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Révolution prolétarienne en Hongrie en 1956 : comment tout a commencé

vendredi 12 octobre 2012, par Robert Paris

Révolution prolétarienne en Hongrie en 1956 : comment tout a commencé

Il y a 50 ans, l’avant-garde ouvrière et la jeunesse hongroise subissaient la répression féroce de l’armée du Kremlin, venue au secours du pouvoir stalinien hongrois en déroute. La bureaucratie de l’URSS et son armée assassinaient plusieurs milliers d’insurgés, en emprisonnaient des dizaines de milliers, en chassait du pays 160 000 pour interdire toute révolution politique contre sa dictature.

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Les dirigeants de l’époque des États-Unis furent, en fait, satisfaits de l’écrasement de la révolution ouvrière par le Kremlin, tout en utilisant la féroce répression stalinienne dans leur propagande contre le socialisme et la révolution. Tant il est vrai que ce qui unissait les bureaucraties de l’URSS et de la Chine aux bourgeoisies d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et du Japon était la haine de tout mouvement de la classe ouvrière, de toute révolution mettant en cause l’ordre mondial.

L’opinion la plus répandue parmi les officiels américains était que le mot « évolution » vers la liberté en Europe de l’est conviendrait mieux pour tous les intéressés que le mot « révolution », bien que personne ne l’ait dit publiquement. (New York Times, 25 octobre 1955, cité par Andy Anderson, Hongrie 1956, Spartacus, 1976, p. 128)

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La nature sociale et le régime politique de la Hongrie en 1956

À partir de 1947, l’économie et les institutions politiques de la Hongrie furent calquées sur celles de l’URSS, avec une dimension spécifique d’oppression nationale qui découlait de leur importation et de l’inégalité des rapports entre l’URSS et les États d’Europe de l’est, ou plus précisément de la subordination des bureaucraties au pouvoir dans ces derniers à la bureaucratie russe, à l’exception de celles de la Yougoslavie et de l’Albanie.

La révolution prolétarienne avait triomphé en Russie en Octobre 1917 grâce à la présence et à l’activité d’un parti ouvrier révolutionnaire s’appuyant résolument sur les conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats (« soviets »). La révolution d’Octobre était le début de la révolution socialiste qui allait secouer le monde. Elle instaurait le pouvoir des soviets, qui procéda à l’expropriation des capitalistes. L’État ouvrier ainsi engendré était en transition vers le socialisme, un mode de production sans classes sociales qui requiert un niveau élevé des forces productives.

La propriété privée, pour devenir sociale, doit inéluctablement passer par l’étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n’est pas un papillon… La propriété d’État ne devient celle du « peuple entier » que dans la mesure où disparaissent les privilèges et les distinctions sociales et où, par conséquent, l’État perd sa raison d’être. (Léon Trotsky, La Révolution trahie, 1936, Minuit, p. 159)

Seule l’extension de la révolution à des pays plus avancés pouvait permettre de surmonter l’arriération économique et culturelle léguée par le tsarisme, les dévastations de la guerre inter-impérialiste, de la guerre civile et des interventions étrangères. Mais, isolé à la suite des échecs des autres révolutions d’Europe, en particulier de l’Allemagne en 1919, en 1921 et en 1923, mais aussi en Hongrie en 1919, l’État ouvrier russe dégénéra. Le Parti communiste (bolchevik) est devenu un parti unique, les soviets sont affaiblis, la bureaucratie de l’État a échappé à tout contrôle de la classe ouvrière. La bureaucratie, sous la conduite de Staline, s’empara alors du pouvoir politique et du parti communiste lui-même, au terme de conflits entre la direction de l’appareil et l’Opposition de gauche (1924), puis l’Opposition unifiée (1926).

Cette caste ne tirait sa puissance que des bases sociales dues à la Révolution d’octobre, mais elle ne pouvait préserver, face au prolétariat, son pouvoir et ses privilèges que pour autant que la révolution prolétarienne ne s’étendait pas et que le prolétariat russe ne relevait pas la tête. D’où l’invention de l’absurdité du « socialisme dans un seul pays », d’où le rôle contre-révolutionnaire que la bureaucratie manifesta de plus en plus consciemment sur l’arène interne (la règne de la Guépéou, les procès de Moscou de 1934 où les anciens compagnons de Lénine furent accusés de crimes inouïs, le goulag et les exécutions sommaires…) et à l’extérieur, en utilisant comme instrument l’Internationale communiste (le barrage à la révolution des fronts populaires, la liquidation des révolutionnaires en Espagne en 1936, le pacte avec Hitler en 1939…).

L’invasion par l’impérialisme allemand de l’URSS se heurte, malgré l’impéritie de Staline, à la résistance des peuples de l’URSS. En 1940, une nouvelle Sainte Alliance contre-révolutionnaire se constitue entre la bourgeoisie impérialiste étasunienne, la bourgeoisie impérialiste britannique et la bureaucratie stalinienne russe, formalisée lors des accords de Téhéran, Casablanca, Yalta et Postdam. Staline dissout l’Internationale communiste en 1943. La bureaucratie mise sur le nationalisme russe pour cimenter la population. Dans la conscience des nouvelles générations de l’URSS, la « grande guerre patriotique » estompera la Révolution d’Octobre.

Les bombardements des villes allemandes, le comportement ignoble de l’Armée rouge envers la population allemande, le désarmement des maquis et des insurgés, les blocs d’union nationale, l’occupation de l’Allemagne et sa division, tout est fait pour empêcher la révolution en Europe (allemande, grecque, italienne, française, tchécoslovaque, polonaise, hongroise…).

À l’arrivée de l’Armée rouge, les travailleurs hongrois renouent avec les comités et leurs conseils qui prennent en charge les fonctions de sécurité, de déblaiement et de reconstruction, de remise en marche de la production comme de secours divers (voir Julien Papp, La Hongrie libérée, Presses universitaires de Rennes, 2006). Le Kremlin s’emploie à défaire les conseils ouvriers au profit d’un gouvernement d’union nationale qui réunit le Parti des petits propriétaires (le parti bourgeois et clérical majoritaire aux élections de novembre 1945), le Parti national paysan (un autre parti bourgeois), le Parti communiste hongrois, le Parti socialiste hongrois. Le gouvernement d’union nationale défend la propriété privée comme ses homologues d’Italie ou de France… mais sous surveillance de l’armée de l’URSS et non de celle des États-Unis.

Aussi, quand Washington s’en prend à l’URSS dans le but de réintégrer la Russie dans la sphère du capitalisme, la bureaucratie du Kremlin se défend —à sa manière— en créant à partir de 1947 un certain nombre d’États tampon dans la zone qui lui avait été confiée dans le cadre de la Sainte Alliance. Les prétendues « démocraties populaires » subissent une transformation profonde pour les conformer à l’URSS non de 1917, mais de 1947 : d’un côté, le capital est exproprié, conformément aux aspirations des masses en 1919 et en 1944 ; de l’autre, le pouvoir est remis à une bureaucratie corrompue.

Comme leurs homologues en Union soviétique et dans les autres démocraties populaires, les quelques milliers de dirigeants de ce grand appareil bureaucratique menaient un train de vie privilégié. Ils disposaient de magasins spéciaux, de salons de couture, de villas, de voitures, ils voyageaient luxueusement dans le pays et à l’étranger. (François Fejtö, Budapest 1956, Julliard, 1966, p. 103)

Les partis bourgeois sont éliminés (ainsi que les partis sociaux-démocrates). Le Pacte de Varsovie sera proclamé en 1955 face à l’OTAN constitué en 1949. Au nom du socialisme, du « marxisme-léninisme », dans toute l’Europe centrale, les bureaucraties imposent un régime policier d’autant plus haï qu’il est imposé par l’étranger, en particulier dans la partie est de l’Allemagne divisée. La Yougoslavie et l’Albanie jouissent de plus d’autonomie vis-à-vis de l’URSS, car le mouvement de résistance nationale dirigé par les staliniens y avait pris lui-même le pouvoir. Les partis uniques eux-mêmes sont purgés à plusieurs reprises des éléments suspectés par Staline d’indépendance. En Hongrie, par exemple, l’ancien dirigeant du Parti communiste hongrois durant la clandestinité, László Rajk, est pendu en 1949.

La mort de Staline déclenche la première vague de la révolution politique

La mort de Staline, en mars 1953, a donné le signal d’un puissant mouvement révolutionnaire pour chasser la bureaucratie qui usurpait le pouvoir dans tous les pays où la classe capitaliste avait été expropriée :

• l’insurrection des ouvriers de l’Allemagne de l’est en 1953,

• les protestations des déportés politiques des goulags russes en 1953 et 1954,

• les luttes des travailleurs de Tchécoslovaquie en 1954,

• les mouvements des prolétariats de Pologne et de Hongrie en 1956.

Ce mouvement se conjugue avec une certaine remontée de la lutte des classes à l’Ouest de l’Europe : en 1953, la France connaît une grève générale des services publics (voir Révolution Socialiste n° 11-12). En Europe de l’Est, au gaspillage de la gestion bureaucratique de l’économie, s’ajoutent les prélèvements de l’URSS. La pesante mainmise russe est rejetée par la majorité de la population, le temps de travail est aussi long que les salaires sont faibles.

En juin 1953, les ouvriers du bâtiment et les métallos de Berlin Est se mettent en grève contre l’aggravation de leurs conditions de travail. En de puissantes manifestations, les travailleurs de toute l’Allemagne de l’est s’élèvent contre la dictature de la bureaucratie et l’occupation russe. Ils manifestent à Berlin-Ouest, mais les occupants impérialistes (France, Grande-Bretagne, États-Unis) ferment alors les zones qu’ils contrôlent. La révolte ouvrière est matée par les chars russes et la police secrète, la Stasi, qui comporte plus d’un nazi recyclé.

En URSS, les prisonniers du camp de Vorkouta se soulèvent avant d’être implacablement réprimés. Sous les pressions venant du prolétariat et se réfractant dans la bureaucratie, Nikita Kroutchev reconnaît en février 1956 quelques-uns des crimes de Staline tout en définissant le stalinisme comme une simple déviation et un « culte de la personnalité ». En pratique, il desserre la censure et libère une partie des prisonniers politiques du goulag. La couche sociale des usurpateurs de la révolution d’octobre 1917 compte accepter quelques concessions en URSS —et dans les pays qu’elle contrôle en Europe centrale et orientale— pour pérenniser ses privilèges.
Les masses s’engouffrent dans la brèche ouverte par Kroutchev. Le 28 juin 1956, de puissantes manifestations ouvrières ont lieu à Poznań, en Pologne, pour arracher les libertés démocratiques, de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaires. Elles s’en prennent à la police, aux tribunaux et aux prisons. Ces manifestations s’appuient sur le bouillonnement de la jeunesse étudiante et des travailleurs qui revendiquent un « socialisme démocratique ». La classe ouvrière polonaise aspire à contrôler les propriétés de l’État, à l’épurer des profiteurs, des assassins, à dissoudre la police politique. Elle veut refouler les troupes russes d’occupation. Le soir même, elles sont durement réprimées par le gouvernement d’Edward Ochab, premier secrétaire du parti ouvrier unifié polonais (PZPR).

La lutte contre la dictature bureaucratique ne constitue pas à proprement parler une révolution sociale, car elle ne vise pas à transformer les conquêtes issues de la Révolution d’octobre mais au contraire à défendre, contre l’impérialisme et la bureaucratie, la propriété collective des moyens de production, la planification. La révolution prolétarienne les défend, de la seule manière efficace, en rétablissant la démocratie ouvrière, en détruisant la bureaucratie parasitaire, en accomplissant une révolution politique qui donne le pouvoir au prolétariat. Cette révolution politique est l’expression, dans les pays où les fondements de la domination capitaliste ont été détruits et où une bureaucratie contre-révolutionnaire s’est emparée du pouvoir politique, de la révolution socialiste internationale.

La manifestation du 23 octobre 1956

En Hongrie, la classe ouvrière et la jeunesse suivent l’exemple de leurs sœurs et frères polonais. Créé en 1955 et composé d’étudiants rejoints par des intellectuels, le Cercle Petöfi (du nom d’un poète mort en 1849 lors de la guerre d’indépendance) est un forum de discussion de l’organisation de jeunesse communiste. Ses principaux animateurs sont très souvent des oppositionnels au sein du Parti des travailleurs hongrois (MDP), dont certains en ont été exclus. Le 23 octobre 1956, la manifestation appelée à Budapest par le Cercle Petöfi est un gigantesque succès. 300 000 manifestants, plus peut-être, ont répondu à l’appel du Cercle. La manifestation regroupe des dizaines de milliers d’étudiants et de jeunes travailleurs venus soutenir la jeunesse et les ouvriers polonais menacés par les mouvements des troupes russes.

En effet, en ces mêmes jours d’octobre 1956, la classe ouvrière polonaise s’oppose à l’occupation russe du pays. Alors que les meneurs des « émeutiers de Poznan » sont jugés fin septembre, la jeunesse étudiante et le prolétariat polonais descendent dans la rue et tiennent des meetings pour une Pologne socialiste et indépendante de l’occupant russe. Kroutchev et son gouvernement voit alors en Wladislaw Gomulka, un ancien premier secrétaire du Parti ouvrier unifié polonais (PZPR) écarté du temps de Staline, une porte de sortie face aux masses. Rapidement réhabilité début octobre, Gomulka tient un meeting le 23 octobre à Varsovie devant plus de 300 000 personnes. Il y tient le discours de la « démocratisation » et des réformes tout en défendant l’essentiel, le monopole politique de la bureaucratie polonaise, elle-même appendice de la bureaucratie russe.
En Hongrie, le mouvement échappe au contrôle de la bureaucratie. Le 20 octobre, la jeunesse étudiante a fondé une organisation de la jeunesse, la MEFESZ, indépendante du parti stalinien. Les 21 et 22 octobre, de grands meetings ouverts et libres sont organisés dans les universités de Budapest. Les meetings des Universités polytechnique et de sciences humaines ont adopté un programme en 16 points. Les étudiants ont confirmé leur solidarité avec les Polonais, leur volonté d’un socialisme « démocratique et indépendant ». Ils ont envoyé des délégations dans les usines. Ils ont aussi prévu de mettre à bas les statues de Staline et veulent voir les troupes russes quitter leur pays. Ils veulent que les tortionnaires staliniens soient démis de leurs fonctions pour laisser place à Imre Nagy, le « Gomulka » hongrois, exclu en 1948 et revenu au pouvoir en 1953, mais de nouveau écarté en 1955.

Interdite, la manifestation se rend vers le Parlement. Autorisée alors par Ernest Gerö, le premier secrétaire du MDP, les manifestants entendent à la radio son intervention. Gerö annonce que seuls des « canailles » et des « chauvins » ont pu organiser cette manifestation ouvrant « la porte aux capitalistes ». L’ancien tortionnaire de révolutionnaires espagnols en 1936-1937, le liquidateur avec Rakosi de milliers de membres du MDP de 1948 à 1953, prétend que les relations avec l’URSS sont celles de l’égalité. Bouillonnants, les jeunes manifestants décident de diffuser à la radio, pour répondre à Gerö, leur résolution en 16 points. La statue de Staline est abattue. Devant l’immeuble de la radio, les agents (les avos) détestés de la police politique stalinienne (AVH) tirent sur la foule. Les manifestants ne lâchent pas prise. Les autorités appellent l’armée et la police municipale en renfort.


L’insurrection ouvrière à Budapest

Mais le soir du 23 octobre, l’armée refuse d’intervenir contre le peuple. Parfois, les soldats ouvrent les portes des casernes et laisse les masses insurgées s’armer. Des commissariats sont attaqués et, si possible, dévalisés de leurs armes. Dans la nuit du 23 au 24, les travailleurs entrent en action contre tout ce qui représente l’ordre bureaucratique. Ils s’attaquent à la radio, aux bâtiments de l’AVH dont les nombreux avos n’arrivent pas à repousser les étudiants et les ouvriers armés.

Dans le même temps, les insurgés se sont organisés politiquement autour du cercle Petöfi et du Comité révolutionnaire des étudiants. Ce dernier sera le premier organe de la révolution politique contre la bureaucratie. Il défend immédiatement la fraternisation avec les soldats russes.

Face à la neutralisation de l’armée hongroise par le mouvement des masses, le Kremlin décide de s’appuyer sur les dizaines de milliers de soldats russes en cantonnement permanent en Hongrie. La bureaucratie russe ne peut laisser planer le doute sur sa capacité à réprimer. Sinon, les travailleurs de Pologne, de RDA et d’URSS, pourraient suivre l’exemple des ouvriers et des étudiants hongrois et signer son arrêt de mort.

Le 24 octobre, au petit matin, les troupes russes entrent en action en entourant Budapest et en s’installant sur les principaux axes de circulation. Environ 2 000 chars russes font mouvement contre l’insurrection. Les troupes russes aident les avos à tirer sur les insurgés, à arrêter les meneurs, à reprendre les usines et les bâtiments officiels occupés. Le Comité central du Parti des travailleurs hongrois (MDP), en retard sur les événements et impuissant devant la spontanéité de l’insurrection, tente de jouer la carte Imre Nagy, comme le Parti ouvrier unifié polonais (PZPR) a fait avec Gomulka.
Nagy essaie de limiter, d’adoucir, d’entraver la répression, de se débarrasser de Gerö et de ses acolytes, de persuader les Soviétiques de se retirer, les insurgés de se modérer, Soviétiques et insurgés de lui faire confiance, de l’accepter comme médiateur. L’objectif principal qu’il poursuivait, c’était l’ordre. (François Fejtö, Histoire des démocraties populaires, Seuil, 1969, t. 2, p. 123-124)

Le nouveau gouvernement affirme qu’il a appelé les troupes de l’URSS. Au grand effroi de toutes les fractions de la bureaucratie, la classe ouvrière manifeste sa force. L’insurrection s’étend aux faubourgs ouvriers, les usines sont occupées et les travailleurs s’arment. Des combats ont lieu devant les usines, à la radio, au Parlement et dans les quartiers ouvriers. Le 25 octobre, le colonel Pal Maleter, commandant de la caserne Kilian de Budapest, forte de 2 000 hommes, passe dans le camp des insurgés. Une partie des soldats hongrois constituent, avec les ouvriers et étudiants insurgés, l’armée de la révolution des conseils ouvriers. Les insurgés tiennent tête à la plus puissante armée d’Europe, réussissant parfois à fraterniser avec des soldats de l’Armée rouge.

Les conseils ouvriers et les comités révolutionnaires face à la bureaucratie

Les travailleurs renouent avec les formes d’organisation de la révolution prolétarienne, celle de la crise révolutionnaire hongroise de 1945, de la révolution espagnole de 1936, de la révolution hongroise de 1919, de la révolution allemande de 1918, des révolutions russes de 1917 et 1905 et de la Commune de Paris de 1871. Devant l’apparition des conseils ouvriers et du Comité révolutionnaire des étudiants, le pouvoir stalinien est confronté à une situation de double pouvoir. Les conseils, véritables soviets, voient le jour dans tout le pays et remplacent systématiquement l’administration bureaucratique qu’ils ont chassée des entreprises, des administrations et des casernes.

C’est la force politique du prolétariat armé. Les travailleurs et la jeunesse se dotent de leurs organes politiques dont les représentants sont élus démocratiquement et souvent à bulletin secret. Ils constituent leurs comités de grève, leurs milices armées et les centralisent au sein de conseils ouvriers, d’étudiants ou de soldats. Ces conseils se forment spontanément dans les entreprises qui ont arrêté le travail le 24 octobre, contre les assassins du gouvernement Gerö, contre l’AVH et les chars russes. Ils se généralisent avec le massacre du Parlement, le 25 octobre.
Sur la place Kossuth, ce soir-là, des dizaines de milliers de personnes exigent l’arrestation de Gerö, l’annulation de la loi martiale et la libération des insurgés emprisonnés. Les jeunes et les travailleurs refusent le palliatif du Comité central du MDP : un simple remaniement ministériel, comprenant Imre Nagy, de nouveau réhabilité. Les étudiants, diffusent des tracts en russe pour inciter les soldats de l’Armée rouge à ne pas tirer sur leurs frères et sœurs. La fraternisation s’amorce : plusieurs équipages sortent de leurs chars et mêlent le drapeau tricolore hongrois à celui de l’URSS. La police politique tire alors à la mitrailleuse sur la foule sans armes : 300 morts et des centaines de blessés jonchent le sol. La bureaucratie a décidé qu’il s’agissait d’une lutte à mort.

Durant la nuit du 25 au 26 octobre, les affrontements font rage dans toute la ville. Un tract signé par « les étudiants et ouvriers révolutionnaires » appelle à la grève générale jusqu’au retrait des troupes russes et à la dissolution de l’AVH. Dans les grandes villes comme Miskolc, Gyor, Sopron, Pécs, Dunapentele, Debrecen, Szeged, des conseils ouvriers et révolutionnaires prennent à leur tour le pouvoir, chassent l’AVH et adoptent le programme de la révolution politique contre la bureaucratie stalinienne.

Le programme des conseils : l’indépendance nationale et la liquidation du totalitarisme bureaucratique

Les chefs de la bureaucratie russe présents sur place, Mikoyan et Souslov, remplacent Gerö par János Kádár le 25 octobre à la tête du MDP. Kádár était le chef de la police secrète de 1948 à 1951, quand il fut emprisonné. Mikoyan et la nouvelle direction du MDP composent un gouvernement de coalition. En plus de « communistes » dont Nagy, nommé Premier ministre, Kádár et des anciens opposants à Gerö comme György Lukács et Geza Losonczy, il comprend Bela Kovacs et Zoltàn Tidly, les dirigeants du Parti des petits propriétaires (FKGP).
Pour soutenir l’action de son gouvernement, il suscite la constitution d’un front populaire regroupant, outre les communistes, ce qui reste des anciens partis. (L’Humanité, 28 octobre 1996)

Cette ombre de la bourgeoisie hongroise représente pourtant la bourgeoisie mondiale qui, elle, n’a pas disparu et qui travaille à restaurer le capitalisme. Le nouveau gouvernement Nagy-Kádár-Tidly invite les travailleurs à reprendre le travail, à cesser leur grève générale et à rendre les armes :

Peuple ouvrier de Hongrie…

Un petit groupe de provocateurs contre-révolutionnaires a lancé une attaque armée contre l’ordre de notre République populaire, une attaque qui a été soutenue par une fraction des travailleurs de la capitale… La nouvelle direction du parti et le gouvernement sous ma direction sont décidés à tirer les leçons de ces tragiques événements. Aussitôt que l’ordre sera rétabli, l’Assemblée nationale sera convoquée… Nous appliquerons la loi avec la plus grande sévérité à ceux qui continuent leurs attaques armées… Hongrois, amis, camarades, placez-vous sous la conduite du parti… (Imre Nagy, Discours radiodiffusé, 25 octobre 1956, François Fejtö, Budapest 1956, Julliard, 1966, p. 148-149)

Il annonce son intention de dissoudre la police politique AVH, de constituer une nouvelle milice nationale à sa place et de négocier le départ des troupes russes. Mais ces concessions et les belles paroles de Nagy et Kádár ne suffisent pas aux conseils ouvriers. Sans rejeter le gouvernement, ils cherchent à s’unifier nationalement et maintiennent leurs revendications. Appuyée sur la grève générale contre le gouvernement et armée grâce à la fraternisation avec les soldats, la révolution politique précise son programme.

Le conseil ouvrier et le Parlement étudiant de la ville de Miskolc sont dans les premiers à établir une diffusion radio de leurs revendications. Ils seront suivis par toutes les régions du pays. Le 28 octobre, alors que la radio annonce les pleins pouvoirs pour Nagy, Radio-Miskolc propose aux autres conseils ouvriers du pays de s’unir sur les bases suivantes :

1) L’édification d’une Hongrie libre, souveraine, indépendante, démocratique et socialiste. 2) Une loi instituant des élections libres au suffrage universel. 3) Le départ immédiat des troupes soviétiques. 4) L’élaboration d’une nouvelle Constitution. 5) La suppression de l’AVH, le gouvernement ne devra s’appuyer que sur deux forces armées : l’armée nationale et la police ordinaire. 6) Amnistie totale pour tous ceux qui ont pris les armes et inculpation de Gerö et de ses complices. 7) Elections libres dans un délai de deux mois avec la participation de plusieurs partis. (Pierre Broué, La Révolution hongroise des conseils ouvriers, PCI, 1957)

À Budapest, le Comité révolutionnaire des intellectuels, qui réunit notamment le Cercle Petöfi et le Comité révolutionnaire des étudiants, adopte le 28 octobre un programme qui réaffirme le même programme qu’à Miskolc. Il avance d’autres revendications, dont l’augmentation des salaires, la défense de la nationalisation des usines et des terres, la direction des usines par les conseils, des aides et dédommagements aux petits paysans contraints à la collectivisation, la liberté de presse et de réunion.

Le 30 octobre, un Conseil national de Transdanubie se tient à Györ avec 400 délégués. Loin de faire confiance au nouveau gouvernement, Radio-Miskolc rend compte de la réunion en ces termes :

Au cours de la réunion, la majorité des délégués a soutenu la proposition à continuer la grève tant que le gouvernement ne réaliserait pas les revendications. (Jean-Jacques Marie et Balazs Nagy, Pologne-Hongrie 1956, EDI, 1966, p. 199)

Devant un tel mouvement, la bureaucratie tente de gagner du temps. Les troupes russes évacuent la capitale.

Manoeuvres du gouvernement de Nagy et Kádár, préparatifs du Kremlin

Le gouvernement Nagy-Kádár-Tidly navigue entre les exigences des conseils, la pression de la bureaucratie russe et celle de l’impérialisme américain.

Il prétend maintenir la propriété collective des moyens de production, revendiquée explicitement par les conseils ouvriers et le Comité révolutionnaire des intellectuels. Nagy reçoit toutes les délégations ouvrières et paysannes du pays qui affluent vers Budapest, porteuses des mêmes revendications qu’à Miskolc. En annonçant accepter les revendications de la révolution, le gouvernement Kádár-Nagy fait tout pour associer les conseils à son gouvernement. Il met en place une Garde Nationale qui fusionne l’ancienne armée et l’ancienne police avec les insurgés en armes.

Le 1er novembre, alerté par l’entrée de troupes « soviétiques », Nagy proclame le retrait du Pacte de Varsovie, demande des négociations aux autorités de l’URSS et en appelle à l’ONU.

Le gouvernement hongrois demande au secrétaire général des Nations-Unies d’inscrire à l’ordre du jour de la prochaine Assemblée générale la question de la neutralité hongroise et la défense de cette neutralité par les quatre grandes puissances. (François Fejtö, Budapest 1956, Julliard, 1966, p. 219)

Le même jour, le gouvernement légalise les anciens partis de l’union nationale de 1945, celle qui fut mise en place par Staline après la défaite du nazisme : le Parti socialiste hongrois, qui rejoint le gouvernement, le Parti des petits propriétaires et le Parti national-paysan, qui y figuraient déjà. Il réhabilite l’ancien drapeau hongrois.
Le 1er novembre à 16 heures, les délégués de toutes les usines de Budapest se réunissent… Elek Nagy conduira une délégation de 16 au Parlement. Ils y rencontrent un Imre Nagy extrêmement fatigué qui leur parle de son impuissance devant la présence russe et qui leur demande, malgré tout, la reprise du travail : la légitimité de son gouvernement en dépend. (Julien Papp, Gavroche n° 148, octobre 2006)

Dans les quartiers ouvriers de Budapest, la grève générale s’achève peu à peu avec l’annonce de l’éviction des derniers partisans de Rakosi et Gerö, la nomination de Maleter au ministère de la Défense, d’autant que Nagy et Kádár ont confirmé la négociation du retrait définitif des troupes russes du pays.

Le gouvernement de coalition donne la parole au cardinal Mindszenty :
Ne donnons à l’empire russe aucune raison de faire couler le sang… On doit reprendre le travail, on doit partout se remettre à la production dans l’intérêt de la nation tout entière… Chacun dans ce pays doit savoir que ce combat ne fut pas une révolution, mais un combat pour la liberté… Maintenant il nous faut des élections générales… Nous sommes pour la propriété privée justement et légalement limitée par des intérêts sociaux… Nous espérons qu’on nous accordera sans délai la liberté d’instruction religieuse… (Joszsf Mindszenty, Discours radiodiffusé, 3 novembre 1956, François Fejtö, Budapest 1956, Julliard, 1966, p. 224-225)

La longue allocution du chef de l’Église catholique, dirigée vers le retour à l’ordre et la restauration du capitalisme, n’a guère d’impact, bien que nombre d’ouvriers soient chrétiens. Mais elle servira de prétexte au Kremlin.

En fait, le Kremlin retire les troupes ébranlées par le caractère prolétarien de l’insurrection et la fraternisation et installe des régiments dépêchés d’Asie centrale qu’il intoxique. Mao presse Kroutchev de réprimer. Dulles, le secrétaire d’État (ministre des affaires étrangères) des États-Unis donne son feu vert à Kroutchev, Joukov et Boulganine. Celui-ci convoque Kádár à Moscou le 1er novembre. Dans le même temps, les blindés russes prennent le contrôle des chemins de fer de l’est du pays, s’assurant ainsi la possibilité de déplacer rapidement leurs forces.

L’intervention russe du 3 novembre et l’écrasement de l’insurrection ouvrière

Le 3 novembre au matin, Budapest se retrouve encerclée par 120 000 soldats, 1 000 blindés, 2 500 tanks. Une délégation du Comité révolutionnaire du maintien de l’ordre se rend à des négociations au quartier général russe. À 22 heures, Pal Maleter et István Kovacs sont arrêtés par le NKVD, la police politique russe.

Le 4 novembre au petit matin, les troupes russes investissent Budapest, coupent les boulevards d’accès aux deux grands bastions ouvriers de la capitale, Csepel et Ujpest. Kádár annonce à la radio la constitution d’un nouveau gouvernement et justifie l’intervention russe par un danger « contre-révolutionnaire ». Tito approuve.
Pendant 7 jours, les travailleurs et jeunes révolutionnaires font face, malgré un armement limité, mais le centre de Budapest est conquis par l’armée de l’URSS le 7 novembre. Les combats dans les quartiers ouvriers d’Ujpest et devant les usines de Csepel dureront jusqu’au 11 novembre.

Minutieusement préparée, l’intervention soviétique est rapidement venue à bout des forces insurgées. Celles-ci ne disposaient que de peu de positions fortifiées, de peu de munitions, d’organisation. Les troupes de l’armée régulière encasernées, commandées en majorité par des officiers staliniens, étaient demeurées passives pendant la première phase du soulèvement ; elles n’intervinrent que sporadiquement lors de l’acte final. De toute manière la partie était inégale. Ce sont les ouvriers de quelques grandes usines de Budapest, de Csepel, de Dunapentele, les mineurs de Pécs, qui ont résisté le plus longtemps. (François Fejtö, Histoire des démocraties populaires, Seuil, 1969, t. 2, p. 130)

La création des conseils dans les entreprises fin octobre, comme la résistance face à l’intervention de la contre-révolution stalinienne début novembre prouvent le caractère profondément prolétarien du mouvement hongrois de 1956. Officiellement, les combats causent 3 000 morts hongrois, dont la moitié de moins de 30 ans. 13 000 blessés sont soignés dans les hôpitaux, des ouvriers dans l’immense majorité.

Malgré la défaite militaire, il faudra plusieurs mois de manœuvres au gouvernement Kádár pour en finir avec les grèves et les conseils ouvriers. Une fois consolidé, il licencie, arrête, emprisonne des milliers d’anciens insurgés. Comme Kroutchev l’exige, il exécute Maleter et d’autres militaires en 1958, coupables de s’être ralliés aux conseils ouvriers, il exécute Nagy et ses adjoints pour leur complaisance envers les insurgés. Les guides staliniens de la Chine et de l’Albanie, Mao Zedong et Enver Hodja, applaudissent. (...)

“Extraits de Hongrie 1956

La révolution des conseils ouvriers défie la bureaucratie stalinienne”

Voir ici

Témoignage de Ferenc Töke, l’un des anciens vice-présidents du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest

(Paru dans la revue Etudes (Bruxelles), n°3, 1960)
(Traduction revue, corrigée et complétée)

Je suis issu d’une famille ouvrière. Très jeune, j’ai commencé à travailler comme apprenti à l’usine d’appareils de T.S.F. ORION. Reçu compagnon, je devins ajusteur-outilleur, mais désireux de continuer des études qui, jusque-là avaient été très sommaires, je m’inscrivis à des cours du soir. Grâce à quoi je fus versé dans les cadres en qualité de chronométreur, profession qui, certes, n’est pas populaire en Hongrie. Néanmoins lorsque, pendant la révolution, on procéda aux élections du conseil ouvrier de mon entreprise – je travaillais alors à la fabrique d’Appareillage Téléphonique, qui employait quelques 3 000 ouvriers – je me trouvai en tête de liste avec une confortable avance de voix sur les autres. Quand ces élections provisoires furent confirmées, je voulus retirer ma candidature pour raison de santé, mais le personnel du département où je travaillais protesta contre cette défection, et je fus de nouveau élu. J’ajoute que j’avais adhéré au parti social-démocrate à l’âge de 16 ans, et que depuis j’ai conservé mes convictions sociales-démocrates. Cependant, comme une grande partie des ouvriers de mon pays, j’étais devenu membre du Parti des Travailleurs Hongrois (le parti communiste).
Je sais que mon témoignage ne sera pas une image complète des conseils ouvriers ; je ne peux dire que ce que je sais. Par contre, je dirai tout sans rien ajouter, sans rien négliger. Ce que j’ai dit, j’en prends la responsabilité. Evidemment, il est possible que, dans les détails, concernant les dates ou autres choses, je fasse une erreur, mais du point de vue de principe et historiquement, tout se déroula tel que je le raconte.

Après les événements du 23 octobre 1956, cessant de participer aux combats insurrectionnels, je me rendis à mon usine. C’était, je crois, le 25 octobre. Sur les 3.000 travailleurs de l’entreprise, quelques 800 étaient réunis au foyer culturel. Sur l’estrade avaient pris place le directeur, le secrétaire du parti, le président du comité d’usine et quelques autres fonctionnaires, c’est-à-dire les permanents. Dans la salle, des ouvriers. Les dirigeants essayaient de mettre sur pied un conseil ouvrier. En effet, le Conseil National des Syndicats venait de prendre une initiative, approuvée par le Comité Central du parti, en vertu de laquelle on devait former un conseil ouvrier dans chaque usine, afin que les travailleurs aient un droit de regard plus étendu sur la marche de l’entreprise pour qu’ils dirigent réellement les usines. Ce fut la forme officielle des mesures prises, par lesquelles ils ont voulu garder leur place, tout comme là où – étant les initiateurs – ils pouvaient rester du côté du feu. Mais les conseils ouvriers ont été formés dans un temps critique où rien ne pouvait être imposé aux ouvriers. L’esprit libre de la révélation fut tellement fort que l’ouvrier voulant un changement ne désirait aucunement accepter une décision émanant de Gerö.

Ici, je dois ouvrir une parenthèse consacrée aux événements précédents. Au cours des semaines précédant la révolution du 23 octobre, l’atmosphère était tendue à l’usine. Les ouvriers, contre toute attente, beaucoup lurent les journaux affichés qui donnaient par exemple une place importante au cas de Mme Rajk. Cette dernière avait reçu des autorités 200.000 florins, en récompense, somme qu’elle avait remis immédiatement aux Collèges Populaires. Sa déclaration disant qu’on ne peut effacer les années de souffrance par aucun argent a fait un tel bruit dans l’usine que les ouvriers se groupant devant les journaux ne parlèrent que de cela, pendant des heures. Le procès des participants à l’émeute de Poznan en Pologne dont la presse hongroise a largement diffusé les débats fit également grand bruit. Et en particulier, la conclusion du procès annonçant que l’A.V.H. polonais avait été le principal fautif en tirant sur les masses. Je dois parler aussi des articles de journaux, au cours de presque toute l’année, et particulièrement des déclarations des écrivains. Les articles furent affichés et les ouvriers les ont immédiatement discutés. Contrairement aux années apolitiques suivant 1948, les ouvriers étaient politiquement très actifs. Ils ont commencé à discuter politique, d’une manière particulièrement active, bien que ces discussions ne tendissent à aucun but précis. Ils ne parlaient que des événements présents.

On sait que les discours prononcés aux débats du Cercle Petöfi n’ont pas été publiés officiellement, mais il y eut beaucoup de participants et les choses dites ont pénétré dans les usines. Je dois dire que beaucoup d’ouvriers qui suivaient les cours du soir à l’Université Technique furent mis en contact avec ces débats. Par leur intermédiaire, les ouvriers en furent informés, il s’ensuivait des discussions animées. L’atmosphère politique était tendue, car un air libre avait traversé les usines, contre la pression étouffante du parti. On a donc favorablement accueilli dans l’usine chaque manifestation du Cercle Petöfi, les travailleurs ont fait comme leur toute cette affaire. S’il avait été possible, chacun d’entre eux y aurait participé. Je puis affirmer que si l’on avait pu organiser un tel débat dans l’usine, 2.800 sur 3.000 travailleurs y auraient participé, sans aucune agitation du parti.

Je dois mentionner, parmi les faits et événements qui ont contribué à éveiller l’intérêt politique des ouvriers, la réunion des membres du parti, au mois de juillet. A cette réunion, le secrétaire du parti a annoncé la réhabilitation de Rajk et expliqué les raisons de la démission de Rákosi. La déclaration finale du secrétaire du parti : "camarades, on n’a pas besoin d’intervention, aujourd’hui nous n’en voulons entendre aucune, rentrez sagement chez vous" provoqua un effet bizarre mêlé à un sentiment pénible, car auparavant, il était quasi obligatoire de prendre la parole. Cette fois-ci, on leur clouait le bec. Par la suite, tous ceux qui commencèrent à parler dans l’usine, furent brimés, on leur conseillait de laisser tomber l’affaire Rajk.
Les organes officiels tels que le secrétariat du parti, la direction de l’usine, etc, empêchèrent par tous les moyens la diffusion du contenu des débats qui déjà animaient le pays. Ce fut ainsi le 22 octobre, lorsque les délégués de la jeunesse vinrent à l’usine, et demandèrent l’organisation locale de D.I.S.Z. (Jeunesse Communiste) de convoquer les ouvriers à la salle de culture pour leur parler de la position et des revendications de la jeunesse. La direction de D.E.S.Z. fut favorable à cette demande, mais celle de l’union et le secrétariat du parti s’y opposèrent. Les ouvriers déjà à ce moment protestèrent contre cette attitude.

Voilà l’ambiance des usines, avant le 23 octobre. Dans ces conditions, tout le monde était politiquement actif, car les ouvriers avaient l’espoir de trouver une issue à l’état intenable dans lequel était plongé le pays, pendant les dernières années. C’est pourquoi, il était très intéressant de voir l’activité des ouvriers et leur réaction à la décision du Conseil National des Syndicats sur les conseils ouvriers. Ils ont donné un autre sens à cette décision, contraire aux désirs du parti et des Syndicats. Bien entendu, la direction souhaitait imposer ses candidats. Mais les ouvriers ne l’entendaient pas de cette oreille et seuls furent élus les candidats présentés par eux. Ils avaient pris au sérieux la décision qui, en particulier, déclarait que les conseils doivent être fondés par les ouvriers, ces derniers doivent y jouer le rôle prépondérant. Devant la tournure des événements, les cadres dirigeants démissionnèrent de leur propre gré. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne fut chassé de l’usine. Le directeur, arguant de sa qualification d’ajusteur-outilleur et du fait qu’il avait été employé en cette qualité dans l’entreprise, demanda à être reclassé dans sa spécialité. Les ouvriers y consentirent.

Le conseil ouvrier ainsi élu comprenait 25 membres environ. Chaque département de l’usine en avait élu deux ou trois. Ceux qui venaient des ateliers étaient tous des manuels, ceux qui représentaient les bureaux étaient des employés. Au total, 19 des membres du conseil étaient des manuels. Nous l’avons considéré comme conseil provisoire, car de 3.000 travailleurs n’étaient présents que 800.
Etant donné la situation générale très confuse, et les déclarations plutôt vagues du gouvernement, on décida de ne pas reconnaître ce dernier jusqu’à plus ample informé et de poursuivre une grève qui était un état de fait. Le conseil ouvrier fut chargé d’établir un cahier de revendications qui devait être approuvé par les ouvriers, puis transmis au gouvernement. Au nombre des revendications figuraient : le retrait des troupes soviétiques de Hongrie – donc l’indépendance du pays – et le maintien au pouvoir d’un gouvernement Imre Nagy auquel seuls participeraient ceux qui jouissaient de la confiance du peuple.

Je dois préciser que 50 % environ des membres du conseil ouvrier étaient des jeunes, de 23 à 28 ans. Ils avaient participé aux diverses actions révolutionnaires, aux manifestations, au déboulonnage de la statue de Staline, aux combats devant la Radio, etc. Quelques-uns avaient suivi des cours du soir à l’Université. Par leur envergure et leur esprit révolutionnaire, ils avaient réussi à entraîner les travailleurs de l’usine. Les travailleurs plus âgés avaient souvent dit que si les jeunes étaient capables de déclencher une telle lutte glorieuse, ils seraient certainement capables et dignes de représenter les travailleurs. Parmi ces "anciens", on comptait chez nous de nombreux militants syndicalistes ; certains avaient fait de la prison sous l’ancien régime, voire sous Rákosi, mais pour la plupart ils étaient d’avis que c’était aux jeunes de prendre la relève. Puisqu’ils avaient été capables de soutenir un combat aussi difficile que celui qui venait de se dérouler, ils étaient dignes de représenter leurs camarades. Pour un membre du conseil, le fait d’appartenir au parti (communiste) n’avait aucune importance. Chacun savait que j’étais membre du parti, et cela ne m’avait pas empêché d’être élu. Les 90 % des membres du conseil appartenaient d’ailleurs au parti, et plusieurs d’entre eux étaient des militants actifs. Mais les ouvriers avaient confiance en eux, car ils savaient qu’ils avaient toujours défendu leurs intérêts. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un passé irréprochable. C’est pourquoi, on examinait soigneusement le vie des candidats, leur imposant des interrogatoires serrés devant tous les ouvriers, au moment de l’élection. On leur posait des questions sur leurs antécédents, les pressant d’avouer les fautes commises dans le passé. C’est ainsi, par exemple, qu’un ouvrier à reconnu avoir été mêlé à une histoire d’argent. L’assemblée, le remerciant de sa sincérité, passa au suivant.
Dans le même temps, dans toutes les usines de Budapest, je crois, des conseils ouvriers furent créés. Les ouvriers de la capitale hongroise savaient qu’en Yougoslavie des conseils ouvriers étaient à la tête des usines. Puisque, dans ce pays, des ouvriers pouvaient se considérer comme les vrais propriétaires des usines, pourquoi, se disaient-ils, la chose ne serait-elle pas possible en Hongrie ? D’autre part, ils souhaitaient que ces conseils ouvriers soient vraiment faits à leur image. Et la création des conseils s’étendit progressivement de Budapest à tout le territoire du pays.

Le 1er novembre, les conseils étaient partout en place et commençaient à fonctionner. En même temps, on commençait à relever de leurs fonctions les anciens dirigeants. Les ouvriers réclamaient la décentralisation industrielle, ce qui, sur le plan pratique, signifiait que l’usine deviendrait la propriété effective de ceux qui y travaillaient, mais qu’une part des bénéfices serait réservée à l’Etat.

Dans notre usine, nous avons commencé de processus dès le 30 ou 31 octobre, un mardi. Avec une délégation, je me suis rendu au Parlement pour un entretien avec Zoltan Tildy afin de soumettre un mémorandum à Imre Nagy. On venait justement de lire à la radio les déclarations de Nagy, de Tildy et de Kádár. Nous venions d’acquérir la conviction que le gouvernement était désormais maître de la situation. Nous décidâmes de retourner à l’usine et de demander aux ouvriers de reprendre le travail. Nous lançâmes un appel à la radio les invitant à se retrouver devant leurs établis le 5 novembre.

Cependant, dès le 2 et le 3, nombreux étaient les travailleurs qui s’étaient présentés pour aider à réparer les dégâts, car il y en avait eu. On avait l’impression qu’ils se rendaient compte qu’ils travaillaient maintenant pour eux. Quelques-uns me dirent que jusqu’ici tous les concours d’émulation avaient été organisés sous la contrainte. Mais si les événements suivaient le cours qu’ils venaient de prendre, eux-mêmes organiseraient l’émulation au travail, et ils obtiendraient des rendements effectifs comme on n’en avait jamais vus. Le samedi 3 novembre, les travailleurs de l’usine prirent la décision de reprendre le travail, le lundi suivant. Lors de cette réunion, nous avons désigné l’équipe dirigeante de chaque atelier, ordonné l’organisation du travail de façon à éviter tout à-coups dans la production. A la fin de la journée, nous nous sommes séparés avec la volonté de commencer la production le surlendemain. Nous avons essayé d’éviter la légèreté fatale de tout transformer d’un seul coup, car les ouvriers savaient qu’un des vices du régime rakosiste fut le changement et le remplacement continuels des dirigeants techniques. Nous avons voulu voir comment fonctionnait le mécanisme après avoir supprimé quelques postes considérés comme importants. Nous aurions ensuite la possibilité de rectifier les fautes de détail, de supprimer les bureaux hors proportion, d’évincer les mouchards et de pourvoir l’usine de cadres techniques qualifiés. Notre but fut donc de ne pas bouleverser la vie de l’usine du jour au lendemain mais d’assurer une transition calme et graduelle à la production normale. Dans leur mémorandum adressé au gouvernement, les ouvriers ont exprimé le désir de devenir propriétaires de l’usine ; ils voulaient la diriger comme étant la leur et la maintenir en bon état. Le Conseil Ouvrier ne pouvait prendre aucune mesure irréfléchie, car il devait immédiatement en répondre devant les travailleurs.

Le Conseil Ouvrier fut constitué de telle manière que, sauf son président et son secrétaire, il ne comportait aucun membre permanent. Chacun de ses membres devait participer à la production avec les autres ouvriers et, après le travail, assurer le fonctionnement du Conseil, tenir les réunions, etc. Les membres du Conseil devaient rendre compte, chaque jour, des événements politiques, des affaires de l’usine et de leur propre travail.

Le 4 novembre au matin, nous fûmes réveillés par la canonnade soviétique. La deuxième intervention soviétique allait bouleverser tous nos plans. Du coup, les ouvriers des usines se retrouvèrent en état de grève : nous avions convenu en effet que si les événements contraires survenaient, la grève serait poursuivie sans qu’on ait besoin de prendre une nouvelle décision à ce sujet. Les ouvriers se servaient maintenant de la seule arme dont ils disposaient contre le gouvernement Kádár imposé par les Russes, comme ils avaient utilisé la grève contre le gouvernement Nagy lui-même tant qu’ils avaient eu l’impression que la situation confuse du pays le justifiait.
Le 4 novembre, jour de la seconde intervention, de nombreux ouvriers vinrent aux nouvelles à l’entreprise. Ils ne savaient que penser, car les émissions de la radio ne leur permettaient pas de comprendre l’évolution des événements.

Une chose était claire : le nouveau gouvernement était sans pouvoir. Il invitait les ouvriers à reprendre le travail, mais ceux-ci ne manifestaient nullement l’intention d’obéir. D’autre part, il était évident que la population laborieuse ne pouvait rester indéfiniment les bras croisés. Ni les ouvriers en particulier, ni la population en général n’avaient suffisamment de réserves pour soutenir une grève qui pouvait durer plusieurs mois. L’argent manquait cruellement. Quoi qu’il en soit, les ouvriers estimèrent qu’en restant groupés sur leur lieu de travail ils pourraient exercer une certaine pression sur le gouvernement. Ils espéraient aussi persuader les troupes soviétiques que leur action hostile se heurtait aux volontés unanimes du peuple hongrois. Enfin, ils désiraient en arriver à un modus vivendi avec les dirigeants d’alors.

Aucune tendance réactionnaire ne se manifesta pendant toute la durée de la grève. Jamais, à aucun moment, il ne fut question d’un retour éventuel des anciens propriétaires. D’une manière générale, les ouvriers réclamaient du nouveau. Ils ne pensaient pas à copier le modèle yougoslave, pas plus qu’ils ne songeaient à s’inspirer du système américain ou occidental. Ce fut cette immense force qui aboutit à la formation d’un Conseil Central Ouvrier, en dépit de la menace que faisaient peser les baïonnettes soviétiques.
Chez nous, à l’usine d’Appareillage Téléphonique, les aspirations des travailleurs se précisèrent dès la première séance du Conseil Ouvrier. Elles s’opposaient radicalement aux intentions du gouvernement. Celui-ci voulait en effet que les conseils ouvriers se cantonnent dans des fonctions purement économiques. Alors que les conseils ouvriers, eux, réclamaient en plus un rôle politique, au moins tant que les ouvriers ne disposeraient pas d’une représentation politique proprement dite. C’est pourquoi, notre projet de programme élaboré a contenu également des revendications politiques.

Ce projet a pris naissance de la manière suivante : au cours des réunions, les membres du Conseil se faisaient les interprètes des revendications de leurs camarades, puis s’ouvrait un débat auquel les ouvriers pouvaient prendre part. Ensuite, on votait des résolutions. L’une d’entre-elles, adoptée à l’usine d’Appareillage Téléphonique, stipulait qu’aucun des anciens propriétaires ne pourrait être rappelé, et que l’usine serait la propriété exclusive des ouvriers. On ne pu cependant préciser – faute de temps – la façon dont s’exercerait ce droit de propriété. Différentes solutions furent envisagées, l’une entre autres qui préconisait l’émission d’actions. Mais la question resta en suspens. D’autres questions furent résolues sans équivoque : on décida par exemple qu’aucune organisation politique ne porrait se développer à l’intérieur de l’usine même pas celles relevant des futures partis ouvriers. Le syndicat seul aurait le privilège de l’organisation, mais il devrait être indépendant des partis. L’opinion générale voulait que les syndicats se forment dès que possible afin que les ouvriers disposent d’une organisation qui défende réellement leurs intérêts. En ce qui concerne le nouveau régime, d’une manière générale, notre projet de programme stipulait que la représentation politique est l’affaire des partis politiques, les intérêts économiques celle des syndicats ; alors que la production appartient à la classe ouvrière entière représentée comme telle dans les conseils. En aucun cas, on ne tolérerait une tendance favorable au régime du parti unique. D’une manière générale, les ouvriers désiraient que les partis ayant participé à la coalition gouvernementale entre 1945 et 1947 – c’est-à-dire ceux qui étaient favorables à l’instauration d’une société démocratique, par opposition à la société capitaliste – puissent prendre part aux élections. Tous ces partis étaient favorables à la réforme agraire, à une certaine gestion socialiste de l’industrie, au respect de la liberté et de la dignité humaines.

Personne ne suggéra que les conseils ouvriers eux-mêmes pourraient être la représentation politique des ouvriers. Ceux-ci se rendaient parfaitement compte que l’entreprise, en tant qu’employeur, ne pouvait représenter leurs intérêts politiques. Le trait le plus absurde du système qui venait d’être renversé n’était-il pas précisément que l’employeur fut en même temps le représentant des ouvriers ? Certes, comme je viens de le dire, le Conseil Ouvrier devait remplir certaines fonctions politiques, car il s’opposait à un régime et les ouvriers n’avaient pas d’autre représentation, mais dans l’esprit des travailleurs, c’était à titre provisoire.

A cet égard, il convient d’apporter certaines précisons. La situation ne fut pas la même pendant la révolution et après son écrasement. Pendant la révolution, surtout après la clarification du rôle du gouvernement Imre Nagy, il ne fut pas question d’un rôle politique pour les conseils ouvriers. Il était entendu que ce rôle incombait aux différents partis politiques. Par contre, après le 4 novembre 1956, une tendance se dessina pour suggérer une fonction politique aux conseils ouvriers, pendant un temps indéfini. En effet, il n’existait dans le pays aucune autre organisation en laquelle les ouvriers puissent avoir confiance. Quoi qu’il en soit, aucune considération de parti ne joua lors de la création des conseils, seuls comptaient l’intérêt de l’usine, l’aptitude et les connaissances professionnelles. La solution des questions politiques résumées dans nos revendications revenait au gouvernement. Les ouvriers ne pensaient pas que cette tâche incombait aux conseils ouvriers mais ceux-ci devaient les transmettre au gouvernement et veiller à ce que les organes compétents les réalisent.

Avant la seconde intervention soviétique, le projet de création d’un Conseil Central Ouvrier ne fut même pas formulé. L’idée ne fut lancée que pendant les journées confuses qui suivirent à 4 novembre. Le pays fut sans maître, le gouvernement n’existait pas en réalité, le peu d’employés ayant la confiance des soldats russes circulaient en voitures blindées. Il est caractéristique que les membres du régime renversé contraints par les ouvriers à la démission, n’osaient pas revenir aux usines. Les ouvriers ne les auraient pas tolérés même après l’agression soviétique. Ils n’osaient même pas commencer à organiser leur parti, puisque Kádár lui-même déclarait que le passé ne devait pas revenir, que la vie du pays était inconcevable sans le fonctionnement de plusieurs partis, etc. Ils n’étaient donc maîtres de rien, même de leurs propres organismes. Les ouvriers, en effet, constataient par eux-mêmes une désorganisation générale, l’état lamentable des usines que personne n’entretenait plus, sans parler de l’arrêt total de la production. On assista bientôt à des tentatives pour coordonner sur le plan d’arrondissement l’activité des divers conseils à Csepel, dans les 13e et 14e arrondissements. C’est ainsi que naquirent les premiers conseils d’arrondissement. Dans chaque arrondissement, les usines décidèrent de former des conseils d’usine, l’unification des résolutions et, bien entendu, les échanges d’informations. Comme les ouvriers étaient conscients de leur opposition au gouvernement, ils se rendaient compte que plus leur organisation serait vaste et plus elle aurait d’influence.

A ce moment-là, les ouvriers hongrois étaient persuadés qu’il fallait faire quelque chose, car le pays n’avait pas de véritable maître. Certes, 200 000 soldats soviétiques étaient stationnés en Hongrie, certes le gouvernement Kádár existait, mais son autorité ne dépassait pas les limites du Parlement. Les membres du gouvernement n’osaient pas sortir de cette enceinte, sûrs de se heurter partout à la haine de la population.

Dans cette situation chaotique, une tâche urgente s’imposait : venir à l’aide de ceux – ils étaient des milliers et des milliers – qui étaient restés sans abri à la suite des destructions insensées opérées par les Russes. Un gros effort de coordination s’imposait ; les besoins se faisaient d’heure en heure plus pressants. On envisagea de réunir dans une assemblée commune les conseils ouvriers des différents arrondissements de Budapest et ceux des plus grosses entreprises. Le Conseil Ouvrier d’Ujpest vota même une résolution dans ce sens. De fait, une assemblée de ce genre fur organisée le 13 novembre. J’y pris part personnellement, voici dans quelles circonstances : une réunion se tint d’abord à l’usine d’Appareillage Téléphonique, à laquelle assistèrent 800 ouvriers environ. Cette réunion approuva la composition du Conseil Ouvrier élu sous la révolution, ainsi que les résolutions prises par ce Conseil. On décida de maintenir les résolutions précédemment votées, de ne pas reconnaître le gouvernement Kádár comme gouvernement légal du pays, et de poursuivre la grève tant que les troupes soviétiques stationneraient en Hongrie. Puis on élut un délégué qui représenterait l’usine à la réunion des conseils ouvriers de l’arrondissement. Cette élection se déroula démocratiquement, tous les assistants y participèrent et pas seulement les membres du Conseil. Je fus élu. La réunion commune des conseils de l’arrondissement eut alors lieu. Elle se déroula dans notre usine, et je fus élu, une fois de plus, avec mission de participer, au nom des usines de l’arrondissement, à une assemblée plus large qui devait se dérouler à la mairie d’Ujpest.

Lorsque, avec les autres délégués, nous arrivâmes à la mairie d’Ujpest nous la trouvâmes occupée par les troupes soviétiques. Impossible d’y organiser la réunion. Le Conseil Ouvrier de l’usine Egyesült Izzò nous offrit alors l’hospitalité. Les délégués gagnèrent cette entreprise en ordre dispersé et nous tînmes alors notre première réunion, avec la participations des représentants des plus grosses usines. Cela se passait le 14 novembre à 16 heures. Tous les délégués reconnurent la nécessité de créer un Conseil Central Ouvrier afin d’organiser les conseils d’arrondissement et de grandes usines, mais les avis différèrent quant aux modalités d’application pratique. Pendant la réunion, Sándor Bali, délégué de l’usine Beloïannis (anciennement Standard), prit la parole. Il déclara qu’il venait du Parlement où il avait participé à un entretien avec János Kádár, entretien auquel avaient également pris part les représentants des Aciéries Hongroises, du Combinat Sidérurgique et Métallurgique de Csepel, de la Raffinerie d’Huile Végétale de Csepel, etc… Lecture avait été donnée à Kádár des revendications ouvrières. Je dois préciser que ces revendications ne différaient guère d’une usine, d’un arrondissement à l’autre : retrait des troupes soviétiques, élections au scrutin secret sur la base du système multi-partis, formation d’un gouvernement démocratique, propriété réellement socialiste des usines et nullement capitaliste, maintien des conseils ouvriers, rétablissement des syndicats indépendants, suppression des syndicats dits de "transmission" et aussi, je dois le souligner, respect du droit de grève, liberté de presse, de réunion, de religion, bref tous les grands objectifs de la révolution. Dans toutes les assemblées qui avaient présidé à la rédaction de ces revendications, l’unanimité était telle qu’on eut dit que les délégués s’étaient entendus d’avance. Ce fut ainsi à cette première réunion du Conseil Central. Il y avait également des délégués de province ; de Györ, de Miskolc qui venaient pour discuter de l’unification de nos efforts.

Lorsque Bali annonça que les revendications avaient été transmises à Kádár, l’approbation fut générale. Toutefois, on regretta aussitôt qu’elles ne lui aient pas été soumises au nom d’un organisme central, ce qui leur aurait donné plus de poids. De toute façon l’organisme centralisé dont la création était décidée commencerait d’agir sur la base de ces revendications, diriger l’organisation, la propagande, etc.
Bali rapporta aussi la réponse de Kádár ; "vous avez le droit", avait dit celui-ci, "de ne pas reconnaître mon gouvernement, cela m’importe peu. Je suis soutenu par l’armée soviétique, vous êtes libres de faire ce que vous voulez. Si vous ne travaillez pas, c’est votre affaire. Ici, au Parlement, nous aurons toujours de quoi manger et de quoi nous éclairer." Kádár avait refusé de recevoir plusieurs délégations porteuses de textes qui commençaient invariablement par ces mots : "Nous ne reconnaissons pas le gouvernement Kádár".

Au cours de la discussion qui eut lieu à l’usine Egyesült Izzò d’Ujpest, plusieurs délégués prirent la parole pour recommander la formation d’un Conseil National Ouvrier. Moi-même, j’étais partisan d’un tel organisme, mais officiellement je ne pouvais faire état que de la volonté de mes mandats, qui réclamaient un Conseil Ouvrier de Grane-Budapest. Les autres délégués, représentant la plupart des entreprises d’Ujjpest et du quartier de la "Terre d’Ange", étaient dans mon cas. Or, les délégués ne pouvaient pas agir sans l’approbation de leurs mandants. Il est dommage que Kádár n’ait pas assisté incognito à cette réunion, car il aurait pris une bonne leçon de démocratie ouvrière. Et la résolution finale réclamait la création d’un Conseil Central Ouvrier de Grand-Budapest.

Les participants furent, pour la plupart, des anciens du mouvement ouvrier et aussi des jeunes. Plusieurs avaient participé au mouvement syndical et je les connaissais personnellement. J’avais confiance en eux et je savais leur honnêteté. Nous avons accepté ceux qui étaient proposés par eux et ainsi, mutuellement, la réunion pouvait vérifier les participants. C’est ainsi qu’une atmosphère de confiance fut créée, les interventions nous ont également aidé à se connaître les uns et les autres. Il est vrai que chacun représentait certains arrondissements ou usines, mais dans ces occasions, la personnalité individuelle importe également. Nous avons constaté que les huit ou neuf plus grands arrondissements de la capitale étaient représentés par les délégués ouvriers dignes de confiance. On prit la décision de descendre dans la salle de réunion de Egyesült Izzò car beaucoup d’ouvriers groupés dans la rue s’intéressaient à la réunion et revendiquaient une information. Cette salle, grande comme un théâtre, était déjà archi-pleine.

Une nouvelle réunion commença. Les délégués, environ 40 à 50, furent groupés dans une petite salle contiguë. Parmi eux, les envoyés des autres organisations, telles que l’Alliance des Ecrivains et le Cercle Petöfi. En général, l’entente fut bonne entre les organisations révolutionnaires mais ces deux dernières nous étaient les plus proches. On désignait des délégués chargés de parler à ce grand public ouvrier. Mais, comme c’est le cas dans de tels moments, tout le monde voulut parler et une cacophonie s’ensuivit. Tous les ouvriers voulaient s’exprimer. Finalement, le délégué de la Raffinerie d’Huile Végétale de Csepel, l’ingénieur chimiste Kalocsai, intervint dans le chaos général : "Cela ne peut pas durer ainsi, ce n’est pas une arène politique, ni un PEN Club ou Hyde Parc. Ceux qui ont leur mandat doivent se retirer pour travailler." Bientôt, une commission d’environ 20 membres fut créée afin de négocier et de formuler une décision commune à présenter au public. Parmi ces vingt, il y avait les représentants de la Régie Sidérurgique et Métallurgique de Csepel, nommé Dévényi, de la Raffinerie d’Huile Végétale et Csepel, György Kalocsai, ensuite, Bali, Sebestyén, Rácz, Balázs, les représentants de Láng, de Egyesült Izzó, de la Fabrique de Machines de Mine de Ujpest, Arpád Balázs, etc.

Notre assemblée fut mise au courant de l’opinion des travailleurs de l’usine de mécanique de précision de Beloïannis. Bali l’a résumée comme suit : nous ne reconnaissons pas le gouvernement Kádár, comme étant l’émanation de la volonté du pays, ce qui ne nous empêche pas d’entrer en pourparlers avec lui. Sur le papier, au moins, il est le maître du pays. Il est impossible de poursuivre la grève, faute de réserves suffisantes. De plus, les conseils ouvriers ne peuvent poursuivre leurs activités qu’à condition de rester en contact étroit avec les ouvriers. La grève générale finirait par paralyser toute la vie du pays. Par conséquent, nous offrons à Kádár de reprendre le travail, le lundi 19 novembre, à condition que son gouvernement s’engage à entrer en pourparlers avec les Soviétiques dans un délai donné, pour leur retrait et qu’il garantisse la réintégration d’Imre Nagy au gouvernement. Bali a précisé à ce propos que lors de l’entretien entre Kádár et la délégation, Kádár avait déclaré aux ouvriers qui insistaient pour la réintégration de Nagy, qu’il n’y était pas opposé, au contraire, mais qu’il ne pouvait négocier avec lui tant qu’il resterait à l’ambassade de Yougoslavie. "Qu’il vienne ici, au Parlement, et nous pourrons causer utilement."

La résolution finale adoptée ce jour-là reprenait la proposition des ouvriers de cette délégation, approuvée par l’usine Belaïannis quant à la réintégration d’Imre Nagy au gouvernement. D’autre part, elle invitait toutes les usines de la capitale à se faire représenter au sein du Conseil Central Ouvrier de Grand-Budapest, faute de quoi, on ne pourrait envisager la création d’un conseil national. Quelques discussions s’élevèrent sur des points de détail, mais l’unanimité se fit sans peine sur les grandes questions. Une discussion assez longue eut lieu au sujet de la grève. Il fut clairement dit que les ouvriers ne reprendraient le travail qu’une fois les revendications politiques satisfaites. Et que seul le Conseil Ouvrier en prendrait la décision. Kádár a déjà répété 36 fois, jusqu’à ce jour, qu’il faut reprendre le travail, mais personne ne l’a écouté, sauf son groupe extrêmement réduit. Nous savions que la reprise du travail serait une décision très impopulaire pour nous. Mais, par rapport à l’avenir, elle aurait une importance capitale. Car, si nous obtenions des ouvriers la reprise du travail, nous serions en mesure de garder leur combativité et notre appel ultérieur à la grève donnerait un caractère organisé à celle-ci. D’un mouvement spontané et incontrôlé, la grève deviendrait ainsi une arme redoutable et réelle de la classe ouvrière.

Une délégation de six membres fut alors désignée pour porter la résolution à Kádár. On avait décidé de ne pas la rendre publique avant de connaître les réactions de Kádár. Serait-il prêt à intégrer Imre Nagy à son gouvernement ? Car nous savions qu’Imre Nagy avait certainement ses propres conditions et, en particulier, concernant les négociations sur le retrait des troupes soviétiques. De toute façon, Kádár serait-il prêt à entamer ces négociations ? La délégation devait nous rapporter des précisions.

Lorsque Kádár reçu la délégation, il répéta au sujet de Nagy ce qu’il avait dit précédemment : "Que voulez-vous ? Nagy se trouve dans une ambassade étrangère et je ne peux pas négocier avec lui. Qu’il vienne ici, nous parleront de tout." Par contre, il se montra enchanté de la proposition concernant la reprise du travail : "Je vois que vous êtes des gens sérieux", dit-il en préludant par une flatterie. Puis il proposa qu’un contact soit établi entre le gouvernement et le Conseil par le truchement d’un agent de liaison gouvernemental. Ce n’était guère tentant, car c’était accepter les bons offices d’un commissaire du gouvernement qui finirait par fourrer son nez partout. Kádár savait pertinemment que si les choses continuaient comme elles s’annonçaient si bien, il n’y aurait ni plus ni moins qu’un contre-gouvernement. D’ailleurs, les autres revendications émises par les ouvriers déchaînèrent sa colère. "Alors quoi, c’est un contre-gouvernement que vous voulez", éclata-t-il. Mais quelques paroles raisonnables le calmèrent. Nous tombâmes d’accord que Kádár entamerait des négociations avec les Soviétiques. Moyennant quelques pas dans la voie des concessions, le Conseil Ouvrier en ferait aussi de son côté.

Les travaux du Conseil Ouvrier de Grand-Budapest commencèrent au siège du B.E.S.Z.K.A.R.T. (Compagnie des Tramways de la Municipalité de Budapest), rue Akácfa. Les 22 arrondissements de la capitale avaient envoyé chacun un délégué ; ceux-ci élurent un président et un secrétaire.

Après l’entretien avec Kádár, le soir même du 14 novembre, l’un des membres du Conseil Central Arpád bakázs je crois, a déclaré à la radio qu’un Conseil Central était formé et qu’il fallait reprendre le travail, etc. Partout, l’indignation donna l’impression que le Conseil Central était complice avec Kádár. Nous avons immédiatement pensé que Balázs était l’homme de Kádár et qu’il employait le même système que Gérö qui, au début de la révolution, voulait opposer les ouvriers au gouvernement Nagy en lui endossant la responsabilité de l’appel aux troupes soviétiques. Or, précisément, la reprise du travail n’impliquait pas que, de notre côté, nous reconnaissions le gouvernement. Nous avons donc pris la décision d’écarter Balázs qui était de surcroît le président, de lier toute déclaration publique à une décision précédente et d’envoyer immédiatement les délégués aux usines pour y lire devant les ouvriers de chaque usine par le président qui expliquait la nécessité de la reprise du travail. Les ouvriers s’étaient rendus à ces raisons.

Nous avons donc commencé notre travail à notre siège, bien que le véritable travail ne s’engagea que le lundi 19 novembre. Jusque-là quelques incidents se produisirent. Les nouveaux délégués, par exemple, relancèrent la discussion sur l’opportunité de la reprise du travail. Nous avons dû leur expliquer que, malgré une résistance très forte dans certains secteurs de la classe, il fallait reprendre le travail d’autant plus qu’il ne signifiait nullement la reconnaissance du gouvernement. Un autre incident plus grave survint, le dimanche 18 novembre. Un groupe assez important d’ouvriers s’était rassemblé devant notre siège dans la rue Akácfa. Quand ils apprirent que Kalocsai et moi-même, arrivant au siège, étions membres du Conseil Central, ils voulurent carrément nous battre. On a passé des moments très difficiles d’explication ! Mais finalement, le travail fut repris, d’une façon générale, le 19 novembre comme prévu.

La formation du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest ne nous satisfaisait pas entièrement. Elle devait être suivie de la création d’un Conseil National que nous avons décidé de faire. Si nous vouions négocier au nom de tous les ouvriers du pays, il fallait qu’il fussent représentés au sein d’un conseil.

Tandis que le travail reprenait, des négociations se déroulaient au Parlement entre les représentants du Conseil et du gouvernement. Pour Kádár, le fait d’être obligé de passer par le Conseil pour que la vie économique renaisse, entraînait une énorme perte de prestige ; cela l’ulcérait et il faisait traîner en longueur les pourparlers. A cette fin, il usait d’une curieuse tactique, ne consentant à négocier que la nuit. C’était user nos forces. Nos délégués se trouvaient dès le matin à l’usine, l’après-midi ils se réunissaient dans les locaux du conseil rue Akácfa, et c’est vers 8 heures du soir qu’ils étaient convoqués au Parlement. Là, on les faisait attendre une heure ou davantage dans une grande salle ; et pendant qu’ils faisaient anti-chambre, des "camarades" bien vêtus, soignés de leur personne, et que nul ne connaissait, venaient leur tenir compagnie. En fin de compte, chacun des ouvriers se trouvait flanqué d’un de ces beaux messieurs. Oh, ils n’étaient pas agressifs. Ils venaient simplement "causer", s’informer de l’état d’esprit des délégués. Ceux-ci, d’ailleurs, ne cachaient pas ce qu’ils avaient sur le cœur. Vers 10 ou 11 heures du soir, ils commençaient à ressentir une certaine lassitude et un certain énervement à la pensée qu’il leur fallait être à l’usine le lendemain matin à 6 ou 7 heures.

Alors ces jeunes gens s’en allaient, et paraissait enfin le membre du gouvernement chargé de recevoir la délégation, Kádár, Marosán, Apró ou Kossa. Ils savaient d’avance ce que les délégués voulaient, puisqu’ils venaient d’en être avertis par leurs émissaires. Sans laisser à la délégation le temps de parler, il attaquaient. Kádár et Marsosán, surtout, se montraient grossiers.

"Espèce de voyous, s’exclamait ce dernier, "vous venez nous faire la leçon ? Vous êtes des prolos, à ce qu’il paraît ? Mais qu’avez-vous de commun avec les ouvriers ?" Et de s’en prendre à celui-ci ou à celui-là.
Chaque fois que la délégation arrivait au Parlement, on prenait le nom de chacun de ses membres, et dès le lendemain on savait tout sur leur compte. Quand le ministre choisissait un ouvrier comme tête de Turc il prétendait que son manque de culture le rendait inapte à la mission qu’il remplissait. Quand il tombait d’aventure sur un ingénieur, il lui reprochait de ne pas être un ouvrier. Bref, tout était bon pour semer le trouble parmi les délégués. A vrai dire, ces ministres bien vêtus et dispos étaient en mesure de fatiguer encore plus les gens harassés, minables, mal rasés et mal à l’aise. Finalement, toute véritable discussion se trouvait différée. Les délégués annoncèrent d’ailleurs ouvertement leur intention de créer un Conseil National Ouvrier, car ils ne voulaient pas agir en cachette du gouvernement. (Le mot gouvernement n’était pas prononcé, on disait simplement "vous" en s’adressant aux ministres.) Ils auraient souhaité que Kádár et ses collègues fussent représentés à l’assemblée de formation du Conseil National. A cette nouvelle, Apró se fâche tout rouge :
 Qu’est-ce que c’est que cette frénésie ? Vous voulez à tout prix former un contre-gouvernement ? Vous voulez peut-être fomenter une contre-révolution ?

Après la reprise du travail, un ouvrier du 14e arrondissement se présentant au Conseil Central. Il dit qu’il savait bien le russe et proposa d’établir une liaison entre le Conseil Central Ouvrier de Grand-Budapest et le commandement soviétique. Ainsi, des négociations directes seraient possibles. Nous nous décidâmes de profiter de l’occasion pour intervenir auprès des Russes en faveur de certains disparus dont nous pouvions donner les noms. Le commandement soviétique promit de faire des recherches. Désormais, la moitié du Conseil allait négocier au Parlement, l’autre moitié au quartier général russe. Nous recevions régulièrement des noms de disparus, le soir nous les transmettions au Soviétiques, et deux ou trois jours plus tard les détenus étaient libérés.

C’est un lundi que nous informâmes Kádár de notre intention de former un Conseil National Ouvrier, et le mardi, une délégation porteuse de la même nouvelle se rendit auprès des Soviétiques. Le général Grebennik, commandant de la place, reçut en personne la délégation qui lui fit part de notre intention d’organiser une réunion du Conseil national Ouvrier au Palais des Sports, à laquelle était invité un représentant du commandement soviétique. Très poliment, Grebennik nous remercia, ajoutant toutefois qu’il ne pouvait se mêler d’une affaire intérieure hongroise. La délégation devrait s’adresser au gouvernement hongrois afin que celle-ci invitât le Haut Commandement soviétique par la voie diplomatique.

Dès le même soir, les délégués coururent au Parlement pour informer le gouvernement Kádár, en la personne d’Apró. Celui-ci déclara qu’il ne croyait pas que cette invitation puisse être acceptée, car une telle réunion n’aurait pas de sens. Des éléments fascistes ne manqueraient pas d’y participer, et qui sait, se livreraient peut-être à des provocations. Qui pourrait lui donner des garanties contre pareille éventualité ?

Nous lui répondîmes que nous autres, ouvriers organisés, lui garantissions formellement qu’aucun incident de ce genre ne serait à redouter.

Je fus chargé de l’organisation du service d’ordre. Il était composé d’ouvriers des usines de Csepel. On indiqua à chaque usine le nombre de gars qu’elle devait fournir. Toute arme étant interdite à l’intérieur de la salle de réunion, tout le monde serait fouillé avant de pouvoir pénétrer dans le Palais des Sports.

Un certain nombre de délégués de province devait être présents. En raison des difficultés des communications, des étudiants des facultés s’étaient offerts à les amener en camion. Chacun devait y mettre du sien, car le temps pressait.

La réunion avait été fixée au 21 novembre. Dès six heures du matin, les organisateurs étaient sur les lieux. Le quartier était parfaitement calme, et nous espérions que tout se passerait bien.

A 8 heures précises commença un formidable défilé militaire soviétique. En fin de compte, Grebennik avait accepté l’invitation, mais il se faisait représenter à sa façon, par un échantillonnage complet de toutes les armes de la garnison. Il y avait peut-être quatre cents blindés, des tanks prêts à tirer, de l’artillerie tractée, des soldats mitraillette au poing. Le Palais des Sports fut cerné en un instant et toutes les rues adjacentes barrées.

Devant ce déploiement de forces, les membres du Conseil Central Ouvrier de Grand-Budapest, dont moi-même, nous dirigeâmes vers le siège du syndicat des ouvriers du bâtiment (M.E.M.O.S.Z.), qui se trouvait à proximité. Un certain nombre de nos camarades, toutefois, restèrent aux abords du palais des Sports pour attendre les délégués des mines, usines sidérurgiques et entreprises de province, venus des quatre coins de la Hongrie : de Debrecen, de Veszprém, d’Inota, de Mohács, de Pécs, de Dunapentele, et d’ailleurs. Des élections démocratiques s’étaient préalablement déroulées dans tous ces centres. Chacun des délégués était muni d’une attestation officielle. Il faut dire qu’en arrivant au Palais des Sports ils étaient animés contre nous d’une violente indignation à la pensée que nous les avions lâchés et trompés. En effet, nous autres, à Budapest, nous travaillions, alors qu’ils ne travaillaient pas. Ils venaient dans l’intention de donner une nouvelle impulsion à la grève. Celle-ci, en effet, paralysait encore les grands centres de province ; les ouvriers de Tatabánya avaient même inondé les carreaux des mines.
Accompagnés d’un certain nombre de délégués de province, nous étions tout près du siège du syndicat du bâtiment quant nous fûmes arrêtés par un barrage formé par les élèves de l’Académie Militaire Zrinyi, mitraillette au poing. Nous n’insistâmes pas ; d’ailleurs, n’ayant pas décliné notre identité, nous ne fûmes pas inquiétés.

Force nous fut d’essayer de gagner le siège provisoire du Conseil du Grand-Budapest, rue Akácfa. En principe, les délégués de province n’avaient pas le droit d’y pénétrer. Mais ils insistèrent, notamment les représentants des mineurs, qui étaient particulièrement montés. Impossible, disaient-ils, de négocier avec des gens comme Kádár. Voilà où menaient les négociations. On mobilisait des tanks pour nous attaquer. La grève seule pouvait être une réponse à ces gens-là.
Nous invitâmes donc les délégués de province à venir avec nous pour leur expliquer notre position. Cependant, la rue Akácfa était à sont tour envahie par les soldats. Sur le trottoir qui faisait face à l’immeuble où nous siégions, une puissante formation s’installa. C’étaient des élèves de la même Académie Militaire qui nous avaient attendus précédemment devant le M.E.M.O.S.Z. Le commandant est monté avec quelques-uns d’entre eux, mitraillettes à la main. "Debout et haut les mains !" cria-t-il. "Qu’y a-t-il ici, insurrection fasciste, contre-révolution ?" Tout le monde se mit debout et Rácz répondit à l’officier.

J’ai oublié de mentionner un incident qui se termina par l’élection de Rácz à la présidence. Lorsque nous avons écarté Balázs, on l’a remplacé par Dévényi, pensant que cet ouvrier de Csepel représenterait bien notre Conseil. Or, il se comporta d’une façon curieuse : au moment où nous devions aller négocier avec Kádár, il trouvait toujours une raison quelconque pour reculer cette entrevue, telle que : il suffit de négocier demain, etc. une fois Rácz, qui était très véhément, a bondi en disant : "Je prie le président de démissionner. Nous n’avons pas besoin de gens veules." Il a démissionné sur-le-champ et nous avons unanimement élu Rácz, qui n’avait que 23 ans à ce moment-là, mais était très actif et combatif et d’une honnêteté sans faille. En même temps, nous avons chargé Kalocsai, un homme tempéré, et Bali d’assumer la vice-présidence.

Comme je disais, Rácz expliqua à l’officier de quoi il s’agissait en réalité et le pria de s’asseoir avec nous pour écouter nos discussions. Ce qu’il fit. Les mineurs parlèrent avec véhémence, nous traitant de tous les noms : canailles, traîtres, etc. "Si vous voulez travailler, faites-le, mais nous ne donnerons ni charbon, ni électricité, nous inonderons toutes les mines." Les mineurs de Salgótarján, de Tatabánya, de Pécs étaient tous d’accord. La discussion continua. Brusquement, l’officier sortit. Nous étions inquiets. Quelques minutes après, il revint seul, sans arme et déclara : "On m’avait dit que vous prépariez un complot fasciste. Maintenant, je suis convaincu que c’est une calomnie. J’ai renvoyé mes gars à l’Académie, mais permettez-moi d’assister à votre réunion constructive et très intéressante." Nous l’avons applaudi spontanément.

Tandis que les délégués de province nous attaquaient, nous essayions de leur faire entendre raison. D’abord ce fut peine perdue. Nous n’étions soutenus que par un délégué de Györ. Pourtant, nos arguments finirent par les toucher : "Vous autres, en province, vous vous trouvez dans une situation plus facile que nous. Dans une petite ville, tout le monde se connaît. Quand un événement se produit, tout le monde en est informé dans la demi-heure qui suit. La solidarité est plus facile à organiser. A Budapest, il y a plus d’un million et demi d’habitants, la situation est plus complexe, nous devons à tout prix garder le contact les uns avec les autres, et aussi le contact avec la province. En cas de grève, toutes ces liaisons sont menacées."

Vers 21 heures les délégués de province se rendirent à nos arguments et nous nous sentîmes en parfaite harmonie. On convint de ne pas insister pour la création d’un Conseil National, afin de ne pas envenimer les choses : cette seule éventualité n’avait-elle pas suffi à mobiliser les tanks soviétiques ? Par contre, le Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest, reconnu par les autorités, devait poursuivre ses activités. D’autre part, des contacts seraient établis entre la capitale et les centres de province, et toutes nos décisions leur seraient transmises par des agents de liaison ; ils pourraient ainsi décider s’ils acceptaient ou non nos résolutions. Pour chacune, d’ailleurs, on tiendrait compte de l’avis des agents de liaison. Ainsi, bien que notre organisme conservât jusqu’au bout le nom de Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest, un conseil national fut tout de même créé dans la pratique, et de façon illégale.

Le grand dépôt des autobus de la B.E.S.Z.K.A.R.T. se trouve en face du Palais des Sports, et lorsque les travailleurs virent le déploiement des forces soviétiques, ils crurent que les membres du Conseil Central avaient été arrêtés. Aussitôt le mot d’ordre d’une grève de 24 heures fut lancé, des coups de téléphone partirent dans toutes les directions, et bientôt Rácz, le président du Conseil Ouvrier, fut informé que la moitié des travailleurs de Budapest étaient déjà en grève. Nous dûmes approuver ce mouvement, d’une part par solidarité avec ceux qui y participaient, d’autre part pour protester contre l’attitude inqualifiable des autorités qui nous considéraient tantôt comme des interlocuteurs dignes de ce nom, tantôt comme des trublions contre lesquels il fallait utiliser la force. C’était notre premier appel à la grève, et il fut entièrement suivi. Les délégués de province virent dans ce geste un compromis, car s’ils observaient toujours la grève totale, les ouvriers de Budapest avaient repris le travail. Nous gagnâmes ainsi définitivement leur confiance.

Lors de l’entrevue suivante avec Kádár, celui-ci se déchaîna :
 Que se passe-t-il ? Vous prétendez vouloir travailler et vous voilà déjà en grève ?

Nous expliquâmes que c’est nous qui avions bien des raisons de protester, car si les Soviétiques s’étaient livrés à cette démonstration de force, ce n’était sûrement pas pour défendre leurs positions, mais à la demande du gouvernement. A quoi Kádár répondit qu’il n’était pas une marionnette, qu’il était, après tout, Premier ministre de Hongrie et qu’il saurait prouver que son gouvernement et lui étaient les maîtres. Peu lui importaient nos arguments. Ce que veulent les ouvriers n’est pas forcément juste ; est juste ce que les dirigeants décident. Ils ne sont pas obligés de se plier aux volontés des masses.
En raison de la situation catastrophique de l’économie, Kádár et ses collègues convoquèrent au Parlement une conférence à laquelle assistaient outre Kádár lui-même, Marosán, Apró et d’autres dirigeants politiques, les directeurs des plus grandes usines et trois délégués du Conseil Central. L’intervention de l’un de ceux-ci, Kalocsai, fut retransmise par la radio en émission différée, mais sous une forme falsifiée. Kaloczai stigmatisait l’action de certains "éléments provocateurs – dans une usine de la Terre d’Ange, par exemple, aux Aciéries Hongroises, à la Fabrique de Machines Láng, à la M.A.V.A.G., des secrétaires du parti sectaires qualifiaient le Conseil Ouvrier d’"organisation fasciste" et déclaraient que son appel à la reprise du travail ne pouvait être pris en considération. A la radio, grâce à un artifice de montage, on entendit parler d’"éléments provocateurs fascistes", et il ne fut pas du tout question de secrétaires du parti sectaires. Kaloczai dénonçait la "réaction gauchiste" ; le mon "gauchiste" disparut, et tout le sens de l’intervention s’en trouva modifié. De ce fait, le Conseil décida de publier un bulletin d’information.

Pour en revenir à cette conférence, Kádár y déclara notamment : "Vous savez, camarades, le gouvernement ouvrier et paysan se trouve dans une situation difficile, car la confusion règne dans l’esprit des travailleurs qui ne voient pas le chemin à suivre." Il dit aussi qu’il s’agissait, de toute évidence, d’une contre-révolution, puisque 241 communistes avaient été mis à mort.

Dans sa réponse, Bali, après avoir dit qui il était et rappelé ses origines, riposta : "Il n’y a aucune confusion dans l’esprit des ouvriers. Dans le vôtre, peu-être", fit-il à l’adresse de Kádár et des autres dirigeants. "Sachez que je milite au parti depuis dix ans, et pourtant je n’ai rien eu à redouter, pendant les journées révolutionnaires, quand je me mêlais aux ouvriers. Ce n’est pas moi qu’ils voulaient pendre !"

Kádár entra en fureur, frappa du poing sur la table et s’écria : "Sortez, provocateur !".

Cependant, les paroles de Bali avaient fait une telle impression sur les assistants – 200 personnes environ – que Kádár jugea plus prudent de ne pas insister. Ancien social-démocrate et entré au parti communiste dès 1945, Bali était un militant très actif qui avait l’oreille des ouvriers car il travaillait comme eux.

Vers cette époque, Kádár et ses amis créèrent un conseil ouvrier fantoche pour contrecarrer notre action. Il publiait des communiqués, faisait distribuer des tracts nuitamment, donnait des instructions, par téléphone en notre nom. Quand nous appelions à la reprise du travail, ce conseil (comme les secrétaires du parti sectaires) poussait à la poursuite de la grève. Nous passions le plus clair de notre temps à démentir et à remettre les choses au point. Cela devait permettre aux dirigeants de prétendre que nous ne faisions rien. Lors de la réunion évoquée ci-dessus, un des nôtres, Karsai, dit ouvertement aux dirigeants que nous avions une mission économique à accomplir, que nous ne tenions pas du tout à avoir une activité politique, mais que leur duplicité nous y obligeait.

"Voulez-vous, oui ou non, l’ordre et le calme ?" demanda-t-il.
En fait, ce n’était pas précisément ce que recherchaient Kádár et ses collègues. Ils se préparaient activement à mettre sur pied une soi-disant "garde ouvrière" (que les Budapestois baptisèrent "poufaïka", du nom de l’uniforme ouatiné des Russes). Tant que la chose n’était pas au point, ils louvoyaient, quitte à nous frapper plus tard plus vigoureusement.

En attendant, le travail du Conseil Central Ouvrier se poursuivait. On créa des commissions qui furent chargées de questions diverses. Une commission, par exemple, s’occupa de définir les formes et les méthodes de l’activité politique du Conseil, la commission économique a essayé de déterminer les principales tâches de démarrage de la production, les moyens d’organisation des usines et, ensemble avec la commission politique, les méthodes et le procédé des élections des conseils ouvriers définitifs. Kádár dut consentir à ce que des négociations fussent ouvertes entre nous et le Conseil National des Syndicats afin d’élaborer une législation concernant l’activité des conseils ouvriers. Le projet s’inspirait largement de la loi yougoslave sur le même sujet. Huit jours après l’avoir reçu, le gouvernement publia un décret. Toutefois, ce décret ne contenait pas certaines dispositions primitivement prévues, par lesquelles nous entendions mettre les conseils ouvriers à l’abri de l’influence du parti au service du gouvernement. D’autre part, ce dernier s’opposa à la création de conseils ouvriers dans les administrations : P.T.T., Chemins de Fer, Ministères, etc. L’intention de Kádár était que des gens nommés par la direction "représentent" les travailleurs dans ces firmes, alors que, précisément, nous avons voulu y créer des conseils puissants afin de contrebalancer le gouvernement, jusqu’au moment du moins, où des véritables syndicats ne s’organisent. Kádár et Cie le savaient très bien et nous ont devancé, ce qui entraîna, au sein de ces entreprises, une vive indignation et des discussions à n’en plus finir. Cela permit au gouvernement de détourner l’attention des masses de sujets plus importants et contribua à l’éparpillement de nos forces.

Une des revendications du Conseil Central Ouvrier était de disposer d’un journal pour informer les travailleurs. Le gouvernement le repoussa catégoriquement, préconisant à la place, des communiqués pour la radio rédigés par le Conseil et supervisés par eux. Evidemment, nous avons refusé une telle "solution". Nous avions besoin d’un journal et non de communiqués radiodiffusés et contrôlés par eux. Nous avons donc pris la décision d’organier, sous la direction de Sebestyén, une commission de presse avec pour tâche la parution de notre journal. Nous étions sur le point de sortir un journal intitulé Munkásujság (gazette ouvrière) qui fut saisi à l’imprimerie. Le numéro confisqué contenait des détails précis sur les négociations entre le gouvernement et les conseils ouvriers, et certaines déclarations, fidèlement retranscrites, des dirigeants au cours de ces négociations, tels ces mots de Kádár fort désinvoltes tant à l’égard de notre conseil que du peuple hongrois tout entier : "Peu me chaud que vous me reconnaissez ou pas. 200.000 soldats soviétiques sont derrière moi. C’est moi qui commande en Hongrie."

Nous dûmes nous contenter de publier – cette fois avec l’approbation du gouvernement – une feuille ronéotypée que dirigeait Sebestyén. Chaque arrondissement en recevait un exemplaire qu’il tirait en autant d’exemplaires qu’il comptait d’usines ; à son tour, chaque usine en tirait un nombre d’exemplaires suffisant pour ses ouvriers. Mais le gouvernement trouva rapidement une réponse : les commandements soviétiques d’arrondissement saisirent, partout où c’était possible, les machines ronéos. Mais ce fut en vain. Nous avons distribué notre feuille par tous les moyens. Moi-même, par exemple, je suis allé à la réunion du Conseil Ouvrier de mon arrondissement (le 14e) où j’ai pu lire notre bulletin. Les participants prenaient des notes, puis le bulletin passait de main en main. Ce fut, à l’époque, le journal le plus lu de Budapest. Malheureusement, il faillait une bonne semaine pour qu’il parvienne à toucher ses lecteurs. Kádár et les siens le craignaient beaucoup plus qu’un journal de croix-fléchées.

Des négociations interminables avaient précédé la parution de notre feuille ronéotypée. Nous discutions presque tous les jours avec Kádár, mais celui-ci ne se manifestait en personne qu’après nous avoir fait cuisiner pendant des heures par ses collaborateurs. Ces séances étaient tellement épuisantes que celui d’entre nous qui était désigné pour y prendre part en était malade d’avance. Parfois, Kádár n’arrivait que sur le coup de trois heures du matin, alors que nous tombions de sommeil ; lui, il avait la possibilité de récupérer pendant la journée. Décidément, nous n’étions pas à égalité sur le plan des forces physiques. Parmi nous, il y en avait toujours un sur qui Kádár s’acharnait en particulier. Mais il n’aimait pas, surtout, Rácz et ne lui adressait jamais la parole. Celui-ci, en effet, employait invariablement le même style que Kádár. S’il criait, Rácz criait plus fort. Une fois Kádár s’est déchaîné et Rácz a bondi sur la table en criant. Nous pensions donc qu’il ne fallait surtout pas envoyer Rácz pour négocier lorsque nous voulions arranger certains problèmes "à l’amiable".
Lorsque enfin notre bulletin fut prêt, Kádár essaya d’en empêcher subrepticement le tirage, comme je l’ai indiqué, en faisant confisquer les ronéos par le commandement russe. Nous ripostâmes en déclarant que les ouvriers boycotteraient pendant 24 heures Népszabadság, l’organe central du parti. J’ai vu de mes yeux, sur les grands boulevards, des centaines d’ouvriers acheter Népszabadság et le déchirer aussitôt sans l’avoir lu. Les gens marchaient jusqu’aux chevilles dans le papier journal. Kádár nous a dit : "Voyez, pour cette raison, vous n’aurez pas de journal. Je ne veux pas qu’on déchire également votre journal…"

Pendant tout ce temps-là, la liaison entre le Conseil Central et les Russes était maintenue. Lors d’une entrevue qui avait débuté sous le signe d’une franche cordialité, deux jours après l’histoire du journal, nous déclarâmes carrément que nous ne reconnaissions ni le gouvernement Kádár, ni la légitimité de l’intervention soviétique. Nos interlocuteurs en eurent le souffle coupé. Nous les invitâmes alors à se rendre dans les usines pour demander leur opinion aux ouvriers. Ce qu’ils firent. Dans mon usine d’Appareillage Téléphonique, un officier soviétique se présenta. J’assistai à la scène. Comme préambule, il demanda aux ouvriers ce qu’ils voulaient le 23 octobre, le fascisme ou le socialisme ? "Le socialisme !" La réponse jaillit avec une telle force et une telle ampleur que les vitres en tremblèrent. Le mot fascisme, par contre, fut accueilli par une tempête de huées. L’officier demanda ensuite aux travailleurs de préciser leurs revendications, puis, sans mot dire, il gagna le bureau du secrétaire du Conseil Ouvrier. Il demanda à celui-ci s’il était d’accord avec les travailleurs. Sur sa réponse affirmative, l’officier déclara qu’il ne comprenait pas les divergences qui se manifestaient entre les ouvriers et Kádár puisque, manifestement, on voulait la même chose des deux côtés. En réalité, les Russes savaient fort bien où le bât blessait, mais ils ne voulaient pas l’avouer. Nous avons proposé en Haut Commandement soviétique d’envoyer à nos réunions un officier de haut grade, comme observateur afin d’étudier sur place nos revendications.

Le 23 novembre, un mois après le début de la révolution, le Conseil Central Ouvrier tint séance. Y assistait, entre autres, un officier politique soviétique d’un grade élevé. On décida, en accord avec les autres organismes révolutionnaires, que de 14 heures à 15 heures, personne ne sortirait dans Budapest. Les Russes présents dans la salle exigèrent que nous leur dévoilions le fond de notre pensée car ils subodoraient, disaient-ils, que quelque chose se préparait. Plusieurs délégués de province en profitèrent pour vider leur sac. Ils donnèrent des détails sur les débordements des soldats russes et les abus commis par les secrétaires du parti dans leur département. Ils racontèrent, par exemple, que les membres de la "poufaïka" gardaient toutes les routes du département de Borsod et que les délégués des conseils ouvriers avaient dû passer en fraude pour arriver à Budapest. D’autre part, nous avions la preuve que des armes leur étaient envoyées clandestinement de Tchécoslovaquie. L’officier soviétique demanda le nom des orateurs, ceux-ci déclinèrent leur identité, et les choses en restèrent là. Quelques minutes avant 14 heures, notre président se leva pour rendre compte de ce qui se passait en ville. Il rassura les camarades soviétiques ; il ne s’agissait que d’une commémoration, de la commémoration d’un événement sacré de notre histoire. Puis il nous invita à nous lever, à observer une minute de silence et à chanter ensuite l’hymne national. Les Soviétiques se levèrent, saluèrent militairement pendant que s’élevait notre chant national. Ils se comportèrent d’une façon tellement correcte que nous crûmes la fin de Kádár arrivée. Et j’ose dire que si cela avait dépendu d’eux, ils auraient marché avec nous. Les instructions qu’ils avaient reçues n’avaient pas prévu pareille occurrence. Ils furent visiblement très embarrassés.

Pendant ce temps, sur les grands boulevards et les principales artères de la ville, les forces soviétiques se déployaient avec une ampleur extraordinaire. Comme le dit plus tard un officier russe, ce qui leur paraissait impressionnant et redoutable, c’était le vide complet régnant autour d’eux. S’il y avait eu du monde dans les rues, ils se seraient sentis davantage en sécurité, car les Hongrois n’auraient pas ouvert le feu sur d’autres Hongrois. Pendant une semaine ou deux, les officiers soviétiques nous visitèrent quotidiennement, jusqu’aux environ du 30 novembre. Au bout de quelques jours, nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient du Conseil. Ils nous répondirent que c’était différent de ce qu’ils avaient imaginé auparavant. Ils voient des ouvriers de bon sens s’occuper des affaires réelles du pays. Mais comme eux ne sont pas familiers avec ces affaires et ne comprennent pas grand-chose aux problèmes hongrois, pour cette raison, ils ne peuvent pas prendre position. Par contre, ils trouvent nos réunions très intéressantes et nous demandent de pouvoir continuer à y assister. Ce que nous leur avons accordé volontiers.

Kádár et ses collègues savaient parfaitement que nous luttions sur deux fronts, contre eux et contre les Russes. Ils étaient fort ennuyés de nos contacts avec ces derniers. Ils nous demandèrent d’autoriser un délégué de leur gouvernement à assister à nos séances, comme nous le faisions pour les Russes. Kádár choisit un de ses collaborateurs immédiats, un certain Sándor, qui se montra très amical avec nous, ce qui ne l’empêcha pas de manœuvrer en sous main.
A la veille du 4 décembre, les organisations révolutionnaires en contact permanent avec nous, proposèrent de commémorer les victimes de l’intervention soviétique du 4 novembre. D’abord, les ouvriers dans les usines préconisèrent une grande manifestation que nous avons rejeté aussitôt, comme un prétexte à des multiples provocations. Nous votâmes la résolution d’organiser un grand cortège de femmes qui, fleurs à la main, se rendraient au monument de la place des Héros. Une telle manifestation éviterait toute sorte de provocation. D’autre part, nous avons invité la population de Budapest à placer des bougies sur le bord des fenêtres, à la tombée de la nuit.

Le 4 décembre, dès le matin des ouvrières, fleurs à la main arrivèrent. Les rues adjacentes à la place des Héros furent bloquées par les détachements soviétiques. Les femmes contournèrent le bois qui se trouve derrière la place et de cette façon, organisèrent quand même la manifestation.

Mais auparavant, nous nous étions rendus au Parlement pour annoncer au gouvernement notre résolution de commémorer le 4 novembre. A ce jour déjà, il y avait aussi des policiers hongrois, à côté des tanks soviétiques autour du Parlement. Il est caractéristique, cependant, que lorsque nous quittâmes le Parlement, l’un de ces policiers nous demanda : "Alors, qu’est-ce que vous avez pu faire ? Pourquoi négociez-vous avec ces gens ? Balayez-les !" Réellement, tout le monde était avec nous, même parmi les propres forces extrêmement restreintes du gouvernement.

Evidemment, Kádár, enragea en apprenant notre résolution. Le Conseil Central, dit-il, démontrait qu’il était à la remorque des forces contre-révolutionnaires et qu’il ne voulait pas collaborer avec le gouvernement pour le rétablissement de l’ordre. Cette attitude serait lourde de conséquences. Probablement, Kádár décida à ce moment-là d’organiser cette pitoyable contre-manifestation qu’ils firent le 6 décembre. D’autre part, le gouvernement réagit immédiatement aussi en faisant disparaître les bougies des magasins. Mais on les retrouva au marché noir, et le soir, toute la ville fut éclairée aux bougies, à l’exception de quelques rares appartements occupés, selon toute probabilité, par des fonctionnaires.

Entre temps, l’homme de liaison du gouvernement vient assister une fois à la réunion du Conseil. Le gouvernement voulait donc s’infiltrer pour que, lentement, cet homme devienne un commissaire, transformant le Conseil en un appendice du gouvernement. Mais celui-ci fut particulièrement gêné par les officiers soviétiques qui assistaient également à la réunion. Nous n’avons pas revu à notre réunion l’homme de liaison, Károly Sándor. Peu de temps après, à la fin du mois de novembre, le commandant Grebennik fut démis de ses fonctions, je crois que, précisément, c’est à cause de l’entente qui fut créée entre le Conseil Central et le haut Commandement soviétique.
Dans cette situation, de plus en plus aiguë, deux ou trois membres du Conseil, qui jusque-là n’avaient pas ouvert la bouche et qui désiraient manifestement freiner notre action, intervinrent. A les entendre, nous avions créé une situation explosive, et nous n’aurions pas dû prendre ces résolutions même si les ouvriers des usines la désiraient. Nous eûmes l’impression que ces gens-là ne faisaient que répéter des consignes qu’on voulait faire pénétrer à l’intérieur du Conseil. Mais d’autres voix réclamèrent une action plus énergique, une attitude plus ferme à l’égard du gouvernement, afin que celui-ci se sentît assez menacé pour ne pas recourir aux représailles.

Dans le même temps, un émissaire vint nous informer que l’ambassadeur de l’Inde, M. Menon, qui se trouvait à Budapest, cherchait à entrer en contact avec le Consul Central Ouvrier. Il m’invitait à lui rendre visite. Je pris une voiture, accompagné d’un de mes camarades, et nous pûmes rencontrer l’ambassadeur sur la colline des Roses, dans l’immeuble occupé par le chargé d’affaires de l’Inde. M. Menon nous demanda notre point de vue sur la révolution et sur la situation actuelle. Nous répondîmes avec franchise. Il nous promit d’informer fidèlement M. Nehru, et de faire tout son possible pour aider le peuple hongrois. Il voyait bien que l’insurrection de Budapest avait été un soulèvement spontané du peuple hongrois, sans appui de forces étrangères. Il précisa que c’était là une opinion purement personnelle et qu’il n’était pas habilité par son gouvernement à faire une déclaration quelle qu’elle fût. Il avait eu de nombreuses conversations, et il ramenait de Budapest deux valises de documents sur les évènements.

Pendant tout ce temps, notre bulletin ronéotypé paraissait régulièrement, ce qui exaspérait Kádár. Comme nous nous préoccupions tout particulièrement des syndicats, il nous dit un jour : "Voyons, n’oubliez pas qu’il existe le Conseil National des Syndicats, sous la direction du camarade Gáspár." Mais nous ne voulions pas de ce personnage, qui avait été l’un des choryphées du régime Rákosi, et dont de vieux militants syndicalistes, dans les Cuirs et Peaux et les Textiles, notamment, exigeaient la démission. D’autre part, cependant, le Conseil Ouvrier, absorbé par ses tâches politiques et économiques, était incapable de se charger seul de la défense des intérêts ouvriers. C’est ainsi qu’en définitive eut lieu, entre les représentants du Conseil et des Syndicats, une réunion qui se prolongea toute la nuit. Le Conseil National des Syndicats, avec Gáspár et ses amis, soutenait le vieux système stalinien, et essayait de nous persuader que nous devions nous soumettre à l’autorité des syndicats. Décidément, Kádár ne voulait pas l’indépendance des conseils ouvriers ; Pour nous allécher, les tenants de Gáspár nous offrirent la dernière page de Népakarat (journal du Conseil des Syndicats) pour y publier nos communiqués. Mais ils ne purent garantir que nos textes passeraient intégralement et sans modification. En fin de compte, aucun accord ne put être conclu : nos interlocuteurs restaient sur leurs positions, alors que nous réclamions des syndicats démocratiques et indépendants. Nous ne leur cachions pas que nous considérions les centrales existantes comme des succursales du parti, dont la tâche principale, consistait à organiser des concours d’émulation et qui, de ce fait, ne pouvaient représenter les véritables intérêts des ouvriers. Le seul accord fut de réviser en commun la loi sur les conseils ouvriers.
Le lendemain, Kádár nous proposa de quitter l’immeuble de B.E.S.Z.K.A.R.T. pour celui du ministère de l’Agriculture, sous prétexte que notre présence paralysait l’administration des transports en commun. Il alla jusqu’à menacer le directeur de l’entreprise de le renvoyer s’il ne prenait pas position contre nous. En réalité, la soi-disant milice ouvrière organisée par Münnich s’était considérablement renforcée et pourrait agir sur nous plus directement si nous nous trouvions au ministère. Nous refusâmes la proposition de Kádár, mais après de longues négociations avec Gáspár, nous acceptâmes de nous transférer au sixième étage de l’immeuble du syndicat du bâtiment, le M.E.M.O.S.Z. Nous avions vraiment besoin d’un local plus grand. Il y avait déjà plusieurs commissions : Sebestyén à la tête de celle de la presse, Karsai dirigeait la commission politique et un ouvrier de la Fabrique d’Aluminium la commission économique. Karsai était un ancien serrurier devenu ingénieur dans une usine fabriquant des radiateurs à Köbánya, en qui les ouvriers avaient grande confiance. En général, j’en ai fait l’expérience, les ouvriers étaient très attentifs et votaient pour quelqu’un d’intelligent et digne de confiance. Le fait d’être ouvrier ou non était secondaire. D’ailleurs, parmi les ouvriers, beaucoup suivaient des cours du soir au lycée et à l’Université. Les ouvriers aimaient particulièrement les ingénieurs anciens ouvriers qui avaient été des leurs, et connaissaient leur vie et leurs problèmes. Karsai était un tel homme et je crois que plus tard il fut exécuté, justement à cause de sa droiture.

Avant de déménager, nous décidâmes d’organier une réunion secrète pour discuter de la création éventuelle du Conseil National Ouvrier. La situation générale était en effet de plus en plus tendue, la province nous pressait de plus en plus activement, car de nombreux membres des conseils ouvriers disparaissaient, disparitions qui étaient pour le gouvernement un moyen de chantage. On signalait qu’à Pécs plusieurs mineurs n’étaient pas remontés des puits et qu’il faisaient la grève de la faim pour protester contre l’arrestation de leurs camarades. En harcelant ainsi les conseils, le gouvernement a empêché leur travail. Ensuite, il accusait : "Voilà, le conseil ouvrier ne travaille pas, il fomente le mécontentement, il ne fait que prendre le salaire, mais ne travaille pas." Par exemple, une nuit, on a arrêté le président du conseil ouvrier de la Fabrique de Wagon Ganz. Dès le lendemain, Sándor nous racontait au Parlement qu’il le connaissait bien, qu’il était un fasciste, etc. En un mot, le gouvernement faisait tout pour calomnier les conseils, empêcher leur travail, il n’évitait qu’une chose : de parler quand on réclamait le retrait des troupes soviétiques. Alors, nous n’avions pas le choix. Il fallait rendre compte devant les délégués de tout le pays afin de prendre les décisions susceptibles d’éclaircir la situation.

C’est moi, qui fut chargé d’organiser la réunion secrète. Pas un des membres du Conseil, pas même le président, ne devait en connaître les détails. Je convoquai mes gens pour la nuit du 7 au 8 décembre, comme pour une réunion normale, mais en prévoyant que personne ne rentrerait chez lui avant la tenue de la réunion secrète. Il y avait un dortoir au syndicat du bâtiment, nous y passâmes la nuit et, à 7 heures du matin, je fis distribuer les invitations. Un incident fâcheux se produisit alors : le délégué du 9è arrondissement, qui était de la police, porta directement l’invitation à ses supérieurs, place Deak. On transmit le document à Sándor, émissaire de Kádár, qui m’appela immédiatement au téléphone ; "Nous venons d’apprendre", me dit-il, "que vous voulez créer un Conseil National Ouvrier. Allez-vous tenir une réunion dans ce but, oui ou non ? C’est de la réponse que dépend la réaction des services du maintien de l’ordre.". Force me fut de nier et je mis aussitôt mes camarades au courant de la situation. "Nous avons commencé ensemble", me dirent-ils, "nous allons continuer ensemble", et nous décidâmes de tenir la réunion sans plus tarder.

Plusieurs délégués de province étaient présents. Il s’élevèrent avec indignation contre les actions terroristes du gouvernement pour intimider les ouvriers. Les mineurs de Salgóterján étaient les plus déterminés à recourir à la grève générale. Les rapports des dirigeants du Conseil Central Ouvrier, déclarèrent-ils, prouvèrent indubitablement que le gouvernement se moquait des revendications ouvrières, et qu’à l’abri des baïonnettes soviétiques, il se jouait de nous. Tous le monde tomba d’accord, et la seule question qui soulevât une discussion était de savoir si la grève serait de 24 ou de 48 heures.
Pendant que nous délibérions, le délégué de Salgótarján fut appelé au téléphone. On l’informa que quelque 600 manifestants s’étaient rendus devant le bâtiment du conseil local où le commandement soviétique gardait à vue des membres du Conseil Ouvrier de la ville minière. Les manifestants réclamaient leur libération. Tout à coup, des soldats soviétiques et des gardes à la "poufaïka" postés sur le toit avaient ouvert le feu, et on avait relevé une trentaine de victimes, blessés ou morts. Cette nouvelle fut comme de l’huile sur le feu. Une tempête d’indignation balaya la salle et nous tombâmes d’accord que la seule riposte possible était la grève. Toutefois, le service des eaux et celui d’électricité ne seraient pas interrompus, et les hôpitaux devraient continuer de fonctionner nonobstant certaines restrictions. Nous décidâmes d’autre part de lancer un appel aux syndicats libres du monde entier pour que les travailleurs d’Occident organisent une manifestation de solidarité. Par ailleurs, nous résolûmes de ne pas procéder à la création d’un Conseil National, car c’eût été fournir à Kádár un prétexte commode pour dissoudre le Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest. Nous optâmes pour une grève de 48 heures qui serait annoncée aux ouvriers par le conseil de chaque entreprise le lundi suivant. La grève elle-même se déroulerait les mardi et mercredi, 10 et 11 décembre. Si notre appel aux syndicats libres à Bruxelles eût été entendu, il aurait été certainement très intéressant de voir les ouvriers partout en mouvement. Surtout, si, en Occident, ils n’avaient pas été des gens mous, comme ils étaient. Mais hélas, je n’ai jamais entendu dire qu’ils avaient fait quelque chose de sérieux.
Nous avions nettement l’impression que le gouvernement Kádár se préparait à frapper un grand coup pour nous écraser. Nous tentâmes une ultime démarche auprès des Russes. Il nous semblait en effet que Kádár et les siens n’essayaient pas seulement de nous duper, mais qu’ils voulaient aussi donner le change aux Soviétiques. En tant que représentants de la classe ouvrière hongroise, il était de notre devoir, pensions-nous, de mettre les occupants au courant de la véritable situation. La tension montait dans le pays et les événements prenaient mauvaise tournure du fait de certaines forces conservatrices (les sectaires gauchistes et Kádár lui-même) qui s’opposaient à toute solution de bon sens.

Une résolution fut votée, qui prévoyait la visite d’une délégation au Haut Commandement soviétique de Budapest avec lequel nous étions toujours en contact, pour lui demander de faire savoir à l’ambassade que notre délégation demandait à être entendue par le gouvernement soviétique. De plus, nous avons rédigé une lettre adressée directement à Boulganine. Le Haut Commandement soviétique devait nous déclarer que, s’agissant d’une démarche diplomatique, il était obligé de passer par le gouvernement hongrois : au cas où celui-ci donnerait son accord, l’ambassade pourrait transmettre la demande à qui de droit.

La réunion terminée, nous nous fîmes des adieux émus, car il était possible que nous ne nous revissions plus. Nous nous promîmes de tenir bon, chacun de notre côté, et d’essayer de maintenir les conseils ouvriers dans l’esprit de la révolution.

Nos appréhensions se trouvèrent justifiées. Le 8 décembre, un dimanche, jour où les réactions ouvrières étaient le moins à craindre, le gouvernement fit diffuser par la radio un communiqué prononçant la dissolution du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest. Dès l’aube de ce jour, les membres du Conseil avaient été pris en chasse par la police. A cinq heures du matin, un détachement armé se présenta au siège du syndicat du bâtiment et emmena tous ceux qui avaient passé la nuit au dortoir. Quant à moi, je fus arrêté vers midi. A la police, on me fit entendre l’intervention que j’avais prononcée lors de la séance secrète, et qui avait été enregistrée au magnétophone à notre insu. On me reprochait mon projet de faire appel aux ouvriers du monde entier pour une grève de solidarité. Je répondis que je connaissais suffisamment la théorie marxiste pour savoir que le prolétariat du monde entier était un et indivisible. Le policier qui m’interrogeait me rétorqua qu’il ne fallait pas prendre au sérieux tout ce qu’on enseignait dans les conférences du parti.

A la nouvelle de mon arrestation, les ouvriers de mon usine se mirent immédiatement en grève. Un comité se forma pour obtenir ma libération. Bon nombre de vieux militants communistes en faisaient partie. Des délégations se présentèrent un peu partout y compris chez Kádár, pour se porter garantes de mon honnêteté. Les membres du comité avaient de bonnes relations ; certains avaient des fils vice-ministres, d’autres hauts fonctionnaires et, de fait, on me libéra assez vite. Toutefois, on me soumit à une étroite surveillance policière.
Presque tous les autres membres du Conseil Central ne tardèrent pas non plus à être remis en liberté, et j’appris bientôt que le gouvernement manifestait l’intention d’instituer une certaine forme de collaboration avec nous. Mais je ne voulais plus être dupe, je pressentais un piège, et d’ailleurs je me préparais à quitter le pays car je venais d’apprendre les circonstances dans lesquelles les autres dirigeants de notre Conseil, Bali et Rácz, avaient été arrêtés. A l’issue de la réunion qui avait lancé l’ordre de grève, ils s’étaient rendus à l’usine Beloïannis où, sous la protection de leurs camarades, ils se sentaient plus en sécurité que chez eux. Le dimanche 8 décembre, vers midi, les forces du maintien d l’ordre voulurent occuper l’usine où se trouvaient un certain nombre d’ouvriers chargés des travaux d’entretien. Ceux-ci intervinrent en faveur de Bali et de Rácz. Des blindés soviétiques arrivèrent alors et cernèrent l’usine. Cependant, ils n’intervinrent pas directement, bien que les ouvriers ne permissent pas aux forces du maintien de l’ordre de pénétrer à l’intérieur des bâtiments. Jusque lundi, ouvriers et policiers se regardèrent comme chiens de faïence. Alors Kádár envoya un message à Bali et à Rácz, et aussi aux autres membres du Conseil, par exemple à Karsaï, les invitant à se rendre au Parlement pour discuter avec lui. Après réflexion, les délégués acceptèrent. Bientôt un autobus envoyé par Kádár arriva devant l’usine. Bali et Rácz, ainsi que les autres, y prirent place et furent conduits au Parlement où on les mit aussitôt en état d’arrestation. A vrai dire, il virent bien Kádár, mais dans un couloir, et échangèrent même quelques mots avec lui, juste avant que le premier secrétaire du parti assistât, sans sourciller, à leur enlèvement par les policiers. Une dizaine de jours plus tard, Bali, eu égard à son long passé de militant communiste, et à la grève déclenchée à la suite de son arrestation, fut relâché. (Il fut arrêté de nouveau, en 1957). Rácz, lui, resta en prison.

En dépit de notre arrestation et des manœuvres du gouvernement, la grève de 48 heures fut un succès. En vain fit-on lire dans les usines un communiqué gouvernemental affirmant que l’appel du Conseil Central Ouvrier était illégal, puisque le Conseil venait d’être dissous ; les ouvriers écoutèrent cette lecture en silence, ne firent aucun commentaire, rentrèrent chez eux et ne revinrent pas à l’usine le lendemain. La grève fut totale, paralysant la vie économique jusqu’aux transports eux-mêmes. C’est à grand-peine que le gouvernement, sous la protection de forces armées, put faire partir un ou deux tramways. Avec cette grève se terminait d’ailleurs le chapitre le plus important, peut-être, de la révolution hongroise ; l’action des conseils ouvriers cessait, et le gouvernement entreprenait de mater la classe ouvrière.

Je voudrais dire encore quelques mots de l’organisation, des projets et de quelques événements du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest. La grande majorité des membres de ce Conseil était constituée d’ouvriers qualifiés, mais nous comptions parmi nous quatre ou cinq ingénieurs. Parmi ces derniers, deux furent des anciens ouvriers, comme moi et Karsai.

Nous avions créé au total sept sections ou commissions, dont les chefs étaient en même temps vice-présidents du Conseil. Ces commissions avaient pour tâche d’élaborer le programme des conseils ouvriers. Leurs chefs furent, outre Rácz, comme président, Kalocsai, Babsai, Karsai, Sebestyén, Töke, Bali. En parlant de la composition du Conseil Central, je voudrais compléter mon témoignage. Bali et Rácz sont venus de l’usine Beloïannis (ancien Standard) du 11è arrondissement. Tous deux serruriers-outilleurs, le dernier était l’élève de Bali sur le plan professionnel, mais aussi politiquement. J’ai déjà présenté Bali qui fut notre "penseur politique" avec Karsaï. Ce fut ce dernier surtout qui insista sur la nécessité d’élaborer une perspective à long terme, de clarifier notre propre rôle tant sur le plan politique qu’économique. A côté d’eux, Rácz attira l’attention par son attitude tranchante, extrêmement dure qui, liée à un dynamisme exceptionnel et une sincérité profonde, a exprimé toute notre révolution. On n’aurait pas pu trouver un meilleur président. Sebestyén était ingénieur à la M.O.M. (Réglé d’Optique Hongroise). Pour démontrer combien il était aimé par les ouvriers, je raconte la tentative de son arrestation. Vers le 4 décembre, en relation avec notre journal, la Gazette Ouvrière, la police vient arrêter Sebestyén dans son usine. Apprenant cette tentative, les ouvriers déclenchèrent immédiatement la grève et cernèrent toute l’usine, armés de tiges de fer et de lourds outils. A l’appel téléphonique désespéré des policiers, bientôt arriva un détachement blindé soviétique qui, à sont tour, cernait l’usine. A l’intérieur de la clôture, il y avait les ouvriers, à l’extérieur, les blindés. On attendait. Le Conseil Ouvrier local nous a appelé mais lorsque nous arrivâmes, un autre groupe de "poufaïka" arriva également. Leur commandant voulait parler avec autorité aux ouvriers, l’officier soviétique arriva aussi. Chacun sut que si quelqu’un commence il y aura de la bagarre. Mais les ouvriers ne voulaient, à aucun prix, donner Sebestyén ; on ne pouvait pas le toucher. Finalement, après l’intervention de leur haut commandement, les policiers se retirèrent. Pour compléter tout ce que j’ai dit sur les membres du Conseil, je mentionne également ceux de Csepel, par exemple, Kléger et Szenöczei, arrivés après l’éviction de Dévenyi, le délégué des Chemins de Fer, Mester, Varga, chargé de relations avec le commandement soviétique et autres membres, chargés de tâches variées.
Nous pensions que, d’une manière générale, le rôle des conseils ouvriers serait de diriger la production, de prendre possession des usines pour le compte des ouvriers et de créer des conditions dans lesquelles le Conseil Ouvrier pourrait fonctionner indépendamment de tout autre organisation, qu’il s’agisse de gouvernement, de parti ou de syndicat.

Nous espérions que le régime, une fois consolidé, pourrait instituer un système politique basé sur deux Chambres ; la première, législative, assumerait la direction politique du pays ; la seconde s’occuperait de l’économie et des intérêts de la classe ouvrière. Les membres de la deuxième Chambre seraient élus parmi les producteurs, c’est-à-dire parmi les membres des conseils ouvriers, sur la base d’élections démocratiques. Notre intention n’était pas de prétendre, pour les conseils ouvriers, à un rôle politique. Nous pensions généralement que, de même qu’il fallait des spécialistes à la direction de l’économie, de même la direction politique devait être assumée par des experts. Nous tenions, par contre, à contrôler nous-mêmes tout ce qui nous concernait.

Autour de ces questions il y eut des discussions. En discutant des questions d’organisation du Conseil Central du Grand-Budapest, nous évoquions aussi son avenir. A notre avis, pour que le Conseil puisse remplir son véritable rôle, à savoir la direction de la production, le capitalisme d’Etat, sous le contrôle du parti communiste, devait disparaître. Il fallait aussi régler la question des syndicats. Jusqu’au 1er janvier 1957, considéré par nous comme une date limite, on devait élire, dans chaque usine, démocratiquement, les nouvelles directions syndicales, ainsi que le spécifient les statuts des syndicats libres. (Il y aurait incompatibilité entre l’appartenance à la direction syndicale et aux conseils ouvriers.) Le Conseil Ouvrier émit le vœu que les syndicats hongrois quittent la Fédération Syndicale Mondiale pour adhérer à la Fédération Internationale des Syndicats Libres. Les syndicats auraient pour tâche de défendre les ouvriers sur le plan national, contre le gouvernement si besoin était, et contre les conseils ouvriers eux-mêmes si, d’aventure, ceux-ci étaient en contradiction avec les intérêts ouvriers. Malgré tout, syndicats et conseils ouvriers devraient collaborer dans toute la mesure du possible, quand bien même leurs intérêts immédiats sur le plan de la production ne seraient pas toujours concordants.

En ce qui concerne la situation à venir des conseils ouvriers, elle devrait être définie par les commissions économique et politique du Conseil Central. Une question restait en suspens : comment le Conseil des Producteurs formé de membres des conseils ouvriers pourrait avoir une certaine part à la direction de l’Etat. Je dois dire franchement que nous n’eûmes pas le temps d’étudier à fond ce point.
Ce qui est certain, c’est que nous ne voulons plus d’un système gouvernant à coups de décrets. L’Assemblée Nationale n’avait qu’à voter des lois convenables. Evidement, pour les questions économiques, l’Assemblée devrait consulter le Conseil des Producteurs et obtenir son approbation. Selon nos conceptions, le pays avait besoin d’une nouvelle constitution qui préciserait quels seraient les partis autorisés, dans quel esprit devrait travailler le gouvernement, et comment il assurerait le maintien d’une société socialiste. Le Conseil des Producteurs devrait fonctionner, bien entendu, selon les principes définis dans la nouvelle constitution. Aux termes de la constitution précédente, les problèmes économiques et politiques n’étaient pas séparés. Quand des questions économiques étaient posées devant le Parlement, elles étaient tranchées par des spécialistes de la politique et non par des économistes, et ces politiciens ne prenaient pas en considération l’intérêt des travailleurs. Une seule personnalité politique, quand elle avait du poids, pouvait diriger les affaires.

Selon nos conceptions, le Conseil des Producteurs deviendrait un organisme dirigeant la vie économique du pays, les deux chambres jouant chacune leur rôle propre, se complétant au lieu de s’opposer. Bien que toutes nos idées sur ces points ne fussent pas définitives, nous les consignâmes dans un projet que, par la suite, la police devait exploiter contre nous. Il y était dit que le gouvernement serait l’émanation des deux chambres, ses membres se heurtant dans chacune d’elles. Certains postes ne pourraient être attribués qu’à des spécialistes qualifiés, de l’une ou l’autre chambre. Chacune des deux chambres pourrait mettre en échec le gouvernement, responsable devant chacune d’elles et ne pouvant se maintenir qu’avec la confiance de l’une et de l’autre. Dans la Hongrie nouvelle et démocratique que nous imaginions, le législatif et l’exécutif devaient être rigoureusement séparés.

Nous discutâmes ainsi de la façon dont les bénéfices des usines, travaillant enfin d’une manière rentable, seraient répartis. Nous prévoyions trois catégories de bénéficiaires : l’Etat, l’entreprise elle-même (réserves, équipement, roulement) et les travailleurs. Les modalités de la distribution de cette partie des bénéfices seraient définies, chaque fin d’année, par le conseil d’usine. Certains d’entre nous émirent des idées aujourd’hui assez répandues en Occident, d’un capitalisme "populaire" octroyant des actions aux travailleurs. Je ne puis dire comment les choses auraient évolué si nous avions pu mettre nos idées en pratique. Evidemment, nous avons voulu une planification bien que différente de celle qui existait sous Rákosi.
Nous vivions en pleine révolution et nous devions combattre. Certes, nous ne savions pas avec précision comment l’avenir se présenterait, mais nous avions tous le sentiment d’être dans la bonne voie. Dans la voie que devaient suivre les travailleurs, le pays tout entier, pour que s’épanouisse la société socialiste.
Ce sont ces promesses d’avenir qu’ont écrasées les Russes et Kádár.

Extraits de « Comment tout a commencé de Karol Dombrowski :

« Le 16 juin 1956, les ouvriers du département WW 3 de l’usine métallurgique Zispo (anciennement établissement Staline de Poznan, débaptisé depuis peu), qui rassemble plus de 15.000 ouvriers au total, commencent une grève dite « perlée ». Les ouvriers protestent contre une réalité de moins en moins supportable : alors que de 1953 à 1956 le rendement moyen du travail dans l’usine s’est accru de près de 25%, leur salaire a baissé de 3% en moyenne depuis 1954, baisse encore plus sensible dans cinq départements (…) : de 200 à 540 zlotys sur un salaire mensuel de 1800 à 2000 zlotys par mois. (…)

La direction reste sourde à la grève des ouvriers, qui se réunissent alors par ateliers, puis en réunions inter-ateliers, pour élaborer une plate-forme revendicative en trois points : situation matérielle des salariés, conditions de travail, situation légale du personnel.
« (…) augmentation de 15 à 20% du salaire de base et modification du système des primes, remboursement des sommes prélevées au titre de l’impôt perçu illégalement sur les primes, juste et rapide attribution de logements ouvriers et réfection des logements ouvriers, baisse des prix des articles de première nécessité, rétribution des travaux nuisibles à la santé, (…) mettre fin aux arrêts de travail techniques et aux heures supplémentaires (…) diminuer la pression bureaucratique sur les conditions et l’atmosphère de travail, amélioration de l’hygiène et de la sécurité du travail, attribution de vêtements et de chaussures de protection, (…) participation directe du personnel à la gestion et au contrôle (…) reconnaissance de représentants du personnels élus de manière libre et indépendante. »

(…) Les ouvriers se réunissent et décident d’envoyer une délégation à Varsovie et engager la grève totale pour soutenir sa démarche. (…) Puis, le ministre flanqué du secrétaire de la fédération des métaux, part immédiatement à Poznan, le mercredi 27 juin, pour discuter avec les ouvriers de Zispo, où il répète ce qu’il a dit à la délégation. Son attitude exaspère les ouvriers. (…) Les équipes de nuit se réunissent et décident de se mettre en grève totale pour le lendemain matin 28 et de manifester dans les rues de la ville. Les cadres du parti et du syndicat tentent vainement de s’y opposer, mais la colère des ouvriers balaie leurs timides objections. (…) L’équipe de jour, qui arrive à 6 heures du matin, confirme la décision de grève. Les deux équipes décident en même temps une manifestation, l’envoi d’un message au Premier ministre lui demandant de venir sur place se rendre compte de la validité de leurs revendications et un meeting public sur la place de l’hôtel de ville (…) Les mots d’ordre scandés par les manifestants (…) son éloquents : « Du pain, nous voulons du pain ! Nous réclamons l’augmentation des salaires ! Nous réclamons la diminution des prix ! Nous voulons améliorer notre niveau de vie ! (…) »

Les grévistes de Zispo décident d’envoyer dès l’aube des délégations dans les usines voisines et d’abord aux établissements de réparation d’équipements ferroviaires dits ZNTK et aux établissements de l’industrie du caoutchouc Stomil, qui se mettent en grève tout de suite. (…) Dès huit heures, la quasi-totalité des usines de Poznan (qui compte douze usines importantes) sont en grève. A neuf heures, plus un tramway ne fonctionne et les premiers trains s’arrêtent. A dix heures, les bureaux de poste ferment leurs guichets. A onze heures, la gare centrale ferme aussi (…) Des ouvriers en grève venus d’autres usines convergent eux aussi (avec ceux de Zispo, de ZNTK et Stomil) vers la place de l’Hôtel de ville. (…) Les manifestants ajoutent aux slogans des pancartes : « A bas les bonzes ! Nous ne voulons plus être des esclaves ! (…) A bas le faux communisme ! Dehors les troupes russes ! Nous volons une Pologne libre ! » (…)
Une fois rassemblés à plusieurs dizaines de milliers sur la place de l’Hôtel de ville, les grévistes envoient des délégations au comité du parti, au comité populaire de la ville, au comité de voïvodie (région), en grande partie désertés par leurs fonctionnaires (…) Nul ne les reçoit. (…) Au meeting, une bonne dizaine d’orateurs prennent brièvement la parole et réclament entre autres que des représentants des autorités viennent s’adresser aux manifestants et répondent à leurs revendications. Personne ne vient. (…) Les manifestants envahissent la prison et libèrent les 250 détenus, tous de droit commun, et s’emparent d’armes à l’arsenal de la prison. Les politiques sont internés dans la prison de la Sécurité d’Etat (la Bezpieka). (…) Plusieurs colonnes de manifestants convergent alors rue Kochanowski, où se dresse l’immeuble de la police politique. Ils tentent d’y pénétrer. La police tire et abat un jeune apprenti de l’usine Zispo âgé de 16 ans. Une deuxième salve couche cinq manifestants sur le pavé. Les manifestants désarment un camion de soldats envoyé sur la place et s’emparent de deux chars. Les soldats n’ont dans les deux cas opposé aucune résistance. Puis, les manifestants font le tour des commissariats pour s’y emparer des armes. D’autres grimpent sur des camions pour aller rafler les armes des postes de police des banlieues voisines. (…) les manifestants s’emparent de l’Hôtel de ville au sommet duquel ils placent un gigantesque écriteau portant l’inscription : « Du pain et la liberté ! ». Ils s’emparent aussi du conseil populaire de la voïvodie et de divers bâtiments officiels. (…) Au même moment arrivent par avion à Poznan le Premier ministre, l’ancien social-démocrate Cyrankiéwicz, flanqué d’Edouard Gierek, secrétaire au comité central du POUP et du président du conseil central des syndicats, le stalinien pur sucre Klosiewicz, alors même que des groupes de grévistes en armes sillonnent la ville. Aucun d’eux n’a le souci de rencontrer grévistes et manifestants. Ils se contentent de convoquer quelques cadres du parti et du syndicat officiel des principales usines de la ville, organisent un « rétablissement de l’ordre » et font décréter le couvre-feu dès 21 heures. Les affrontements entre l’armée et les groupes insurgés sans coordination commencent dès le début de la soirée, se poursuivent toute la nuit et durent jusqu’au milieu de l’après-midi du 29. (…) Les soldats n’opposent, quand ils le peuvent, aucune résistance. (…) A la fin de l’après-midi du 29, « l’ordre » est rétabli. (…) Une vague révolutionnaire va soulever la Pologne la troisième semaine d’octobre, à laquelle la grève générale de Poznan avait donné la première impulsion.

Extraits de la « Résolution des délégués des conseils ouvriers du 11e arrondissement de Budapest » du 12 novembre 1956 :

« (…) La classe ouvrière considère que les usines et la terre comme propriété du peuple travailleur. (…) Nous revendiquons l’élargissement total de la sphère d’activité des conseils ouvriers (…) de fixer des élections libres (…), la libération immédiate des membres du gouvernement Imre Nagy (…), le cessez le feu immédiat et l’évacuation immédiate des troupes soviétiques de Budapest (…) »

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