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Ce que nous ne savons pas que nous savons...

mercredi 7 mars 2012, par Robert Paris

Ce que nous ne savons pas que nous savons...

Il nous arrive souvent de découvrir que nous avions mémorisé un fait ou un acte aujourd’hui parfaitement oublié, que nous savons réagir à une situation à laquelle nous n’étions pas préparés, de nous rappeler "en situation" d’une expression, d’un mot, d’un nom, d’une odeur, ... et de constater ainsi que nous ne savons pas dire tout ce que nous avons en réalité mémorisé. Notre cerveau ne nous a pas tout dit sur ce qu’il sait. Notre conscience est très loin d’avoir connaissance de tout ce que connait notre cerveau qui fonctionne en tandem avec notre corps. Nous n’avons aucune conscience des procédures à employer pour que le cerveau pilote le corps et pourtant il le fait heureusement de jour comme de nuit...

Il y a de très nombreuses raisons pour que des éléments de mémoire accessible au cerveau ne le soient pas à la conscience : effaçage systématique notamment à cause de la distance du passé mais aussi par inhibition, événements trop rapides pour être conscients, niveau de la réalité, manque d’attention ou attention polarisée par autre chose, etc... Nous n’avons pas connaissance de bien des choses qui se sont pourtant déroulées devant nos yeux, à nos oreilles, devant nos narines et pourtant notre cerveau, lui, les connait sans nous l’avoir dit. Il nous est possible parfois de l’interpeler et d’obtenir certains résultats. cela n’a rien de magique, de mystique ni de religieux. C’est au contraire tout à fait matérialiste. le cerveau ne fonctionne pas à un seul niveau hiérarchique et plusieurs de ses niveaux ne sont pas directement conscients mais pourtant accessibles à la conscience et d’autres ne le sont pas du tout.

Nos mémoires fonctionnent elles aussi à plusieurs niveaux hiérarchiques : mémoire génétique, mémoire cellulaire, mémoire des organes, mémoire des systèmes (nerveux, immunitaire, gastrique, cardiaque, cérébral, ...), mémoire des parties du corps, mémoire événementielle, mémoire des mots, des formes, des visages, ...

Ces mémoires ne sont pas un simple enregistrement d’une chose matérielle mais une construction dynamique et inventive du présent et du passé dirigée vers l’avenir. Les éléments de mémoires émergent : ils sont des ilots d’ordre émergent au sein du grand désordre des messages neuronaux.

Les "éléments" de mémoire ne sont pas des faits objectifs mais des connexions, des liens entre un sentiment, une impression, un son, une couleur, un mouvement, une attitude, une observation. ces connexions sont des constructions dynamiques de liaisons.

Là où nous avons le plus conscience de la place de la mémoire, c’est lorsque nous ne la possédons pas, ou pas entièrement : enfance, vieillesse, accident, handicap, inhibition, peur, interdit, perte d’attention, etc.... Nous constatons alors que toute notre vie est dirigée par des comparaisons de situations, de formes, de couleurs, de sons, d’odeurs, de visages sans lesquelles nous ne pourrions pas nous orienter, nous retrouver, nous reconnaitre nous-mêmes ni reconnaitre les autres. Notre conscience semble bien nous piloter ainsi entièrement. Et, cependant, elle ne sait pas tout ce que sait notre cerveau.

Certaines mémoires sont marquées en nous à notre insu : mémoire génétique, mémoire ethnique, mémoire sociale, mémoire historique et civilisationnelle, mémoire régionale, familiale, mémoire des événements de la petite enfance, mémoire subliminale (événements de trop petite durée pour être conscients), mémoire des faits inhibés. Ainsi, dans des conversations personnelles, il nous arrive de constater que nous avons parfaitement effacé dans notre conscience une situation qui n’est pourtant pas vieille. L’inhibition fait donc partie des capacités de notre conscience.

Et même si elle le désirait, notre conscience n’aurait pas les moyens suffisants (en temps, en place, en rapidité, en connexions, etc) de savoir et de nous dire tout ce que notre cerveau (en liaison avec notre corps) emmagasine d’informations, sait, sait faire, comprend, pense, voit, entend, réfléchit, compare, invente, rêve, imagine, conspire, calcule, trafique, triche, truque, ruse, déduit, sent, flaire, échange, souffre, joui, etc...

L’exemple le plus simple est le pilotage des organes de notre corps. Notre cerveau sait par exemple piloter notre coeur ce que notre conscience ignore quasiment totalement !

Bien sûr, dès qu’on parle d’inconscient, chacun pense à juste titre à l’inconscient freudien qui peut amener notre cerveau à contredire ce que notre conscience croit vouloir. Mais cela va bien au delà puisque cela touche tous les fonctionnements physiologiques, amenant le couple corps/cerveau à réagir par exemple à notre manière de nous nourrir, de dormir, de vivre...

Le rêve est un exemple bien connu de comportement piloté par le cerveau sans que la conscience en soit pour l’essentiel informée.

Notre cerveau inconscient peut non seulement agir dans l’ignorance de la conscience mais même contre ce que dit désirer la conscience. Il peut déclarer qu’il ne veut pas ce que nous croyons vouloir, qu’il n’aime pas ce que nous prétendons aimer, qu’il ne fera pas ce que nous voulons faire…

Mais il y a un autre fait bien plus étonnant : la conscience peut ne pas nous avoir informés de quelque événement et pourtant être capable, sans que nous le sachions, de connaitre cet événement… Par exemple, une image subliminale ne nous est pas consciemment connue et pourtant il est parfois possible pour nous de l’appeler à la conscience.

L’image subliminale est un exemple qui montre que l’inconscient freudien n’est nullement le seul cas de pilotage du cerveau dont nous n’avons pas été informés.

Faire parler notre cerveau inconscient n’est pas une activité réservée aux psychanalystes, même si les neurosciences ont pu confirmer que l’analyse freudienne a un sens neurologique (voir ici)

Bien d’autres activités humaines reposent sur l’interface entre conscient et inconscient. On a déjà cité la part des rêves qui parvient à notre conscience et les réflexions que ces rêves entraînent. Il y a aussi les états comateux, drogués, de transe, de délire, d’alcoolisme profond, de méditation, de manque de sommeil et de manque de nourriture. Dans ces différents cas, la conscience explore des états liés au cerveau inconscient. C’est de là que sont nées les impressions mystiques, transcendantales, les révélations sous hypnose, les créations inconscientes. Bien des pensées religieuses proviennent e telles expériences à l’interface du cerveau conscient et du cerveau inconscient même s’il n’est nullement besoin d’être soi-même mystique, religieux ou métaphysicien pour croire de telles expériences possibles. Ceux qui ont pensé converser avec dieu ou avec les esprits n’ont fait que permettre au cerveau inconscient de s’adresser au cerveau conscient.

C’est aussi l’un des fonctions des rêves. En fait notre conscience est incapable de mémoriser directement les faits et événements qu’elle a connu. Il lui faut en passer par le cerveau inconscient. C’est essentiellement la nuit, alors que le cerveau conscient est hors circuit, que les impressions conscientes de la journée peuvent être réévoquées et retravaillées pour être mis en mémoire. C’est donc un travail du cerveau inconscient qui permet ensuite au cerveau conscient de fonctionner en ayant des outils de comparaison, de contrôle, de mesure, de position, d’action qui sont mémorisés. Sans ce fonctionnement du cerveau inconscient, pas de conscience possible.

Contrairement à notre conscience, le cerveau inconscient n’a pas les mêmes critères de rationalité, d’ordre, de rigueur, de comparaison à un critère de réalité matérielle, de réalité historique.

L’inconscient ne s’en tient pas à l’actuel, au factuel, au crédible, au réel, au matériel, au vraisemblable, au savoir reconnu, à l’opinion commune ni au rationnel. Le cerveau inconscient peut accepter des thèses que la raison récuse, des aspirations que la morale réprouve, des images que la réalité ne confirme pas, des actes irréalistes, des situations invraisemblables, des désirs que la conscience repousse, des aspirations que la conscience ignore ou feint d’ignorer, etc...

Le cerveau inconscient peut broder, inventer, raisonner sur des idées « folles », créer, imager l’inconnu, l’invraisemblable, le jamais vu. Il ne travaille pas que sur des objets de la réalité. Ce n’est pas seulement les dieux qui ont ainsi été produits par des expériences à l’interface entre conscient et inconscient. L’art, les sciences ont eu besoin de ses « idées folles » qui sont bien souvent apparues aux auteurs au lendemain d’une nuit de sommeil.

Les esprits logiques sont choqués des contradictions entre réel et pensé, entre rationnel et création, entre conscient et inconscient. Pour eux, il faudrait trancher : on aime ou on n’aime pas, on aspire ou on n’aspire pas à faire ceci ou cela. C’est une fausse philosophie.

Le cerveau, conscient comme inconscient, fonctionne au contraire sur les oppositions dissymétriques qui se maintiennent et continuent à se confronter. Nous souhaitons ce que nous redoutons, nous aimons ce que nous détestons, nous sommes attirés par ce que nous craignons, nous sommes curieux de ce que nous ne devons pas regarder, nous repoussons la plupart des attirances qui se présentent à nous, et plus nous nous interdisons quelque chose, plus elle nous fait envie…

Ce ne sont pas les seules contradictions qui fondent nos comportements cérébraux. En fait la contradiction dialectique (des contraires qui coexistent, se confrontent sans cesse en s’imbriquant aussi sans cesse et en se transformant l’un dans l’autre) est à la base de tous les mécanismes de pensée, consciente comme inconsciente.
Prenons le mécanisme de l’abstraction et de la conceptualisation. Il n’est possible que par la rupture de la contradiction dialectique. Le concept est fondé sur l’unité des contraires et sur une rupture de symétrie de la pensée.

On ne peut pas penser sans conceptualiser : sans regrouper des objets différents (qui ont des caractéristiques qui les opposent) dans une certaine forme d’unité.

Les caractéristiques du concept unifient des contraires dialectiques. La conscience ne peut être comprise sans l’inconscient. La matière ne peut être conçue sans le vide. Le corpuscule n’existe que grâce à l’onde. L’ordre n’a de sens que par rapport au désordre. L’agitation par rapport à la stabilité, la peur avec la le sentiment de sureté.

Les limites du concept indiquent le moment où une idée se transforme en son contraire. Un circuit d’action est rétroagit par un circuit de réaction. Pas de système sympathique sans système parasympathique. Pas de circuit d’oxygène sans circuit de gaz carbonique. Pas de mécanisme d’activation sans mécanisme d’inhibition. Pas d’action d’immunité sans action contraire. Pas de reconnaissance d’identité sans mécanisme d’inhibition du précédent. Pas de mécanisme d’aspiration à manger, à dormir, à boire, à jouir, à rêver, sans circuit de satisfaction et de blocage de cette espiration.

La dialectique est aussi ce qui régit les liens entre actuel et potentiel, entre rationnel et irrationnel, entre stable et instable, entre ordre et désordre, entre calme et agité, entre rapide et lent, entre niveaux hiérarchiques, etc…

La raison de ces contradictions n’est pas due à notre mode de pensée mais au monde matériel lui-même.

En effet, on fait les mêmes constatations en dehors des mécanismes de pensée, de conscience, d’action cérébrale inconsciente. En météo, pas d’anticyclone sans dépression, pas d’apparition de particules sans disparition de particules, pas d’apparition d’énergie dans le vide sans disparition d’énergie, pas d’apparition d’ordre sans apparition de désordre. La matière dite inerte (qui n’est pas inactive ni non-dynamique) est elle-même sujette à des créations, des apparitions inattendues, des suites imprédicitibles qui ne doivent rien à des esprits, à des dieux, à des puissances occultes, à des croyances mystiques.

Elles sont le produit des mécanismes d’émergence de structure au sein des systèmes fondés sur le chaos déterministe. Ces systèmes sautent d’un état à un autre, se transformant en leur opposé.

Cette transformation spontanée (sans action externe) d’un être en son contraire n’a rien d’occulte, incompréhensible, ni mystérieux. Elle est générale et fondamentale à la matière.

Par exemple, au sein des noyaux atomiques des différents éléments (comme le fer, le carbone, l’oxygène,…) s’opposent deux sortes de particules : protons et neutrons, mais, sans cesse, les protons se transforment spontanément en neutrons et les neutrons spontanément en protons !

Les différents états possibles du proton s’opposent et pourtant le proton passe sans cesse spontanément d’un état à un autre.
Au sein des systèmes solaires, les deux principales sortes d’objets qui s’opposent sont la planète et l’étoile, mais la grande planète peut se transformer en étoile.

Nous sommes habitués à distinguer par une opposition diamétrale (non dialectique) le monde du vivant et le monde de l’inerte. Pourtant, ces deux mondes sont, là où ils coexistent, absolument indispensables l’un à l’autre. Leur séparation est très loin de l’opposition diamétrale.

Cerveau conscient et inconscient ne se comprennent, eux aussi, que de manière dialectique.

On ne peut pas opposer diamétralement la réalité et l’art, l’observation et la création des idées scientifiques, la pensée rationnelle et la pensée mystique, le corps et l’esprit, l’inné et l’acquis, les différents niveaux de la mémoire.

Ces contraires s’opposent dialectiquement comme conscience et cerveau inconscient.

La conscience n’est pas une chose (un objet) mais un phénomène structuré qui émerge en étant issu de l’agitation des processus d’interaction entre différents niveaux de perception de la réalité par le corps et le cerveau. La conscience n’est pas un état fixe, stable, permanent. C’est au contraire un processus émergent, sans cesse construit et déconstruit. Ceux qui croient qu’on est soit conscient soit non conscient (par exemple une personne incapable de se maîtriser du fait d’une maladie neurologique ou psychiatrique) se trompent. Les personnes qui n’ont aucune pathologie particulière sont sujets à des instants de perte de conscience très brefs qu’ils ignorent s’ils sont « bien portants ». La conscience n’est pas continue et elle s’en accommode normalement. Elle est fondée sur un fonctionnement neuronal qui n’est pas non plus continu (action brutale de la synapse, discontinuité des changements de rythme du message neuronal, discontinuité du réseau neuronal, etc…). Cependant, il ne faut pas assimiler la conscience aux éléments matériels qui en sont le support. Le neurone ne pense pas, n’est pas conscient. Le réseau neuronal non plus.

C’est le pilotage du chaos déterministe des interactions neuronales extrêmement agitées et interactives qui fonde la pensée consciente et inconsciente.

Construction et déconstruction sont indispensables l’un à l’autre. Si le message neuronal ne pouvait pas émergent, il n’y aurait pas de pensée. Mais si ce message construit n’était pas déconstruit, le cerveau serait vite bloqué. Ces processus interactifs opposés sont une caractéristique permanente de tous les fonctionnements : l’attention a son opposé, la conceptualisation le sien, la mémorisation aussi, l’observation également. Et, de même, chaque sentiment, chaque sensation, chaque sens, comme l’odorat, comme la peur, le plaisir ou l’assoupissement.

Qu’est-ce que le cerveau

La construction d’un cerveau

La part de l’inconscient et de l’irrationnel dans la formation de la pensée

La mémoire, une reconstruction du passé tournée vers le futur

Le fonctionnement du cerveau


Une explication du CNRS

Les neurosciences révèlent le pouvoir de l’inconscient

« Je pense donc je suis », disait Descartes. Loin de vouloir mettre à mal la théorie cartésienne, force est de constater que la majorité de nos actions sont inconscientes. Ou plutôt « non conscientes », tient à préciser Marc Jeannerod, directeur de l’Institut des sciences cognitives 1. « Lorsqu’on freine devant un obstacle en voiture, heureusement qu’il ne s’agit pas d’une action consciente, insiste le chercheur. Le temps de prendre la décision consciemment, et on l’aurait heurté ! » Car oui, être conscient, cela prend du temps ! Du coup, l’inconscient revêt une importance dans nos comportements que l’on ne soupçonnait pas. Bien plus qu’un simple appui à la conscience, il aurait une part prépondérante dans tous les processus cognitifs : 90 % de nos opérations mentales seraient inconscientes !

Mais pour énoncer de tels propos, encore faut-il en apporter la preuve. Or, traquer l’inconscient, identifier ses bases cérébrales, concevoir des expériences qui mettent en évidence son importance n’est pas chose aisée. C’est en effet souvent au niveau du protocole que le bât blesse dans les expérimentations sur la conscience et l’inconscient, et les chercheurs du CNRS en font tous les jours le constat. « La seule chose que l’on puisse demander à une personne, c’est une tâche consciente, souligne à propos Franck Ramus, chercheur au Laboratoire des sciences cognitives et psycholinguistique (LSCP) 2. Nous ne pouvons pas lui demander de faire quelque chose inconsciemment. Il nous revient donc d’inventer des méthodologies dont les résultats ne peuvent être interprétés que par la mise en jeu de processus non conscients. » L’effet d’amorçage (voir Article « Freud est-il soluble dans les neuroscience »s / « L’inconscient cognitif ») peut être l’un d’eux, et c’est sur ce phénomène que s’appuient nos chercheurs pour en découdre avec la perception inconsciente. Application : l’expérimentateur projette sur un écran une liste de signes graphiques (des mots, des chiffres…) et demande à un sujet d’en choisir un, au hasard. Pour peu que l’image d’un de ces mots ou d’un de ces chiffres ait été préalablement diffusée pendant un laps de temps trop court pour qu’elle soit captée consciemment, le « cobaye » choisira de préférence le mot ou le chiffre correspondant à cette image subliminale. Stanislas Dehaene, directeur de l’unité Inserm « Neuroimagerie cognitive », a ainsi mis en évidence que l’on peut comprendre le sens d’un mot écrit sans même avoir eu conscience de le voir. Sur un écran d’ordinateur, plusieurs informations s’affichent successivement : une série de lettres aléatoire (SJODK, par exemple) ; un premier nombre (écrit en toutes lettres) affiché très brièvement – 43 millièmes de seconde – donc non perçu consciemment ; une autre série de lettres aléatoires, puis un second nombre, affiché plus longuement que le premier, perceptible donc. Les volontaires doivent indiquer si ce deuxième nombre est inférieur ou supérieur à cinq. « Lorsque le premier et le deuxième nombre sont tous deux supérieurs ou inférieurs à cinq, la réponse est plus rapide », explique Lionel Naccache, neurobiologiste cognitif dans l’unité de Stanislas Dehaene. Preuve que les volontaires perçoivent bien la valeur du premier chiffre, appelé amorce. « Ce résultat confirme l’idée que les traitements inconscients peuvent être de haut niveau cognitif. » Mais les chercheurs sont allés plus loin. En effet, lors de cette expérience, les sujets répondent en appuyant sur les touches d’un clavier. Les chercheurs en ont profité pour enregistrer en parallèle l’activité électrique et les variations de débit sanguin dans le cerveau. « Quand le chiffre “caché” s’affiche, nous nous sommes aperçus que la zone corticale motrice de la main qu’ils auraient utilisée s’ils avaient dû indiquer la position de ce chiffre par rapport à cinq était activée », explique le chercheur. La perception subliminale d’un mot peut donc avoir une influence sur l’activité motrice en plus de son traitement sémantique.

Dans la même lignée, Kimihiro Nakamura, chercheur japonais qui a effectué son stage postdoctoral au LSCP, a mis en évidence que l’amorçage subliminal s’affranchit de l’alphabet utilisé. Pour cela, il a utilisé une des particularités de la langue japonaise : l’existence de deux systèmes d’écriture différents. Le chercheur a présenté un mot-amorce, de façon subliminale, dans un des deux systèmes d’écriture, puis le même mot (même sens) dans l’autre système. Quel que soit le système d’écriture présenté en premier, les volontaires lisent toujours plus rapidement le deuxième mot. Preuve que le sens du mot « invisible » a bien été perçu et traité.

Dans le même laboratoire, Sid Kouider a, lui, montré que l’amorçage auditif subliminal existait également. Le principe général de l’expérience était toujours le même : présenter un mot de manière cachée et observer son influence sur une tâche ultérieure. Mais comment « cacher » un mot parlé ? « Nous avons enregistré un mot, puis l’avons compressé à un tiers de sa durée et incorporé dans un flux de bruits, pour qu’il devienne imperceptible consciemment », explique le jeune chercheur. Et de poursuivre sur ses résultats publiés récemment 3 : « Nous avons fait écouter à des volontaires ce mot “caché”, suivi d’autres sons. Les participants devaient choisir si ces derniers étaient des mots ou pas. Et l’expérience a montré qu’ils décident plus vite que le deuxième son qu’ils entendent est un mot, si le son “caché” est le même mot. Par contre, si les deux sons sont identiques et s’ils ne sont pas des mots, il n’y a pas d’amorçage. Cela prouve qu’un processus lexical, et pas seulement acoustique, se met en place à un stade précoce et inconscient de la perception du langage. » Le chercheur continue à étudier ce processus, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Il espère localiser ainsi les bases cérébrales du traitement inconscient de la parole.

L’inconscient dans l’apprentissage

Un autre exemple de traitement inconscient est celui effectué par les bébés pour apprendre le langage : comment le perçoivent-ils ? Comment arrivent-ils à différencier des langues ? C’est sur ces questions que s’est penché Franck Ramus. « Mes travaux ont mis en évidence une sensibilité très précoce des nouveau-nés au rythme du langage. » La façon dont sont accentués les mots génère de fait un rythme, propre à une langue. Les différentes langues sont ainsi classées en trois grands types : accentuelles (langues slaves, allemand, anglais…), syllabiques (langues latines, français…) et moraïques (unité plus petite que la syllabe, comme dans le japonais). Des nouveau-nés de quelques jours sont capables de distinguer deux langues, si et seulement si leur rythme diffère. L’expérience menée par le chercheur consistait à mesurer les différences de succion d’une tétine alors que les nourrissons écoutaient des phrases de japonais (moraïque) ou de néerlandais (accentuelle) « retravaillées » : seules subsistaient en fait les variations de rythme de ces deux langues, les autres différences ayant été supprimées. Lors du passage d’une langue à l’autre, les chercheurs ont mesuré une augmentation de la fréquence de succion, signe que les nouveau-nés avaient repéré un changement. « Toute l’acquisition du langage est un processus inconscient, insiste Franck Ramus. La capacité à repérer des unités dans la parole, à prêter attention à ses propres représentations mentales de la parole, ce qu’on appelle la conscience phonologique, émerge seulement vers les quatre à cinq ans. »

Repérer des unités dans le langage, c’est bien. Mais comment apprend-on réellement ? L’inconscient joue-t-il un rôle important dans l’apprentissage ? « L’apprentissage implicite, explique Pierre Perruchet du Laboratoire d’étude de l’apprentissage et du développement (LEAD) de Dijon 4, peut se définir comme une situation où l’on apprend sans en avoir l’intention et où l’on est incapable d’expliquer clairement ce qu’on a appris. » Le psychologue s’intéresse au processus qui permet de repérer des règles grammaticales et syntaxiques dans une langue et d’en distinguer les mots. En temps normal, aucune pause dans l’élocution ne permet de scinder le langage en unités. « Si on regarde un tracé d’enregistrement, les seules pauses visibles se trouvent devant les consonnes plosives comme k, b ou p, poursuit le chercheur. C’est pourquoi pour notre expérience, nous créons de toutes pièces un langage artificiel. Et on le fait écouter à des volontaires en leur disant explicitement de ne pas chercher à comprendre, mais d’écouter l’extrait comme un morceau de musique. » Le texte est lu sans pause, sans intonation, les syllabes ont toutes la même longueur : aucun élément de prosodie ne permet de repérer des unités. « À la fin du test, les étudiants ont cependant perçu des mots et sont capables de retrouver le lexique de ce langage artificiel. » L’hypothèse de Pierre Perruchet pour expliquer cette capacité ? « Nous exploitons les régularités statistiques présentes dans le langage : les syllabes souvent associées ont toutes les chances d’appartenir à un même mot. » Comment ? « Nous ne le savons pas encore exactement, mais nous sommes convaincus que ce genre d’apprentissage implicite est relativement indépendant des capacités intellectuelles des sujets », conclut-il.

La quête de la mémoire implicite

Apprendre, c’est d’abord mémoriser une information. C’est justement à la mémoire implicite que Bérengère Guillery-Girard, du Laboratoire de psychologie expérimentale 5 s’intéresse. Et notamment au fait qu’elle soit préservée chez des personnes atteintes du syndrome d’amnésie transitoire. « Ce sont en général des patients de plus de cinquante ans, dont le syndrome d’amnésie est d’origine mal connue et ne dure pas plus de vingt-quatre heures. » La neuropsychologue présente ainsi une phrase au sens relativement incompréhensible aux patients : « Pour prouver qu’il avait perdu du poids, il montra la photo de ses pieds. » Si le mot « pèse-personne » n’a pas été mentionné auparavant, on ne comprend pas que la photo a été prise alors que le personnage se trouvait sur sa balance. « Nous leur fournissons le mot “pèse-personne” juste après la phrase. Lorsque nous le leur redemandons 1 h 30 après, alors que les patients ne se souviennent pas de l’expérience, ils sont capables de trouver spontanément l’explication de cette phrase. »

Alors même que le syndrome dont souffrent les patients se définit par la difficulté à enregistrer intentionnellement de nouvelles informations, ils conservent en mémoire la signification de la phrase ! Et ce, même après leur récupération. « L’amorçage, avec ces phrases, fonctionne donc bien, il y a même eu une réorganisation des connaissances. » Pour Bérengère Guillery-Girard, la préservation de la mémoire implicite mise en évidence chez ces personnes peut être utilisée chez des enfants amnésiques permanents pour leur faire apprendre de nouveaux mots ou concepts.

Chercheuse au Laboratoire de neurobiologie des processus adaptatifs (NPA) 6, Susan Sara se penche chez le rat sur un autre aspect de la mémoire implicite. Et plus précisément l’influence qu’ont sur elle les neuromodulateurs (molécules qui agissent sur les neurones). Ses travaux mettent notamment en évidence la part émotionnelle de la mémoire implicite. Elle raconte ainsi l’une de ses expériences : un rat est placé dans une cage à deux compartiments. L’un est grand et lumineux, l’autre petit, sombre et équipé de barreaux. Le comportement spontané du rat est de se diriger vers le petit compartiment, qui lui convient mieux. Une fois dedans, elle lui applique un petit choc électrique sur les pattes. Lorsque le rat est replacé quelques semaines plus tard dans cette cage, il continue à se diriger vers ce compartiment. Mais il présentera alors tous les signes caractéristiques de la peur : poils hérissés, déjections, activité élevée des neurones noradrénergiques… « En fait, le contexte lui fait ressentir une situation négative sans qu’il se souvienne consciemment de l’expérience douloureuse précédente. La trace mnésique, laissée par une expérience antérieure, se décompose donc en deux aspects : l’un cognitif et l’autre émotionnel. Mais ici, le rat a oublié l’aspect cognitif. »

L’influence des émotions

Les émotions jouent donc un rôle très important dans les comportements, les influençant à notre insu. Paula Niedenthal, chercheuse au laboratoire de psychologie sociale et cognitive (Lapsco) 7 de Clermont-Ferrand, confirme cette idée. Son quotidien ? Jouer avec les émotions : « Comment influencent-elles la façon dont sont classés nos souvenirs, comment agissent-elles sur notre stratégie de traitement de l’information ?, s’interroge-t-elle. En général, lorsque nous sommes joyeux, nous traitons les informations de façon moins approfondie que lorsque nous sommes tristes. » En fait, lors d’états émotionnels positifs, nous accordons inconsciemment plus d’importance à un indice, qui peut s’avérer exact d’ailleurs, pour juger de la pertinence des propos des autres, par exemple : « C’est un expert qui parle, donc il a raison ». Alors que lorsque nous sommes tristes, nous prenons plus en compte les arguments exposés, sans présumer de leur qualité. Bien sûr, nous sommes conscients de notre état émotionnel, mais pas de la façon dont il influence notre manière de voir, et donc de faire, les choses. Comment explique-t-on cela ? Pour Paula Niedenthal, c’est une histoire de motivation. Quand nous sommes joyeux, cet état nous informe que « tout va bien » et nous avons tendance à ne pas vouloir que cela change. Nous recherchons donc moins des informations susceptibles de changer cet état. À l’inverse, en étant triste, le désir inconscient de changer d’état émotionnel nous pousse à être plus attentif à ce qui pourrait nous y aider.

Une autre expérience a été menée par Lionel Naccache sur la perception des émotions de manière inconsciente. Profitant du fait que des patients épileptiques réfractaires aux médicaments devaient subir une implantation d’électrodes dans la région de l’amygdale, il a enregistré la réponse de cette zone du cerveau à certains stimulus. « L’amygdale est connue pour jouer un rôle dans les réactions émotionnelles », précise le neurobiologiste. Utilisant la technique de l’amorçage subliminal (un mot présenté très brièvement entre deux autres, plus longuement affichés), l’équipe de chercheurs a mis en évidence que cette région du cerveau réagissait lorsque le mot « masqué » recelait une valeur effrayante. Alors même que les trois patients testés n’avaient pas conscience de l’avoir lu. « Il paraît difficile d’imaginer qu’on réagit de manière émotionnelle à un mot si aucun traitement sémantique n’a eu lieu », souligne Lionel Naccache. L’expérience prouve donc bien que notre cerveau est capable d’analyser une information émotionnelle après avoir effectué un traitement sémantique inconscient.

Les vetos de la conscience

La perception, l’apprentissage, la mémoire ou encore les émotions, fonctionnent donc eux aussi sous la houlette de l’inconscient. ­Comment alors mesurer la place de la conscience dans les opérations mentales ? Ne serait-elle que la partie émergée de l’iceberg, une sorte de superviseur à la fonction limitée, mais ô combien importante, de coordonner nos actes, de leur donner du sens ?

Les travaux d’Angela Sirigu apportent peut-être un début de réponse à cette question (voir encadré « Et a conscience dans tout ça ? » / Article « Freud est-il soluble dans les neurosciences ? »). En effet, la neurobiologiste de l’Institut des sciences cognitives s’intéresse à la perception de nos propres mouvements et de ceux des autres. Dans l’une de ses expériences, il est demandé aux sujets d’appuyer sur un bouton dès qu’ils le veulent, à partir du moment où l’aiguille a fait le tour d’une horloge. En parallèle, ils doivent dire lorsqu’ils ont l’intention d’effectuer ce geste. L’activité cérébrale et l’activité musculaire sont enregistrées. Surprise : le potentiel de préparation, signe que le système moteur est activé, surgit avant même que le sujet soit conscient qu’il a l’intention de faire un mouvement. Dans une autre expérience, les volontaires visionnent deux vidéos : l’une où une main posée près d’un objet vert se déplace et s’en saisit ; l’autre, avec un objet rouge, où aucun geste de la main n’est effectué. Lorsque les sujets savent que la main va bouger, l’équipe de chercheurs a enregistré un potentiel de préparation identique à celui qui aurait eu lieu s’ils avaient eux-mêmes bougé la main ou observé quelqu’un le faire. Pour Angela Sirigu, cela signifie que « les zones motrices du cerveau fonctionnent par anticipation ». Autrement dit, le cerveau préfère anticiper que réagir à une situation. Et le rôle de la conscience alors ? Celui d’apposer son veto ! En effet, le choix de ne pas exécuter ce mouvement auquel nous nous sommes préparés lui revient !

Un des grands succès des sciences cognitives, nous l’avons vu, est d’avoir révélé l’importance de l’inconscient dans les processus mentaux. La conscience n’en serait donc qu’une infime partie, mais son rôle de superviseur serait de la plus grande importance pour donner du sens à nos actes. Le prochain défi ? Montrer comment ces deux entités travaillent main dans la main et quels sont exactement leurs rôles respectifs dans l’organisation de toute notre activité cérébrale. Défi d’autant plus grand que le fait que nous ayons conscience d’une partie de nos processus mentaux – le fameux « je pense donc je suis » – reste l’un des plus grands mystères de l’humanité.

Julie Coquart

Messages

  • Nos mémoires fonctionnent elles aussi à plusieurs niveaux hiérarchiques : mémoire génétique, mémoire cellulaire, mémoire des organes, mémoire des systèmes (nerveux, immunitaire, gastrique, cardiaque, cérébral, ...), mémoire des parties du corps, mémoire événementielle, mémoire des mots, des formes, des visages, ...

    Ces mémoires ne sont pas un simple enregistrement d’un fait mais une construction dynamique et inventive du présent et du passé dirigée vers l’avenir. Les éléments de mémoires émergent : ils sont des ilots d’ordre émergent au sein du grand désordre des messages neuronaux.

    Les "éléments" de mémoire ne sont pas des faits mais des connexions, des liens entre un sentiment, une impression, un son, une couleur, un mouvement, une attitude, une observation. ces connexions sont des constructions dynamiques de liaisons.

    Là où nous avons le plus conscience de la place de la mémoire, c’est lorsque nous ne la possédons pas : enfance, vieillesse, accident, handicap, inhibition, peur, interdit....

  • Bonjour,

    Je viens de lire le livre de Paul Martins Mémoire Génétique Cérébrale et je trouve qu’il complète parfaitement votre excellent article par son approche pragmatique basée uniquement sur des faits réels.
    Au même titre que la couleur de la peau, des yeux ou des cheveux notre héritage génétique inclus aussi des traces de nos vies antérieures jusqu’à l’origine de l’humanité.
    Nous pouvons réellement parler de réincarnation du savoir dans une même famille et dans une même lignée et cela se traduit par des compétences ou des capacités héritées du passé qui apparaissent souvent afin d’aider à résoudre un problème à la demande parfois inconsciente de la personne.

    Cordialement

  • Certaines mémoires sont marquées en nous à notre insu : mémoire génétique, mémoire ethnique, mémoire sociale, mémoire historique et civilisationnelle, mémoire régionale, familiale, mémoire des événements de la petite enfance, mémoire subliminale (événements de trop petite durée pour être conscients), mémoire des faits inhibés. Ainsi, dans des conversations personnelles, il nous arrive de constater que nous avons parfaitement effacé dans notre conscience une situation qui n’est pourtant pas vieille. L’inhibition fait donc partie des capacités de notre conscience.

    Et même si elle le désirait, notre conscience n’aurait pas les moyens suffisants (en temps, en place, en rapidité, en connexions, etc) de savoir et de nous dire tout ce que notre cerveau (en liaison avec notre corps) emmagasine d’informations, sait, sait faire, comprend, pense, voit, entend, réfléchit, compare, invente, rêve, imagine, conspire, calcule, trafique, triche, truque, ruse, déduit, sent, flaire, échange, souffre, joui, etc...

    L’exemple le plus simple est le pilotage des organes de notre corps. Notre cerveau sait par exemple piloter notre coeur ce que notre conscience ignore quasiment totalement !

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