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Simone Weil et le colonialisme

dimanche 15 septembre 2013, par Robert Paris

Qui est coupable de menées anti-françaises ?

Simone Weil

(1938 )

En condamnant Messali à deux années de prison, le tribunal a écarté l’inculpation de menées antifrançaises. Que peut-on en conclure, sinon qu’on n’a pas pu trouver de menées antifrançaises du Parti du Peuple Africain ? Et sans doute, si on n’a pas pu en trouver, c’est qu’il n’y en avait pas.

Il n’en est pas moins certain que l’amour de la France n’est pas très vif en ce moment au cœur des populations nord-africaines. Il y a apparemment, sur ce territoire, des menées antifrançaises. Mais qui se livre à ces menées ? Qui est coupable de faire le jeu des ambitions fascistes en discréditant la France et le régime démocratique ?

Pour moi, je suis Française. Je n’ai jamais été en Afrique du Nord. J’ignore tout des intrigues compliquées auxquelles peuvent se livrer l’Allemagne et l’Italie dans la population musulmane. Je crois pourtant en savoir assez pour porter une accusation. Une accusation qu’aucun tribunal ne confirmera, bien sûr.

J’accuse l’État français et les gouvernements successifs qui l’ont représenté jusqu’à ce jour, y compris les deux gouvernements de Front Populaire ; j’accuse les administrations d’Algérie, de Tunisie, du Maroc ; j’accuse le général Noguès, j’accuse une grande partie des colons et des fonctionnaires français de menées antifrançaises en Afrique du Nord. Tous ceux à qui il est arrivé de traiter un Arabe avec mépris ; ceux qui font verser le sang arabe par la police ; ceux qui ont opéré et opèrent l’expropriation progressive des cultivateurs indigènes ; ceux qui, colons, industriels, traitent leurs ouvriers comme des bêtes de somme ; ceux qui, fonctionnaires, acceptent, réclament qu’on leur verse pour le même travail un tiers de plus qu’à leurs collègues arabes ; voilà quels sont ceux qui sèment en territoire africain la haine de la France.

Lors des occupations d’usines, en juin 1936, la France s’est divisée en deux camps. Les uns ont accusé les militants ouvriers, ces « meneurs », ces « agitateurs », d’avoir excité les troubles. Les autres - et ces autres, c’étaient notamment les membres et les partisans du Front Populaire - ont répondu : Non, ceux qui ont mis au cœur des ouvriers tant de révolte, tant d’amertume, qui les ont amenés à recourir enfin à la force, ce sont les patrons eux-mêmes, à cause de la contrainte, de la terreur, de la misère qu’ils avaient fait peser pendant des années sur les travailleurs des usines.

À ce moment, en juin 1936, les hommes « de gauche » avaient compris comment, en France, se posait le problème. Aujourd’hui, c’est de l’Afrique du Nord qu’il s’agit ; et ces mêmes hommes ne comprennent plus. C’est pourtant le même problème qui se pose ; mais ils ne s’en sont pas aperçus. C’est toujours, partout, le même problème qui se pose. Toujours, partout où il y a des opprimés.

Il s’agit toujours de savoir, là où il y a oppression, qui met au cœur des opprimés l’amertume, la rancune, la révolte, le désespoir. Est-ce que ce sont ceux des opprimés qui, les premiers, osent dire qu’ils souffrent, et qu’ils souffrent injustement ? Ou est-ce que ce sont les oppresseurs eux-mêmes, du seul fait qu’ils oppriment ?

Des hommes qui, étant brimés, offensés, humiliés, réduits à la misère, auraient besoin de « meneurs » pour avoir le cœur plein d’amertume, de tels hommes seraient nés esclaves. Pour quiconque a un peu de fierté, il suffit d’avoir été humilié pour avoir la révolte au cœur. Aucun « meneur » n’est nécessaire. Ceux qu’on appelle les « meneurs », c’est-à-dire les militants, ne créent pas les sentiments de révolte, ils les expriment simplement. Ceux qui créent les sentiments de révolte, ce sont les hommes qui osent humilier leurs semblables.

Y a-t-il quelque part une race d’hommes si naturellement serviles qu’on puisse les traiter avec mépris sans exciter en eux, tout au moins, une protestation muette, une rancune impuissante ? Ce n’est certainement pas le cas de la race arabe, si fière lorsqu’elle n’est pas brisée par une force impitoyable. Mais ce n’est le cas d’aucune race d’hommes. Tous les hommes, quels que soient leur origine, leur milieu social, leur race, la couleur de leur peau, sont des êtres naturellement fiers. Partout où on opprime des hommes, on excite la révolte aussi inévitablement que la compression d’un ressort en amène la détente.

Cette vérité, les hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir la comprennent un peu lorsque les opprimés sont des ouvriers français, et les oppresseurs, les patrons. Ils ne la comprennent plus du tout lorsque les opprimés sont les indigènes des colonies, et les oppresseurs, entre autres, eux-mêmes, hommes au pouvoir. Pourquoi ? Croient-ils que le fait d’avoir la peau de couleur un peu foncée rend l’humiliation plus facile à supporter ? S’ils le croient, j’appelle de tous mes vœux le jour où les faits les forceront de reconnaître qu’ils se sont trompés. Le jour où les populations indigènes des colonies françaises auront enfin l’équivalent de ce qu’ont été, pour les ouvriers français, les journées de juin 1936.

Je n’oublierai jamais le moment où, pour la première fois, j’ai senti et compris la tragédie de la colonisation. C’était pendant l’Exposition Coloniale, peu après la révolte de Yen-Bay en Indochine. Un jour, par hasard, j’avais acheté le Petit Parisien ; j’y vis, en première page, le début de la belle enquête de Louis Roubaud sur les conditions de vie des Annamites, leur misère, leur esclavage, l’insolence toujours impunie des blancs. Parfois, le cœur plein de ces articles, j’allais à l’Exposition Coloniale ; j’y trouvais une foule béate, inconsciente, admirative. Pourtant beaucoup de ces gens avaient certainement lu, le matin même, un article poignant de Louis Roubaud.

Il y a sept ans de cela. Je n’eus pas de peine, peu de temps après, à me convaincre que l’Indochine n’avait pas le privilège de la souffrance parmi les colonies françaises. Depuis ce jour, j’ai honte de mon pays.

Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de lui demander pardon. Pardon pour toutes les douleurs, toutes les humiliations qu’on lui a fait souffrir, qu’on a fait souffrir à leur peuple. Car leur oppresseur, c’est l’État français, il le fait au nom de tous les Français, donc aussi, pour une petite part, en mon nom. C’est pourquoi, en présence de ceux que l’État français opprime, je ne peux pas ne pas rougir, je ne peux pas ne pas sentir que j’ai des fautes à racheter.

Mais si j’ai honte de mon pays depuis sept ans, j’éprouve, depuis un an et demi, un sentiment encore plus douloureux. J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française.

Que les ouvriers français, mal informés, harassés par le travail d’usine, ne se préoccupent pas beaucoup de ce qui se passe dans des territoires lointains, c’est assez excusable. Mais depuis des années ils voient leurs compagnons de travail nord-africains souffrir à leurs côtés plus de souffrances qu’eux-mêmes, subir plus de privations, plus de fatigues, un esclavage plus brutal. Ils savent que ces malheureux sont encore des privilégiés par rapport aux autres malheureux qui, poussés par la faim, ont vainement essayé de venir en France. Le contact a pu s’établir entre travailleurs français et arabes au cours des longues journées d’occupation des usines. Les ouvriers français ont constaté à ce moment-là comment l’Étoile Nord-Africaine les a soutenus ; ils l’ont vue défiler avec eux le 14 juillet 1936. Pourtant ils l’ont laissé dissoudre sans protester. Ils sont restés indifférents à la condamnation de Messali. Ils voient, semble-t-il, avec indifférence leurs malheureux camarades privés d’allocations familiales.

Quant aux organisations antifascistes, elles se chargent, par leur attitude à l’égard des colonies, d’une honte ineffaçable. Y a-t-il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la S.F.I.O. et de la C.G.T., qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ?

*

Les outrages déshonorent ceux qui les infligent bien plus que ceux qui les subissent. Toutes les fois qu’un Arabe ou un Indochinois est insulté sans pouvoir répondre, frappé sans pouvoir rendre les coups, affamé sans pouvoir protester, tué impunément, c’est la France qui est déshonorée. Et elle est, hélas, déshonorée de cette manière tous les jours.

Mais l’outrage le plus sanglant, c’est quand elle envoie de force ceux qu’elle prive de leur dignité, de leur liberté, de leur pays, mourir pour la dignité, la liberté, la patrie de leurs maîtres. Dans l’antiquité, il y avait des esclaves, mais les citoyens seuls combattaient. Aujourd’hui on a trouvé mieux ; on réduit d’abord des populations entières à l’esclavage, et ensuite on s’en sert comme de chair à canon.

Pourtant les opprimés des colonies peuvent trouver une amère consolation dans la pensée que leurs vainqueurs subissent parfois à cause d’eux une misère égale à celle qu’ils leur infligent. Quand on étudie l’histoire de l’avant-guerre, on voit que c’est le conflit concernant le Maroc qui a envenimé les rapports franco-allemands au point de faire tourner, en 1914, l’attentat de Sarajevo en catastrophe mondiale. La France a vaincu et soumis les Marocains, mais c’est à cause de ces Marocains vaincus et soumis que tant de Français ont croupi pendant quatre ans dans les tranchées. Ce fut leur punition, et elle était méritée. Aujourd’hui, si un nouveau conflit éclate, la question coloniale en sera encore l’origine. Une fois de plus les Français souffriront, mourront, et une fois de plus ils l’auront mérité.

Quant à l’Afrique du Nord, j’aime à croire qu’elle perd de plus en plus l’envie d’être un réservoir de chair à canon. Il n’est pas besoin, pour lui faire perdre cette envie un peu plus tous les jours, que Berlin, Rome ou Moscou exercent leur influence. La France s’en charge.

De même il n’est pas besoin de Rome ni de Berlin pour que l’Afrique du Nord se détache un peu plus tous les jours de la cause antifasciste. Le Front Populaire, parvenu au pouvoir, s’en charge, en continuant à laisser subir aux populations d’Afrique du Nord plus de douleurs et plus d’outrages que n’en subissent les peuples soumis aux régimes fascistes.

Le principal auteur des menées antifrançaises en Afrique du Nord, c’est la France. Les principaux auteurs de menées fascistes en Afrique du Nord, ce sont, sauf exceptions, les organisations antifascistes.

“ Ces membres palpitants de la patrie ”

(10 mars 1938)

Il y a quelques semaines, un article paru dans notre grande presse d’information, se réclamant pour une fois de Jaurès, et voulant écraser d’un coup tous les raisonnements possibles en faveur des revendications allemandes, appelait les colonies « ces membres palpitants de la patrie » . On ne peut refuser à cette expression un singulier bonheur, une grande valeur d’actualité. Palpitants, oui. Sous la faim, les coups, les menaces, les peines d’emprisonnement ou de déportation ; devant l’aspect redoutable des mitrailleuses ou des avions de bombardement. Une population domptée, désarmée serait palpitante à moins.

Si les colonies sont palpitantes, la mère-patrie ne palpite guère avec elles. La tragédie de l’Afrique du Nord se poursuit au milieu d’une indifférence presque complète. Le Populaire du moins avait publié, sur le Maroc, une série émouvante d’articles de Magdeleine Paz. Les autres journaux, ou bien ne se sont pas aperçus qu’il y a une crise nord-africaine, ou bien y ont vu exclusivement une crise de l’autorité française.

En vérité, il semble que les Français aient été bien plus remués par les événements de Chine que par les événements d’Afrique du Nord. Sans doute en Chine, on tue beaucoup plus de gens, on y tue même des enfants - à ce propos, comment vivront donc les enfants de ceux qui sont tombés récemment sous les balles françaises au Maroc ? Mais enfin, ce qui se passe en Chine, nous n’y pouvons pas grand-chose ; et il n’est pas sûr qu’une action dans ce domaine ne mettrait pas le feu à l’Europe et au monde. Tandis qu’en Afrique du Nord on pourrait être un peu humain, on pourrait préserver des vies d’enfants - car les enfants ne meurent pas seulement sous les bombes d’avion, la faim les tue très bien - sans courir des risques si effroyables. Il suffirait de le vouloir.

En voyant aujourd’hui tant de bons bourgeois, d’un impérialisme naïf, s’émouvoir pour la Chine, exécrer les Japonais, on se demande malgré soi si les sympathies qu’excite en France la Chine ne sont pas du même ordre que celles éprouvées par les riches en faveur des « bons pauvres » , des pauvres qui « savent rester à leur place » . La Chine, jusqu’ici, a su rester à sa place, sa place de peuple inférieur, humblement respectueux des blancs. Les Japonais sont des jaunes intolérablement présomptueux : ils veulent civiliser en massacrant - ils veulent faire comme les blancs !Quant aux Nord-Africains, quelques-uns d’entre eux - de simples « meneurs » , heureusement - sont peut-être encore pires : ils ne veulent pas être massacrés, ni même brimés et humiliés. Prétention d’autant plus exorbitante que, le jour où la France, en la personne de son gouvernement ou d’un ambassadeur, aura subi une humiliation, on les autorisera à tuer et à mourir pour venger cette humiliation. Que leur faut-il de plus, en fait de dignité ?

*

Parmi tous les événements qui se sont passés récemment en Afrique du Nord, le plus caractéristique peut-être, bien qu’il y en ait eu de plus tragiques, est l’histoire de l’Étoile Nord-Africaine.

L’Étoile Nord-Africaine fut autrefois tenue sur les fonts de baptême par le parti communiste premier style. Au bout d’un certain temps, elle a su conquérir son indépendance d’organisation adulte ; c’est ce qui lui a permis, ces dernières années, de ne pas se retourner contre les revendications vitales des peuples colonisés. Elle est composée exclusivement de Nord-Africains, ou plus exactement d’Algériens, et exclusivement de travailleurs, au sens le moins large du terme ; elle ne compte dans ses rangs ni un blanc, ni un intellectuel. Son influence, sans être insignifiante en Algérie, s’exerce surtout en France, où elle a su grouper la très grande majorité des travailleurs algériens.

La plupart des Français ignorent dans quelles conditions vivent et ont vécu, surtout avant juin 1936, les ouvriers algériens qui travaillent chez nous. Privés de la plupart des droits dont jouissent leurs camarades français, toujours passibles d’un renvoi brutal dans leur pays d’origine qu’ils ont quitté chassés par la faim, voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris même par ceux de leurs compagnons de travail qui ont une peau d’autre couleur, il est difficile d’imaginer plus complète humiliation. L’Étoile Nord-Africaine a su donner à ces hommes une dignité, un but, une organisation à eux, un idéal à eux ; cet idéal ne les rattachait pas seulement à l’ensemble du monde musulman, il les rattachait d’une manière bien plus étroite à l’ensemble de leurs frères de classe, y compris ceux qui méconnaissaient cette fraternité en les traitant en inférieurs. C’est grâce à l’Étoile Nord-Africaine que les patrons n’ont pas trouvé en eux une masse de jeunes manœuvrables à merci ; c’est grâce à elle, notamment, qu’ils ont participé à l’occupation des usines en juin 1936, assurant ainsi la victoire, au lieu du désastre, dans un certain nombre d’usines importantes où ils constituaient une large part du personnel. L’Étoile Nord-Africaine a défilé en rangs pressés dans le cortège du 14 juillet 1936, fournissant le spectacle le plus poignant peut-être dans cette journée si riche en émotions. Aujourd’hui, les trois ou quatre hommes dont le travail, le courage, l’intelligence ont rendu cette grande chose possible, sont en prison dans une prison française et pour deux ans.

Bien sûr l’Étoile Nord-Africaine faisait partie de ce qu’on appelle le nationalisme Nord-Africain. Son rêve lointain était la constitution progressive d’un État de l’Afrique du Nord, dont les rapports avec la France auraient pu être, par exemple, ceux d’un Dominion anglais avec l’Angleterre. Ses revendications immédiates étaient l’extension des libertés démocratiques aux indigènes, la suppression du Code de l’indigénat, cet ensemble de contraintes à côté de quoi les régimes totalitaires apparaissent, par comparaison, presque libéraux, et, en France, l’égalité des travailleurs algériens et des travailleurs français. Comme toutes les organisations qui groupent des opprimés, comme, par exemple, les organisations du prolétariat français, elle hésitait entre une opposition radicale, violente, et le réformisme, penchant vers l’un ou vers l’autre selon qu’il apparaissait ou non des possibilités de réformes. Le Rassemblement populaire lui donna l’espérance de progrès importants et paisibles ; elle y adhéra avec enthousiasme. Quand Viénot conclut le traité franco-syrien, sa grande revendication fut l’élaboration progressive d’un statut analogue pour l’Afrique du Nord. Certains affirmeront-ils que ces dispositions pacifiques étaient feintes, que l’Étoile Nord-Africaine ne rêvait que de violences ? Encore faudrait-il le prouver. Ce qui est incontestable, c’est que l’Étoile n’a pas changé de politique entre le moment où elle a été reçue au Rassemblement populaire, où elle a pris part au défilé du 14 juillet, et le moment où soudain, brutalement, le gouvernement Blum l’a dissoute.

*

On n’a jamais donné les motifs de cette dissolution. On s’est contenté de prendre des airs mystérieux, en insinuant « Ah ! si vous saviez ce que nous savons ! » Nous connaissons ces airs-là. Bien naïfs ceux sur qui ils feraient impression. Mais le plus intéressant, c’est ce qui a suivi. Quelques organisations adhérant au Rassemblement populaire ont proposé à ce dernier d’exclure l’Étoile en raison du décret de dissolution porté contre elle. On considérait donc, notons-le, que, bien que dissoute, elle était toujours membre du Rassemblement populaire, puisqu’on proposait de l’exclure. Le représentant de la C.G.T. et celui du C.V.I.A. demandèrent et obtinrent qu’elle ne fût pas exclue sans que son chef, Messali, fût entendu. Messali constitua un dossier, le communiqua à quelques membres du Comité de Rassemblement populaire. Cependant il ne fut pas convoqué officiellement pour être entendu, et la question de l’exclusion ne fut plus posée. L’Étoile Nord-Africaine bien que dissoute depuis des mois, est donc toujours membre du Rassemblement populaire !

Messali, ayant sous les yeux l’exemple des ligues fascistes, pouvait à bon droit considérer la dissolution comme une invitation à reconstituer une organisation semblable sous un autre nom. Il est vrai qu’en y réfléchissant bien, il y a quelque chose comme une action judiciaire intentée contre les ligues fascistes ; mais elle ressemble singulièrement à une inaction judiciaire. Au reste, cette action, si action il y a, repose sur une définition des ligues caractérisées comme des organisations para-militaires. Tel n’a jamais été le caractère de l’Étoile, et, à ma connaissance, on ne l’en a même jamais accusée. S’il en avait été autrement, aurait-elle été admise au Rassemblement populaire ? Cependant c’est pour avoir reconstitué cette organisation qui n’est pas une ligue, qui est toujours membre du Rassemblement populaire, que, sous un gouvernement qui émane du Rassemblement populaire, Messali et trois de ses camarades ont été condamnés à deux ans de prison. Pour ce seul délit ; car l’inculpation de menées antifrançaises a été écartée par le tribunal, qui a retenu seulement celle de reconstitution de ligue dissoute.

Peut-on se permettre de demander ce que doivent faire les hommes, les militants qui ont appartenu à l’Étoile Nord-Africaine ? S’ils veulent se grouper, on pourra toujours les accuser d’avoir reconstitué l’Étoile. C’est à vrai dire une pure et simple interdiction de s’organiser, et sous peine de prison, qui a été portée contre eux sans aucune explication. Ce ne sont pas seulement les quatre militants frappés par la condamnation qui en subissent durement l’atteinte, c’est bien plus encore tant de milliers d’hommes malheureux, opprimés, qui n’avaient à eux que leur organisation, et qui en sont privés. Croit-on sérieusement qu’ils se résigneront à cet état de chose, et qu’ils n’iront pas du seul côté où apparemment il soit permis de s’organiser, c’est-à-dire à droite ? On nous dit qu’il y avait des Algériens parmi les « cagoulards ». S’il n’y avait pas des milliers, des milliers et des milliers d’Algériens, ce n’est pas la faute de notre gouvernement. Et si un jour comme en Espagne, l’Afrique du Nord déverse chez nous des flots d’indigènes armés sous la conduite de généraux factieux, la « justice immanente » ne serait-elle pas sans doute satisfaite au moment où tels grands personnages périraient de la main d’un Arabe ?

On colporte, bien entendu, contre l’Étoile Nord-Africaine, les mêmes bruits de collusion avec le fascisme espagnol ou italien qu’on a colportés lorsqu’on voulait l’exclure du Rassemblement populaire ; à ce moment, Messali les a complètement réfutés. Ce qui était faux alors serait-il devenu vrai depuis ? Comme on a pris soin de mettre Messali et ses camarades en prison, il leur est difficile de prouver le contraire ; qui sait d’ailleurs ce que peut devenir une organisation composée d’hommes malheureux, en général ignorants, quand on la prive brutalement des chefs en qui elle a mis sa confiance ?

*

Au reste, ces collusions avec le fascisme, si - comme je le crois pour ma part - elles n’existent pas, existeront indubitablement pour peu que la même politique se poursuive. Ceux qui préconisent cette politique triompheront alors d’avoir vu si clair. Ils ne comprendront pas que les vrais auteurs de ces collusions, ce sont eux, et je parle pour les membres du gouvernement responsables de cette politique comme pour ceux qui les ont conseillés.

Ce sont eux qui sont coupables de menées antifrançaises en Afrique du Nord, en achevant d’y rendre la France odieuse. Eux qui, dès mars 1937, trouvaient presque naturel que la police tire sur les grévistes, dès lors que ces grévistes étaient simplement des mineurs indigènes de Tunisie, contraints de travailler douze heures, à un rythme épuisant, pour des salaires infimes ; Blum, qui a pleuré après Clichy, n’a pas jugé les dix-neuf morts arabes de Metlaoui dignes de ses larmes. Eux qui ont laissé le général Noguès terminer cette même année 1937 au Maroc par la provocation, la terreur et les tueries. Eux qui ont fait si peu que rien pour donner aux milliers de milliers d’hommes qui subissent la faim et l’esclavage en Afrique du Nord plus de pain et de liberté, pour aménager la culture, alléger le budget, réformer le cade de l’Indigénat. Eux qui refusent aux Nord-Africains venus en France le bénéfice des allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord, les contraignant à des privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats. Eux qui ont condamné Messali à la privation des droits civiques, au moment même où les élections cantonales lui donnaient une victoire éclatante dès le premier tour. Et ce ne sont là que quelques faits cités au hasard.

Ils sont plaisants vraiment, ceux qui parlent avec scandale et comme d’un crime, de collusions possibles entre les indigènes Nord-Africains et le fascisme. Et pourquoi donc, ayant tâté de tout le reste et toujours vu leurs espoirs déçus, ne tâteraient-ils pas aussi du fascisme avant de sombrer dans un complet désespoir ? Sans doute savons-nous bien qu’avec le fascisme les malheureux ne tomberont pas mieux. Du moins peuvent-ils se dire qu’ils ne risquent guère de tomber plus mal. On croirait vraiment, à entendre la plupart de nos camarades, que le Front populaire possède un droit absolu, un droit divin au soutien, à la fidélité des opprimés, y compris ceux qu’il foule aux pieds. Ne leur fait-il pas « en les croquant, beaucoup d’honneur » ? N’est-on pas plus libre, mis en prison par un gouvernement de gauche, qu’en liberté sous un gouvernement de droite ?

Je ne terminerai pas en disant qu’il est scandaleux de voir une telle politique menée par un gouvernement de Front populaire. Non. Pourquoi feindre de croire à une fiction qu’on connaît pour telle ? Un pareil gouvernement, héritier du Cartel, est bien dans la ligne de celui qui, en 1924-1925, fit la guerre au Maroc. Que dire pourtant du rôle des socialistes ? Sans doute, le parti socialiste, en tant que parti, s’est-il ému ces derniers temps du drame Nord-Africain. Mais qu’ont fait ses ministres au pouvoir ? On sait que Dormoy s’est déchargé de l’Algérie sur Raoul Aubaud, mais celui-ci n’était qu’un sous-secrétaire d’État ; qui croira que le ministre de l’Intérieur n’avait pas le pouvoir de faire mettre Messali et ses camarades en liberté ? Sans doute aussi l’Afrique du Nord ne se trouvait-elle pas placée sous l’autorité de Marius Moutet ; mais le Gabon s’y trouvait placé ; qui, dès lors, est responsable de la déportation meurtrière du professeur marocain El Fassi au Gabon, dans un climat fatal pour un malade comme lui ?

Quand on récapitule les événements de ces derniers mois en Afrique du Nord, et qu’on songe ensuite aux problèmes brûlants de la politique extérieure, on ne peut que rire amèrement. Ce sont ces colonies infortunées qui pourraient nous valoir une guerre européenne ! Quel juste retour si, à cause de ces hommes de peau diversement colorée que nous abandonnons si froidement à leur misère, chaque Français devait être voué aux misères non moins atroces du P.C.D.F. ! Nous les laissons périr, et nous périrons pour pouvoir continuer à les laisser périr ! Et c’est cette France que beaucoup voudraient lancer dans une croisade libératrice pour l’Espagne ou pour la Chine. Sans doute alors les Indochinois, les Nord-Africains seraient-ils admis parmi les premiers à l’honneur de mourir pour la liberté des peuples ?

(Vigilance, n° 63, 10 mars 1938.)

Messages

  • Bien entendu, il ne faut ps confondre Simone Weil qui a été révolutionnaire à ses débuts puis mystique religieuse et Simone Veil qui a toujours été une dirigeante de droite...

  • « Je n’oublierai jamais le moment ou, pour la première fois, j’ai senti et compris la tragédie de la colonisation. [. .. ] Depuis ce jour, j’ai honte de mon pays. Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de lui demander pardon. Pardon pour toutes les douleurs, toutes les humiliations qu’on lui a fait souffrir, qu’on a fait souffrir à leur peuple. Car leur oppresseur, c’est l’Etat français, il le fait au nom de tous les Français, donc aussi, pour une petite part, en mon nom. C’est pourquoi, en présence de ceux que l’Etat français opprime, je ne peux pas ne pas rougir, je ne peux pas ne pas sentir que j’ai des fautes à racheter. »

    Simone Weil, Qui est coupable des menées antifrançaises » (1938), dans Écrits historiques et politiques

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