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Lev Davidovitch

lundi 19 mai 2014, par Robert Paris

Qui était Léon Trotsky

Lev Davidovitch

par Jan van Heijenoort

Lorsque Engels, patriarche révéré de la social-démocratie internationale, s’est éteint paisiblement à Londres, chargé d’ans, le siècle touchait à sa fin, qui séparait les révolutions bourgeoises des révolutions prolétariennes, le Jacobinisme du Bolchévisme. La transformation du monde annoncée par Marx était en passe de devenir une tâche immédiate et les révolutionnaires allaient connaître des vicissitudes sans pareil. Et de fait, les têtes des trois plus grands leaders révolutionnaires depuis Engels subirent les coups de la réaction. L’historien futur ne manquera pas de voir dans ce fait une des caractéristiques de notre époque. De même qu’il ne manquera pas non plus de noter l’origine de ces coups. La tête de Lénine fut atteinte par la balle de la « socialiste-révolutionnaire » Fanny Kaplan. La tête de Rosa Luxemburg fut écrasée sous la boîte de la soldatesque du « social-démocrate » Noske. La tête de Trotsky fut éclatée par le piolet de l’un des mercenaires du « communiste » Staline.

Avec ses sauts brusques et ses poussées de fièvre, notre époque de crise dévore les hommes et les partis de plus en plus rapidement. Ceux qui hier à peine représentaient la révolution deviennent les instruments de la plus noire réaction. Cette lutte à mort entre la tête du processus historique et son arrière-train pesant et traînant a revêtu un de ses aspects les plus dramatiques dans le duel Trotsky-Staline, précisément parce que cette lutte se déroulait sur la toile de fond d’un Etat ouvrier déjà établi. Porté aux sommets du pouvoir par l’explosion révolutionnaire des masses, persécuté et harcelé lorsque les défaites du prolétariat se sont succédé, Trotsky devint l’incarnation même de la Révolution.

Il fut servi par un physique étonnant. Ce qui vous frappait dès l’abord, c’était son front — phénoménalement haut et vertical, sans qu’une calvitie y soit pour quoi que ce soit. Ensuite, c’était ses yeux, bleus et profonds, doués d’un regard puissant et sûr de son pouvoir. Pendant son séjour en France, Lev Davidovitch devait très souvent voyager incognito afin de simplifier les problèmes de sa sécurité. Il rasait alors son bouc et peignait ses cheveux sur le côté, avec une raie. Mais quand il était sur le point de quitter la maison et de se fondre dans la foule, j’étais toujours anxieux : « Non, ce n’est vraiment pas possible... le premier venu va le reconnaître, il ne peut pas changer ce regard... » Puis, lorsque Lev Davidovilch commençait à parler, ce qui attirait l’attention, c’était sa bouche. Qu’il parle une langue étrangère ou en russe, ses lèvres se forçaient à former les mots distinctement. Il était irrité d’entendre des discours confus et précipités des autres, et s’astreignait toujours à s’exprimer dans une parfaite clarté. Ce n’est que lorsqu’il s’adressait en russe à Natalia Ivanovna qu’à l’occasion son élocution devenait plus rapide et moins articulée, descendant parfois jusqu’au niveau du murmure. Lorsque dans son bureau il parlait à un visiteur, ses mains qui étaient d’abord posées sur ie bord de sa table de travail, commençaient bientôt à décrire de grands gestes assurés, comme si elles aidaient les lèvres dans l’expression de sa pensée. Son visage auréolé par ses cheveux, le port de sa tête et de tout son corps étaient toujours fiers et majestueux. Sa stature dépassait la moyenne, son torse était puissant, son dos large et robuste, et en comparaison ses jambes paraissaient quelque peu minces. Il est indubitablement plus facile pour un visiteur occasionnel de donner ses impressions sur le visage de Trotsky, que pour celui qui, en des circonstances les plus variées, est resté à ses côtés pendant des années.

La seule expression que je n’aie jamais saisie chez lui est celle de la vulgarité, si faible soit-elle. De même n’y avait-il pas la moindre chance de retrouver ce qu’on peut appeler de la bonhomie. Mais il ne manquait pas d’une certaine douceur, qui provenait sans doute de la formidable intelligence dont la facilité à saisir toute chose vous était toujours perceptible. Vous pouviez habituellement lui voir un enthousiasme juvénile pour toute chose qu’il entreprenait, et qui, en même temps, était assez puissant pour amener les autres à coopérer à cette entreprise. Quand il s’agissait de malmener un adversaire, ce genre de gaité se transformait rapidement en ironie, mordante et malicieuse, alternant avec une expression de mépris, et, quand l’ennemi était particulièrement vil, vous auriez pu trouver, l’espace d’un instant, comme une nuance de malveillance. Mais sa vivacité revenait rapidement. « Nous allons les mettre dans l’embarras ! », disait-il alors avec animation. Dans la solitude de son exil, les circonstances les plus dramatiques où j’ai pu voir Lev Davidovitch furent ses démêlés avec la police ou des incidents avec des adversaires de mauvaise foi. A chaque fois son visage se durcissait et ses yeux lançaient des éclairs, comme si s’était soudain concentré en eux cet immense pouvoir de volonté qu’on ne pouvait d’habitude mesurer que par les travaux de sa vie entière. Il était alors évident que rien, rien au monde, n’aurait pu le bouger d’un pouce.
Comment travaillait Trotsky

Dans la vie quotidienne, cette force de caractère se manifestait dans un travail strictement organisé. Toute perturbation sans motif valable l’irritait énormément : il avait horreur des conversations sans but, des visites à l’improviste, des engagements non tenus ou repoussés. On peut être sûr qu’il n’y avait là pas la moindre trace de pédanterie. Qu’une importante question se présente et il n’hésitait pas un instant à bouleverser tous ses plans, mais cela devait en valoir la peine. Si la chose avait eu le moindre intérêt pour le mouvement, il donnait sans compter son temps et son énergie, mais il s’en montrait avare au plus haut point lorsque la négligence, l’insouciance ou la mauvaise organisation des autres menaçaient de les gaspiller. Il économisait la plus petite parcelle de temps, matière la plus précieuse dont la vie est faite. Sa vie personnelle toute entière était régie par une qualité appelée unité de but. Il avait érigé une hiérarchie de devoirs et menait à terme quoi qu’il entreprenne.

Il avait pour règle de ne point travailler moins de douze heures par jour, et parfois, quand cela était nécessaire, beaucoup plus. Il restait à table aussi peu que possible, et après avoir assisté à ses repas pendant de nombreuses années, je ne pourrais pas dire avoir jamais noté sur son visage la moindre marque de plaisir pour ce qu’il mangeait ou buvait. « Manger, s’habiller, toutes ces misérables petites choses qu’on doit recommencer chaque jour... » m’a-t-il dit une fois.

Il ne pouvait trouver de divertissement que dans une grande activité physique. La simple marche était à peine un délassement. Il marchait activement et en silence, et vous pouviez voir que son esprit était toujours au travail. De temps en temps, il posait une question : « Quand avez-vous répondu à cette lettre ? ». « Pouvez-vous me retrouver cette citation ? ». Seul un exercice physique violent lui procurait un délassement. En Turquie, c’était la chasse, et spécialement la pêche, la pêche en mer profonde, difficile et mouvementée, où le corps devait se dépenser sans compter. Quand la pèche avait été bonne, c’est-à-dire très fatigante, il commençait à travailler à son retour avec un enthousiasme redoublé. Au Mexique, quand la pèche fut impossible, il inventa le ramassage des cactus, d’un poids énorme, sous un soleil de feu.

Naturellement, les nécessités de sa sécurité créaient certaines obligations. Pendant les onze ans et demi de sa troisième émigration, ce n’est que pendant quelques mois, à certaines moments lors de son séjour en France et en Norvège, que Lev Davidovitch a pu se promener librement, c’est-à-dire sans garde du corps, dans la campagne autour de chez lui. En règle, chacune de ses promenades constituaient une petite expédition militaire. Il était nécessaire de prendre toutes dispositions à l’avance, et de fixer soigneusement son itinéraire. « Vous me traitez comme un objet », disait-il souvent, cachant sous une plaisanterie combien cette remarque pouvait contenir d’impatience.

Il exigeait des camarades qui l’aidaient le même esprit méthodique qu’il utilisait dans son propre travail. Plus proches étaient ses collaborateurs, plus il exigeait d’eux et moins il s’embarrassait de formalités. Il désirait la précision en chaque chose : une lettre non datée, un document non signé l’irritaient toujours, de même que toute chose négligée, faite au prix du moindre effort ou au petit bonheur la chance. « Faites bien toute tâche que vous avez entreprise, et menez-la jusqu’au bout ». Et en règle, il ne faisait aucune différence entre les insignifiantes corvées quotidiennes et un travail intellectuel : conduisez vos raisonnements jusqu’à leurs conclusions, telle est l’expression qui revenait souvent sous sa plume. Il portait toujours une grande sollicitude pour la santé de ceux qui l’entouraient. La santé est un capital révolutionnaire qu’on ne doit pas dilapider. Il se mettait en colère de voir quelqu’un lire avec un mauvais éclairage. « Il est nécessaire de risquer votre vie sans hésiter pour la révolution, mais pourquoi abimer vos yeux alors que vous pouvez lire confortablement et sans problème ? ».
Les conversations de Trotsky

Dans ses entretiens avec Lev Davidovitch, le visiteur était frappé principalement par sa capacité à s’orienter dans une situation nouvelle. Il était capable de l’intégrer dans sa perspective générale, et en même temps, il donnait toujours un avis immédiat et pratique. Pendant sa troisième émigration, il a souvent eu l’occasion de s’entretenir avec des visiteurs venant de pays dont il n’avait pas une connaissance directe, que ce soit des Balkans ou bien de l’Amérique Latine. Il ne connaissait pas toujours la langue, ne suivait pas leur presse, et n’avait pas toujours porté un intérêt particulier à leurs problèmes spécifiques. Il demandait d’abord à son interlocuteur de parler en premier, jetant à l’occasion quelques notes brèves sur un morceau de papier, posant parfois des questions sur quelques détails : « Combien de membres compte ce parti ? ». « Cet homme politique n’est-il pas avocat ? ».

Alors il parlait et la masse des informations qui lui avaient été données s’organisait. Bientôt on pouvait distinguer les mouvements des différentes classes et des différentes couches à l’intérieur de ces classes, et puis, relié à ces mouvements, apparaissait le jeu des partis, des groupes et des organisations, et enfin, la place et les activités des diverses figures politiques, en fonction de leur profession et de leurs traits personnels, se trouvaient logiquement intégrées dans le tableau. Le naturaliste français Cuvier se vantait d’être capable de reconstituer un animal entier à partir d’un seul os. Avec son immense connaissance des réalités sociales et politiques, Trotsky pouvait s’adonner à un travail semblable. Son interlocuteur était toujours frappé de voir combien il était capable de pénétrer profondément la réalité d’un problème particulier, et quittait le bureau de Trotsky connaissant son propre pays un petit peu mieux.

A tout instant vous trouviez en Trotsky une énorme accumulation d’expérience, pas simplement gravée dans sa mémoire mais réfléchie et organisée longuement et profondément. Vous pouviez aussi voir que l’organisation de cette expérience s’était faite autour de principes indestructibles. Bien que haïssant la routine, bien qu’étant toujours anxieux de découvrir de nouvelles voies, la moindre tentative d’innovation dans le royaume des principes lui faisait dresser les oreilles. « Rafraîchir la barbe de Marx », telle était son expression pour toutes ces tentatives d’aligner le marxisme sur le courant à la mode, et il ne dissimulait pas son mépris à leur égard.
Le style et l’écriture de Trotsky

Le style de Trotsky est universellement admiré. Indiscutablement, c’est avec celui de Marx qu’on peut le mieux le comparer. Toutefois, les phrases de Trotsky sont moins amples que celles de Marx, où chacun perçoit la richesse d’érudition, spécialement dans ses travaux de jeunesse. Le style de Trotsky atteint à ses effets par des moyens extrêmement simples. Son vocabulaire, surtout dans ses écrits plus spécialement politiques, est toujours assez limité. Les phrases sont courtes, avec peu de propositions subordonnées. Leur puissance provient d’une solide articulation, le plus souvent par des oppositions fortement tranchées mais toujours bien balancées. Cette économie de moyens donne à son style une grande fraîcheur et, on peut le dire, une grande jeunesse. Dans sa manière d’écrire, Trotsky est considérablement plus jeune que Marx.

Trotsky savait tirer avantage de cette syntaxe russe, dont les inflexions permettent de bouleverser l’ordre des mots dans la phrase, donnant à l’expression de la pensée une force et une énergie difficiles à atteindre avec les moyens limités des langues occidentales modernes. Mais aussi qu’il est difficile à traduire. Lev Davidovitch exigeait une fidélité mathématique de ses traducteurs, et en même temps regimbait contre les règles de grammaire des langues étrangères qui interdisaient une traduction aussi concise et directe de sa pensée. Comparé avec celui de Lénine, le style de Trotsky est supérieur, de loin, par sa transparence et son élégance, sans aucun affaiblissement de sa puissance. Les phrases de Lénine, par moment, deviennent embarrassées, trop lourdes, désorganisées. Comme si, parfois, la pensée paralysait son expression. Trotsky a dit un jour qu’en Lénine on pouvait retrouver un moujik russe, mais parvenu au niveau du génie. Alors même que le père de Lénine fut fonctionnaire de province et celui de Trotsky cultivateur, c’est Trotsky qui est l’habitant des villes, à l’opposé de Lénine, sans doute à cause de sa race. Cela se voit tout de suite à la différence de style, sans qu’on fasse ici aucune tentative pour découvrir cette même opposition dans d’autres aspects de ces deux personnalités gigantesques.

Quand Trotsky fut déporté en Turquie, le passeport des autorités soviétiques mentionnait sa profession comme écrivain. Et en vérité il était un grand, un extrêmement grand écrivain. Si l’inscription des bureaucrates prête à sourire, c’est parce que Trotsky était tellement beaucoup plus qu’un écrivain. Il écrivait facilement, pouvant dicter pendant plusieurs heures d’un seul jet. Mais il examinait alors le manuscrit et le corrigeait soigneusement. Pour certains de ses grands ouvrages, telle l’Histoire de la Révolution russe, il y eut deux brouillons successifs avant le texte définitif, mis dans la majorité des cas il n’y en eut qu’un. Son énorme production littéraire, dans laquelle on peut trouver des livres, des pamphlets, d’innombrables articles, des lettres, de hâtifs communiqués à la presse, et des notes de toutes sortes, cette production est, cela va sans dire, inégale. Certaines parties sont plus travaillées que d’autres, mais pas une phrase dans aucun de ses écrits n’a été négligée. Vous pouvez prendre cinq lignes au hasard dans cette énorme accumulation littéraire et vous reconnaîtrez toujours l’inimitable Trotsky.

Le volume de ses écrits est aussi impressionnant, et porterait à lui seul témoignage d’une très rare volonté et capacité de travail. On a rassemblé trente volumes des œuvres complètes de Lénine, en plus des trente-cinq volumes de correspondance et de notes diverses. Trotsky a vécu sept ans de plus que Lénine, mais ses écrits, depuis ses livres importants jusqu’à ses brèves notes personnelles atteindraient sûrement le triple de cette quantité. Pendant les onze ans et demi de sa troisième émigration, il accumula un travail qui aurait honorablement rempli une vie entière. On peut dire que sa main n’a jamais lâché la plume, et quelle main ce fut !
Il vit dans ses écrits

Trotsky s’est mis tout entier dans ses écrits. Le contact personnel avec l’homme qu’il était, ne modifiait pas le portrait qui émergeait de la lecture de ses livres, mais l’approfondissait, et le précisait : passion et raison, intelligence et volonté, toutes ces qualités étaient portées à un degré extrême, mais en même temps s’alliaient les unes aux autres. En toute chose Lev Davidovitch agissait de telle sorte qu’on avait le sentiment qu’il se donnait tout entier. Il répétait souvent les paroles d’Hegel : « dans ce monde rien de grand n’est fait sans passion » ; et il n’avait que mépris pour les philistins qui trouvaient à redire au « fanatisme » des révolutionnaires. Mais l’intelligence était toujours présente, en harmonie miraculeuse avec la flamme. Qu’on ne s’avise pas d’y découvrir un antagonisme : la volonté était indomptable parce que l’esprit voyait très loin. On pourrait encore citer Hegel : « Der Will ist eine besondere Weise des Denkens » (la volonté est un mode particulier de la pensée).

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