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La logique de la révolution

vendredi 31 octobre 2014, par Robert Paris

Le 18 octobre 1905 fut une journée de grande perplexité. D’immenses foules allaient et venaient, d’un air indécis, par les rues de Pétersbourg. On avait obtenu une constitution. Qu’allait‑il se passer ? Qu’est‑ce qui était permis ? Qu’est‑ce qui était interdit ? Dans l’insécurité des journées précédentes, je couchais chez un de mes amis, fonctionnaire de l’Etat [1]. Dans la matinée du 18, il vint à moi, tenant à la main la dernière feuille du Pravitelstvenny Vestnik (“Le Moniteur”). Un sourire d’allégresse et d’enthousiasme, que cherchait d’ailleurs à réprimer son scepticisme, se jouait sur son fin visage.

“On a publié le manifeste constitutionnel !

– Pas possible !

– Lisez ”

Nous nous mîmes à lire à haute voix. Le document exprimait d’abord l’affliction d’un cœur paternel à la vue des troubles ; il affirmait ensuite que “la douleur du peuple est aussi notre douleur” ; enfin, il promettait catégoriquement toutes les libertés, le droit de légiférer pour la Douma et l’extension du droit électoral.

Nous nous regardâmes en silence. Il était difficile d’exprimer les pensées et les sentiments contradictoires que faisait naître en nous le manifeste. La liberté de réunion, l’inviolabilité des personnes, le contrôle sur l’administration... Bien entendu, ce n’étaient là que des mots. Mais enfin, ce n’étaient pas les mots d’une résolution émise par des libéraux, c’étaient les paroles mêmes du tsar. Nicolas Romanov, le très auguste patron des pogromistes, le Télémaque de Trepov était l’auteur de ces paroles ! Et ce miracle avait été obtenu par la grève générale. Lorsque les libéraux, onze ans auparavant, demandaient modestement qu’il y eût communion entre le monarque autocrate et son peuple, ce junker couronné leur avait tiré les oreilles, comme à des gamins, pour leurs “absurdes rêveries”. Ces mots‑là aussi étaient de lui ! Et maintenant, il se tenait bien droit, les mains à la couture du pantalon, devant le prolétariat en grève.

“ Qu’en pensez‑vous ? demandai‑je à mon ami.

– Ils ont eu peur, les imbéciles ! ” répondit‑il.

C’était une phrase classique, en son genre. Nous lûmes ensuite le “très respectueux” rapport de Witte, contresigné par le tsar de cette remarque : A prendre en considération. ”

“ Vous avez raison, dis‑je, les imbéciles ont eu vraiment peur. ”

Cinq minutes plus tard, j’étais dans la rue. Le premier passant que je rencontrai fut un étudiant essoufflé qui tenait sa casquette à la main. C’était un camarade de parti [2]. Il me reconnut.

“ Cette nuit, les troupes ont tiré sur l’Institut technologique. On prétend qu’une bombe avait été lancée sur eux de l’Institut... C’est une provocation, évidemment... A l’instant, une patrouille vient de disperser à coups de sabre une petite réunion sur la perspective Zabalkansky. Le professeur Tarlé qui avait pris la parole a été grièvement blessé. On dit qu’il est mort...

– Tiens, tiens... Pas mal pour un début.

Il y a une foule de gens qui déambulent de tous côtés. On attend des orateurs. Je cours à l’instant à la réunion des agitateurs du parti. Qu’en pensez‑vous ? De quoi faudra‑t‑il parler ? Le thème principal, maintenant, ce doit être l’amnistie ?

– Tout le monde parlera bien sans nous de l’amnistie. Exigez plutôt que les troupes soient éloignées de Pétersbourg. Pas un soldat à vingt‑cinq verstes à la ronde... ”

L’étudiant poursuivit sa route en courant et en agitant sa casquette. Une patrouille à cheval passa devant moi. Trepov tenait donc encore en selle. La fusillade dirigée sur l’Institut était le commentaire qu’il ajoutait au manifeste. Ces gaillards s’étaient immédiatement chargés de réduire à néant les rêves de constitution.

Je passai devant l’Institut technologique. Il était toujours fermé et gardé par des soldats. Sur le mur était encore affichée la promesse de Trepov de “ne pas ménager les cartouches”. A côté de cette déclaration, quelqu’un avait collé le manifeste du tsar. Sur les trottoirs, la foule se rassemblait par petits groupes.

“ Allez à l’université ! cria une voix. Là‑bas, on parlera. ”

Je suivis les autres. On marchait vite et en silence. La foule augmentait de minute en minute. On ne remarquait aucun signe de joie ; plutôt de l’incertitude et de l’inquiétude... Les patrouilles ne se montraient plus. Des agents de police isolés s’écartaient timidement de la foule. Les rues étaient pavoisées de drapeaux nationaux.

“ Ah ! ah ! notre Hérode, s’écria un ouvrier, il a la frousse, à présent... ”

Des rires d’assentiment lui répondirent. L’animation grandis­sait visiblement. Un adolescent arracha d’une porte cochère le drapeau tricolore avec sa hampe, déchira la bande bleue et la blanche et brandit bien haut le morceau rouge qui restait de l’étendard “national” au‑dessus des têtes. Des dizaines de per­sonnes l’imitèrent. Quelques minutes plus tard une multitude de drapeaux rouges flottaient sur la foule. Les lambeaux bleus et blancs traînaient çà et là, on les foulait aux pieds... Nous tra­versâmes le pont et nous entrâmes dans Vassilievsky Ostrov. Sur le quai s’était formé un immense entonnoir à travers lequel l’innombrable foule se coulait avec impatience. Tout le monde tâchait de s’approcher du balcon du haut duquel devaient parler les orateurs. Ce balcon les fenêtres et la flèche de l’université étaient ornés de drapeaux rouges. J’eus du mal à pénétrer dans l’édifice. Je dus prendre la parole le troisième ou le quatrième. Un étonnant spectacle se découvrait du balcon. La rue était complètement barrée par le peuple entassé. Les casquettes bleues des étudiants et les drapeaux rouges mettaient des taches claires sur cette multitude de cent mille âmes. Un silence absolu régnait, tout le monde voulait entendre les orateurs.

“ Citoyens ! maintenant que nous avons mis le pied sur la poitrine des bandits qui nous gouvernent, on nous promet la liberté. On nous promet les droits électoraux, le pouvoir légis­latif. Qui nous promet cela ? Nicolas II. Est‑ce de bon gré ? Est‑ce de bon cœur ? Personne n’oserait le prétendre. Il a com­mencé son règne en remerciant les cosaques d’avoir tiré sur les ouvriers d’Iaroslavl et, de cadavres en cadavres, il en est arrivé au Dimanche rouge du 9 janvier. Et nous avons contraint l’infatigable bourreau que nous avons sur le trône à nous pro­mettre la liberté. Quel triomphe pour nous ? Mais ne chantez pas victoire trop tôt : elle n’est pas complète. Une promesse de paiement ne vaut pas une pièce d’or. Croyez‑vous qu’une pro­messe de liberté soit déjà la liberté ? Celui d’entre vous qui croit aux promesses du tsar, que celui‑là vienne le dire tout haut : nous serons heureux de contempler cet original. Regardez autour de vous, citoyens. Quelque chose a‑t‑il changé depuis hier ? Est‑ce que les portes de nos prisons se sont ouvertes ? Est‑ce que la forteresse de Pierre‑et‑Paul ne domine plus la capitale ? N’entendez‑vous pas, comme auparavant, les gémisse­ments et les grincements de dents qui retentissent dans ses murailles maudites ? Est‑ce que nos frères sont revenus à leurs foyers, du fond des déserts de la Sibérie ?...

– Amnistie ! Amnistie ! Amnistie ! cria‑t‑on d’en bas.

– …Si le gouvernement avait sincèrement voulu se récon­cilier avec le peuple, il aurait commencé par accorder l’amnistie. Mais, citoyens, croyez‑vous que l’amnistie soit tout ? On laissera sortir aujourd’hui une centaine de militants politiques pour en arrêter un millier demain. N’avez‑vous pas vu, à côté du mani­feste sur les libertés, l’ordre de ne pas épargner les cartouches ? N’a‑t‑on pas tiré, cette nuit, sur l’Institut technologique ? N’a‑t‑on pas aujourd’hui chargé le peuple qui écoutait tranquil­lement un orateur ? Ce bourreau de Trepov, n’est‑il pas encore le maître de Pétersbourg ?

– A bas Trepov ! cria‑t‑on d’en bas.

– …A bas Trepov ! Mais croyez‑vous qu’il soit seul ? N’y a‑t‑il pas dans les réserves de la bureaucratie beaucoup d’autres coquins qui peuvent le remplacer ? Trepov nous gouverne avec l’aide des troupes. Les soldats de la garde, couverts du sang du 9 janvier, voilà son appui et sa force. C’est à eux qu’il ordonne de ne pas ménager les cartouches pour vos têtes et vos poitrines. Nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus, nous ne devons plus vivre sous le régime du fusil ! Citoyens, exigeons maintenant qu’on éloigne les troupes de Pétersbourg ! Qu’à vingt‑cinq verstes à la ronde, il ne reste plus un soldat. Les libres citoyens se char­geront de maintenir l’ordre. Personne n’aura à souffrir ni arbi­traire ni violence. Le peuple prendra tout le monde et chacun sous sa protection.

– Qu’on éloigne les troupes de Pétersbourg !

– Citoyens ! Notre force est en nous‑mêmes. Le glaive à la main, nous devons prendre la garde de la liberté. Quant au manifeste du tsar, voyez ! Ce n’est qu’une feuille de papier ! Le voici devant vous et, tenez ! j’en fais un chiffon ! On nous l’a donné aujourd’hui, on nous le reprendra demain pour le mettre en morceaux, comme je déchire en ce moment, sous vos yeux, cette paperasse de liberté ! … ”

Deux ou trois orateurs parlèrent encore et tous terminèrent leurs discours en invitant la foule à se rassembler, à quatre heures, sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale de Kazan, pour aller, de là, devant les prisons, réclamer l’amnistie.

Notes

[1] A. A. Litkens, médecin-chef à l’Ecole d’Artillerie Constantin. (1909)

[2] A. Litkens, fils cadet du médecin, jeune bolchevik, qui devait mourir peu après, après de dures épreuves. (1909)

(...)
De péril en péril, de récif en récif, le ministère d’octobre faisait lentement son chemin. Où allait‑il ? Il l’ignorait lui-même.

Les 26 et 27 octobre éclata à Cronstadt, à trois portées de canon de Pétersbourg, une mutinerie militaire. Un certain nombre de soldats, conscients de la situation politique, cherchaient à retenir la masse, mais la fureur de la multitude fit explosion. Les meilleurs éléments de l’armée, voyant qu’ils ne pouvaient arrêter le mouvement, se mirent à sa tête. Ils n’eurent cependant pas le bonheur de prévenir les pogroms provoqués par les autorités et dans lesquels le rôle principal fut joué par les bandes du fameux thaumaturge Jean de Cronstadt, qui entraînèrent à leur suite une obscure foule de marins. Le 28, Cronstadt fut déclaré en état de siège et la malheureuse émeute fut écrasée. Des soldats et des matelots d’élite étaient menacés de la peine capitale.

Le jour de la prise de la forteresse de Cronstadt, le gouvernement voulut donner un sévère avertissement au pays ; il déclara l’état de siège dans toute la Pologne : c’était un gros os que le ministère du manifeste se décidait pour la première fois à jeter aux chiens de Peterhof, après onze jours d’existence. Le comte Witte assuma l’entière responsabilité de cette démarche : dans la communication gouvernementale, il mentait effrontément, faisant allusion à une tentative téméraire (!) de séparatisme de la part des Polonais et les prévenant qu’ils s’engageaient dans une voie dangereuse “dont ils avaient connu plus d’une fois les dures épreuves”. Le lendemain, pour ne pas se trouver captif de Trepov, il fut obligé de battre en retraite : il reconnut que le gouvernement envisageait non pas tant les événements réels que les conséquences possibles de leur développement, “en raison de l’excessive impressionnabilité des Polonais”. Ainsi, l’état de siège était, en son genre, un tribut constitutionnel que l’on accordait au tempérament politique du peuple Polonais.

Le 29 octobre, un certain nombre de cantons des gouverne­ments de Tchernigov, de Saratov et de Tambov, où s’étaient déclarés des troubles agraires, furent proclamés en état de siège. A ce qu’il paraissait, les moujiks de Tambov se distinguaient également par “une excessive impressionnabilité”.

De terreur, dans la société libérale, les dents claquèrent. Ce monde répondait par des grimaces dédaigneuses aux coquetteries de Witte, mais au fond de l’âme, espérait fermement en lui. Et à présent, derrière le dos de Witte, se montrait avec assurance Dournovo qui eut assez d’esprit pour prendre à son compte l’aphorisme de Cavour : “L’état de siège est un moyen de gouvernement dont se servent les imbéciles. ”

L’instinct révolutionnaire suggéra aux ouvriers qu’en laissant impunie l’attaque ouverte de la contre‑révolution ils encourageraient son impudence. Le 29, le 30 octobre et le 1er novembre il y eut dans la plupart des usines de Pétersbourg de grands meetings dans lesquels on réclamait du soviet d’énergiques mesures de protestation.

Le 1er novembre, après de violents débats, dans une réunion nombreuse et tumultueuse, le soviet adopta, à une écrasante majorité, la décision suivante :

“Le gouvernement continue à marcher sur des cadavres. Il livre à ses cours martiales les hardis soldats de l’armée et de la flotte de Cronstadt qui se sont dressés pour défendre leurs droits et la liberté du peuple. Le gouvernement met au cou de la Pologne opprimée la corde de l’état de siège.

“ Le soviet des députés ouvriers invite le prolétariat révolutionnaire de Pétersbourg à manifester par la grève politique générale, dont on a déjà constaté la force menaçante, et par des meetings de protestation, sa solidarité fraternelle avec les soldats révolutionnaires de Cronstadt et le prolétariat révolutionnaire de Pologne.

“ Demain, 2 novembre, à midi, les ouvriers de Pétersbourg cesseront le travail aux cris de : A bas les cours martiales ! A bas la peine de mort ! A bas la loi martiale en Pologne et dans toute la Russie ! ”

Le succès de cet appel dépassa les espérances. La grève d’octobre n’était terminée que depuis quinze jours à peine, elle avait absorbé beaucoup d’énergie : et cependant, les ouvriers de Pétersbourg quittèrent les ateliers avec un ensemble saisissant. Avant midi, le 2 novembre, toutes les grosses usines et les entreprises qui avaient des représentants au soviet chômaient déjà. Un grand nombre d’entreprises industrielles, moyennes et petites, qui n’avaient pas encore participé à la lutte politique, adhéraient maintenant à la grève, élisaient des députés et les envoyaient au soviet. Le comité régional du réseau des voies ferrées de Pétersbourg adopta la décision du soviet et tous les chemins de fer, sauf celui de Finlande, interrompirent leur trafic. Au total, le nombre des grévistes de novembre dépassa celui de janvier et même celui d’octobre. Cependant les postes et les télégraphes, les voitures de place, les tramways à chevaux et la plupart des commis de magasin ne se joignirent pas au mouvement. Parmi les journaux, seuls paraissaient : le Pravitelstvenny Vestnik, les Viédomosti Peterbourgskavo Gradonatchalstva (“L’Information de la préfecture de Pétersbourg”) et les Izvestia ; les deux premiers sous la protection des troupes, le dernier sous la garde de compagnies ouvrières armées.

Le comte Witte fut absolument pris au dépourvu. Quinze jours auparavant, il croyait que, le pouvoir étant entre ses mains, il n’aurait plus qu’à exhorter, à guider, à arrêter, à menacer, à mener en un mot les choses comme il voudrait... La grève de novembre, protestation indignée du prolétariat contre l’hypocrisie gouvernementale, décontenança le grand homme d’Etat. Rien ne caractérise mieux son inintelligence des choses de la révolution, son effarement puéril devant les faits et, en même temps, sa hautaine suffisance, que le télégramme par lequel il s’imaginait apaiser le prolétariat. En voici le texte intégral :

“ Frères ouvriers, mettez‑vous au travail, renoncez à l’émeute, prenez pitié de vos femmes et de vos enfants. N’écoutez plus les mauvais conseils. Le Souverain nous a commandé d’appliquer notre sollicitude à la question ouvrière. Dans ce but, Sa Majesté Impériale a constitué un ministère du commerce et de l’industrie dont la tâche sera d’établir des rapports équitables entre les ouvriers et les entrepreneurs. Donnez‑nous le temps nécessaire et tout le possible sera fait pour vous. Suivez les conseils d’un homme qui vous veut du bien, qui a pour vous de la sympathie. Comte Witte. ”

Cet impudent télégramme, où une lâche colère qui dissimule son couteau prend des airs de hautaine bienveillance, fut reçu et lu à la séance du soviet, le 3 novembre, et souleva une tempête d’indignation. Avec une retentissante unanimité, on adopta aussitôt le texte de réponse que nous proposions et qui fut publié le lendemain dans les Izvestia :

“Le soviet des députés ouvriers, après avoir entendu lecture du télégramme du comte Witte à ses “frères ouvriers”, exprime d’abord l’extrême étonnement que lui cause le sans‑gêne d’un favori du tsar qui se permet d’appeler “frères” les ouvriers de Pétersbourg. Les prolétaires n’ont aucun lien de parenté avec le comte Witte.

“Sur le fond de la question, le soviet déclare :

“1. Le comte Witte nous invite à prendre pitié de nos femmes et de nos enfants. Le soviet des députés ouvriers invite en réponse tous les ouvriers à compter combien de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins se pressent dans les rangs de la classe ouvrière depuis le jour où le comte Witte a pris le pouvoir.

“2. Le comte Witte signale la gracieuse sollicitude du souverain à l’égard du peuple ouvrier. Le soviet des députés ouvriers rappelle au prolétariat de Pétersbourg le Dimanche rouge du 9 janvier.

“ 3. Le comte Witte nous prie de lui donner “le temps nécessaire” et nous promet de faire pour les ouvriers “tout le possible”. Le soviet des députés ouvriers sait que Witte a déjà trouvé “le temps” de livrer la Pologne aux bourreaux militaires et le même soviet ne doute pas que le comte Witte ne fasse “tout le possible” pour étouffer le prolétariat révolutionnaire.

“ 4. Le comte Witte déclare être un homme qui nous veut du bien et qui a pour nous de la sympathie. Le soviet des députés ouvriers déclare qu’il n’a nul besoin de la sympathie des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret. ”

Des gens renseignés affirmaient que le comte eut un accès d’étouffement quand il reçut la réponse de ses “frères” en grève.

Le 5 novembre, l’agence télégraphique de Pétersbourg communiquait ceci : “ En raison des bruits qui se sont répandus en province au sujet de l’institution d’une cour martiale et de l’application de la peine de mort aux simples soldats et matelots qui ont participé aux désordres de Cronstadt, nous sommes autorisés à déclarer que tous les bruits de ce genre sont prématurés (?) et dénués de tout fondement... Aucune cour martiale n’a jugé ni ne jugera les coupables des événements de Cronstadt. ” Cette déclaration catégorique ne marquait pas autre chose que la capitulation du gouvernement devant la grève et ce fait ne pouvait, bien entendu, être dissimulé par l’assertion enfantine au sujet de “bruits en province” alors que le prolétariat de Pétersbourg, par sa protestation, avait suspendu la vie commerciale et industrielle de la capitale. Quant à la Pologne, le gouvernement était entré plus tôt encore dans la voie des concessions en déclarant qu’il avait l’intention de rapporter la loi martiale dans les gouvernements du royaume de Pologne dès que “l’agitation serait tombée [1]”.

Dans la soirée du 5 novembre, le comité exécutif, estimant que le moment psychologique avait atteint son apogée, présenta en séance du soviet une motion destinée à terminer la grève. Pour caractériser la situation politique d’alors, je citerai le texte du discours lu par le rapporteur du comité exécutif :

“On vient de publier un télégramme du gouvernement qui déclare que les matelots de Cronstadt seront jugés non par une cour martiale mais par le conseil de guerre de la région.

“Ce télégramme n’est pas autre chose que la preuve de la faiblesse du gouvernement tsariste et la preuve de notre force. De nouveau, nous pouvons féliciter le prolétariat de Pétersbourg d’avoir remporté une immense victoire morale. Mais parlons franchement : si cette déclaration gouvernementale n’avait pas été faite, nous aurions dû malgré tout inviter les ouvriers de Pétersbourg à cesser la grève. D’après les télégrammes d’aujourd’hui, il est visible que partout en Russie notre manifestation politique est sur la voie du déclin. Notre grève actuelle n’avait que le caractère d’une démonstration. Ce n’est que de ce point de vue que nous pouvons en apprécier le succès ou l’insuccès. Notre but direct et immédiat a été de montrer à l’armée qui se réveille que la classe ouvrière est pour elle, qu’elle ne l’abandonnera pas aux outrages et aux violences sans dire son mot. N’avons‑nous pas atteint ce but ? N’avons‑nous pas gagné le cœur de tout honnête soldat ? Qui pourrait le nier ? Dans ces conditions, est‑il possible d’affirmer que nous n’ayons rien obtenu ? Peut‑on considérer la cessation de la grève comme une défaite pour nous ? N’avons‑nous pas montré à toute la Russie que, quelques jours après la grande lutte d’octobre, alors que les ouvriers n’avaient pas encore eu le temps de laver et de soigner leurs plaies, la discipline des masses était si grande qu’il suffisait d’un mot du soviet pour que tous les prolétaires quittassent leur travail comme un seul homme ? Regardez ! Cette fois‑ci, les usines les plus en retard sur le mouvement, qui jamais n’avaient abandonné le travail, ont adhéré à la grève et leurs députés se trouvent parmi nous, au soviet. Les éléments avancés de l’armée ont organisé des meetings de protestation et participé de cette manière à notre manifestation. N’est‑ce pas une victoire ? N’est-ce pas un brillant résultat ? Camarades, nous avons fait ce que nous devions faire. La Bourse européenne a rendu de nouveau les honneurs à notre force, à notre énergie. Il a suffi que l’on connaisse la décision du soviet des députés ouvriers pour que cette information soit suivie d’une chute marquée de nos valeurs à l’étranger. Ainsi, chacune de nos décisions, que ce soit une réponse au comte Witte ou au gouvernement dans son ensemble, a porté un coup décisif à l’absolutisme.

“ Certains camarades exigent que la grève continue jusqu’à ce que les matelots de Cronstadt soient traduits devant un jury de cour d’assises et jusqu’à l’abrogation de la loi martiale en Pologne. En d’autres termes, ils veulent que la grève tienne jusqu’à la chute du gouvernement actuel car – il faut s’en rendre compte bien nettement, camarades – contre notre grève le tsarisme fera donner toutes ses forces. Si l’on estime que le but de notre manifestation était de renverser l’autocratie, il est clair que nous ne l’avons pas atteint. De ce point de vue, nous aurions dû étouffer l’indignation dans nos poitrines et renoncer à la manifestation que nous avons faite pour protester. Mais notre tactique, camarades, n’est pas établie sur ce plan. Les manifestations que nous organisons, ce sont des batailles successives. Le but poursuivi est de désorganiser l’ennemi et de conquérir les sympathies de nouveaux amis. Or, quelle sympathie peut être plus importante pour nous que celle de l’armée ? Comprenez‑le bien : lorsque nous discutons la question de savoir s’il faut continuer, oui ou non, la grève, en fait, nous nous demandons si la grève doit garder son caractère de démonstration ou se transformer en bataille décisive, c’est‑à‑dire nous mener à la victoire complète ou à la défaite. Nous ne craignons ni les batailles, ni les défaites. Nos défaites ne sont que les degrés qui nous mènent à la victoire. Nous l’avons prouvé plus d’une fois déjà à nos ennemis. Mais, pour chaque bataille, nous cherchons les conditions les plus favorables. Les événements travaillent pour nous et nous n’avons aucune raison d’en forcer la marche. Dites‑moi, s’il vous plait, pour qui il vous paraît avantageux de retarder l’heure du combat décisif, pour nous ou bien pour le gouvernement ? L’avantage est pour nous, camarades ! Car demain nous serons plus forts qu’aujourd’hui, et après‑demain plus forts que demain. N’oubliez pas, camarades, que les circonstances ne nous permettent que depuis peu d’organiser des meetings pour des milliers de personnes, d’unifier les masses du prolétariat et d’imprimer la parole révolutionnaire dans l’esprit de la population du pays tout entier. Il est nécessaire de profiter au mieux de ces circonstances pour une large propagande, pour l’organisation des rangs du prolétariat. La période de la préparation des masses à l’action décisive doit être prolongée autant que nous le pourrons, peut‑être d’un ou deux mois, afin qu’ensuite nous marchions comme une armée bien groupée, bien organisée. Il serait bien entendu plus avantageux pour le gouvernement de nous fusiller immédiatement, puisque nous ne sommes pas encore prêts pour le combat final. Certains camarades éprouvent aujourd’hui, comme au jour où nous renonçâmes à la manifestation des funérailles, un doute que voici : Si nous battons en retraite en ce moment, saurons-nous soulever encore une fois les masses ? La multitude ne s’apaisera‑t‑elle pas ? je vous réponds : Croyez‑vous que le régime actuel puisse faire le nécessaire pour l’apaisement ? Avons‑nous donc des raisons de nous inquiéter, de craindre qu’à l’avenir il n’y ait plus d’événements qui obligent le peuple à se soulever ? Croyez‑moi, ces événements ne manqueront pas, ils seront beaucoup trop nombreux, le tsarisme y pourvoira. N’oubliez pas en outre que nous avons encore devant nous une campagne électorale qui doit mobiliser tout le prolétariat révolutionnaire. Et qui sait si la campagne électorale ne se terminera pas par une explosion, si le prolétariat ne fera pas sauter le pouvoir existant ? Dominons donc nos nerfs et ne cherchons point à devancer les événements. Nous devons faire confiance au prolétariat révolutionnaire. S’est‑il calmé après le 9 janvier ? Après la commission de Chidlovsky ? Après les événements de la mer Noire ? Non, le flot révolutionnaire monte sans cesse et le moment n’est pas loin où il déferlera sur le régime de l’autocratie.

“ Ce qui nous attend, c’est une lutte décisive et sans merci. Arrêtons pour le moment la grève, satisfaits de la victoire morale qu’elle a remportée, et appliquons toutes nos forces à créer et à renforcer ce dont nous avons le plus besoin : l’organisation, encore l’organisation, et toujours l’organisation. Il suffit de regarder autour de soi pour voir que, dans ce domaine, chaque jour nous apporte de nouvelles conquêtes.

“ En ce moment, les cheminots et les fonctionnaires des postes et télégraphes s’organisent. Par le rail et par le télégraphe, ils feront une seule fournaise de tous les foyers révolutionnaires du pays. Ils nous donneront la possibilité de soulever au moment voulu toute la Russie en vingt‑quatre heures. Il est nécessaire de se préparer pour ce moment‑là et de pousser la discipline et l’organisation au plus haut degré. Au travail, camarades !

“ Pour l’instant, il est indispensable de passer à l’organisation militaire des ouvriers, à leur armement. Que dans chaque usine l’on constitue des groupes de combattants, par dix hommes, avec un chef élu, par centaines avec un centenier et qu’un commandant prenne autorité sur ces bataillons. Que la discipline dans ces groupes soit poussée à tel point que toute l’usine puisse se mettre en marche au premier appel. N’oubliez pas qu’à l’heure de l’engagement décisif, nous ne devons compter que sur nous-mêmes. La bourgeoisie libérale commence déjà à nous considérer avec méfiance et hostilité. Les intellectuels démocrates hésitent. L’Union des unions, qui s’est jointe si volontiers à nous pendant la première grève, a beaucoup moins de sympathie pour la seconde. Un de ses membres me disait ces jours‑ci : “Avec vos grèves, vous indisposez la société contre vous. Se pourrait‑il que vous espériez vaincre l’ennemi par vos propres forces ? ” Je lui ai rappelé le moment de la Révolution française où la Convention décréta : “Le peuple français ne traitera pas avec un ennemi qui occupe son territoire. ” Un des membres de la Convention cria : “Serait‑ce que vous avez conclu un traité avec la victoire ? ” On lui répondit : “Non, nous avons conclu un traité avec la mort. ”

“Camarades, lorsque la bourgeoisie libérale, fière dirait‑on d’avoir trahi, nous demande : “Seuls, sans nous, pensez‑vous pouvoir lutter ? Avez‑vous conclu un traité avec la victoire ? ”, nous lui jetons à la figure notre réponse : “Non, nous avons conclu un traité avec la mort. ”

A une écrasante majorité, le soviet adopta la décision suivante : “Cesser la manifestation de la grève le lundi 7 novembre, à midi. ” Des affiches portant la résolution du soviet furent répandues dans les fabriques et les usines et collées en ville. Au jour et à l’heure fixés, la grève s’arrêta avec ensemble, comme elle avait commencé. Elle avait duré cent vingt heures, trois fois moins que la loi martiale en Pologne.

L’importance de la grève de novembre n’est pas en ceci bien entendu qu’elle a sauvé du nœud coulant quelques dizaines de matelots ; ce serait peu de chose dans une révolution qui dévore les existences par dizaines de milliers ! Son importance n’est pas non plus en ceci qu’elle contraignit le gouvernement à rapporter le plus vite possible la loi martiale en Pologne ; un mois de plus ou de moins sous le régime des lois d’exception n’est rien pour ce pays qui a tant souffert. La grève d’octobre fut un cri d’alarme adressé au pays tout entier. Qui sait si une furieuse bacchanale de réaction ne se serait pas déclenchée dans tout le pays, au cas où l’expérience risquée en Pologne aurait réussi ? Mais le prolétariat était là, il montra qu’il “existait, veillait et était prêt à rendre coup pour coup [2] ! ” Dans cette révolution qui, par la solidarité que manifestèrent les races si diverses du pays, fait un contraste magnifique avec les événements de 1848 en Autriche, le prolétariat à Pétersbourg, au nom de la révolution même, ne pouvait abandonner silencieusement aux mains de l’impatiente réaction ses frères de Pologne, il n’en avait pas le droit. Et, du moment qu’il se souciait de son propre lendemain, il ne pouvait ignorer, il n’avait pas le droit d’ignorer la révolte de Cronstadt. La grève de novembre fut un cri de solidarité jeté par le prolétariat, par‑dessus les têtes du gouvernement et de l’opposition bourgeoise, aux prisonniers de la caserne. Et ce cri fut entendu.

Le correspondant du Times, dans le récit qu’il donna de la grève de novembre, rapportait cette parole d’un colonel de la garde : “On ne peut malheureusement nier que l’intervention des ouvriers qui ont pris la défense des mutins de Cronstadt ait eu une influence morale fort regrettable sur nos soldats. ” Dans cette “regrettable influence morale” est contenu l’essentiel de la grève de novembre. D’un seul coup, elle remua les masses de l’armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au comité exécutif, et même aux séances du soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s’affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur.

L’effervescence gagna même les rangs les plus aristocratiques de l’armée. L’auteur du présent livre eut, pendant la grève de novembre, l’occasion de participer comme “orateur parlant au nom des ouvriers” à une assemblée de militaires unique en son genre. Cela vaut la peine d’être raconté.

J’avais reçu une carte d’invitation de la baronne Ikskul von Hildebrand ; je me présentai à neuf heures du soir dans un des plus riches hôtels particuliers de Pétersbourg. Le portier, qui avait l’air d’un homme résolu à ne plus s’étonner de rien, m’ôta mon pardessus et l’accrocha dans une longue rangée de capotes d’officiers. Le laquais attendait, pour me présenter, d’avoir ma carte de visite. Hélas ! Un homme qui se cache de la police ne saurait avoir de carte de visite. Pour le tirer d’embarras, je lui remis le billet d’invitation de la maîtresse de maison. Un étudiant vint à moi dans le salon d’attente, puis un privat‑docent radical, rédacteur d’une “grande” revue, et, enfin, la baronne elle‑même. Ces gens s’attendaient sans doute à trouver en moi, “envoyé des ouvriers”, une physionomie plus rébarbative. Je me nommai. On m’invita aimablement à entrer. Quand la portière fut soulevée, j’aperçus une société de soixante à soixante-dix personnes. Sur des chaises disposées en lignes régulières étaient assis, d’un côté du passage, trente ou quarante officiers, parmi lesquels de brillants militaires de la garde ; de l’autre côté, des dames. Dans un coin, en avant, on apercevait un groupe de redingotes noires : c’étaient des publicistes et des avocats radicaux. Assis devant une table qui servait de chaire, un vieillard faisait fonction de président. A côté de lui, je reconnus Roditchev, le futur “tribun” des constitutionnels-démocrates. Il parlait de l’application de la loi martiale en Pologne, des obligations de la société libérale et de la partie pensante de l’armée vis‑à‑vis de la situation polonaise ; il s’exprimait d’un ton ennuyé et las, ses pensées étaient courtes et lasses, et lorsqu’il acheva son discours on entendit des applaudissements empreints de lassitude. Après lui, Pierre Strouvé prit la parole ; hier encore, c’était “l’exilé de Stuttgart”, à qui la grève d’octobre avait rouvert le chemin de la Russie et qui en avait profité pour prendre immédiatement place à l’extrême droite du libéralisme des zemstvos et pour entreprendre une campagne effrontée contre la social‑démocratie. Orateur pitoyable, bégayant et mangeant ses mots, il démontrait que l’armée devait se tenir sur le terrain du manifeste du 17 octobre et le défendre contre toute attaque de la droite comme de la gauche. Cette sagesse de serpent conservateur avait un air très piquant sur les lèvres d’un ancien social‑démocrate. J’écoutais son discours et je me rappelais que, sept ans auparavant, cet homme avait écrit : “Plus on avance vers l’orient de l’Europe, plus la bourgeoisie apparaît faible, lâche et vile en son attitude politique. ” Ensuite, sur les béquilles du révisionnisme allemand, ce même homme avait passé dans le camp de la bourgeoisie libérale, afin de démontrer par l’exemple la justesse de l’aphorisme que nous venons de citer... Après Strouvé, le publiciste radical Procopovitch parla de la mutinerie de Cronstadt ; on entendit ensuite un professeur disgracié dont le choix hésitait entre le libéralisme et la social‑démocratie et qui parla de tout et de rien. Enfin, un avocat réputé (Sokolov) invita les officiers à tolérer la propagande dans les casernes. Les discours prenaient un ton de plus en plus résolu, l’atmosphère s’échauffait, les applaudissements du public devenaient de plus en plus bruyants. A mon tour, je signalai que les ouvriers étaient désarmés, qu’avec eux la liberté était démunie, qu’entre les mains des officiers se trouvaient les clefs des arsenaux de la nation, qu’à la minute décisive ces clefs devraient être transmises à ceux à qui elles appartenaient de droit, c’est‑à‑dire au peuple. Ce fut la première, et, sans doute, la dernière fois de ma vie que j’eus l’occasion de parler devant un auditoire de ce genre...

La “regrettable influence morale” du prolétariat sur les soldats engagea le gouvernement à exercer des actes de répression. On procéda à des arrestations dans un des régiments de la garde ; une partie des matelots furent envoyés sous escorte de Pétersbourg à Cronstadt. Des soldats, de toutes parts, s’adressaient au soviet, demandant ce qu’il fallait faire. A ces questions nous répondîmes par un appel devenu fameux sous le nom de Manifeste aux soldats. En voici le texte :

“Le soviet des députés ouvriers répond aux soldats :

“Frères soldats de l’armée et de la flotte !

“Vous vous adressez souvent à nous, soviet des députés ouvriers, pour obtenir un conseil ou un appui. Lorsqu’on a arrêté des hommes au régiment Preobrajensky, vous nous avez demandé du secours. Lorsqu’on a arrêté des élèves de l’école militaire électrotechnique, vous nous avez demandé assistance. Lorsque les équipages de la flotte ont été envoyés sous escorte de Pétersbourg à Cronstadt, ils ont cherché notre protection.

“Un grand nombre de régiments nous envoient leurs députés.

“Frères soldats, vous avez raison. Vous n’avez pour vous défendre que le peuple ouvrier. Si les ouvriers ne viennent pas à votre secours, il n’y a point de salut pour vous. La caserne maudite vous étouffera.

“Les ouvriers tiennent toujours pour les soldats honnêtes. A Cronstadt et à Sébastopol, les ouvriers ont lutté et sont morts avec les matelots. Le gouvernement avait décidé que les matelots et les soldats de Cronstadt passeraient en cour martiale ; les ouvriers de Pétersbourg ont immédiatement cessé tout travail.

“Ils consentent à endurer les tortures de la faim, mais ils ne veulent pas rester passifs et silencieux devant les tourments que l’on inflige aux soldats.

“Nous, soviet des députés ouvriers, nous vous disons, soldats, au nom de tous les ouvriers de Pétersbourg :

“Vos peines sont nos peines, vos besoins sont nos besoins la lutte que vous menez, c’est bien celle que nous avons entreprise. Notre victoire sera votre victoire. Nous sommes attachés à la même chaîne. Ce n’est qu’en unissant leurs efforts que le peuple et l’armée briseront cette chaîne.

“Comment obtenir la liberté des soldats de Preobrajensky ? Comment sauver ceux de Cronstadt et de Sébastopol ?

“Pour cela, il faut débarrasser le pays de toutes les prisons tsaristes, de tous les conseils de guerre. Par des coups isolés, nous n’obtiendrons rien en faveur de ceux de Preobrajensky, de Sébastopol et de Cronstadt. C’est par un puissant élan de toute la masse que nous balaierons l’arbitraire et l’autocratie du sol de notre patrie.

“Qui peut se charger de cette grande tâche ?

“Le peuple ouvrier uni avec les soldats ses frères.

“Frères soldats, réveillez‑vous, levez‑vous, venez à nous ! Soldats honnêtes et hardis, groupez‑vous en associations !

“Réveillez ceux qui dorment ! Amenez de force les traînards ! Entendez‑vous avec les ouvriers ! Etablissez une liaison avec le soviet des députés ouvriers !

“Et en avant, pour la justice, pour le peuple, pour la liberté, pour nos femmes et nos enfants !

“Une main fraternelle vous est tendue, celle du soviet des députés ouvriers. ”

Ce manifeste parut dans les tout derniers jours de l’existence du soviet.

Notes

[1] La loi martiale fut rapportée par un oukase du 12 novembre. (1909)

[2] Ce sont les termes de la résolution du soviet. (1909)

Le prolétariat était seul dans cette lutte. Personne ne voulait ni ne pouvait le soutenir. Cette fois, il ne s’agissait plus de la liberté de la presse, ni de combattre l’arbitraire des galonnés, ni même du suffrage universel. L’ouvrier demandait des garanties pour ses muscles, pour ses nerfs, pour son cerveau. Il avait décidé de reconquérir une partie de sa propre existence. Il ne pouvait attendre davantage et ne le voulait pas. Dans les événements de la révolution, il avait pris conscience de sa force, il avait découvert une vie nouvelle, une vie supérieure. Il venait en quelque sorte de renaître pour la vie de l’esprit. Tous ses sentiments étaient tendus comme les cordes d’un instrument. De nouveaux mondes immenses et radieux s’étaient ouverts devant lui... Faudra‑t‑il attendre longtemps encore le grand poète qui reproduira le tableau de la résurrection des masses ouvrières par la révolution ?

Après la grève d’octobre qui avait fait des usines enfumées les temples de la parole révolutionnaire, après une victoire qui avait rempli de fierté les cœurs les plus las, l’ouvrier retomba dans l’engrenage maudit de la machine. Encore en proie au demi‑sommeil de l’aube ténébreuse, il devait se jeter dans la gueule infernale des usines ; tard dans la soirée, lorsque la machine enfin gavée donnait le signal de sa sirène, l’ouvrier, en proie encore et toujours à un demi‑sommeil, traînant son corps épuisé, rentrait chez lui dans la nuit morose et lugubre. Cependant, tout à l’entour, brûlaient des flammes claires, proches et inaccessibles, les flammes que lui‑même avait allumées. La presse socialiste, les réunions politiques, la lutte des partis, banquet immense et merveilleux d’intérêts et de passions. Où donc était l’issue ? Dans la journée de huit heures. Ce fut le programme entre tous les programmes, le vœu entre tous les vœux. Seule, la journée de huit heures pouvait libérer immédiatement la force du prolétariat pour la politique révolutionnaire du jour. Aux armes, prolétaires de Pétersbourg ! Un nouveau chapitre s’ouvre dans le livre austère de la lutte.

Déjà, pendant la grande grève, les délégués avaient déclaré plus d’une fois qu’à la reprise du travail les masses ne consentiraient pour rien au monde à peiner dans les anciennes conditions. Le 26 octobre, les délégués d’un des quartiers de Pétersbourg décident, indépendamment du soviet, de réaliser dans leurs usines la journée de huit heures par la voie révolutionnaire. Le 27, la proposition des délégués est adoptée à l’unanimité au cours de plusieurs réunions ouvrières. A l’usine mécanique Alexandrovsky, la question est décidée au scrutin secret, pour éviter toute pression. Résultats : 1 668 voix pour, 14 contre. Les grosses usines métallurgiques ne travaillent plus que huit heures dès le 28. Un mouvement analogue se dessine en même temps à l’autre bout de Pétersbourg. Le 29 octobre, l’organisateur de la campagne rapporte au soviet que la journée de huit heures a été établie “ de force ” dans trois grandes usines. Tonnerre d’applaudissements. Il n’y a pas de place pour le doute. N’est‑ce pas la violence qui nous a donné la liberté de réunion et celle de la presse ? N’est‑ce pas par l’attaque révolutionnaire que nous avons arraché le manifeste de la Constitution ? Les privilèges du capital sont‑ils pour nous plus sacrés que ceux de la monarchie ? Les voix timides des sceptiques sont noyées dans les flots de l’enthousiasme général. Le soviet émet une décision de la plus haute importance : il invite toutes les entreprises et usines à établir de leur propre chef la journée de huit heures. Ce décret est adopté presque sans débats, comme si la décision s’imposait d’elle‑même. Il donne aux ouvriers de Pétersbourg vingt‑quatre heures pour prendre leurs dispositions à cet effet. Et cela suffit aux ouvriers. “La proposition du soviet a été accueillie par nos ouvriers avec des transports d’enthousiasme, écrit mon ami Nemtsov, délégué d’une usine métallurgique. En octobre, nous avons lutté au nom des exigences du pays tout entier, maintenant nous mettons en avant des revendications exclusivement prolétariennes qui montreront nettement à nos patrons bourgeois que nous n’oublions pas un instant les besoins de notre classe. Après les débats, le comité de l’usine (réunion des représentants des ateliers ; les délégués du soviet jouaient un rôle dirigeant dans ces comités) a décidé à l’unanimité d’établir la journée de huit heures à partir du 1er novembre. Le même jour, les délégués ont transmis la décision du comité d’usine dans tous les ateliers... Ils ont invité les ouvriers à apporter leur repas à l’usine, afin de ne pas faire la suspension habituelle de midi. Le 1er novembre, les ouvriers sont allés au travail à six heures quarante‑cinq du matin, comme toujours. A midi, un coup de sifflet les appelait au repas ; ce fut l’occasion de nombreuses plaisanteries parmi les compagnons, qui ne s’accordaient qu’une demi‑heure de répit au lieu d’une heure trois quarts. A trois heures et demie, toute l’usine cessait le travail, qui avait duré exactement huit heures. ”

Le lundi 31 octobre, lisons‑nous dans le numéro 5 des Izvestia, tous les ouvriers des usines de notre quartier, conformément à la décision du soviet, après avoir travaillé huit heures, ont quitté les ateliers et sont partis en cortège par les rues avec des drapeaux rouges, au chant de la Marseillaise. En cours de route, les manifestants “enlevaient” les ouvriers qui prolongeaient le travail dans les petits établissements. ”

La décision du soviet fut appliquée dans les autres quartiers avec la même énergie révolutionnaire. Le 1er novembre, le mouvement s’étend à presque toutes les usines métallurgiques et aux plus importantes des entreprises textiles. Les ouvriers des fabriques de Schlüsselburg demandent au soviet par télégraphe : “Combien d’heures de travail devons‑nous fournir à dater d’aujourd’hui ? ” La campagne se développait avec une force invincible, avec une grandiose unanimité. Mais la grève de cinq jours, en novembre, coupa cette campagne à son début. La situation devenait de plus en plus difficile. Le gouvernement réagissait et faisait des efforts désespérés, non sans succès, pour reprendre pied. Les capitalistes s’unissaient énergiquement pour la résistance, sous la protection de Witte. La démocratie bourgeoise était “lasse” des grèves. Elle avait soif de tranquillité et de repos.

Avant la grève d’octobre, les capitalistes avaient envisagé diversement la réduction du travail par les ouvriers : les uns menaçaient de fermer immédiatement les usines, les autres se bornaient à opérer des retenues sur les salaires. Dans un grand nombre d’usines et d’entreprises, l’administration entrait dans la voie des concessions, consentait à ramener la journée à neuf heures et demie et même à neuf heures. C’est ce que décida, par exemple, le syndicat des imprimeurs. Mais, en général, l’incertitude régnait parmi les entrepreneurs. Vers la fin de la grève de novembre, le capital, groupant ses forces, réussit à dominer la situation et se montra intraitable : la journée de huit heures ne serait pas accordée ; dans le cas où les ouvriers s’entêteraient, on procéderait à un lock‑out en masse. Frayant la route aux entrepreneurs, le gouvernement prit l’initiative de fermer les usines de l’Etat. Les réunions ouvrières étaient de plus en plus souvent dispersées par la police et l’on espérait évidemment abattre ainsi les esprits. La situation s’aggravait de jour en jour. Après les usines de l’Etat, des établissements privés furent fermés. Plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers furent jetés sur le pavé. Le prolétariat se heurtait à une muraille abrupte. Il fallait battre en retraite. Mais la masse ouvrière savait ce qu’elle voulait. Elle n’acceptait pas même d’entendre parler d’un retour au travail dans les anciennes conditions. Le 6 novembre, le soviet recourt à un compromis : il déclare que la revendication cesse d’être obligatoire pour tous et invite les travailleurs à ne continuer la lutte que dans les entreprises où il y a quelque espoir de succès. Cette solution ne saurait évidemment satisfaire : elle n’est pas un appel formel et elle menace de diviser le mouvement en une série d’escarmouches. Cependant, la situation s’aggrave encore. Tandis que les usines de l’Etat se rouvraient, sur les instances des délégués, pour reprendre le travail dans les anciennes conditions, les entrepreneurs privés fermaient les portes de treize autres usines. C’était encore dix‑neuf mille chômeurs. Le souci d’obtenir la réouverture des usines, même dans les anciennes conditions, passait au premier plan, effaçant la lutte pour l’instauration par la force de la journée de huit heures. Il fallait prendre une décision, et, le 12 novembre, le soviet ordonna de battre en retraite. Ce fut la plus dramatique de toutes les séances du parlement ouvrier. Les voix se partagèrent. Deux usines métallurgiques des plus engagées dans la lutte insistent pour que l’on continue à se battre. Elles sont soutenues par les représentants de quelques fabriques textiles, de certaines entreprises du tabac et du verre. L’usine Poutilov se déclare énergiquement contre cette attitude. Une femme se lève : c’est une tisserande de la fabrique Maxwell, une femme d’un certain âge. Un beau visage ouvert. Une robe d’indienne fanée, bien qu’on approche de l’hiver. Sa main tremble d’émotion et se porte nerveusement à son col. Une voix pénétrante, pénétrée, vibrante, inoubliable : “Vous avez, crie‑t‑elle aux délégués de Poutilov, vous avez habitué vos femmes à bien manger et à bien dormir, et voilà pourquoi vous craignez de perdre votre gagne‑pain. Mais nous, cela ne nous fait pas peur. Nous sommes prêtes à mourir pour obtenir la journée de huit heures. Nous lutterons jusqu’au bout. La victoire ou la mort. Vive la journée de huit heures ! ”

Trente mois après le jour où j’entendis ce cri, cette voix d’espérance, de désespoir et de passion retentit encore à mes oreilles comme un reproche véhément, comme un appel irrésistible. Où es‑tu maintenant, camarade héroïque, humblement vêtue d’une robe d’indienne fanée ? Oh ! certes, personne ne t’avait appris à bien dormir, à bien manger, à vivre à ton aise...

La voix vibrante se brise... Un instant de silence douloureux. Et c’est ensuite une tempête d’applaudissements passionnés. Ces délégués qui s’étaient assemblés sous la pénible impression de la violence capitaliste et d’une immuable fatalité s’élevèrent à ce moment bien au‑dessus de la vie quotidienne. Ils applaudissaient à la victoire qu’ils devaient remporter un jour sur le Destin sanguinaire.

Après des débats qui durèrent quatre heures, le soviet adopta à une écrasante majorité la résolution de céder. La résolution signalait que la coalition du capital avec le gouvernement avait transformé la question des huit heures, applicable à Pétersbourg, en une question d’intérêt général pour tout le pays ; elle montrait que les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient par conséquent remporter cet avantage sans le concours du prolétariat de la nation entière ; et elle disait : “Pour ces raisons, le soviet des députés ouvriers estime nécessaire de suspendre provisoirement les mesures directes qui avaient été indiquées à toutes les entreprises pour réaliser la journée de huit heures. ” On dut faire de grands efforts pour que la retraite s’effectuât en bon ordre. Nombre d’ouvriers préféraient entrer dans la voie indiquée par la tisserande de Maxwell. “Camarades, ouvriers des autres entreprises et usines, écrivaient au soviet les travailleurs d’une grande fabrique qui avaient résolu de continuer la lutte pour la journée de neuf heures et demie, excusez-nous d’agir ainsi, mais nous ne pouvons plus accepter ce surmenage qui progressivement épuise nos forces physiques et morales. Nous lutterons jusqu’à la dernière goutte de sang... ”

A l’ouverture de la campagne pour la journée de huit heures, la presse capitaliste criait, bien entendu, que le soviet voulait ruiner l’industrie nationale. Le journalisme libéral‑démocratique, qui tremblait à cette époque devant les maîtres de la gauche, semblait avoir avalé sa langue. Mais lorsque la défaite de la révolution, en décembre, lui rendit sa liberté d’initiative, il entreprit de traduire en son jargon libéral toutes les accusations portées par les réactionnaires contre le soviet. La luttte que celui‑ci avait menée pour la journée de huit heures fut, après coup, l’objet du blâme le plus rigoureux de la part de ces messieurs. il faut pourtant noter que l’idée d’instaurer par la violence la journée de huit heures, c’est‑à‑dire en interrompant tout simplement le travail sans attendre l’assentiment des entrepreneurs, était née avant le mois d’octobre et ailleurs que parmi les membres du soviet. Pendant les grèves épiques de 1905, des tentatives de ce genre avaient eu lieu plus d’une fois. Et elles n’avaient pas été suivies que de défaites. Dans les usines de l’Etat, où les motifs politiques jouent un rôle plus important que les raisons économiques, les ouvriers avaient obtenu de cette manière la journée de neuf heures. Pourtant, l’idée d’établir par les seuls moyens révolutionnaires la journée normale dans le seul Pétersbourg et en vingt‑quatre heures peut sembler absolument fantastique. Un brave caissier, affilié à un syndicat de gens graves et posés, la jugerait sans doute absolument folle. Et elle l’était en effet du point de vue des gens raisonnables. Mais, dans la “ folie ” révolutionnaire, elle ne manquait pas de raison. Certes, la journée normale pour le seul Pétersbourg est une absurde prétention. Mais la tentative de la capitale, dans l’esprit du soviet, devait soulever le prolétariat du pays entier. Naturellement, la journée de huit heures ne peut être instaurée qu’avec le concours du pouvoir gouvernemental. Mais le prolétariat, à cette époque, luttait précisément pour la conquête du pouvoir. S’il avait remporté une victoire politique, l’établissement de la journée de huit heures n’aurait été que le développement naturel d’une “expérience fantastique”. Or, le prolétariat ne sortit pas vainqueur de ce premier combat, et c’est là, sans aucun doute, sa “faute” la plus grave.

Malgré tout, nous pensons que le soviet se conduisit comme il pouvait et devait se conduire. En réalité, il n’avait pas le choix. Si, pour des raisons de politique “réaliste”, il avait crié aux masses : “Reculez ! ”, elles ne l’auraient pas écouté. Le conflit aurait éclaté, mais personne n’aurait dirigé les combattants. Les grèves se seraient produites, mais la liaison entre elles aurait manqué. Dans ces conditions, la défaite aurait causé une démoralisation profonde. Le soviet comprit sa tâche autrement. Ses dirigeants ne comptaient pas du tout sur un succès pratique, immédiat, absolu ; mais, pour eux, les puissantes forces, élémentaires qui entraient en mouvement s’imposaient comme un fait essentiel, et ils résolurent de transformer ce mouvement en une manifestation grandiose, inouïe jusque‑là dans le monde socialiste, en faveur de la journée de huit heures. Les résultats pratiques de cette campagne, c’est‑à‑dire une réduction considérable des heures de travail dans une série d’entreprises, furent bientôt réduits à néant par les entrepreneurs. Mais les résultats politiques laissèrent une trace ineffaçable dans la conscience des masses. L’idée de la journée de huit heures fut désormais populaire même parmi les groupes ouvriers les moins engagés et elle eut plus d’influence que n’en avait obtenu une propagande pacifique menée pendant de longues années. En même temps, cette revendication était organiquement assimilée aux exigences essentielles de la démocratie politique. En se heurtant à la résistance organisée du capital derrière lequel se dressait le pouvoir de l’Etat, la masse ouvrière revint à l’idée du coup d’Etat révolutionnaire, de l’inéluctable insurrection, de l’armement indispensable.

Lorsqu’il défendait au soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du comité exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : “Si nous n’avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : “Les huit heures et un fusil ! ” (...)

“La révolution, écrivait à la fin de novembre le vieux Souvorine, serviteur émérite de la bureaucratie russe, donne un élan extraordinaire à l’individu et attire à elle une multitude de fanatiques des plus dévoués, toujours disposés à sacrifier leur vie. il est difficile de lutter contre cette révolution, précisément parce qu’elle a en partage beaucoup d’ardeur, de témérité, d’éloquence sincère et de brûlants enthousiasmes. Plus l’ennemi est fort, plus elle se montre résolue et courageuse, et chacune de ses victoires lui amène quantité d’adorateurs. Celui qui ignore cela, celui qui ne voit pas qu’elle est séduisante comme une femme belle et passionnée ouvrant largement ses bras et offrant l’avide baiser de ses lèvres enflammées, celui‑là n’a pas été jeune. ”

L’esprit de révolte planait sur la terre de Russie. Une transformation immense et mystérieuse s’accomplissait en d’innombrables cœurs, les entraves de la crainte se rompaient ; l’individu qui avait à peine eu le temps de prendre conscience de lui‑même se dissolvait dans la masse et toute la masse se confondait dans un même élan. Affranchie des craintes héréditaires et des obstacles imaginaires, cette masse ne pouvait et ne voulait pas voir les obstacles réels. En cela était sa faiblesse et en cela sa force. Elle allait de l’avant comme une lame poussée par la tempête. Chaque journée découvrait de nouveaux fonds et engendrait de nouvelles possibilités, comme si une force gigantesque brassait la société de fond en comble.

Tandis que les tchinovniki libéraux taillaient encore la robe neuve de la nouvelle Douma, le pays ne prenait pas une minute de repos. Grèves ouvrières, meetings incessants, manifestations dans les rues, dévastation des domaines, grèves de policiers et de garçons de cour se succédaient, et l’on vit finalement les troubles et la révolte gagner les matelots et les soldats. Ce fut la désagrégation totale, ce fut le chaos. Et en même temps, dans ce chaos, s’éveillait le besoin d’un ordre nouveau dont les éléments se cristallisaient déjà. Les meetings qui se renouvelaient régulièrement apportaient déjà, par eux‑mêmes, un principe organisateur. De ces réunions sortaient des députations qui prenaient à leur tour la forme plus importante de représentation. Mais, comme l’agitation des forces élémentaires devançait le travail de la conscience politique, le besoin d’agir laissait loin derrière lui la fiévreuse élaboration organisatrice.

En cela est la faiblesse de la révolution, de toute révolution, mais en cela réside également sa force. Celui qui veut posséder de l’influence dans la révolution doit en assumer la charge entière. Les tacticiens par trop raisonneurs qui s’imaginent traiter la révolution comme une asperge, en séparant à leur gré la partie nourrissante de l’épluchure, sont condamnés à l’inefficacité. En effet, pas un événement révolutionnaire ne crée des conditions “rationnelles” pour l’utilisation de leur tactique “rationnelle” ; ainsi, fatalement, ils restent en dehors et en arrière de tous les événements. Et, en fin de compte, il ne leur reste plus qu’à répéter la parole de Figaro : “Hélas ! nous n’aurons plus d’autre représentation pour effacer l’insuccès de la première... ”

Nous ne nous donnons pas pour but de décrire, ni même d’énumérer tous les événements de 1905. Nous esquissons la marche de la révolution dans ses traits généraux, nous cantonnant en outre dans les limites de Pétersbourg, bien que nous envisagions l’histoire du pays tout entier. Mais, malgré les bornes que nous avons données à notre récit, nous ne pouvons laisser de côté un des événements essentiels de la grande année, événement qui a eu lieu entre la grève d’octobre et les barricades de décembre : nous voulons parler de la révolte militaire de Sébastopol. Elle commença le 11 novembre, et, le 17, l’amiral Tchoukhnine écrivait dans son rapport au tsar : “La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue. ”

A Sébastopol, les traditions du Potemkine n’étaient pas mortes. Tchoukhnine avait exercé de cruelles représailles sur les matelots du cuirassé rouge : il en avait fait fusiller quatre, pendre deux et envoyer quelques dizaines aux travaux forcés ; il avait fait rebaptiser le cuirassé Panteleïmon. Mais, au lieu d’inspirer la terreur, il avait seulement attisé l’esprit de révolte de la flotte. La grève d’octobre ouvrit la période épique de grandioses meetings auxquels les matelots et les soldats d’infanterie participaient non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs. La fanfare des matelots jouait la Marseillaise en tête des manifestations révolutionnaires. En un mot, on observait partout une “démoralisation” complète.

L’interdiction faite aux militaires d’assister aux réunions populaires eut pour résultat de provoquer des meetings purement militaires dans les cours des équipages de la flotte et des casernes. Les officiers n’osaient protester et, à Sébastopol, les portes des casernes étaient ouvertes jour et nuit aux représentants du comité de notre parti. Notre comité était obligé de contenir constamment l’impatience des matelots qui voulaient en venir “aux actes”. Le Pruth qui flottait à quelque distance, transformé en bagne, rappelait que des hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine, en juin. Le nouvel équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire le vaisseau à Batoum pour soutenir la révolte du Caucase. A côté de lui se trouvait tout paré le croiseur Otchakov, récemment construit. Mais l’organisation social‑démocrate persistait à temporiser : sa tactique était de créer un soviet de députés matelots et soldats, de le mettre en liaison avec l’organisation des ouvriers et de soutenir la grève politique du prolétariat, qui s’annonçait, par une révolte de la flotte. L’organisation révolutionnaire des matelots adopta ce plan. Mais celui‑ci se trouva dépassé par les événements.

Les réunions étaient de plus en plus fréquentées et se multipliaient. Elles se tenaient maintenant sur la place qui séparait le dépôt des équipages de la flotte de la caserne d’infanterie occupée par le régiment de Brest. Comme on ne permettait pas aux militaires d’aller aux meetings ouvriers, les ouvriers se rendirent aux réunions des soldats. On s’assemblait par dizaines de milliers. L’idée d’une action commune était accueillie avec enthousiasme. Les compagnies les plus à l’avant‑garde du mouvement élisaient des députés. Le commandement militaire résolut de prendre des mesures. Les tentatives de certains officiers qui prononcèrent dans les meetings des discours “ patriotiques ” donnèrent des résultats pitoyables. Les matelots, maintenant experts dans la discussion, ridiculisaient leurs chefs et les mettaient en déroute. Alors on décida d’interdire toutes les réunions en général. Le 11 novembre, devant la grande porte du dépôt des équipages, on installa dès le matin une compagnie de fusiliers. Le contre‑amiral Pissarevsky déclara à haute voix, s’adressant au détachement : « Qu’on ne laisse sortir personne des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande de tirer ». De la compagnie à laquelle cet ordre était donné sortit un matelot nommé Petrov : devant tout le monde, il arma sa carabine et d’un premier coup tua le lieutenant‑colonel du régiment de Brest, Stein ; d’un second coup, blessa Pissarevsky. On entendit l’ordre donné par un officier : “Qu’on l’arrête ! ” Personne ne bougea. Petrov laissa tomber sa carabine. “Qu’est-ce que vous attendez ? Prenez‑moi. ” Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés exigèrent son élargissement, disant qu’ils répondaient de lui. L’effervescence était au comble.

“ Petrov, tu ne l’as pas fait exprès ? demanda un officier, cherchant à sortir de cette situation.

– Comment, pas exprès ? Je suis sorti du rang, j’ai armé ma carabine, j’ai visé. Est‑ce que cela s’appelle pas exprès ?

– L’équipage demande ton élargissement... ”

Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots étaient impatients d’agir immédiatement. Tous les officiers de service furent arrêtés, désarmés et enfermés dans le bureau. Finalement, sous l’influence d’un orateur social-­démocrate, on décida d’attendre la réunion des députés qui devaient tenir séance le lendemain matin. Les représentants des matelots, environ quarante hommes, restèrent assemblés toute la nuit. Ils décidèrent de mettre en liberté les officiers, mais de leur interdire l’accès des casernes. De plus, partout où les matelots estimaient le service nécessaire, ils résolurent de l’assurer comme par le passé. Enfin, ils voulurent se rendre en cortège, musique en tête, aux casernes d’infanterie pour inviter les soldats à se joindre à eux. Dans la matinée, une députation d’ouvriers se présenta pour délibérer avec eux. Quelques heures plus tard, tout le port était immobilisé ; les chemins de fer interrompaient également leur trafic. Les événements se précipitaient. “Dans les casernes des équipages, disent alors les télégrammes officieux, règne un ordre exemplaire. La conduite des matelots est absolument correcte. Il n’y a pas de gens ivres. ” Tous les matelots avaient été répartis par compagnies, sans armes. Seule était armée la compagnie qui restait à la garde des équipages, dans le but de repousser toute attaque imprévue. Le chef élu de ce détachement était Petrov.

Une partie des matelots, conduits par deux orateurs social-démocrates, se dirigèrent vers les casernes voisines, occupées par le régiment de Brest. Il y avait beaucoup moins de résolution parmi les soldats. Il fallut une forte pression de la part des matelots pour les engager à désarmer et à chasser leurs officiers. Les chefs qui avaient commandé à Moukden rendaient sans résistance leurs sabres et leurs revolvers, disant “Maintenant, nous voilà désarmés, ne nous faites pas de mal” Et humblement, ils passaient entre les haies formées par les soldats. Mais, parmi ceux‑ci, il y eut des hésitations dès le début. Certains voulurent garder dans les casernes quelques officiers de service. Cette circonstance influa considérablement sur la marche ultérieure des événements.

Les soldats commençaient à se mettre en rangs pour se diriger, avec les matelots, à travers toute la ville, vers les casernes du régiment de Belostok. Et ils mettaient un soin jaloux à ce que les “gens du dehors” ne se mélangeassent pas avec eux : ils voulaient marcher séparément. Au moment même où s’accomplissaient ces préparatifs, arrive dans son équipage le commandant de la forteresse, Nepluev, accompagné du général Sedelnikov, chef de la division. Les soldats exigent du commandant qu’il fasse enlever du boulevard Historique les mitrailleuses qui y ont été placées le matin. Nepluev répond que cela ne dépend pas de lui, mais de Tchoukhnine. Alors on lui demande de s’engager d’honneur comme commandant de la forteresse à ne point faire usage des mitrailleuses. Ce général eut le courage de refuser. On décida de le désarmer et de l’arrêter. Il refusait de rendre ses armes et les soldats hésitaient à lui faire violence. Quelques matelots durent alors sauter dans la voiture : ils emmenèrent les généraux chez eux, dans leur caserne. Là, les officiers furent aussitôt désarmés, sans phrases, et enfermés dans le bureau, en état d’arrestation. Plus tard, d’ailleurs, on les relâcha.

Les soldats sortirent des casernes musique en tête. Les matelots se montrèrent également dans la rue, en bon ordre. Sur la place, les masses ouvrières les attendaient. Instant magnifique ! Tous les enthousiasmes se confondaient en un seul. Les mains se tendaient, on s’embrassait. Le brouhaha des acclamations fraternelles montait. On se jurait un mutuel appui jusqu’au bout. La foule se mit en rangs et se rendit dans un ordre parfait jusqu’à l’autre bout de la ville, vers les casernes du régiment de Belostok. Les soldats et les matelots portaient les étendards de Saint-Georges, les ouvriers brandissaient les drapeaux de la social-démocratie. “Les manifestants, disait alors l’agence officieuse, ont organisé dans la ville un cortège qui s’est déroulé suivant un ordre exemplaire, avec fanfare en tête et drapeaux rouges. ” La foule se trouva amenée à passer devant le boulevard Historique où étaient disposées les mitrailleuses. Les matelots s’adressèrent à la compagnie des mitrailleurs, les invitant à faire disparaître leurs engins. Satisfaction leur fut donnée. Plus tard, cependant, les mitrailleuses reparurent. “Les compagnies armées du régiment de Belostok, dit encore l’agence, qui se trouvaient sous la surveillance de leurs officiers, ont porté les armes et laissé passer les manifestants. ” Devant les casernes du régiment de Belostok fut organisé un meeting grandiose. Le succès, cependant, ne fut pas complet ; les soldats hésitaient : les uns se déclaraient solidaires des matelots, les autres promettaient seulement de ne pas tirer. Finalement, les officiers réussirent même à emmener le régiment de Belostok. Quant au cortège, il ne rentra que le soir au dépôt des équipages.

Pendant ce temps, le Potemkine arborait le drapeau de la social‑démocratie. Le Rostislavl répondait par signal : “Aperçu. ” Les autres navires se taisaient. Les réactionnaires qui se trouvaient parmi les matelots protestèrent en voyant l’étendard révolutionnaire hissé au‑dessus de celui de Saint-André [1]. Il fallut enlever le drapeau rouge. La situation restait encore indécise. Pourtant, aucun retour en arrière n’était possible.

Dans les bureaux des équipages, siégeait en permanence une commission composée de matelots et de soldats délégués par les différentes armes (entre autres, par sept navires), et de quelques représentants du parti social‑démocrate invités par les délégués. Un membre de ce parti avait été élu à la présidence de la commission, à titre permanent. C’était là que les renseignements parvenaient et c’était de là que sortaient toutes les décisions. En cet endroit furent élaborées les revendications particulières aux soldats et aux matelots qu’on joignit aux exigences politiques générales. Pour la grande masse, ces réclamations, qui ne pouvaient intéresser que les casernes, tenaient la première place. La commission s’inquiétait surtout de l’insuffisance des munitions. Les fusils ne manquaient pas, mais il n’y avait que très peu de cartouches. Depuis l’affaire du Potemkine, les munitions de guerre étaient gardées dans un lieu secret. “On sentait fortement aussi, écrit un homme qui prit une part active aux événements, qu’il manquait un chef suffisamment au fait des questions militaires. ”

La commission des députés insistait énergiquement pour obtenir des équipages qu’ils désarmassent leurs officiers et leur fissent quitter les navires et les casernes. C’était une mesure indispensable. Les officiers du régiment de Brest, qui demeuraient encore dans les casernes, avaient complètement démoralisé leurs hommes. Ils menaient une intense propagande contre les matelots, contre les “gens du dehors” et les “youpins”, propagande à laquelle ils avaient ajouté la réaction de l’alcool. Pendant la nuit, sous leur direction, des soldats s’enfuirent honteusement vers les camps situés hors la ville, et cela sans passer par les portes où se tenait une compagnie révolutionnaire ; ils se faufilèrent par une brèche ouverte dans le mur. Vers le matin, ils rentrèrent pourtant dans les casernes, mais cessèrent désormais de participer à la lutte. L’indécision de ce régiment devait nécessairement influencer les équipages de la flotte. Pourtant, le jour suivant, le soleil du succès brilla d’un nouvel éclat : les sapeurs se joignirent à la mutinerie. Ils se présentèrent au dépôt des matelots en ordre de bataille et les armes à la main. Ils furent accueillis avec enthousiasme et logés dans les casernes. L’état d’esprit général s’améliora et s’affermit. Des députations venaient de toutes parts – l’artillerie de la forteresse, le régiment de Belostok et les gardes‑frontière promettaient “de ne pas tirer”. Ne comptant plus sur les régiments de la garnison, le commandement entreprit de faire venir des troupes des villes voisines : de Simferopol, d’Odessa, de Theodosia. Parmi les soldats qui arrivaient, on mena une active propagande révolutionnaire qui obtint du succès. Mais les liaisons de la commission avec les navires étaient des plus difficiles : les matelots ignoraient en effet le code de signaux. Cependant, on reçut des déclarations de solidarité totale du croiseur Oichakov, du cuirassé Potemkine, des contre‑torpilleurs Volny et Zavetny, auxquels se joignirent par la suite quelques torpilleurs. Les autres vaisseaux hésitaient et n’envoyaient toujours que la promesse “de ne pas tirer”. Le 13, un officier de la flotte se présenta au dépôt des équipages, montrant un télégramme : le tsar ordonnait aux mutins de déposer les armes dans les vingt‑quatre heures. L’officier fut bafoué et expulsé. Pour prévenir tout pogrom en ville, les matelots organisèrent des patrouilles. Cette mesure tranquillisa aussitôt la population et conquit ses sympathies. Les matelots gardaient eux‑mêmes les magasins du monopole de l’eau‑de‑vie dans le but d’empêcher toute ivrognerie. Aussi longtemps que dura la révolte, l’ordre qui régna dans la ville fut parfait.

La soirée du 13 novembre constitua une étape décisive dans le cours des événements : la commission des députés invita le lieutenant Schmidt à prendre la direction militaire. Ce dernier était un officier de marine en retraite, qui s’était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre. Il accepta courageusement l’invitation et, à partir de ce jour‑là, prit la tête du mouvement. Dans la soirée du jour suivant, Schmidt embarqua sur le croiseur Otchakov où il resta jusqu’au dernier moment. Il arbora sur ce navire le pavillon amiral et lança le signal : “Je commande la flotte, Schmidt”, comptant ainsi attirer toute l’escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers le Pruth, afin de remettre en liberté les “mutins du Potemkine”. Aucune résistance ne lui fut opposée, l’Otchakov prit à son bord les matelots forçats et fit avec eux le tour de l’escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des “hourras”, des acclamations. Quelques navires et, dans ce nombre, les cuirassés Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge qui, cependant, ne flotta sur ce dernier que pendant quelques minutes.

Quand il eut pris la direction de la révolte, Schmidt fit connaître sa conduite par la déclaration suivante :

“ A Monsieur le Maire de la Ville,

“ J’ai envoyé aujourd’hui à Sa Majesté l’Empereur un télégramme ainsi conçu :

“ La glorieuse flotte de la mer Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, souverain, la convocation immédiate d’une assemblée constituante et cesse d’obéir à vos ministres. ”

“Le Commandant de la Flotte,
“ Citoyen SCHMIDT. ”

Un ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : “Ecraser la révolte. ” Tchoukhnine fut remplacé par Meller‑Zakomelsky, qui se rendit célèbre par la suite comme bourreau. La ville et la forteresse furent déclarées en état de siège, toutes les rues furent occupées par les troupes. L’heure décisive était venue. Les révoltés espéraient que les troupes refuseraient de tirer sur leurs frères et que les autres vaisseaux se joindraient à l’escadre révolutionnaire. Sur plusieurs navires, les officiers furent, en effet, arrêtés et conduits à l’Otchakov, à la disposition de Schmidt. On pensait, entre autres choses, protéger ainsi le croiseur contre le feu de l’ennemi. Une multitude se pressait sur la berge, attendant le salut qui devait annoncer l’adhésion de l’escadre. Mais cette attente fut trompée. Les représentants de l’ordre ne permirent pas à l’Otchakov de faire une seconde fois le tour des vaisseaux et ouvrirent le feu. La foule, à la première salve crut entendre le salut que l’on espérait, mais elle comprit bientôt ce qui se passait et s’enfuit du port, épouvantée. La canonnade et la fusillade grondèrent de tous côtés. On tirait des vaisseaux, on tirait de la forteresse, l’artillerie de campagne tirait aussi, les mitrailleuses tiraient du boulevard Historique. Une des premières salves détruisit la machine électrique sur l’Otchakov. Avant d’avoir envoyé six bordées, l’Otchakov était réduit au silence et devait hisser le drapeau blanc. Malgré cela, les décharges à l’adresse du croiseur continuèrent jusqu’au moment où un incendie se déclara à bord. Le sort du Potemkine fut encore plus triste. On n’avait pas eu le temps, sur ce navire d’adapter aux canons les culasses et les percuteurs et toute défense devint impossible dès le début de la bataille. Sans avoir tiré une seule fois, le Potemkine arbora le drapeau blanc. Ce fut le dépôt des équipages, à terre, qui résista le plus longtemps. Les matelots ne se rendirent qu’après avoir brûlé leurs dernières cartouches. Le drapeau rouge flotta jusqu’au bout sur les casernes révoltées. Elles furent définitivement occupées par les troupes du gouvernement vers six heures du matin.

Lorsque la première épouvante causée par la canonnade fut passée, une partie de la foule revint sur la berge. “Le tableau était affreux, écrit un des acteurs de l’insurrection, témoin que nous avons déjà cité. Sous les feux croisés des pièces, plusieurs torpilleurs et chaloupes avaient été coulés. Bientôt l’Otchakov se couvrit de flammes. Les matelots qui s’enfuyaient à la nage criaient au secours. On continuait à les fusiller dans l’eau. Les canots qui se dirigeaient vers eux pour les recueillir tombaient sous le feu. Les matelots qui atteignaient le rivage où se tenaient les troupes étaient achevés sur place. Ne furent sauvés que ceux qui réussirent à se cacher dans la foule dont les sympathies leur étaient acquises. ” Schmidt tenta de fuir, déguisé en matelot, mais fut pris.

Vers trois heures du matin, le travail sanglant des bourreaux “de l’apaisement” était achevé. Après cela, ils durent jouer le même rôle de bourreaux “au tribunal”.

Les vainqueurs écrivaient dans leur rapport : “Ont été fait prisonniers ou arrêtés plus de 2000 hommes... Ont été mis en liberté : 19 officiers ou civils, arrêtés par les révolutionnaires ; ont été saisis 4 drapeaux, des coffres‑forts et un nombreux matériel appartenant à l’Etat, cartouches, armes, munitions, équipements et 12 mitrailleuses. ” L’amiral Tchoukhnine télégraphiait de son côté à Tsarskoïe‑Selo : “La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue. ”

Quel immense pas en avant, si l’on compare cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt ! Ici, il n’y avait eu qu’une explosion de forces élémentaires, terminée par une sauvage répression. A Sébastopol, la révolte s’était étendue d’une façon régulière, elle avait consciemment cherché l’ordre et l’unité d’action. “Dans la ville révoltée, écrivait le Natchalo, organe de la social‑démocratie, au plus fort des événements de Sébastopol, on n’entend pas parler de méfaits commis par des voyous et des pillards ; même les simples délits de vol ont dû devenir plus rares pour cette simple raison que les voleurs du Trésor public qui appartiennent à l’armée et à la flotte ont été expulsés de cette heureuse ville. Vous voulez savoir, citoyens, ce qu’est la démocratie appuyée sur la population armée ? Regardez Sébastopol. Regardez cette ville républicaine qui ne connaît d’autre autorité que celle de ses élus responsables... ”

Et cependant cette ville révolutionnaire ne soutint l’épreuve que quatre ou cinq jours et se rendit sans avoir épuisé, loin de là, toutes les ressources de sa force militaire. Faut‑il s’en prendre à des erreurs de stratégie ? Ou bien à l’indécision des meneurs ? On ne peut nier ni celle‑ci ni celles‑là. Mais l’issue générale de la lutte fut déterminée par des causes plus profondes.

A la tête de la révolte, il y a les matelots. Leur métier exige d’eux une plus grande indépendance de caractère et plus d’ingéniosité que le service de terre. L’antagonisme entre les simples matelots et la caste aristocratique des officiers de marine, fermée à tout intrus, est plus profond que celui qui existe entre les soldats d’infanterie et leurs officiers en partie sortis du peuple. Enfin, les hontes de la dernière guerre, qui ont principalement pesé sur la flotte, ont tué chez le matelot toute estime pour ses capitaines et ses amiraux, personnages poltrons et cupides.

Aux matelots, comme nous l’avons vu, se joignent très résolument les sapeurs. Ils viennent avec leurs armes et s’installent dans les casernes de la flotte. Dans tous les mouvements révolutionnaires de notre armée de terre, nous observons le même fait : au premier rang il y a les sapeurs, les mineurs, les artilleurs, en un mot des hommes qui ne sont pas des rustres ignorants, de braves gars des villages, mais des soldats qualifiés, sachant lire et écrire correctement, ayant reçu une instruction technique. A cette différence de niveau intellectuel correspond une différence de type social : les soldats d’infanterie sont pour une écrasante majorité de jeunes paysans, tandis que les troupes du génie et de l’artillerie sont principalement recrutées parmi les ouvriers d’usines.

Nous avons constaté l’irrésolution des régiments d’infanterie de Brest et de Belostok pendant toute la durée de la révolte. Ils ne se décident pas à expulser tous leurs officiers. D’abord, ils se joignent à la flotte, ensuite ils l’abandonnent. Ils promettent de ne pas tirer, mais, finalement, ils se soumettent complètement à l’influence du commandement et dirigent honteusement leur fusillade sur les casernes de la flotte. Cette instabilité révolutionnaire de l’infanterie, composée principalement de paysans, s’est manifestée plus d’une fois par la suite, ainsi sur la ligne du chemin de fer de Sibérie, et dans la forteresse de Svéaborg.

Ce ne fut pas seulement dans l’armée de terre que le rôle révolutionnaire principal fut assumé par des hommes qui ont reçu une instruction technique, c’est‑à‑dire par l’élément ouvrier prolétarien. On peut observer le même phénomène dans la flotte. Qui se trouve à la tête des “mutins” ? Qui hisse le drapeau rouge sur le cuirassé ? Les techniciens, les machinistes. Des ouvriers spécialisés, revêtus de la vareuse, qui constituent la minorité de l’équipage, mais le dominent, car ils détiennent la machine, qui est le cœur même du navire.

On retrouve les désaccords et les difficultés qui opposent la minorité ouvrière prolétarienne et la majorité paysanne de l’armée dans toutes nos révoltes militaires, et ce sont eux qui les affaiblissent et les paralysent. Les ouvriers, en entrant à la caserne, gardent les avantages propres à leur classe : une cer­taine instruction générale, des connaissances techniques, de la décision, le sens de l’union dans l’action. La classe paysanne domine en revanche par le nombre, qui est écrasant. Automatiquement, l’armée, recrutée par le service obligatoire et universel, donne à la classe des moujiks cette cohésion qui lui manque dans la production et, du plus grand défaut politique de cette classe, de sa passivité, se fait un avantage inappréciable. Si les régiments de paysans se laissent entraîner à un mouvement révolutionnaire pour avoir trop durement éprouvé les misères de la caserne, ils sont néanmoins toujours enclins à temporiser et, à la première attaque décisive de l’ennemi, ils abandonnent les “mutins” et se laissent imposer de nouveau le joug de la discipline. Il faut en tirer les conséquences : la bonne méthode de soulèvement militaire sera une attaque résolue, menée sans répit, de façon à prévenir toute hésitation et toute dispersion des troupes ; il ne faudra pas oublier que le principal obstacle à la tactique révolutionnaire est la méfiance et la passivité du soldat inculte, du moujik.

Et c’est ce problème que révéla dans toute son ampleur, peu de temps après, l’écrasement de l’insurrection de décembre, qui termina le premier chapitre de la révolution russe.

Extraits de "1905" de Léon Trotsky

Messages

  • Est-ce que l’histoire des révolutions obéit à une logique ?

  • Crois bien que si la réponse était non, on ne se fatiguerait pas à transmettre autant d’informations sur les révolutions du passé !!!

    D’autre part ; il est certain que cette logique n’est certainement pas du type d’un déterminisme strict et unique, type qui, soit dit en passant, ne cadre même pas avec la physique, la chimie, la biologie, l’évolution des espèces, et celle de l’homme et pas davantage avec l’évolution des sociétés.

    Cependant, cette logique existe. On trouve des lois. On trouve des fonctionnements. On trouve des relations. Mais cette logique n’est ni linéaire, ni continue, ni formelle, ni simple (de cause à effet), ni répétitive.

    En fait, c’est une logique contradictoire.

    Ainsi, on trouve une clef dans l’évolution de la propriété privée, qui marque les grandes révolutions de l’Histoire.

    Mais, là aussi, c’est de manière contradictoire : par exemple, la contradiction, dynamique et dialectique, entre évolution des forces productives et évolution des rapports de production (les règles de la propriété en faisant partie).

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