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Allons-nous les laisser nous diviser

samedi 3 novembre 2012, par Robert Paris

Editorial – Allons-nous les laisser nous diviser

Chacun connait le conte qui décrit l’année 1933 en Allemagne :
« Quand ils ont attaqué les Juifs, je n’ai rien dit..., quand ils ont attaqué les homosexuels,... quand ils ont attaqué les tziganes,... quand ils ont attaqué les employés des tramways de Berlin, quand ils ont attaqué les syndicalistes, quand ils ont attaqué les communistes, je n’ai pas réagi car je n’étais pas visé… Et quand les nazis m’ont attaqué, j’étais seul. »

Et à chaque fois ce brave prolétaire allemand ne s’était pas senti concerné n’étant ni Juif, ni tzigane, ni homosexuel, ni employé des tramways, ni communiste, ni syndicaliste. Il n’avait pas fait le lien avec les autres événements mondiaux, avec la crise catastrophique du système capitaliste, avec la nécessité pour les classes dirigeantes de présenter des boucs émissaires à la colère populaire. C’était ma sécurité et pas celle des classes dirigeantes qui me semblait défendue quand l’Etat réprimait, se disait-il. Et quand le nazisme au service des classes dirigeantes a attaqué toute la classe ouvrière, chaque ouvrier s’était retrouvé seul face à la machine à écraser, à détruire, à tuer, désarmé idéologiquement autant que sur le terrain des luttes sociales et politiques.

Et voilà que l’histoire reprend son cours. Voilà qu’un prolétaire raisonne à nouveau ainsi : quand ils ont attaqué les Roms, on m’a dit que c’était pour défendre ma sécurité. Quand ils ont attaqué les jeunes de banlieue, on m’a dit que l’on avait seulement attaqué des brebis galeuses et que ce n’étaient pas les policiers qui avaient provoqué.

Quand la répression policière a augmenté et est devenue habituelle, je n’ai pas fait le lien avec les autres évènements mondiaux, avec la crise catastrophique du système capitaliste, avec la nécessité pour les classes dirigeantes de présenter des boucs émissaires à la colère populaire. C’était ma sécurité qui me semblait défendue et pas celle des classes dirigeantes. Pourtant, j’aurai pu faire le lien entre tout ce qui se passait dans le monde. Mais inutile de s’inquiéter pour la crise de 2007-2008 puisqu’ils nous disaient que l’orage était passé, que les banques s’étaient relevées et que l’économie était repartie.

Quand le monde arabe et le Maghreb se sont embrasés, je n’ai pas fait le lien avec la crise du capitalisme et je n’y ai vu aucune raison d’entrer moi aussi en lutte. De toutes façons, je n’étais pas concerné puisque Moubarak ne me gouvernait pas moi. Et Ben Ali non plus. Je n’ai pas vu que si, mes classes dirigeantes nationales intervenaient, le fait que je ne dise rien n’était pas bon : notre Etat est bien là pour défendre la démocratie et aider les peuples qui veulent y accéder, non ? Je n’ai pas compris d’ailleurs quand ils ont aidé de nouvelles dictatures liées aux islamistes radicaux à se mettre en place en Egypte, en Tunisie et en Libye alors que les pays occidentaux affirmaient lutter contre l’islamisme.

Quand le gouvernement a désigné du doigt les risques de l’islamisme, je n’ai pas fait le lien avec la crise du capitalisme et je ne me suis pas demandé d’où venait ce double langage. J’ai seulement pensé qu’ils luttaient contre des risques terroristes. Quand on a commencé à monter la population contre tous les Musulmans au point que si un groupe terroriste attaque une mosquée, un gouvernement de gauche n’y voie aucun danger, quand on développe une campagne de dénigrement de tous les Musulmans, il n’y voit aucun racisme à dénoncer dans la rue, j’ai pensé qu’il défendait ma sécurité. C’est vrai, si on est dans la misère, avec le chômage qui monte, est-ce que ce n’est pas dû au fait que notre pays ne s’est pas assez défendu par rapport au monde ? Quand on m’a dit que nos emplois étaient volés par d’autres pays, je ne me suis pas demandé comment cela se faisait que le chômage augmente dans tous les pays.

Et quand il est devenu évident que c’étaient des patrons de mon pays qui attaquaient les salariés, les menaçaient de se retrouver à la rue, sans rien, sans revenus, avec aucune perspective réelle de retrouver ensuite un emploi vue la conjoncture, on m’a dit qu’il fallait que je m’occupe de mon entreprise et que les autres allaient s’occuper de la leur. Chacun pour sa boite, il négocie, il recherche un repreneur, éventuellement il descend dans la rue. De temps à autre, il y a une petite promenade commune avec d’autres salariés. Pas besoin de prendre des contacts. Ils le sont déjà avec les centrales syndicales et c’est elles qui décident d’une éventuelle marche à l’occasion. D’ailleurs ces mêmes syndicats des entreprises qui licencient ne m’ont rien demandé quand des milliers d’emplois ont été attaqués. Ils n’ont même pas systématiquement appelés les salariés concernés à faire grève et à occuper.

Quand j’ai appris la masse de licenciements rien que pour une seule entreprise automobile, je me suis dit : les pauvres, cela va être dur pour eux, c’est surement la stratégie de leur patron qui les a menés dans le mur. Il ne faut pas qu’il en pâtissent trop. Mais mon patron a dit qu’il avait eu une autre stratégie et c’est tant mieux !

Quand j’ai appris que les patrons s’étaient en fait concertés avant d’opérer la vague de licenciements coordonnés, pour organiser l’ordre des attaques et s’étaient concertés avec le gouvernement, je me suis que le gouvernement était mauvais et que maintenant on en avait un autre. Je ne me suis pas dit : comment cela se fait que nous salariés ne nous sommes pas concertés et toujours pas des mois après…

Quand j’ai appris que mon patron aussi envisageait des licenciements massifs mais affirmait qu’il faisait tout pour les retarder et les limiter, je ne me suis pas dit : ah, la voilà la coordination des patrons. Ils attaquent de manière concertée, les uns après les autres pour éviter les jonctions entre des secteurs trop importants des salariés.

Quand ils ont commencé à attaquer les cheminots, en affirmant qu’il allait leur falloir payer le trou du secteur RFF maintenant que RFF et SNCF étaient regroupés, je me suis dit : je vais encore avoir de la galère dans les transports. De toutes les façons, cela fait quelques années qu’on a bien pris le soin de m’expliquer que les cheminots sont des privilégiés qui font grève pour des avantages corporatistes aux dépens des usagers. D’ailleurs les syndicats de cheminots ont agi seuls sans concertation avec les syndicats de salariés comme s’ils pensaient défendre seuls le service public.

D’ailleurs, je n’y ai vu nulle malice puisque les Petroplus s’étaient défendus seuls, les ArcelorMittal seuls, comme il y a peu les Conti, les New Fabbris ou les Molex. On nous a bien dit que les entreprises, cela se gère boite par boite, qu’il faut défendre sa boite et que le rapport de forces c’est dans la boite, pas avec les autres boites. Chacun pour soi, voilà comment on nous a appris à mener la lutte et, si on a des syndicats, n’est-ce pas pour bien nous apprendre à rester chacun dans sa boite. C’est le syndicat qui, lui, coordonne tout cela pour qu’on ne sorte pas du cadre, non ?

Remarquez que, même dans un mouvement général comme les retraites, le général en chef de la grève, le dirigeant du syndicat CGT, a bien expliqué que la grève générale était un mythe, n’avait rien à voir avec la culture ouvrière, avec la tradition du pays et avec les principes du syndicalisme. Il doit s’y connaitre, le gars ! C’est lui le chef !

C’est pas pour rien si on a des chefs à l’usine, au bureau et aussi au syndicat, c’est parce qu’on a besoin d’être commandés, pardi ! Sinon, c’est le chaos ! D’ailleurs, les chefs syndicaux, ils n’aiment pas le désordre, les actions dans le feu de la colère, les débordements contre les patrons et responsables. Même dans une lutte sociale, ils préfèrent que tout se passe dans la concertation et ils le répètent souvent : ils veulent négocier !

Mais, surtout, ils ne veulent pas que, nous salariés, décidions de nos actions, de nos revendications, de nos perspectives. Ils sont là pour en décider à notre place, non ? Et, ensuite, alors qu’eux seuls sont organisés et discutent, ils peuvent éventuellement faire entériner leurs décisions par des assemblées. Cela ne pose généralement pas trop de problème vu qu’ils sont les seuls à faire les propositions !

Résultat des courses : quand les patrons ont préparé une attaque en règle des trusts contre l’emploi, tous le savaient, tous les dirigeants syndicaux et aussi tous les dirigeants politiques. Et tous se sont bien gardés d’en prévenir les travailleurs avant l’élection présidentielle pour que celle-ci ne devienne pas un moyen pour les travailleurs de faire de la politique. Parce qu’on nous l’a toujours dit la politique c’est pourri et compagnie mais on ne nous a pas dit pourquoi : parce que les travailleurs et les milieux populaires ne s’en mêlent pas.

Aucun parti politique ne voulait que soit clairement posée la question : comment devons-nous diriger nos luttes, sachant qu’il ne s’agit plus de l’attaque d’une seule entreprise. Au contraire, dès que l’annonce de milliers de licenciements est venue, tous ont fait comme si c’était une seule entreprise qui était en cause et qu’il s’agissait d’un face à face d’un patron et de ses salariés alors que tous, partis et syndicats, toutes tendances confondues, savaient parfaitement que cela allait concerner tous les trusts de tous les secteurs d’activité.

Mais est-ce que nous avons envie de la poser cette question que eux ne veulent absolument pas poser, à savoir : est-ce que nous accordons, nous travailleurs, le droit aux possesseurs de capitaux d’en faire ce qu’ils veulent ? Même quand ils veulent massivement retirer leur argent de l’entreprise, est-ce que nous estimons que c’est acceptable ?

Ce n’est pas la question : est-ce que la loi l’autorise. Ni la question : est-ce que les experts économiques estiment que c’est justifié. Ni encore la question : est-ce que les ministres sont d’accord pour les laisser faire.

Non, est-ce que nous trouvons qu’on doit autoriser les patrons à supprimer massivement le gagne pain des salariés ou bien, exprimé autrement, est-ce que nous sommes décidés nous à l’interdire, à savoir à retirer ce droit aux capitalistes ?

Soyons clairs. Jusqu’à présent, nous les avons laissé faire, parce que nous avions quand même des emplois, des salaires, la possibilité d’organiser notre vie plus ou moins mal et plus ou moins bien. Mais si les patrons désinvestissent massivement, retirent tous leurs capitaux de la production et du commerce et mettent tout dans la spéculation qui détruit la société, considérons-nous qu’ils ont le droit sur ces capitaux ? Les laisserons-nous détruire nos existences ici comme ils sont en train de le faire en Grèce ou en Espagne ?

Bien sûr, nous n’avons pas envie de voir que le capitalisme ne va pas nous laisser le choix, que les patrons ont mis le couteau entre les dents et que la négociation ne servira à rien. Nous n’avons pas envie de croire que le capitalisme a mis son moteur au point mort, que les investissements privés dans l’industrie et le commerce ne reprendront pas, ni en France ni ailleurs.

Nous pouvons croire que les dirigeants politiques et syndicaux, que les média nous mentent, mais il faut reconnaître que nous nous mentons nous-mêmes, que nous ne souhaitons pas assumer le niveau de lutte qui serait nécessaire vu le niveau de l’attaque. Nous chercherons encore à nous convaincre qu’on va pouvoir l’éviter. Nous espérons que quelques petits sacrifices pourraient être négociés et le gouvernement comme les syndicats jouent sur cet espoir. Les patrons, eux, enfoncent la porte des négociations et y vont direct au chantage.

C’est impressionnant de les voir nous menacer directement, exiger qu’on nous enlève nos contrats CDI, nos 35 heures, exiger qu’on multiplie notre charge de travail et de voir en même temps les leaders syndicaux accepter de participer à une tel « débat » de duperie.

Eh bien, pour le moment, nous salariés ne sommes pas sortis de nos gonds en les voyant négocier des reculs gravissimes.

Et pendant qu’en acceptant de négocier de tels reculs, ils démontrent leur refus total d’organiser la défense par la lutte, l’attaque prend de l’ampleur, les services publics sont progressivement détruits, les trusts avancent des plans de suppressions massives d’emplois, les retraites sont menacées, les Roms attaqués, les Musulmans désignés du doigt. La gauche se discrédite mais elle crédite le patronat et l’extrême droite.

Allons nous admettre que les cheminots luttent seuls, que les raffineries luttent seuls, que PSA Aulnay lutte seul, etc, et que nous soyons ainsi tous battus ? C’est ce qui va se passer si nous ne nous décidons pas à prendre nous-mêmes nos luttes en mains par des comités de grèves, des comités de lutte, des comités de défense des emplois, etc…
Renversons le fatalisme : quand Aulnay, quand PSA, quand Air France, quand ArcelorMittal, quand Hewlett-Packard, quand tous les employés de banque, quand tous les fonctionnaires, quand tous les salariés de la téléphonie, quand tous les salariés de la Métallurgie, quand les Roms, quand les sans-papiers, quand les Musulmans, quand les jeunes, quand les femmes sont menacés, je me sens directement attaqué.

Quand les patrons attaquent un salarié, dix salariés, cent salariés, mille salariés, je n’oublie pas qu’ils attaquent tous les salariés.

Quand l’impérialisme attaque un peuple, il m’attaque moi.

Quand il débute une guerre, au Pakistan, en Somalie, en Syrie, en Libye, au Mali, c’est contre moi qu’il démarre la guerre.

Quand un salarié perd son emploi, quand une personne perd son logement, voit sa vie de famille détruite, quand un jeune perd la possibilité de faire des études, c’est moi qui suis attaqué.

C’est une guerre de classe qui commence et dans laquelle l’essentiel sera que j’aie conscience de l’ampleur de l’attaque, que je ne me raconte aucune histoire mensongère selon laquelle je peux m’en sortir dans « mon » entreprise, dans « mon » pays, dans « mes » études.

Je ne peux m’en sortir que si je suis conscient que nous sommes tous dans le même Titanic qui sombre. Il n’y aura pas un pays qui surnagera. Ils sont tous du même bateau.

Il faut rompre dans nos têtes, dans nos consciences, dans notre mode d’organisation, dans nos conceptions avec cette société capitaliste. C’est indispensable pour mener une grève. C’est indispensable pour se défendre contre chaque attaque. C’est indispensable pour préparer un autre avenir.

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