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La trahison de la révolution russe a-t-elle commencé avec la signature des accords de Brest-Litovsk comme le prétendent les communistes de gauche tels Boukharine et Radek ?

vendredi 8 juin 2012, par Robert Paris

Le texte qui suit propose des éléments d’un débat avec le groupe communiste de gauche appelé Controverses.

Il convient de rappeler que l’expression "de gauche" ne fait pas appel à la notion actuelle de gauche (réformiste) mais à un courant "communiste de gauche" qui se considérait comme plus à gauche que Lénine au sein du courant communiste international.

La signature de la paix russo-allemande

Les positions opposées des communistes de gauche, de Lénine et de Trotsky

Lénine contre les communistes de gauche

Le point de vue de Trotsky

Le point de vue des communistes de gauche :

« Si la révolution russe était écrasée par la contre-révolution bourgeoise, elle renaîtrait comme le Phénix ; si par contre elle perdait son caractère socialiste et décevait par ce fait les masses ouvrières, alors ce coup aurait des conséquences dix fois plus terribles pour l’avenir de la révolution russe et internationale. »
(Karl Radek - Kommunist, n° 1)

« Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière. (...) La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat. »
(Nicolas Boukharine)

Cet ouvrage reprend le point de vue des communistes de gauche contre la politique de Lénine par nos camarades de Controverses, avec lequel nous exprimons ensuite notre désaccord mais dont nous publions volontiers ci-dessous le point de vue car le débat continue de nos jours, y compris en notre sein...

L’introduction de Controverses

C’est entre avril et juin 1918 que paraîtront à Moscou les quatre numéro de la revue KOMMUNIST. Elle contient les analyses et critiques élaborées par la première fraction de gauche apparue au sein du parti bolchevik après la prise du pouvoir en octobre 1917. Elle s’est cristallisée en janvier 1918 en opposition à la politique de Lénine prônant une paix séparée avec l’Allemagne (un traité sera signé à Brest-Litovsk le 3 mars 1918).

Cette fraction animée par Boukharine, Ossinski, Radek et Smirnov rejette la politique de ’compromission’ prônée par Lénine car, pensait-elle, signer une paix séparée avec l’Allemagne irait à l’encontre du développement de la révolution dans d’autres pays puisqu’elle permettra au militarisme des puissances centrales de se concentrer sur le front occidental et d’y étouffer plus aisément les mouvements révolutionnaires. C’est pourquoi Boukharine accusera Lénine de ’haute trahison contre la révolution’. Cette crainte était d’autant plus justifiée que, dans l’article deux du traité de paix, les bolcheviks s’engageaient à ne plus mener de propagande révolutionnaire au sein des puissances centrales, c’est-à-dire rien de moins que s’interdire d’étendre la révolution ! Apprenant la teneur des concessions qui seront faites dans ce traité ainsi que les velléités de Lénine d’accepter l’aide de l’impérialisme anglais et français, Boukharine s’écriera : "Vous faites du parti un tas de fumier" !

Il est à noter que, malgré les sévères critiques et accusations portées à l’encontre des orientations défendues par les cercles dirigeants du parti bolchevik, cette fraction a pu disposer de tous les moyens politiques et matériels nécessaires pour défendre son point de vue, y compris au niveau organisationnel avec une presse et des réunions séparées. Ainsi, la décision de signer le traité de Brest-Litovsk sera prise dans une totale liberté d’opinion et d’organisation au sein du parti bolchevik.

La capacité de ce dernier à pouvoir vivre avec des divergences significatives en son sein est particulièrement importante à souligner à l’heure où les groupes actuels de la Gauche Communiste se revendiquant de cet héritage font montre d’une incapacité totale sur ce plan. En effet, alors que la durée d’existence de ces groupes est déjà trois à quatre fois plus longue que celle des bolcheviks, aucun d’eux n’a pu vivre en bonne intelligence avec la moindre tendance ou fraction en leur sein. Pire, tous les débats conséquents qui les ont traversé se sont systématiquement soldés par des scissions toutes plus graves les unes que les autres. Ainsi, l’on pourrait paraphraser cette formule cinglante de Bordiga en réponse à Staline : « L’histoire des fractions, c’est l’histoire de Lénine » en disant que « l’histoire des groupes actuels de la Gauche Communiste c’est l’histoire de l’absence de fractions ». En d’autres mots, de nombreuses discussions sur les causes de la dégénérescence de la révolution russe seront encore nécessaires pour faire place nette à ces pratiques héritées d’un autre âge et hisser les groupes qui se revendiquent de l’héritage de Lénine à la hauteur des capacités de ce dernier à pouvoir vivre et débattre en toute liberté avec de multiples tendances et fractions [1].

Cependant, l’intérêt de cette fraction ne tient pas seulement aux leçons que l’on peut tirer sur la défense de l’internationalisme intransigeant et sur le fonctionnement d’une organisation révolutionnaire, elle tient aussi au regard qu’elle pose sur la politique menée par le parti bolchevik. Ce regard critique porte sur toute une série de questions cruciales relatives à l’essence même d’une révolution socialiste et à la façon de la faire vivre dans les conditions difficiles d’alors. Ainsi, un clivage radical émergera entre la volonté des communistes de gauche d’appliquer les leçons tirées par Marx de la Commune de Paris - à savoir la création d’un semi-État sur les ruines de l’ancien et basé sur le pouvoir des conseils ouvriers - et l’orientation défendue par Lénine consistant à édifier un capitalisme d’État comme antichambre au socialisme.

La publication de ces documents originaux permet aussi de jeter un regard neuf sur certains clivages qui traversent le milieu révolutionnaire actuel. Ainsi, la préface et la postface de cet ouvrage fournissent un important matériel permettant d’évaluer la proximité des positions de cette fraction de gauche avec les analyses développées par les gauches en Europe de l’Ouest, notamment celles émises par Rosa Luxemburg avant et après la révolution d’octobre 1917 [2]. Elles permettent aussi au lecteur de situer tous ces débats dans le contexte de la vague révolutionnaire et l’état du mouvement ouvrier à cette époque. Ainsi, un cadre de compréhension est proposé afin de penser plus correctement, pensons-nous, la part des facteurs externes et internes qui ont présidés à la dégénérescence de cette révolution. Est également soulignée la très grande clarté atteinte par cette fraction de gauche sur l’involution de la trajectoire prise par la révolution russe, clarté que la gauche communiste en Europe occidentale n’atteindra que quelques années plus tard.

C’est pourquoi, nous pensons qu’au-delà des contributions politiques apportées par cette première fraction, une réévaluation plus correcte de l’expérience soviétique devra encore être menée à partir de la traduction des documents originaux de ses moments les plus cruciaux et des débats qui les ont animés, en particulier des documents durant la première année du pouvoir et ceux relatifs à l’émergence des fractions de gauche successives au sein du parti bolchevik. C’est une des tâches que s’assignent plusieurs collaborateurs de Controverses et qui fournira matière à d’autres ouvrages.

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore qui sont expliquées dans ce livre, nous saluons sa publication et le recommandons chaudement à nos lecteurs.

C.Mcl, 21 janvier 2012

Texte de Controverses soutenant le point de vue des Communistes de gauche et, ci-dessous, la critique de ce point de vue.


La trahison de la révolution russe a-t-elle commencé avec la signature des accords de Brest-Litovsk comme le prétendent les communistes de gauche tels Boukharine et Radek ?

Est-ce que la politique des bolcheviks n’est pas cause de l’échec de la révolution ? Ce n’est pas seulement certains courants qui, après coup, le disent. Des militants bolcheviks eux-mêmes, des dirigeants eux-mêmes se sont posés la question au cours de la révolution russe. La signature de la "paix de Brest-Litovsk" arrachée par l’impérialisme allemand est l’un de ces moments où la politique des bolcheviks a été contestée y compris de l’intérieur. Le débat a eu lieu au sein des soviets, au sein du parti, de sa direction et au sein du gouvernement. Et, contrairement à l’époque stalinienne, ce débat n’a pas mené à des arrestations, à des exclusions, à des assassinats. Il y a eu débat. La plupart du temps, Lénine et Trotsky y ont été minoritaires ! Et ils ont gagné la majorité. Ils ont été aussi en désaccord suivant les moments et ont fini par tomber d’accord. Personne n’a subi de déchéance du fait des positions politiques qu’il avait alors prises. Certains dirigeants bolcheviques ont pensé que la révolution était en train de se détourner de l’orientation vers la révolution internationale en signant cette paix. Pourtant, c’est après cette paix que les bolcheviques ont appuyé la révolution internationale et ont aidé les peuples à fonder l’organisation internationale communiste... Les militants et dirigeants bolcheviks qui accusaient Lénine ou Trotsky de s’orienter vers la trahison de la révolution mondiale sont revenus sur leurs accusations et ont repris leurs responsabilités au sein du pouvoir ouvrier et au sein du parti bolchevik.

Il nous semble que l’édition de cet ouvrage par le groupe est une très bonne initiative par le fait qu’elle permet de retrouver les positions défendues à l’époque par Boukharine et Radek. Cependant, elle diffuse à notre avis plusieurs contresens. Le premier consiste à faire de la position de l’époque des communistes de gauche le premier pas du point de vue futur des communistes de gauche contre la politique de NEP de Lénine. C’est certainement une erreur d’interprétation puisque Boukharine estimait alors, comme il le développe dans son ouvrage "l’ABC du communisme" que le développement de la politique du communisme de guerre allait mener au socialisme. En somme, il existait, selon lui, une politique économique nationale capable de mener la Russie seule au socialisme. Boukharine de l’époque, en fait, n’est pas vraiment plus proche des communistes de gauche d’aujourd’hui que le sont Lénine ou Trotsky et nous ne parlons pas du Boukharine qui va ensuite se faire le partisan de la défense du koulak et du nepman, le théoricien de Staline avant d’être éliminé par lui...

On peut après coup se reposer les questions mais les réponses ne vont pas dans le sens des communistes de gauche malgré la trahison stalinienne qui a suivi.

Posons les :

 est-ce que la paix de Brest-Litovsk a discrédité la révolution prolétarienne aux yeux des masses allemandes ou est-ce que cela a empêché – ou même a nui - à la révolution prolétarienne en Allemagne ?

 est-ce qu’ensuite le pouvoir des Soviets s’est montré incapable de se battre, y compris militairement, contre les impérialismes ?

 est-ce que cette signature « le couteau sur la gorge » a représenté le début d’une capitulation devant la bourgeoisie – nationale ou internationale ?

Nous devons dire que notre réponse à ces questions est clairement non. Les impérialismes se sont d’autant plus affrontés ensuite. La paix a démontré aux masses européennes que le prolétariat au pouvoir était le seul facteur de paix. La révolution allemande a éclaté ensuite. Son échec n’est nullement imputable à la politique des bolcheviks, ni leur isolement qui s’en est suivi.

En vert, le territoire russe occupé par l’impérialisme allemand après la signature de la paix

Lénine

Contribution à l’histoire d’une paix malheureuse

Ce n’est pas le moment de parler d’histoire, dira-t-on peut-être. Et on pourrait en effet l’admettre s’il n’existait pas là un lien pratique, direct et indissoluble, entre le passé et le présent. Mais la question de cette paix malheureuse, de cette paix extrêmement dure, est si brûlante qu’il faut nous y arrêter pour l’élucider. C’est pourquoi je publie sur cette question les thèses dont j’ai donné lecture le 8 janvier 1918, à Pétrograd, devant une soixantaine de militants les plus en vue de notre parti.

Ces thèses, les voici :

7/I 1918

Thèses sur la conclusion immédiate d’une pais séparée et annexionniste [1]

1. L’état de la révolution russe est tel, à l’heure présente, que presque tous les ouvriers et l’immense majorité des paysans sont incontestablement en faveur du pouvoir des Soviets et de la révolution socialiste qu’il a commencée. Le succès de la révolution socialiste en Russie est assuré.

2. En même temps, la guerre civile provoquée par la résistance furieuse des classes possédantes, qui ont parfaitement conscience de se trouver devant la dernière et décisive bataille pour le maintien de la propriété privée de la terre et des moyens de production, n’a pas encore atteint son point culminant. La victoire du pouvoir des Soviets dans cette guerre est assurée, mais avant que la résistance de la bourgeoisie soit écrasée, il se passera inévitablement quelque temps encore, il faudra inévitablement une assez grande tension de forces, il y aura inévitablement une période de profond marasme économique et de chaos, comme dans toute guerre et surtout dans toute guerre civile.

3. En outre, cette résistance, considérée sous ses formes moins virulentes et non armées (sabotage, corruption des éléments déclassés, corruption des agents de la bourgeoisie qui s’insinuent dans les rangs des socialistes pour perdre la cause du socialisme, etc., etc.) s’est révélée si opiniâtre et susceptible de revêtir des formes si diverses que la lutte contre elle se prolongera inévitablement quelque temps encore ; il n’est guère probable qu’elle se termine dans ses formes principales, avant quelques mois. Or, sans une victoire décisive sur cette résistance passive et camouflée de la bourgeoisie et de ses partisans, le succès de la révolution socialiste est impossible.

4, Enfin, les tâches d’organisation qu’impose la transformation socialiste en Russie sont si vastes et si ardues qu’il faut aussi un temps assez long pour les réaliser, étant donné le grand nombre de compagnons de route petits-bourgeois du prolétariat socialiste et le niveau peu élevé de sa culture.

5. Toutes ces circonstances, prises dans leur ensemble, sont telles qu’il faut pour le succès du socialisme en Russie que s’écoule un certain laps de temps, quelques mois au moins, pendant lequel le gouvernement socialiste doit avoir les mains tout à fait libres pour triompher de la bourgeoisie d’abord dans son propre pays et pour mettre sur pied un travail d’organisation de masse en largeur et en profondeur.

6. L’état présent de la révolution socialiste en Russie doit être placé à la base de toute définition des tâches internationales de notre pouvoir des Soviets, car la situation internationale, en cette quatrième année de guerre, est telle qu’on ne peut absolument pas prévoir le moment probable de l’explosion révolutionnaire et du renversement d’un quelconque gouvernement impérialiste d’Europe (y compris le gouvernement allemand). Il est hors de doute que la révolution socialiste en Europe doit venir et qu’elle viendra. Tous nos espoirs en la victoire définitive du socialisme reposent sur cette conviction et sur cette prévision scientifique. Notre action de propagande en général et l’organisation de la fraternisation en particulier doivent être renforcées et élargies. Mais ce serait une erreur de fonder la tactique du gouvernement socialiste de Russie sur des hypothèses : la révolution socialiste se produira-t-elle ou non en Europe et notamment en Allemagne dans les six mois à venir ? (ou dans tout autre délai de même ordre). Comme il est absolument impossible de déterminer la chose, toutes les tentatives de ce genre équivaudraient, objectivement, à un jeu de hasard.

7. Les pourparlers de paix de Brest-Litovsk ont montré de toute évidence qu’à l’heure actuelle, au 7 janvier 1918, le parti militaire l’a incontestablement emporté au sein du gouvernement allemand (qui mène en laisse les autres gouvernements de la quadruple alliance). Pratiquement le parti militaire a déjà adressé un ultimatum à la Russie (il faut s’attendre, il est nécessaire de s’attendre d’un jour à l’autre à ce qu’il soit officiellement signifié). Cet ultimatum, le voici : ou bien la poursuite de la guerre, ou bien une paix annexionniste, c’est-à-dire la paix à condition que nous rendions tous les territoires que nous avons occupés, tandis que les Allemands conserveront tous les territoires qu’ils ont occupés et nous imposeront (sous couleur d’indemnité pour l’entretien des prisonniers) une contribution d’un montant approximatif de 3 milliards de roubles, payables en plusieurs annuités.

8. Le gouvernement socialiste de Russie se trouve placé devant une alternative qui exige de toute urgence une solution : ou bien accepter à présent cette paix annexionniste ou bien engager sur-le-champ une guerre révolutionnaire. Toute solution moyenne est en fait impossible. Aucun nouvel atermoiement n’est plus praticable, car nous avons déjà fait tout le possible et l’impossible pour faire traîner artificiellement les pourparlers.

9. Si nous examinons les arguments en faveur d’une guerre révolutionnaire immédiate, nous trouvons d’abord celui-ci : une paix séparée serait aujourd’hui, objectivement, un accord avec les impérialistes allemands, un « arrangement impérialiste », etc. ; par conséquent, ce serait une rupture totale avec les principes fondamentaux de l’internationalisme prolétarien.

Mais cet argument est manifestement faux. Les ouvriers qui perdent une grève et signent un accord pour la reprise du travail à des conditions désavantageuses pour eux et avantageuses pour les capitalistes ne trahissent pas le socialisme. Ceux-là seuls trahissent le socialisme, qui troquent des avantages pour une partie des ouvriers contre des avantages pour les capitalistes ; seuls des accords de cette nature sont inadmissibles dans leur principe.

Celui qui appelle défensive et juste la guerre contre l’impérialisme allemand, tout en recevant on fait le soutien des impérialistes anglo-français et en cachant au peuple les accords secrets conclus avec eux, celui-là trahit le socialisme. Celui qui, ne cachant rien au peuple et ne concluant aucun traité secret avec les impérialistes, consent à signer des conditions de paix désavantageuses pour une nation faible, et avantageuses pour les impérialistes d’un groupe alors qu’à ce moment donné il n’a pas la force de poursuivre la guerre, celui-là ne commet pas la moindre trahison envers le socialisme.

10. Un autre argument en faveur de la guerre immédiate, c’est qu’en concluant la paix, nous sommes objectivement des agents de l’impérialisme allemand, car nous lui permettons de retirer les troupes de notre front, nous libérons des millions de prisonniers, etc. Mais cet argument est lui aussi manifestement faux, car, à l’heure actuelle, la guerre révolutionnaire ferait objectivement de nous des agents de l’impérialisme anglo-français, en lui procurant des forces auxiliaires qui l’aideraient à atteindre ses objectifs. Les Anglais ont carrément offert à notre commandant en chef Krylenko cent roubles par mois et par soldat au cas où nous poursuivrions la guerre. Même si nous n’acceptons pas un seul copeck des Anglo-Français, nous les aiderons tout de même objectivement, en retenant une partie des troupes allemandes.

A cet égard, dans les deux cas, nous ne nous dégageons pas totalement de l’une ou de l’autre liaison impérialiste ; et il est évident d’ailleurs qu’on ne peut pas s’en dégager totalement sans renverser l’impérialisme mondial. La juste conclusion à tirer de là, c’est qu’à partir de la victoire du gouvernement socialiste dans un pays, il faut trancher les questions non pas du point de vue de la préférence à donner à tel ou tel impérialisme, mais exclusivement du point de vue des conditions les plus favorables au développement et au renforcement de la révolution socialiste qui a déjà commencé.

Autrement dit : le principe qui doit maintenant servir de base à notre tactique n’est pas de savoir lequel des deux impérialismes il est préférable d’aider aujourd’hui, mais de savoir quel est le moyen le plus sûr et le plus efficace d’assurer à la révolution socialiste la possibilité de s’affermir ou tout au moins de se maintenir dans un seul pays, jusqu’au moment où d’autres pays viendront se joindre à lui.

11. On dit que les social-démocrates allemands hostiles à la guerre sont devenus aujourd’hui des « défaitistes » et qu’ils nous demandent de ne pas céder à l’impérialisme allemand. Mais nous n’avons admis le défaitisme que par rapport à la bourgeoisie impérialiste nationale ; quant à la victoire sur l’impérialisme étranger, victoire accessible grâce à une alliance formelle ou une alliance de fait avec un impérialisme « ami », nous l’avons toujours repoussée, comme une méthode inadmissible dans son principe et, d’une façon générale, inopérante.

Ce dernier argument n’est par conséquent qu’une variante du précédent. Si les social-démocrates allemands de gauche nous proposaient d’ajourner la paix séparée pour un laps de temps déterminé, en nous garantissant une action révolutionnaire en Allemagne dans l’intervalle, la question pourrait alors se poser pour nous autrement. Or, non seulement les Allemands de gauche ne parlent pas en ces termes, mais au contraire, ils déclarent formellement : « Tenez tant que vous pourrez, mais décidez la question en tenant compte de la situation de là révolution socialiste russe, car nous ne pouvons rien promettre de positif quant à la révolution allemande. »

12. On dit que nous avons nettement « promis » la guerre révolutionnaire, dans toute une série de déclarations du parti, et que conclure une paix séparée serait trahir notre parole.

C’est faux. Nous avons parlé de la nécessité, pour un gouvernement socialiste à l’époque de l’impérialisme, de « préparer et mener » la guerre révolutionnaire [2] ; nous en avons parlé pour combattre le pacifisme abstrait, la théorie de la négation totale de la « défense de la patrie » à l’époque de l’impérialisme, et enfin les instincts bassement égoïstes d’une partie des soldats ; mais nous n’avons pas pris l’engagement de déclencher la guerre révolutionnaire sans tenir compte des possibilités de la faire à tel ou tel moment.

Aujourd’hui aussi nous devons à tout prix préparer la guerre révolutionnaire. Nous tenons cette promesse, comme nous l’avons fait d’ailleurs pour toutes celles qu’on pouvait tenir sur-le-champ : nous avons dénoncé les traités secrets, proposé à tous les peuples une paix équitable ; nous avons fait traîner par tous les moyens et à maintes reprises les pourparlers de paix pour donner à d’autres peuples le temps de se joindre à nous.

Mais la question de savoir si l’on peut mener tout de suite, sans attendre, une guerre révolutionnaire, il faut la résoudre en tenant compte exclusivement des conditions matérielles de sa réalisation et des intérêts de la révolution socialiste qui a déjà commencé.

13. En résumant l’appréciation portée sur les arguments en faveur d’une guerre révolutionnaire immédiate, il faut conclure qu’une telle politique répondrait peut-être au besoin qui porte l’homme à rechercher ce qui est beau, ce qui a de l’effet et de l’éclat, mais qu’elle ne tiendrait aucun compte du rapport objectif des forces de classe et des facteurs matériels au moment présent de la révolution socialiste déjà commencée.

14. Il est hors de doute que notre armée, à l’heure actuelle et dans les semaines qui viennent (et vraisemblablement dans les mois à venir), est absolument hors d’état de repousser avec succès une offensive allemande, 1° par suite de l’extrême fatigue et de l’épuisement de la majorité des soldats, étant donné l’incroyable désorganisation du ravitaillement et de la relève des troupes surmenées, etc. ; 2° par suite du très mauvais état des effectifs de chevaux, ce qui mènerait inévitablement notre artillerie à sa perte ; 3° par suite de l’impossibilité absolue de défendre le littoral entre Riga et Reval, ce qui est pour l’ennemi une chance certaine de conquérir le reste de la Livonie, puis l’Estonie et de prendre à revers une grande partie de nos troupes, et enfin de s’emparer de Pétrograd.

15. Ensuite, il est également hors de doute que la majorité paysanne de notre armée se prononcerait sans réserve à l’heure actuelle en faveur d’une paix annexionniste, et non d’une guerre révolutionnaire immédiate, car la réorganisation socialiste de l’armée, l’intégration dans ses rangs des détachements de la Garde rouge, etc., ne font que commencer.

Etant donné la démocratisation totale de l’armée, ce serait une aventure que de mener une guerre contre la volonté de la majorité des soldats ; quant à la création d’une armée socialiste ouvrière et paysanne, vraiment solide, idéologiquement ferme, elle exige à tout le moins des mois et des mois.

16. La paysannerie pauvre de Russie est capable de soutenir la révolution socialiste dirigée par la classe ouvrière, mais elle n’est pas capable d’entreprendre tout de suite, à l’heure actuelle, une guerre révolutionnaire sérieuse. Méconnaître ce rapport objectif des forces de classe dans cette question serait une erreur fatale.

17. Par suite, la question de la guerre révolutionnaire se présente aujourd’hui de la façon suivante :

Si la révolution allemande éclatait et triomphait dans les trois ou quatre mois prochains, alors la tactique de la guerre révolutionnaire immédiate ne mènerait peut-être pas notre révolution socialiste à sa perte.

Mais si la révolution allemande ne se produit pas dans les mois qui viennent et que la guerre continue, voici quel sera fatalement le cours des événements : de très graves défaites obligeront la Russie à conclure une paix séparée encore plus désavantageuse, et cette paix, au lieu d’être conclue par le gouvernement socialiste, le sera par quelque autre (par exemple, par le bloc de la Rada bourgeoise avec les partisans de Tchernov ou quelque chose d’approchant). Car l’armée paysanne, épuisée au dernier point par la guerre, renversera le gouvernement ouvrier socialiste dès les premières défaites, et ce serait vraisemblablement une question de semaines et non de mois.

18. Devant cette situation, ce serait une tactique tout à fait inadmissible que de risquer sur une carte le destin de la révolution socialiste déjà commencée en Russie, en tablant uniquement sur l’espoir que la révolution allemande éclatera peut-être dans un délai très proche, très court, d’ici quelques semaines. Ce serait une politique d’aventure. Nous n’avons pas le droit de courir ce risque.

19. Et la révolution allemande ne sera nullement entravée, étant donné ses conditions objectives, si nous concluons une paix séparée. Il est probable que les fumées de l’ivresse chauvine l’affaibliront pour un temps, mais la situation de l’Allemagne restera extrêmement pénible, la guerre avec l’Angleterre et l’Amérique traînera en longueur, l’impérialisme agressif sera complètement et définitivement démasqué des deux côtés. L’exemple de la République socialiste des Soviets de Russie sera un modèle vivant pour les peuples de tous les pays, et la force de propagande, la force d’impulsion révolutionnaire de ce modèle sera prodigieuse. D’un côté, le régime bourgeois et la guerre de conquête, définitivement démasquée, entre deux groupes de forbans ; de l’autre, la paix et la République socialiste des Soviets.

20. En concluant une paix séparée, nous nous affranchissons, autant qu’il est possible de le faire à l’heure actuelle, des deux groupes impérialistes ennemis, en profitant de leur hostilité et de la guerre qui les empêchent de s’entendre contre nous ; nous en profitons, car nous avons ainsi pendant une certaine période les mains libres pour poursuivre et consolider la révolution socialiste. La réorganisation de la Russie sur la base de la dictature du prolétariat, sur la base de la nationalisation des banques et de la grande industrie, de l’échange en nature des produits entre les villes et les coopératives de consommation des petits paysans, est parfaitement possible du point de vue économique, à condition que quelques mois de travail pacifique nous soient assurés. Et cette réorganisation rendra le socialisme invincible en Russie comme dans le monde entier, tout en créant la base économique solide d’une puissante Armée Rouge ouvrière et paysanne.

21. Une véritable guerre révolutionnaire serait à l’heure actuelle la guerre de la République socialiste contre les pays bourgeois, avec pour but précis, entièrement approuvé par l’armée socialiste, le renversement de la bourgeoisie dans les autres pays. Or, il est notoire qu’à l’heure présente nous ne pouvons pas encore nous assigner ce but. Nous combattrions aujourd’hui, objectivement, pour la libération de la Pologne, de la Lituanie et de la Courlande. Mais aucun marxiste ne saurait nier, sans rompre avec les principes fondamentaux du marxisme et du socialisme en général, que l’intérêt du socialisme passe avant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Notre République socialiste a fait tout ce qu’elle a pu, et elle continue à le faire pour que la Finlande, l’Ukraine, etc., puissent réaliser leur droit de libre disposition. Mais si la situation concrète est désormais telle que l’existence de la République socialiste est mise aujourd’hui en danger du fait que le droit de quelques nations (Pologne, Lituanie, Courlande, etc.) à disposer librement d’elles-mêmes est violé, il va de soi que la sauvegarde de la république socialiste prime tout.

C’est pourquoi celui qui dit : « Nous ne pouvons pas signer une paix honteuse, infâme, etc., trahir la Pologne, etc. », ne s’aperçoit pas qu’en concluant la paix à condition que la Pologne soit libérée, il ne ferait que renforcer davantage encore l’impérialisme allemand contre l’Angleterre, contre la Belgique, la Serbie et les autres pays. Une paix posant comme condition la libération de la Pologne, de la Lituanie, de la Courlande, serait une paix « patriotique » du peint de vue de la Russie, mais n’en resterait pas moins une paix avec les annexionnistes, avec les impérialistes allemands.

21 janvier 1918. A ces thèses, il convient d’ajouter :

22. Les grèves de masse en Autriche et en Allemagne, puis la formation de Soviets des députés ouvriers à Berlin et à Vienne, enfin le début d’engagements armés et de conflits de rue à Berlin les 18-20 janvier, tout cela nous oblige à reconnaître comme un fait acquis que la révolution a commencé en Allemagne. Il résulte de ce fait que nous pouvons encore pendant une certaine période retarder et faire traîner les pourparlers de paix.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1]. Après l’intervention de Lénine, la séance du C.C. du 11 (24) janvier 1918 examina la question de la paix et de la guerre. Les « communistes de gauches » et Trotski s’opposèrent à Lénine. Une partie des « communistes de gauche » dont Boukharine, Ouritski, Lomov (Oppokov) soutenaient la proposition de Trotski « ni la guerre ni la paix ». Staline, Serguéev (Artem), Sokolnikov se prononcèrent pour la paix. Lors du vote, les « communistes de gauche », n’espérant plus le succès du mot d’ordre de guerre révolutionnaire immédiate (deux personnes seulement votèrent pour), donnèrent la prépondérance à la proposition de Trotski qui reçut 9 voix contre 7. Pour surmonter la résistance à la conclusion de la paix au sein du C.C. et convaincre la partie des masses qui suivait les partisans de la guerre révolutionnaire, Lénine proposa de faire traîner les pourparlers au maximum. Cette proposition fut acceptée par 12 voix contre une. [N.E.]

[2]. Cf. Quelques thèses, Œuvres, t. 21, pp. 418-419. Paris-Moscou, (N.R.)

Léon Trotsky dans "Ma vie" :

« dans une prison allemande était détenu un homme que les politiciens de la social-démocratie traitaient de fol utopiste et que les juges avaient inculpé de haute trahison. Ce prisonnier écrivait :
« Le résultat des pourparlers de Brest n’est pas nul, même si l’on en vient maintenant à faire la paix par une brutale capitulation. Grâce aux délégués russes, Brest est devenu une tribune révolutionnaire qui retentit loin. Il a dénoncé les puissances de l’Europe centrale, il a décelé l’esprit de brigandage, de mensonge, d’astuce et d’hypocrisie de l’Allemagne. Il a rapporté un verdict écrasant sur la politique de paix de la majorité allemande (social-démocrate), politique qui n’est pas tellement papelarde que cynique. Il a pu déclencher en différents pays de considérables mouvements de masses. Et son tragique dénouement, l’intervention contre la révolution, a fait tressaillir toute fibre socialiste. On verra quelle sera, pour les triomphateurs d’aujourd’hui, la récolte qui mûrira après ces semailles. Ils n’en seront guère contents. »

(Karl Liebknecht : Politische Aufzeichnungen aus seinem Nachlass. Verlag Die Aktion, 1921, page 51.)

Aux difficultés du problème s’ajoutèrent d’extrêmes complications à l’intérieur du parti. Dans le parti, ou, du moins, parmi ses éléments dirigeants, prédominait une attitude intransigeante à l’égard de la signature de la paix dans les conditions de Brest. Les comptes rendus sténographiques que publiaient nos journaux sur les pourparlers entretenaient et aggravaient cet état d’esprit qui trouva son expression la plus vive dans le petit groupe du communisme de gauche, lequel préconisait le mot d’ordre d’une guerre révolutionnaire.

La lutte dans le parti devenait de jour en jour plus ardente. En dépit d’une légende répandue plus tard, le conflit n’eut pas lieu entre Lénine et moi, mais bien entre Lénine et l’écrasante majorité des organisations dirigeantes du parti. Les principales questions débattues étaient celles-ci : pouvons-nous actuellement faire une guerre révolutionnaire et est-il admissible en général qu’un pouvoir révolutionnaire conclue des accords avec les impérialistes ? Sur ces deux points, j’étais totalement et intégralement du côté de Lénine, répondant avec lui par un non à la première question et par un oui à la deuxième.

Un premier débat plus large s’ouvrit sur les points contestés, le 21 janvier, à la réunion des militants actifs du parti. Trois points de vue se manifestèrent. Lénine était d’avis de faire traîner encore les pourparlers, mais, en cas d’ultimatum, de capituler immédiatement. J’estimais nécessaire de conduire les pourparlers à une rupture, même en courant le danger d’une nouvelle offensive de l’Allemagne, afin de pouvoir capituler —le cas échéant— devant un emploi évident de la force. Boukharine demandait la guerre pour élargir l’arène de la révolution.

Dans cette réunion du 21 janvier, Lénine mena une lutte furieuse contre les partisans de la guerre révolutionnaire, se bornant à critiquer en quelques mots ma proposition.

Les partisans de la guerre révolutionnaire réunirent trente-deux voix ; Lénine obtint quinze voix ; moi seize.

Les résultats du vote ne caractérisent encore pas assez nettement l’opinion qui régnait dans le parti. Dans la couche supérieure du parti, sinon dans les masses, « l’aile gauche » était encore plus forte qu’à cette réunion. C’est ce qui assura le succès temporaire de ma formule. Les partisans de Boukharine la considérèrent comme un pas fait dans leur direction. Lénine, par contre, estimait, et il avait pleinement raison, qu’en différant de prendre une décision définitive, on arriverait à la victoire de son point de vue. Notre propre parti, en cette période, n’avait pas moins besoin que les ouvriers de l’Europe occidentale de découvrir le véritable état de choses. Dans toutes les institutions dirigeantes du parti et de l’Etat, Lénine était en minorité. Le conseil des commissaires du peuple ayant invité les soviets locaux à faire connaître leur opinion sur la guerre et la paix, plus de deux cents soviets répondirent avant le 5 mars. Deux seulement des plus importants soviets, celui de Pétrograd et celui de Sébastopol, se prononcèrent (en faisant des réserves) pour la paix. Par contre, une série de gros centres ouvriers (Moscou, Ekatérinbourg, Kharkov, Ekatérinoslav, Ivanovo-Voznessensk, Cronstadt, etc.) se déclarèrent, à une écrasante majorité de voix, pour la rupture des pourparlers. Le même état d’esprit régnait dans nos organisations du parti. Inutile de parler des socialistes révolutionnaires de gauche. En cette période, on n’aurait pu faire adopter le point de vue de Lénine que par une scission et un coup d’Etat, pas autrement. Cependant, chaque nouvelle journée devait augmenter le nombre des partisans de Lénine. Dans ces conditions, la formule « ni guerre, ni paix » était objectivement un pont pour gagner la position de Lénine. Ce pont fut passé par la majorité du parti, ou du moins, de ses éléments dirigeants.

Lénine me questionnait
 :
— C’est bon. Admettons que nous ayons refusé de signer la paix et qu’alors les Allemands prennent l’offensive. Que faites-vous dans ce cas ?

— Nous signons la paix sous la menace des baïonnettes. Le tableau sera clair pour le monde entier.

— Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d’ordre de la guerre révolutionnaire ?

— En aucun cas.

— Dans ces conditions, l’expérience peut être déjà beaucoup moins périlleuse. Nous risquons de perdre l’Estonie ou la Lettonie.

Et Lénine ajouta, avec un sourire malicieux :

— Ne serait-ce que pour faire une bonne paix avec Trotsky, cela vaut la peine de perdre la Lettonie et l’Estonie...

Cette phrase fut son refrain pendant quelques jours.

A la séance décisive du comité central, qui eut lieu le 22 janvier, on adopta ma proposition : traîner en longueur les pourparlers ; en cas d’ultimatum allemand, déclarer que la guerre est terminée, mais refuser de signer la paix ; dans la suite, agir selon les circonstances.

Le 25 janvier, tard dans la soirée, se tint une réunion générale des comités centraux bolcheviks et de nos alliés d’alors, les socialistes révolutionnaires de gauche ; la même formule y fut adoptée par une écrasante majorité. Il fut admis que cette résolution des deux comités centraux serait considérée (cela se faisait souvent en ce temps-là) comme une décision du conseil des commissaires du peuple.
Le 31 janvier, par fil direct de Brest à Smolny, je communiquais à Lénine ce qui suit :

« Parmi les innombrables rumeurs et informations que répand la presse allemande, s’est glissé un racontar absurde : on prétend que, démonstrativement, nous aurions l’intention de ne pas signer la paix, qu’il existerait à ce sujet des dissensions parmi les bolcheviks ; etc., etc. J’ai en vue un télégramme de Stockholm qui se réfère au journal Politiken. Si je ne me trompe, Politiken est l’organe de Hoeglund. Ne pourrait-on savoir de lui comment il se fait que sa rédaction imprime des sottises aussi monstrueuses, si tant est qu’une information pareille ait paru dans son journal ? Etant donné que la presse bourgeoise allemande est pleine de cancans, il est bien douteux que les Allemands y attachent une grosse importance. Mais il s’agit ici d’un journal de l’aile gauche dont un des rédacteurs se trouve à Pétrograd. Cela donne une certaine autorité au communiqué et cela ne peut que jeter le trouble dans les esprits de nos partenaires.

« La presse austro-allemande est pleine d’informations relatant des atrocités qui seraient commises à Pétrograd, à Moscou, dans toute la Russie : centaines et milliers de meurtres, feux roulants de mitrailleuses, etc., etc. Il est absolument indispensable de confier à un homme de tête la charge de donner à l’Agence de Pétrograd et à la radio des informations quotidiennes sur la situation dans le pays. Il serait fort bien que le camarade Zinoviev prenne sur lui de remplir cette tâche. Elle est d’une formidable importance. Il faudrait surtout que de tels renseignements soient expédiés à Vorovsky et à Litvinov —ce qui peut être fait par l’intermédiaire de Tchitchérine.

« Nous n’avons eu qu’une seule séance de pure forme. Les Allemands font extrêmement traîner les pourparlers, évidemment en raison d’une crise intérieure. La presse allemande annonce à son de trompe que nous ne voudrions pas faire la paix, que nous nous occuperions seulement d’étendre la révolution à d’autres pays. Ces ânes ne peuvent pas comprendre que, précisément du point de vue du développement de la révolution européenne, il est pour nous de la plus grande importance de conclure la. paix au plus vite.

« A-t-on pris des mesures pour expulser la légation roumaine ? Je crois que le roi de Roumanie se trouve en Autriche. D’après un journal allemand, les fonds roumains que l’on garde à Moscou ne seraient pas ceux du Trésor national, mais de l’or déposé par la Banque nationale de Roumanie. Les sympathies de l’Allemagne officielle vont toutes, bien entendu, à la Roumanie. Votre Trotsky. »

Cette note demande des explications. Les communications par système Hughes étaient officiellement soustraites à tous écouteurs ou intercepteurs. Mais nous avions toutes raisons de penser que les Allemands, à Brest, lisaient notre correspondance par fil direct : nous avions une trop haute idée de leur technique. Il n’était pas possible de chiffrer tout, et puis même nous n’avions guère confiance en ce moyen. Or, le journal de Hoeglund, Politiken, en publiant inopportunément une information prise à la première source, nous avait rendu un fort mauvais service. Voilà pourquoi toute cette note est rédigée non pas tant dans le but d’apprendre à Lénine la divulgation de notre décision secrète à l’étranger que d’essayer d’induire en erreur les Allemands. Le mot extrêmement peu courtois, « ces ânes », à l’adresse des journalistes est employé pour donner au texte, autant que possible, un air « naturel ».

Je ne saurais dire dans quelle mesure cet artifice a pu tromper Kühlmann. En tout cas, ma déclaration du 10 février produisait sur nos adversaires l’impression de l’inattendu. Le 11 février, Czernin écrivait dans son journal intime « Trotsky refuse de signer. La guerre est finie, mais la paix n’est pas faite. » (Page 337.)

Il est difficile de le croire, mais l’école de Staline-Zinoviev a essayé, en 1924, de présenter les choses comme si, à Brest, j’avais agi contrairement à la décision du parti et du gouvernement. Les malheureux falsificateurs ne se donnent même pas la peine de jeter un coup d’oeil sur les anciens procès-verbaux ou de relire leurs propres déclarations. Zinoviev qui parla au soviet de Pétrograd, le 11 février, c’est-à-dire le lendemain du jour où la déclaration avait été lue par moi à Brest, affirma que « la seule juste issue, dans la situation qui s’était faite, avait été trouvée par notre délégation ». C’est Zinoviev lui-même qui proposa une résolution approuvant le refus de signer le traité de paix, résolution qui fut approuvée par la majorité contre une voix, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires s’étant abstenus.

Le 14 février, sur un rapport que je fis au comité exécutif central panrusse, Sverdlov, au nom de la fraction des bolcheviks déposa une résolution qui commençait ainsi :

« Le comité exécutif central panrusse, après avoir entendu et discuté le rapport de la délégation de la paix, approuve pleinement la façon d’agir de ses représentants à Brest. »

Il n’y eut pas une seule organisation particulière du parti ou des soviets qui, du 11 au 15 février, n’approuvât ouvertement les actes de la délégation soviétique.

Au congrès du parti, en mars 1918, Zinoviev déclara :

« Trotsky a raison de dire qu’il a agi conformément à la décision de la majorité autorisée du comité central. Personne ne l’a contesté... »

Enfin, Lénine lui-même, à ce congrès, raconta comment « le comité central... avait adopté la décision de ne pas signer la paix... »

Ce qui n’a pas empêché d’instituer dans l’Internationale communiste un nouveau dogme selon lequel le refus de signer la paix à Brest aurait été un acte personnel de Trotsky.

Après les grèves d’octobre en Allemagne et en Autriche, on ne savait pas du tout si le gouvernement allemand se déciderait à prendre l’offensive ; ni pour nous, ni pour le gouvernement allemand lui-même, ce n’était aussi certain que le déclarent maintenant certains sages à retardement. Le 10 février, les délégations d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie à Brest en vinrent à conclure que « la situation proposée par Trotsky dans ses déclarations doit être acceptée ». Seul, le général Hoffmann déclara s’y opposer. Le lendemain, Kühlmann, d’après Czernin, à la séance de clôture de Brest, parla en toute assurance de la nécessité d’accepter la paix de facto. Nous eûmes aussitôt des échos de ces opinions. Toute notre délégation revint de Brest à Moscou sous l’impression que les Allemands ne prendraient pas l’offensive. Lénine était très satisfait du résultat obtenu.

— Mais ne nous tromperont-ils pas ? demanda-t-il.

D’un geste, nous donnions à comprendre que cela ne nous paraissait pas probable.

— Alors, ça va, dit Lénine. S’il en est ainsi, tant mieux : les apparences sont sauvées et nous voilà sortis de la guerre.

Cependant, deux jours avant l’expiration du délai d’une semaine qui nous avait été fixé, nous reçûmes, du général Samoïlo qui était resté à Brest, un avis télégraphique disant que les Allemands, d’après la déclaration du général Hoffmann, se considéraient à partir du 18 février, midi, comme en état de guerre avec nous, et que, par conséquent, ils l’avaient invité, lui Samoïlo, à quitter Brest-Litovsk. Ce fut Lénine qui le premier eut ce télégramme entre les mains. Je me trouvais alors dans son cabinet où nous causions avec des socialistes révolutionnaires de gauche. Lénine me passa la dépêche sans dire un mot. Son regard me fit aussitôt sentir que cela allait mal. Lénine coupa court à la conversation avec les socialistes révolutionnaires et les congédia pour examiner la nouvelle situation.

— Ainsi, ils nous ont pourtant trompés. Ils ont gagné cinq jours... La Bête ne laisse rien perdre. Maintenant, donc, il ne reste plus qu’à signer d’après les anciennes conditions, si seulement les Allemands consentent à les maintenir.

Je continuai à insister dans ce sens qu’il fallait donner à Hoffmann le temps d’engager effectivement son offensive afin que les ouvriers d’Allemagne et ceux des pays de l’Entente pussent constater que cette attaque était un fait et non pas une simple menace.

— Non, répliqua Lénine. Il n’y a plus une heure à perdre. L’épreuve est faite. Hoffmann veut et peut faire la guerre. Impossible de différer. La Bête saute vivement.

En mars, Lénine disait au congrès du parti :

« Entre nous (c’est-à-dire entre lui et moi), il avait été convenu que nous tiendrions bon jusqu’à l’ultimatum des Allemands et que, dès l’ultimatum, nous céderions. »

J’ai parlé ci-dessus de cette convention. Lénine avait consenti à ne pas se prononcer ouvertement devant le parti contre ma formule uniquement parce que je lui avais promis de ne pas soutenir les partisans de la guerre révolutionnaire. Les représentants officiels de ce dernier groupe, Ouritsky, Radek et, je crois, Ossinsky, vinrent me proposer « le front unique ». Je ne leur laissai pas penser qu’il y eût quelque chose de commun entre nos attitudes. Lorsque le commandement allemand annonça la fin de l’armistice, Lénine me rappela notre convention. Je lui répondis qu’il ne s’agissait pas pour moi d’un ultimatum verbal, mais d’une véritable offensive des Allemands qui ne laisserait aucune suspicion sur nos véritables rapports avec eux.

Le 17 février, au comité central, en séance, Lénine avait mis aux voix une question préalable :

« Si nous constatons en fait une offensive allemande et si aucun soulèvement révolutionnaire ne se produit en Allemagne, ferons-nous la paix ? »

A cette question essentielle, Boukharine et ses partisans répondirent par des abstentions, Krestinsky vota comme eux. Ioffé émit un vote négatif. Lénine et moi votions dans le sens affirmatif.

Le lendemain matin, je votais contre l’expédition immédiate du télégramme que proposait Lénine, annonçant que nous étions disposés à signer la paix. Cependant, dans le courant de la journée, des dépêches nous apprirent que les Allemands avaient repris l’offensive, qu’ils s’étaient emparés de notre matériel de guerre et s’avançaient sur Dvinsk. Le soir même, je votai pour l’envoi du télégramme de Lénine : car, dès lors, il était hors de doute que la nouvelle de l’offensive allemande serait connue du monde entier.

Le 21 février, nous connûmes de nouvelles conditions de paix qui semblaient calculées pour rendre impossible la signature du traité. Au moment où notre délégation se présenta à Brest, les exigences des Allemands s’avérèrent, comme on sait, encore plus dures. Nous avions tous, et Lénine comme nous, jusqu’à un certain point, cette impression que les Allemands avaient du se concerter avec l’Entente pour détruire les soviets et préparer sur les ossements de la révolution russe la paix du front occidental. S’il en avait été réellement ainsi, il est évident qu’aucune concession de notre part n’aurait remédié à la situation. La marche des événements en Ukraine et en Finlande faisait fortement pencher la balance du côté de la guerre. Chaque heure apportait quelque mauvaise nouvelle. On apprit que les Allemands avaient opéré une descente en Finlande et qu’ils avaient entrepris d’écraser le mouvement des ouvriers finnois.

Je heurtai Lénine dans un corridor, non loin de son cabinet.

Il était extrêmement ému. Je ne l’avais jamais vu et ne l’ai jamais trouvé depuis dans un pareil état.

— Oui, dit-il, nous serons probablement forcés de batailler, bien que nous n’en ayons pas les moyens. Cette fois, je crois qu’il n’y a pas d’autre issue.

Mais, dix minutes ou un quart d’heure plus tard, lorsque j’entrai dans son cabinet, il me dit :

— Non, impossible de changer notre politique. Notre offensive ne sauverait pas la Finlande révolutionnaire et nous perdrait sûrement. Nous donnerons tout le secours possible aux ouvriers finlandais, mais sans quitter le terrain de la paix. Je ne sais si cela nous sauvera maintenant. Mais, en tout cas, c’est le seul chemin où le salut soit encore possible.

J’étais très sceptique sur la possibilité d’obtenir la paix, même au prix d’une complète capitulation. Mais Lénine décida de tenter cette voie en allant jusqu’au bout. Et comme il n’avait pas la majorité au comité central et qu’ainsi la décision dépendait de mon vote, je fis abstention pour laisser à Lénine une voix de majorité. C’est ainsi que je motivai mon attitude. Je raisonnais ainsi : si la capitulation ne nous donnait pas la paix, nous redresserions le front du parti dans la défense de la révolution par les armes à laquelle nous auraient contraints nos ennemis.

— Il me semble dis-je à Lénine dans un entretien privé, qu’au point de vue politique il serait conforme à la situation que je donne ma démission de commissaire du peuple aux Affaires étrangères.

— Pourquoi cela ? Ce sont, je l’espère, des procédés parlementaires que nous n’introduirons pas chez nous.

— Mais ma démission marquera pour les Allemands un changement radical de notre politique et augmentera leur confiance en notre réelle intention de signer cette fois la paix.

— C’est possible, dit Lénine d’un ton réfléchi. C’est là un sérieux motif politique.

Le 22 février, je fis savoir, en séance du comité central, que la mission militaire française m’avait proposé, au nom de la France et de l’Angleterre, de nous soutenir dans la guerre contre l’Allemagne. Je dis qu’on devait accepter cette offre, à condition, bien entendu, de maintenir l’entière indépendance de notre politique extérieure. Boukharine persistait à dire qu’il était inadmissible de faire un accord quelconque avec des impérialistes. Lénine me soutint de toute sa résolution. et le comité central adopta ma proposition par six voix contre cinq. Il me souvient que Lénine dicta la décision prise dans les termes suivants :

« Donner pleins pouvoirs au camarade Trotsky pour accepter l’aide des brigands de l’impérialisme français contre les brigands allemands. »

Lénine a toujours préféré des formules qui ne laissaient pas subsister de doutes.

Au sortir de cette séance, Boukharine me rattrapa dans le long corridor de Smolny, m’enlaça et éclata en sanglots.

— Que faisons-nous ! disait-il. Nous transformons le parti en un tas de fumier !

Boukharine, en général, a les larmes faciles et aime les expressions naturalistes. Mais, en cette circonstance, la situation était vraiment tragique. La révolution se trouvait entre l’enclume et le marteau.
Le 3 mars, notre délégation signa, sans le lire, le traité de paix. Devançant bien des idées de Clemenceau, la paix de Brest avait l’air d’un noeud de potence. Le 22 mars, le traité fut ratifié par le Reichstag. Les social-démocrates allemands avaient, d’avance, approuvé les principes du prochain Versailles. Les social-démocrates indépendants votèrent contre la ratification ; ils commençaient seulement à décrire la courbe stérile qui les a ramenés à leur point de départ.

Jetant un regard en arrière sur la route parcourue ; je marquai au VIIe congrès du parti (mars 1918) ma position avec assez de clarté et de plénitude :

« Si nous avions voulu effectivement, disais-je, obtenir seulement les conditions de paix les plus favorables, nous aurions dû consentir à signer dès novembre. Mais personne (sauf Zinoviev) n’a élevé la voix en ce sens : nous étions tous partisans de faire de l’agitation, de révolutionner la classe ouvrière allemande, austro-hongroise, toute la classe révolutionnaire de l’Europe. Cependant, tous nos pourparlers précédents avec les Allemands n’ont eu de sens que dans la mesure où on les prenait pour de la monnaie franche. J’ai déjà rapporté à la fraction [Bolchevique. —N.d.T.] du IIIe congrès panrusse des soviets comment l’ancien ministre d’Autriche-Hongrie Gratz avait déclaré que les Allemands ne manquaient que d’un motif pour nous envoyer un ultimatum. Ils estimaient que nous cherchions nous-mêmes cet ultimatum... que nous nous engagions d’avance à tout signer, que nous jouions simplement une comédie de révolutionnaires. Dans cette situation, si nous ne signions pas, nous étions menacés de perdre Reval et d’autres places ; en signant trop tôt, nous risquions de perdre les sympathies du prolétariat mondial, en tout ou en partie considérable. J’étais un de ceux qui croyaient que, vraisemblablement, les Allemands ne prendraient pas l’offensive ; mais que s’ils la prenaient, nous aurions toujours le temps de signer cette paix, même dans les pires conditions s’il le fallait. Avec le temps, me disais-je, tous constateront que nous n’avions pas d’autre issue. »

Il est remarquable qu’à la même époque, Liebknecht ait écrit du fond de sa prison :

« Il faut rejeter bien loin l’idée que l’issue actuelle soit, pour le développement ultérieur, pire que ne l’eût été un changement d’avis à Brest au début de février. C’est le contraire qui est le vrai. Un pareil changement d’avis eût mis sous la plus mauvaise lumière la résistance et les répugnances d’auparavant, laissant apparaître la violence finale comme une vis haud ingrata [Violence qui n’a rien de désagréable, à laquelle on cède volontiers, en complice. —N.d.T.]. Le cynisme criant au ciel, la bestialité de la dernière entrée en scène des Allemands, repousse en arrière tous les soupçons. »
Liebknecht avait progressé considérablement pendant la guerre, quand il eut définitivement appris à mettre un abîme entre lui et l’honnête manque de caractère de Haase. Il serait superflu de dire que Liebknecht était un révolutionnaire du courage le plus intrépide. Mais il commençait seulement à élaborer en lui le stratège. Cela se voyait quand se posait la question de son sort personnel, comme aussi dans sa politique révolutionnaire. Il ne se souciait pas du tout de sa propre sécurité. Quand il fut arrêté, bien des amis hochèrent la tête à propos de son abnégation et de sa « témérité ». Lénine, par contre, se préoccupa constamment de la sécurité des dirigeants. Il était le chef de l’état-major général et n’oubliait pas qu’en temps de guerre il devait assurer le haut commandement. Liebknecht était le capitaine qui mène lui-même ses troupes au combat. C’est pourquoi, notamment, il lui fut si difficile de comprendre notre stratégie de Brest-Litovsk. Il eût voulu d’abord nous voir jeter un défi au sort tout simplement, et marcher à la rencontre de la destinée. Plus d’une fois, en cette période, il condamna « la politique de Lénine et Trotsky », sans faire d’ailleurs, et avec toute raison, aucune distinction sur cette question fondamentale entre la ligne de Lénine et la mienne.

Par la suite, cependant, Liebknecht jugea autrement de la politique de Brest. Dès le début de mai, il écrivait :

« Il faut avant tout une chose aux soviets de Russie, avant toute autre chose, plus que toute autre chose, —et il s’agit non de manifestations ou de décors, mais d’une force rigide, sévère. A cette fin, en tout cas, outre l’énergie, il faut aussi de l’intelligence et du temps, de l’intelligence pour gagner de ce temps qui est indispensable à la plus grande et intelligente énergie. »

Ainsi Liebknecht reconnaissait entièrement la justesse de la politique de Lénine à Brest, visant toute à gagner du temps.

La vérité fait son chemin. Mais la sottise est vivace. Un professeur américain, nommé Fisher, dans un gros livre consacré aux premières années de la révolution soviétique (The Famine in Soviet Russia) m’attribue cette idée que les soviets ne feront jamais la guerre et ne signeront jamais aucune paix avec les gouvernements bourgeois. Cette formule absurde, ainsi que bien d’autres, a été empruntée par Fisher à Zinoviev et, en général, aux épigones ; Fisher y a ajouté seulement, ce qui prouve qu’il n’y comprend rien lui-même.

Mes critiques, venus trop tard, en rapportant la proposition que j’avais faite à Brest, ont depuis longtemps rejeté à dessein les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles elle avait été faite, et en ont tiré une formule universelle pour la pousser plus facilement jusqu’à l’absurde. Ils n’ont pas remarqué, cependant, que la situation ainsi définie « ni paix, ni guerre », ou plus exactement : « ni traité de paix, ni guerre », n’a rien en soi d’antinaturel. Nous avons même, actuellement encore, des rapports de ce genre avec certains des plus grands pays du monde : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Il est vrai que ce sont des situations établies contre notre désir, mais cela ne change rien à l’affaire. Il est, de plus, un pays à l’égard duquel nous avons pris nous-mêmes l’initiative d’une attitude « sans paix et sans guerre » : c’est la Roumanie. Mes critiques, en m’attribuant une formule universelle qui leur paraît être une pure absurdité, ne voient pas, chose étonnante, qu’ils reproduisent seulement la formule « absurde » de relations qui existent effectivement entre l’U.R.S.S. et plusieurs pays.

Comment Lénine lui-même considérait-il l’étape de Brest quand elle fut dépassée ? D’une façon générale, il jugeait inutile de revenir sur le désaccord purement épisodique qui s’était produit entre lui et moi. En revanche, il parla plus d’une fois de « l’immense importance des pourparlers de Brest, au point de vue de la propagande ». (Cf., par exemple, son discours du 17 mai 1918.) Un an après Brest, Lénine, au congrès du parti, faisait cette observation :

« Etant terriblement isolés de l’Europe occidentale et de tous les autres pays, nous ne pouvions avoir aucune documentation objective pour juger de la rapidité possible ou des formes de croissance de la révolution prolétarienne en Occident. De cette situation complexe, il résulta que la question de la paix de Brest provoqua plus d’un différend dans notre parti. » (Discours du 18 mars 1919.)

Reste à se demander quelle a été, en ces jours-là, l’attitude de ceux qui, plus tard, devaient être mes critiques et mes accusateurs. Boukharine mena, pendant presque toute une année une lutte acharnée contre Lénine (et contre moi), menaçant de faire une scission dans le parti. Il avait avec lui Kouïbychev, Iaroslavsky, Boubnov et bien d’autres qui sont maintenant les colonnes du stalinisme. Zinoviev, par contre, réclamait la signature immédiate de la paix, renonçant à cette tribune d’agitation que fut Brest. Lénine et moi condamnions d’un plein accord sa position. Kaménev, à Brest, avait accepté ma formule, mais, revenant à Moscou, se joignit à Lénine. Rykov n’était pas alors membre du comité central et, par suite, n’eut pas à participer aux conférences décisives. Dzerjinsky s’opposait à Lénine, mais, au dernier scrutin, se rattacha à lui. Quelle était la position de Staline ? Comme toujours, il n’en avait aucune. Il attendait et faisait des combines.

— Le Vieux, me disait-il, en hochant la tête du côté de Lénine, espère toujours faire la paix ; il n’y arrivera pas...

Ensuite, il allait rejoindre Lénine et lui faisait probablement les mêmes observations à mon sujet.
Staline ne prenait la parole nulle part. Personne ne s’intéressait particulièrement à ses contradictions. Sans aucun doute, mon principal souci, qui était, en cette question de la paix, de rendre notre conduite aussi compréhensible qu’il se pouvait au prolétariat mondial, était pour lui d’une importance secondaire. Ce qui l’intéressait, c’était « la paix dans un seul pays », de même que, plus tard, « le socialisme dans un seul pays ». Au scrutin décisif, il vota pour Lénine. C’est seulement quelques années plus tard que, pour mieux combattre le trotskysme, il élabora à son propre usage quelque chose dans le genre d’un « point de vue » sur les événements de Brest.

Ce n’est sans doute guère la peine d’insister. J’ai déjà consacré une place peu proportionnée aux dissensions de Brest. Mais il m’a semblé utile de déceler dans toute son ampleur un au moins des épisodes sur lesquels on élève des contestations, pour montrer ce qui s’est réellement passé et comment, dans la suite, cela a été représenté. Une des tâches accessoires que je m’assignais ici était de remettre les épigones à leur place.

En ce qui concerne Lénine, pas un homme sérieux ne me suspectera d’avoir été guidé, à son égard, par le sentiment qu’on appelle en allemand Rechthaberei [Désir de chicaner sur des vétilles. —N.d.T.]. J’ai donné, de manière à être entendu de tous, et bien avant les autres, mon appréciation sur le rôle de Lénine pendant les journées de Brest. Le 3 octobre 1918, en séance extraordinaire et générale des organes supérieurs du pouvoir soviétique, je disais :

« Je crois de mon devoir de déclarer, dans cette assemblée dont l’autorité est grande, qu’à l’heure où beaucoup d’entre nous, et moi dans ce nombre, étions dans le doute, nous demandant s’il convenait, s’il était admissible de signer la paix de Brest-Litovsk, le camarade Lénine a été le seul à affirmer, avec une persévérance et une perspicacité incomparables, contre tant d’autres parmi nous, que nous devions en passer par là pour amener à la révolution le prolétariat mondial. Et maintenant encore nous devons avouer que ce n’est pas nous qui avions raison. »

Je n’ai pas attendu les révélations tardives des épigones pour reconnaître que la virilité politique géniale de Lénine, pendant les journées de Brest, a sauvé la dictature du prolétariat. Dans les paroles que je rapporte ci-dessus, je prenais sur moi une plus forte dose de responsabilité que je ne le méritais pour les fautes commises par d’autres. J’agis ainsi pour donner l’exemple. Le sténogramme note à ce passage : « longue ovation ». Le parti voulait montrer par là qu’il comprenait et appréciait mon attitude à l’égard de Lénine, attitude exempte de toute mesquinerie, de toute jalousie. Je comprenais trop clairement ce que signifiait Lénine pour la révolution, pour l’histoire et pour moi personnellement. Il avait été mon maître. Cela ne veut pas dire que je répétais, avec du retard, ses paroles et ses gestes. Mais j’avais appris, auprès de lui, à aboutir par moi-même aux solutions qu’il trouvait de son côté.

Pierre Broué dans « Le parti bolchevique » :

Le problème de la paix divise profondément la majorité soviétique, dresse les socialistes-révolutionnaires de gauche contre les bolcheviks, divise profondément les bolcheviks eux-mêmes : le traité de Brest-Litovsk va consacrer l’amputation d’une importante partie du territoire russe. (…)

Les thèses d’avril avaient posé le problème conformément aux perspectives de Lénine et Trotsky sur la révolution européenne : la guerre ne se terminerait par une paix démocratique que si pouvoir d’Etat passait dans d’autres pays belligérants à des éléments prolétariens. A plusieurs reprises, Lénine et Trotsky affirment que la révolution russe ne saurait survivre sans victoire de la révolution européenne. C’est donc dans cette perspective qu’il faut comprendre les offres de paix faites à tous les belligérants et qui s’accompagnent d’un effort intense pour atteindre les masses par la propagande révolutionnaire et la fraternisation. Cependant, dans les semaines qui suivent la victoire d’Octobre, aucun mouvement révolutionnaire ne se produit en Europe. Pour le gouvernement bolchevique, la paix devient une absolue nécessité, aussi bien pour satisfaire l’armée et la paysannerie que pour gagner du temps en attendant la révolution européenne.

La manœuvre est délicate : il faut en même temps négocier et combattre, politiquement, les gouvernements bourgeois, utiliser, en somme, les négociations à des fins de propagande révolutionnaire. Il faut éviter de paraître prendre parti pour l’un ou l’autre des clans impérialistes, éviter cependant que la Russie révolutionnaire ne fasse les frais d’une paix de compromis entre les impérialistes, qui leur permettrait aussi de prévenir la révolution qui gronde aussi chez eux. Les négociations d’armistice commencent à Brest-Litovsk en novembre 1917, entre une délégation allemande et une délégation russe, les Alliés ayant refusé de participer à des négociations générales. L’armistice, signé le 2 décembre, établit un statu quo territorial, armées russe et allemande restant sur leurs positions, et donne à la délégation russe d’importantes satisfactions morales : les troupes allemandes du front russe ne seront pas transférées sur le front ouest, des « relations » sont organisées entre soldats russes et allemands, conditions de toute fraternisation et du développement de la propagande révolutionnaire des Russes.

Aux pourparlers de paix qui commencent le 22 décembre, Trotsky dirige la délégation russe. Il va se faire le procureur des peuples contre la diplomatie impérialiste, cherchant en même temps à gagner du temps et à démasquer la politique allemande. Mais le 5 janvier, le général Hoffmann sort une carte : la Pologne, la Lituanie, la Russie blanche, la moitié de la Lettonie doivent rester occupées par l’armée allemande. Les Russes ont dix jours pour répondre par oui ou par non. Doivent-ils céder, le couteau sur la gorge ? Ont-ils la force de résister ? (…)

Ni Lénine, qui défend la première la première des positions, ni Boukharine, qui défend la deuxième, n’arrivent à rallier la majorité du comité central qui, finalement, suit Trotsky, et décide, par 9 voix contre 7 de mettre fin à la guerre sans signer la paix. (…)

Le 17, l’offensive de l’armée allemande se développe sur tout le front. Lénine propose au comité central de reprendre les pourparlers pour signer la paix. Il est battu par 6 voix contre 5. Contre lui, Boukharine et Trotsky ont fait prévaloir la décision de « reculer la reprise des négociations de paix jusqu’à ce que l’offensive allemande soit suffisamment claire et que soit révélée son influence sur le mouvement ouvrier. » Mais Lénine estime que ce sont là phrases creuses et que la majorité du comité central se dérobe en fait à ses responsabilités. Il pose donc la question de savoir ce qu’il faudra faire si l’armée allemande continue à avancer et si la révolution n’éclate pas en Allemagne : cette fois, le comité central, par six voix contre une, celle de Joffé, et quatre abstentions, indique qu’il faudrait effectivement reprendre les pourparlers. Trotsky, dans ce vote, a rejoint Lénine.

Le 18, le comité central se réunit de nouveau, car l’avance allemande progresse d’une manière foudroyante en Ukraine. Lénine propose de reprendre les négociations sur la base des propositions sur lesquelles la délégation russe a refusé de signer précédemment : Trotsky le suit encore et cette proposition est adoptée par sept voix contre cinq. Le gouvernement va donc reprendre contact avec l’état-major allemand, dont la réponse parvient le 23 février. Les conditions sont aggravées : il faut cette fois évacuer l’Ukraine, la Livonie, l’Esthonie. La Russie va être amputée de 26% de sa population, 27% de sa superficie cultivée, 26% de ses voix ferrées, 75% de sa capacité de production d’acier et de fer.

La discussion reprend au comité central : Boukharine demande le rejet des conditions allemandes et la résistance à outrance, la « guerre révolutionnaire ». Lénine exige la fin du « bavardage révolutionnaire », menace une fois encore de démissionner si le comité central ne se range pas à son avis. Staline propose, comme un moyen terme, la réouverture des négociations. Lénine exige alors que le comité central se prononce pour l’acceptation ou le rejet immédiats des conditions allemandes : il propose l’acceptation et sera suivi par 7 voix contre 4. Trotsky n’est pas convaincu, mais se refuse à courir le risque d’avoir à mener une guerre révolutionnaire sans Lénine à la tête du gouvernement. Le même jour, le comité exécutif des soviets approuve la position du comité central défendue par les bolcheviks par 116 voix contre 84 : de nombreux députés bolcheviques s’abstiennent. Le traité amputant la Russie est signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk. (…)

La discussion autour de Brest-Litovsk a mené le parti à deux doigts de la scission. Dès la décision du comité central, un groupe de responsables, parmi lesquels Boukharine, Boubnov, Ouritski, Piatakov, Vladimir Smirnov, démissionnent de toutes leurs fonctions, reprennent leur liberté d’agitation à l’intérieur du parti comme à l’extérieur. Le bureau régional de Moscou déclare qu’il cesse de reconnaitre l’autorité du comité central jusqu’à la réunion d’un congrès extraordinaire et de nouvelles élections. Sur proposition de Trotsky, le comité central vote une résolution garantissant à l’opposition le droit de s’exprimer librement à l’intérieur du parti. (…)

Le 4 mars, le comité du parti de Pétrograd fait paraître le premier numéro d’un quotidien, le Kommunist, dont le comité de rédaction est formé de Boukharine, Karl Radek et Ouritski, et qui va être l’organe public de l’opposition de ceux que l’on appelle désormais les « communistes de gauche ». Cette initiative, coïncidant avec la tenue du congrès qu’elle avait réclamé et où elle est battue, semble indiquer la détermination de l’opposition de s’engager dans la voie de la scission et de la constitution d’un parti rival de celui qui vient de changer, cette fois à l’unanimité, son nom pour celui de « parti communiste ».

C’est en effet toute une ligne que les « communistes de gauche » opposent à celle de Lénine. La chute brutale de la production industrielle a amené le conseil des commissaires à restreindre la portée des initiatives prises par les ouvriers dans les entreprises sous le drapeau du « contrôle ouvrier ». Au comité central, puis au congrès, Lénine a fait adopter des mesures énergiques pour enrayer la désorganisation de l’industrie : maintien, le plus longtemps possible, de l’ancienne administration capitaliste des entreprises, concessions pour s’assurer les services de spécialistes et techniciens bourgeois, rétablissement de l’administration et de la direction par une seule personne, encouragement à la productivité ouvrière par un système de primes contrôlé par les syndicats. Lénine ne dissimule pas que le contrôle ouvrier est à ses yeux un pis-aller, en attendant que soit possible l’organisation d’un contrôle d’Etat. Les communistes de gauche voient dans ces mesures un recul de la révolution. Pour Boukharine, le parti est à un tournant de son histoire : ou bien la révolution russe se bat sans compromission contre le monde capitaliste par la « guerre révolutionnaire », tout en parachevant son œuvre intérieure par une nationalisation totale et la remise de la direction de l’économie à un organisme émanant des comités de contrôle, ou bien elle signe la paix avec l’Allemagne et entre dans la voie du compromis à l’extérieur et de la dégénérescence à l’intérieur. Lénine a affirmé la nécessité d’une période de « capitalisme d’Etat » pour l’économie ; les communistes de gauche décèlent l’amorce d’une restauration de rapports « petits-bourgeois » dans les entreprises, dénoncent la conception « centraliste bureaucratique » qui l’inspire, l’abandon, en pratique, de « l’Etat-commune, administré par en bas » qui devrait être la base de l’Etat ouvrier. (…)

Boukharine et ses amis craignent certes que l’acceptation de la paix le couteau sous la gorge ne signifie l’abandon de la politique de révolution internationale et ne soit en quelque sorte la préface d’une sorte de ligne de coexistence pacifique qui ne saurait qu’aboutir à la dégénérescence de la révolution. Mais Lénine n’abandonne pas la perspective de la révolution européenne : « Il est absolument exact que, sans révolution allemande, nous périrons. » Il refuse d’admettre, comme Riazanov le suggère, que le parti se trouve placé devant le dilemme d’être « avec les masses paysannes ou avec le prolétariat d’Europe occidentale ». (…)

Le parti retrouvera sa cohésion dans les mois qui suivent. L’attitude de Trotsky, à cet égard, est déterminante. « Il n’y aurait pas de coup plus grave porté aujourd’hui à la cause du socialisme, que l’effondrement du pouvoir soviétique en Russie. », a déclaré le comité central. Ce souci de préserver les chances de la révolution européenne qui est, avant tout, le sien, la profonde considération qu’il éprouve désormais pour Lénine, déterminent son attitude au comité central et au congrès de mars 1918 : il maintient ses réserves et ses critiques, mais multiplie les efforts pour empêcher la cristallisation des divergences. C’est lui qui convainc Joffé et Dzerjinski de ne pas suivre Boukharine dans son opposition publique, et c’est lui qui, le garder, fait offrir à Boukharine la liberté d’expression totale à l’intérieur. (…)

Les communistes de gauche, eux aussi, redoutent une scission dont ils sentent qu’elle comporte des risques redoutables et, pour eux, des responsabilités écrasantes. (…) La discussion dans le parti ne tourne pas à l’avantage de l’opposition. Dès le mois de mai, elle a perdu la majorité à Moscou et dans la région de l’Oural, que dirigeait Préobrajenski. Les communistes de gauche ont-ils envisagé une alliance « parlementaire » avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, adversaires de la signature avec eux, au comité exécutif des soviets ? Il semble bien qu’une telle combinaison leur ait été proposée : un changement pacifique de majorité au sein de l’exécutif aurait amené la substitution au gouvernement de Lénine d’un gouvernement Piatakov, partisan de la guerre révolutionnaire. (…) C’est finalement l’attitude des s-r de gauche qui sera déterminante pour ramener l’opposition au bercail. Au mois de juillet, ils décident de déclencher une campagne terroriste pour provoquer la reprise de la guerre avec l’Allemagne. Sur l’ordre de leur comité central, un groupe de s-r de gauche, avec le jeune Blumkine, membre de la tchéka, abattent l’ambassadeur d’Allemagne, le comte von Mirbach. D’autres s-r de gauche, également membres de la tchéka, arrêtent des repsonsables communistes et tentent un soulèvement à Moscou. (…)

Les communistes de gauche décident de rester dans le parti car ils n’ont pas d’autre choix à l’heure du danger. La crise interne, en définitive, aura, une fois de plus, renforcé la cohésion du parti. Lénine a encore affirmé le droit de ses contradicteurs à quitter le parti, écrivant dans la Pravda du 28 février : « Il est parfaitement naturel que des camarades qui sont nettement opposés au comité central le condamnent énergiquement et expriment leur conviction qu’une scission est inévitable. C’est le droit le plus élémentaire des membres du parti. »

Une année plus tard, le 13 mars 1919, il dira : « La lutte qui a pris naissance dans notre parti au cours de l’année écoulée a été extrêmement féconde, elle suscité de multiples heurts sérieux, mais il n’y a pas de lutte sans cela ». C’est qu’à cette date, il y a déjà dix mois que les opposants ont repris leur place dans les rangs du parti.

Le point de vue de Victor Serge sur la paix de Brest-Litovsk entre l’Etat ouvrier de Lénine et Trotsky et l’impérialisme allemand

Extraits de « L’an I de la révolution russe » de Victor Serge :

« Si le calcul des bolcheviks – fondé sur leur confiance en le prolétariat révolutionnaire et sur leur certitude du délabrement des pays en lutte – était exact, leur tactique audacieuse était la bonne, puisqu’elle ne pouvait que contribuer à mûrir les événements. Mais s’ils se trompaient ? S’ils se trompaient seulement sur le degré de maturité de la situation ? L’état-major des empires centraux n’allait-il pas répondre aux propositions d’armistice par des opérations foudroyantes contre une armée en pleine désagrégation, dont les officiers n’étaient plus obéis, dont les soldats se démobilisaient tout seuls, par unité entières, pour rentrer au village ? Les bolcheviks semblaient brûler les vaisseaux de la révolution. Si l’Allemagne avait encore la force de repousser leurs propositions, pourraient-ils, eux, soutenir la guerre révolutionnaire dont ils acceptaient le principe ? (…) L’armistice fut conclu le 2 décembre, pou 28 jours, délai renouvelable. (…) Les négociations reprirent le 27 décembre. La nouvelle délégation soviétique était composée de Trotsky, Ioffé, Kamenev, Karakhan, Pokrovski, Bitzenko, Karéline. (…) Les négociateurs avaient conscience de représenter, bien plus que des Etats en guerre – le mot d’ « Etat » appliqué à la jeune république des Soviets faisait sourire, à cette époque, les diplomates de tous les pays – des mondes incompatibles. (…) « Nous avions à l’égard de nos partenaires, écrit Trotsky, une immense supériorité : nous les comprenions beaucoup mieux qu’ils ne nous comprenaient. » (…) Les bolcheviks, adversaires de principe de toute diplomatie secrète, avaient exigé la publication du compte-rendu sténographique des pourparlers. Par-dessus la tête des plénipotentiaires casqués et masqués de l’impérialisme germanique, ils parlaient aux peuples. (…) On fut, vers le 5 janvier, au point mort, les Centraux rendus furieux par l’agitation bolchevique, les bolcheviks mis en demeure de continuer la guerre désormais impossible ou de souscrire à une paix désastreuse, outrageante et démoralisante.

La question de principe ne se posait pas pour les bolcheviks, étrangers aux rêveries pacifistes. Dès 1916, Lénine prévoyant la victoire du socialisme dans un ou plusieurs pays, envisageait la possibilité de guerres même offensives du ou des pays socialistes contre les pays capitalistes. (…) Mais les principes n’étaient pas en cause. L’armée se démobilisait d’elle-même, les soldats rentrant dans leurs foyers. Les masses ne voulaient plus se battre. L’insurrection d’Octobre s’était faite au nom de la paix. Les transports étaient à bout de forces, la production profondément désorganisée, le ravitaillement dans un état lamentable. La famine menaçait plus que jamais. (…) La guerre était finie du côté russe. La paix allemande n’en était pas moins inacceptable. La situation restait d’ailleurs confuse, les éléments d’information sur la démobilisation spontanée faisant défaut et l’enthousiasme révolutionnaire entretenant de grandes illusions. Le 8 janvier, à la veille du troisième congrès des Soviets, une importante réunion de militants responsables du Parti bolchevique se tint à Pétrograd. Trois points de vue distincts s’y affirmèrent. Celui de Lénine pour la paix ; celui de Trotsky qui considérait la guerre révolutionnaire comme impossible, mais tenait à provoquer une rupture des négociations, afin que la capitulation possible fût manifestement arrachée par la violence allemande ; et celui des partisans de la guerre révolutionnaire. 65 militants bolcheviques assistaient à la conférence. Lénine y fut mis en minorité après l’exposé de ses thèses sur la paix. Les partisans de la guerre révolutionnaire réunirent trente-deux voix, la tendance intermédiaire (Trotsky) en eut seize, et Lénine quinze. On se retrouva le lendemain au Comité central du Parti. Lénine fit valoir l’impossibilité de combattre, le manque de chevaux, l’impossibilité de sauver l’artillerie en cas de retraite, la facilité avec laquelle les Austro-Allemands s’empareraient de Reval et de Pétrograd. (…) « Si nous pensions le mouvement révolutionnaire allemand susceptible d’éclater dès la rupture des pourparlers, nous devrions nous sacrifier, la révolution allemande devant être très supérieure à la nôtre. Mais elle n’a pas encore commencé. Nous devons tenir jusqu’à la révolution socialiste générale, et nous ne le pouvons qu’en faisant la paix » expliquait Lénine. (…) La formule défendue par Trotsky, Boukharine, Ouritski – traîner les négociations en longueur – emporta la majorité. La même solution préconisée – « ni faire la guerre, ni signer la paix » - fut adoptée une nouvelle fois à quelques jours de là, le 14 janvier, par les comités centraux des Partis bolchevique et socialiste-révolutionnaire de gauche réunis. Cette majorité se rendait compte de l’impossibilité d’une résistance, mais estimait qu’une offensive allemande, si elle était possible, provoquerait des deux côtés du front une explosion révolutionnaire. (…) Lénine était bien en minorité, et pas seulement au Comité central. Les Comités si influents de Pétrograd, de la région moscovite, de l’Oural, de l’Ukraine, etc.., se prononçaient contre sa thèse. Les mœurs du grand parti étaient au fond si démocratiques que son chef reconnu s’inclinait devant la majorité, mais sans cesser toutefois de défendre son propre point de vue. (…)

Résumons les thèses de Lénine. Le succès de la révolution socialiste est assuré en Russie par l’adhésion des masses ouvrières et paysannes. La guerre civile inévitable est encore loin d’avoir atteint son point culminant. Le sabotage, la corruption et ses autres formes non actives la prolongeront des mois durant. La révolution a besoin de temps. Il lui faut tout au moins une trêve de plusieurs mois pour vaincre la bourgeoisie et entreprendre son œuvre d’organisation. Il est impossible de prévoir l’échéance de la révolution européenne inéluctable et prochaine. Les premiers pourparlers de Brest-Litovsk ont montré que le parti militaire l’emporte en Allemagne et nous met devant l’alternative de continuer la guerre ou de subir une paix impérialiste en payant une contribution de guerre déguisé de trois milliards. L’impossible a déjà été fait pour traîner les négociations en longueur. Faire la paix, cédant à la force, ce n’est pas trahir l’internationalisme prolétarien. Nous libèrerions, en faisant la paix, les troupes allemandes du front oriental, et ce serait, nous dit-on, faire le jeu de l’impérialisme germanique. Mais, à ce point de vue, la guerre révolutionnaire ferait le jeu de l’impérialisme anglo-français. Les questions doivent être tranchées, non du point de vue de la préférence à accorder à tel ou tel impérialisme, mais exclusivement de celui des meilleures conditions de développement et d’affermissement de la révolution socialiste commencée. (…) Nous sommes partisans en principe de la guerre révolutionnaire, mais c’est une question de possibilités réelles. La politique du beau geste ne correspondrait nullement à la proportion des forces en présence. L’armée est hors d’état d’opposer une résistance efficace aux Allemands ; ceux-ci peuvent prendre Pétrograd. Les masses paysannes et celles des soldats sont contre la guerre ; ce serait tenter une aventure que de vouloir, en présence de la démoralisation complète de l’armée, faire la guerre contre la volonté de la majorité des soldats. La création d’une armée socialiste exigera des mois. La guerre révolutionnaire ne serait admissible que si la révolution allemande devait éclater dans les trois ou quatre mois. Dans le cas contraire, la défaite équivaudrait à la perte du pouvoir socialiste. Jouer le destin de la révolution sur cette carte, ce serait courir une aventure. La paix séparée n’affaiblira pas la révolution allemande ; l’exemple des Soviets aura un immense effet de propagande. La paix nous émancipera autant que possible de la tutelle impérialiste. La vraie guerre révolutionnaire devrait être une guerre offensive, faite par l’armée socialiste, afin de renverser la bourgeoisie des autres pays. Elle est en ce moment impossible. Nous avons fait le possible pour la Pologne, la Lithuanie, la Courlande ; les intérêts du socialisme priment sur ceux des nationalités.

La théorie de Lénine était justement appelée « théorie du répit ».

Une tendance de gauche s’esquissait déjà fortement dans le Parti bolchevique, groupée autour des militants d’extrême-gauche de Moscou (Iaroslavski, Soltz, Mouralov, Sapronov, Ossinski, Stoukov, etc.) Le Bureau régional de l’organisation de Moscou exigeait dès la fin de décembre la rupture des négociations de Brest-Litovsk, ainsi, du reste, que celle de toutes les relations diplomatiques avec tous les Etats capitalistes. (…)

La thèse de Trotsky en était essentiellement différente. Trotsky ne dissimulait pas l’impossibilité complète de continuer la guerre. Mais il doutait que l’Allemagne, en proie à une crise profonde, l’Allemagne dont l’armée lasse subissait l’influence de la révolution russe, pût prendre l’offensive. Il fallait, pensait-il, mettre à l’épreuve la classe ouvrière et l’armée allemandes. A quoi Lénine répliquait : « C’est tentant, mais risqué, trop risqué. Rien n’est actuellement plus précieux que notre révolution. Il faut la mettre à tout prix hors de danger. »

Trotsky arguait aussi de la situation dans le Parti. La paix immédiate pourrait amener une scission ; le départ des bons éléments de gauche renforcerait mécaniquement les éléments de droite.

Lénine répondait : « Ces lubies passeront La scission n’est pas absolument inévitable. Et, si elle se fait, ceux qui l’auront faite reviendront au Parti. Mais, si les Allemands nous écrasent, nous ne reviendrons pas… » (…)

A la mi-janvier, de grandes grèves éclatèrent à Berlin. La Pravda parut le 18 janvier avec cette manchette : « C’en est fait ! La tête de l’impérialisme allemand est sur le billot. Le glaive de la révolution prolétarienne se lève ! La Révolution en Allemagne ! Un soviet à Berlin ! »

Le mouvement gréviste embrassait Vienne, Berlin, Kiel, Hambourg, Dusseldorf, Cassel, Leipzig, Halle, etc. Des soviets promptement dissous naissaient en effet à Berlin et à Vienne. Les usines de guerre chômaient. (…)

A la séance du 28 janvier, aux négociations de Brest-Litovsk, la parole de Trotsky se fit inattendument agressive. Il prononça un discours bref, exclusivement destiné à la propagande :

« Les peuples demandent quand finira cette autodestruction de l’humanité (…) Nous ne voulons plus participer à cette guerre purement impérialiste où les prétentions des classes possédantes se paient de sang humain. Nous considérons avec la même intransigeance les impérialismes des deux parties et nous ne consentons plus à verser le sang de nos soldats pour les intérêts d’un parti impérialiste. Dans l’attente de l’heure que nous espérons proche où les classes laborieuses opprimées de tous les pays prendront le pouvoir comme l’a pris le peuple travailleur de Russie, nous retirons de la guerre notre peuple et notre armée. Notre soldat-laboureur retourne à ses labours pour cultiver paisiblement, dès ce printemps, la terre que la révolution a fait passer des mains des propriétaires fonciers à celle des paysans. Notre ouvrier-soldat doit retourner à l’atelier pour y produire non des engins de destruction, mais un outillage créateur et bâtir avec le laboureur la nouvelle économie socialiste. »

S’était bien la chose à laquelle s’attendaient le moins les Austro-Allemands. (…) Les Autrichiens furent d’avis que la situation intérieure et particulièrement celle de l’Autriche-Hongrie ne permettait pas d’offensive contre la Russie. (…) Les généraux allemands exigèrent l’offensive. Le Kaiser fut de l’avis des généraux.

Le gouvernement des soviets consommait au même moment, par la rupture des dettes extérieures de la Russie, sa rupture définitive avec les puissances alliées. (…) L’annulation des dettes de l’Etat fut précédée de la confiscation, au profit de la Banque d’Etat (aux mains des soviets) de tous les capitaux constitués par action des banques privées (décret des commissaires du peuple du 26 janvier).

Le décret du 28 janvier annula tous les emprunts d’Etat contractés à l’étranger par les gouvernements des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie russe. (…) C’était un coup porté à la haute banque internationale et aux impérialismes alliés. (…)

Le 18 février, huit jours après la clôture des négociations, le général Hoffmann, violant la clause de l’armistice selon laquelle la reprise des hostilités devait être annoncée une semaine à l’avance, informait le gouvernement des Soviets du retour à l’état de guerre. Le prince Léopold de Bavière annonçait à ses troupes qu’elles n’allaient pas se battre pour des conquêtes, mais pour en finir avec la contagion du bolchevisme. (…) L’offensive allemande ne rencontra aucune résistance. Les troupes allemandes avancèrent sans coup férir, en usant des voies ferrées. Elles occupèrent en quelques jours (du 18 au 24 février) Revel, Dejitza, Dvinsk, Minsk ; elles envahirent l’Ukraine. (…) Les dernières troupes russes se retiraient en désordre devant eux, sans même prendre la peine d’obéir aux ordres du Conseil des commissaires du peuple prescrivant de détruire, en cas de retraite, les armes et les munitions. Si les Allemands refusaient la paix (à nouveau proposée par les Soviets), il ne restait plus aux Soviets qu’à organiser la guerre de partisans en territoire occupé. La patrie socialiste fut proclamée en danger. (…) La terreur rouge naissait, cette fois comme dans la révolution française, de l’invasion étrangère et de l’immensité du péril.

Mais le pays paysan ne voulait pas de battre. Lénine avait raison qui fondait sur cette constatation toute sa théorie du répit. Les Allemands progressaient sans rencontrer de résistance et s’emparaient d’un immense butin. Ils firent en une semaine de deux à trois cent kilomètres. Les gardes rouges leur résistèrent parfois : c’était une résistance désespérée, vouée à l’insuccès. La passivité du soldat paysan contrastait avec l’enthousiasme des ouvriers qui, par usines entières, avec leurs femmes et leurs grands enfants, bons eux aussi pour la résistance, accouraient s’armer à l’Institut Smolny. (…)

L’arrivée d’une nouvelle délégation soviétique à Brest-Litovsk, le 1er mars, n’apporta aucune amélioration à la situation. Les Allemands refusèrent d’interrompre les opérations jusqu’à la signature même de la paix fixée par eux au 4 mars. (…)

Dès l’annonce de la reprise des hostilités, Lénine proposa au Comité central la signature immédiate de la paix (17 février). Il est de nouveau mis en minorité, mais par une seule voix.
(…) A la première séance, sept voix contre six écartent encore la proposition de Lénine (reprise immédiate des pourparlers), défendue par Zinoviev et combattue par Boukharine et Trotsky. A la deuxième séance, Trotsky fait part de la prise de Dvinsk et de l’entrée des Allemands en Ukraine.

« Nous entrons malgré nous, répond Lénine, dans la guerre révolutionnaire. On ne joue pas avec la guerre ! Ce jeu nous a amenés dans une telle impasse que le krach de la révolution est désormais inévitable si l’on s’en tient plus longtemps à une attitude moyenne. Ioffé nous a écrit de Brest qu’il n’y a pas en Allemagne le moindre commencement de révolution. (…) Le paysan ne veut pas de la guerre et ne se battra pas. » (…) Terriblement confirmé par les événements, Lénine l’emporte cette fois par 7 voix contre 6. La voix de Trotsky lui donne l’avantage. (…)

La politique de Lénine à ce tournant de la révolution mérite d’être approfondie. Lénine la motiva fortement selon son habitude dans ses articles de la Pravda et ses interventions au Comité central. (…)

Nous aiderions Liebnecht en faisant la guerre ? Pas en faisant la guerre sans forces réelles ; se battre quand on n’a pas les forces nécessaires, c’est courir les aventures. (…)

L’objectif de Trotsky était double : épuiser les possibilités révolutionnaires et convaincre les prolétariats d’Occident de l’intransigeance des bolcheviks à l’égard de l’impérialisme austro-allemand. (…) Les austro-allemands hésitèrent avant de prononcer leur offensive contre la Russie, montrant que (…) le succès de la tactique « ni paix ni guerre » semble avoir été possible.

La guerre révolutionnaire préconisée par les communistes de gauche et la plupart des socialistes-révolutionnaires de gauche n’était en revanche susceptible d’aucun succès. Nous l’avons vu par la facilité de l’invasion allemande ; nous le verrons par les difficultés de la création de l’Armée rouge. Quelles idées directrices inspiraient cette conception ? La première de ces idées, attestée par l’usage fréquent des qualificatifs « déshonorant, infâme », etc, procédait d’une notion abstraite, dogmatique, de l’honneur, étrangère en somme au réalisme prolétarien : l’honneur révolutionnaire n’est pas en cause quand on subit une défaite inéluctable sans renoncer à la lutte. La seconde procédait surtout d’un sentiment qu’il est permis de définir romantique. On ne peut certes pas condamner en principe l’intervention révolutionnaire tendant à hâter dans un pays le dénouement de la lutte des classes ; encore faut-il que cette intervention soit opportune et fondée sur l’emploi de forces réelles, faute de quoi ses résultats peuvent être désastreux. Ce qu’on découvre de plus sain dans le communisme de gauche de la période de Brest-Litovsk, c’est, sous des raisonnements abstraits contraires à la dialectique marxiste, sous des exagérations de sentiment, sous un doctrinarisme dangereux, la crainte de l’opportunisme. Crainte non justifiée : aucune vraie tendance de droite ne se manifestait dans le Parti bolchevique, mais crainte utile. (…)

La « paix infâme » de Brest-Litovsk fut la première retraite du prolétariat révolutionnaire de Russie livré à lui-même par l’inaction du prolétariat européen, en présence des puissances impérialistes. Ce fut le premier heurt de l’Etat naissant des Soviets et de son entourage impérialiste. La révolution russe se trouva seule. Elle dut, pour vivre, gagner du temps. Le temps était tout. (…) Par ailleurs, les calculs fondés par les Austro-Allemands sur la capitulation de la Russie allaient être déjoués. (…) L’Ukraine ne leur procura, au prix de difficultés sans nombre, qu’une partie des vivres escomptés. L’occupation des territoires russes (…) exigea plus de troupes que l’on ne l’avait prévu. (…) les prisonniers de guerre revinrent de Russie « bolchevisés ». L’Ukraine conquise fut le premier tombeau de l’impérialisme germanique. L’Ukraine conquise fut le premier tombeau de l’impérialisme germanique.

(…) La République des Soviets pouvait-elle vivre sous le fardeau du traité de Brest-Litovsk ? C’était le grand problème. Elle perdait quarante pour cent de son prolétariat industriel (les Austro-Allemands occupaient le bassin houiller du Donietz), quatre-vingt-dix pour cent de sa production de combustibles, quatre-vingt-dix pour cent de son industrie sucrière, soixante-cinq à soixante-dix pour cent de sa métallurgie, cinquante-cinq pour cent de son froment, bref la majeure partie de ses blés d’exportation. La Russie, dont tout le commerce extérieur repose depuis des siècles sur l’exportation des blés, allait se retrouver livrée à elle-même, vouée à une perpétuelle indigence. (…)

Le Comité régional de Moscou votait, le 24 février, une motion de défiance à l’égard du Comité central et refusait de se soumettre « aux mesures qui pourraient concerner l’application du traité de paix. »

Cette motion était suivie d’un commentaire explicatif où il était dit :

« Le Bureau régional de Moscou estimant la scission du Parti dans un avenir rapproché devenue assez probable, se donne pour but de grouper tous les révolutionnaires conséquents, tous les éléments communistes en lutte contre les partisans de la paix séparée et contre les éléments modérés du mouvement communiste. Il serait, pensons-nous, conforme aux intérêts de la révolution internationale de consentir au sacrifice du pouvoir des Soviets en passe de devenir un pouvoir purement formel.

(…) Les communistes de gauche publièrent un journal quotidien (du 5 au 19 mars) ; ce fut Le Communiste, organe du Comité pétersbourgeois du Parti, paraissant sous la rédaction de Boukharine, de Radek et d’Ouritski. Transporté peu après à Moscou, Le Communiste y parut du 20 avril à juin, hebdomadairement. Ossinski et V.-M. Smirnov entrèrent à cette époque dans sa rédaction. Nous noterons parmi les collaborateurs de l’organe de gauche : Boubnov, Bronski, Antonov, Lomov, M. Prokrovski, E. Préobrajenski, I. Piatakov, Soltz, Unschlicht, Kollontaï, V. Kouybichev, E. Yaroslavski, Sapronov, Safarov. Ces noms donnent une idée de la force et de la qualité du mouvement de gauche. (…)

Le Congrès ne s’occupa que de la paix. Lénine (soutenu par Zinoviev, Smilga, Sverdlov, Sokolnikov) y combattit les thèses des gauches. Trotsky, partisan de la guerre, se rallia à la thèse de Lénine en raison de l’impossibilité de soutenir une guerre révolutionnaire avec un parti divisé. La menace d’une scission, redoutée de tous, plana sur le Congrès jusqu’à la fin de ses travaux. L’attachement à l’unité l’emporta. Les opposants furent représentés au Comité central, comme à la commission de révision du programme.

Lénine déclara au congrès : « La vérité absolue, c’est que sans révolution en Allemagne, nous périrons. » (…)

La thèse des communistes de gauche se fonde, à ce moment comme avant la conclusion de la paix, sur des sentiments profonds : l’indignation, la douleur, la colère et sur un doute tragique en les destinées de la révolution, doute d’autant plus tragique qu’il a pour contrepartie un enthousiasme révolutionnaire qui va jusqu’à l’aveuglement, jusqu’au désir de sacrifice absolu. Ce sentiment se traduit par des affirmations surprenantes : « Si la révolution russe ne fléchit pas elle-même, personne ne la matera ni ne la brisera. » - « Tant que la révolution ne capitule pas, elle ne doit craindre aucune défait partielle, aussi grave soit-elle. La grande république des soviets peut perdre Pétersbourg, Kiev, Moscou, elle ne peut pas périr. » De telles affirmations ébahissent. Mais comment tenir en réalité ? Il faut « une mobilisation des esprits ». Boukharine disait : « Quand les masses auront vu l’offensive allemande à l’œuvre… une vraie guerre sainte commencera. (…) Ces théories étaient justifiées par une affirmation doctrinale et par une déformation des faits. L’affirmation doctrinale, la voici : « Pas de compromis ! La révolution ne doit ni manœuvrer ni battre en retraite, ni consentir à des compromis. Elle ne peut appliquer qu’une tactique, celle de la plus grande intransigeance. Plutôt périr que vivre au prix d’un compromis.
(…) La déformation, inconsciente à coup sûr, des faits consistait à nier la trêve obtenue de l’impérialisme allemand et, mieux, à en contester jusqu’à la possibilité. La perspective de paix était, disait Boukharine, « illusoire, inexistante ». La pais, écrivait Kollontaï, est devenue une impossibilité.

(…) Les communistes de gauche déclaraient la scission malaisée à éviter ; ils avaient leurs propres organes dirigeants (le Comité régional de Moscou, les Comités de l’Oural, etc.), leur journal, Le Communiste, leurs noyaux un peu partout. Ils refusèrent d’entrer dans le Comité central du Parti et y furent élus malgré eux. Lénine précisait que la nécessité pour le comité central de suivre une politique déterminée ne nécessitait pas que tous ses membres dussent avoir la même opinion.

(…) Lénine leur répondait dans son rapport à l’Exécutif panrusse des Soviets du 29 avril, publié en brochure sous le titre « Tâches actuelles du pouvoir des Soviets ». (…) Les communistes de gauche (Boukharine, Préobrajensky, Piatakov, Iarosvlaski, Radek) y voyaient poindre une périlleuse déviation de droite. Ils précisèrent leur point de vue dans les quinze thèses du 4 avril, que nous allons parcourir. Les premières expliquent l’approbation donnée à la paix de Brest-Litovsk par la majorité des travailleurs : les éléments fatigués et déclassés l’ont emporté. L’analyse de la situation créée par la paix amenait les auteurs à conclure à l’ « effondrement du système impérialiste, au cours du printemps u de l’été prochains », la victoire éventuelle de l’Allemagne ne pouvant que le retarder de peu.

Les thèses reprochaient au Comité central de ne pas vouloir encore la nationalisation complète de l’industrie et la socialisation de la production. Elles dénonçaient le péril que le « rapprochement du prolétariat avec les paysans les plus pauvres » faisait courir au Parti, de tomber dans l’ornière petite-bourgeoise. « Si cette tendance prévaut, la classe ouvrière perdra son rôle dirigeant et l’hégémonie dans la révolution socialiste qui conduit les paysans les plus pauvres à la subversion du joug du capital financier et des propriétaires fonciers ; la classe ouvrière ne sera plus qu’une force encadrée par la masse petite-bourgeoise qui s’assigne pour tâche, au lieu de la lutte prolétarienne, en union avec prolétariat de l’Europe occidentale, contre le système impérialiste, la défense d’une patrie de fermiers contre les charges de l’impérialisme, défense dont objectifs peuvent être atteints par un compromis avec l’impérialisme. En cas de renoncement à une politique prolétarienne active, les conquêtes de la révolution ouvrière et paysanne commenceront à se figer en un système de capitalisme d’Etat et de rapports économiques propres à la petite bourgeoisie. » La tentation de maintenir à tout prix, pour la révolution internationale, le pouvoir des Soviets pourrait engager le parti dans cette voie. En politique étrangère, les accords avec les Etats capitalistes et la manœuvre succéderaient à l’agitation révolutionnaire ; dans les domaines économiques, on s’entendrait avec les capitalistes, les coopérateurs, les paysans riches ; au lieu d’une industrie socialiste, on créerait, de concert avec les capitaines d’industrie, des trusts qui pourraient avoir l’apparence d’entreprises d’Etat ; les Soviets perdraient leur autonomie, on passerait du type des communes au gouvernement d’une bureaucratie centralisée ; la discipline du travail se rétablirait contre les ouvriers, avec le travail aux pièces, etc ; l’Etat des Soviets, désormais séparé du mouvement ouvrier international, deviendrait un Etat national petit-bourgeois. (…)

La passion de cette opposition de gauche allait si loin que les socialistes-révolutionnaires de gauche s’enhardirent jusqu’à la sonder sur la possibilité d’arrêter Lénine…. Cet épisode fut révélé en 1923 par Boukharine.

La réponse de Lénine est intitulée « De l’infantilisme de gauche et de l’esprit petit-bourgeois ». « La paix a déjà aggravé le conflit entre forbans impérialistes », les gauches le constatent sans se rendre compte que c’est là une belle justification de la paix. Ils annoncent l’écroulement de l’impérialisme pour le printemps ou l’été prochains. Cette « formule d’une impuissance infantile » renferme une vérité indéniable. Aucun politique sérieux ne se chargera de dire quand doit commencer l’effondrement d’un système. Les gauches déplorent « l’inactive psychologie de paix qui s’affermit chez les masses ». Lénine voit là une énormité. Quoi de plus naturel que le besoin de souffler après trois années d’effroyables tueries ? (…) Nous évitons la bataille à l’heure présente. Si vous ne voulez pas battre en retraite, dites-le, n’usez pas de phrases équivoques sur « une politique internationale énergiques ». (…) Quand on n’a pas assez de forces pour tenir sur place, il faut savoir battre en retraite.
Dans l’ordre économique, les gauches exigent la socialisation la plus énergique. « Mais la volonté la plus ardente e suffit pas à passer de la confiscation à la socialisation. (…) Les aveugles seuls ne voient pas aujourd’hui que nous avons déjà confisqué, nationalisé, cassé et démoli plus que nous ne pouvons en recenser. » Nous sommes menacés d’évoluer vers le capitalisme d’Etat ? Mais ce serait un grand pas en avant ! (…) Lénine énumère les éléments constituants de l’économie russe : « 1°) économie rurale patriarcale 2°) petite production de marchandises 3°) capitalisme privé 4°) capitalisme d’Etat 5°) socialisme.

La Russie est si grande et si disparate que ces différents types d’organisation sociale s’y mêlent, et c’est ce qui caractérise la situation. » (…) « Le socialisme n’est pas concevable sans une grande technique capitaliste à la hauteur du dernier mot des sciences modernes, et sans une organisation rationnelle soumettant rigoureusement des dizaines de millions d’hommes à une norme unique de production et de consommation. » (…)

Lénine avait raison contre les communistes de gauche sur deux points essentiels. Le pays était à bout de souffle, il fallait en effet « suspendre l’offensive contre le capital », afin de se fortifier sur les positions conquises, de reprendre des forces et de préparer l’offensive ultérieure ; et la crise révolutionnaire qui mûrissait en Europe assurait à la révolution russe la possibilité de bientôt reprendre sa marche en avant.

Les communistes de gauche obéissaient davantage à leurs sentiments, à leur foi de minorité ardente qu’à une dialectique lucide et inspirée de ‘analyse des faits sociaux. (…) Toutes leurs craintes de dégénérescence du pouvoir prolétarien eussent été justifiées e présence d’une Europe en voie de stabilisation capitaliste. Mais ils annonçaient eux-mêmes (avec raison) la chute prochaine du système impérialiste, c’est-à-dire un nouvel essor, international cette fois, de la révolution. (…) Lénine se montra pourtant d’une grande modération vis-à-vis des communistes de gauche. La modération de sa majorité contraste même avec la turbulence, la véhémence, l’intransigeance de cette minorité. Si la scission fut évitée, c’est grâce à Lénine qui n’en voulait pas. Il savait trop bien ce que valaient ces communistes authentiques et ce qu’il y avait de santé dans leurs erreurs.

La dictature du prolétariat n’est ni celle d’un parti ni celle d’un comité central ni celle de quelques personnes. Son mécanisme est complexe. Chaque soviet, chaque comité révolutionnaire, chaque comité de parti, bolchevique ou socialiste-révolutionnaire de gauche, en détient une parcelle et l’exerce à sa façon. Lénine lui-même est tenu à l’observation de règles strictes. Il doit obtenir une majorité au Comité central du Parti, discuter à la fraction communiste du Vtsik, puis affronter au Vtsik même le feu des socialistes-révolutionnaires de gauche, des anarchistes, des social-démocrates internationalistes, amis douteux, et des socialistes révolutionnaires de droite, et des mencheviks, ennemis irréductibles. Tous les décrets sont discutés au cours de séances qui ont souvent grande allure. Les ennemis du régime y jouissent d’une liberté de parole plus que parlementaire. (…) L’alliance manifeste des socialistes-révolutionnaires de droite avec les troupes tchécoslovaques et l’agitation gréviste des menchéviks coïncidant avec l’intervention, déterminent la mise hors la loi de ces partis. Mesure pas encore définitive, il est vrai ; Lénine fera plus tard inviter au Vtsik ses vieux adversaires Martov, Dan, Abramovitch, qu’il ne craint pas et dont il juge l’opposition utile. A la fin de juin, simultanément avec les victoires des troupes tchécoslovaques et les troubles dans les campagnes, l’agitation menchévique atteint les villes ouvrières son apogée. A Pétrograd, un comité de mandataires ouvriers proclame pour le 2 juillet la grève générale ; c’est un échec, mais un certain nombre d’entreprises chôment. (…) Les offensives victorieuses sans coup férir des Tchécolovaques révèlent l’impuissance militaire de la République. Dispersés sur d’immenses territoires entre la Volga et Vladivostok, les troupes tchécoslovaques ne constituent nulle part une force réellement imposante. (…) L’énergie inflexible et inlassable de Trotsky pourvoit à toutes les tâches d’organisation de l’armée qu’il s’agit de tirer du chaos. Des résistances nombreuses doivent être brisées au sein de la révolution même. Socialistes-révolutionnaires de gauche et communistes de gauche, représentant un état d’esprit très répandu, défendent les partisans, combattent la théorie de l’armée révolutionnaire, s’opposent à l’emploi des anciens officiers. Les communistes de gauche dénoncent dans leurs thèses « le rétablissement pratique dans l’armée de l’ancien corps des officiers et du commandement des généraux contre-révolutionnaires ». Ils défendent le principe de l’élection des chefs Les cruels démentis que la réalité leur assène liquideront en quelques mois ces désaccords. (…)

Les troupes anglo-françaises débarquent le 1er juillet à Mourmansk ; les troupes blanches entrent le 2 à Orenbourg ; les troupes tchèques entrent le 3 à Oufa. Le cinquième congrès panrusse des soviets se réunit le 4.

1164 députés y sont présents, dont 773 communistes, 353 socialistes révolutionnaires de gauche, 17 maximalistes, 10 sans parti, 4 anarchistes, 4 social-démocrates internationalistes, 3 représentants des nationalités. (…)

Marie Spiridovna, leader des socialistes-révolutionnaires de gauche, dirige contre les bolcheviks des attaques d’une véhémence voisine de l’hystérie. Elle parle de l’Ukraine martyre et trahie. Elle accuse les « conspirateurs bolcheviks » de « piller les campagnes », de ruiner les paysans, d’envoyer aux Allemands des trains chargés d’or, d’être à la dévotion des Allemands…. Lénine répond : « Un parti qui fait choir ses représentants les plus sincères dans ce bourbier de mensonges et d’erreurs est un parti perdu. » (…) Les débats en sont là, dans une atmosphère chargée de courants contraires, quand on apprend, le 6 juillet à 4 heures, que l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, le comte Mirbach, vient d’être assassiné à la légation par deux terroristes socialistes-révolutionnaires de gauche appartenant au personnel de la Tchéka. (…) Un détachement de troupes spéciales de la Tchéka, commandé par Popov, formait le noyau principal des forces socialistes-révolutionnaires de gauche qui, le soir même, prenaient, sur divers points de la ville, l’offensive. Elles s’emparèrent par surprise de la poste centrale et s’empressèrent de télégraphier partout de considérer comme nulles et non avenues les décisions que pourraient prendre le Conseil des commissaires du peuple, « le parti socialiste-révolutionnaire étant désormais le seul parti gouvernant ».

« Le peuple, déclaraient les socialistes-révolutionnaires de gauche, veut la guerre avec l’Allemagne ! » (…) Les socialistes-révolutionnaires de gauche avaient 800 à 2000 hommes, 60 mitrailleuses, une demi-douzaine de canons, trois autos blindées. Des équipes d’anarchistes et de marins de la Mer Noire s’étaient jointes à leurs forces. Ayant, semble-t-il, dissimulé jusqu’au dernier moment à leurs propres partisans qu’il s’agissait d’arracher par la force le pouvoir aux bolcheviks, le désarroi moral de leurs troupes les condamna vite à l’inaction. (…) Dès le lendemain, à midi, l’émeute était vaincue. (…)

Le parti socialiste-révolutionnaire de gauche s’était suicidé. Quelles avaient été ses fins ? Ses orateurs au cinquième congrès l’avaient dit : « Déchirer révolutionnairement le traité de Brest-Litovsk funeste à la révolution russe et internationale ». (…)

La défaite du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche est définitive. Ses organisations, ses militants le désavouent en grand nombre. (…) Le huitième conseil national du Parti socialiste-révolutionnaire siégeant du 7 au 14 mai avait solennellement approuvé, en des termes à peine nuancés d’hypocrisie, le principe de l’intervention étrangère en Russie. « Considérant que le pouvoir bolchevique menace l’indépendance même de la Russie, le huitième conseil national est d’avis que ce danger ne peut être écarté que par la liquidation immédiate du gouvernement bolchevique » (…) Une « organisation de combat » socialiste-révolutionnaire, petit groupe terroriste solidement organisé, existait à Pétrograd. (…) Les terroristes – ils étaient une dizaine – se réunirent à Moscou afin de préparer simultanément l’assassinat de Lénine et de Trotsky. (…) Le 30 août, comme les vendredis précédents, des terroristes attendaient Lénine dans tous les grands meetings ouvriers. (…) Fanny Kaplan, une ancienne anarchiste, tira trois fois sur lui, le blessant grièvement à l’épaule et au cou. (…) Alors que les dirigeants socialistes-révolutionnaires (Gotz et Donskoï) désavouaient l’attentat terroriste, leurs hommes préparaient le déraillement du train de Trotsky. On pensait que la disparition du chef de l’Armée rouge pourrait entraîner l’effondrement du front. (…) Hélène Ivanova devait faire sauter son wagon. Elle attendit vainement toute la nuit sur la ligne de Kazan. Trtosky était parti par la ligne de Nijni-Novgorod. (…) Le même jour où tombait Lénine, à Moscou, le président de la Tchéka de Pétrograd, Moïse Salomonovitch Ouritski était tué par un étudiant socialiste-révolutionnaire.

Lénine

Chose étrange et monstrueuse

28 février 1918

Le 24 février 1918, le Bureau de la région de Moscou1 de notre Parti a voté une motion de défiance au Comité central et refusé de se soumettre à ses décisions « qui seront liées à l’application des clauses du traité de paix avec l’Autriche-Allemagne » ; il a déclaré, dans un « texte explicatif » joint à cette motion, estimer qu’« il n’est guère possible d’éviter une scission prochaine du Parti »2.

Tout cela n’a rien de monstrueux, ni même d’étrange. Il est tout à fait naturel que des camarades qui sont en net désaccord avec le Comité central sur la question d’une paix séparée lui adressent un blâme catégorique et expriment la conviction qu’une scission est inévitable. C’est là le droit le plus légitime des membres du Parti, et cela se conçoit parfaitement.

Mais voilà ce qui est étrange et monstrueux. La motion est accompagnée d’un « texte explicatif ». Le voici en entier :

« Le Bureau de la région de Moscou estime qu’il n’est guère possible d’éviter une scission prochaine du Parti et il s’assigne pour tâche de contribuer à l’union de tous les éléments communistes révolutionnaires conséquents, qui luttent également contre les partisans de la conclusion d’une paix séparée et contre tous les éléments opportunistes modérés du Parti. Dans l’intérêt de la révolution internationale, nous estimons opportun de courir le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets qui devient désormais purement formel. Comme par le passé, nous considérons comme notre tâche essentielle la diffusion des idées de la révolution socialiste dans tous les autres pays, l’application résolue de la dictature ouvrière, la répression impitoyable de la contre-révolution bourgeoise en Russie. »

Nous avons souligné les mots qui sont... étranges et monstrueux.

C’est en ces mots qu’est le nœud de la question.

Ils poussent jusqu’à l’absurde la ligne suivie par les auteurs de la résolution. Ils font ressortir en toute clarté la racine de leur erreur.

« Dans l’intérêt de la révolution internationale, il est opportun de courir le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets »... C’est étrange, car il n ’y a même pas de lien entre les prémisses et la conclusion. « Dans l’intérêt de la révolution internationale, il est opportun d’accepter une défaite militaire du pouvoir des Soviets » ; cette thèse serait vraie ou fausse, mais on ne pourrait pas la qualifier d’étrange. Premier point.

Le second lieu : le pouvoir des Soviets « devient désormais purement formel ». Voilà qui n’est plus seulement étrange, mais franchement monstrueux. Il est évident que nos auteurs se sont empêtrés dans une confusion inextricable. Débrouillons l’écheveau.

Sur le premier point, les auteurs pensent sans doute qu’il est opportun, dans l’intérêt de la révolution internationale, d’accepter une défaite militaire éventuelle, qui entraînerait la perte du pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la victoire de la bourgeoisie en Russie. En exprimant cette idée, les auteurs reconnaissent indirectement la justesse de ce que j’ai dit dans mes thèses (du 8 janvier 1918, publiées dans la Pravda du 24 février3), à savoir que la non-acceptation des conditions de la paix qui nous est offerte par l’Allemagne conduirait la Russie à la défaite et au renversement du pouvoir des Soviets.

Ainsi, la raison finit toujours par avoir raison4, la vérité l’emporte toujours ! Mes adversaires « extrêmes » de Moscou, qui nous menacent d’une scission, ont dû — justement parce qu’ils ont été jusqu’à parler ouvertement d’une scission — préciser aussi jusqu’au bout leurs considérations concrètes, celles-là mêmes que préfèrent éluder les gens qui se cantonnent dans des généralités sur la guerre révolutionnaire. L’objet essentiel de mes thèses et de mes arguments (quiconque voudra lire attentivement mes thèses du 7 janvier 1918 s’en rendra compte) est de montrer la nécessité d’accepter une paix archipénible aujourd’hui, à la minute présente, tout en préparant sérieusement la guerre révolutionnaire (et d’ailleurs précisément dans l’intérêt de cette préparation sérieuse). Ceux qui se sont bornés à des généralités sur la guerre révolutionnaire, ont éludé ou n’ont pas remarqué ou n’ont pas voulu remarquer le fond même de mon argumentation. Et je dois maintenant remercier de tout cœur mes adversaires « extrêmes », les Moscovites, d’avoir rompu la « conspiration du silence » sur le fond de mon argumentation. Les Moscovites ont été les premiers à y répondre.

Et quelle a été leur réponse ?

Leur réponse reconnaît la justesse de mon argument concret : oui, ont reconnu les Moscovites, nous irions réellement à une défaite si nous acceptions aujourd’hui le combat contre les Allemands5. Oui, cette défaite entraînerait effectivement la chute du pouvoir des Soviets.

Encore et encore une fois, je remercie de tout cœur mes adversaires « extrêmes », les Moscovites, d’avoir rompu la « conspiration du silence » sur le fond de mon argumentation. C’est-à-dire précisément sur mes indications concrètes touchant les conditions de la guerre au cas où nous l’accepterions tout de suite ; je les remercie également d’avoir reconnu sans crainte la justesse de mes indications concrètes.

Poursuivons. En quoi consiste donc la réfutation de mes arguments, dont les Moscovites ont dû, quant au fond, reconnaître la justesse ?

En ce qu’il faut, dans l’intérêt de la révolution internationale, consentir à la perte du pouvoir des Soviets.

Pourquoi les intérêts de la révolution internationale l’exigent-ils ? Là est le nœud. Le fond même de l’argumentation de ceux qui voudraient réfuter mes arguments. Et c’est justement sur ce point capital, fondamental, essentiel, qu’on ne souffle mot ni dans la résolution ni dans le texte explicatif. Les auteurs de la résolution ont trouvé le temps et la place de parler de ce qui est universellement connu et indiscutable : et de la « répression impitoyable de la contre-révolution bourgeoise en Russie » (par les moyens et méthodes d’une politique conduisant à la perte du pouvoir des Soviets ?) et de la lutte contre tous les éléments opportunistes modérés du Parti. Quant à ce qui justement est discutable, quant à ce qui concerne précisément la position même des adversaires de la paix, pas une syllabe !

C’est étrange. Tout à fait étrange. Les auteurs de la résolution n’ont-ils pas gardé le silence sur ce point parce qu’ils s’y sentaient particulièrement faibles ? Dire clairement pourquoi (c’est ce qu’imposent les intérêts de la révolution internationale), eût sans doute signifié se démasquer soi-même...

Quoi qu’il en soit, nous avons à rechercher les raisons qui ont pu guider les auteurs de la résolution.
Peut-être pensent-ils que les intérêts de la révolution internationale interdisent toute paix, quelle qu’elle soit, avec les impérialistes ? Cette opinion, émise dans une réunion de Pétrograd par certains adversaires de la paix, n’a été soutenue que par une infime minorité de ceux qui s’élevaient contre la paix séparée6. Il est évident que cette opinion conduit à nier l’utilité des pourparlers de Brest-Litovsk, à refuser la paix, « même » si la Pologne, la Lettonie et la Courlande devaient nous être restituées. Il saute aux yeux que ce genre de vues (repoussées, par exemple, par la majorité des adversaires de la paix) à Pétrograd sont erronées. Si l’on adoptait ce point de vue, une république socialiste entourée de puissances impérialistes ne pourrait conclure aucun accord économique et ne pourrait pas exister, à moins de s’envoler dans la Lune.

Peut-être nos auteurs s’imaginent-ils que les intérêts de la révolution internationale exigent qu’on la stimule, et que la guerre seule pourrait être ce stimulant, tandis que la paix donnerait au contraire aux masses l’impression qu’on « légitime » en quelque sorte l’impérialisme ? Une telle « théorie » serait en contradiction flagrante avec le marxisme, qui a toujours nié qu’on pût « stimuler » les révolutions, lesquelles se développent au fur et à mesure que s’aggravent les contradictions de classes qui les engendrent. Soutenir une pareille théorie équivaudrait à affirmer que l’insurrection armée est une forme de lutte obligatoire toujours et en toutes circonstances. En réalité, les intérêts de la révolution internationale exigent que le pouvoir des Soviets, ayant renversé la bourgeoisie dans un pays donné, vienne en aide à cette révolution, mais en choisissant une forme d’assistance en rapport avec ses forces. Aider la révolution socialiste à l’échelle internationale en acceptant une défaite éventuelle de cette révolution dans le pays en question, c’est là un point de vue qu’on ne saurait faire dériver même de la théorie des stimulants.

Peut-être les auteurs de la résolution pensent-ils que la révolution a déjà commencé en Allemagne, qu’elle y revêt déjà le caractère d’une guerre civile nationale déclarée et que nous devons, par suite, consacrer nos forces à aider les ouvriers allemands, et périr nous-mêmes (« la perte du pouvoir des Soviets »), en sauvant la révolution allemande qui livre déjà la bataille décisive et essuie les coups les plus rudes ? De ce point de vue, nous détournerions en succombant une partie des forces de la contre-révolution allemande et sauverions ainsi la révolution allemande.

Avec de semblables prémisses, on conçoit très bien qu’il serait non seulement « opportun » (comme disent les auteurs de la résolution), mais même absolument obligatoire d’accepter la défaite et la perte éventuelle du pouvoir des Soviets. Mais il est évident que ces prémisses font défaut. La révolution allemande mûrit, mais il est manifeste qu’elle n’a pas encore éclaté et qu’on n’en est pas encore à la guerre civile en Allemagne. Nous n’aiderions visiblement pas la révolution allemande à mûrir, nous l’en empêcherions au contraire en « courant le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets ». Nous rendrions service à la réaction allemande, nous ferions son jeu, nous occasionnerions des difficultés au mouvement socialiste en Allemagne, nous détournerions du socialisme les grandes masses de prolétaires et de semi-prolétaires d’Allemagne qui ne sont pas encore venues au socialisme et que l’anéantissement de la Russie des Soviets effraierait, comme celui de la Commune effraya les ouvriers anglais en 1871.

Qu’on tourne les choses comme on voudra, il n’y a pas trace de logique dans le raisonnement ne nos auteurs. Aucun argument raisonnable ne prouve que « dans l’intérêt de la révolution internationale il est opportun de courir le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets ».

« Le pouvoir des Soviets devient désormais purement formel », telle est l’affirmation monstrueuse à laquelle en arrivent, nous l’avons vu, les auteurs de la résolution de Moscou.

Du moment, disent-ils, que les impérialistes allemands lèveront tribut sur nous, du moment qu’ils nous interdiront la propagande et l’agitation contre l’Allemagne, le pouvoir des Soviets perd pour autant sa signification, « devient purement formel ». Telle est vraisemblablement la « pensée » des auteurs de la résolution. Nous disons « vraisemblablement », car ils ne donnent rien de clair ni de précis à l’appui de leur thèse.

Un état d’esprit empreint du plus profond, du plus désespéré des pessimismes, un sentiment de désespoir sans bornes, tel est le contenu de la « théorie » pour laquelle le pouvoir des Soviets est formel et une tactique acceptant la perte éventuelle de ce pouvoir admissible. Quoi qu’on fasse, point de salut ; périsse même le pouvoir des Soviets ! - tel est le sentiment qui a dicté cette monstrueuse résolution. Les arguments pseudo-« économiques » dont on pare quelquefois ces idées se réduisent au même pessimisme désespéré : comment parler d’une république des Soviets, quand on peut nous faire payer un tribut comme celui-ci, et comme celui-là et comme cet autre encore !

Le désespoir et rien d’autre : on est perdu de toute façon !

Sentiment compréhensible, étant donné la situation extrêmement difficile de la Russie, Mais pas « compréhensible » chez des révolutionnaires conscients. Il est caractéristique précisément en ce sens qu’il représente les idées des Moscovites poussées jusqu’à l’absurde. Les Français de 1793 n’auraient jamais dit que leurs conquêtes, la république et la démocratie devenaient purement formelles et qu’il fallait admettre la perte éventuelle de la république. Ils étaient pleins non de désespoir, mais de confiance en la victoire. Appeler à la guerre révolutionnaire et en même temps, dans une résolution officielle, « consentir à courir le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets », c’est se démasquer totalement.

La Prusse et divers autres pays connurent au début du XIXe siècle, lors des guerres napoléoniennes, des défaites, des invasions, des humiliations, des oppressions étrangères incomparablement, infiniment plus pesantes et cruelles que la Russie en 1918. Et pourtant les meilleurs hommes de la Prusse, quand Napoléon les écrasait sous sa botte cent fois plus que l’on n’a pu nous écraser aujourd’hui, ne désespéraient pas, ne parlaient pas d’une signification « purement formelle » de leurs institutions politiques nationales. Ils ne jetaient pas le manche après la cognée, ils ne cédaient pas à ce sentiment qu’« on est perdu de toute façon ». Ils signaient des traités de paix infiniment plus durs, plus féroces, plus déshonorants, plus oppresseurs que celui de Brest-Litovsk. Ils savaient attendre ensuite, ils enduraient stoïquement le joug de l’envahisseur, recommençaient la guerre, retombaient sous le joug du conquérant, signaient de nouveau des traités de paix infâmes et pires encore, se relevaient de nouveau, et finalement ils s’affranchirent (non sans avoir mis à profit les discordes entre les envahisseurs concurrents plus forts qu’eux).

Pourquoi pareille chose ne se répéterait-elle pas dans notre histoire ?

Pourquoi s’abandonner au désespoir et écrire des résolutions plus déshonorantes que la plus déshonorante des paix, des résolutions sur « le pouvoir des Soviets qui devient purement formel » ?

Pourquoi les très lourdes défaites militaires subies dans la lutte contre les colosses de l’impérialisme moderne ne pourraient-elles pas, en Russie également, tremper le caractère du peuple, donner un coup de fouet à l’autodiscipline, tuer la vantardise et la phrase, enseigner la fermeté, amener les masses à la juste tactique des Prussiens écrasés par Napoléon : signez les traités de paix les plus infamants tant que vous n’avez pas d’armée, rassemblez vos forces et levez-vous ensuite encore et encore ?

Pourquoi, au premier traité de paix infiniment lourd, nous abandonner au désespoir, quand d’autres peuples ont su endurer stoïquement des calamités pires encore ?

Est-ce la fermeté du prolétaire, qui sait qu’il faut se soumettre si les forces manquent et qui ensuite n’en sait pas moins se soulever encore et encore, coûte que coûte, en accumulant des forces quelles que soient les conditions, - est-ce la fermeté du prolétaire qui correspond à cette tactique du désespoir, ou bien plutôt le manque de caractère du petit bourgeois qui, incarné chez nous par le parti des socialistes-révolutionnaires de gauche, détient le record de la phrase sur la guerre révolutionnaire ?

Non, chers camarades « extrémistes » de Moscou ! Chaque jour d’épreuve éloignera de vous, précisément, les ouvriers les plus conscients et les plus fermes. Non seulement le pouvoir des Soviets, diront-ils, ne devient pas purement formel quand l’envahisseur occupe Pskov et nous fait payer un tribut de 10 milliards en blé, en minerais et en argent, mais il ne le deviendra pas non plus si même l’ennemi arrive à Nijni-Novgorod et à Rostov-sur-Don, et nous fait payer un tribut de 20 milliards.

Jamais aucune invasion étrangère ne rendra « purement formelle » une institution politique populaire (et le pouvoir des Soviets n’est pas seulement une institution politique de beaucoup supérieure à toutes celles que connaisse l’histoire). Au contraire, l’invasion étrangère ne fera que consolider les sympathies populaires envers le pouvoir des Soviets, si... s’il ne se lance pas dans une politique d’aventure.

Le refus de signer une paix infâme, alors qu’on n’a pas d’armée, est une aventure que le peuple serait en droit de reprocher au gouvernement qui aurait opposé ce refus.

L’histoire connaît des exemples (rappelés ci-dessus) de traités de paix infiniment plus durs et plus déshonorants que celui de Brest-Litovsk, et dont la signature n’a pas entraîné une perte de prestige du pouvoir, ne l’a pas rendu formel, n’a conduit ni le pouvoir ni le peuple à la ruine, mais a aguerri le peuple, lui a enseigné la science ardue et difficile de former une armée solide même dans des conditions désespérément difficiles, sous le talon du conquérant.

La Russie marche vers une nouvelle et véritable guerre nationale, vers la guerre pour la sauvegarde et la consolidation du pouvoir des Soviets. Il se peut qu’une autre époque - comme il y eut l’époque des guerres napoléoniennes - soit celle des guerres libératrices (des guerres, et non d’une seule) imposées par les envahisseurs à la Russie des Soviets Cela est possible.

Et c’est pourquoi, ce qui est plus infamant que n’importe quelle paix lourde, terriblement lourde, dictée par l’absence d’armée, - ce qui est plus infamant que n’importe quelle paix infamante, c’est l’infamant désespoir. Nous ne succomberons pas même à dix traités de paix infiniment lourds si nous nous comportons avec sérieux envers l’insurrection et la guerre. Nous ne succomberons pas sous les coups des envahisseurs si nous savons ne pas succomber au désespoir et à la phrase.

N. Lénine

Notes

1 Le Bureau de la région de Moscou du P.O.S.D.R. groupait en 1917 et au début 1918 les organisations du parti bolchevik de la région industrielle centrale, dont faisaient partie les provinces suivantes : Moscou, Iaroslavl, Tver, Kostroma, Vladimir, Voronèje, Smolensk, Nihni-Novgorod, Toula, Riazan, Tambov, Kalouga et Orel. Durant la polémique sur la signature du traité de Brest-Litovsk, le Bureau et les organisations du parti furent majoritairement en faveur du groupe des Communistes de Gauche (Boukharine, Ossinski, Lomov, Stoukov, Sapronov, Mantsev, Iakovléla, etc.).

2 Note de Lénine - Voici le texte intégral de la résolution : Après avoir délibéré sur l’activité du Comité central, le Bureau de la région de Moscou du P.O.S.D.R. marque sa défiance à l’égard du Comité central, en raison de sa ligne politique et de sa composition, il insistera à la première occasion sur son renouvellement. De plus, le Bureau de la région de Moscou ne se considère pas obligé de se soumettre à tout prix aux décisions du Comité central qui seront liées à l’application des clauses du traité de paix avec l’Autriche-Allemagne. » La résolution avait été adoptée à l’unanimité.

3 Voir Lénine, « Contribution à l’histoire d’une paix malheureuse », Œuvres, t. 26, pp. 531-533.

4 En français dans le texte.

5 Note de Lénine - À l’objection selon laquelle il était de toute façon impossible de refuser le combat, les faits ont répondu : mes thèses ont été présentées le 8 janvier ; le 15 nous pouvions avoir la paix. Une trêve nous eût été certainement assurée (or, la plus courte trêve aurait eu pour nous une immense importance, tant matérielle que morale, car l’Allemand aurait dû déclarer une nouvelle guerre), n’eut été la phrase révolutionnaire.

6 À la réunion du Comité central du Parti, élargie aux permanents, le 21 janvier (3 février) 1918, seuls Ossinski et Stoukov votent contre toute négociation ou paix séparée.

Lire ici sur la paix de Brest-Litovsk : Lénine, « Chose étrange et monstrueuse », 28 février 1918

Messages

  • Léon Trotsky dans "Ma vie" :

    « dans une prison allemande était détenu un homme que les politiciens de la social-démocratie traitaient de fol utopiste et que les juges avaient inculpé de haute trahison. Ce prisonnier écrivait : « Le résultat des pourparlers de Brest n’est pas nul, même si l’on en vient maintenant à faire la paix par une brutale capitulation. Grâce aux délégués russes, Brest est devenu une tribune révolutionnaire qui retentit loin. Il a dénoncé les puissances de l’Europe centrale, il a décelé l’esprit de brigandage, de mensonge, d’astuce et d’hypocrisie de l’Allemagne. Il a rapporté un verdict écrasant sur la politique de paix de la majorité allemande (social-démocrate), politique qui n’est pas tellement papelarde que cynique. Il a pu déclencher en différents pays de considérables mouvements de masses. Et son tragique dénouement, l’intervention contre la révolution, a fait tressaillir toute fibre socialiste. On verra quelle sera, pour les triomphateurs d’aujourd’hui, la récolte qui mûrira après ces semailles. Ils n’en seront guère contents. »

    (Karl Liebknecht

  • Autrement dit : le principe qui doit maintenant servir de base à notre tactique n’est pas de savoir lequel des deux mpérialismes il est préférable d’aider aujourd’hui, mais de savoir quel est le moyen le plus sûr et le plus efficace d’assurer à la révolution socialiste la possibilité de s’affermir ou tout au moins de se maintenir dans un seul pays jusqu’au moment où d’autres pays viendront se joindre à lui

  • Dans le numéro 2 de la revue le subtil Radek a mis de l’eau dans le vin frelaté de la guerre révolutionnaire, il dit des chose évidentes (qui se retournent encore une fois contre la fable de la guerre révolutionnaire version « communistes prolétariens » en se différenciant des anars terroristes et de leurs compères populistes : « L’opposition à la paix de Brest-Litovsk de la part des SR de gauche n’est que l’écho tactique du combat singulier de l’intelligentsia terroriste où le héros audacieux se substitue à la masse passive. Les prolétaires communistes n’ont pas le droit de jouer à l’héroïsme : ils doivent préparer une nouvelle insurrection des masses dans les conditions héritées de la paix de Brest-Litovsk ». Puis il retombe dans les lubies d’une guerre qui devait épuiser le capital, mais n’explique pas pourquoi il a eu l’intelligence de la faire cesser provisoirement dans des conditions qui soumettaient inévitablement la Russie révolutionnaire à mettre l’arme au pied. L’armée rouge, débandée, était de toute façon impuissante à continuer la guerre, d’autant qu’elle était l’objet de désertions en masse, et d’autant que les prolétaires des autres pays n’en pouvaient plus eux aussi des sacrifices militaires, et que, si l’Etat bolchevique avait persisté dans la fable de la guerre révolutionnaire il aurait aggravé son cas aux yeux des masses de soldats martyrisés. La pensée de Radek est sinueuse, il défend la guerre révolutionnaire désormais inutile mais aussitôt tourne casque avec un optimisme infantile : « Il est clair que la signature du traité de Brest-Litovsk met un terme à l’isolement politique et économique de la Russie consécutif à l’insurrection d’octobre ». Contre son ex-compagne de lutte, assez romantique sur les bords, la pauvre Rosa, Radek reconnait que la signature obligée n’est pas une trahison car : « Cette dernière (la révolution russe), contrainte à signer la paix de Brest-Litovsk qui a renforcé l’impérialisme allemand, n’a pas perdu son influence sur le prolétariat européen, elle n’est pas devenue à ses yeux l’alliée des brigands de Berlin parce que tout ouvrier d’Europe occidentale voit très bien que l’impérialisme allemand l’a forcée à signer le traité les armes à la main (…) Nous avons subi un terrible échec, mais nous n’avons pas cessé d’être le seul foyer de libre propagande révolutionnaire du monde. Nous demeurons la seule lumière qui luit dans les ténèbres » (p.137). Radek en remet une couche contre la fable de la guerre révolutionnaire dans l’article « L’Armée rouge » : « L’armée est nécessaire à la révolution russe pour lutter contre l’impérialisme mondial, bien que nous ne voulions pas reconquérir par les armes à la main les territoires arrachés à la Russie » (p.165). Et il a même ce trait de génie prémonitoire : « … aucune mesure de prévention ne sauvera l’Armée rouge de sa transformation en un instrument opposé à la classe ouvrière » (p.168).

    Un second pipeau, Lomov a été au front vérifier l’humeur révolutionnaire des troupes : « Ce que j’ai vu ». Pas de bol pour la théorie de la guerre révolutionnaire : « Oui, les détachements sont incapables de combattre, ils fuient même après de petits affrontements. La moitié, et même plus, de ces détachements est formé d’éléments de mauvaise qualité dans tous les sens du terme ; ils se foutent solennellement du pouvoir soviétique, de l’internationalisme, etc. » (p.186). En gros, les troupes indifférenciées ne veulent plus aller au casse-pipe pour les intellectuels de gouvernement bolchevique ! Ce fayot de Lomov déplore que les commissaires politiques ne connaissent « pas parfaitement l’art et la science militaires » !

  • Aux masses laborieuses

    Vos capitalistes vous assurent que cette campagne n’est pas dirigée contre la Révolution russe, que c’est une lutte contre l’impérialisme allemand, auquel nous nous serions vendus. La fausseté et l’hypocrisie de cette assertion deviendront claires pour chacun de vous si seulement vous considérez les faits suivants : Nous avons été forcés de signer la paix de Brest-Litovsk qui démembre la Russie, précisément parce que vos gouvernements, sachant fort que la Russie n’était pas en état de poursuivre la guerre, se refusèrent à des pourparlers de paix internationaux, dans lesquels leur force eût sauvée la Russie et vous eût donné une paix acceptable. Ce n’est pas la Russie saignée aux quatre veines depuis trois ans et demie, qui a vendu votre cause : ce sont vos gouvernements qui ont jeté la Russie sous les pieds de l’impérialisme allemand. Quand nous avons été forcés de conclure la paix de Brest-Litovsk, les masses de notre peuple n’étaient pas en état de poursuivre la guerre. Et lorsque les agents de vos gouvernements tâchaient de nous entraîner dans la guerre, en nous assurant que l’Allemagne ne nous permettrait pas de rester en état de paix avec elle, notre presse leur répondait : Si l’Allemagne rompt la paix que nous avons acheté par de si grands sacrifices, si elle lève la main contre la Révolution russe, nous nous défendrons ; si les Alliés veulent aider dans la cause sainte de notre défense, qu’ils nous aident à réparer nos chemins de fer, à rétablir notre production ; car une Russie faible économiquement n’est pas en état de se défendre.

    Mais les Alliés ne répondaient rien à ces appels de notre part, ils ne pensaient qu’à nous extorquer les intérêts des vieux emprunts que le capital français avait consentis au tsarisme pour l’entraîner dans la guerre et que le peuple russe depuis longtemps a payés par une mer de sang, des montagnes de cadavres. Non seulement les Alliés ne nous ont aidé en rien dans le rétablissement de notre capacité de défense, mais ainsi que nous l’avons prouvé plus haut, ils ont tenté par tous les moyens de détruire cette capacité de défense, en augmentant notre désorganisation intérieure, en nous coupant de nos dernières réserves de blé.

    Les Alliés nous prévenaient que les Allemands allaient s’emparer des chemins de fer de Sibérie et du Mourman — ces deux dernières lignes directes qui nous relient au monde extérieur en dehors du contrôle allemand. Mais en fait, ce ne sont pas les Allemands qui se sont emparés de ces lignes — ils n’étaient pas en état de s’en emparer, car ils s’en trouvent trop loin — ce sont nos valeureux Alliés qui s’en sont eux-mêmes emparés. Sur le Mourman et en Sibérie, ils mènent la lutte non contre les Allemands, qui ne s’y trouvent pas, mais contre les ouvriers russes, dont ils détruisent partout les Soviets. Tout ce que la presse de vos capitalistes, tout ce que les agents de ceux-ci disent pour justifier leur attaque barbare contre la Russie, tout cela sans exception n’est qu’hypocrisie destinée à vous cacher le fond de la question. C’est dans d’autres buts qu’ils préparent leur campagne contre la Russie.

    Ils poursuivent trois buts : le premier c’est l’occupation du plus grand territoire possible de la Russie, dont les richesses naturelles et ferroviaires assureraient au capital français et anglais les intérêts des emprunts. Leur second but, c’est l’écrasement de la Révolution russe, afin qu’elle ne vous inspire pas, afin qu’elle ne vous montre pas comment il est possible de secouer le joug du capitalisme. Leur troisième but, c’est la création d’un nouveau front oriental, qui distraie les Allemands du front occidental vers le territoire russe.

    Les agents de vos capitalistes vous assurent que de cette façon, ils diminueront la pression que les hordes allemandes exercent sur vous et hâteront le moment de la victoire sur l’impérialisme allemand. Ils mentent. Ils n’ont pu vaincre l’Allemagne alors que combattait encore la grande armée russe qui assurait aux Alliés l’avantage du nombre ; d’autant plus ne sont-ils pas en état de vaincre sur le champ de bataille, maintenant que la nouvelle armée russe vient de naître seulement.

    L’impérialisme allemand ne sera vaincu que lorsque l’impérialisme de tous les pays sera vaincu par l’offensive coordonnée du prolétariat mondial. Le chemin de cette victoire, ce n’est pas la continuation de cette guerre, mais sa cessation, ce qui ôtera à vous et aux ouvriers allemands la crainte d’une bourgeoisie étrangère avec ses buts d’usurpation ; la fin de la guerre des peuples, pour que la guerre civile internationale — guerre des exploités contre les exploiteurs — mette fin à toute injustice sociale aussi bien que nationale.

    Les tentatives d’entraîner la Russie dans la guerre ne vous sauveront pas de la boucherie ; elles ne peuvent que placer sous le couperet les ouvriers russes, la Révolution ouvrière-paysanne russe, ce que personne ne désire plus que les chefs du parti militaire allemand qui, comme les plus proches voisins de la République russe, ont plus que tous autres, raison de craindre ses étincelles incendiaires.

    En devenant l’instrument docile de vos gouvernements, dans leur criminelle conspiration contre la Russie, vous, les ouvriers de France et d’Angleterre, d’Amérique et d’Italie, vous devenez les bourreaux de la Révolution Ouvrière. Les descendants des Communards, dans le rôle des aides de Galliffet [1], voilà le rôle de la France ! Voilà le rôle que prescrivent vos maîtres.

    Fils d’ouvriers anglais qui se sont levés d’un seul élan quand les gros propriétaires des filatures d’Angleterre voulurent aller à l’aide des esclavagistes américains, vous, dans le rôle des bourreaux de la Révolution russe, telle est la dégradation où veulent vous amener vos gouvernements.

    Vous qui avez toujours haï le despotisme tsariste, vous devez, sur l’ordre des rois des trusts, aider à la création d’un nouveau tsarisme en Russie. Voilà de quoi il est question, ouvriers d’Amérique.

    Vous, qui avez suivi avec enthousiasme toute manifestation de la guerre libératrice du Prolétariat, c’est vous, ouvriers d’Italie, que l’on veut faire les complices de la campagne anti-révolutionnaire contre la Russie ouvrière.

    La Russie ouvrière vous tend la main, prolétaires des pays alliés. Ces gens, dont les mains sont empourprées du sang des victimes fusillées à Kern, à Samara, à Tomsk, sur l’ordre des chefs du corps expéditionnaire du Mourman et des directeurs de la mutinerie Tchéco-Slovaque, ces hommes osent crier que, sur l’ordre de l’Allemagne, nous rompons notre lien avec les peuples de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Amérique et de Belgique. Trop longtemps nous avons supporté sans nous émouvoir les outrages des représentants de l’impérialisme à la Russie Sovietiste. Nous avons permis de rester en Russie à ceux qui jadis léchaient les bottes du tsarisme, bien qu’ils n’aient pas reconnu le Gouvernement Ouvrier, nous n’avons pas eu recours à des répressions contre eux, bien que la main de leurs missions militaires fut visible dans chaque complot contre-révolutionnaire dirigé contre nous, et maintenant encore, lorsque les officiers français se sont trouvés à la tête des Tchéco-Slovaques, lorsque les britanniques du Mourman ont commencé, maintenant encore nous n’avons pas élevé un mot de protestation contre la présence de vos diplomates sur le territoire de la Russie Soviétiste , exigeant seulement leur venue de Vologda à Moscou, où nous pouvions mieux les défendre contre les attentats possibles de gens indignés jusqu’au fond de l’âme par leur façon d’agir.

    Tout cela nous l’avons fait parce que nous ne voulions pas leur donner la possibilité de vous dire que nous rompions avec vous. Et même maintenant, après le départ des Ambassadeurs alliés, il ne tombera pas un cheveu de la tête des citoyens paisibles de vos pays vivant chez nous et obéissant aux lois de la République Ouvrière et Paysanne. Nous somme convaincus que si nous rendons coup pour coup aux usurpateurs « alliés », non seulement vous regarderez cela comme une action de légitime défense de vos propres intérêts, car le salut de la Révolution russe est dans l’intérêt commun des prolétaires de tous les pays. Nous sommes convaincus que toute mesure prise contre vous aussi bien que contre nous, sera approuvé par le prolétariat de tous les pays.

    Obligés de lutter contre le capital alliés qui veut ajouter des chaînes nouvelles aux chaînes que nous impose déjà l’Impérialisme allemand, nous nous adressons à vous avec cet appel : Vive la solidarité des ouvriers du monde entier ! Vive la solidarité du prolétariat de France, d’Angleterre, d’Amérique et d’Italie avec celui de Russie ! A bas les bandits de l’Impérialisme international ! Vive la Révolution Internationale ! Vive la paix entre les peuples !

    Au nom des Commissaires du Peuple :

    Le Président des Commissaires du Peuple : V. Oulianov (Lénine). — Le Commissaire du Peuple pour l’Etranger : G. Tchitcherine. — Le Commissaire du Peuple à la Guerre : L. Trotsky.

  • Trotsky :

    On nous dit :

    " Vous avez signé le traité de Brest-Litovsk [4] qui n’est qu’un traité de pillage et d’oppression. C’est vrai, tout à fait vrai ; il n’y a pas de pire traité de pillage et d’oppression que celui de Brest-Litovsk. Mais qu’est-ce en réalité que ce traité ? C’est une reconnaissance de dettes, une vieille reconnaissance de dettes, qui avait déjà été signée par Nicolas Romanov, Milioukov et Kerensky, et c’est nous qui devons payer.

    Etait-ce nous qui avions déclenché cette guerre ? Etait-ce la classe ouvrière qui avait déchaîné ce sanglant carnage ? Non, c’étaient les monarques, les classes nanties, la bourgeoisie libérale. Étions-nous la cause des terribles désastres subis par nos malheureux soldats, quand ils se retrouvèrent sans fusil ni munitions dans les Carpathes ? Non, c’était le tsarisme, soutenu par la bourgeoisie russe.

    Et est-ce nous qui, le 1er juillet 1917 [5], avons gaspillé dans cette offensive honteuse et criminelle le capital de la révolution russe, sa bonne réputation, son autorité ? Non, ce sont les conciliateurs, les socialistes-révolutionnaires de droite, les mencheviks, ensemble avec la bourgeoisie. Et cependant, c’est à nous qu’on a présenté la note pour tous ces crimes ; et, en serrant les dents, nous avons été obligés de la payer. Nous savons que c’était une note d’usurier, mais, camarades, ce n’était pas nous qui avions contracté les emprunts, ce n’est pas nous qui en sommes moralement responsables devant le peuple. Notre conscience est parfaitement nette. Nous sommes, devant la classe ouvrière de tous les pays, le parti qui a fait son devoir jusqu’au bout. Nous avons publié tous les traités, nous avons déclaré sincèrement que nous étions disposés à conclure une honnête paix démocratique. Cette déclaration demeure, cette idée demeure, inscrite dans les sentiments et dans la conscience des masses laborieuses d’Europe, et la voilà qui y accomplit son profond travail souterrain.

    Il est vrai, camarades, qu’à l’heure actuelle les frontières de notre pays ne sont sûres ni à l’Est, ni à l’Ouest. Là-bas, à l’Est, le Japon essaye depuis longtemps de s’emparer de la partie la plus fertile et la plus riche de la Sibérie, et la seule chose qui préoccupe la presse japonaise, c’est la limite territoriale jusqu’à laquelle le Japon est appelé à " sauver" la Sibérie. Voici ce que disent les journaux : " Nous devrons répondre devant Dieu et les cieux du sort de la Sibérie. " Certains prétendent que le ciel leur a ordonné de s’emparer de la Sibérie jusqu’à Irkoutsk, d’autres disent jusqu’à l’Oural. C’est le seul point de désaccord entre les classes possédantes du Japon. Ils ont cherché toutes sortes de prétextes pour faire ce raid. En fait, il y a longtemps que l’affaire est en cours. Déjà sous le tsarisme, et plus tard, à l’époque de Teretchenko [6] et de Kerensky, la Russie se plaignait, dans des documents confidentiels, des préparatifs du Japon pour s’emparer de nos possessions d’Extrême-Orient. Et pourquoi cela ? Simplement parce qu’elles constituent une proie facile. Voilà, en vérité, l’essence de l’impérialisme international. Toutes ces belles phrases sur " la démocratie ", " le sort des petites nations ", " la justice ", " les commandements de Dieu ", ne sont que des mots, des phrases utilisés pour tromper le peuple ; en réalité, les puissances sont seulement à la recherche d’un butin sans protection pour l’empocher. Telle est, dis-je, l’essence de la politique impérialiste.

    Et c’est ainsi, camarades, que tout d’abord, il y a six semaines, les japonais ont répandu dans le monde entier la rumeur selon laquelle le transsibérien était à la veille d’être saisi par les prisonniers allemands et autrichiens, qui, ma foi, avaient été organisés et armés sur place, et que 200.000 d’entre eux n’attendaient plus que l’arrivée d’un général allemand. On donnait même le nom du général – tout était parfaitement défini et exact. L’ambassadeur du Japon à Rome en parla, et la nouvelle de la saisie prochaine du transsibérien fut envoyée par les stations radio du quartier général japonais à travers toute l’Amérique ; là-dessus, afin de dévoiler aux yeux du monde entier le mensonge honteux qui avait été répandu dans le but de préparer un raid de piraterie, je fis l’offre suivante aux missions militaires anglaises et américaines : " Donnez-moi un officier anglais et un officier américain, et je les enverrai immédiatement, accompagnés de représentants de notre commissariat à la guerre, le long du transsibérien, afin qu’ils puissent voir par eux-mêmes combien il y a de prisonniers allemands et autrichiens armés dans le but de s’emparer du transsibérien. "

    Ils ne pouvaient décemment pas refuser cette offre, camarades, et les officiers désignés par eux y allèrent, après avoir reçu de moi des papiers ordonnant aux soviets de Sibérie de leur accorder toutes facilités : "laissez-les examiner tout, voir tout ce qu’ils veulent voir, avoir accès libre et complet partout". On me montra ensuite tous les jours leurs rapports, envoyés par ligne directe. Il va sans dire qu’ils ne purent trouver nulle part la moindre trace de prisonniers ennemis armés. Ils virent qu’à l’encontre des chemins de fer russes, le transsibérien était bien gardé et marchait mieux. Ils ne trouvèrent que 600 prisonniers hongrois, qui étaient des socialistes internationalistes et qui s’étaient mis à l’entière disposition des autorités soviétiques contre tous leurs ennemis. C’est tout ce qu’ils trouvèrent. Il fut ainsi absolument démontré que les impérialistes et le quartier général japonais avaient trompé consciemment et dans une intention criminelle l’opinion publique, afin de justifier un raid de pillage sur la Sibérie, afin de pouvoir dire : les Allemands menaçaient le transsibérien et nous, japonais, l’avons sauvé par notre intervention. Et bien, ce subterfuge-là avait échoué ; aussi, on en concocta un nouveau sur-le-champ. A Vladivostok, on avait tué deux ou trois japonais. Aucune enquête sur cette affaire n’avait encore été menée. Qui étaient les assassins ? Etaient-ce des agents japonais, de simples bandits, des espions allemands ou autrichiens ? Personne ne le sait à ce jour. Cependant, bien qu’ils aient été tués le 4 avril, les japonais débarquèrent leurs deux premières compagnies à Vladivostok le 5 avril. Dès que la légende de la prise du transsibérien par les Allemands ne fut plus d’aucune utilité, la chose la plus simple était de prendre avantage de la mort de deux ou trois japonais – tués, selon toute probabilité, sur l’ordre de l’état-major japonais lui-même – afin de créer un prétexte plausible pour nous attaquer. Ce genre de meurtres dans un coin sombre constitue la pratique admise de la diplomatie capitaliste internationale. Mais là, la chose s’arrêta brusquement. Deux compagnies furent débarquées et ensuite le débarquement fut arrêté. Des agents anglais, français et américains se rendirent à notre commissariat et déclarèrent : " Il n’y a pas là de banditisme, pas le moindre commencement de banditisme et d’annexion, c’est juste un incident local, un malentendu local temporaire " ; en fait, il semblait que les japonais eux-mêmes hésitaient. D’abord, leur propre pays est épuisé par le militarisme, et une expédition contre la Sibérie est une affaire importante, compliquée et coûteuse, car les ouvriers et les paysans de Sibérie, les paysans robustes et opiniâtres que j’ai étudiés d’assez près il y a longtemps et qui n’ont jamais connu le servage, refuseraient, c’est assez clair, de laisser les Japonais les soumettre sans rien dire. Un combat long et obstiné serait nécessaire ; il y a, bien sûr, au Japon même un parti qui le redoute. D’autre part, les capitalistes américains, qui sont en compétition directe avec le Japon sur les rives du Pacifique, ne veulent pas d’un renforcement du Japon, l’ennemi principal.

    Ceci, camarades, est à notre avantage : les brigands et les bandits de grand chemin du monde sont à couteaux tirés entre eux, et se disputent le butin. Cette rivalité entre le Japon et les Etats-Unis sur les rivages d’Extrême-Orient constitue une grande chance pour nous, car elle nous laisse du répit, elle nous donne une occasion de rassembler nos forces et d’attendre le moment où la classe ouvrière européenne et mondiale se lèvera pour nous aider.
    Nouveaux carnages à l’ouest

    A l’Ouest, camarades, nous observons en ce moment même un nouvel embrasement du terrible carnage qui dure déjà depuis quarante-cinq mois. On avait, auparavant, l’impression que les forces de l’enfer s’étaient déjà mises en mouvement, que rien de plus ne pouvait être inventé, que la guerre avait conduit à une impasse. Si les pays qui s’étaient affrontés auparavant avec leurs forces encore intactes n’avaient pu se surpasser l’un l’autre, il semblait qu’il n’y avait rien à attendre de plus, qu’on ne pouvait nulle part espérer de victoire. Mais c’est bien là une malédiction si le sorcier du capitalisme, ayant invoqué le démon de la guerre, est incapable de l’exorciser. Il est impossible pour, disons, la bourgeoisie allemande, de revenir devant ses ouvriers et de leur dire : et bien, nous avons mené cette terrible guerre pendant quatre ans ; vous avez supporté de nombreux sacrifices, et qu’est-ce que cette guerre vous a rapporté ? Rien, absolument rien ! De même la bourgeoisie anglaise ne peut revenir devant ses ouvriers pour leur présenter le même résultat en échange de leurs sacrifices inouïs.

    C’est pourquoi ils continuent à faire traîner ce carnage, automatiquement, sans but, sans raison, toujours davantage. Comme une avalanche roule le long de la montagne, ils roulent de plus en plus bas sous le poids de leurs propres crimes.

    C’est ce que nous observons, une fois de plus, sur le sol de la malheureuse France, saignée à blanc. Là, camarades, sur le sol français, le front est d’une nature différente de ce qu’il était dans notre pays. Là, chaque mètre a été étudié de longue date, enregistré, marqué sur la carte, chaque mètre carré marqué distinctement. Là, des moyens de destruction colossaux, des engins monstrueux et gigantesques de meurtre massif sont rassemblés des deux côtés, sur une échelle jusqu’ici inconcevable pour l’imagination la plus puissante.

    Camarades, j’ai vécu deux ans là-bas, en France, pendant la guerre, et je me souviens bien de ces flux et de ces reflux, des offensives, et puis des longues périodes d’attente. Une armée se tient en face d’une autre, chacune serrant l’autre de tout près, une tranchée contre l’autre ; tout est calculé, tout est prêt. L’opinion publique française commence à s’impatienter. Foch, la bourgeoisie et le peuple en général commencent à grommeler : " Combien de temps encore le front, ce terrible serpent, va-t-il sucer le sang de notre peuple ? Où y a-t-il une issue ? Qu’attendons-nous ? Arrêtons la guerre, ou remportons la victoire en prenant l’offensive et obtenons la paix. C’est l’un ou l’autre. " La presse bourgeoise se met alors à prodiguer ses encouragements : " La prochaine offensive, demain, après-demain, au printemps prochain, portera aux Allemands le coup mortel. "

  • Trotsky :

    Dès les premiers jours de la révolution, nous avons dit que la révolution russe ne serait capable de l’emporter et de libérer le peuple russe qu’à la condition qu’elle marque le début d’une révolution dans tous les pays, mais que si, en Allemagne, le règne du capital subsistait, si, à New York, la suprématie de la Bourse se maintenait, si, en Angleterre, l’impérialisme britannique conservait le pouvoir, comme il l’a fait jusqu’à présent, alors, c’en serait fait de nous, car ils sont plus forts, plus riches et aussi plus instruits que nous, et leurs machines militaires sont plus puissantes que les nôtres. Ils nous étrangleraient, parce que – en premier lieu – ils sont les plus forts, et que – en second lieu – ils nous haïssent. Nous nous sommes révoltés, nous avons renversé dans notre pays le règne de la bourgeoisie. C’est là la source de la haine qu’éprouvent pour nous les classes possédantes de tous les pays. On ne peut comparer notre bourgeoisie à la bourgeoisie allemande ou anglaise. Là-bas, il s’agit d’une classe puissante, qui a un passé à elle, une époque où elle réalisait des conquêtes culturelles, développait la science, et pensait que nulle autre qu’elle ne pouvait détenir le pouvoir, nulle autre qu’elle gouverner l’Etat.

    Tout bourgeois digne de ce nom pense que c’est la nature elle-même qui l’a destiné à dominer, à commander, à chevaucher les échines des masses laborieuses, tandis que l’ouvrier vit, jour après jour, sous le joug, et que son horizon demeure étroit ; il a bu avec le lait maternel ses préjugés d’esclave, et croit que gouverner l’Etat, prendre le pouvoir est bien au-delà de ses possibilités, qu’il n’a pas été conçu pour cela, qu’il est fait d’une substance trop pauvre.

    Mais regardez, voici que les ouvriers et les paysans de Russie ont fait le premier pas – un bon pas, un pas ferme, encore que ce ne soit qu’un premier pas, pour en finir avec les classes possédantes, dans leur propre pays aussi bien que dans les autres pays. Ils ont démontré que les masses travailleuses sont faites de la même étoffe que tout le monde, et qu’elles veulent tenir tout le pouvoir dans leurs mains et gouverner tout le pays. Bien entendu, lorsque la bourgeoisie a vu qu’en prenant le pouvoir nous étions absolument sérieux, que ce que nous voulions faire, c’était réellement détruire la domination du capital et mettre à sa place la domination du travail, sa haine pour nous s’est prodigieusement enflée. Au début, les classes possédantes, les exploiteurs ont cru qu’il ne s’agissait que d’un malentendu temporaire, que c’était seulement une vague isolée de la révolution qui nous avait donné une puissante impulsion, et nous avait élevés, comme par accident, que les travailleurs ne s’étaient emparés du pouvoir que pour un moment, et que tout cela serait terminé dans une semaine ou deux, ou trois. Mais un peu plus tard, ils commencèrent à réaliser que les travailleurs se tenaient fermement à leurs nouveaux postes et que, tout en disant que les temps étaient durs, que des épreuves encore plus grandes les attendaient, de plus grandes ruines, une famine encore plus intense, cependant, une fois qu’ils avaient pris le pouvoir, ils ne le laisseraient jamais échapper de leurs mains. Jamais !

    La bourgeoisie de tous les pays commença alors à s’apercevoir qu’une terrible infection s’étendait, venant de l’Est, de la Russie. En effet, une fois que l’ouvrier russe, le plus ignorant, le plus surexploité, le plus harassé de tous a saisi le pouvoir entre ses mains, ceux des autres pays doivent nécessairement se dire tôt ou tard : si les ouvriers russes, qui sont de loin plus pauvres, plus faibles, moins bien organisés que nous, peuvent saisir le pouvoir dans leurs mains, alors si nous, les ouvriers avancés du monde entier, prenons le bâton russe, renversons notre propre bourgeoisie, et organisons toute l’industrie, alors en vérité nous serons invincibles, et nous créerons une république universelle du travail.

    Oui, camarades, nous sommes redoutés ; nous nous dressons devant la conscience des classes possédantes comme un spectre. Les impérialistes anglais combattent les impérialistes allemands, mais, de temps en temps, ils jettent un coup d’œil anxieux avec l’intention de saisir la révolution russe à la gorge. De la même façon, l’impérialisme allemand, tout enchaîné qu’il est à ses ennemis, ne peut s’empêcher de nous lancer de temps en temps un regard furtif, d’essayer de trouver une occasion favorable pour nous poignarder au cœur. Les impérialismes de tous les autres pays ont la même idée en tête. Il n’existe pas de différence nationale sur ce point, car les intérêts communs de ces bandits et de ces bêtes de proie les unissent contre nous, et laissez-moi vous le rappeler, camarades, que nous vous avons toujours dit que si la révolution ne s’étendait pas à d’autres pays, nous serions, en fin de compte, écrasés par le capitalisme européen. Il n’y aura pas d’échappatoire possible, et notre tâche, à l’heure actuelle, est de temporiser, de tenir jusqu’à ce que la révolution commence dans tous les pays d’Europe – tenir, consolider nos forces et nous tenir plus solidement sur nos pieds, car, à l’heure actuelle, nous sommes faibles, délabrés, et moralement faibles.

    Nous connaissons nous-mêmes nos propres erreurs, et nous n’avons pas besoin des critiques de l’extérieur, de la bourgeoisie et des conciliateurs qui ont miné l’Etat et la vie économique russes, leurs critiques ne valent pas deux sous. Mais nous avons besoin de nos propres critiques afin de comprendre nos propres erreurs. Et, à cet égard, il faut, avant tout, dire ce qui suit : la classe ouvrière russe, le peuple laborieux de Russie, doit comprendre qu’une fois qu’il a pris le pouvoir dans l’Etat, il assume la responsabilité du destin du pays tout entier, de la vie économique tout entière, de l’Etat tout entier.

  • "QUI VA PAYER L’INDEMNITE A L’ALLEMAGNE PRÉVUE PAR LE TRAITE DE BREST ?"

    Comment dirai-je, camarades ? Si le traité de Brest-Litovsk reste en vigueur, alors, évidemment, le peuple russe paiera. Si, dans les autres pays, les mêmes gouvernements restent en place, alors notre Russie révolutionnaire sera mise à mort et enterrée, et le traité de Brest sera suivi d’un autre, disons un traité de Petrograd ou d’Irkoutsk, qui sera trois fois ou dix fois pire que celui de Brest. La révolution russe et l’impérialisme européen ne peuvent vivre pendant longtemps côte à côte. A l’heure actuelle, nous existons parce que la bourgeoisie allemande est occupée à un sanglant règlement de comptes avec la bourgeoisie française et anglaise. Le Japon est en rivalité avec l’Amérique et, pour l’instant, il a donc les mains liées. Voilà pourquoi nous surnageons. Aussitôt que les pillards concluront la paix, ils se retourneront tous contre nous. Et alors l’Allemagne, avec l’Angleterre, coupera en deux le corps de la Russie. Il ne peut y avoir l’ombre d’un doute à ce sujet. Et le traité de Brest-Litovsk devra disparaître. On nous imposera par la force un traité beaucoup plus cruel, rigoureux, implacable. Ce sera le cas si les capitalistes européens et américains restent en place, c’est-à-dire si la classe ouvrière reste immobile. Alors nous serons perdus. Et alors, évidemment, le peuple travailleur de Russie paiera pour tout, paiera avec son sang, avec son travail, paiera pendant des dizaines d’années, pendant des générations et des générations. Mais, camarades, nous n’avons pas la moindre raison d’admettre qu’après cette guerre, rien ne changera en Europe.

    La classe ouvrière de chaque pays a été trompée, du fait de l’existence de pseudo-socialistes, l’équivalent de nos socialistes-révolutionnaires de droite, de nos mencheviks, les Scheidemann, les David, et ceux qui correspondent à nos Tséretelli, Kerensky, Tchernov, Martov. Ils ont déclaré aux travailleurs : " Vous n’êtes pas encore mûrs pour prendre le pouvoir en mains, Vous devez soutenir la bourgeoisie démocratique. " Et la bourgeoisie démocratique soutient la grande bourgeoisie, qui soutient les nobles, qui, à leur tour, soutiennent le Kaiser. Voilà comment les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite d’Europe se trouvèrent enchaînés au trône du Kaiser, ou à celui de Poincaré, pendant la guerre. Et quatre années ont passé ainsi. Il est impossible d’admettre un seul instant qu’après une expérience si terrible de calamités, de carnage, de duperie et d’épuisement du pays, la classe ouvrière, en quittant les tranchées, retournera dans les usines en toute humilité et servilité, et, comme par le passé, fera tourner les rouages de l’exploitation capitaliste. Non. En sortant des tranchées, elle présentera une note à ses maîtres. Elle dira : " Vous nous avez soutiré un tribut de sang, et que nous avez-vous donné en échange ? Les anciens oppresseurs, les propriétaires terriens, l’oppression du capitalisme, la bureaucratie ! "

    Je le répète : si le capitalisme occidental reste en place, on nous imposera une paix qui sera dix fois pire que celle de Brest-Litovsk. Nous ne pourrons plus tenir debout. Il y en a qui disent que celui qui espère une révolution européenne est un utopique, un visionnaire, un rêveur. Et je réponds : " Celui qui n’escompte pas une révolution dans tous les pays prépare le cercueil du peuple russe. " Il dit virtuellement : " Le parti qui possède la machine de guerre la plus efficace opprimera et torturera avec impunité tous les autres peuples". Nous sommes plus faibles économiquement et techniquement – c’est un fait. Est-ce que nous sommes condamnés pour cela ? Non, camarades, je ne le crois pas, je ne crois pas que toute la culture européenne est condamnée, que le capital la détruira impunément, la mettra aux enchères, la saignera à blanc, l’écrasera. Je ne le crois pas. Je crois, camarades, et je le sais par expérience et à la lumière de la théorie marxiste, que le capitalisme vit ses derniers jours. Tout comme une lampe brille d’un dernier éclat avant de s’éteindre brusquement, ainsi, camarades, la puissante lampe du capitalisme a brillé de son dernier éclat dans ce terrible massacre sanglant pour illuminer le monde de violence, d’oppression et d’esclavage dans lequel nous avons vécu jusqu’ici, et pour faire trembler les masses laborieuses d’horreur et les réveiller. Nous nous sommes révoltés, la classe ouvrière européenne fera de même. Et alors, le traité de Brest-Litovsk ira au diable, mais beaucoup d’autres choses le rejoindront : tous les despotes couronnés ou pas, les bandits et les usuriers impérialistes, et alors viendra un règne de liberté et de fraternité parmi les peuples.

  • Lénine :

    Il n’y a pas d’armée ; les Allemands attaquent sur tout le front depuis Riga. Dvinsk et Réjitsa sont prises ; ils marchent sur Loutsk et sur Minsk. Quiconque s’attache aux faits, et non aux phrases, doit, conclure la paix et continuer à consolider et approfondir la révolution à l’intérieur.

  • La révolution Russe d’octobre 1917 est l’un des événements les plus important de notre histoire. Qu’on s’en revendique ou qu’on la dénigre, elle est gravée dans la mémoire collective et façonne notre rapport actuel au monde. Le point de vue qu’on porte sur cette période est source de tension. C’est sur cette question que se fondent les principales différences entre les groupes politiques qui se réclament de la révolution, qu’ils soient marxistes ou libertaires. La compréhension de la dynamique et de la crise du pouvoir soviétique suite à cette révolution a été l’une des question les plus débattues au sein du mouvement ouvrier. Les positions de chacun vis-à-vis d’elle évoquent la manière dont chacun envisage la « révolution ».

    Loin d’avoir épuisé la question, nous pensons qu’il est nécessaire d’y revenir et de continuer à s’interroger et à débattre sur cette séquence historique qui a changé l’histoire de l’humanité et notre conception du monde. Elle a rendu l’idée du communisme possible et concrète. Mais les développements en URSS ont également détérioré son contenu et par conséquent son image, au point d’en faire une perspective ni souhaitable, ni réalisable. Qu’est-ce qui a transformé cette perspective d’une société sans exploitation en un régime oppressif pour les travailleurs-ses ? Quelles sont les raisons de cet échec ?

    Les critiques qui ont été faites aux orientations prises par ceux qui ont pris le pouvoir ont été nombreuses et rapides. Les critiques qu’ont pu faire les communistes allemands et hollandais, comme Rosa Luxemburg ou Anton Pannekoek. sur la politique intérieure et extérieure de Lénine et Trotsky, et plus tard, celles de ce même Trotsky contre la dégénérescence de l’Etat soviétique, sont connues. Mais, moins connues, les premières alertes sur la situation sont venues de communistes engagés dans le parti bolchevik et dans la révolution. Sur les mesures à mettre en place pour organiser la société dans le contexte de guerre civile (qui aboutira au développement d’un capitalisme d’Etat) et à propos de la question d’accepter la paix séparée avec l’Allemagne (Traité de « Brest-Litovsk »), un débat très vif se déroule dans le parti bolchevick, aboutissant à la naissance d’un fraction (composé de Boukharine, Ossinksi, Radek, Smirnov). Toutes les questions de fond qui émergent durant la première moitié de l’année 1918 en Russie sont portées par cette fraction de gauche du parti bolchevick dans les quatre numéros de la revue Kommunist. Plus tard, l’ « Opposition ouvrière » posera les questions de la continuité de l’esclavage salarié des travailleurs et travailleuses en U.R.S.S., et des méthodes de mise en commun des moyens de production. Elle formera une génération de militant-e-s qui, parfois bien avant Trotsky, rompront clairement avec la direction du parti bolchevique au nom de la situation faite à la classe ouvrière. Persécutés, ils tenteront soit de régénérer l’organisation à la base, soit de construire, à l’extérieur, un nouveau parti communiste.

    L’association Table Rase vous invite à écouter et discuter avec deux militants ayant participé à la première traduction et édition en français de la revue « Kommunist » (aux éditions « Smolny »). Le jeudi 7 juin Marc Lavoine (auteur de la préface, avec Michel Roger) nous présentera cette fraction de gauche de 1918 et leur revue Kommunist ; il nous exposera les critiques qu’ils adressaient à la jeune révolution et les alternatives qu’ils proposaient. Et le vendredi 8 juin, dans la continuité, Michel Roger (également auteur de deux brochures sur « La Gauche bolchevik » de 1919 à 1927 et sur « Le Groupe ouvrier du Parti communiste russe » de 1922 à 1937) nous parlera davantage de la période comprise entre 1919 et 1927 et des différentes oppositions qui ont existé. Ainsi, nous regarderons et analyserons cet événement non de manière dogmatique, mais dans toute sa complexité, au cœur des rapports de force idéologique qui traversent et font vivre le mouvement révolutionnaire.

    Il est plus que nécessaire, dans cette période de crise du système capitaliste que nous subissons actuellement, de continuer à tirer les leçons d’Octobre 17, car le monstre qui lui succéda continue d’être un obstacle à l’adhésion à l’idée et à la perspective du socialisme et du communisme face à la barbarie du système capitaliste. Ainsi ces échanges auront pour objectifs, non seulement de mieux connaître notre histoire, mais surtout de mieux envisager l’avenir...

    • Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve. (Anonyme)

      En exerce, cette citation anonyme qui décrit la démarche des participants de « Controverses ». Pour certains d’entre-nous, cette démarche fut extrêmement douloureuse, l’est et le sera encore longtemps. Il nous a fallu abattre les statues que l’histoire nous a léguées, ou que nous nous étions construites. Je souhaite donc que l’initiative de Matière et Révolution s’engage sur les chemins escarpées et dangereux à emprunter au risque d’ébranler des convictions bien établies.

      Je ne reviens pas sur l’intérêt que comporte la publication de Kommunist, inédit en français, et l’ouverture de ce débat, qui s’étend au delà de la seule mouvance Gauche Communiste, en est l’expression. Je salue donc l’initiative prise ici.

      Entré en trotskysme en 1972, comme on entre en religion, je m’en suis éloigné graduellement non sans bouleversement intérieur, ainsi que je l’ai souligné plus haut. Instinctivement, je me suis tourné vers ceux que Lénine critiquait dans son « Gauchisme, maladie infantile... ». Pour ne citer que quelques uns : Ciliga, Pannekoek, Ruhle, Korsh, etc...

      La trahison de la révolution russe a-t-elle commencé avec la signature de la paix de Brest-Litovsk ... ?
      Y-a-t-il eu trahison de la part des bolcheviks ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il faut aborder la question par un autre bout, celui de la nature sociale et politique du bolchevisme qui apporte un autre éclairage historique que la seule question, importante il est vrai, d’une prise de position sur la poursuite de la guerre révolutionnaire, ou la paix forcée et leurs conséquences respectives pour l’avenir de la révolution. Nous n’avons pas de réponse pour la première, mais bien pour la seconde qui s’est révélée catastrophique pour la perspective du communisme.

      Il n’est pas question, ainsi que le font les Torquémada de la FGCI d’excommunier à tour de bras ceux qui n’entre pas dans leur doxa.

      Je propose d’ajouter aux différentes citations avancées, les "thèses sur le bolchevisme" de Wagner sur le bolchevisme datant de 1931. Wagner était membre du GIK (Groupe des communistes internationaux de Hollande).

      Voici le lien : http://www.left-dis.nl/f/thesenbo.htm

      Je précise encore que je ne m’exprime qu’en mon nom, Controverses est suffisamment ouvert pour permettre la cohabitation de positions opposées.

    • Marx, Engels, Lénine et Trotsky me sont chers mais la vérité m’est encore plus chère. Il n’y a donc pas de tabou. Cela ne me donne pas non plus des arguments.

      Ce qui est terrible aussi, c’est que lorsqu’on s’est convaincu d’une chose, on a du mal à suivre des arguments adverses. Il nous faut, en fait, plus que des arguments : une bonne raison, un espoir d’atteindre une vérité importante.

      Citons le texte que vous nous conseillez (citations en italique) :

      « Le bolchevisme s’est créé un champ dos de pratique sociale dans l’économie et dans l’Etat soviétiques. »

      Dans un champ clos ? C’est là que se serait développé le bolchevisme ou dans le champ des luttes de classes et de partis ouvertes de la Russie de 1890 à 1923 ?

      « Il reste à savoir si Ia théorie bolchevique exprime, comme I’a dit Staline, Ie marxisme à l’heure de I’impérialisme et si, dans ce cas, elle représente I’axe du mouvement révolutionnaire prolétarien international. »

      La manière de poser le problème est admirable : si le bolchevisme est une politique juste, cela donne raison à Staline… Cela me fait penser aux tests du moyen âge : on vous jette dans l’eau avec une lourde pierre au cou et si vous surnagez, c’est que vous avez un accord avec le diable !

      « Le bolchevisme offre toutes les caractéristiques de la révolution bourgeoise. »

      Ce camarade confond les caractéristiques de la révolution sociale et le courant bolcheviste. D’autre part, sous prétexte que la révolution réalise d’abord les tâches non réalisées par la bourgeoisie, il ne s’agirait que d’une révolution bourgeoise. Voilà l’incapacité à raisonner de manière dialectique. Ou la révolution est bourgeoise ou elle est prolétarienne. Puisque Lénine et Trotsky eux-mêmes disent que la révolution est bourgeoise, c’est qu’elle n’est pas prolétarienne. L’existence de contradictions internes à la réalité historique échappe à ce camarade. Le fait que la tête de la révolution soit le prolétariat communiste et non la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie change le caractère de classe de la révolution, même si elle ne change pas entièrement les tâches immédiates.

      « Sur le plan de la théorie, le bolchevisme est loin d’avoir élaboré une pensée autonome qui puisse être considérée comme un système cohérent. Au contraire, il s’est approprié la méthode marxiste d’analyse des classes. »

      Etonnant ! Pourquoi Lénine aurait-il dû construire un système de pensée non marxiste pour mener la politique qu’il a menée. Est-ce que Marx renierait ce type de politique. Lire, pour y répondre, l’adresse au Comité central de la Ligue des communistes : http://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm

      Marx y développe l’idée que le prolétariat doit avoir une politique communiste indépendante au sein même de la révolution bourgeoise…. Idée qui s’appellera la révolution permanente.

      « La seule réalisation idéologique du bolchevisme a été de relier sa propre théorie politique, dans son ensemble, au matérialisme philosophique. »

      Oubliées, par ce camarade, les thèses de « Que faire ? », les thèses de « Marxisme et révisionnisme », les thsèes de « La faillite de la deuxième internationale », les thèses de « L’impérialisme, stade suprême », les thèses de « L’Etat et la révolution », et on en passe…

      « La tactique bolchevique s’est avérée, notamment jusqu’au mois d’octobre 1917, d’une grande uniformité interne. »

      Curieux camarade et curieuse manière de refaire l’histoire. Le bolchevisme de Lénine a dû sans cesse combattre au sein du courant révolutionnaire et jamais ceux qui suivaient Lénine n’ont eu l’impression d’une telle uniformité puisque Lénine s’est retrouvé mille fois en minorité, y compris sur des points cruciaux comme le type de parti, la tactique électorale, la guerre mondiale, le gouvernement provisoire et le caractère de la révolution (thèses d’avril 1917) et la prise du pouvoir en octobre n’a rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein !

      Je m’arrête là car chaque phrase de ce camarade est fausse, pleine de fiel et d’erreurs énormes !!!

      Ceci dit, je ne suis détenteur d’aucune vérité définitive et je suis tout prêt à tout rediscuter avec tout camarade honnête comme toi et à me laisser convaincre si cela doit être le cas...

    • Je continue cependant un petit peu à citer le texte que tu nous a conseillé : passages en italique.

      « L’organisation du bolchevisme a émergé des cercles social-démocrates de révolutionnaires intellectuels et s’est développée, à travers les luttes, les scissions et les défaites des factions, en une organisation de dirigeants dont les postes essentiels Sont aux mains des intellectuels petits-bourgeois. »

      C’est confondre l’appareil clandestin et le parti. Le parti s’est développé dans la classe ouvrière et l’appareil parmi les militants passés à la clandestinité mais qui étaient loin d’être essentiellement des intellectuels petits-bourgeois. Rappelons-nous qu’au contraire, le parti bolchevik avait le plus grand mal à recruter des intellectuels contrairement aux autres courants de la social-démocratie. Le camarade a mal lu ce que disait Lénine : l’appareil doit être formé de cadres en grande partie extérieurs à la classe ouvrière ne veut pas dire que ce ne sont pas des ouvriers. Cela peut être des ouvriers que le parti a retiré de la production et donné au militantisme clandestin pour leur permettre de se former et de devenir des dirigeants.

      « Sans cet instrument rigide du pouvoir, la tactique bolchevique n’aurait pu être menée à bien, et l’oeuvre historique de l’intelligentsia révolutionnaire russe n’aurait pu s’accomplir. »

      Mon camarade, ton auteur préféré laisse grandement à désirer dans ses explications. L’intelligentsia révolutionnaire russe ne s’est nullement reconnue dans l’œuvre des bolcheviks et a massivement rejoint les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Et combattu les armes à la main la révolution bolchevik. Je crains que des thèses aussi fausse soient une mauvaise base pour toute discussion future et je t’engage à me proposer quelque chose de mieux.

      D’autre part, les thèses en question sont parfaitement contradictoires avec celles des communistes de gauche du type Boukharine et Radek. Ces derniers n’ont jamais considéré la révolution bolchevique comme d’emblée bourgeoise. Alors comment se retrouver dans tout ce embrouillamini ?

    • « Le bolchevisme a appelé la révolution de février la révolution bourgeoise, et celle d’octobre, la révolution prolétarienne, faisant ainsi passer son propre régime pour le règne de la classe prolétarienne, et sa politique économique pour du socialisme. Cette vision de la révolution de 1917 est une absurdité de par le simple fait qu’elle suppose qu’un développement de sept mois aurait suffi à créer les bases économiques et sociales d’une révolution prolétarienne, dans un pays qui venait à peine d’entrer dans la phase de sa révolution bourgeoise, en d’autres termes, sauter d’un bond par-dessus tout un processus de développement social et économique qui nécessiterait au moins plusieurs décennies. »

      Ce camarade érige sa propre compréhension de la révolution par étapes en explication censée prouver que la révolution de Lénine serait jacobine et bourgeoise donc. Comme on ne peut pas par une révolution sociale passer par-dessus les étapes de la croissance économique lente, ce n’est qu’une prise du pouvoir par une direction centralisée jacobine. C’est tout simplement la thèse du contre-révolutionnaire Kautsky, social-démocrate lié à la bourgeoisie allemande. Lire le livre de Lénine : "La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky". On ne peut pas sauter par-dessus les étapes économiques ? Désolé, l’Histoire le peut parfaitement et elle a déjà réalisé le pouvoir menant au capitalisme avant même que le capitalisme n’existe.

      Encore une fois, c’est la vision non-dialectique qui mène à ce type de raisonnements. Puisqu’en Russie isolée, les tâches sont d’abord bourgeoises, la révolution ne peut pas passer à la révolution prolétarienne.

      Mille excuses ! Puisque la révolution en Russie est le produit de la fracture d’un anneau de la chaîne impérialiste du capital en Europe, il s’agit d’une révolution socialiste mais qui ne pourra triompher définitivement que si elle réussit en Europe au moins.

    • Ton auteur préféré, Helmut Wagner, écrit encore :

      « Pour ce qui est des ouvriers, les revendications économiques de la révolution bolchevique n’avaient pas davantage un contenu socialiste. En plusieurs occasions, Lénine devait repousser sévèrement la critique menchevique selon laquelle le bolchevisme proposait une politique utopique de socialisation de la production dans un pays qui n’était pas encore mûr pour une telle situation. Les bolcheviks devaient rétorquer qu’il n’était pas du tout question de socialiser la production, mais bien d’en remettre le contrôle aux mains des ouvriers. Le slogan du contrôle de la production fut utilisé pour tenter de conserver l’efficacité des méthodes capitalistes dans l’organisation technique et économique de la production, mais en leur ôtant leur caractère d’exploitation. L’aspect bourgeois de la révolution bolchevique, ainsi que le fait que les bolcheviks se sont eux-mêmes limités à une économie de type bourgeois (au lieu de consolider les résultats de la victoire de 1917), est éclairé de manière exemplaire par ce slogan du contrôle de la production. »

      Ce que cet auteur semble ignorer, c’est qu’il s’agissait pour le prolétariat allié à la paysannerie russe de prendre le pouvoir d’Etat et de mener une politique provisoire en attendant la révolution européenne et mondiale, c’est-à-dire le renversement de l’impérialisme non dans un seul pays, mais dans le monde entier. Et c’est là que confondre le socialisme dans un seul pays de Staline et le socialisme mondial de Lénine peut … prêter à confusion !

    • Wagner écrit encore :

      « Cependant, la conception de base de la socialisation de la production n’allait pas pour Lénine au-delà d’une économie étatique dirigée par l’appareil bureaucratique. (…)Le concept de socialisation des bolcheviks n’est par conséquent rien d’autre qu’une économie capitaliste prise en charge par l’État et dirigée de l’extérieur et d’en haut par sa bureaucratie. Le socialisme bolchevique est un capitalisme organisé par l’Etat. »

      Encore une confusion entre Lénine et Staline. Cet auteur a-t-il seulement lu Lénine ? Ou s’est-il contenté de condamner Lénine en condamnant le stalinisme ?

      Citons, par exemple :

      Rapport de Lénine

      sur la situation économique des ouvriers de Pétrograd et sur les tâches de la classe ouvrières

      A la séance de la section ouvrière du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd le 4 (17) décembre 1917
      La révolution du 25 octobre a montré l’extrême maturité politique du prolétariat qui s’est révélé capable de s’opposer fermement à la bourgeoisie. Mais la victoire complète du socialisme implique une organisation formidable, pénétrée de la conscience que le prolétariat est appelé à devenir la classe dominante.
      Le prolétariat est en face des tâches qu’impose la transformation socialiste du régime politique car toutes les demi-mesures, quelque facile qu’il soit d’apporter des arguments en leur faveur, sont insignifiantes, la situation économique du pays étant arrivée à un point où on ne saurait les admettre. Dans notre combat gigantesque contre l’impérialisme et le capitalisme, les demi-mesures ne peuvent trouver place.
      Vaincre ou être vaincu , - telle est la question.

      Les ouvriers doivent le comprendre et ils le comprennent ; c’est ce qui ressort clairement du fait qu’ils rejettent les compromis. Plus la révolution est profonde, plus il faut de militants actifs pour substituer au capitalisme l’appareil du socialisme. Même en l’absence de tout sabotage, la petite bourgeoisie ne saurait y suffire. C’est seulement par l’initiative des masses populaires que cette tâche peut être réalisée. C’est pourquoi on ne doit pas penser aujourd’hui, surtout en ce moment, à améliorer sa propre situation, mais on doit penser à devenir la classe dominante. Il ne faut pas espérer que le prolétariat des campagnes ait l’intelligence claire et ferme de ses intérêts. Seule la classe ouvrière peut l’avoir et chaque prolétaire, conscient de la grande perspective, doit se sentir un chef et entraîner les masses derrière lui.

      Le prolétariat est appelé à devenir la classe dominante, appelée à guider tous les travailleurs, la classe politiquement dominante.

      Il faut lutter contre le préjugé selon lequel seule la bourgeoisie est capable de gouverner l’Etat. Le prolétariat doit assumer la charge de gérer l’Etat.

      Les capitalistes font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher la classe ouvrière de remplir ses tâches. Toutes les organisations ouvrières - syndicats, comités d’usines, etc., - ont à livrer une lutte décisive sur le plan économique. La bourgeoisie gâche tout, sabote tout pour saper la révolution ouvrière. L’organisation de la production incombe entièrement à la classe ouvrière. Rompons une fois pour toutes avec le préjugé qui veut que les affaires de l’Etat, la gestion des banques, des usines soit une tâche inaccessible pour les ouvriers. Mais tout cela ne peut être réalisé que par un immense travail d’organisation, de tous les instants.

      Il est indispensable d’organiser l’échange des produits, la comptabilité, le contrôle systématique - telle est la mission de la classe ouvrière, et la vie des usines et des fabriques leur a donné les connaissances nécessaires pour l’accomplir.

      Que chaque comité d’usine se sente mobilisé non seulement pour les affaires de son entreprise, mais encore comme cellule organisatrice pour normaliser toute la vie de l’Etat.

      Il est facile de promulguer un décret sur l’abolition de la propriété privée, mais seuls les ouvriers eux-mêmes doivent et peuvent l’appliquer. Qu’il se produise des erreurs, soit ! ce sont les erreurs d’une nouvelle classe qui crée une vie nouvelle.

      Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plan concret pour l’organisation de la vie économique.

      Personne ne peut en donner. Seule la masse peut le faire d’en bas, à partir de son expérience. Naturellement, des indications seront fournies, des chemins seront tracés, mais il faut commencer à la fois par en haut et par en bas.
      Les Soviets doivent se transformer en organismes réglementant toute la production de la Russie, mais pour qu’ils ne deviennent pas des états-majors sans troupes, il est indispensable de militer à la base...

      La masse ouvrière doit organiser le contrôle et la production sur une vaste échelle nationale. C’est dans l’organisation de la masse laborieuse et non d’un certain nombre d’individus que réside le gage du succès ; et si nous atteignons ce but, si nous mettons sur pied la vie économique, toutes les forces qui s’opposent à nous se trouveront balayées d’elles-mêmes.

    • « Pendant la Première Guerre mondiale, les bolcheviks ont représenté de manière continue la position internationaliste avec le slogan : "transformer la guerre impérialiste en une guerre civile" et ils se sont comportés en apparence comme des marxistes conséquents. Mais cet internationalisme révolutionnaire faisait partie de leur tactique de même que plus tard, leur retournement vers la NEP. L’appel au prolétariat international n’était qu’un des aspects d’une vaste politique qui cherchait à se concilier le soutien international en faveur de la révolution russe. »

      Mais le grand capital mondial, aussi bien allemand, japonais, américain, français et anglais sans parler de finlandais, polonais ou tchécoslovaque s’y est trompé et a pris la révolution russe comme le début de la révolution prolétarienne socialiste mondiale et, pour cela, a envahi la Russie et écrasé les soviets. Ah ! S’ils avaient lu Wagner !!

      Pour savoir ce que pensaient les chefs d’Etat des grandes puissances de la révolution bolchevique : lire « Les délibérations du Conseil des Quatre », Compte-rendu officiel des chefs d’Etat des grandes puissances édité par le CNRS avec Wilson président des Etats-Unis, Lloyd George chef du gouvernement anglais, Clemenceau chef du gouvernement français, Orlando chef du gouvernement italien, Paderewski chef du gouvernement polonais, Montagu secrétaire d’Etat pour l’Inde.


      • Président Wilson : Je suis frappé, dans des dépêches qu’on nous a lues, de ces mots : « La population d’Odessa nous est hostile ». S’il en est ainsi, on peut se demander à quoi sert de garder cet îlot entouré, presque submergé par le bolchevisme. (...) Cela me confirme dans ma politique, qui est de laisser la Russie aux Bolcheviks – ils cuiront dans leur jus jusqu’à ce que les circonstances aient rendu les Russes plus sages - et de nous borner à empêcher le bolchevisme d’envahir d’autres parties de l’Europe. (…)

      • Clemenceau : Le péril bolcheviste s’étend en ce moment vers le sud et vers la Hongrie ; il continuera à s’étendre tant qu’il ne sera pas arrêté ; il faut l’arrêter à Odessa et à Lemberg. (...)

      • - Lloyd George : Si les dirigeants allemands arrivent à la conclusion que ce qu’ils ont de mieux à faire est d’imiter la Hongrie et de faire alliance avec les Bolcheviks, s’ils préfèrent le risque d’une anarchie de quelques années à une servitude de trente-cinq ans que ferons-nous ? (...) Si nous avions à occuper un pays très peuplé, comme la Westphalie, tandis que l’Allemagne autour de nous se relèverait ou serait agitée par un bolchevisme contagieux, quels ne seraient pas nos dépenses et nos risques ? (...) Ma conviction est que les Allemands ne signeront pas les propositions qu’on envisage (...) L’Allemagne passera au Bolchevisme. (...)

      • - Président Wilson : Je ne puis qu’exprimer mon admiration pour l’esprit qui se manifeste dans les paroles de M.Lloyd George. Il n’y a rien de plus honorable que d’être chassé du pouvoir parce qu’on a eu raison. (...) le gouvernement de Weimar est sans crédit. S’il ne peut rester au pouvoir, il sera remplacé par un gouvernement tel qu’il sera impossible de traiter avec lui. (...) Nous devons à la paix du monde de ne pas donner à l’Allemagne la tentation de se jeter dans le Bolchevisme, nous ne savons que trop les relations des chefs bolcheviks avec l’Allemagne.

      • - Lloyd George : (...) Je sais quelque chose du danger bolcheviste dans nos pays ; je le combat moi-même depuis plusieurs semaines (...) Le résultat, c’est que des syndicalistes comme Smilie, le secrétaire général des mineurs, qui auraient pu devenir un danger formidable, finissent par nous aider à éviter un conflit. Les capitalistes anglais –dieu merci ! – ont peur, et cela les rend raisonnables. Mais en ce qui concerne les conditions de paix, ce qui pourrait provoquer une explosion du bolchevisme en Angleterre, ce ne serait pas le reproche d’avoir demandé trop peu à l’ennemi, mais celui de lui avoir demandé trop. L’ouvrier anglais ne veut pas accabler le peuple allemand par des exigences excessives. (...) De toutes manières, nous allons imposer à l’Allemagne une paix très dure : elle n’aura plus de colonies, plus de flotte, elle perdra 6 ou 7 millions d’habitants, une grande partie de ses richesses naturelles : presque tout son fer, une grande partie de son charbon. Militairement, nous la réduisons à l’état de la Grèce, et au point de vue naval, à celui de la République Argentine. Et sur tous ces points nous sommes entièrement d’accord. (...) Si vous ajoutez à cela des conditions secondaires qui puissent être considérées comme injustes, ce sera peut-être la goutte d’eau qui fera déborder le vase. »

    • • - Maréchal Foch : Pour arrêter l’infiltration bolcheviste il faut créer une barrière en Pologne et en Roumanie, fermant la brèche de Lemberg, et assainir les points de l’arrière qui peuvent être infectés, comme la Hongrie, en assurant le maintien des communications par Vienne. En ce qui concerne particulièrement la Roumanie, les mesures nécessaires sont prévues en détail pour envoyer à son armée les effets et équipements qui lui manquent. Cette armée sera placée sous le commandement d’un général français. Vienne sera occupée par des troupes alliées sous un commandement américain. (...) Nous sommes d’accord sur l’aide à donner à l’armée roumaine et sur l’évacuation d’Odessa, qui est liée à notre actions en Roumanie. (...) Quant à l’idée d’opérer la jonction entre les forces polonaises et roumaines pour faire face à l’est, c’est le prélude d’une marche vers et cela nous conduit à la question d’une intervention militaire en Russie. Nous avons examiné cette question plus d’une fois et nous sommes chaque fois arrivés à la conclusion qu’il ne fallait pas penser à une intervention militaire. (...) L’évacuation d’Odessa est considérée comme le moyen de reporter des ressources, dont l’emploi à Odessa ne pouvait conduire à aucun résultat satisfaisant, sur la Roumanie pour compléter ses moyens de défense. (...)
      • - Maréchal Foch (chef des armées alliées) : Pour arrêter l’infiltration bolcheviste il faut créer une barrière en Pologne et en Roumanie, fermant la brèche de Lemberg, et assainir les points de l’arrière qui peuvent être infectés, comme la Hongrie, en assurant le maintien des communications par Vienne. (...) Contre une maladie épidémique, on fait un cordon sanitaire : on place un douanier tous les deux cent mètres et on empêche les gens de passer.
      • - Orlando (Italie) : Je demande la permission de lire deux télégrammes que nous recevons de notre commissaire italien à Vienne sur la situation. Le premier nous informe qu’on a reçu à Vienne une dépêche du gouvernement révolutionnaire de Budapest, invitant le prolétariat viennois à suivre l’exemple des Hongrois. Il a été décidé par les révolutionnaires viennois de former un conseil de travailleurs, de manière à les mettre en état de prendre le pouvoir (...) Le second télégramme (...) considère l’infiltration bolcheviste comme probable si la garde populaire n’est pas désarmée. Le gouvernement est faible, mais il suffirait, pour rétablir la situation, d’envoyer à Vienne deux régiments américains qui seraient reçus avec soulagement par la majorité de la population. Une déclaration des Alliés au sujet des approvisionnements produirait un effet utile mais ne servirait à rien si elle venait après le triomphe des bolchevistes.
      • - Général Diaz : Le bolchevisme est un mouvement populaire qui se manifeste partout où les vivres manquent et où l’autorité centrale est faible . (...) Son succès paraît lié aux succès du mouvement bolcheviste russe.. (...) la fermentation qui se produit actuellement n’a pas lieu seulement à Vienne, mais jusque dans les pays slovènes, partout en un mot où la population souffre de l’insuffisance du ravitaillement. En occupant Vienne fortement, on tient les voies de communication et on arrête ce progrès menaçant. Ce qu’il faut c’est donner aux populations l’impression que nous apportons des vivres, l’ordre et la sécurité. Sans cela elles se jetteront instinctivement du côté du désordre.
      • - Général Bliss : Le mot « bolcheviste » revient si souvent dans nos débats qu’évidemment il donne le ton à tout ce qui vient d’être dit. Si nous remplacions par le mot « révolutionnaire », ce serait peut-être plus clair. Le bolchevisme est la forme prise par le mouvement révolutionnaire dans les pays arriérés qui ont particulièrement souffert. D’ailleurs nous entendons dire, tantôt que le bolchevisme russe est un produit allemand, tantôt que c’est un mouvement essentiellement russe et qui, de l’est, vient envahir l’Europe. S’il était certain qu’il vient de Russie, c’est là évidemment qu’il faudrait le tuer. Mais le problème est plus difficile. Un cordon sanitaire pourrait arrêter les bolchevistes, mais non le bolchevisme, et pour en faire une barrière véritable, il faudrait déployer des forces très considérables depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire. (...)
      • - Président Wilson : La question n’est-elle pas de savoir s’il est possible d’organiser une résistance armée contre le bolchevisme, ce qui veut dire : avons-nous, non seulement les troupes qu’il faut, mais les moyens matériels, et le sentiment public qui nous soutiendrait ? A mon avis, essayer d’arrêter un mouvement révolutionnaire par des armées en ligne, c’est employer un balai pour arrêter une grande marée. Les armées, d’ailleurs, peuvent s’imprégner du bolchevisme qu’elles seraient chargées de combattre. Un germe de sympathie existe entre les forces qu’on voudrait opposer. Le seul moyen d’agir contre le bolchevisme, c’est d’en faire disparaître les causes. (...) Une de ces causes est l’incertitude des populations au sujet de leurs frontières de demain, des gouvernements auxquels elles devront obéir, et, en même temps, leur détresse parce qu’elles manquent de vivres, de moyens de transport et de moyens de travail. (...) »
      • « 28 mars 1919
      • - Président Wilson : Je crains beaucoup la transformation de l’enthousiasme en désespoir aussi violent que le bolchevisme qui dit : « il n’y a pas de justice dans le monde, tout ce qu’on peut faire c’est se venger par la force des injustices commises auparavant par la force. » (...)
      • « 29 mars 1919
      • - Président Wilson : L’armistice nous autorise à envoyer des troupes en Pologne pour le maintien de l’ordre. Il faut bien faire comprendre aux Allemands que c’est dans ce but et pour protéger la Pologne des bolcheviks russes que les troupes du général Haller sont envoyées à Varsovie.
      • - Lloyd George : Il n’est pas de l’intérêt du gouvernement allemand de nous empêcher de former une barrière contre le bolchevisme. (...) Sachons prendre une décision ; ne faisons pas avec la Hongrie comme avec la Russie ; une Russie nous suffit. »
      • « 31 mars 1919
      • - Pichon : Que s’est-il passé (en Hongrie) ? (...) Le départ du comte Karoliyi et (. .) la chute du gouvernement (...). Une république des soviets a été proclamée. Nos missions ont été chassées et le premier acte du nouveau gouvernement a été de s’adresser à Lénine et de lui dire qu’on était prêts à marcher avec lui. (...)
      • - Président Wilson : Il faut avant tout éclaircir la situation. Le gouvernement de Budapest (...) est un gouvernement de soviets parce que c’est la forme de gouvernement à la mode et il peut y avoir bien des espèces de soviets. .
      • - Pichon : La Hongrie nous répond par la révolution, par l’expulsion de nos missions. Nous sommes liés à la Roumanie, à qui nous avons promis de libérer les populations transylvaines.
      • - Président Wilson : Il faut éviter, par une attitude trop dure, de pousser un pays après l’autre dans le bolchevisme. Le même danger existe à Vienne. Si nous avions à jeter là une ligne de démarcation, Vienne pourrait se jeter le lendemain dans le bolchevisme. Si de pareils événements se répètent, nous n’aurons pas de paix, parce que nous ne trouverons plus personne pour le conclure. En ce qui concerne la Hongrie (...) il ne servirait à rien de lui dire « Nous ne voulons rien avoir à faire avec vous (...) nous n’avons jamais rien eu à faire, ni les uns ni les autres, avec des gouvernements révolutionnaires. » Quant à moi, je suis prêt à entrer en conversation avec n’importe quel coquin (...)
      • - Lloyd George : Le comte Karolyi est un homme fatigué, qui a jeté le manche après la cognée, et le bolchevisme n’a eu qu’à prendre une place vide. »
      • « 8 avril 1919
      • - Orlando : Nous avons reçu un télégramme de notre légation en Suisse nous annonçant que la proclamation de la république des soviets à Vienne est probable pour le 14 de ce mois, à moins que Vienne ne soit occupée par les Alliés.
      • - Lloyd George : Qui propose-t-on d’envoyer occuper Vienne ? pourquoi, si nous suivions ces suggestions, n’occuperions-nous pas l’Europe entière ? Nos représentants à Berlin nous tiennent le même langage ; il n’y aurait plus de raison de s’arrêter. (...) J’ai reçu un télégramme du War Office me faisant connaître que la situation en Allemagne s’aggrave et que l »on craint une catastrophe. (...) Aujourd’hui, nous apprenons la proclamation de la république des soviets en Bavière. Le danger est que, quand nous demanderons aux délégués allemands : « qui représentez-vous ? », ils ne sachent que répondre. (...) Nous sommes d’accord pour examiner ce que nous aurons à faire non seulement si l’Allemagne tombe en décomposition, mais aussi si la situation s’aggrave en Autriche et dans les pays voisins. (...) »

    • Cher camarade de Controverses, je te propose une lecture pour répondre à Wagner sur le caractère de la révolution russe : celle de Trotsky en ... 1905 dans "Bilan et perspectives" :

      http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/bilanp/bpsomm.htm

    • Dommage de nous donner des dates, le 11 juin de discussions prévues les 7, qui sont donc passées.

      « Le jeudi 7 juin Marc Lavoine (auteur de la préface, avec Michel Roger) nous présentera cette fraction de gauche de 1918 et leur revue Kommunist ; il nous exposera les critiques qu’ils adressaient à la jeune révolution et les alternatives qu’ils proposaient.

      « Et le vendredi 8 juin, dans la continuité, Michel Roger (également auteur de deux brochures sur « La Gauche bolchevik » de 1919 à 1927 et sur « Le Groupe ouvrier du Parti communiste russe » de 1922 à 1937) nous parlera davantage de la période comprise entre 1919 et 1927 et des différentes oppositions qui ont existé. »

  • La maison d’édition Smolny vient de publier en livre une traduction française de la revue Komunist publiée au début 1918 par la "première opposition de gauche" au sein du parti bolchevique. Le principal fait d’arme de cette opposition éphémère appelée "communiste de gauche" et dont le dirigeant le plus connu était Boukharine, fut de s’opposer à la signature du traité de paix de Brest-Litovsk entre la Russie soviétique et l’impérialisme allemand. La publication de ces textes ne présenterait qu’un intérêt "historique" secondaire, un intérêt de "curiosité", si son objet véritable ne donnait pas lieu, dans sa "présentation", à une attaque à peine voilée contre la révolution Russe d’octobre 1917 et contre le parti bolchévique.

    En effet, la courte introduction faite par les éditeurs et surtout la préface rédigée pourtant par des camarades avec lesquels nous avons milité durant des décennies au sein du CCI, reprennent à leur compte, plus de 90 ans plus tard, les positions de Komunist et en particulier son opposition à la paix de Brest-Litovsk. Pire même, elles introduisent l’idée qu’il y aurait un lien, une continuité, entre cette opposition du début 1918 avec les oppositions et fractions de gauche qui lutteront par la suite contre la contre-révolution et la stalinisation des partis communistes !

    À quelques rares expressions, il y a bien longtemps que la paix signée à Brest-Litovsk n’avait pas été remise en question par des gens qui se réclament du communisme. Comment peut-on affirmer aujourd’hui que "mieux valait (en janvier-février 1918 alors même que la vague révolutionnaire internationale n’en était qu’à ses débuts et que la guerre mondiale se poursuivait !) être défait comme la Commune de Paris que participer à une corruption du pouvoir dénaturant le socialisme et la révolution" (Préface) ? Le seul mérite du livre est de reproduire l’article de Lénine Sur la phrase révolutionnaire qui critique les déclamations tonitruantes, et vides de sens pratique, sur la guerre révolutionnaire prônées par les "communistes de gauche" alors même qu’il n’y a plus d’armée du fait des désertions massives.

    Malheureusement les auteurs de la Préface ne se contentent pas de reprendre à leur compte la position "gauchiste et infantile" de Boukharine et consorts sur Brest-Litovsk. Caractérisant dès janvier 1918, deux mois à peine après l’insurrection d’Octobre, la révolution comme "une révolution socialiste confisquée", ils prétendent que "dès l’insurrection [le parti bolchevique] s’est progressivement substitué aux soviets en assumant le pouvoir à leur place". Pire même, ils affirment que "le parti bolchevik délaisse progressivement le développement de la révolution internationale au profit de la défense du bastion russe pour finir par adopter la théorie du socialisme en un seul pays". Il s’agit là d’une ignominie politique ! La thèse selon laquelle Staline est la continuité de Lénine est un des plus gros mensonges utilisée par la bourgeoisie pour attaquer l’idée même du communisme et dénaturer la révolution Russe d’octobre 1917. Comment les auteurs ont-ils pu ainsi glisser du terrain de la "phrase révolutionnaire" jusqu’à, semble-t-il, abandonner la position fondamentale de la Gauche communiste sur le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre et apporter leur caution et leur participation aux campagnes bourgeoises d’aujourd’hui contre le communisme ?

    Auront-ils la force et le courage politiques de reconnaître leur faute majeure et de se désolidariser de cette préface ou finiront-ils par rejoindre, dans les combats de classes qui sont devant nous, les hordes de "penseurs" qui sont à la solde de la bourgeoisie ?

    La FGCI, 24 décembre 2011

  • Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres ordinaires entre Etats, et renoncer d’avance à louvoyer, à exploiter les oppositions d’intérêts (fusent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fusent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels) ; n’est-ce pas d’un ridicule achevé ? N’est-ce pas quelque chose comme de renoncer d’avance, dans l’ascension difficile d’une montagne inexplorée et inaccessible jusqu’à ce jour, à marcher parfois en zigzags, à revenir parfois sur ses pas, à renoncer à la direction une fois choisie pour essayer des directions différentes ? Et des gens manquant à ce point de conscience et d’expérience (encore si leur jeunesse en était la cause : les jeunes ne sont-ils pas faits pour débiter un certain temps des bêtises pareilles !) ont pu être soutenus - de près ou de loin, de façon franche ou déguisée, entièrement ou en partie, il n’importe ! - par certains membres du Parti communiste hollandais !!

    Après la première révolution socialiste du prolétariat, après le renversement de la bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie, d’abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a renversé sa bourgeoisie. On ne peut triompher d’un adversaire plus puissant qu’au prix d’une extrême tension des forces et à la condition expresse d’utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre "fissure" entre les ennemis, les moindres oppositions d’intérêts entre tes bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s’assurer un allié numériquement fort, fut-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a compris goutte au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain. Qui n’a pas prouvé pratiquement, pendant un laps de temps assez long et en des situations politiques assez variées, qu’il sait appliquer cette vérité dans les faits, n’a pas encore appris à aider la classe révolutionnaire dans sa lutte pour affranchir des exploiteurs toute l’humanité laborieuse. Et ce qui vient d’être dit est aussi vrai pour la période qui précède et qui suit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

    Lénine - La maladie infantile du communisme

  • En 1918, les choses n’allèrent pas jusqu’à la scission. Les communistes de "gauche" se bornèrent à constituer un groupe à part, une "fraction" au sein de notre parti, pas pour longtemps d’ailleurs. Dans la même année 1918, les représentants les plus marquants du "communisme de gauche", Radek et Boukharine par exemple, reconnurent ouvertement leur erreur. La paix de Brest-Litovsk était à leurs yeux un compromis avec les impérialistes, inadmissible en principe et nuisible au parti du prolétariat révolutionnaire. C’était bien, en effet, un compromis avec les impérialistes, mais il était justement celui que les circonstances rendaient obligatoire.

    Aujourd’hui, lorsque j’entends attaquer, comme le font par exemple les "socialistes-révolutionnaires", la tactique que nous avons suivie en signant la paix de Brest-Litovsk, ou lorsque j’entends cette remarque que me fit le camarade Lansbury au cours d’un entretien : "Nos chefs anglais des trade-unions disent que les compromis sont admissibles pour eux aussi, puisqu’ils l’ont été pour le bolchevisme", je réponds généralement tout d’abord par cette comparaison simple et "populaire " :
    Imaginez-vous que votre automobile soit arrêtée par des bandits armés. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. Vous vous débarrassez ainsi de l’agréable voisinage des bandits. C’est là un compromis, à n’en pas douter. "Do ut des" (je te "donne" mon argent, mes armes, mon auto, "pour que tu me donnes" la possibilité de me retirer sain et sauf). Mais on trouverait difficilement un homme, à moins qu’il n’ait perdu la raison, pour déclarer pareil compromis "inadmissible en principe", ou pour dénoncer celui qui l’a conclu comme complice des bandits (encore que les bandits, une fois maîtres de l’auto, aient pu s’en servir, ainsi que des armes, pour de nouveaux brigandages). Notre compromis avec les bandits de l’impérialisme allemand a été analogue à celui-là.

    Mais lorsque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie, les partisans de Scheidemann (et dans une large mesure les kautskistes) en Allemagne, Otto Bauer et Friedrich Adler (sans parler même de MM. Renner et Cie) en Autriche, les Renaudel, Longuet et Cie en France, les fabiens, les "indépendants" et les "travaillistes" ("labouristes") en Angleterre, ont conclu en 1914-1918 et en 1918-1920, contre le prolétariat révolutionnaire de leurs pays respectifs, des compromis avec les bandits de leur propre bourgeoisie et, parfois, de la bourgeoisie "alliée", tous ces messieurs se comportaient en complices du banditisme.
    La conclusion est claire : rejeter les compromis "en principe", nier la légitimité des compromis en général, quels qu’ils soient, c’est un enfantillage qu’il est même difficile de prendre au sérieux. L’homme politique désireux d’être utile au prolétariat révolutionnaire, doit savoir discerner les cas concrets où les compromis sont inadmissibles, où ils expriment l’opportunisme et la trahison, et diriger contre ces compromis concrets tout le tranchant de sa critique, les dénoncer implacablement, leur déclarer une guerre irréconciliable, sans permettre aux vieux routiers du socialisme "d’affaires", ni aux jésuites parlementaires de se dérober, d’échapper par des dissertations sur les "compromis en général", à la responsabilité qui leur incombe. C’est bien ainsi que messieurs les "chefs" anglais des trade-unions, ou bien de la société fabienne et du Parti travailliste "indépendant", se dérobent à la responsabilité qui pèse sur eux pour la trahison qu’ils ont commise, pour avoir perpétré un compromis tel qu’il équivaut en fait à de l’opportunisme, à une défection et à une trahison de la pire espèce.

    Il y a compromis et compromis. Il faut savoir analyser la situation et les conditions concrètes de chaque compromis ou de chaque variété de compromis. Il faut apprendre à distinguer entre l’homme qui a donné aux bandits de l’argent et des armes pour diminuer le mal causé par ces bandits et faciliter leur capture et leur exécution, et l’homme qui donne aux bandits de l’argent et des armes afin de participer au partage de leur butin. En politique, la chose est loin d’être toujours aussi facile que dans mon exemple d’une simplicité enfantine. Mais celui qui s’aviserait d’imaginer pour les ouvriers une recette offrant d’avance des solutions toutes prêtes pour toutes les circonstances de la vie, ou qui assurerait que dans la politique du prolétariat révolutionnaire il ne se rencontrera jamais de difficultés ni de situations embrouillées, celui-là ne serait qu’un charlatan.
    Pour ne laisser place à aucun malentendu, j’essaierai d’esquisser, ne fût-ce que très brièvement, quelques principes fondamentaux pouvant servir à l’analyse des exemples concrets de compromis.

    Le parti qui a conclu avec les impérialistes allemands un compromis en signant la paix de Brest-Litovsk, avait commencé à élaborer pratiquement son internationalisme dès la fin de 1914. Il n’avait pas craint de préconiser la défaite de la monarchie tsariste et de stigmatiser la "défense de la patrie" dans une guerre entre deux rapaces impérialistes. Les députés de ce parti au parlement prirent le chemin de la Sibérie, et non pas celui qui conduit aux portefeuilles ministériels dans un gouvernement bourgeois. La révolution qui a renversé le tsarisme et créé la République démocratique, a été pour ce parti une nouvelle et grande épreuve ; il n’a accepté aucune entente avec "ses" impérialistes, mais a préparé leur renversement et les a renversés. Une fois maître du pouvoir politique, ce parti n’a laissé pierre sur pierre ni de la grande propriété terrienne ni de la propriété capitaliste. Après avoir publié et annulé les traités secrets des impérialistes, ce parti a proposé la paix à tous les peuples, et n’a cédé à la violence des rapaces de Brest-Litovsk qu’après que les impérialistes anglo-français eurent torpillé la paix, et que les bolcheviks eurent fait tout ce qui était humainement possible pour hâter la révolution en Allemagne et dans les autres pays. La parfaite justesse d’un tel compromis, conclu par un tel parti, dans une telle situation, devient chaque jour plus claire et plus évidente pour tous.

    Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie (comme d’ailleurs tous les chefs de la lie Internationale dans le monde entier en 1914-1920) avaient commencé par trahir, en justifiant, directement ou indirectement, la "défense de la patrie", c’est-à-dire la défense de leur bourgeoisie spoliatrice. Ils ont persisté dans la trahison en se coalisant avec la bourgeoisie de leur pays et en luttant aux côtés de leur bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire de leur propre pays. Leur bloc, d’abord avec Kérensky et les cadets, puis avec Koltchak et Dénikine en Russie, de même que le bloc de leurs coreligionnaires étrangers avec la bourgeoisie de leurs pays respectifs, marqua leur passage aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. Leur compromis avec les bandits de l’impérialisme a consisté, du commencement à la fin, à se faire les complices du banditisme impérialiste.

    Lénine - La maladie infantile

  • Réponse de communistes de gauche à Matière et révolution concernant l’édition de la revue Kommunist de Boukharine et Radek (texte intitulé La trahison de la révolution russe a-t-elle commencé avec la signature des accords de Brest-Litovsk comme le prétendent les communistes de gauche tels Boukharine et Radek ? – [lire ici -> http://www.matierevolution.org/spip.php?article2357)

    Ce serait faire un contre sens que de ramener l’édition de la revue Kommunist à la seule question de Brest-Litovsk. Les 4 numéros de la revue Kommunist traitent surtout des mesures de la période de transition pour parvenir au socialisme après la prise du pouvoir par le prolétariat.
    La question de Brest-Litovsk est une question délicat et à part entière, pas simple qu’il est nécessaire de rediscuter au-delà des répétitions des positions de nos « grands ancêtres ».
    Qui peut encore avoir une position définitive sur la question toujours aujourd’hui ?
    Personnellement j’aurais eu des difficultés à prendre une telle décision à la place des révolutionnaires en 1918.
    La question de la date de la dégénérescence de la révolution d’Octobre est plus importante. De toutes les façons, c’est un processus qui s’est déroulé au cours des premières années de la révolution qui comporte 2 composantes :
     l’impossibilité de la révolution internationale ;
     mais aussi les mesures erronées prises, -principalement par la perte du pouvoir par les conseils ouvriers au profit de l’État et du Parti-, qui ont accru la dégénérescence du fait de l’impossibilité de la révolution à s’étendre internationalement.
    Olivier

    Voici ci-après, un élément important pour comprendre le drame ressenti par les révolutionnaires : bolcheviks, socialistes révolutionnaires de gauche, etc.. de devoir signer ce traité de paix séparé avec l’Allemagne et les puissances centrales.

    A lire :

    SOUVENIRS D’UN COMMISSAIRE DU PEUPLE

    De Steinberg

  • Extrait de Steinberg :

    Mais, dans la suite, lorsque nous restâmes à Brest-Litovsk, face à face avec les puissances centrales, et lorsque Lénine se fut rendu compte de la volonté inflexible des négociateurs de paix allemands, il prit la résolution ferme de conclure la paix avec eux immédiatement, à tout prix ! Il s’opposait à ce qu’on traînât les négociations de paix en longueur, à ce qu’on ajournât le moment décisif, à ce qu’on espérât une insurrection des ouvriers allemands et il combattit la résolution du 10 février : « ni guerre, ni paix » ! Mais il n’avait pas de majorité derrière lui, dans son propre Comité central. Il laissa donc l’opinion de Trotski et des socialistes révolutionnaires de gauche l’emporter. Pour quelle raison ne s’était-il pas lancé à l’assaut plus tôt ? Peut-être parce qu’il entretenait dans son cœur un faible espoir dans le succès de la ligne de conduite officielle ; peut-être parce qu’il supposait cette expérience nécessaire pour convaincre les utopistes rebelles de son camp. Dès le 7 janvier, au lendemain de la dissolution de l’assemblée nationale, il rédigea et communiqua secrètement à son parti, ses « Thèses sur la paix avec l’Allemagne ». Dès ce moment, il avait exposé tous les argumentés qu’il utilisa après au cours des discussions publiques. Il disait : Vous pensez qu’une paix séparée représenterait objectivement une collaboration avec les impérialistes allemands et un renoncement complet à l’internationalisme. Mais lorsqu’un ouvrier signe, après l’échec d’une grève, des conditions nuisibles pour lui et profitables pour le capitaliste, il ne trahit nullement de socialisme. Vous affirmez qu’en concluant cette paix, nous devenons objectivement les agents de l’impérialisme allemand, car nous lui livrons ainsi des millions de prisonniers, des armes, etc. Mais, si nous commençons une guerre révolutionnaire, nous deviendrons objectivement aussi les agents de l’impérialisme anglo-français, car nous l’aiderons ainsi à atteindre ses buts. Les États-Unis n’ont-ils pas proposé à notre commandant en chef Krylenko, une pension mensuelle de cent roubles par soldat, si nous voulions continuer la guerre...
    On n’a pas le droit de distinguer parmi les impérialismes, mais il faut n’envisager que les intérêts de la révolution socialiste. On affirme que nous avions directement promis dans une série de déclarations de faire une guerre révolutionnaire et que la paix séparée ne serait ainsi qu’un démenti donné à nos propres paroles. Cela n’est pas vrai. Nous avons parlé de la nécessité de préparer une guerre et de la faire, et il nous faudra, bien entendu, la préparer quand même. Mais la question se pose de savoir si nous sommes en mesure d’entrer immédiatement en guerre. Pendant les mois prochains, notre armée ne pourra nullement résister à l’attaque allemande... Si la révolution allemande éclatait dans trois ou quatre mois, une guerre révolutionnaire n’anéantirait peut-être pas notre révolution. Mais qui peut le savoir ? Le sort de la révolution russe ne devrait pas être mis en jeu pour des conjectures sur la révolution allemande qui peut éclater aujourd’hui ou demain. Il serait aventureux de courir ce risque... La révolution allemande ne restera pas en place à cause de la paix séparée que nous allons conclure. Tout au contraire, l’exemple de la république soviétique russe éveillera tous les autres peuples... Tous ces arguments de Lénine ne firent alors aucune impression sur les autres dirigeants bolchevistes. Le scrutin du 9 janvier donna au Comité central les résultats suivants : douze voix pour la prolongation des négociations avec l’Allemagne autant que possible et une voix contre (celle de Lénine, naturellement) ; neuf voix pour la formule de Trotski (ni paix, ni guerre) et neuf contre. On décida donc de continuer les négociations à Brest-Litovsk. Lénine se taisait. Cette atmosphère qui régnait dans le camp bolcheviste, le ver du doute et l’idée de la capitulation qui rongeaient sa charpente, tout cela restait caché aussi bien à nous qu’au monde.
    Mais maintenant que les troupes allemandes envahissaient le pays des soviets, Lénine se mit à exécuter son propre plan de conduite avec la certitude d’atteindre son but. Le Comité central bolchéviste se réunit dès le 17 février. L’atmosphère avait déjà changé depuis le mois de janvier. Lénine demanda qu’on commençât immédiatement des pourparlers pour conclure la paix avec l’Allemagne. Mais parmi les onze leaders présents, cinq seulement (Lénine, Staline, Sverdlov, Sokolnikov et Srnilga) votèrent pour et six, parmi lesquels Trotski, contre. Cependant, la position des opposants était revenue faible et incertaine. Car, lorsqu’on vota sur la deuxième question (s’il fallait aussi signer la paix dans le cas où l’attaque allemande deviendrait un fait accompli et où aucun mouvement révolutionnaire ne se produirait en Allemagne ou en Autriche), Trotski abandonna son parti et passa du côté de Lénine. La position de Trotski devenait, de cette façon, équivoque. Lénine avait ainsi pour la première fois la prépondérance dans cette question.

    • Première partie

      SOUVENIRS D’UN COMMISSAIRE DU PEUPLE
      Steinberg

      Au cours des premières semaines qui suivirent la victoire d’octobre, lorsque la Russie adressa à tous les États la proposition d’une conférence pour négocier la paix, Lénine avait eu lui aussi un faible espoir. Je me souviens d’un soir, au début du mois de décembre, où nous étions réunis chez Lénine, il avait alors l’humeur joyeuse et gaie. Se penchant vers nous, il nous raconta avec satisfaction la conférence qui avait eu lieu ce jour-là, entre Trotski et l’ambassadeur français Noulens. Il parla avec une vague espérance du coup de téléphone de l’ambassadeur à Trotski et de leur causerie au sujet du costume que devait porter notre commissaire à la conférence. C’était la première rencontre entre la diplomatie soviétique et la diplomatie capitaliste… Sans doute il n’était pas encore sûr que l’entente participât aux négociations de paix. Cependant l’ambassadeur s’était informé des pourparlers à Brest-Litovsk. Qui sait, peut être se décideraient-ils ?...

      II
      Mais, dans la suite, lorsque nous restâmes à Brest-Litovsk, face à face avec les puissances centrales, et lorsque Lénine se fut rendu compte de la volonté inflexible des négociateurs de paix allemands, il prit la résolution ferme de conclure la paix avec eux immédiatement, à tout prix ! Il s’opposait à ce qu’on traînât les négociations de paix en longueur, à ce qu’on ajournât le moment décisif, à ce qu’on espérât une insurrection des ouvriers allemands et il combattit la résolution du 10 février : « ni guerre, ni paix » ! Mais il n’avait pas de majorité derrière lui, dans son propre Comité central. Il laissa donc l’opinion de Trotski et des socialistes révolutionnaires de gauche l’emporter. Pour quelle raison ne s’était-il pas lancé à l’assaut plus tôt ? Peut-être parce qu’il entretenait dans son cœur un faible espoir dans le succès de la ligne de conduite officielle ; peut-être parce qu’il supposait cette expérience nécessaire pour convaincre les utopistes rebelles de son camp. Dès le 7 janvier, au lendemain de la dissolution de l’assemblée nationale, il rédigea et communiqua secrètement à son parti, ses « Thèses sur la paix avec l’Allemagne ». Dès ce moment, il avait exposé tous les argumentés qu’il utilisa après au cours des discussions publiques. Il disait : Vous pensez qu’une paix séparée représenterait objectivement une collaboration avec les impérialistes allemands et un renoncement complet à l’internationalisme. Mais lorsqu’un ouvrier signe, après l’échec d’une grève, des conditions nuisibles pour lui et profitables pour le capitaliste, il ne trahit nullement de socialisme. Vous affirmez qu’en concluant cette paix, nous devenons objectivement les agents de l’impérialisme allemand, car nous lui livrons ainsi des millions de prisonniers, des armes, etc. Mais, si nous commençons une guerre révolutionnaire, nous deviendrons objectivement aussi les agents de l’impérialisme anglo-français, car nous l’aiderons ainsi à atteindre ses buts. Les États-Unis n’ont-ils pas proposé à notre commandant en chef Krylenko, une pension mensuelle de cent roubles par soldat, si nous voulions continuer la guerre...
      On n’a pas le droit de distinguer parmi les impérialismes, mais il faut n’envisager que les intérêts de la révolution socialiste. On affirme que nous avions directement promis dans une série de déclarations de faire une guerre révolutionnaire et que la paix séparée ne serait ainsi qu’un démenti donné à nos propres paroles. Cela n’est pas vrai. Nous avons parlé de la nécessité de préparer une guerre et de la faire, et il nous faudra, bien entendu, la préparer quand même. Mais la question se pose de savoir si nous sommes en mesure d’entrer immédiatement en guerre. Pendant les mois prochains, notre armée ne pourra nullement résister à l’attaque allemande... Si la révolution allemande éclatait dans trois ou quatre mois, une guerre révolutionnaire n’anéantirait peut-être pas notre révolution. Mais qui peut le savoir ? Le sort de la révolution russe ne devrait pas être mis en jeu pour des conjectures sur la révolution allemande qui peut éclater aujourd’hui ou demain. Il serait aventureux de courir ce risque... La révolution allemande ne restera pas en place à cause de la paix séparée que nous allons conclure. Tout au contraire, l’exemple de la république soviétique russe éveillera tous les autres peuples... Tous ces arguments de Lénine ne firent alors aucune impression sur les autres dirigeants bolchevistes. Le scrutin du 9 janvier donna au Comité central les résultats suivants : douze voix pour la prolongation des négociations avec l’Allemagne autant que possible et une voix contre (celle de Lénine, naturellement) ; neuf voix pour la formule de Trotski (ni paix, ni guerre) et neuf contre. On décida donc de continuer les négociations à Brest-Litovsk. Lénine se taisait. Cette atmosphère qui régnait dans le camp bolcheviste, le ver du doute et l’idée de la capitulation qui rongeaient sa charpente, tout cela restait caché aussi bien à nous qu’au monde.
      Mais maintenant que les troupes allemandes envahissaient le pays des soviets, Lénine se mit à exécuter son propre plan de conduite avec la certitude d’atteindre son but. Le Comité central bolchéviste se réunit dès le 17 février. L’atmosphère avait déjà changé depuis le mois de janvier. Lénine demanda qu’on commençât immédiatement des pourparlers pour conclure la paix avec l’Allemagne. Mais parmi les onze leaders présents, cinq seulement (Lénine, Staline, Sverdlov, Sokolnikov et Srnilga) votèrent pour et six, parmi lesquels Trotski, contre. Cependant, la position des opposants était revenue faible et incertaine. Car, lorsqu’on vota sur la deuxième question (s’il fallait aussi signer la paix dans le cas où l’attaque allemande deviendrait un fait accompli et où aucun mouvement révolutionnaire ne se produirait en Allemagne ou en Autriche), Trotski abandonna son parti et passa du côté de Lénine. La position de Trotski devenait, de cette façon, équivoque. Lénine avait ainsi pour la première fois la prépondérance dans cette question.
      Il ne laissa plus tomber cet avantage. Lorsque Trotski annonça le 18 février au Comité central que les Allemands avaient commencé leur avance sur le front russe, Lénine posa de nouveau la question décisive : faut-il envoyer ou non en Allemagne une dépêche pour solliciter la paix. Les quatre orateurs disposaient chacun de cinq minutes seulement, Trotski et Boukharine se déclarèrent contre l’envoi de la dépêche, Zinoviev et Lénine pour l’envoi. Lénine parla clairement : Hier nous avons voté en faveur de cette démarche dans le cas où une attaque aurait lieu et où aucun soulèvement ne se produirait en Allemagne... L’attaque a commencé. Maintenant, nous ne devons plus perdre un seul instant, l’action s’impose. Il faut choisir entre la guerre révolutionnaire que les masses comprendront et les négociations de paix. Cette fois non plus, Lénine n’obtint pas la majorité. Sa proposition d’envoyer immédiatement une dépêche fut repoussée par sept voix contre six. Le sort de cette question tournait sans cesse autour d’une seule voix. Lénine cacha son mécontentement et attendit son heure pour conquérir la voix manquante. Le soir même il gagna cette voix, par une attaque fougueuse et brusquée.

    • deuxième partie

      IV
      Le 18 février, nous avions appris le début de l’offensive allemande, Malgré cela, nous accomplîmes, chacun à son poste, notre tâche révolutionnaire quotidienne, avec une émotion intérieure profonde. Nous savions que chacun de nous aurait, à l’institut Smolny, ce soir-là ou dans la nuit, à répondre à la question décisive. Le soir tomba. Les commissaires, soucieux, se rencontrèrent dans la longue salle inondée de lumière et où régnait une atmosphère sérieuse. On commença à discuter les affaires courantes de l’État avec un peu de distraction, mais l’inquiétude muette nous guettait de tous les coins de la salle. Tard dans la nuit, cette inquiétude s’était condensée à ce point qu’on aurait presque pu la toucher du doigt. Nous reçûmes la nouvelle que les Allemands avaient occupé Dvinsk et qu’ils se trouvaient sur la ligne de Pskov, c’est- à-dire dans la direction de Petrograd. Il fallut interrompre immédiatement la séance des commissaires pour faire place aux Comités centraux des deux partis dirigeants, qui devaient fixer, séparément d’abord, puis ensemble, la politique à suivre dans le moment dangereux qui s’approchait. C’était la première fois depuis que nos deux partis collaboraient. Jusqu’alors les bolcheviks n’avaient jamais admis, et non sans cause, des étrangers à leurs mystères.
      Les commissaires qui étaient membres des Comités centraux restèrent au Smolny. Quant aux autres membres, on essaya de les convoquer dans la nuit, de tous les coins de la ville où ils étaient dispersés. Les commissaires qui n’étaient que membres du gouvernement et non chefs de parti rangèrent leurs serviettes et commencèrent à s’en aller. Les bolcheviks passèrent dans une petite salle voisine pour délibérer. Nous restâmes dans la grande salle des séances qui ressemblait à ce moment à une salle de mariages abandonnée et vide. Les lampes brillaient comme auparavant et les longues tables de bois étaient encore chargées du souffle des hommes. Nous nous assîmes au coin d’une table. A cette heure grave, nous n’étions en tout que sept personnes appartenant au Comité central, au lieu de quinze : Spiridonova, Troutovski, Karéline, moi et quelques autres. Il avait été impossible de réunir un plus grand nombre de camarades si rapidement. Nous examinâmes la situation nouvelle dans une disposition d’esprit émue et confiante à la fois. Nous réfléchîmes en commun et nous convînmes qu’il ne fallait pas provoquer de panique ni prendre des décisions téméraires et extravagantes. Nous ne savions pas encore comment il faudrait agir au moment dangereux ; nous savions seulement comment nous ne pouvions pas agir. Nous ne pouvions pas proclamer une guerre, s’appelât-elle sainte, révolutionnaire ou de tout autre nom, car elle ressemblerait à l’offensive du 18 juin, à l’époque de Kerenski, et mènerait sûrement à la défaite de la révolution dans l’ordre matériel. Une guerre pourrait mobiliser les forces contre-révolutionnaires du pays et mettre entre leurs mains l’arme la plus parfaite pour l’agitation. Nous ne pouvions pas proclamer la guerre, après avoir décrété, le 10 février, la démobilisation à Brest-Litovsk. Nous ne pouvions pas tout simplement tuer des « Allemands ». Comme « État », nous ne pouvions pas organiser notre défense particulière... Nous ne pouvions pas non plus conclure une paix impérialiste, qui serait une défaite morale pour la révolution. Cela serait aussi étouffer le mouvement insurrectionnel en Allemagne et renforcer la contre-révolution dans notre pays. Pour cette raison, il serait désirable de ne pas contrecarrer l’attaque, mais de persister dans l’esprit du manifeste du 10 février. Les citoyens auraient évidemment le droit de faire une guerre volontaire, une guerre de partisans et nous une guerre officielle. Si les Allemands devaient marcher sur Petrograd, nous serions forcés de transporter le centre principal de la révolution à Moscou ou dans quelque autre ville. Ici, nous abandonnerions les palais, mais non l’âme de la révolution... Une tactique semblable provoquerait un soulèvement en Allemagne... Ce qui était clair, c’est que si nous concluions maintenant une paix séparée ou si nous déclarions une guerre sainte ; cela nous lierait les mains. Il serait préférable d’attendre les événements...
      En peu de temps nous avions formulé notre opinion en sept points. Il faudrait d’abord tâcher de s’informer, par des sources dignes de confiance, s’il s’agissait, en effet, d’une attaque sérieuse. S’il n’y avait là qu’une opération stratégique de l’état-major, qui voulait renforcer sa position, il n’y avait pas lieu de faire du bruit à ce sujet. Si les informations sur l’attaque se trouvaient être exactes, il faudrait alors interpeller officiellement le gouvernement allemand sur les buts de l’attaque. Nous faisions cette proposition pour éviter des décisions rapides et humiliantes et pour donner au Comité exécutif soviétique le temps et les moyens d’examiner la situation. La résolution d’une guerre sainte ou d’une paix séparée ne devrait pas être proclamée avant l’arrivée de la réponse du gouvernement allemand. Même si l’armée allemande continuait à avancer dans le pays, il faudrait retirer de la lutte notre armée et notre marine.
      Cependant, à ce moment même, le danger était assez grand. Pour cette raison, nous fîmes encore d’autres propositions. Il faudrait trouver immédiatement des moyens et des voies pour transporter le centre officiel du gouvernement soviétique de Petrograd à Moscou ou dans line autre ville. Petrograd devrait être débarrassé des éléments suspects. Il faudrait créer immédiatement un organe central composé de cinq camarades et comprenant trois bolcheviks et deux socialistes révolutionnaires de gauche, choisis dans le conseil des commissaires. Une séance fermée du Comité exécutif soviétique devrait être convoquée pour le lendemain.
      La clôture de notre séance eut lieu vers deux heures du matin. Une inquiétude pesante régnait dans notre âme à côté d’une clarté lumineuse. Nous voyions le grand danger qui menaçait, mais nous entendions aussi les pas des grands événements qui retentissaient a notre porte. Le moment des sacrifices, de l’enthousiasme et des buts les plus sacrés était venu. Nous étions jeunes et l’héroïsme animait notre sang.
      Nos résolutions étaient dès lors prêtes et nous attendîmes la séance commune avec les bolcheviks.

    • Troisième partie

      V

      Que s’était-il passé chez eux pendant ces mêmes heures ? Une séance extrêmement dramatique avait eu lieu chez les bolcheviks. Trotski avait parlé de la prise de la ville de Dvintsk et avait proposé de demander aux Allemands quelles étaient leurs conditions de paix, Lénine répondit nettement : On ne peut pas jouer avec la guerre. Nous ne faisons que perdre ainsi des voitures et des moyens de transports. Il nous est impossible d’attendre plus longtemps. Le jeu est allé si loin qu’on peut en arriver à une défaite de la révolution si nous persistons à garder une attitude équivoque. Si les Allemands avaient posé comme condition la destruction du pouvoir bolcheviste, bien entendu nous serions absolument contraints de continuer la guerre. Maintenant, rien ne peut plus être ajourné. Il est inutile de questionner les Allemands comme le voudrait Trotski ; ce n’est pas de la politique, ce n’est qu’un chiffon de papier. Il nous reste la seule possibilité de proposer aux Allemands la réouverture des négociations de paix... Autrement, l’histoire dirait que nous avons livré notre révolution aux Allemands... Il est ridicule de parler d’une guerre, après avoir démobilisé l’armée... Si les Allemands nous enlèvent la Livonie et l’Estonie, nous considérerons cette perte comme un sacrifice fait à la révolution. S’ils exigent l’évacuation de la Finlande par nos troupes, soit, nous leur offrirons la Finlande révolutionnaire...
      On vota ensuite sur le projet de Lénine : envoyer sur-le-champ au gouvernement allemand une proposition de paix immédiate. Sept voix, dont celle de Trotski, furent en faveur du projet, et six voix, dont celles de Dzerjinski, Boukharine et Ioffé, furent contre. Un des présents seulement s’était abstenu. Trotski, qui avait toujours hésité, avait lui-même donné en cette occasion la prépondérance à Lénine. A la même majorité de sept voix on décida de déclarer, par un radio, qu’on serait même prêts à accepter des conditions plus onéreuses que celles de Brest-Litovsk. Lénine et Trotski rédigèrent le texte de la dépêche...
      Tandis que les débats se prolongeaient dans la petite salle, nous attendions tranquillement le commencement de la séance commune. Au lieu des délégués bolcheviks apparut tout à coup devant nous Sverdlov, qui venait de quitter les débats en sourdine. De petite taille, trapu, les traits durs et anguleux, Sverdlov était alors président du Comité exécutif soviétique et en même temps secrétaire du parti bolcheviste. Aux réunions générales des soviets, il était le porte-parole énergique, inflexible de Lénine. Toutes les affaires du parti étaient classées dans son carnet de notes. Dans les discussions intérieures du parti bolchevik, il était le diplomate, mais au dehors il personnifiait la discipline de fer de ce parti. Cette nuit là, les bolcheviks, voulant nous cacher les désaccords survenus dans leurs rangs, nous avaient envoyé Sverdlov en attendant. Il avait pour mission d’obtenir notre appui pour la résolution de leur Comité central concernant l’envoi de la dépêche. S’asseyant à notre table, il commença à nous peindre les dangers de l’invasion allemande ; les Allemands allaient prendre certainement Pskov et occuper peut-être la gare de Bologoïé, ce qui leur permettrait de couper les communications entre Petrograd et Moscou... On parlait doucement comme au chevet d’un grand malade. Au début, nous ne nous laissâmes pas détourner de notre conviction, mais peu à peu certains parmi nous commencèrent à hésiter. Lorsque Sverdlov fut parti, on mit la question aux voix de nouveau. Nous décidâmes, par cinq voix contre deux, de ne pas modifier notre résolution et d’insister pour que la décision de la Russie soviétique fût ajournée jusqu’au lendemain, c’est-à-dire jusqu’à la réunion de l’assemblée exécutive soviétique. Quand les bolcheviks apprirent notre résolution à trois heures du matin, ils furent très embarrassés, car ils ne pouvaient mettre leur décision à exécution sans notre consentement. Nous passâmes dans leur cabinet enfumé, chargé d’une haleine épaisse comme lorsque des hommes discutent dans une atmosphère tendue, sans pouvoir arriver à un accord. Trotski les cheveux en désordre, s’appuyait contre la cheminée. Sombre comme la nuit, les yeux semblables à ceux d’un oiseau de proie, il regardait vers la fenêtre, par-dessus toutes les têtes. Krylenko, le commandant en chef de l’armée, avec sa figure poupine d’enfant, errait dans la chambre sans pouvoir trouver une position stable. Ioffé, Krestinski et Ouritski se tenaient contre les murs ou les fenêtres, fumant nerveusement des cigarettes ; Lénine marchait seul dans la chambré faisant de larges enjambées, les mains dans ses poches et souriant en lui-même. C’est à ce moment-là seulement que nous comprîmes que des grands dissentiments régnaient parmi eux. Ioffé et Krestinski nous murmurèrent : « Vous nous avez soutenus ». Des entretiens privés s’engagèrent au cours desquels on voulait se persuader l’un l’autre. On parlait vivement et avec Une passion contenue. Des cris retentirent du canapé où Karéline discutait avec Staline. Celui-ci parlait avec Colère, les yeux étincelants, et émettait des sons rauques et gutturaux. Je saisis le bras de Krylenko qui avait apporté les nouvelles effrayantes.
      « Pourquoi ces informations sont-elles si contradictoires ? » demandai-je : « Vous nous racontez aujourd’hui des histoires terribles, mais vous et Dybenko (le commissaire de la marine), vous nous aviez raconté les choses, il y a quelques temps, d’une façon toute différente. » Le temps passait et les débats ne donnaient aucun résultat. Tout le monde avait l’air sombre et triste et les visages avaient une expression de surmenage et d’accablement insupportables. Seul, Sverdlov était allègre et courait d’un camarade à l’autre, comme un maître d’hôtel dans une fête. Il faut ouvrir officiellement la séance commune, déclarait-il. Nous passâmes tous, affligés et en silence, dans la grande salle des séances, où nous nous serrâmes près du poêle. Sverdlov proposa de commencer les débats. Plusieurs de nos camarades prirent la parole. Algassov défendit notre proposition d’ajourner l’affaire jusqu’à lendemain. Troutovski, un des commissaires du peuple, dit : « N’oublions pas que l’attaque a déjà commencé. Le changement du caractère de la situation est donc accompli. Le renforcement de l’attaque ne peut plus désormais jouer aucun rôle. » Karéline dit à son tour : « Nous devons faire dépendre notre attitude uniquement de l’acte de Brest-Litovsk, du 10 février. » Je dis alors : « Nous ne devons pas nous laisser aller à la panique provoquée par les premières nouvelles. Le service des informations est mal organisé. Tout cela n’est peut-être qu’une manœuvre d’intimidation ou peut-être a-t-on affaire à des formations militaires organisées exprès dans ce but. Nous attendrons pire que cela... » Quelques-uns parmi nous sourirent pensant : « Que peut-il arriver de pire ? »
      « Oui, continuai-je, la situation est sinistre, mais les phases prises à part n’en sont pas tellement graves. Seuls de fins politiques pourraient s’y retrouver. Ajournons l’envoi de la dépêche jusqu’à la réunion de demain de l’assemblée exécutive soviétique, afin de prendre une résolution conforme à la volonté du peuple. » Zinoviev, Trotski et Lénine prirent la parole contre nous. Ils affirmaient tous qu’il fallait absolument envoyer la dépêche. Cela ne nous engagera à rien. Si les Allemands ne répondent pas ou s’ils donnent une réponse inacceptable, l’état de défensive sera déclaré. Lénine dit alors avec son sourire jovial : « Mais un gouvernement doit prendre des résolutions rapides : si nous n’agissons pas l’histoire mondiale ne nous le pardonnera pas. Chaque heure a maintenant son importance. Il n’y a pas lieu de remettre la dépêche jusqu’au lendemain, puisque nos deux partis sont représentés au conseil des commissaires et puisque les fractions du comité exécutif soviétique seront d’accord avec nous. » Lénine parlait de sa manière habituelle, d’un air familier, et de son ton bien connu exprimant de l’étonnement de voir que des choses si simples n’étaient pas comprises, et avec des gestes qui semblaient dire que tout était pourtant bien clair... « Oui, dis-je alors à Lénine, il faut prendre des décisions rapides, mais pas dans une atmosphère de panique. » Zinoviev remarqua : « Il est inutile d’attendre la réunion du gouvernement jusqu’à demain matin, les commissaires ici présents sont assez nombreux... » Nous proposâmes alors de convoquer l’assemblée exécutive soviétique pour le lendemain à dix heures du matin. (Notre parlement était alors composé de quelques centaines de membres). Sverdlov répliqua : « Il serait difficile de convoquer l’assemblée à une heure si matinale ; et les séances des fractions devraient recommencer et l’envoi de la dépêche serait ajourné d’autant. Et si l’on .est d’accord, d’une façon générale, sur l’envoi, il n’y a pas lieu de l’ajourner... » Trotski fit alors une petite remarque. Joffé s’approcha de nous disant : « En tout cas, si nous voulons envoyer la dépêche, quelle importance peut avoir la question de temps ?... »
      Un silence lourd pesa sur la chambre. Tout avait été dit. Une charge de plomb accablait toutes les épaules. Lénine se chauffait confortablement au poêle. Spiridonova avec ses yeux cernés, tristes et graves, se tenait tout près dans son costume noir et monastique. Nous ne voulions pas prendre seuls, dans cette nuit profonde des décisions fatales, à l’insu des masses soviétiques et derrière leur dos. Nous ne voulions pas non plus provoquer une rupture entre les bolcheviks qui supportaient devant nous, si sincèrement et si douloureusement, les mêmes souffrances que nous. Nous ne savions pas alors que la décision des bolcheviks n’avait été acceptée qu’à la majorité d’une seule voix. Si nous l’avions su ! En tout cas, il fallait connaître à tout hasard le texte de la dépêche ? J’interrompis le silence en demandant : "Quel est le texte de votre dépêche ?" Cette question sembla avoir soulagé tout le monde et on respira plus librement. Les partisans de Lénine se sentirent plus forts. Ils prirent le texte et le lurent devant nous. D’abord venait une protestation contre l’attaque brusquée, puis nous entendîmes : Le conseil des commissaires du peuple se voit obligé, par la situation ainsi créée, de déclarer qu’il accepte de conclure la paix conformément aux conditions proposées à Brest-Litovsk. La fin de la dépêche était ainsi conçue : Le conseil des commissaires du peuple déclare que la réponse aux conditions nouvelles de paix, qui seront fixées par le gouvernement allemand, sera donnée dans le délai de douze heures. Ces derniers mots équivalaient à prendre trop précipitamment une attitude et à humilier profondément la révolution...
      Nous commençâmes à discuter à voix basse dans notre groupe, entre nous, et des hésitations se manifestèrent. Quatre des nôtres sur sept étaient pour l’envoi de la dépêche. C’est ainsi que se forma subitement une « majorité » dans notre Comité central et qu’une « solidarité » des deux Comités fut créée... Comment se fit-il que nous, les opposants de toujours, ne protestâmes pas énergiquement et n’anéantîmes pas tout ce projet de dépêche ? C’est probablement parce que les débats ne tournaient pas autour de la question de principe de la (conclusion de la paix, mais autour de l’ajournement au lendemain. Les débats avaient ainsi perdu leur acuité et s’étaient transformés en discussion technique. Cela émoussa la pointe du débat et amena quelques-uns de nos camarades à céder. Ceux d’entre nous qui furent pour la dépêche supposaient probablement que son envoi n’aurait pas d’influence sur les événements. Et même si cet envoi était une faute politique, les délégués soviétiques pourraient changer la situation le lendemain...
      On se mit à analyser les phrases de la dépêche encore une fois. Trotski s’était assis devant une table et, la plume à la main, il commença à revoir le texte. En lisant le deuxième alinéa, quand il arriva à ces mots, « prêts à signer la paix », il souligna de sa voix le reste de la phrase « d’après les conditions proposées à Brest-Litovsk ». Mais Lénine qui se tenait près du poêle répondit avec un sourire triomphateur : « II est trop tard pour courir maintenant après Brest-Litovsk... Vous direz encore merci, si les conditions de Dvinsk ne sont pas plus dures... »
      Lorsqu’on arriva au troisième alinéa : Une réponse aux nouvelles conditions de paix proposées sera donnée dans le délai de douze heures, tout le monde le désapprouva. Personne ne voulait accepter des expressions aussi humiliantes et montrer de telles dispositions à la capitulation. Lénine continua avec l’air serein d’un vainqueur : « Si vous évitez les termes clairs, les Allemands considéreront toute la dépêche comme une manœuvre habile. Ils supposeront que nous voulons gagner du temps pour arrêter leur attaque... Vous gaspillerez ainsi du temps et on n’en sera que plus exigeant... »
      Il ne réussit pas à nous convaincre. Il désirait trop d’un coup. On raya les mots « conditions nouvelles » et « dans le délai de douze heures ». On les remplaça par d’autres mots qui avaient le même sens secret : Le conseil des commissaires du peuple déclare que la réponse à des conditions précises de paix... sera donnée immédiatement. Lorsqu’on fut aux signatures ? Trotski dit que la sienne n’était pas nécessaire sur ce télégramme et que celle de Lénine suffirait. (Quelques jours après, Trotski démissionna de son poste de commissaire aux affaires étrangères.) « Non, déclara Lénine, la signature du commissaire des affaires étrangères est absolument indispensable ! » Trotski signa. Sverdlov prépara à la hâte l’envoi de la dépêche par radiotélégramme. Nous nous levâmes avec peine de nos places. L’aube matinale pâlissait les fenêtres de sa lueur grise. On commença à se séparer en silence. On était anéanti de fatigue par cette responsabilité que nous avions prise sur nous et imposée à tous. Absorbés par nos pensées, nous descendîmes lentement le large escalier de l’institut Smolny. Zinoviev, cet homme toujours de bonne humeur, corpulent et jovial, aux cheveux gaiement frisés, s’approchant de moi poussa un soupir profond et me frappa sur l’épaule.
      Qui sait ce qui va maintenant arriver, dit-il.
      Oui... répondis-je, nous pourrons maintenir peut-être le pouvoir soviétique, mais nous avons mis aujourd’hui la hache au pied de l’arbre, ce qu’il en reste ne sera que son ombre.
      Nous sortîmes dans la cour du Smolny où les automobiles brillaient obscurément dans le froid matinal. Là, tout respirait la révolution, l’audace et la foi en soi-même. On n’aurait pas pu croire qu’on venait de prendre la décision de capituler. Lénine avait remporté cette nuit la victoire d’une capitulation. Nous allions voir ce qu’apporterait le matin.
      VI
      Le matin déchaîna une tempête dans les fractions soviétiques de l’assemblée exécutive. La dépêche était déjà à Berlin, sur la table du gouvernement allemand, et la fraction des socialistes révolutionnaires de gauche avait repoussé presque à l’unanimité la tactique de la nuit précédente. Les bolcheviks étaient engagés dans une dure lutte intérieure. La position des léninistes était grave. On les attaquait à la fois pour des raisons de principe (car le simple bolchevik ne pouvait pas changer si rapidement sa ligne de conduite révolutionnaire) et pour des raisons pratiques. Pendant ce temps, les Allemands usèrent d’une politique de temporisation. Ils ne donnèrent pas de réponse claire. Sans doute ils demandèrent si les signatures de Lénine et de Trotski étaient authentiques. Sans doute ils envoyèrent de Berlin la brève note suivante : « Faites vos propositions par écrit et remettez-les à nos représentants à Dvinsk. » On avait donc envoyé immédiatement, le 20 février, des délégués à Dvinsk. Les heures s’étaient écoulées, les journées s’étaient passées, et, depuis quatre jours, aucune réponse claire à notre dépêche n’était parvenue. Cependant, l’offensive de l’armée allemande, sur tout le front, continuait. Le 21 février, Minsk fut pris. Les Allemands poussaient toujours en avant sans combats, voyageant tout simplement dans les trains. Quelle était la signification de toute cette conduite ? Allaient-ils répondre à notre proposition ou bien désiraient-ils conclure la paix avec un autre gouvernement russe ou encore voulaient-ils aggraver les conditions de paix ? Les léninistes en perdaient la tête. L’assemblée exécutive des soviets avait bien voté à la majorité des voix la confiance au gouvernement, mais l’opposition faisait du bruit dans son sein. Le comité de Moscou des bolcheviks avait émis une protestation contre la résolution de leur Comité central. Onze des dirigeants bolchevistes les plus importants, parmi lesquels Boukharine, avaient donné leur démission et commencé une agitation fiévreuse et acharnée contre l’attitude de Lénine. Ioffé, Krestinski et Dzerjinski s’étaient joints à l’opposition. Tous réclamaient la préparation à la guerre défensive. Les Allemands se taisaient. Plus leur silence se prolongeait, plus la volonté de combattre se renforçait chez les Russes. Les léninistes aussi commencèrent à réfléchir. Y avait-il une autre issue ? Le 21 février, à deux heures du matin, le gouvernement soviétique fit afficher son premier appel d’alarme aux ouvriers, aux soldats et aux paysans……

      VII

      Le 23 février, la situation changea. Une réponse arriva enfin. Les nouvelles conditions de paix, qui avaient un caractère d’ultimatum, étaient nous seulement pires que celles de Brest-Litovsk, mais elles exigeaient franchement al surpression du foyer révolutionnaire…
      (…)
      Réunion du Comité central bolchevik :

      Lénine fit la brève déclaration suivante : « Si vous continuez une telle politique, je donnerai ma démission du gouvernement et du CC. Pour faire une guerre révolutionnaire il faut une armée qui nous manque. Cela veut dire que els conditions doivent être acceptées ».
      Trotski apporta un argument nouveau. Etant donné qu’une guerre révolutionnaire serait impossible à la suite de la scission dans le parti, -et elle était presque faite,- Trotski se prononçait pour l’acceptation des conditions allemandes.

      Les bolcheviks se trouvaient face à deux ultimatums : l’allemand et celui de Lénine….

      Au cours du scrutin parmi les 15 membres du CC, 7 décidèrent d’accepter, 4 refusèrent de donner leur avis (Trotski, Ioffé, Dzerjinski et Krestinski) et 4 votèrent contre.

      La suite est connue.

  • cher camarade, le texte de Steinberg porte en tout cas exclusivement sur Brest-Litovsk. Ce qu’on n’y voit nullement c’est un point de vue disant : l’armée russe peut se battre car cela aurait été une contre-vérité évidente....

  • Cher camarade, vous écrivez :

    Les 4 numéros de la revue Kommunist traitent surtout des mesures de la période de transition pour parvenir au socialisme après la prise du pouvoir par le prolétariat.

    C’est effectivement la grande question. Mais tout le problème est de savoir s’il était possible d’aller au socialisme dans un seul pays. Je répondrais non quelque soient les mesures prises par les bolcheviks.

    Du coup, le sens socialiste des mesures est autre. C’est la signification du succès de la révolution.

    La réponse dépend de l’interprétation du type de la révolution.

    Doit-elle être exclusivement prolétarienne et socialiste ou devait-elle englober les aspirations petites-bourgeoises des masses opprimées (question nationale, question de la terre, question de la démocratie, ...) ?

    Si on considère que la révolution est ou prolétarienne ou bourgeoise de manière exclusive (et non les deux à la fois de manière dialectique), on a toutes les raisons de dire que les bolcheviks ont trahi : que Trotsky a trahi dès 1905 et Lénine dès les thèses d’avril 1917.

    Ce n’est en fait nullement une trahison mais une profonde divergence et elle est fondamentale car philosophique.

  • Nous estimons affectivement que la publication de cet ouvrage est d’un grand intérêt pour la discussion non close du caractère et des choix de la révolution russe, discussion que nous espérons continuer non seulement entre nous mais avec d’autres groupes. Cette discussion n’a rien d’un débat académique pour couper en quatre le passé mais est un débat très actuel sur la politique de la transition au socialisme.

    Donc, quelle que soit la dureté de la polémique, il ne faudrait surtout pas en déduire que nous souhaitons la clore, bien au contraire.

    Il y a effectivement bien plus qu’une discussion sur Brest-Litovsk ou sur les défauts de la politique bolchevique, une autre discussion sur la politique de révolutionnaires arrivant au pouvoir à la tête du prolétariat révolutionnaire, question qui nous l’espérons sera bientôt d’actualité !

  • Notre devoir révolutionnaire nous oblige à entreprendre une offensive contre les Allemands, ont déclaré les socialistes-révolutionnaires de gauche au mois de juillet 1918. Nous serons battus ? Qu’importe ! Notre devoir est de marcher en avant. Les masses ouvrières ne veulent pas ? Eh bien, on peut lancer une bombe contre Mirbach pour forcer les ouvriers russes à continuer la lutte dans laquelle ils doivent infailliblement périr. De tels raisonnements sont très répandus dans le groupement dit Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne (K.A.P.D.). C’est un petit groupe de socialistes-révolutionnaires prolétariens de gauche. Nos S.-R. de gauche recrutent, ou plutôt ont recruté, leurs partisans principalement parmi les intellectuels et les paysans ; telle est leur caractéristique sociale ; mais leurs méthodes politiques sont les mêmes : c’est un révolutionnaire hystérique, prêt à chaque moment à appliquer des mesures et des méthodes extrêmes sans compter avec les masses et avec la situation générale ; c’est l’impatience au lieu du calcul ; c’est une ivresse due à la phraséologie révolutionnaire ; tout cela caractérise aussi pleinement le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne. Au Congrès , un des orateurs qui parlait au nom de ce parti, s’est exprimé en substance de la façon suivante : « Que voulez-vous, la classe ouvrière d’Allemagne est imbue (il a même dit verseucht, c’est-à-dire « empestée ») d’une idéologie de philistins, de bourgeois, de petits-bourgeois ; que voulez-vous qu’on en fasse ? Vous ne la pousserez pas dans la rue autrement qu’en ayant recours à un sabotage économique... « Et lorsqu’on lui avait demandé ce que cela signifiait, il expliqua : « A peine les ouvriers commencent-ils à vivre un peu mieux, qu’ils se tranquillisent et ne veulent plus de révolution ; mais lorsque nous troublons le mécanisme de la production, quand nous faisons sauter les fabriques, les usines, les voies ferrées, etc., la situation de la classe ouvrière empire, et par conséquent elle devient plus apte à la révolution. » N’oubliez pas que ceci est dit par un représentant d’un parti « ouvrier ». Mais c’est d’un scepticisme absolu !.. Il s’ensuit, si nous appliquons le même raisonnement à la campagne, que les paysans le plus conscients de l’Allemagne doivent incendier leurs villages, lancer le coq rouge à travers le pays entier, pour révolutionner ainsi les habitants des campagnes. On ne peut ne pas rappeler ici que, pendant la première période du mouvement révolutionnaire en Russie, vers 1860, lorsque les révolutionnaires intellectuels étaient encore incapables de toute action, enfermés qu’ils étaient dans leurs petits cénacles, et qu’ils se butaient continuellement à la passivité des masses ouvrières, c’est alors que certains groupements, tels les partisans de Netchaïeff, ont été amenés à penser que le feu et les incendies constituaient un véritable élément révolutionnaire de l’évolution politique russe... Il est tout à fait clair qu’un tel sabotage, dirigé, par son essence même, contre la majorité de la classe ouvrière, constitue un moyen anti-révolutionnaire qui crée un conflit entre la classe ouvrière et un parti « ouvrier » dont le nombre des membres est d’ailleurs difficile à déterminer ; il ne dépasse pas toujours 3 ou 4 dizaines de mille, tandis que le Parti Communiste Unifié compte, comme vous le savez, environ 400.000 adhérents.

    Léon Trotsky

  • Il a été donné à la Russie de connaître de très près, de vivre d’une façon particulièrement aiguë et douloureuse, les revirements les plus brusques parmi les brusques revirements de l’histoire qui se tourne de l’impérialisme vers la révolution communiste. Nous avons détruit en quelques jours l’une des monarchies les plus anciennes, les plus puissantes, les plus barbares et les plus cruelles. Nous avons franchi en quelques mois les diverses étapes de l’entente avec la bourgeoisie et de la destruction des illusions petites-bourgeoises, étapes auxquelles d’autres pays avaient dû consacrer des dizaines d’années. En quelques semaines, après avoir renversé la bourgeoisie, nous avons eu raison de sa résistance déclarée dans la guerre civile. Nous avons traversé notre immense pays, d’un bout à l’autre, en une marche victorieuse, triomphale, du bolchévisme. Nous avons haussé à la liberté et à une vie indépendante les plus basses couches des masses laborieuses, opprimées par le tsarisme et la bourgeoisie. Nous avons instauré et affermi la République des Soviets, nouveau type d’Etat, incommensurablement plus élevé et plus démocratique que les meilleures des républiques parlementaires bourgeoises. Nous avons institué la dictature du prolétariat, soutenue par les paysans pauvres, et amorcé un système largement conçu de réformes socialistes. Chez des millions et des millions d’ouvriers de tous les pays, nous avons éveillé la foi en leurs propres forces et allumé la flamme de l’enthousiasme. Nous avons lancé partout l’appel à la révolution ouvrière internationale. Nous avons lancé un défi aux rapaces impérialistes de tous les pays.

    Et, en quelques jours, un rapace impérialiste qui nous avait attaqués alors que nous étions désarmés, nous a fait toucher terre. Il nous a imposé la signature d’une paix incroyablement lourde et humiliante, — une rançon pour avoir osé nous arracher, ne fût-ce que pour un temps très court, à l’étau de la guerre impérialiste. Le rapace écrase, étrangle, déchire la Russie avec une frénésie d’autant plus grande que se dresse plus menaçant dans son propre pays le spectre de la révolution ouvrière.

    Nous avons été contraints de signer une paix « de Tilsit ». Ne nous leurrons pas. Ayons le courage de regarder bien en face la vérité amère, sans fard. Il faut mesurer, sonder jusqu’au fond tout cet abîme de défaite, de démembrement, d’asservissement, d’humiliation dans lequel on nous a fait tomber aujourd’hui. Plus nettement nous nous rendrons compte de notre situation, et plus ferme, mieux trempée, d’une trempe d’acier, sera notre volonté de nous affranchir, notre aspiration à nous relever de l’asservissement à l’indépendance, notre inflexible résolution d’obtenir à tout prix que la Russie, cessant d’être impuissante et misérable, devienne, dans le plein sens de ces mots, vigoureuse et opulente.

    Elle peut le devenir, car il nous est tout de même resté suffisamment d’espace et de richesses naturelles pour fournir à tous et à chacun des moyens d’existence en quantité sinon abondante, du moins suffisante. Nous avons ce qu’il faut — des richesses naturelles, des réserves de forces humaines et aussi le magnifique élan que la grande révolution a imprimé au génie créateur du peuple — pour créer une Russie vraiment vigoureuse et opulente. La Russie le deviendra si, rejetant tout découragement et toute phrase, les dents serrées, elle rassemble toutes ses forces ; si elle tend chaque nerf, bande chaque muscle ; si elle comprend que le salut n’est possible que dans la seule voie de la révolution socialiste internationale où nous nous sommes engagés. Persévérer dans cette voie sans se laisser abattre par les défaites, édifier pierre à pierre les fondations solides de la société socialiste, travailler sans relâche à créer une discipline et une autodiscipline, à affermir partout et toujours l’organisation, l’ordre, l’activité féconde, la collaboration harmonieuse des forces du peuple tout entier, le recensement général et le contrôle de la production et de la répartition des produits, tel est le chemin qui conduit à la création de la puissance militaire et de la puissance socialiste.

    Il est indigne d’un vrai socialiste de faire le fanfaron, ou de tomber dans le désespoir, quand une pénible défaite lui a été infligée. Il est faux que nous n’ayons pas d’issue et qu’il ne nous reste de choix qu’entre la mort « sans gloire » (du point de vue d’un gentilhomme polonais) qu’est une paix accablante, et une mort « glorieuse » dans un combat désespéré. Il est faux que nous ayons trahi nos idéaux et nos amis en signant une paix « de Tilsit ».

    Nous n’avons rien trahi, ni personne, nous n’avons sanctifié ni voilé aucun mensonge ; à aucun ami ou compagnon d’infortune nous n’avons refusé de venir en aide par tout ce qui était en notre pouvoir, par tous les moyens dont nous disposions. Le capitaine qui emmène à l’arrière, en zone profonde, les restes d’une armée battue ou frappée de panique ; le capitaine qui, en cas d’extrême nécessité, protège cette retraite en signant la paix la plus dure et la plus humiliante, ne commet pas une trahison envers les unités de l’armée auxquelles il n’est pas en mesure de porter secours et dont il est coupé par l’ennemi. Ce capitaine fait son devoir en choisissant la seule voie où l’on puisse sauver ce qui peut encore être sauvé, sans se risquer dans des aventures, sans farder aux yeux du peuple l’amère vérité, en « cédant de l’espace, pour gagner du temps », en utilisant toute trêve, si minime fût-elle, pour rassembler des forces, laisser respirer et se remettre un peu l’armée touchée par la désagrégation et la démoralisation.

    Nous avons signé une paix « de Tilsit ». Lorsque Napoléon 1er imposa la paix de Tilsit à la Prusse, en 1807, le conquérant avait défait toutes les armées allemandes, occupé la capitale et toutes les grandes villes, institué sa police, obligé les vaincus à lui fournir des corps auxiliaires pour entreprendre de nouvelles guerres de rapine, démembré l’Allemagne en concluant avec tels Etats allemands des alliances contre tels autres. Et pourtant, même après une telle paix, le peuple allemand tint bon ; il sut rassembler ses forces, se relever et conquérir son droit à la liberté et à l’indépendance.

    Pour quiconque veut penser et sait penser, l’exemple de la paix de Tilsit (qui ne fut que l’un des nombreux traités durs et humiliants imposés aux Allemands à cette époque) montre avec évidence tout ce qu’il y a de puérilement naïf dans cette idée que, quelles que soient les conditions, une paix accablante est un abîme de perdition, tandis que la guerre est le chemin de la vaillance et du salut. Les époques de guerres nous enseignent que la paix a souvent joué dans l’histoire le rôle d’une trêve pour le rassemblement des forces en vue de nouvelles batailles. La paix de Tilsit fut la plus grande humiliation pour l’Allemagne. Mais en même temps, elle marqua un tournant vers un vaste essor national. A l’époque, la situation historique ne laissait pour cet essor d’autre issue que la formation d’un Etat bourgeois. Alors, il y a plus de cent ans, une infime poignée de nobles et quelques petits groupes d’intellectuels bourgeois faisaient l’histoire, tandis que les masses d’ouvriers et de paysans restaient assoupies, endormies. Aussi l’histoire ne pouvait-elle ramper qu’avec une effrayante lenteur.

    Lénine voir ici

  • Boukharine à Trotsky à l’annonce de la décision de son exclusion : « Ils vous ont exclus hier. Ils sont fous au Kremlin, ils ne pourront pas se passer de vous. »

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