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Léon Trotsky et les mensonges de la démocratie bourgeoise

lundi 11 février 2013, par Robert Paris

LA DÉMOCRATIE

"Ou la démocratie, ou la guerre civile"

Kautsky ne connaît qu’une voie de salut : la démocratie. Il suffit qu’elle soit reconnue de tous et que tous consentent à s’y soumettre. Les socialistes de la droite doivent renoncer aux violences sanglantes par lesquelles ils exécutent la volonté de la bourgeoisie. La bourgeoisie elle-même doit renoncer à l’idée de maintenir jusqu’au bout sa situation privilégiée grâce aux Noske et aux lieutenants Vogel. Le prolétariat doit enfin, une fois pour toutes, abandonner le dessein de renverser la bourgeoisie autrement que par les voies constitutionnelles. Ces conditions étant bien observées, la révolution sociale doit se dissoudre sans douleur au sein de la démocratie. Il suffit, comme on s’en rend compte, que notre orageuse histoire consente à coiffer le bonnet de coton de Kautsky et à puiser de la sagesse dans sa tabatière.

"Il n’y a que deux alternatives, - expose notre sage - ou la démocratie, ou la guerre civile" (p. 145). En Allemagne, où se trouvent, pourtant réunis les éléments d’une démocratie formelle, la guerre civile ne s’interrompt pas pour une heure, Kautsky en convient : "Avec l’Assemblée nationale actuelle, l’Allemagne ne peut certes pas retrouver la santé. Mais loin de concourir à sa guérison, nous la contrecarrerions si nous transformions la lutte contre l’Assemblée actuelle en une lutte contre le suffrage universel démocratique" (p. 152). Comme s’il s’agissait, en Allemagne, des formes de scrutin et non de la possession effective du pouvoir !

L’Assemblée nationale actuelle, Kautsky le reconnaît, ne peut pas rendre la santé du pays. Que s’ensuit-il ? Qu’il faut recommencer la partie.

Nos partenaires y consentiront-ils ? On peut en douter. Si la partie ne nous est pas avantageuse, c’est sans doute qu’elle les avantage.

L’Assemblée nationale, incapable de "redonner la santé" au pays, est fort capable de préparer, par la dictature réticente de Noske, la dictature "sérieuse" de Ludendorff. Il en fut ainsi de l’Assemblée constituante qui prépara la voie à Koltchak. La prédestination historique de Kautsky, c’est précisément d’écrire, après le coup d’Etat, la n-plus-unième brochure qui expliquera la chute de la révolution par tout le cours antérieur de l’histoire, du singe à Noske et de Noske à Ludendorff. Autre est la tâche d’un parti révolutionnaire : elle consiste à prévoir le danger en temps opportun et à le prévenir par l’action. Pour cela, il n’y a aujourd’hui qu’une chose à faire : arracher le pouvoir à ses détenteurs véritables, aux agrariens et aux capitalistes qui se cachent derrière Ebert et Noske. La route bifurque donc en partant de l’Assemblée nationale : ou la dictature d’une clique impérialiste, ou la dictature du prolétariat. Nul chemin ne s’ouvre vers la "démocratie". Kautsky ne le voit pas. Non sans prolixité, il expose l’importance de la démocratie pour le développement politique et l’éducation organisatrice des masses et fait valoir qu’elle peut conduire le prolétariat à l’émancipation totale des masses (p. 72). C’est à croire qu’il ne s’est rien passé d’important ici-bas depuis le jour où fut écrit le programme d’Erfurt !

Le prolétariat français, allemand et celui de quelques autres pays des plus importants, a pourtant milité pendant quelques décennies, en bénéficiant de tous les avantages de la démocratie, pour créer de puissantes organisations politiques. Cette voie de l’éducation du prolétariat à travers la démocratie vers le socialisme a pourtant été interrompue par un événement assez considérable : la guerre impérialiste mondiale. L’Etat de classe a pu, au moment où la guerre éclatait par sa faute, tromper le prolétariat avec l’aide des organisations dirigeantes de la démocratie socialiste et l’entraîner dans son orbite. Les méthodes démocratiques ont ainsi prouvé, en dépit des avantages indiscutables qu’elles procuraient à une certaine époque, leur action extrêmement limitée, puisque l’éducation démocratique de deux générations prolétariennes n’avait aucunement préparé le terrain politique à la compréhension et à l’appréciation d’un événement tel que la guerre impérialiste mondiale. Cette expérience ne permet pas d’affirmer que si la guerre avait éclaté dix ou vingt ans plus tard, elle eût trouvé le prolétariat politiquement mieux préparé. L’Etat démocratique bourgeois ne se borne pas à accorder aux travailleurs de meilleures conditions de développement politique par rapport à celles de l’absolutisme ; il limite ce même développement par sa légalité, il accumule et renforce avec art, parmi de petites aristocraties prolétariennes, les mœurs opportunistes et les préjugés légalistes. Au moment où la catastrophe - la guerre - devint imminente, l’école de la démocratie se révéla tout à fait incapable de conduire le prolétariat à la révolution. Il y fallut l’école barbare de la guerre, des ambitions social-impérialistes, des plus grands succès militaires et d’une défaite sans exemple. Après ces événements, qui ont apporté quelques modifications dans le monde et même dans le programme d’Erfurt, resservir les anciens lieux communs sur la signification du parlementarisme pour l’éducation du prolétariat, c’est retomber politiquement en enfance. Et c’est le malheur de Kautsky.

Celui-ci écrit :

"Une profonde méfiance à l’encontre de la lutte politique du prolétariat pour son émancipation, et à l’encontre de son action politique, caractérisait le proudhonisme. La même opinion se manifeste aujourd’hui [!!] et se recommande comme le nouvel évangile de la pensée socialiste, comme un produit de l’expérience que Marx ne connut pas et ne put pas connaître. En fait, nous n’y voyons qu’une variante d’une idée vieille d’un demi-siècle, que Marx a combattue et qu’il a vaincue" (pp. 58-59).

Ainsi le bolchevisme n’est que... du proudhonisme réchauffé ! Au point de vue théorique, cette affirmation sans vergogne est l’une des plus impudentes de la brochure.

Les proudhoniens répudiaient la démocratie pour la raison même qui leur faisait répudier la lutte politique en général. Ils étaient partisans de l’organisation économique des travailleurs sans intervention du pouvoir de l’Etat, sans bouleversements révolutionnaires ; ils étaient partisans de la mutualité ouvrière sur les bases de l’économie marchande. Dans la mesure où la force des choses les poussait à la lutte politique, ils préféraient, en tant qu’idéologues petits-bourgeois, la démocratie non seulement à la ploutocratie, mais même à dictature révolutionnaire. Qu’y a-t-il de commun avec nous, alors que nous rejetons la démocratie au nom d’un pouvoir prolétarien concentré, les proudhoniens étaient au contraire tous disposés à s’accorder avec une démocratie quelque peu diluée de fédéralisme, afin d’éviter le pouvoir révolutionnaire exclusif de la classe ouvrière. Kaustky aurait pu nous comparer avec bien plus de raison aux blanquistes adversaires des proudhoniens, aux blanquistes qui saisissaient bien l’importance du pouvoir révolutionnaire et se gardaient bien, en posant la question de sa conquête, de tenir religieusement compte des aspects formels de la démocratie. Mais pour justifier la comparaison des communistes avec les blanquistes, il faudrait ajouter que nous disposons d’une organisation révolutionnaire telle que n’en rêvèrent jamais les blanquistes : les soviets des députés ouvriers et soldats ; que nous avons eu et nous avons en notre parti une incomparable organisation de direction politique, pourvu d’un programme complet de révolution sociale ; et enfin que nos syndicats, marchant avec ensemble sous le drapeau communiste et soutenant sans réserve le pouvoir des Soviets, constituent un puissant appareil de transformation économique. On ne peut, dans ces conditions, parler de la résurrection par le bolchevisme des préjugés proudhoniens, qu’en perdant jusqu’aux derniers vestiges du sens historique et de la probité en matière de doctrine.
La dégénérescence impérialiste de la démocratie

Ce n’est pas sans raison que le mot démocratie a dans le vocabulaire politique une double signification. D’une part, il désigne le régime politique fondé sur le suffrage universel et sur les autres attributs de la "souveraineté populaire formelle. De l’autre, le mot "démocratie" désigne les masses populaires elles-mêmes, dans la mesure où elles ont une vie politique. Dans ces deux significations, la notion de démocratie s’érige au-dessus des considérations de classes.

Ces particularités de la terminologie ont leur profonde signification politique. La démocratie en tant que système politique est d’autant plus inébranlable, plus achevée, plus ferme que la masse petite-bourgeoise des villes et des campagnes, insuffisamment différenciée au point de vue des classes, tient plus de place dans la vie sociale. La démocratie a atteint son apogée au XIX° siècle aux Etats-Unis d’Amérique et en Suisse. Outre-Océan, la démocratie gouvernementale de la République fédérative se fondait sur la démocratie agraire des fermiers. Dans la petite République helvétique, la petite bourgeoisie des villes et les paysans riches ont formé la base de la démocratie conservatrice des cantons réunis.

Né de la lutte du Tiers-Etat contre le féodalisme, l’Etat démocratique devient très rapidement une arme contre les antagonismes de classes qui se développent au sein de la société bourgeoise. La démocratie bourgeoise réussit d’autant mieux à remplir sa tâche qu’elle est appuyée par une couche plus large de petite bourgeoisie, que l’importance de cette dernière est plus grande dans la vie économique du pays, que le niveau des antagonismes de classes est donc plus bas. Mais les classes moyennes prennent un retard croissant et sans espoir sur le développement historique, et plus elles retardent, moins elles peuvent parler au nom de la nation. Les doctrinaires petits-bourgeois (Bernstein et consorts) ont bien pu établir avec satisfaction que les classes moyennes ne disparaissent pas aussi rapidement que le supposait l’école marxiste. Et l’on peut convenir en effet que les éléments petits-bourgeois des villes et surtout des campagnes occupent encore numériquement une place très importante. Mais la signification capitale du développement est dans la perte par la petite bourgeoisie de son importance dans la production : la masse de valeur que cette classe apporte au revenu total de la nation a chuté infiniment plus vite que son importance numérique. Le développement historique s’est fondé toujours plus sur les pôles opposés de la société - bourgeoisie capitaliste et prolétariat - et non sur ces couches conservatrices héritées du passé.

Plus la petite bourgeoisie perdait son importance sociale, et moins elle était capable de tenir avec autorité le rôle d’arbitre dans le grand conflit historique entre le capital et le travail. Numériquement très nombreuse, la petite bourgeoisie des villes et, plus encore, des campagnes, continuait pourtant à trouver son expression directe dans la statistique électorale du parlementarisme. L’égalité formelle de tous les citoyens en qualité d’électeurs ne faisait qu’attester plus nettement, dans cette circonstance, l’incapacité du "parlementarisme démocratique" à résoudre les questions essentielles que faisait surgir le développement historique. L’"égalité" des suffrages du prolétaire, du paysan en position de médiateur entre les deux antagonistes. Mais en fait la classe paysanne, arriérée au double point de vue de la culture et de la vie sociale, politiquement impuissante, servait dans tous les pays d’appui aux partis les plus réactionnaires, les plus aventuristes, les plus confus et les plus mercenaires, qui finissaient invariablement par soutenir le capital contre le travail.

Précisément à l’encontre de toutes les prophéties de Bernstein, des Sombart, des Tougan-Baranovsky, la vitalité des classes moyennes n’a pas atténué l’intensité des crises révolutionnaires de la société bourgeoise, mais les a au contraire aggravées à l’extrême. Si la prolétarisation de petite bourgeoisie et de la classe paysanne avait revêtu des formes chimiquement pures, la conquête pacifique du pouvoir par le prolétariat au moyen du mécanisme de la démocratie parlementaire aurait été bien plus probable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le fait auquel se cramponnaient les partisans de la petite bourgeoisie - sa vitalité - a été fatal même aux formes extérieures de la démocratie après que le capitalisme eut ébranlé ses fondements. Occupant dans la politique parlementaire une place qu’elle avait perdue dans la production, la petite bourgeoisie a définitivement compromis le parlementarisme en le réduisant à un bavardage diffus et à l’obstruction législative. Ce seul fait imposait au prolétariat le devoir de s’emparer du pouvoir de l’Etat indépendamment de la petite bourgeoisie et même contre elle, - non contre ses intérêts, mais contre son ineptie et contre sa politique inconsistante, toute en accès impulsifs et impuissants.

"L’impérialisme - écrivait Marx à propos de l’empire de Napoléon III - est la forme la plus prostituée et ultime du pouvoir d’Etat que (...) la société bourgeoise pleinement développée a transformé en instrument d’asservissement du travail au capital". Cette définition dépasse le second Empire français et embrasse le nouvel impérialisme engendré dans le monde entier par les convoitises du capital national des grandes puissances. Dans le domaine économique, l’impérialisme supposait la chute définitive du rôle de la petite bourgeoisie ; dans le domaine politique, il signifiait l’anéantissement total de la démocratie, par la transformation de sa contexture même et par la subordination de tous ses moyens et de toutes ses institutions aux buts de l’impérialisme. Embrassant tous les pays indépendamment de leur destinée politique antérieure, l’impérialisme montra que tous les préjugés politiques lui étaient étrangers et qu’il était également disposé et capable de se servir, après les avoir socialement transformées et soumises, des monarchies de Nicolas Romanov ou de Wilhelm Hohenzollern, de l’autocratie présidentielle des Etats-Unis, et de l’impuissance de quelques centaines de législateurs frelatés du Parlement français. La dernière grande tuerie, ce bain de sang dans lequel la bourgeoisie a tenté de se rajeunir, nous a offert le tableau d’une mobilisation sans exemple de toutes les formes d’Etat, d’administration, d’orientation politique, d’écoles religieuses ou philosophiques, au service de l’impérialisme. Parmi les pédants même, dont la léthargie longue de quelques dizaines d’années n’avait pas été troublée par le développement de l’impérialisme, et qui continuaient à considérer la démocratie, le suffrage universel, etc., de leur point de vue traditionnel, bon nombre finirent par se rendre compte pendant la guerre que les notions coutumières avaient désormais un nouveau contenu. Absolutisme, monarchie parlementaire, démocratie : face à l’impérialisme - et donc face à la révolution qui vient prendre sa succession - toutes les formes gouvernementales de la domination bourgeoise, du tsarisme russe au fédéralisme quasi-démocratique de l’Amérique du Nord, sont égales en droits et font partie de combinaisons dans lesquelles elles se complètent indissolublement l’une l’autre. L’impérialisme a réussi à se soumettre au moment critique, par tous les moyens à sa disposition et notamment par les parlements - quelle que fût l’arithmétique des scrutins - la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, et même les couches supérieures du prolétariat. L’idée nationale qui avait guidé le Tiers-Etat dans son avènement au pouvoir eut au cours de la guerre impérialiste sa période de renaissance avec la "défense nationale". L’idéologie nationale se ralluma une dernière fois avec une vivacité inattendue au détriment de l’idéologie de classe. Le naufrage des illusions impérialistes non seulement chez les pays vaincus mais aussi avec quelque retard - chez les pays vainqueurs, a définitivement abattu ce qui fut autrefois la démocratie nationale, et avec elle son instrument essentiel, le parlement démocratique. La mollesse, la décomposition, l’impuissance de la petite bourgeoisie et de ses partis apparurent partout avec une terrible évidence. Dans tous les pays, la question du pouvoir se posa nettement en tant qu’épreuve de force ouverte entre la clique capitaliste régnant au grand jour ou en secret, disposant d’un corps de centaines de milliers d’officiers dressés, aguerris et sans scrupules, et le prolétariat révolutionnaire insurgé - tout cela en présence des classes moyennes épouvantées, éperdues et prostrées. Piètres billevesées que les propos que l’on peut tenir dans ces circonstances sur la conquête pacifique du pouvoir par le prolétariat au moyen du parlementarisme démocratique !

Le schéma de la situation politique à l’échelle mondiale est absolument clair. Ayant amené les peuples épuisés et exsangues au bord de l’abîme, la bourgeoisie, et tout d’abord celle des pays vainqueurs, a démontré son incapacité absolue à les tirer de leur terrible situation et l’incompatibilité de son existence avec les progrès ultérieurs de l’humanité. Tous les groupes politiques intermédiaires, et en tout premier lieu les partis social-patriotes, pourrissent vivants sur pied. Le prolétariat qu’ils ont trompé leur est tous les jours plus hostile et se renforce dans sa conviction révolutionnaire comme la seule force qui puisse sauver les peuples de la barbarie et de la mort. L’histoire n’assure pourtant pas à cet instant au parti de la révolution sociale une majorité parlementaire formelle. En d’autres termes, elle n’a pas transformé les nations en clubs de discussion votant solennellement à la majorité des voix le passage à la révolution sociale, Au contraire, la révolution violente est devenue une nécessité, justement parce que les exigences pressantes de l’histoire ne peuvent être satisfaites par l’appareil de la démocratie parlementaire. La bourgeoisie capitaliste se dit :

"Tant que je posséderai les terres, les usines, les fabriques, les banques, tant que je dominerai la presse, les écoles, les universités, tant que je tiendrai entre mes mains - et c’est l’essentiel - l’armée, le mécanisme de la démocratie, de quelque façon qu’on le remanie, demeurera soumis à ma volonté. La petite bourgeoisie inepte, conservatrice et dépourvue de caractère, m’est aussi soumise spirituellement qu’elle l’est matériellement. J’écraserai ses aspirations par la puissance de mes entreprises, de mes bénéfices, de mes projet et de mes crimes. Quand, mécontente, elle murmurera, je créerai des soupapes de sûreté, des paratonnerres à la douzaine. Je susciterai, quand j’en aurai besoin, des partis d’opposition qui disparaîtront aussitôt après avoir rempli leur mission en donnant à la petite bourgeoisie l’occasion de manifester son indignation sans causer le moindre préjudice au capitalisme. Je maintiendrai pour les masses populaires le régime de l’instruction générale obligatoire qui les maintient à la limite de l’ignorance et ne leur permet pas de s’élever au-dessus du niveau reconnu inoffensif par mes experts en soumission des esprits. Je corromprai, je tromperai et je terroriserai les couches les plus privilégiées ou les plus arriérées du prolétariat. Grâce à l’ensemble de ces mesures, tant que ces instruments indispensables d’oppression et d’intimidation resteront entre mes mains, j’empêcherai l’avant-garde de la classe ouvrière de conquérir la conscience du plus grand nombre".

A quoi le prolétariat révolutionnaire répond :

"Par conséquent, la première condition de salut est d’arracher à la bourgeoisie ses instruments de domination. Nul espoir n’est permis d’atteindre pacifiquement au pouvoir alors que la bourgeoisie conserve tous les instruments de domination. Triplement insensé, l’espoir d’arriver au pouvoir par la voie que la bourgeoisie indique et qu’elle barricade en même temps, la voie de la démocratie parlementaire. Il n’est qu’un chemin : arracher le pouvoir à la bourgeoisie en lui ôtant les instruments matériels de sa domination. Quel que soit le rapport apparent des forces au parlement, je socialiserai les principales forces et les principaux moyens de production. Je libérerai la conscience des classes petites-bourgeoises hypnotisées parle capitalisme. Je leur montrerai par les faits ce qu’est la production socialiste. Alors même les couches les plus arriérées, les plus ignorantes et les plus terrorisées de la population me soutiendront et adhéreront volontairement et consciemment à l’œuvre d’édification socialiste".

Quand le pouvoir russe des Soviets dispersa l’Assemblée constituante, ce fait parut aux dirigeants social-démocrates de l’Europe, sinon le prélude de la fin du monde, du moins une rupture arbitraire et brutale avec tout le développement antérieur du socialisme. Ce n’était cependant qu’une conséquence inévitable de la nouvelle situation créée par l’impérialisme et la guerre. Si le communisme russe a été le premier à en tirer les conclusions théoriques et pratiques, c’est pour les mêmes raisons historiques qui ont contraint le prolétariat russe à s’engager le premier dans la voie de la lutte pour le pouvoir.

Tout ce qui s’est passé depuis en Europe nous démontre que nous avons eu raison. Croire à la possibilité de restaurer la démocratie dans toute sa pureté, c’est se nourrir de pauvres utopies réactionnaires.
Métaphysique de la démocratie

Sentant le sol historique se dérober sous ses pas dans la question de la démocratie, Kautsky passe sur le terrain de la philosophie normative. Au lieu d’examiner ce qui est, il se met épiloguer sur ce qui devrait être.

Les principes de la démocratie - souveraineté du peuple, suffrage universel, libertés - lui apparaissent dans l’auréole du devoir moral. Ils se dissocient de leur contenu historique et, considérés dans leur nature abstraite, apparaissent invariables et sacrés. Ce péché métaphysique n’est pas le fait du hasard. Feu Plekhanov, après avoir été, dans les meilleures époques de sa vie, l’adversaire irréductible du kantisme, tenta lui aussi ver la fin de ses jours, alors qu’il était emporté par la vague du patriotisme, de s’accrocher au fétu de paille de l’impératif catégorique ; et c’est bien caractéristique...

A la démocratie réelle dont le peuple allemand vient de faire la connaissance pratique, Kautsky oppose une espèce de démocratie idéale, comme on oppose la chose en soi au phénomène vulgaire. Kautsky ne nous indique avec assurance aucun pays dont la démocratie garantisse le passage indolore au socialisme. En revanche, il est fermement convaincu que cette démocratie doit exister. A l’Assemblée nationale allemande actuelle, cet instrument de l’impuissance, de la malfaisance réactionnaire, des expédients vils, Kautsky oppose une autre Assemblée nationale, une Assemblée nationale véritable, authentique, qui possède toutes les qualités - à une près : elle n’existe pas.

La doctrine de la démocratie formelle n’est pas du socialisme scientifique, mais se rattache à la théorie du soi-disant droit naturel. L’essence du droit naturel réside dans la reconnaissance de normes juridiques éternelles et invariables qui trouvent aux différentes époques et chez les différents peuples des expression plus ou moins restreintes et déformées. Le droit naturel de l’histoire moderne, tel que l’a produit le moyen-âge, comportait avant tout une protestation contre les privilèges des ordres, contre les abus de la législation du despotisme et contre d’autres produits "artificiels" du droit positif féodal. Les idéologues du Tiers-Etat, encore faible, exprimaient ses intérêts de classe sous la forme de quelques normes idéales qui devaient devenir par la suite l’enseignement de la démocratie et acquérir en même temps un caractère individualiste. L’individu est une fin en soi ; les hommes ont tous le droit d’exprimer leur pensée par la parole et l’écrit ; tout homme a un droit de suffrage égal à celui des autres. En tant que mots d’ordre de lutte contre le féodalisme, les revendications de la démocratie avaient un caractère progressif. Mais plus on avance, et plus la métaphysique du droit naturel (la théorie de la démocratie formelle) révèle son aspect réactionnaire : l’instauration d’une norme idéale pour contrôler les exigences réelles des masses ouvrières et des partis révolutionnaires.

Si l’on jette un coup d’œil sur la succession historique des conceptions du monde, la théorie du droit naturel apparaît comme une transposition du spiritualisme chrétien, débarrassé de son mysticisme grossier. L’Evangile annonça à l’esclave qu’il avait une âme pareille à celle de son maître et institua ainsi l’égalité de tous les hommes devant le tribunal céleste. En fait, l’esclave resta esclave et la soumission lui devint un devoir religieux. Il trouvait dans l’enseignement chrétien une expression mystique à son obscure protestation contre sa condition d’humilié. Mais à côté de la protestation, il y avait aussi la consolation. "Tu possèdes une âme immortelle, même si tu es pareil à une bête de somme", lui disait le christianisme ; là résonnait une note d’indignation. Mais le christianisme ajoutait : "Tu es peut-être pareil à une bête de somme, mais une récompense éternelle attend ton âme immortelle" ; c’était la voix de la consolation. Ces deux notes se sont associées de diverses manières dans le christianisme historique, selon les époques et selon les classes. Mais dans l’ensemble le christianisme devint, comme toutes les autres religions, un moyen d’endormir la conscience des masses opprimées.

Le droit naturel, devenu théorie de la démocratie, disait à l’ouvrier : "Tous les hommes sont égaux devant la loi, quels que soient leur origine, leurs biens et le rôle qu’ils remplissent ; ils ont tous un droit égal à décider par leur suffrage des destinées du peuple". Cette norme idéale a fait œuvre révolutionnaire dans la conscience des masses dans la mesure où elle condamnait l’absolutisme, les privilèges aristocratiques, le suffrage censitaire. Mais plus on avançait, plus elle endormait la conscience des masses, plus elle légalisait l’esclavage et l’humiliation : comment, en effet, se révolter contre l’asservissement si chacun a une voix égale pour déterminer les destinées du peuple ?

Rothschild, qui a su monnayer le sang et la sueur du monde en beaux napoléons d’or, n’a qu’une voix élections parlementaires. L’obscur mineur qui ne sait pas signer son nom, qui toute sa vie durant dort sans se dévêtir et mène dans la société l’existence d’une taupe, est pourtant, lui aussi, détenteur d’une parcelle de la souveraineté populaire, l’égal de Rotschild devant les tribunaux et aux élections. Dans les conditions réelles de la vie, dans le processus économique, dans les relations sociales, dans le mode de vie, les hommes sont devenus de plus en plus inégaux : accumulation de richesses inouïes à un pôle, de la misère et du désespoir à l’autre. Mais dans la sphère de la superstructure juridique de l’Etat, ces terribles contradictions disparaissaient ; on n’y rencontre que des ombres légales dépourvues de corps. Propriétaire foncier, journalier agricole, capitaliste, prolétaire, ministre, cireur de bottes, tous sont égaux en tant que "citoyens" et "législateurs". L’égalité mystique du christianisme est descendue des cieux d’un degré sous la forme de l’égalité "naturelle" et "juridique" de la démocratie. Mais elle n’est pas descendue jusqu’à la terre même, jusqu’au fondement économique de la société. Pour l’obscur journalier qui ne cesse à aucune heure de sa vie d’être une bête de somme au service de la bourgeoisie, le droit idéal d’influer sur les destinées du peuple par les élections parlementaires est à peine plus réel que la félicité qu’on lui promettait naguère au royaume des cieux.

Guidé par les intérêts pratiques du développement de la classe ouvrière, le parti socialiste entra à un moment donné dans la voie du parlementarisme. Mais cela ne signifiait absolument pas qu’il ait reconnu en principe la théorie métaphysique de la démocratie comme fondée sur un droit supérieur à l’histoire et aux classes sociales. La doctrine prolétarienne considérait la démocratie comme un instrument au service de la société bourgeoise, entièrement adapté aux besoins et aux buts des classes dominantes. Mais, vivant du travail du prolétariat et ne pouvant lui refuser, sous peine de se ruiner, de légaliser au moins quelques aspects de la lutte des classes, la société bourgeoise donnait ainsi aux partis socialistes la possibilité d’utiliser, à une période donnée et dans des limites données, le mécanisme de la démocratie, sans le moins du monde lui prêter serment comme s’il s’agissait d’un principe intangible.

La tâche essentielle du parti socialiste fut, à toutes les époques de sa lutte, de créer les conditions d’une égalité réelle, économique, d’une égalité de vie entre les membres de la communauté humaine fondée sur la solidarité. C’est précisément pourquoi les théoriciens du prolétariat devaient démasquer la métaphysique de la démocratie, qui sert de couverture philosophique à des mystifications politiques.

Le parti démocratique, dévoilant aux masses, à l’époque de son enthousiasme révolutionnaire, le mensonge du dogme de l’Eglise, qui ne sert qu’à les opprimer et à les endormir, leur disait : "On vous berce avec la promesse du bonheur éternel après la mort, alors qu’ici-bas vous êtes sans droits et enchaînés par l’arbitraire". De même, le parti socialiste n’avait pas moins raison de leur dire quelques dizaines d’années plus tard : "On vous endort avec une fiction d’égalité civique et de droits politiques ; mais la possibilité de réaliser ces droits vous est ôtée ; l’égalité juridique, conventionnelle et illusoire, devient une idéale chaîne de forçat qui enchaîne chacun d’entre vous au char du capital".

En vue de sa tâche fondamentale, le parti socialiste mobilisa les masses aussi pour l’action parlementaire, mais jamais et nulle part le parti en tant que tel ne s’engagea à ne conduire les masses vers le socialisme que par la démocratie. En nous adaptant au régime parlementaire, nous nous bornions, au cours de l’époque précédente, à démasquer théoriquement la démocratie que nous n’avions pas encore la force de vaincre pratiquement. Mais la parabole idéologique du socialisme, qui se dessine en dépit de toutes les déviations, chutes et même trahisons, aboutit inéluctablement au rejet de la démocratie et à son remplacement par un mécanisme prolétarien dès que la classe ouvrière a les forces nécessaires.

Nous n’en donnerons qu’une preuve, mais suffisamment frappante. En 1888, Paul Lafargue écrivait dans le Social-Démocrate (russe) : "Le parlementarisme est un système gouvernemental qui donne au peuple l’illusion de gérer lui-même les affaires du pays, alors que tout le pouvoir est, en fait, concentré entre les mains de la bourgeoisie, et pas même de la bourgeoisie entière, mais de quelques couches sociales se rattachant à cette classe. Dans la première période de sa domination, la bourgeoisie ne comprend pas ou ne ressent pas le besoin de donner cette illusion au peuple. C’est pourquoi tous les pays parlementaires de l’Europe ont commencé par un suffrage restreint ; partout, le droit de diriger les destinées politiques du pays en élisant les députés a d’abord appartenu aux propriétaires plus ou moins riches et ne s’est étendu qu’ensuite aux citoyens moins favorisés par la fortune, jusqu’au moment où le privilège de quelques-uns est devenu dans certains pays le droit de tous et de chacun.

"En société bourgeoise, plus le patrimoine social est considérable et plus faible est le nombre de ceux qui se l’approprient ; il en est de même du pouvoir : au fur et à mesure que s’accroissent la masse des citoyens jouissant de droits politiques et le nombre des gouvernants élus, le pouvoir effectif se concentre et devient le monopole d’un groupe de personnalités chaque jour plus étroit." Tel est le mystère des majorités.

Aux yeux du marxiste Lafargue, le parlementarisme. subsiste aussi longtemps que la domination de la bourgeoisie. "Le jour, écrit-il, où le prolétariat d’Europe et d’Amérique s’emparera de l’Etat, il devra organiser un pouvoir révolutionnaire et administrer dictatorialement la société tant que la bourgeoisie n’aura pas disparu en tant que classe".

Kautsky connaissait à l’époque cette appréciation marxiste du parlementarisme, et il l’a maintes fois répété lui-même, quoique sans cette clarté et ce mordant français. Le reniement théorique de Kautsky consiste précisément à abandonner la dialectique matérialiste pour revenir au droit naturel en reconnaissant le principe démocratique comme absolu et intangible. Ce que le marxisme dénonçait comme un mécanisme transitoire de la bourgeoisie, ce qui ne pouvait faire l’objet que d’une utilisation politique temporaire dans le but de préparer la révolution prolétarienne, est sanctifié par Kautsky comme le principe suprême situé au-dessus des classes et auquel se subordonnent sans discussion les méthodes de la lutte prolétarienne. La dégénérescence contre-révolutionnaire du parlementarisme a trouvé son expression la plus achevée dans la divinisation de la démocratie par les théoriciens décadents de la II° Internationale.
L’Assemblée constituante

D’une façon générale, l’obtention par le parti du prolétariat d’une majorité démocratique dans un parlement démocratique n’est pas une impossibilité absolue. Mais ce fait, même s’il se réalisait, n’apporterait rien de nouveau en matière de principe au déroulement des événements. Influencés par la victoire parlementaire du prolétariat, des éléments intermédiaires de l’intelligentsia offriraient peut-être une moindre résistance au nouveau régime. Mais la résistance essentielle de la bourgeoisie serait déterminée par des faits tels que l’état d’esprit de l’armée, le degré d’armement des ouvriers, la situation dans les pays voisins ; et la guerre civile suivrait son cours sous l’influence de ces facteurs très réels et non de l’instable arithmétique parlementaire.

Notre parti ne s’est pas refusé à conduire le prolétariat à la dictature en passant par la démocratie, car il se rendait clairement compte des avantage offerts à la propagande et à l’action politique par un tel passage "légalisé" au nouveau régime. De là notre tentative de convoquer l’Assemblée constituante. Cette tentative a échoué. Le paysan russe, que la révolution venait d’éveiller à la vie politique, se trouva en présence d’une douzaine de partis dont chacun semblait se donner pour but de lui brouiller les idées. L’Assemblée constituante se mit en travers de la révolution et fut balayée.

La majorité "conciliatrice" de l’Assemblée constituante n’était que le reflet politique de la sottise et de l’irrésolution des couches intermédiaires des villes et des campagnes et des éléments les plus arriérés du prolétariat. Si nous nous placions au point de vue des possibilités historiques abstraites, nous pourrions dire que la crise eût été moins douloureuse si l’Assemblée constituante avait, en un ou deux ans de travail, définitivement discrédité les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, montrant aux masses qu’il n’y a en réalité que deux forces : le prolétariat révolutionnaire dirigés par les. communistes, et la démocratie contre-révolutionnaire a la tête de laquelle se placent des généraux et des amiraux. Mais le nœud de la question était ailleurs : le pouls de la situation intérieure était alors loin de battre au même rythme que celui de la situation internationale. Si notre parti s’en était remis, pour toutes les responsabilités, à la pédagogie objective du "cours des choses", l’évolution des événements militaires aurait pu nous devancer. L’impérialisme allemand aurait pu s’emparer de Petersbourg dont le gouvernement de Kerensky avait fait commencer l’évacuation. La perte de Petersbourg aurait été un coup mortel pour le prolétariat russe, car toutes les meilleurs forces de la révolution étaient concentrées là, dans la flotte de la Baltique et dans la capitale rouge.

On ne peut donc pas reprocher à notre parti d’avoir agi à contre-courant du cours historique, mais plutôt d’avoir sauté d’un bond plusieurs degrés de l’évolution politique. Il a enjambé les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks pour ne pas permettre au militarisme allemand d’enjamber le prolétariat russe et de conclure la paix avec l’Entente au détriment de la révolution, avant que celle-ci ait eu le temps de déployer ses ailes sur le monde entier.

Il n’est pas difficile de déduire de ce qui précède les réponses aux deux questions que nous pose insidieusement Kautsky. D’abord, pourquoi avons-nous convoqué l’Assemblée constituante, puisque nous avions en vue la dictature du prolétariat ? Et ensuite, si la première Assemblée constituante que nous avons cru devoir convoquer s’est montrée réactionnaire et si elle n’a pas correspondu aux intérêts de la révolution, pourquoi nous refusons-nous à convoquer une nouvelle Assemblée constituante ? L’arrière-pensée de Kautsky, c’est que nous avons répudié la démocratie, non pas pour des raisons de principe, mais parce qu’elle était contre nous. Rétablissons les faits afin de mieux attraper par ses deux oreilles cette insinuante ânerie.

Le mot d’ordre : "Tout le pouvoir aux Soviets !" fut avancé par notre parti dès le début de la révolution, c’est-à-dire bien avant la dissolution de l’Assemblée constituante, et même bien longtemps avant la parution du décret qui la convoquait. Nous n’opposions pas, il est vrai, les Soviets à la future Assemblée constituante, dont le gouvernement de Kerensky rendait, en la retardant sans cesse, la convocation tout à fait problématique ; mais en tout cas nous ne considérions pas la future Assemblée constituante à la manière des démocrates petits-bourgeois qui voyaient en elle le maître du pays russe appelé à tout décider.

Nous faisions comprendre aux masses que leurs propres organisations révolutionnaires, les Soviets, devaient et pouvaient être véritablement maîtresses de la situation. Si nous n’avons pas répudié formellement à l’avance l’Assemblée constituante, c’est uniquement parce qu’elle ne se présentait pas en opposition avec le pouvoir des Soviets, mais avec celui de Kerensky, qui n’était pourtant lui-même que l’homme de paille de la bourgeoisie. Nous avions décidé à l’avance que si la majorité nous appartenait à l’Assemblée constituante, elle se dissoudrait elle-même en transmettant ses pouvoirs aux Soviets, comme fit plus tard la Douma municipale de Pétrograd, élue sur les bases du suffrage démocratique le plus large. Dans mon petit livre sur la Révolution d’octobre [1] , je me suis efforcé de montrer les raisons qui faisaient de l’Assemblée constituante le reflet attardé d’une époque déjà dépassée par la révolution.

N’envisageant l’organisation du pouvoir révolutionnaire que dans les Soviets, et ceux-ci détenant déjà, au moment de la convocation de l’Assemblée constituante, le pouvoir effectif, la question était inévitablement résolue pour nous dans le sens de la dispersion par la force de l’Assemblée constituante, qui ne pouvait être disposée à se dissoudre elle-même au bénéfice du pouvoir des Soviets.

Mais pourquoi, nous demande Kautsky, ne convoquez-vous pas une nouvelle Assemblée constituante ?

Parce que nous n’en voyons pas le besoin. Si la première Assemblée constituante pouvait encore momentanément jouer un rôle progressif en sanctionnant, aux yeux des éléments petits-bourgeois, le régime des Soviets qui se constitue à peine, maintenant, après deux années de dictature victorieuse du prolétariat, après l’échec total de toutes les entreprises démocratiques en Sibérie, sur les côtes de la mer Blanche, en Ukraine, au Caucase, le pouvoir soviétique n’a plus besoin d’être consacré par l’autorité douteuse de l’Assemblée constituante. Mais Kautsky d’interroger sur le ton de Lloyd George : ne sommes-nous pas en droit, s’il en est ainsi, de conclure que le pouvoir des Soviets se maintient par la volonté d’une minorité, puisqu’il élude une consultation générale qui permettrait de vérifier sa suprématie ?

Ce trait passe à côté du but.

Même pendant la période de développement "pacifique" et stable, le régime parlementaire ne traduisait qu’assez grossièrement l’Etat d’esprit du pays ; à l’époque des tempêtes révolutionnaires, il a complètement perdu la faculté de suivre la lutte et l’évolution de la conscience politique. Le régime des Soviets, lui, institue un contact infiniment plus étroit, plus organique, plus honnête avec la majorité des travailleurs. Sa signification la plus importante n’est pas de refléter statiquement la majorité, mais de la former dynamiquement. Entrée dans la voie de la dictature révolutionnaire, la classe ouvrière russe a signifié par cela même qu’elle n’édifie pas, en période de transition, sa politique sur l’art inconsistant de rivaliser avec des partis caméléons dans la chasse aux voix paysannes, mais sur la participation effective des masse paysannes, la main dans la main avec le prolétariat, à l’œuvre d’administration du pays en fonction des intérêts véritables des travailleurs. C’est là une démocratie autrement profonde que la démocratie parlementaire.

Maintenant que la tâche essentielle de la révolution, la question de vie ou de mort, consiste à repousser militairement l’attaque enragée des bandes blanches, Kautsky pense-t-il qu’une "majorité parlementaire" quelconque pourrait assurer une organisation plus énergique, plus dévouée, plus victorieuse de la défense révolutionnaire ? Les conditions de lutte se posent si nettement dans le pays de la révolution lâchement pris à la gorge par l’étau du blocus, que tous les groupes des classes intermédiaires n’ont le choix qu’entre Denikine et le gouvernement des Soviets. En faut-il de nouvelles preuves après que l’on a vu les partis du juste milieu par principe, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, se diviser selon cette ligne même ?

En nous proposant un nouveau scrutin pour la Constituante, Kautsky présumerait-il l’interruption de la guerre civile pendant la période électorale ? En vertu de quelle décision ? S’il a l’intention de faire agir dans ce sens la II° Internationale, hâtons-nous de lui révéler qu’elle n’a guère plus de crédit chez Denikine que chez nous. Si la guerre entre les bandes de l’impérialisme et l’armée des ouvriers et des paysans se poursuit, si les élections doivent nécessairement se limiter au territoire des Soviets, Kautsky exigera-t-il que nous laissions aux partis qui soutiennent Denikine contre nous le droit de réapparaître librement ? Bavardage méprisable et vain : jamais, quelles que soient les circonstances, aucun gouvernement ne peut permettre de mobiliser à l’arrière de ses armées les forces des ennemis auxquels il fait la guerre.

Le fait que la fleur de notre population travailleuse est en ce moment aux fronts n’occupe pas une des moindres places dans la position de la question. Les prolétaires avancés, les paysans les plus conscients, ceux qui, dans toutes les élections comme dans toutes les actions politiques des masses, se placent au premier rang et dirigent l’opinion publique des travailleurs, sont tous en ce moment en train de se battre et de mourir comme commandants, commissaires, soldats de l’Armée rouge. Si les gouvernements les plus "démocratiques" des Etats bourgeois, dont le régime se fonde sur le parlementarisme, n’ont pas estimé possible de procéder aux élections pendant toute la durée de la guerre, il est d’autant plus absurde de demander une chose pareille à la République des Soviets, dont le régime n’est en rien fondé sur le parlementarisme. Il nous suffit largement que le gouvernement révolutionnaire de la Russie n’ait pas entravé, même aux heures les plus graves, le renouvellement périodique de ses propres organes électifs, les Soviets locaux et centraux.

Nous dirons enfin, ultime conclusion - the last and the least - pour l’information de Kautsky, que les kautskistes russes eux-mêmes, les mencheviks Martov et Dan, ne croient pas possible de demander actuellement la convocation de l’Assemblée constituante et remettent ce beau projet à des temps meilleurs. Mais en aura-t-on besoin, alors ? Il est permis d’en douter. La guerre civile terminée, la dictature de la classe ouvrière révélera sa force créatrice et montrera dans les faits aux masses les plus arriérées tout ce qu’elle peut leur donner. Par l’application rationnelle du travail obligatoire et par une organisation centralisée de la répartition des produits, toute la population du pays sera entraînée dans le système soviétique général d’économie et d’auto-gouvernement. Les Soviets eux-mêmes, aujourd’hui organes du pouvoir, se transformeront peu à peu en organisations purement économiques. Dans ces conditions, nous doutons que l’idée de couronner la trame réelle de la société socialiste au moyen d’une Assemblée constituante bien archaïque, vienne à qui que ce soit, d’autant plus que cette Assemblée ne pourrait que constater la "constitution" avant elle et sans elle de toutes les institutions dont le pays avait besoin [2] .

Notes

[1] Traduction française : L’avènement du bolchevisme, Paris, 1977 (Petite collection Maspero).

[2] Afin de nous séduire en faveur de l’Assemblée constituante, Kautsky appuie son argumentation fondée sur l’impératif catégorique de considération empruntées au cours des changes. Citons : "La Russie a besoin de l’aide du capital étranger ; or, cette aide fera défaut à la Russie des Soviets, si elle ne convoque pas l’Assemblée constituante et n’accorde pas de liberté de presse, non que les capitalistes soient pénétrés d’idéalisme démocratique - ils n’ont pas hésité à prêter au tsarisme bon nombre de milliards - mais parce qu’ils ne feront pas, en affaires, confiance au régime des des Soviets" (p.114). Il y a un grain de vérité dans ce galimatias. La Bourse a, en effet, soutenu le gouvernement de Koltchak quand il s’appuyait sur l’Assemblée constituante. Mais elle le soutint plus énergiquement encore quand il eut dispersé la Constituante. Par l’expérience de Koltchak, la Bourse s’est confirmée dans sa conviction que le mécanisme de la démocratie bourgeoise peut être utile pour servir la cause du capitalisme, et jeté ensuite comme un vêtement usé. Il se peut bien que la Bourse consente à l’Assemblée constituante de nouveaux prêts sur gage, dans l’espoir, pleinement justifié par l’expérience antérieure, de voir l’Assemblée constituante ramener la dictature capitaliste. Nous ne pensons pas payer à ce prix la "confiance en affaires" de la Bourse, et nous lui préférons résolument la "confiance" inspirée à toute Bourse réaliste par les armes de l ’Armée rouge. (Note de l’auteur)

Extrait de Terrorisme et Communisme

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