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L’opportunisme des groupes trotskystes français pendant la guerre

samedi 9 mars 2013, par Robert Paris

Les cahiers du militant nº2

Barta

Le P.O.I. et la révolution prolétarienne en France

15 février 1944

Formellement, l’attitude du POI à l’égard de la révolution prolétarienne en France a radicalement changé. Les appels à l’union avec des bourgeois " pensant français ", pour la création de " comités de vigilance nationale ", et les phrases nationalistes ont fait place à une propagande internationaliste. Mais un parti qui se réclame de l’internationa­lisme, n’est garanti contre les errements social-patriotiques que s’il découvre, par une cri­tique inexorable, les sources mêmes de ses erreurs passées, pour réarmer ses militants à l’aide d’une analyse marxiste sérieuse.

Mais loin de renoncer à l’attitude qu’ils ont prise depuis juin 1940, les dirigeants du POI aggravent le désarmement idéologique de leurs militants, en justifiant théori­quement leur attitude depuis l’occupation du territoire par l’impérialisme allemand.

En effet nous lisons en substance dans le bulletin commun POI-CCI de juillet 1943 : le POI n’a commis que la faute d’employer dans La Vérité " certaines expressions dange­reuses " ; la position fondamentale a été non seulement juste, mais perspicace, car le POI aurait " prévu en 1940 " la transformation du mouvement national en mou­vement de classe ! ("du mouvement national est sorti le mouvement de classe"). Le POI se serait d’autre part efforcé de combattre les préjugés de la petite-bourgeoisie pour dégager le mouvement confus des masses vers une issue prolétarienne...

Pour pouvoir – dans un texte exprimant la position officielle – transformer la trahi­son du mouvement de la IVème Internationale en un conte bleu de perspicacité bolchévique (hormis " quelques " expressions dangereuses), il faut que le niveau idéologique de la plupart des militants du POI soit bien bas. A son tour, cette explication, en travestissant entièrement les faits, ne peut qu’augmenter la confusion des prétendus " guides révolu­tionnaires ", qui n’arrivent presque jamais à trouver le véritable centre de gravité des événements.

Les dirigeants du POI comptent sur l’oubli ou sur des préjugés encore existants quand ils prétendent avoir lutté contre les préjugés des masses. Nous pourrions remplir le présent texte d’expressions typiquement staliniennes ou gaullistes qui remplissent les publications du POI depuis juin 40. L’abstrait internationalisme qu’elles évoquaient par-ci par-là ne faisait qu’aggraver les conclusions pro-"démocratiques". Cependant le but du présent texte n’est pas de reprendre des critiques anciennes, mais d’analyser la prétendue transformation du mouvement national en mouvement prolétarien.

Dans le n° 1 du Cahier du Militant (Décembre 42), nous avons montré que l’occupa­tion impérialiste n’avait pas transformé le pays en pays historiquement opprimé, que la France restait un pays impérialiste, exportateur de capital financier, partici­pant à l’exploitation de peuples coloniaux et semi-coloniaux sur tous les continents. L’occupation militaire devait être regardée comme " des déplacements conjoncturels de fronts militaires lors d’une nouvelle mêlée des impérialistes " (Trotsky, Après Munich), la liberté de toutes les nations d’Europe, petites et grandes, ne pouvant être assurée que dans le cadre des États-Unis d’Europe. La tactique prolétarienne impliquait donc une indépendance de classe organisationnelle absolue (que reniait la politique de " comités de vigilance nationale "), la fraternisation avec les soldats allemands (au lieu de la " lutte contre l’envahisseur "), un langage internationaliste d’une clarté irrésistible.

Pour le POI, après juin 1940, nous nous trouvons en présence d’un "mouvement national duquel est sorti le mouvement de classe".

La transformation du mouvement national en mouvement prolétarien implique que certains objectifs communs à la nation (y compris de larges couches de la bourgeoisie) ont été atteints et dépassés en mouvement prolétarien ; et même dans ce cas jamais dans une révolution nationale à l’époque impérialiste, le prolétariat ne peut renoncer à son in­dépendance de classe par l’entrée dans une organisation commune avec les bourgeois, comme les comités de " vigilance nationale ".

Or, quels objectifs économiques, politiques, culturels, religieux, etc... impliquaient une lutte dirigée spécifiquement contre l’impérialisme allemand, par l’union nationale, et non pas par la lutte de classes contre notre propre bourgeoisie ? Le pillage économique, la dictature politique ouverte, la destruction de la culture, les persécutions religieuses (ou des " métèques ") étaient-ils le résultat spécifique de l’occupation militaire allemande, ou bien le résultat inévitable du maintien du capitalisme en France et de la participation du pays à la guerre impérialiste (même en cas de victoire) ? A l’ordre du jour de la lutte des masses en France depuis le 30 septembre 1939 en passant par juin 1940, le parti révolu­tionnaire devait mettre seulement les objectifs de classe (aboutissant à l’expropriation des capitalistes), la révolution socialiste. La " libération nationale " préconisée par le POI après juin 1940 était-elle de la perspicacité pour capter le mouvement de masses, ou une tromperie pour les masses, qui pour en finir avec l’impérialisme et la guerre n’avaient d’autre moyen que de suivre le prolétariat français dans sa lutte pour les États-Unis Socialistes d’Europe ?

Mais si le mouvement national s’est transformé en mouvement prolétarien, comme le mouvement démocratico-révolutionnaire dans les colonies se transforme en révolution socialiste, il faut montrer quand et comment cette transcroissance a eu lieu.

Si après juin 1940, quand la France disposait encore de la presque totalité de ses colonies, d’une flotte de guerre importante dans le rapport de forces en Méditerranée, quand elle entretenait des relations diplomatiques dans le monde entier, nous nous sommes trouvés objectivement en présence d’un mouvement national, comment ce mou­vement national s’est-il volatilisé en 1943 dans un pays totalement occupé et mis au pas, tombé très bas sous la protection de l’impérialisme " étranger " (allemand et anglo-saxon) ?

En réalité, ce que le POI appelle un mouvement national, est envisagé par lui, RÉTROSPECTIVEMENT, comme un état idéologique des masses. Le nationalisme " superficiel " des masses dit le POI, ne pouvait manquer de se transformer en lutte de classe !

A-t-on jamais vu un Parti qui se réclame du marxisme tirer sa stratégie et sa tactique non pas de l’analyse objective des rapports de classes, mais de l’état idéologique des masses ? C’est cependant ce que fait le POI.

Un parti marxiste tire sa stratégie et sa tactique de l’analyse de l’économie et des classes en présence (expression de cette économie). L’état idéologique des masses lui ser­vant de critère pour apprécier le rapport de forces à chaque moment.

Au contraire, le POI loin de prendre les réactions nationalistes d’après juin 1940 (qu’il continue à appeler " aspirations nationales "), comme une composante du rapport de forces en défaveur de la révolution prolétarienne, prétend, en juillet 43, que "du mouvement national est sorti le mouvement de classe" ! Mais comme le soi-disant mouve­ment national n’a aucune base historique objective, comme la France d’après juin 1940 était un pays impérialiste économiquement et idéologiquement (toute idéologie en de­hors de celle de la révolution prolétarienne est impérialiste), la formule du POI signifie tout simplement que les PRÉJUGÉS nationalistes des masses petites-bourgeoises fran­çaises (qui n’étaient et ne sont rien moins que des aspirations nationales) ont aidé à la renaissance du mouvement ouvrier !! Les préjugés petits-bourgeois nationalistes des masses seraient le feu qui a ravivé la lutte de classe en France !!! Voilà ce que cache la formule du POI qui, destinée à laver les fautes de ses dirigeants et à sauver leur " prestige ", leur permettra demain de recommencer.

Puisque le POI appuyait après juin 40 le "mouvement" national, il faut bien que ce­lui-ci ait eu des vertus magiques. Sans lui, que serait devenu le mouvement de classes ? On frémit rien qu’à y penser !

Mais le "secret" du mouvement national, à la ville et à la campagne, nous l’avons " dévoilé " dans notre brochure de novembre 1940 en écrivant : " Les paysans envisa­gent les réquisitions des autorités allemandes de la même façon qu’ils envisageaient les réquisitions des autorités françaises : sur le plan des rapports entre la campagne et la ville et de la continuation de la guerre – et non pas sur le plan " national "-– . La seule différence qu’ils font, c’est que l’État français n’avait pas encore produit l’inflation, pourtant inévitable pour lui aussi. Les sentiments nationaux des paysans seraient réduits à peu de chose si les Allemands avaient une monnaie stable. La lutte des paysans est une lutte anti-impérialiste ".

Que le schéma de la " transformation du mouvement national en mouvement pro­létarien " ne soit qu’un alibi invoqué par les dirigeants du POI pour couvrir leurs erreurs passées (donc à venir), on le voit on ne peut plus clairement quand on passe à l’analyse du mouvement idéologique du prolétariat (les marxistes analysent les classes, que ce soit au point de vue économique, politique, idéologique, etc... et non pas les " masses ", abs­traction dont se servent les politiciens pour camoufler leurs trahisons).

Nous écrivions dans le n° 5 de Lutte de Classes, contre les staliniens : " Comment expliquer le succès incontestable de cette propagande impérialiste auprès des ouvriers (fin 1942) ? En septembre 1939, quand éclata la deuxième guerre impérialiste mondiale, les ouvriers n’avaient pas oublié les tromperies et les mensonges des capita­listes pendant et après la guerre mondiale de 14-18. Ils l’ont prouvé en contraignant le chef " démocratique " de la IIIème République, Daladier, à transformer le pays en une vaste prison et à prendre des mesures terroristes copiées sur le modèle fasciste.

" Le changement intervenu dans l’état d’esprit du prolétariat a-t-il été provoqué par la défaite militaire de juin 40 ? A première vue on pourrait le croire. Cependant, si le chauvinisme de la petite-bourgeoisie s’est réveillé avec l’occupation de la France, le na­tionalisme " anti-boche " ne s’est introduit dans les rangs des ouvriers les plus avancés que depuis le début de la guerre à l’Est, un peu après juin 1941. C’est ainsi que nous arrivons à la véritable cause du passage des ouvriers avancés au chauvinisme : LA POLITIQUE DU PARTI DIT COMMUNISTE, commandé par la bureaucratie soviétique anti-révolutionnaire. "

Il faut repousser avec dégoût les prétextes invoqués, à la manière stalinienne, par le POI, qui rejette ses fautes sur les " masses ". De ce point de vue il est caractéristique que les organisations POI-CCI attribuent l’effondrement des organisations de la IVème en France en 1939 à l’éclatement de la guerre qui aurait " isolé " l’avant-garde des masses. Tout révolutionnaire ayant fait son travail pendant la " drôle de guerre " sait que c’est là un pur mensonge : tout au contraire, jamais le contact avec les masses ouvrières n’a été plus facile (et pas seulement avec les masses ouvrières), jamais les masses n’ont été plus disposées à accueillir la propagande révolutionnaire.

Juin 1940 n’a pas produit de changements radicaux parmi les ouvriers. La défaite, dans la première phase, n’avait au contraire qu’exaspéré au maximum l’hostilité des masses (ouvrières et petites-bourgeoises) contre la bourgeoisie nationale. Et malgré la lourde poigne de l’impérialisme occupant, il a fallu le travail du parti stalinien (au fur et à mesure que la guerre avec l’URSS apparaissait comme inévitable) pour introduire le poison nationaliste-chauvin dans les rangs ouvriers. Dans ce travail, le POI, immédiatement après juin 40, a occupé une des premières places parmi les partis ouvriers, puisque le parti stalinien dirigeait à ce moment ses coups contre Vichy et jouait à l’internationa­lisme : en effet, le POI ne fut-il pas, dès l’été 40, un des initiateurs du concert nationalo-démocratico-allié. Le POI est un des principaux responsables de l’état idéologique des masses après juin 1940.

C’est seulement l’entrée de l’URSS comme facteur permanent dans la guerre, l’en­trée en guerre de l’impérialisme américain, les défaites de l’impérialisme allemand à partir de l’hiver 41-42 et ses défaites continues depuis l’hiver 42-43 à l’Est et en Afrique qui ont délivré les dirigeants du POI du cauchemar " hitlérien " (qui n’était autre chose que leur propre peur de petits-bourgeois devant l’expression monstrueuse – Hitler – de l’exaspéra­tion extrême de la lutte de classes à l’époque des guerres impérialistes), et leur ont permis de changer la " ligne " suivie. Mais là aussi le POI suit prudemment le courant... Car, après tout, leur main tendue aux "bourgeois pensant français" et aux staliniens pour la construction de " Fronts ouvriers " n’a rien donné. D’autre part, la félonie et la cruauté de l’impérialisme anglais et américain contre lesquels ils dirigent maintenant leurs coups (fin 43-début 44) est devenue de plus en plus visible pour de larges couches ouvrières et petites-bourgeoises. Et en dernier lieu, la critique des organisations et des éléments internationalistes du POI ont également exercé une pression sur les sphères dirigeantes du POI. Mais ces facteurs ne constituent nullement une garantie pour l’avenir du POI et du travail révolutionnaire.

QUAND LE POI. AFFIRME QUE DU MOUVEMENT NATIONAL EST SORTI LE MOUVEMENT DE CLASSE, IL NE FAIT EN RÉALITÉ QUE SUBSTITUER A L’ÉVOLUTION DE L’IDÉOLOGIE DES CLASSES EN PRÉSENCE, SA PROPRE ÉVOLUTION IDÉOLOGIQUE !

Le reniement du programme de la IVème apparaît aussi clairement quand on examine l’attitude du POI envers les conflits économiques entre patrons et ouvriers : "les luttes principales ont lieu contre les oppresseurs principaux : Hitler (?!), les fascistes (?!), les bourgeois français qui collaborent ou qui bénéficient du régime. Et c’est presque (souligné par nous) toute la bourgeoisie (même gaulliste) qui collabore à la machine de guerre nazie ou bien bénéficie de ses commandes et de l’écrasement des ouvriers". Il s’a­git ici de luttes économiques ; que viennent donc faire Hitler et les fascistes ; pourquoi les oppresseurs et la lutte contre eux, sont-ils divisés en une hiérarchie ? Les ouvriers se sentent-ils plus opprimés dans une grosse boîte travaillant pour la machine de guerre et où les salaires sont plus élevés, que dans une petite boîte ne bénéficiant pas du "régime" et où les salaires sont moindres ?

La bourgeoisie ne profite pas du système " nazi " (en quoi est-il spécifique­ment nazi ?), mais son profit est constitué par la plus-value extorquée aux ouvriers. Les travailleurs entrent dans des conflits économiques non par idéologie, mais poussés à bout par l’exploitation patronale. C’est Radio-Londres et les staliniens qui s’efforcent de détourner les conflits ouvriers de leur contenu de classe. Devant la hausse constante du coût de la vie, les ouvriers de tel ou tel atelier vont réclamer une augmentation à la direction. C’est le patron qui leur fait une réponse " idéologique " pour refuser l’augmentation. A cela les ouvriers ne peuvent répondre que par leur capacité de lutte poussée aussi loin que la situation objective le leur permet.

Il est indigne qu’un groupe se réclamant de la IVème Internationale établisse une hiérarchie d’exploiteurs et de conflits correspondants ; c’est là attribuer aux masses sa propre escrime dans le vide, imaginer une lutte de classes obéissant à ses propres préoccupa­tions, conscientes ou inconscientes.

Le programme de la IVème Internationale dit clairement :

" Aux capitalistes, surtout de petite et moyenne importance qui propo­sent parfois eux-mêmes d’ouvrir leurs livres de comptes devant les ouvriers – surtout pour leur démontrer la nécessité de diminuer les salaires – les ouvriers répondront que ce qui les intéresse, ce n’est pas la comptabilité des banqueroutiers ou des semi-banqueroutiers isolés, mais la comptabilité de tous les exploiteurs. Les ouvriers ne peuvent ni ne veulent adapter leur niveau de vie aux intérêts de capitalistes isolés devenus victimes de leur propre régime. "

Le devoir du révolutionnaire en présence des conflits entre ouvriers et patrons est de donner des objectifs qui découlent du rapport des forces ; contre le patron d’une boîte située en France en zone Nord ou Sud, recourant à la Gestapo ou à la police de Laval, sous prétexte ou à cause des ordres administratifs et politiques, il faut opposer l’action ouvrière, son potentiel de lutte sachant seulement tenir compte avec une grande pénétration de la situation du patron pour en tirer le meilleur parti. Il faut savoir comment obtenir les " pommes de terre " en utilisant les antagonismes au sein de la classe bour­geoise, et entre celle-ci et l’impérialisme allemand.

Mais cela n’est pas possible si l’on établit une hiérarchie à priori des conflits éco­nomiques suivant le gaullisme, le fascisme, collaborationnisme, etc... des patrons. Ce sont là des distinctions de gens qui subissent la pression de leurs adversaires ; car les classes dirigeantes sont toujours et dans tous les pays divisées en une hiérarchie com­pliquée nationale et internationale, qui oppose les bourgeois individuels les uns aux autres, et les prétextes nationaux et autres sont utilisés par eux dans cette lutte.

L’analyse sérieuse de la position du POI montre qu’il n’y a aucun progrès effectif de la part de sa direction, dans ses méthodes théoriques. Or, la théorie révolutionnaire est l’expression de la garantie suprême de la nature de la direction d’une tendance ouvrière. La consécration théorique de la trahison de la lutte de classes après juin 40 est l’acte le plus grave qu’ait pu commettre la direction du POI. Les militants de la IVème qui ne le comprendraient pas se prépareraient des lendemains pires que ceux de juin 40.


En 1942, Barta écrivait :

Les cahiers du militant nº1

Barta

La bourgeoisie dans les pays impérialistes

La confusion au sujet de la " lutte nationale " qui sévit depuis juin 40 parmi les ouvriers, soigneusement entretenue par les staliniens, n’a pas épargné une fraction de l’avant-garde révolutionnaire qui s’intitule " Comités (!) français de la IVème Internationale ".

Ce groupe, qui dans le désarroi idéologique consécutif à la débâcle de l’armée fran­çaise, préconisait la création de "Comités de vigilance nationale " avec des bourgeois pensant français, est aujourd’hui revenu sur des positions "internationalistes " ; mais, soit à propos du " front unique des petits patrons et des ouvriers contre la concen­tration industrielle ", soit lorsqu’il admet en général "l’alliance avec des courants de la bourgeoisie dans des conditions déterminées" (Informations Ouvrières), il apparaît clairement qu’il manque d’une compréhension sérieuse des rapports de classes réels dans les pays impérialistes.

Qu’est-ce qu’un bourgeois " pensant français " ? Remontons aux ancêtres : déjà en 1875 (à propos de Lassalle qui disait que " la classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d’abord dans le cadre de l’État actuel, sachant bien, que "...etc...) Marx constate dans la Critique du Programme de Gotha :

Le " cadre de l’État national actuel " c’est-à-dire l’Empire allemand, entre lui-même à son tour, économiquement, " dans le cadre " du mar­ché universel, politiquement " dans le cadre " du système des États. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans une sorte de politique internatio­nale ".

... Le bourgeois ne pense ni "français", ni "allemand", ni "anglais", etc... ; le bourgeois pensé marché. C’est cela qui détermine ses sentiments et ses actes réels, et sa phraséologie nationaliste couvre seulement le fait que la base de sa puissance politique se trouve dans un État donné.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux il y a certains objectifs communs au prolétariat et à la bourgeoisie du fait que le bourgeois indigène, pensant " marché ", est loin d’avoir atteint ses objectifs capitalistes de classe contre les restes féodaux (militarisme local, etc…) dans son pays et contre l’impérialisme étranger. Ce qui le caractérise, c’est le fait qu’il joue surtout le rôle d’intermédiaire entre le marché local et le capital financier (exporté par les banques et les trusts des pays impérialistes) : le bourgeois in­digène ne s’est pas encore élevé à la domination économique et politique nationale, il a besoin de créer son État contre le morcellement hérité du féodalisme et d’obtenir l’égalité juridique contre l’impérialisme, etc... Le prolétariat, d’autre part, pour mener à bien sa lutte pour ses objectifs de classe a tout d’abord également besoin d’un " cadre d’État na­tional ". Ce sont ces intérêts historiques communs aux classes antagonistes qui rendent possible le front unique avec " certains courants de la bourgeoisie " dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. D’ailleurs, cette possibilité d’accord entre le prolétariat, gar­dant son entière indépendance, et la bourgeoisie est très limitée, car la bourgeoisie indigène, devant lutter pour ses objectifs de classe à l’époque impérialiste, qui est aussi celle des " guerres civiles " (Lénine), craint encore plus son propre prolétariat que l’impérialisme.

Mais dans les vieux pays impérialistes il en est tout autrement. La bourgeoisie a atteint ses objectifs de classe, c’est-à-dire la main-mise sur les forces productives et sur la puissance politique de l’État englobant une ou plusieurs nationalités, au XVIIème siècle en Angleterre, au XVIIIème en France, au XIXème enfin en Allemagne, aux États-Unis (guerre de Sécession 1865), au Japon et en Italie. Au début du XXème siècle elle devient impérialiste : le capital accumulé ne trouve plus de débouchés dans le cadre " national " et la bourgeoisie est obligée d’exporter dans les pays arriérés économiquement (colonies, semi-colonies, etc...) non seulement des marchandises mais encore toute la plus-value qui ne peut plus se convertir en Capital sur le marché national. L’importance de ces capitaux exportés en fait la principale source de revenus de la bourgeoisie impérialiste.

La bourgeoisie française, en perdant le " sol national ", a vu sa puissance poli­tique diminuée, sa position économique – par rapport aux autres impérialistes – affaiblie : mais ce n’est que " la perte d’une bataille " (de Gaulle). Car par sa puissance capitaliste elle n’a cessé un seul instant d’exploiter non seulement la France, mais encore les quatre coins du monde. Elle a conclu avec la bourgeoisie allemande des accords qui règlent l’exploitation économique de l’Europe (comités industriels : automobile, colorants, etc...), avec le Japon, des accords qui sauvent les intérêts du capital financier investi en Indochine, avec les États-Unis des accords en Afrique du Nord. Voilà d’ailleurs ce qui ex­plique parfaitement l’attitude des différents porte-parole de la bourgeoisie française Laval, de Gaulle, Darlan, etc...

" L’impérialisme a transformé les pays européens en semi-colonies dont l’activité économique est orientée uniquement dans le but de faire fructifier les investissements de capitaux étrangers " (allemands) ; voilà à quelle ineptie aboutit le bulletin Informations Ouvrières à propos du décret allemand sur la main-d’œuvre dans les territoires occupés, qui institue la priorité de l’utilisation de la main-d’œuvre pour les besoins de l’armée alle­mande. Qu’on traite ce décret d’ " esclavagiste " dans la propagande, cela ne peut pas trop prêter à confusion, si on explique que ce genre "d’esclavagisme" n’est pas un re­tour au Moyen-Age, mais le propre du capitalisme arrivé au stade impérialiste – démocratique ou totalitaire – qui fait alterner la liberté pour des millions de chômeurs de mourir de faim en temps de crise, avec le travail obligatoire pour les besoins de la guerre. Le même régime fonctionne en Angleterre et dans les territoires qu’elle occupe. Mais quand on ex­plique que les pays européens sont placés dans la situation de semi-colonies non point en un sens figuré (même en ce sens ce serait une confusion inouïe) mais en un sens écono­mique, nous sommes alors en présence non plus d’expressions " malheureuses ", mais d’un manque total de compréhension des rapports de classe dans les pays impérialistes.

Comment le " sabre prussien " aurait-il pu effacer l’œuvre historique du capita­lisme et les rapports inter-capitalistes des différents pays européens occupés par l’Alle­magne ?

Par la violence, l’économie impérialiste allemande pouvait obtenir des avan­tages vitaux pour elle : matières premières, main-d’œuvre, domination du marché européen (capitaux et marchandises). C’était possible, parce que l’économie allemande elle-même a atteint le stade historique qui lui permet d’utiliser une main-d’œuvre spécialisée, des matières premières en quantités compatibles seulement avec la grande industrie, etc... C’est également ce développement capitaliste qui a permis à l’Allemagne d’occuper la première place dans l’économie européenne, notamment par les investissements de capi­tal financier (capital bancaire et industriel) qui sont autant de tentacules sur le corps des nations européennes. Mais ceci est encore plus vrai à l’échelle mondiale, où l’économie est dominée par les États-Unis qui exploitent toutes les nations du globe. En résulte-t-il, ou en résultait-il avant la guerre, que l’Allemagne, l’Angleterre ou la France, sans parler de pays plus petits, étaient des semi-colonies au sens économique et politique par rapport à l’Amérique ? La hiérarchie des bourgeoisies dans l’exploitation des pays et de l’économie mondiale n’est nullement un rapport semi-colonial entre les nations impérialistes et capitalistes. C’est seulement entre les pays impérialistes (États-Unis, Allemagne, Angleterre, Japon, etc...) ou capitalistes (Hongrie, Roumanie, Finlande, etc...) et les pays où le capi­talisme n’a pas transformé la vie de toute la nation sur des bases bourgeoises (Chine, Indes, Afrique, etc...) qu’il y a une différence historique situant ces derniers au rang de colonies ou de semi-colonies.

Dans la hiérarchie capitaliste européenne, la bourgeoisie balkanique alliée de Hitler fait figure d’ "exploitée" par rapport à la bourgeoisie française vaincue : on peut enrôler de force la chair à canon, mais on ne peut mobiliser le capital financier qu’en lui laissant des bénéfices. L’Allemagne n’a-t-elle pas été obligée de conclure un compromis économique (qui subsiste malgré la rupture de la convention d’armistice) avec la bourgeoisie française pour pouvoir non seulement utiliser la capacité de production de l’é­conomie française, mais encore se faire un allié du capital financier français ? La bour­geoisie impérialiste a un caractère supra-national : sa puissance économique est basée, non seulement sur le territoire national, mais encore sur les liens impérialistes mondiaux entre les trusts et les banques (Krupp-Schneider, etc…). Voilà, soit dit en passant, la raison du respect que témoignent les belligérants pour les capitaux ennemis investis chez eux, qui continuent à être représentés par des pays neutres.

La défaite de l’impérialisme allemand en 1918 n’avait-elle pas contraint les ou­vriers allemands à suer des profits " uniquement " pour les capitaux étrangers (français, anglais, américains) ? L’Allemagne était-elle devenue pour cela un pays " semi-colonial " ? Dans ce cas, il resterait à expliquer comment en 1939, ce pays " semi-­colonial " a posé sa candidature à l’exploitation d’une grande partie du monde. Dans ce cas, Hitler aurait mené une véritable lutte émancipatrice en libérant son pays de l’impérialisme étranger... Voilà à quelles absurdités on arrive quand on sert aux ouvriers n’importe quelles balivernes pour les dresser " contre le nazisme ", etc… Mais, pour mener cette lutte avec succès, les ouvriers ont avant tout besoin d’une claire intelligence des rapports de classes et des rapports entre les peuples, déterminés par la situation objective des classes et des peuples.

Dans tous les pays capitalistes " alliés " à l’Axe (Roumanie, Hongrie, Finlande, etc...) ou occupés par l’Axe (Pologne, France, Belgique, Grèce, etc...) les masses sont soumises à une terrible exploitation économique renforcée d’une implacable dictature militaire, à laquelle s’ajoute pour certains peuples (Polonais, Grecs, Juifs) une véritable persécution nationale ; (en France le nationalisme n’est pas l’expression d’une oppression nationale, mais d’un chauvinisme petit-bourgeois) ; partout et toujours la bourgeoisie exploiteuse des masses travailleuses se présente comme l’agent d’un camp impérialiste, ou se divise, selon les différents intérêts économiques et politiques en fractions soutenant tel ou tel impérialisme ; partout et toujours la bourgeoisie est l’ennemie du prolétariat, dans la mesure où celui-ci à travers ses luttes immédiates garde sa conscience de classe et son indépendance en vue de sa libération de classe.

Les seuls " courants de la bourgeoisie " avec lesquels une alliance serait possible, sont les courants coloniaux nationaux-démocratiques en lutte avec notre propre impéria­lisme (ex. Abd-el-Krim, en 1924-26).

Quant à la formule du " front unique des petits patrons et des ouvriers contre la concentration industrielle ", voilà un bel exemple d’ignorance des conditions économiques de notre époque. Tandis qu’à l’époque du capitalisme de libre concurrence la concentration capitaliste rejetait les capitalistes les plus faibles dans le prolétariat, les prolétarisait, à l’époque impérialiste, la concentration capitaliste ayant abouti au monopole, le petit patron garde formellement sa position sociale, tout en devenant en réalité une sorte de " gérant " des trusts. Mais politiquement, il est plus que jamais sous leur dépendance, plus que jamais, il est leur instrument docile. Oserait-on dans une usine proposer par exemple le front unique entre les ouvriers et les contremaîtres pour l’augmentation des salaires ? Poser la question c’est déjà en sentir toute l’absurdité...

Un front unique avec des " courants de la bourgeoisie " ne serait qu’un Front Populaire qui jouerait un rôle identique à celui des staliniens – celui de frein du mouvement ouvrier – et qui subordonnerait la politique ouvrière aux buts de la bourgeoisie.

La seule formule stratégique juste pour le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat et les masses paysannes et petites-bourgeoises, est celle de l’alliance de la petite bourgeoisie devenue anti-capitaliste avec le prolétariat, sous une direction révolutionnaire. Il s’agit ici de l’alliance de toutes les classes oppri­mées contre la bourgeoisie (ou contre le fascisme) et non pas d’un front unique entre partis (" courants ") ouvriers et bourgeois ; de tels fronts uniques ne peuvent servir que la bourgeoisie.

Encore une remarque, qui n’est pas la moins importante.

La rédaction de La Vérité appelle "camarades" les militants "ouvriers" (syndicalistes, etc...) qui recrutent pour de Gaulle et l’Angleterre... Pour nous, nous considérons toujours les agents de l’impérialisme (démocratique ou non) au sein du mouvement ouvrier comme des ennemis ; notre devoir est de les dénoncer comme tels aux ouvriers. Nous pouvons seulement essayer d’utiliser l’antagonisme impérialiste qui les oppose à Hitler, pour les besoins de notre lutte illégale.

Il ne suffit pas d’affirmer la nécessité d’union avec le prolétariat allemand, italien, anglais, etc... pour mener une politique révolutionnaire : il faut d’abord comprendre soi-même, et ensuite expliquer inlassablement aux ouvriers avancés les rapports réels, tant dans l’économie que dans la politique. Sans quoi tout se réduit à un creux bavardage " internationaliste ", mais dont la base objective n’apparaît pas aux yeux des ouvriers avancés. La confusion théorique, cela n’est pas compris dans le programme de la IVème Internationale.

Les intérêts impérialistes actuels de la bourgeoisie française peuvent être illustrés en partie par les lignes suivantes extraites du journal Pariser Zeitung du 9.12.42 :

" Le cours des valeurs boursières algériennes et marocaines, cotées à la Bourse de Paris, ...démontrent LES LIENS INTIMES qui rattachent ces territoires à la Métropole… Les valeurs boursières des deux possessions françaises sus-indiquées atteignent la somme globale de 25 milliards, sinon plus… L’État français a garanti le service de tous les em­prunts émis par les sociétés situées dans les territoires occupés de l’Afrique du Nord ; ... un brusque fléchissement des cours de ces valeurs n’est pas à craindre, TOUT AU MOINS NE SAURAIT-IL ÊTRE PROVOQUE PAR LE SIMPLE FAIT DE L’OCCUPATION. "

Pour combattre la contrebande pivertiste au sein du Mouvement de la Quatrième Internationale

2 juillet 1945

La Vérité du 4 juin porte en titre " La Parole aux Trotskystes ".

Elle fait suite à la campagne entreprise pour disculper de l’accusation empoisonnée d’ "hitlérisme" lancée par la bourgeoisie et les staliniens, le mouvement de la IVème Internationale.

Quelles que soient les méthodes que vous ayez jugé bonnes pour mener cette campagne, elles ne devraient en aucun cas servir de prétexte pour défigurer, afin de vous défendre, les principes, le langage et l’enseignement révolutionnaire du trotskysme. Car si votre langage actuel correspond à ce que vous êtes, vous reniez le trotskysme ; ou alors vous essayez de vous faire passer pour ce que vous n’êtes pas, et on en revient au raison­nement stalinien, fatal à l’esprit communiste : « les intentions sont bonnes, mais la " tactique " exige des concessions... »

Notre tendance, menant la lutte sans discontinuer depuis septembre 1939 pour défendre le drapeau et le programme de la IVème Internationale dans le mouvement ouvrier, estime que la façon dont vous avez entrepris cette campagne constitue un reniement de l’enseignement révolutionnaire du trotskysme et une concession à l’idéologie bourgeoise.

Dans l’intention d’ouvrir une discussion, nous soumettons devant tous les militants se réclamant du trotskysme la critique de la politique de votre organisation. Étant donné que dans le passé cette discussion nous fut refusée, si ce n’est une de pure forme, nous vous rappelons que Trotsky faisait un des plus grands mérites au Parti bolchévik d’avoir traité avec le plus grand sérieux même les organisations qui l’étaient peu. Notre orga­nisation ayant cependant montré sa continuité politique et le sérieux de son action pra­tique, il serait criminel d’utiliser les faux-fuyants déjà utilisés dans le passé (tel que : nous discuterons à condition que vous entriez chez nous), et de continuer à vouloir ignorer notre critique par des explications arbitraires données "entre quatre yeux".
Où est le reniement du trotskysme ?

Pour vous défendre contre la calomnie, vous revendiquez pour vous le titre de "premiers résistants". Or vous-mêmes, dans le numéro 23 (7/4) de La Vérité, écrivez " la résistance elle-même est basée sur une duperie : la duperie de la collaboration de classes ".

Déjà sous le Front Populaire, la politique trotskyste consistait à expliquer aux ouvriers la duperie de cette collaboration de classe, dont le prolétariat faisait les frais, et pour laquelle une partie de la bourgeoisie impérialiste s’était déguisée en " démocrate ". Le Front Populaire prétendait mener une politique en faveur des masses et avait comme mot-d’ordre démagogique la lutte contre les trusts. Pour les révolutionnaires ce mot-d’ordre était un but réel ; mais la similitude des formules permettait-elle à l’organisation révolutionnaire de se réclamer du Front Populaire, dans le but par exemple de ne pas se couper des masses ? C’eût été contribuer à les duper. La politique trotskyste a consisté à se délimiter du front populaire et à le combattre, malgré les calomnies staliniennes qui présentaient tous les adversaires du front populaire, surtout ceux de gauche (les trotskystes) comme des fascistes. Nous n’avons pas plus prétendu à l’époque être les meilleurs ou les premiers " front populaire ", du fait que nous avons été les premiers à préconiser le front unique socialiste-communiste.

Après 1940, les révolutionnaires devaient mener une politique de résistance (c’est­à-dire de défense des masses) vis-à-vis de l’occupation impérialiste allemande. Mais ils continuaient en même temps l’opposition révolutionnaire vis-à-vis de leur propre bourgeoisie et tenaient compte des intérêts du prolétariat français aussi bien que des intérêts du prolétariat allemand, en ne renforçant pas, comme la résistance officielle, la domination de Hitler par le déchaînement chauvin. Cela ne nous empêchait pas de prendre "les pommes de terre" de l’impérialisme anglo-saxon et de la bourgeoisie gaulliste, comme l’ont fait les bolchéviks en 1918 dans la lutte contre l’impérialisme allemand, en acceptant l’aide technique de la bourgeoisie de l’Entente. Mais il fallait par-dessus tout affirmer à la face du monde entier que notre base politique restait la lutte de classe menée jusqu’au bout dans toutes les directions et que nous ne considérions pas l’impérialisme anglo-saxon comme un moindre mal par rapport à l’impérialisme fasciste, raisonnement stali­nien qui entraînait automatiquement l’abandon de la lutte de classe en faveur de la lutte commune contre l’occupant.

Nous, internationalistes, étions les seuls défenseurs des intérêts des masses tout au long de cette guerre, avant et après l’occupation. Par contre, pour la bourgeoisie la résis­tance n’était que l’opposition au capitalisme allemand ; elle lui a servi de mise sur le ta­bleau impérialiste anglo-américain ; par l’intermédiaire des social-chauvins la bourgeoi­sie a également réalisé, à travers la "résistance", l’union sacrée et a prolongé sa domi­nation de classe. Comme le dénonçait LaVérité elle-même en 1943 et 44, la résistance servait de camouflage même aux organisations d’extrême-droite et aux partis fascistes. La résistance, d’après le sens qu’a pris ce terme à travers les événements, est une organisation politique de la bourgeoisie impérialiste. Le parti révolutionnaire peut-il s’en réclamer ? L’absurdité d’une réponse affirmative saute aux yeux.

En luttant pour votre légalisation, vous cherchez la consécration de votre titre de " résistants " par l’obtention d’un certificat public de la Résistance (personnifiée par les Bayet, Saillant, Frenay, Bidault, etc...). Au moment même où les querelles entre l’Angle­terre et la France montrent aux masses la vraie nature impérialiste des alliés, au moment où les ouvriers ont déjà eu le temps de se rendre compte que la résistance s’est terminée par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement des trusts, au lieu de pouvoir en ce moment rehaus­ser notre propre autorité morale pour avoir dénoncé à temps la duperie de la résis­tance, vous cherchez à vous camoufler sous son masque répugnant ! Une pareille légalisa­tion ne serait pas une victoire remportée sur notre propre terrain, celui de l’internationa­lisme et de la révolution.

Dans la lettre à Bayet (18/9/44) le Comité central dit :

" Il s’agit de savoir si la IVème République naissante reprendra là où avait sombré la IIIème République glissant vers l’autoritarisme réactionnaire de Pétain, où si elle sera effectivement démo­cratique ".

Qui pense-t-on tromper par un pareil raisonnement ? C’est la besogne des staliniens et des réformistes de vouloir faire croire aux masses que nous sommes encore de­vant la perspective : IVème République démocratique ou réactionnaire. La tâche des révolu­tionnaires est de montrer aux ouvriers que, les social-chauvins les ayant illusionnés sur l’épuration ", ils ont laissé subsister les organes de l’État gangrené de la IIIème République qui a servi avec succès à Daladier aussi bien qu’à Pétain, et que nous nous trouvons sous de Gaulle en pleine dictature bureaucratico-policière. Au moment où l’Humanité elle-même dénonce le régime dictatorial subi par la presse, pouvons-nous faire croire que la légalisation de La Vérité serait le critère d’une "démocratie effective" ? La tâche des révolutionnaires, enseignait Trotsky, est de nommer les choses par leur nom, et non de se faire les auxiliaires des " démocrates " pourris qui sèment des illusions dans les masses.

La Vérité, en s’adressant aux réformistes et aux stalinistes, use constamment du terme " camarade ". Il suffit pourtant de se référer à un texte de Trotsky pour découvrir ce qu’il y a derrière cette terminologie. L.T. écrit dans La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne (Et Maintenant) (page 36) :

" Léon Blum, le défenseur des réparations, le compère socialiste du banquier Oustric, est traité de " camarade " dans les pages des journaux de Seydewitz. Est-ce de la politesse ? Non, c’est un manque de principes, de caractère, de fermeté. " Des chicanes ", dira un quelconque savant de cabinet. Non, dans ces chicanes, le fond politique se manifeste avec beaucoup plus de vérité et de clarté, que dans la reconnaissance abstraite des soviets, non étayée par l’expérience révolutionnaire. Il est inutile d’appeler Blum "fasciste", en se rendant ridicule. Mais celui qui ne ressent pas du mépris et de la haine pour cette espèce de politiciens, celui-là n’est pas un révolutionnaire ".

La Vérité a pris maintenant l’habitude de parler à chaque pas des " démocrates sincères et honnêtes " et, à l’occasion, des "démocrates apeurés".

Déjà sous la monarchie tsariste, les bolchéviks (ils faisaient partie de la social-démocratie), pour se distinguer légalement des autres démocrates, mettaient souvent l’accent sur le fait qu’ils constituaient, en tant que parti du prolétariat, les seuls démocrates conséquents.

Depuis 1934 Trotsky enseignait que dans les conditions de la décadence capitaliste et de l’exacerbation de la lutte de classe la démocratie bourgeoise était définitivement morte en France.

Voici ce qu’écrivait Trotsky dans Où va la France (pages 16-17) :

" La société contemporaine se compose de trois classes : la grande bourgeoisie, la prolétariat et les " classes moyennes " ou petite-bourgeoisie. Les relations entre ces trois classes déterminent en fin de compte la situation politique dans le pays. Les classes fondamentales de la société sont la grande bourgeoisie et le prolétariat. Seules ces deux classes peuvent avoir une politique indépendante, claire et conséquente. La petite bourgeoisie se distingue par sa dépendance économique et son hétérogénéité sociale. Sa couche supérieure touche immédiatement la grande bourgeoisie. La couche inférieure se fond avec le prolétariat et tombe même à l’état de lumpen-prolétariat. Conformément à sa situation économique, la petite-bourgeoisie ne peut avoir de politique indépendante. Elle oscille toujours entre les capitalistes et les ouvriers. Sa propre couche supérieure la pousse à droite ; ses couches inférieures, opprimées et exploitées, sont capables, dans certaines conditions, de tourner brusquement à gauche. C’est par ces relations contradic­toires des différentes couches des " classes moyennes " qu’a toujours été déterminée la politique confuse et absolument inconsistante des radicaux, leurs hésitations entre le car­tel avec les socialistes, pour calmer la base, et le bloc national avec la réaction capitaliste, pour sauver la bourgeoisie. LA DÉCOMPOSITION DÉFINITIVE DU RADICALISME COMMENCE AU MOMENT OU LA GRANDE BOURGEOISIE, ELLE-MÊME DANS L’IMPASSE, NE LUI PERMET PLUS D’OSCILLER. " (Souligné par nous.)

La décomposition du régime capitaliste met fin à la démocratie bourgeoise. Les représentants " démocratiques " de la bourgeoisie n’ont plus qu’une phraséologie à offrir. Dans ces conditions même un de Gaulle arrive à se prétendre démocrate. La tâche n’est donc pas de chercher à distinguer, par quelque introspection, les démocrates honnêtes et malhonnêtes, mais de poser devant les ouvriers la question : qui donnera le ton ? La bourgeoisie par l’intermédiaire de ses fascistes, réactionnaires, curés, professeurs, démocrates, ou le prolétariat qui en se détachant de la bourgeoisie et de ses agents ralliera à lui les autres couches opprimées ?

De même que, dans Et Maintenant, Trotsky était le plus acharné défenseur du front unique, mais méprisait ceux qui traitaient Blum de camarade, nous rappelons que dans la révolution espagnole nous défendions les libertés démocratiques des ouvriers contre le fascisme les armes à la main, mais il ne serait venu à l’idée d’aucun trotskyste d’analyser l’honnêteté d’Azana ou de Negrin. Ils analysaient leur nature de classe et les qualifiaient d’agents de la bourgeoisie, parés du masque de la démocratie.

En donnant les états de service des camarades du Comité directeur, La Vérité dit de Demazière : " Il milite illégalement dans les rangs du PCI jusqu’à la libération ". Et de Baufrère : " Il sait que la lutte ne s’arrête pas à la chute de Hitler ". Encore une fois, pouvons-nous, sous prétexte de nous défendre, bafouer notre propre idéologie ? La Vérité du 22/6/44 sous le titre " Ils se valent ", écrivait : " refuse de te faire mobiliser dans " l’armée de la libération ". En mai 1944, un numéro spécial de La Vérité disait : " Pas de libération possible sans les prolétaires allemands et contre eux ".

Mais puisqu’il s’agit de défendre les principes trotskystes, laissons la parole à Trotsky lui-même. Dans son étude Après la "paix" impérialiste de Munich – une leçon toute fraîche, il écrivait :

" Dans tous les cas où les forces contre-révolutionnaires tentent de revenir de " l’État démocratique " pourrissant, en arrière vers le particularisme provincial, vers la monarchie, la dic­tature militaire, le fascisme, le prolétariat révolutionnaire, sans prendre sur lui la moindre responsabilité pour la " défense de la démocratie " (elle n’est pas défendable !), opposera à ces forces contre­révolutionnaires une résistance armée, pour en cas de succès, diriger son offensive contre la " démocratie " impérialiste. Cette politique n’est applicable, cependant, que pour ce qui concerne les conflits intérieurs, c’est-à-dire dans le cas où l’enjeu de la lutte est véritablement la question du régime politique : c’est ainsi, par exemple, que s’est présentée la question en Espagne. La participation des ouvriers espagnols à la lutte contre Franco était leur devoir élémentaire. Mais c’est précisément et uniquement parce que les ouvriers n’ont pas réussi à remplacer à temps le pouvoir de la démocratie bourgeoise par leur propre pouvoir, que la "démocratie" a fait place au fascisme. Cependant, c’est pure tromperie et charlatanisme que de transporter mécaniquement les lois et les règles de la lutte des différentes classes d’une seule et même nation dans la guerre impérialiste, c’est-à-dire la lutte d’une seule et même classe de différentes nations. Actuellement, il n’est, semble-t-il, pas besoin de démontrer que les impérialistes luttent l’un contre l’autre non pour des principes politiques, mais pour la domination sur le monde, sous le couvert des principes qui leur semblent bons ".

Si l’on présente la défaite d’Hitler comme une première étape gagnée dans la lutte (" la lutte ne s’arrête pas là "), on utilise un raisonnement purement stalinien : " la lutte contre le fascisme extérieur et ses prolongements à l’intérieur ". La défaite de Hitler venant à la suite de la victoire d’un camp impérialiste sur l’autre, n’a pas été une victoire du prolétariat allemand, français, ou autre. Encore dans Après Munich Trotsky dit :

" La question du sort des Tchèques, des Belges, des Français, des Allemands, en tant que nations, nous ne la relions pas à des déplacements conjoncturels des fronts militaires lors d’une nou­velle mêlée des impérialistes, mais à l’insurrection du prolétariat et à sa victoire sur tous les impérialistes ".

Sous le drapeau de la lutte impérialiste la chute de Hitler n’a été qu’un déplacement conjoncturel des fronts militaires. De même que la défaite de 1940 de la bourgeoisie fran­çaise n’a pas été la victoire du prolétariat uniquement parce que cette défaite n’a pas été acquise par l’activité révolutionnaire du prolétariat. Le langage communiste eût été de dire je continue la lutte parce que plus que jamais les masses se trouvent écrasées par l’impérialisme. Plus que jamais la lutte entre les brigands impérialistes se poursuit sur le dos des masses. Imagine-t-on, en 1918, l’IC disant :" La lutte ne s’arrête pas à la chute du Kaiser ? " La défaite de l’impérialisme allemand était-elle une étape dans la lutte prolétarienne ?

La théorie révolutionnaire est l’expression et la garantie suprême de la nature de la direction d’une tendance prolétarienne. La fausse terminologie développe le confusionnisme, rabaisse le niveau des cadres révolutionnaires et ouvre une brèche à l’idéologie en­nemie [1].

Voici ce que dit encore Trotsky (IVème tome de la Révolution Russe, page 229) : " Les distances indispensables à l’égard de l’idéologie bourgeoise étaient maintenues dans le Parti par une vigilante intransigeance dont l’inspirateur était Lénine. Il ne cessait de travailler du scalpel, tranchant les liens que l’entourage petit-bourgeois créait entre le Parti et l’opinion publique offi­cielle. En même temps, Lénine apprenait au Parti à former sa propre opinion publique, s’appuyant sur la pensée et les sentiments de la classe qui montait. Ainsi, par sélection et éducation, dans une lutte continuelle, le Parti bolchévik crée son milieu non seulement politique mais aussi moral, indépen­dant de l’opinion publique bourgeoise et irréductiblement opposé à celle-ci. C’est seulement cela qui permit aux bolchéviks de surmonter les hésitations dans leurs propres rangs et de manifester la virile résolution sans laquelle la victoire d’Octobre eût été impossible. "Comment se défendre contre la calomnie ?

Avec raison, La Vérité dit que le but de la bourgeoisie est de nous étouffer. Mais en même temps (numéro du 4/6) elle met en demeure de Gaulle de choisir entre le camp fas­ciste qui étouffe les trotskistes, et le camp démocratique (Angleterre, etc...) qui ne les étouffe pas. Mesurez la hauteur de ce raisonnement !

La calomnie contre-révolutionnaire, comme l’antisémitisme et autres manifestations empoisonnées, élevées à une échelle politique, font partie de la lutte de classe et ne s’élèvent pas au-dessus d’elle. C’est pour cela que notre première tâche, pour combattre la calomnie, c’est une offensive politique énergique menée en direction des masses pour démasquer politiquement les calomniateurs, afin que celles-ci puissent se convaincre que ceux qui nous calomnient ne sont pas leurs amis mais bien leurs ennemis. Il faut ensuite un travail suivi d’éducation socialiste dans les rangs ouvriers (édition de brochures populaires).

Il faut aussi une lutte directe contre le gangstérisme staliniste ; nous avions fourni en automne dernier à votre direction une occasion précise d’une action à entreprendre pour le démasquer publiquement [2]. Votre direction s’y est dérobée. Après avoir fui le combat, quel est le sérieux des défis lancés par La Vérité invitant les staliniens à des commissions composées " de toutes les tendances du mouvement ouvrier et de la résistance " ? Nous sommes prêts à fournir à une commission de contrôle de votre parti tous les détails de cette affaire et de l’attitude criminelle de votre direction.

En ce qui concerne l’éducation socialiste, tâche fondamentale de travail commu­niste, vous semblez l’ignorer. Dans les contacts que nos camarades ont pu avoir avec vous, il semble que même pour les membres de l’organisation ce travail passe au troisième plan (" la révolution est là, ce n’est pas le moment de lire Marx "). Comment voulez vous combattre l’obscurantisme et les préjugés, si vous ne remplissez pas votre rôle d’éducateurs socialistes ?

Sur le plan politique, les efforts de légalisation se sont transformés en piège pour votre organisation. Voici deux mois que La Vérité a abandonné toute propagande révolu­tionnaire et qu’elle ne se fait plus le défenseur des masses devant les mesures réactionnaires du gouvernement.

Vous vous êtes réfugiés dans des justifications vis-à-vis de la bourgeoisie et les appels aux " démocrates ". Ainsi La Vérité du 4/6 dit :

"Nous ne sommes pas un groupe de conspirateurs... Nos tâches sont : éclairer en éduquant, guider en expliquant. Notre arme : c’est la propagande révolutionnaire, et rien d’autre".

Ce mensonge la bourgeoisie ne le croira pas et aux travailleurs nous n’avons pas le droit de mentir. Des centaines de fois Lénine a expliqué aux militants : la révolution est une guerre. Une guerre se fait-elle seulement à l’aide de la propagande ? Trotsky a écrit un livre intitulé : Défense du Terrorisme. Nous avons été les premiers et continuons à être les seuls défenseurs des Milices ouvrières et de l’armement du prolétariat. Nous ap­prouvons la devise de Blanqui : qui a du fer a du pain. Comment peut-on avec une pareille doctrine présenter les révolutionnaires comme des prêcheurs et apôtres d’une propagande " de la vérité et du progrès social " (Vérité 4/6). Lénine a enseigné au Parti révolution­naire la plus grande méfiance envers tout gouvernement bourgeois, même le plus démocratique. Une partie de l’appareil de l’organisation doit toujours rester dans l’illégalité pour parer à toute mesure arbitraire de la part du gouvernement bourgeois. Vous-mêmes ne prétendez pas livrer toute l’organisation à la légalité, quelles que soient les mesures de légalisation dont vous ferez l’objet. N’est-ce pas dans ce cas renforcer la calomnie contre nous que d’affirmer : " Nous ne sommes pas des conspirateurs " ? Au moment où le rapport de forces nous impose la lutte clandestine pour pouvoir exprimer des idées révolutionnaires en faveur des masses, le raisonnement léniniste ne serait-il pas plutôt de dire aux travailleurs : " la bourgeoisie conspire, couverte de sa propre légalité, contre le niveau de vie et la vie même des masses ? Nous, révolutionnaires, appelons les travailleurs conscients à se préparer, clandestinement s’il le faut, au renversement de la bourgeoisie. La propa­gande ouverte n’est qu’une partie de notre travail. Demander aux ouvriers de cacher des armes, aux soldats de se réunir en cellules de caserne, aux ouvriers d’usine d’éditer des organes d’opposition sans adresse et sans nom, tout cela, n’est-ce pas un travail de conspirateurs ?

Il est inutile, nous l’espérons, d’ajouter que cela n’a rien de commun avec le terrorisme anarchiste, lutte individuelle contre des représentants isolés de la classe capitaliste.

En juillet 1917, le rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie a ouvert la voie à la calomnie capitaliste et social-chauvine contre les bolchéviks. Le regroupement des masses a fait sauter en l’air la calomnie quelques mois après. Combien réconfortant pour les révolutionnaires est le raisonnement de ce soldat russe, que rapporte Kroupskaïa dans sa brochure de Souvenirs sur Lénine : " Sais-tu que ton Lénine est un espion allemand ? dit un Monsieur instruit au soldat en faction. Non, je ne le sais pas, répond celui-ci, je n’ai pas assez d’instruction pour ça, mais ce que je sais, c’est que tout ce que Lénine dit sur la terre est juste ".

Mais faut-il seulement s’en référer à 1917 ? Les camarades voudront bien réfléchir à des exemples plus récents, que nous leur soumettons. A la fin du mois de mai, quand le gouvernement rejette les revendications présentées par la CGT à la suite des mouvements de grève, les social-chauvins n’osent bien entendu pas réfuter les arguments de la bourgeoisie dirigés contre les ouvriers. Notre organisation répand quelques milliers de tracts, signés par les trotskystes, par la IVème Internationale, pour prendre la défense des ouvriers, démasquer les bureaucrates et indiquer nos solutions. De multiples endroits nous parvient l’écho d’ouvriers du rang, qui constituent la grande masse, approuvant le tract et le faisant circuler, sans s’inquiéter de la signature.

Dans une usine importante de la région parisienne, des camarades ouvriers entreprennent un travail d’opposition syndicale entièrement sur des bases communistes et révolutionnaires [3]. La bureaucratie social-chauvine répand immédiatement le bruit qu’il s’agit de la 5ème colonne. Ne cédant pas à la pression des adversaires, le travail de l’opposi­tion continue conspirativement, pour ne pas donner prise à la répression. N’est-ce pas à nous de tenir bon, de démontrer aux ouvriers les nécessités qui nous sont imposées par la lutte, ne s’apercevront-ils pas que ceux qui nous accusent les trahissent, mais que nous ne cesserons de les défendre ? Le journal de l’opposition est le seul qui dans toutes les occasions prend intelligemment et avec continuité la défense des ouvriers. Aussi le font-ils circuler, sans s’inquiéter des accusations des bureaucrates. Nos camarades organisent quelques ouvriers plus avancés en noyau de l’opposition syndicale ; ils adoptent la conspiration comme une nécessité faisant partie de notre travail. L’opposition arrive à imposer politiquement sa légalité : le représentant de la direction syndicale prend l’engagement de ne pas faire arrêter les représentants de l’opposition si ceux-ci se démasquent. Mais cette invitation manque son effet, car l’opposition ce n’est plus seulement un noyau isolé, c’est un courant politique dans l’usine.

Nous sommes-nous réclamés pour ce travail de la résistance ? Notre propagande est-elle tendancieuse dans le sens des préjugés existants ? Nullement. En voici un exemple : un camarade qui fait un travail syndical d’usine avec notre concours, écrit dans son projet de journal : la guerre étant finie rien ne s’oppose plus à nos revendications. Notre camarade lui explique que cette façon de s’exprimer peut laisser entendre aux ouvriers que la politique des bureaucrates ayant freiné les ouvriers à cause de la guerre (des capitalistes) pouvait se justifier. Or il ne faut en aucun cas utiliser de pareilles équivoques, parce que ce qui importe par dessus tout c’est d’élever la conscience des ouvriers. Notre camarade sympathisant convient de la justesse de ce raisonnement.

Mais voici que le raisonnement ci-dessus écarté d’un journal d’usine, nous le retrouvons dans l’organe central du PCI. La Vérité du 4/6 dit :

" Aujourd’hui la guerre est finie. Nous attendons du ministre l’autorisation de pa­raître légalement. Rien ne justifie plus les mesures d’exception qui nous frappent ".

La guerre justifiait-elle donc les mesures d’exception ? Pendant la guerre la bourgeoisie prenait le prétexte de la " défense nationale ". Mais aujourd’hui la bourgeoisie dit par la voix des social-chauvins et de tous ses partis : " Nous avons gagné la première manche par tant de sacrifices, allons-nous maintenant tout compromettre ? Notre union qui était nécessaire contre l’ennemi est nécessaire maintenant pour refaire la France ". C’est à l’aide de cette argumentation que les Thorez et Cie veulent imposer à la classe ouvrière la politique du produire, produire, produire... Notre tâche ce n’est pas de passer l’éponge sur le passé et l’opposer au présent, car pour sa politique actuelle la bour­geoisie tire justement argument du passé. Si des mesures contre nous étaient justifiées pendant la guerre, elles le sont encore aujourd’hui, parce que la guerre et la paix ne sont que la continuation de la politique de la bourgeoisie impérialiste, axiome que Trotsky a si souvent rappelé et que vous oubliez.

Nous avons voulu par ces quelques exemples démontrer aux camarades que pour combattre nos adversaires il ne faut pas se laisser imposer leur tactique et leur argumentation. C’est par une idéologie et une argumentation radicalement contraire à celle de nos ennemis que nous pouvons imposer notre point de vue prolétarien, et non pas en acceptant les prémisses du raisonnement de la bourgeoisie, pour en tirer d’autres conclusions. Si nous engageons la lutte contre la calomnie sur le terrain de nos adversaires, nous sommes battus d’avance.

Ainsi vous brandissez actuellement comme principal argument les morts de la résistance. Mais le PC se réclame de ses dizaines de milliers de morts pour la résis­tance, connus dans tout le pays. C’est au nom de ces morts qu’il nous accuse et nous pourchasse.

Ce qui fait notre force, c’est notre politique énergique de défense des intérêts des masses, poursuivie sans hésitation et sans équivoque.

Mais au lieu de cette intransigeance vous lâchez prise dans chaque occasion grave, vous cédez à la pression ennemie au moment où il faudrait le plus y résister. Le 10 juin 1944 La Vérité écrivait :

" Les forteresses volantes et les tanks d’Eisenhower n’apporteront pas la libération des travailleurs de l’Europe. A la place de l’impérialisme allemand qui s’écroule, ils viennent imposer la domination du capital financier yankee et anglais ".

Deux mois après, au moment du plus grand déchaînement chauvin et du déferlement de la " libération ", La Vérité écrit (le 11 Août) :

" Hitler s’effondre. Les Américains approchent de Paris. La classe ouvrière doit mettre à profit la situation... "

La Vérité est-elle assez naïve pour croire qu’on pouvait transformer en insurrection prolétarienne une situation dont tout le cours antérieur avait préparé les masses à la " libération nationale ", notamment du fait du monopole d’influence des social-chauvins ? En réalité, La Vérité a ployé sous la pression des événements et le PCI a engagé ses militants à participer à " l’épuration ", duperie monstrueuse qui a permis à l’État bourgeois de traverser indemne les événements (rappelons-nous " l’insurrection " de la police).

De la même façon, La Vérité a dénoncé sous l’occupation la résistance d’union sacrée, mais lâche prise maintenant devant l’opinion publique petite-bourgeoise et en arrive à se réclamer de la résistance !

Pour nous, le levier pour le renversement de la situation, n’est pas dans des discussions avec " l’opinion publique ". Il est dans une politique révolutionnaire, hardie : à l’­heure où les masses voient qu’elles sont trahies de toutes parts, à l’heure où l’offensive gouvernementale se poursuit contre elles et que les chefs " ouvriers " se perdent en discours, les trotskistes doivent montrer aux masses que, ne s’effrayant ni de la calomnie ni des menaces, ils restent seuls à prendre la défense de leurs intérêts. Les ouvriers sont fatigués d’années de souffrances et de privations. Ils arrivent à exécrer les chefs traîtres qui détiennent actuellement dans les usines le rôle de premiers garde-chiourme. Dans ces conditions, deux ouvriers révolutionnaires, par un travail clandestin et intelligent, tiennent en échec toute une direction syndicale, parce que les ouvriers ont pu se rendre compte qu’il y avait quelqu’un pour prendre leur défense.

Au lieu de mener son offensive, La Vérité se perd en discussions et en disputes avec " l’opinion publique éclairée ", avec les "démocrates sincères". Et les ouvriers assis­tent à ces pleurnicheries, au lieu de rencontrer dans La Vérité un organe de combat et une réponse à leurs propres préoccupations.

Dans une interview de 1937, Trotsky a dit :

" Je suis sûr que dix ouvriers qui comprennent très bien la situation... gagneront une centaine d’ouvriers, et les cent ouvriers un millier de soldats. Ils seront victorieux à la fin de la guerre ; ça me semble très simple, mais je pense que c’est une bonne idée ".

Là se résument tous les problèmes de notre travail. Comment faire bien comprendre la situation à une centaine d’ouvriers, les gagner corps et âme à la politique révolutionnaire, en faire des cadres de la classe ouvrière et du trotskisme ; c’est par eux que nous pourrons apparaître aux masses comme leurs seuls défenseurs, dans ce monde où elles n’ont que des ennemis.

Ce sont là les problèmes de la construction du parti et de sa prolétarisation, de l’attitude envers les questions théoriques, du lien entre la théorie et la pratique. Ces problèmes il faut les poser devant l’ensemble du mouvement et à l’aide d’une discussion approfondie, à la lumière de l’expérience, poser un premier jalon dans la voie du redressement théorique et pratique du mouvement trotskiste en France. Hors de là un sort pire que celui du POUM attend notre mouvement.

La discussion du bilan de nos deux organisations ne serait pas à l’heure actuelle une concession de votre part, mais le devoir le plus élémentaire de notre travail révolutionnaire.

juillet 1945

UNION COMMUNISTE

(IVème Internationale)

Notes

[1] Nous demandons aux militants de lire ou de relire les ouvrages de Trotsky que nous avons cités Où va la France, Et Maintenant et Après la "Paix" impérialiste de Munich. [Note de Barta]

[2] Il s’agit de la désignation d’une commission d’enquête sur l’assassinat de Pamp (Mathieu Bucholz) par le PCF en septembre 1944. En juillet 1945 l’UC avait renouvelé sa demande, préalablement à toute discussion politique ".

[3] La Voix des Travailleurs, Bulletin inter-usines de l’opposition syndicale Lutte de Classes ne paraîtra qu’en octobre 1945. Mais l’UC avait déjà engagé un travail dans cette direction et certaines de ses publications d’entreprise portaient déjà ce nom.

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