste ; il oriente le mouvement socialiste vers la lutte contre le mode de répartition capitaliste. Bernstein lui-même définit à plusieurs reprises son socialisme comme une tentative d’introduire un mode de répartition " juste ", " plus juste " (p. 51 de son livre) et même " encore plus juste " (Vorwärts, 26 mars 1899).

Léon Trotsky :

« Rosa Luxemburg a compris et commencé à combattre beaucoup plus tôt que Lénine le rôle de frein de l’appareil ossifié du Parti et des syndicats. En tenant compte de l’aggravation inévitable des antagonismes de classes, elle prophétisait toujours l’inévitable entrée en scène autonome et élémentaire des masses (...) Dans les grandes lignes (...) Rosa a eu raison ; la Révolution [allemande] de 1918 fut effectivement “spontanée”, c’est-à-dire qu’elle était accomplie par les masses contre toutes les prévisions et les dispositions des instances du Parti. Mais d’autre part, toute l’histoire ultérieure de l’Allemagne a amplement prouvé que la seule spontanéité est loin de suffire... »

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.