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La dialectique de l’économie capitaliste, telle que l’a exposée Karl Marx dans « La Critique de l’Economie Politique »

jeudi 8 mai 2014, par Robert Paris

La dialectique de l’économie capitaliste, telle que l’a exposée Karl Marx dans « La Critique de l’Economie Politique »

Emile Botigelli introduit la « Critique » :

« Les études auxquelles Marx s’est livré sont déjà assez poussées pour qu’il envisage tout de suite de passer à la rédaction de ses conclusions. Et dès le 23 août 1857 il commence à écrire une introduction à la critique de l’économie politique qui constitue le premier en date des travaux originaux, fruits de ses recherches personnelles dont l’aboutissement sera « Le Capital ». Le plan qu’il adopte montre que déjà cette critique de l’économie politique est extrêmement claire dans son esprit. Examinant à la suite les unes des autres les grandes catégories adoptées par les savants bourgeois, il montre quelle est leur imprécision et met en lumière leurs rapports dialectiques. Par là même il définit sa propre méthode qui s’oppose aussi bien à la classification abstraite des concepts généraux de l’économie qu’à leur étude dans l’ordre où ils se sont présentés historiquement. Les phénomènes économiques apparaissent, au stade de développement qu’est le capitalisme, sous un aspect qui permet leur étude somme toute à l’état pur. Il faut partir du concept pour remonter à l’abstrait, et, une fois les concepts clairement établis, revenir vers le concret pour les enrichir de toute la complexité de leurs déterminations. C’est donc une étude de méthodologie que représente à vrai dire celle introduction ; elle montre que Marx a déjà élaboré une critique assez poussée de la science bourgeoise de l’économie politique pour en déceler les vices de méthode et s’élever au point de vue philosophique. »

Citons quelques extraits de l’ouvrage :

« Si, du point de vue de la valeur d’usage, la marchandise prise isolément apparaissait à l’origine comme un objet indépendant, en revanche, comme valeur d’échange, elle était dès l’abord considérée par rapport à toutes les autres marchandises. Toutefois, cette relation n’était qu’un rapport théorique, existant dans la pensée. C’est seulement dans le procès d’échange qu’il se manifeste. D’autre part, la marchandise est bien valeur d’échange, pour autant qu’elle renferme un quantum déterminé de temps de travail mis en œuvre pour la produire et qu’elle est ainsi du temps de travail matérialisé. Mais, telle qu’elle est de façon immédiate, elle est seulement du temps de travail individuel matérialisé, ayant un contenu particulier, et non du temps de travail général. Elle n’est donc pas immédiatement valeur d’échange, mais doit tout d’abord le devenir. En premier, elle ne peut être matérialisation du temps de travail général qu’autant qu’elle représente du temps de travail appliqué à un but utile déterminé, donc contenu dans une valeur d’usage. C’était seulement à cette condition matérielle que le temps de travail contenu dans les marchandises était supposé travail général, social. Si donc la marchandise ne peut devenir valeur d’usage qu’en se réalisant comme valeur d’échange, elle ne peut, d’autre part, se réaliser comme valeur d’échange qu’en s’affirmant valeur d’usage dans son aliénation. Une marchandise ne peut être aliénée comme valeur d’usage qu’au profit de celui pour qui elle est valeur d’usage, c’est-à-dire objet de besoin particulier. D’autre part, elle n’est aliénée qu’en échange d’une autre marchandise, ou encore, en nous plaçant au point de vue du possesseur de l’autre marchandise, celui-ci ne peut également aliéner, c’est-à-dire réaliser, sa marchandise qu’en la mettant en contact avec le besoin particulier dont elle est l’objet. Dans leur aliénation universelle, en tant que valeurs d’usage, les marchandises sont rapportées les unes aux autres d’après leur différence matérielle d’objets particuliers, satisfaisant par leurs propriétés spécifiques des besoins particuliers. Mais, en tant que simples valeurs d’usage, elles sont choses indifférentes les unes aux autres, et, bien plutôt, sans rapport entre elles. En tant que valeurs d’usage, elles ne peuvent être échangées qu’en se rapportant à des besoins particuliers. Mais elles ne sont échangeables qu’en tant qu’équivalents, et elles ne sont des équivalents que comme quantités égales de temps de travail matérialisé, ce qui efface toute considération de leurs qualités naturelles de valeurs d’usage et, par suite, du rapport des marchandises aux besoins particuliers. Comme valeur d’échange, au contraire, une marchandise se manifeste en remplaçant comme équivalent n’importe quel quantum déterminé de toute autre marchandise, la première marchandise, étant indifféremment valeur d’usage ou non pour le possesseur de l’autre marchandise. Mais, pour le possesseur de l’autre marchandise, elle ne devient marchandise que dans la mesure où elle est pour lui valeur d’usage et, pour son propre possesseur, elle ne devient valeur d’échange que dans la mesure où elle est marchandise pour l’autre. Le rapport entre les marchandises doit donc être à la fois un rapport où elles apparaissent en tant que grandeurs essentiellement semblables, ne différant que quantitativement ; il doit s’exprimer par une mise en équation où elles apparaissent comme matérialisation du temps de travail général, et il doit en même temps être leur rapport en tant qu’objets qualitativement différents, que valeurs d’usage particulières répondant à des besoins particuliers, bref un rapport qui distingue les marchandises en tant que valeurs d’usage réelles. Or cette mise en équation et cette différenciation s’excluent réciproquement. Ainsi s’établit non seulement un cercle vicieux, la solution de l’un des problèmes supposant l’autre résolu, mais un ensemble d’exigences contradictoires, la réalisation de l’une des conditions étant directement liée à la réalisation de son contraire.

Le procès d’échange des marchandises doit être à la fois le développement et la solution de ces contradictions, qui ne sauraient toutefois s’y manifester sous une forme aussi simple. Nous avons vu seulement que les marchandises elles-mêmes sont rapportées les unes aux autres en tant que valeurs d’usage, c’est-à-dire que les marchandises apparaissent comme valeurs d’usage à l’intérieur du procès d’échange. La valeur d’échange, au contraire, telle que nous l’avons considérée jusqu’ici, n’existait que sous la forme abstraite que nous lui avons donnée ou, si l’on veut, sous la forme abstraite que lui donne le possesseur de marchandises individuel, qui a la marchandise, en tant que valeur d’usage, dans son grenier, et l’a, en tant que valeur d’échange, sur la conscience. Or, à l’intérieur du procès d’échange, les marchandises elles-mêmes doivent exister les unes pour les autres, non seulement comme valeurs d’usage, mais comme valeurs d’échange, et ce mode d’existence qui est le leur doit apparaître comme le propre rapport des marchandises entre elles. La difficulté, qui nous a tout d’abord arrêtés, était que, pour se manifester comme valeur d’échange, comme travail matérialisé, la marchandise doit être préalablement aliénée comme valeur d’usage, trouver acquéreur, alors qu’inversement son aliénation comme valeur d’usage suppose son existence comme valeur d’échange. Mais supposons cette difficulté résolue. Supposons que la marchandise ait dépouillé sa valeur d’usage particulière et que, par l’aliénation de celle-ci, elle ait rempli la condition matérielle d’être du travail socialement utile au lieu d’être du travail particulier de l’individu pour lui-même. Il faut alors que, dans le procès d’échange, la marchandise, en tant que valeur d’échange, devienne pour les autres marchandises équivalent général, travail général matérialisé, et qu’elle acquière ainsi non plus l’efficacité limitée d’une valeur d’usage particulière, mais la faculté d’être représentée immédiatement dans toutes les valeurs d’usage considérées comme ses équivalents. Or chaque marchandise est la marchandise qui doit, par l’aliénation de sa valeur d’usage particulière, apparaître comme la matérialisation directe du temps de travail général. Mais, d’autre part, dans le procès d’échange, seules s’affrontent des marchandises particulières, c’est-à-dire des travaux d’individus isolés que matérialisent des valeurs d’usage particulières. Le temps de travail général lui-même est une abstraction qui, comme telle, n’existe pas pour les marchandises. (…)

Chaque marchandise doit, par l’aliénation de sa valeur d’usage, donc de son mode d’existence primitif, acquérir son mode d’existence adéquat de valeur d’échange. La marchandise doit donc avoir dans le procès d’échange un mode d’existence double. D’autre part, son second mode d’existence comme valeur d’échange ne peut être qu’une autre marchandise, car dans le procès d’échange ne s’affrontent que des marchandises. Comment représenter directement une marchandise particulière comme temps de travail général matérialisé, ou encore, ce qui revient au même, comment donner directement au temps de travail individuel qui est matérialisé dans une marchandise particulière le caractère de la généralité ? (…)
Si, pour apparaître les unes aux autres comme valeurs d’échange, les marchandises acquièrent ainsi un double mode d’existence, la marchandise exclue, en tant qu’équivalent général, acquiert, elle, une double valeur d’usage. Outre sa valeur d’usage particulière comme marchandise particulière, elle acquiert une valeur d’usage générale.
Cette valeur d’usage, qui lui est propre, est elle-même une détermination formelle, c’est-à-dire qu’elle résulte du rôle spécifique que joue cette marchandise dans le procès d’échange, en raison de l’action universelle qu’exercent sur elle les autres marchandises. Objet d’un besoin particulier, la valeur d’usage de chaque marchandise a une valeur différente entre des mains différentes ; elle a, par exemple, une autre valeur entre les mains de celui qui l’aliène, qu’entre les mains de celui qui se l’approprie. La marchandise exclue comme équivalent général est maintenant l’objet d’un besoin général engendré par le processus d’échange lui-même et a pour tous la même valeur d’usage : elle est support de la valeur d’échange, moyen d’échange général. Ainsi se trouve résolue, dans cette marchandise, la contradiction que renferme la marchandise en soi : comme valeur d’usage particulière, la marchandise est à la fois équivalent général et, par suite, valeur d’usage générale. Tandis, donc, que maintenant toutes les autres marchandises trouvent tout d’abord la représentation de leur valeur d’échange dans une équation idéale, qu’il faut d’abord réaliser avec la valeur d’usage de la marchandise exclusive, dans cette marchandise exclusive la valeur d’usage, bien que réelle, apparaît dans le procès même comme un mode d’existence purement formel, qui ne se réalisera qu’en se transformant en valeurs d’usage réelles. A l’origine, la marchandise se présentait comme marchandise en général, comme temps de travail général matérialisé dans une valeur d’usage particulière. Dans le procès d’échange, toutes les marchandises se rapportent à la marchandise exclusive en tant que marchandise tout court, à la marchandise, mode d’existence du temps de travail général dans une valeur d’usage particulière. En tant que marchandises particulières, les marchandises se comportent donc de façon antithétique à l’égard d’une marchandise particulière considérée comme la marchandise générale. Ainsi, le fait que les possesseurs de marchandises se réfèrent réciproquement à leurs travaux en tant que travail social général se présente ainsi : ils se réfèrent à leurs marchandises comme valeurs d’échange, le rapport réciproque des marchandises entre elles, entant que valeurs d’échange, apparaît dans le procès d’échange comme leur rapport général à une marchandise particulière, considérée comme l’expression adéquate de leur valeur d’échange, et à son tour ce rapport apparaît inversement comme le rapport spécifique de cette marchandise particulière à toutes les autres marchandises et par suite comme le caractère déterminé, pour ainsi dire social par sa nature, d’un objet. La marchandise particulière qui représente ainsi le mode d’existence adéquat de la valeur d’échange de toutes les marchandises, ou encore la valeur d’échange des marchandises sous la forme d’une marchandise particulière, exclusive, c’est... l’argent. Il est une cristallisation de la valeur d’échange des marchandises que celles-ci produisent dans le procès d’échange lui-même. Donc, tandis qu’à l’intérieur du procès d’échange les marchandises accèdent les unes pour les autres à l’existence de valeurs d’usage, en dépouillant toute détermination formelle et en se rapportant les unes aux autres sous leur forme matérielle immédiate, il leur faut, pour apparaître les unes aux autres comme valeurs d’échange, acquérir une nouvelle détermination formelle, en venir à la création de l’argent. L’argent n’est pas un symbole, pas plus que l’existence d’une valeur d’usage comme marchandise n’est un symbole. Le fait qu’un rapport social de production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées, dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des propriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d’une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d’échange. (…)

Les adversaires des économistes - adversaires de l’intérieur ou du dehors, - qui leur reprochent de dissocier d’une façon barbare des choses formant un tout, se placent ou bien sur le même terrain qu’eux, ou bien au-dessous d’eux. Rien de plus banal que le reproche fait aux économistes de considérer la production trop exclusivement comme une fin en soi et alléguant que la distribution a tout autant d’importance. Ce reproche repose précisément sur la conception économique suivant laquelle la distribution existe en tant que sphère autonome, indépendante, à côté de la production. Ou bien [on leur reproche] de ne pas considérer dans leur unité ces différentes phases. Comme si cette dissociation n’était pas passée de la réalité dans les livres, mais au contraire des livres dans la réalité, et comme s’il s’agissait ici d’un équilibre dialectique de concepts et non pas de la conception des rapports réels !

Double caractère de la consommation, subjectif et objectif : d’une part, l’individu qui développe ses facultés en produisant les dépense également, les consomme dans l’acte de la production, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement : consommation des moyens de production que l’on emploie, qui s’usent, et qui se dissolvent en partie (comme par exemple lors de la combustion) dans les éléments de l’univers. De même pour la matière première, qui ne conserve pas sa forme et sa constitution naturelles, mais qui se trouve consommée. L’acte de production est donc lui-même dans tous ses moments un acte de consommation également. Les économistes, du reste, l’admettent. La production considérée comme immédiatement identique à la consommation et la consommation comme coïncidant de façon immédiate avec la production, c’est ce qu’ils appellent la consommation productive. Cette identité de la production et de la consommation revient à la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio [Toute détermination est négation].
Mais cette détermination de la consommation productive n’est précisément établie que pour distinguer la consommation qui s’identifie à la production, de la consommation proprement dite, qui est plutôt conçue comme antithèse destructrice de la production. Considérons donc la consommation proprement dite.
La consommation est de manière immédiate également production, de même que dans la nature la consommation des éléments et des substances chimiques est production de la plante. Il est évident que dans l’alimentation, par exemple, qui est une forme particulière de la consommation, l’homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d’une manière ou d’une autre, contribue par quelque côté à la production de l’homme. Production consommatrice. Mais, objecte l’économie, cette production qui s’identifie à la consommation est une deuxième production, issue de la destruction du premier produit. Dans la première le producteur s’objectivait ; dans la seconde, au contraire, c’est l’objet qu’il a créé qui se personnifie. Ainsi, cette production consommatrice - bien qu’elle constitue une unité immédiate de la production et de la consommation - est essentiellement différente de la production proprement dite. L’unité immédiate, dans laquelle la production coïncide avec la consommation et la consommation avec la production, laisse subsister leur dualité foncière.
La production est donc immédiatement consommation, la consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son contraire. Mais il s’opère en même temps un mouvement médiateur entre les deux termes. La production est médiatrice de la consommation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n’aurait point d’objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime accomplissement que dans la consommation. Un chemin de fer sur lequel on ne roule pas, qui donc ne s’use pas, n’est pas consommé, n’est un chemin de fer que dans le domaine de la possibilité [...] et non dans celui de la réalité. Sans production, pas de consommation ; mais, sans consommation, pas de production non plus, car la production serait alors sans but. La consommation produit la production doublement. 1º C’est dans la consommation seulement que le produit devient réellement produit. Par exemple, un vêtement ne devient véritablement vêtement que par le fait qu’il est porté ; une maison qui n’est pas habitée n’est pas, en fait, une véritable maison ; le produit donc, à la différence du simple objet naturel, ne s’affirme comme produit, ne devient produit que dans la consommation. C’est la consommation seulement qui, en absorbant le produit, lui donne la dernière touche (finishing stroke) ; carla production n’est pas produit en tant qu’activité objectivée, mais seulement en tant qu’objet pour le sujet agissant [la consommation produit la production]. 2º La consommation crée le besoin d’une nouvelle production, par conséquent la raison idéale, le mobile interne de la production, qui en est la condition préalable. La consommation crée le mobile de la production ; elle crée aussi l’objet qui agit dans la production en déterminant sa fin. S’il est clair que la production offre, sous sa forme matérielle, l’objet de la consommation, il est donc tout aussi clair que la consommation pose idéalement l’objet de la production, sous forme d’image intérieure, de besoin, de mobile et de fin. Elle crée les objets de la production sous une forme encore subjective. Sans besoin, pas de production. Mais la consommation reproduit le besoin.
À ce double caractère correspond du côté de la production : 1º Elle fournit à la consommation sa matière, son objet. Une consommation sans objet n’est pas une consommation ; à cet égard donc la production crée, produit la consommation. 2º Mais ce n’est pas seulement l’objet que la production procure à la consommation. Elle lui donne aussi son aspect déterminé, son caractère, son fini (finish). Tout comme la consommation donnait la dernière touche au produit en tant que produit, la production le donne à la consommation. D’abord l’objet n’est pas un objet en général, mais un objet déterminé, qui doit être consommé d’une façon déterminée, à laquelle la production elle-même doit servir d’intermédiaire. La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents. Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur. 3º La production ne fournit donc pas seulement un objet matériel au besoin, elle fournit aussi un besoin à l’objet matériel. Quand la consommation se dégage de sa grossièreté primitive et perd son caractère immédiat - et le fait même de s’y attarder serait encore le résultat d’une production restée à un stade de grossièreté primitive -, elle a elle-même, en tant qu’instinct, l’objet pour médiateur. Le besoin qu’elle éprouve de cet objet est créé par la perception de celui-ci. L’objet d’art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet. La production produit donc la consommation 1º en lui fournissant la matière ; 2º en déterminant le mode de consommation ; 3º en faisant naître chez le consommateur le besoin de produits posés d’abord simplement par elle sous forme d’objets. Elle produit donc l’objet de la consommation, le mode de consommation, l’instinct de la consommation. De même la consommation engendre l’aptitude du producteur en le sollicitant sous la forme d’un besoin déterminant le but de la production.

L’identité entre la consommation et la production apparaît donc sous un triple aspect :
1. Identité immédiate. La production est consommation ; la consommation est production. Production consommatrice. Consommation productive. Toutes deux sont appelées consommation productive par les économistes. Mais ils font encore une différence. La première prend la forme de reproduction ; la seconde, de consommation productive. Toutes les recherches sur la première sont l’étude du travail productif ou improductif ; les recherches sur la seconde sont celle de la consommation productive ou improductive.
2. Chacune apparaît comme le moyen de l’autre ; elle est médiée par l’autre ; ce qui s’exprime par leur interdépendance, mouvement qui les rapporte l’une à l’autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement, bien qu’elles restent cependant extérieures l’une à l’autre. La production crée la matière de la consommation en tant qu’objet extérieur ; la consommation crée pour la production le besoin en tant qu’objet interne, en tant que but. Sans production, pas de consommation ; sans consommation, pas de production. Ceci figure dans l’économie politique sous de nombreuses formes.
3. La production n’est pas seulement immédiatement consommation, ni la consommation immédiatement production ; la production n’est pas non plus seulement moyen pour la consommation, ni la consommation but pour la production, en ce sens que chacune d’elles fournit à l’autre son objet, la production l’objet extérieur de la consommation, la consommation l’objet figuré de la production. En fait, chacune d’elles n’est pas seulement immédiatement l’autre, ni seulement médiatrice de l’autre, mais chacune d’elles, en se réalisant, crée l’autre ; se crée sous la forme de l’autre. C’est la consommation qui accomplit pleinement l’acte de la production en donnant au produit son caractère achevé de produit, en le dissolvant en consommant la forme objective indépendante qu’il revêt, en élevant à la dextérité, par le besoin de la répétition, l’aptitude développée dans le premier acte de la production ; elle n’est donc pas seulement l’acte final par lequel le produit devient véritablement produit, mais celui par lequel le producteur devient également véritablement producteur. D’autre part, la production produit la consommation en créant le mode déterminé de la consommation, et ensuite en faisant naître l’appétit de la consommation, la faculté de consommation, sous forme de besoin. Cette dernière identité, que nous avons précisée au paragraphe 3, est commentée en économie politique sous des formes multiples, à propos des rapports entre l’offre et la demande, les objets et les besoins, les besoins créés par la société et les besoins naturels.
Rien de plus simple alors, pour un hégélien, que de poser la production et la consommation comme identiques. Et cela n’a pas été seulement le fait d’hommes de lettres socialistes, mais de prosaïques économistes même ; par exemple de Say, sous la forme suivante : quand on considère un peuple, ou bien l’humanité in abstracto, on voit que sa production est sa consommation. Storch a montré l’erreur de Say : un peuple, par exemple, ne consomme pas purement et simplement sa production, mais crée aussi des moyens de production, etc., du capital fixe, etc. Considérer la société comme un sujet unique, c’est au surplus la considérer d’un point de vue faux - spéculatif. Chez un sujet, production et consommation apparaissent comme des moments d’un même acte. L’important ici est seulement de souligner ceci : que l’on considère la production et la consommation comme des activités d’un sujet ou de nombreux individus, elles apparaissent en tout cas comme les moments d’un procès dans lequel la production est le véritable point de départ et par suite aussi le facteur qui l’emporte. La consommation en tant que nécessité, que besoin, est elle-même un facteur interne de l’activité productive ; mais cette dernière est le point de départ de la réalisation et par suite aussi son facteur prédominant, l’acte dans lequel tout le procès se déroule à nouveau. L’individu produit un objet et fait retour en soi-même par la consommation de ce dernier, mais il le fait en tant qu’individu productif et qui se reproduit lui-même. La consommation apparaît ainsi comme moment de la production.
Mais, dans la société, le rapport entre le producteur et le produit, dès que ce dernier est achevé, est un rapport extérieur,- et le retour du produit au sujet dépend des relations de celui-ci avec d’autres individus. Il n’en devient pas immédiatement possesseur. Aussi bien, l’appropriation immédiate du produit n’est-elle pas la fin que se propose le producteur quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits intervient la distribution, qui par des lois sociales détermine la part qui lui revient dans la masse des produits et se place ainsi entre la production et la consommation.
Mais, alors, la distribution constitue-t-elle une sphère autonome à côté et en dehors de la production ? »

Loin de s’opposer diamétralement, production et consommation, production et distribution, s’échangent dialectiquement…

Marx se distingue de Hegel par le matérialisme de sa dialectique :

« Les adversaires des économistes - adversaires de l’intérieur ou du dehors, - qui leur reprochent de dissocier d’une façon barbare des choses formant un tout, se placent ou bien sur le même terrain qu’eux, ou bien au-dessous d’eux. Rien de plus banal que le reproche fait aux économistes de considérer la production trop exclusivement comme une fin en soi et alléguant que la distribution a tout autant d’importance. Ce reproche repose précisément sur la conception économique suivant laquelle la distribution existe en tant que sphère autonome, indépendante, à côté de la production. Ou bien [on leur reproche] de ne pas considérer dans leur unité ces différentes phases. Comme si cette dissociation n’était pas passée de la réalité dans les livres, mais au contraire des livres dans la réalité, et comme s’il s’agissait ici d’un équilibre dialectique de concepts et non pas de la conception des rapports réels ! »
« Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l’économie politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer, les différentes branches de production, l’exportation et l’importation, la production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.
Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l’acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l’analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples ; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu’à ce que l’on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu’à ce qu’enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d’un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. La première voie est celle qu’a prise très historiquement l’économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États ; mais ils finissent toujours par dégager par l’analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme d’un concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. Par exemple, la catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d’échange, suppose la population, une population produisant dans des conditions déterminées ; elle suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d’État, etc. Elle ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par contre, la valeur d’échange mène une existence antédiluvienne. Pour la conscience - et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui conçoit constitue l’homme réel et, par suite, le monde n’apparaît comme réel qu’une fois conçu - pour la conscience, donc, le mouvement des catégories apparaît comme l’acte de production réel - qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette - dont le résultat est le monde ; et ceci (mais c’est encore là une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule façon qu’il lui soit possible, d’une façon qui diffère de l’appropriation de ce monde par l’art, la religion, l’esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l’esprit ; et cela aussi longtemps que l’esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, dans l’emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première.
Mais ces catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes ? Ça dépend. Hegel, par exemple, a raison de commencer la philosophie du droit par la possession, celle-ci constituant le rapport juridique le plus simple du sujet. Mais il n’existe pas de possession avant que n’existe la famille, ou les rapports entre maîtres et esclaves, qui sont des rapports beaucoup plus concrets. Par contre, il serait juste de dire qu’il existe des familles, des communautés de tribus, qui ne sont encore qu’au stade de la possession, et non à celui de la propriété. Par rapport à la propriété, la catégorie la plus simple apparaît donc comme le rapport de communautés simples de familles ou de tribus. Dans la société parvenue à un stade supérieur, elle apparaît comme le rapport plus simple d’une organisation plus développée. Mais on présuppose toujours le substrat concret qui s’exprime par un rapport de possession. On peut se représenter un sauvage isolé qui possède. Mais la possession ne constitue pas alors un rapport juridique. Il n’est pas exact qu’historiquement la possession évolue jusqu’à la forme familiale. Elle suppose au contraire toujours l’existence de cette « catégorie juridique plus concrète ». Cependant il n’en demeurerait pas moins que les catégories simples sont l’expression de rapports dans lesquels le concret non encore développé a pu s’être réalisé sans avoir encore posé la relation ou le rapport plus complexe qui trouve son expression mentale dans la catégorie plus concrète ; tandis que le concret plus développé laisse subsister cette même catégorie comme un rapport subordonné. L’argent peut exister et a existé historiquement avant que n’existât le capital, que n’existassent les banques, que n’existât le travail salarié, etc. A cet égard, on peut donc dire que la catégorie plus simple peut exprimer des rapports dominants d’un tout moins développé ou, au contraire, des rapports subordonnés d’un tout plus développé qui existaient déjà historiquement avant que le tout ne se développât dans le sens qui trouve son expression dans une catégorie plus concrète. Dans cette mesure, la marche de la pensée abstraite, qui s’élève du plus simple au plus complexe, correspondrait au processus historique réel. D’autre part, on peut dire qu’il y a des formes de société très développées, mais qui historiquement manquent assez de maturité, dans lesquelles on trouve les formes les plus élevées de l’économie, comme par exemple la coopération, une division du travail développée, etc., sans qu’existe aucune sorte de monnaie, par exemple le Pérou. Chez les Slaves aussi, l’argent et l’échange qui le conditionne n’apparaissent pas ou peu à l’intérieur de chaque communauté, mais ils apparaissent à leurs frontières, dans leur trafic avec d’autres communautés. C’est d’ailleurs une erreur que de placer l’échange au centre des communautés, d’en faire l’élément qui les constitue à l’origine. Au début, il apparaît au contraire dans les relations des diverses communautés entre elles, bien plutôt que dans les relations des membres à l’intérieur d’une seule et même communauté. De plus, quoique l’argent apparaisse très tôt et joue un rôle multiple, il est dans l’antiquité, en tant qu’élément dominant, l’apanage de nations déterminées unilatéralement, de nations commerçantes. Et même dans l’antiquité la plus cultivée, chez les Grecs et les Romains, il n’atteint son complet développement, postulat de la société bourgeoise moderne, que dans la période de leur dissolution. Donc cette catégorie pourtant toute simple n’apparaît historiquement avec toute sa vigueur que dans les États les plus développés de la société. Elle ne se fraie nullement un chemin à travers tous les rapports économiques. Dans l’Empire romain, par exemple, à l’époque de son plus grand développement, l’impôt en nature et les prestations en nature demeurèrent le fondement. Le système monétaire à proprement parler n’y était complètement développé que dans l’armée. Il ne s’est jamais saisi non plus de la totalité du travail. Ainsi, bien qu’historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans son complet développement - en compréhension et en extension - précisément à une forme de société complexe, alors que la catégorie plus concrète se trouvait plus complètement développée dans une forme de société qui, elle, l’était moins. »

Mais Marx ne rompt jamais avec la dialectique de Hegel.

Dans son plan, il souligne : « Dialectique des concepts force productive (moyens de production) et rapports de production, dialectique dont les limites sont à déterminer et qui ne supprime pas la différence réelle. »

« L’argent est la négation du moyen de circulation en soi, de la monnaie. Mais en même temps il l’inclut comme sa détermination : négativement, car il peut sans cesse être reconverti en monnaie ; positivement, en tant que monnaie universelle ; mais alors sa forme déterminée importe peu… S’il n’est que la réalisation du prix des marchandises, l’argent est la négation de lui-même : la marchandise particulière reste dans ce cas toujours l’essentiel. Au contraire l’argent devint alors le prix qui s’est réalisé en soi (en lui, l’argent) et, à ce titre, il devient aussi le représentant matériel de la richesse générale.

L’argent est nié aussi quand il n’est que mesure des valeurs d’échange. Car il est lui-même la réalité adéquate de la valeur d’échange et il l’est dans son existence métallique. Ici, c’est lui-même qu’il s’agit de mesurer. Il est sa propre unité et la mesure de sa valeur, sa propre mesure en tant que richesse, que valeur d’échange, c’est la propre quantité de sa propre matière qu’il représente. (…)

Prenons maintenant le procès de circulation dans sa totalité : considérons d’abord le caractère formel de la circulation simple.

En fait, la circulation ne représente que le procès formel au cours duquel sont conciliés les deux éléments qui coïncident immédiatement et sont immédiatement disjoints dans la marchandise et dont elle constitue l’unité – la valeur d’usage et la valeur d’échange. La marchandise est alternativement chacune des deux déterminations. Si l’on pose la marchandise en tant que prix, elle est certes aussi valeur d’échange, mais c’est son existence en tant que valeur d’usage qui paraît être sa réalité, son existence en tant que valeur d’échange n’étant qu’une relation de la première, son existence idéale. (…) En réalité, il existe une contradiction dans le fait que la valeur d’échange promue à l’autonomie – l’existence absolue de cette valeur d’échange doive être celle où elle est soustraite à l’échange. La seule réalité économique, que possède la thésaurisation dans la circulation, est une réalité subsidiaire ; elle consiste, pour la fonction de l’argent comme moyen de circulation (sous les deux formes de moyen d’achat et de paiement) - à constituer des réserves qui permettent la contraction et l’expansion du numéraire en circulation (il s’agit donc de la fonction de l’argent en tant que marchandise générale). (…)

Le mouvement de la marchandise la fait passer par diverses phases : elle est prix, devient numéraire, se mue enfin en valeur d’usage… Sa nature double se scinde dans la circulation et ce n’est que par ce procès formel qu’elle réalise chacune des virtualités qu’elle contient préalablement. L’unité des deux déterminations apparaît comme un mouvement désordonné, passant par certaines phases, mais en même temps toujours ambivalent. Elle n’apparaît que dans ce rapport social : ainsi les diverses déterminations de la marchandise ne sont en réalité que les relations alternées des sujets de l’échange, et leur relation pendant le procès d’échange. Or leur comportement apparaît comme un rapport objectif dans lequel ils se trouvent placés indépendamment de leur volonté par le contenu de l’échange, par sa définition sociale. Dans le prix, le numéraire ou l’argent, ces relations sociales se présentent à eux comme des rapports qui leur sont extérieurs et auxquels ils sont soumis. La négation d’une détermination de la marchandise signifie toujours la réalisation de l’autre. Le prix, c’est déjà sa négation idéale de valeur d’usage ; c’est son affirmation de valeur d’échange ; la réalisation du prix, c’est-à-dire l’argent, c’est la négation de sa valeur d’usage ; sous forme d’argent réalisé, c’est-à-dire de moyen d’achat aboli, elle est négation de valeur d’échange, réalisation de valeur d’usage. (…)

Nous avons vu comment la marchandise réalise ses virtualités en en niant toujours une. (…) On constate que l’argent, qui dans le prix existe seulement comme unité de mesure idéale, matière figurée du travail général, qui existe dans la monnaie seulement comme signe de valeur, mode d’existence abstrait et fugitif de la valeur, représentation matérialisée, c’est-à-dire symbole, est enfin sous la forme argent d’abord négation de ces deux déterminations ; mais il les recèle aussi toutes deux en tant que phases de son existence et en même temps il se fixe, se matérialise, devient autonome par rapport à la circulation, tout en demeurant en perpétuelle relation avec elle, quoique cette relation soit négative. (…)

C’est d’abord dans l’argent, c’est-à-dire dans la forme la plus abstraite, d’où la plus dénuée de sens, la plus inconcevable – forme d’où toute médiation a disparu – que l’on constate la transformation des relations sociales réciproques en un rapport social fixe, écrasant, qui subjugue les individus. Et ce phénomène est d’autant plus brutal qu’il naît d’un monde où l’on a supposé les particuliers isolés comme des atomes, libres, agissant à leur guise et n’ayant de relations entre eux dans la production que celles qui naissent des besoins réciproques de chacun. L’argent lui-même porte en lui sa propre négation en tant que simple mesure et que monnaie. En réalité, à ne considérer que la marchandise, elle doit être pour son propriétaire simple mode d’existence de la valeur d’échange ; le substrat matériel de celle-ci n’a pour lui d’autre sens que d’être la matérialisation de ce dernier ; donc, d’être un équivalent général immédiat, de l’être de l’argent. Mais cet aspect reste caché, n’apparaît que comme un aspect particulier de la marchandise. (…)

Donc, dans le mouvement de la circulation où il a été jeté en tant qu’argent, l’argent se trouve encore nié dans sa détermination concrète d’argent : or celui-ci était déjà la négation de l’argent en tant que simple mesure et que simple monnaie. Mais ce qui est ainsi nié, c’est simplement la forme abstraite sous laquelle la valeur d’échange devenue autonome se présentait dans l’argent – et aussi la forme abstraite du procès de cette promotion à l’autonomie. C’est, du point de vue de la valeur d’échange, la négation de toute la circulation, parce qu’elle ne renferme pas le principe de l’auto-renouvellement.

La circulation a pour point de départ les deux déterminations de la marchandise : valeur d’usage et valeur d’échange. Si la première prédomine, la circulation aboutit à l’autonomie de la valeur d’usage : la marchandise devient objet de consommation. Si c’est la seconde, la circulation aboutit à la seconde détermination, la promotion à l’autonomie de la valeur d’échange. La marchandise devient argent. Mais elle n’adopte cette dernière détermination que par le procès de la circulation et elle continue à se déterminer par rapport à la circulation. Mais, dans cette détermination, elle poursuit son développement de temps de travail matérialisé sous sa forme sociale. (…) La valeur d’échange a une double existence : elle est marchandise et argent ; celui-ci se présente comme sa forme adéquate ; mais l’argent ne disparaît pas dans la marchandise, tant qu’elle le reste : il existe comme prix de celle-ci. La valeur d’échange se dédouble donc, d’une part en valeurs d’usage, de l’autre, en argent. Mais ces deux formes s’échangent entre elles et le simple échange lui-même ne fait pas disparaître la valeur.

Pour que l’argent se conserve en tant que tel, il doit, au même titre qu’il apparaît comme le précipité et le résultat du procès de circulation, garder la faculté d’y entrer de nouveau, c’est-à-dire de ne pas se muer dans la circulation en simple moyen de celle-ci, qui, sous forme de marchandise, disparaît quand on l’échange contre une simple valeur d’usage. En entrant dans la circulation dans une détermination, l’argent ne doit pas se perdre dans l’autre : donc, quand il existe comme marchandise, il doit rester argent et, quand il est argent, n’exister que comme forme transitoire de la marchandise ; quand il existe sous forme marchandise, il ne soit pas cesser d’être valeur d’échange ; quand il existe sous forme d’argent, il ne doit pas cesser d’avoir en perspective la valeur d’usage. (…)

L’immortalité à laquelle tend l’argent, en prenant une attitude négative vis-à-vis de la circulation (en s’en retirant), le capital y parvient, qui se conserve précisément en s’abandonnant à la circulation. (…) Tant que l’argent, c’est-à-dire la valeur d’échange promue à l’autonomie, ne se fixe que par rapport à son contraire, la valeur d’usage en tant que telle, il n’est en réalité susceptible que d’avoir une existence abstraite. Il faut qu’il continue d’exister dans son contraire, dans son devenir de valeur d’usage et dans le procès de celle-ci, la consommation, et qu’en même temps il s’accroisse en tant que valeur d’échange ; donc il lui faut transformer la consommation de la valeur d’usage – la négation active et l’affirmation positive de celle-ci – en reproduction et production de la valeur d’échange elle-même. (…)

Karl Marx en vient dans sa « Contribution à la critique de l’économie politique » aux prémisses de la formation du capital :

« La condition pour que l’argent se transforme en capital est que le possesseur d’argent puisse échanger de l’argent contre la capacité de travail d’autrui, en tant que marchandise. Il faut donc que, dans le cadre de la circulation, la capacité de travail soit mise en vente comme marchandise, puisque dans la circulation simple les échangistes ne s’affrontent qu’en qualité de vendeurs et d’acheteurs. Il faut donc que l’ouvrier mette en vente sa capacité de travail comme marchandise à consommer par usage : il ne peut donc s’agir que de l’ouvrier libre. Il faut donc que l’ouvrier : premièrement dispose de sa capacité de travail en tant que propriétaire libre, se comporte vis-à-vis d’elle comme vis-à-vis d’une marchandise ; à cet effet, il doit en être le libre propriétaire. Mais, deuxièmement, il faut qu’il n’ait plus à échanger son travail sous forme d’une autre marchandise, sous forme de travail matérialisé, mais que la seule marchandise qu’il ait à offrir, à vendre, soit précisément sa capacité de travail vivante, existant dans son corps vivant ; il faut donc que les conditions de matérialisation de son travail, les conditions objectives de son travail existent comme propriété d’autrui, qu’elles existent dans la circulation en tant que marchandises situées à l’autre pôle, du côté opposé du sien. (…) On voit, à ce point de façon précise, combien la forme dialectique de l’exposé n’est juste que lorsqu’elle connaît ses limites. De l’étude de la circulation simple résulte pour nous la notion générale de capital, parce que, dans le cadre du mode de production bourgeois, la circulation simple elle-même n’existe que comme condition préalable du capital et qu’elle le suppose. Ce qui ne conduit pas à faire du capital l’incarnation d’une idée éternelle, mais le montre tel qu’il est en réalité, simplement forme nécessaire, à laquelle doit nécessairement aboutir le travail créateur de valeurs d’échange, la production fondée sur la valeur d’échange. »

« Le Capital est contradiction en acte : il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort – du temps de travail nécessaire. D’un côté, le capital met en branle toutes les forces de la science et de la nature, il stimule la coopération et le commerce sociaux pour libérer (relativement) la création de la richesse du temps de travail ; d’un autre côté, il entend mesurer en temps de travail les immenses forces sociales ainsi créées, de sorte qu’il en contient, immobilise et limite les acquis. Forces productives et relations sociales – double principe du développement de l’individu – ne sont et ne signifient pour le capital que de simples moyens pour se maintenir sur sa propre base étroite. En réalité, ce sont là les conditions matérielles qui feront éclater les fondements du capital. (…) Ce qu’il y a de nouveau dans le capital, c’est qu’il augmente le temps de surtravail des masses par tous les moyens de l’art et de la science, puisque aussi bien il a pour but immédiat non la valeur d’usage mais la valeur en soi, qu’il ne peut réaliser sans l’appropriation directe du temps de surtravail, qui constitue sa richesse. Ainsi, réduisant à son minimum le temps de travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l’épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu’il n’est pas en mesure d’exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire. Plus cette contradiction s’aggrave, plus on s’aperçoit que l’accroissement des forces productives doit dépendre de l’appropriation du surtravail non par autrui mais par la masse ouvrière elle-même. (…) La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. Adopter le temps de travail comme étalon de la richesse, c’est fonder celle-ci sur la pauvreté, c’est vouloir que le loisir n’existe que dans et par l’opposition au temps de surtravail ; c’est réduire le temps tout entier au seul temps de travail et dégrader l’individu au rôle exclusif d’ouvrier, d’instrument de travail. C’est pourquoi le machinisme le plus perfectionné force l’ouvrier à consacrer plus de temps au travail que ne l’a jamais fait le sauvage de la brousse ou l’artisan avec ses outils simples et grossiers. (…) Le travail ne peut pas devenir un jeu, comme le veut Fourier, qui eut le grand mérite d’avoir proclamé comme fin ultime le dépassement, dans une forme supérieure, non point du mode de distribution mais de production. (…) De même que le système de l’économie bourgeoise se développe peu à peu, de même, aboutissement ultime de ce système, se développe peu à peu sa propre négation. »
Karl Marx dans « Contribution à la critique de l’économie politique »

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