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Nos tâches d’organisation

mardi 17 mars 2015, par Robert Paris

Avant 1905

L’organisation russe de l’« Iskra »

Nom de code : Sonia

Cette organisation regroupait les partisans de l’Iskra en Russie. Durant la première période de son existence (février 1900 - janvier 1902), elle n’était pas un groupe structuré. Les groupes de soutien et les « agents » de l’Iskra (une dizaine au début) n’étaient pas reliés à un centre agissant en Russie et maintenaient directement le contact avec la rédaction du journal.

Mais à mesure que croissait l’influence de l’Iskra, son organisation russe devenait de plus en plus l’instrument de liaison du mouvement social-démocrate de Russie ; la somme de travail pratique assumé par les iskristes grandit (création de dépôts de publications, transport et diffusion de celles-ci parmi les organisations social-démocrates, collecte de fonds et envoi de correspondance, à l’Iskra, etc.). Tout ceci mena à la création d’un contre d’action iskriste pour toute la Russie, et à l’officialisation de l’organisation russe de l’Iskra.

Lénine date la fondation de l’organisation russe de l’Iskra de janvier 1902, quand se tint à Samara le Congrès des iskristes travaillant en Russie.

L’organisation russe de l’Iskra joua un grand rôle dans le rétablissement de l’unité du P.O.S.D.R. ; c’est avec la participation la plus active de ses membres que fut formé en novembre 1902, le Comité d’organisation pour la préparation et la convocation du II° Congrès du P.O.S.D.R (été 1903). Elle ne se dissout cependant pas dans le C.O., mais se maintint jusqu’au II° Congrès, dans le but principalement d’agir sur le C.O., dont faisaient partie des éléments opposés à la politique défendue par l’Iskra : groupe du Ioujny Rabotchi et le Bund.

La conférence de 1902 des représentants du P.O.S.D.R., qui eut lieu du 23 au 28 mars (5-10 avril) à Byalistok, élut un Comité d’Organisation pour la convocation du II° congrès du P.O.S.D.R.. L’initiative était vertébrée par l’organisation de l’Iskra mais d’autres groupes y étaient associés comme le Bund ou le "Ioujny Rabotchi".

La première vague des membres du Comité fut vite arrêtée et il fut remis sur pied en novembre 1902, lors de la conférence de Pskov.

En février 1903, le Comité publia un projet de statuts qui fut discuté par les organisations locales en vue du congrès et il dressa la liste des organisations qui en seraient partie prenante.

Si pour le social-démocrate l’idée de “lutte économique contre le patronat et le gouvernement “, l’emporte sur celle de la lutte politique, il est naturel de s’attendre à ce que l’idée d’”organisation des ouvriers” l’emporte plus ou moins chez lui sur l’idée d’”organisation des révolutionnaires”. Et c’est ce qui arrive effectivement, en sorte que, en parlant organisation, nous parlons des langues absolument différentes. Je me souviens, par exemple, d’une conversation que j’eus un jour avec un économiste assez conséquent, que je n’avais pas connu autrefois. La conversation tomba sur la brochure : Qui fera la révolution politique ? Nous convînmes rapidement que son défaut capital était de méconnaître les problèmes d’organisation. Nous pensions déjà être d’accord, mais... l’entretien se poursuivant, nous nous aperçûmes que nous parlions absolument deux langues. Mon interlocuteur accusait l’auteur de méconnaître les caisses de grèves, sociétés de secours mutuels, etc. ; quant à moi, je parlais de l’organisation de révolutionnaires indispensable pour “faire” la révolution politique. Et dès que cette divergence se fut révélée, je ne me souviens pas de m’être jamais trouvé d’accord sur aucune question de principe avec cet économiste.

Quelle était donc la source de nos divergences ? Mais justement que les économistes dévient constamment du social-démocratisme vers le trade-unionisme dans les tâches d’organisation comme dans les tâches politiques. La lutte politique de la social-démocratie est beaucoup plus large et plus complexe que la lutte économique des ouvriers contre le patronat et gouvernement. De même (et de ce fait), l’organisation d’un parti social-démocrate révolutionnaire doit nécessairement être d’un autre genre que l’organisation des ouvriers pour la lutte économique. L’organisation des ouvriers doit être, en premier lieu, professionnelle ; en second lieu, la plus large possible ; en troisième lieu, la moins conspirative possible (ici et plus loin, je ne parle, bien entendu, que de la Russie autocratique). Au contraire, l’organisation des révolutionnaires doit englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolutionnaire (c’est pourquoi d’ailleurs, parlant d’une organisation de révolutionnaires, je songe aux révolutionnaires social-démocrates). Devant cette caractéristique commune aux membres d’une telle organisation, doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels, et à plus forte raison entre les diverses professions des uns et des autres. Nécessairement cette organisation ne doit pas être très étendue, et il faut qu’elle soit la plus clandestine possible. Arrêtons-nous sur ces trois points distinctifs.

Dans les pays de liberté politique, la différence entre l’organisation syndicale et l’organisation politique est parfaitement claire, comme l’est aussi la différence entre les trade-unions et la social-démocratie. Certes, les rapports de cette dernière avec les trade-unions varient inévitablement de pays à pays selon les conditions historiques, juridiques et autres ; ils peuvent être plus ou moins étroits, complexes, etc. (ils doivent être à notre avis le plus étroits et le moins complexes possible) ; mais il ne saurait être question dans les pays libres d’identifier l’organisation syndicale à celle du parti social-démocrate. Or en Russie, le joug de l’autocratie efface, au premier abord, toute distinction entre l’organisation social-démocrate et l’association ouvrière, car toutes les associations ouvrières et tous les cercles sont interdits, et la grève, manifestation et arme principales de la lutte économique des ouvriers, est considérée comme un crime de droit commun (parfois même comme un délit politique !). Ainsi donc la situation chez nous, d’une part, “incite” vivement les ouvriers qui mènent la lutte économique à s’occuper de questions politiques et d’autre part, “incite” les social-démocrates à confondre le trade-unionisme et le social-démocratisme (et nos Kritchevski, Martynov et Cie, qui ne tarissent pas sur “l’incitation” du premier genre, ne remarquent pas “l’incitation” du second genre). En effet, que l’on se représente des gens absorbés pour les quatre-vingt- dix-neuf centièmes par “la lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Les uns, pendant toute la durée de leur activité (de 4 à 6 mois), ne seront jamais incités à songer à la nécessité d’une organisation plus complexe de révolutionnaires ; d’autres, vraisemblablement, seront “incités” à lire la littérature bernsteinienne, relativement répandue, et en tireront conviction que ce qui a une importance essentielle, c’est la “marche progressive de lutte obscure, quotidienne” D’autres enfin se laisseront peut-être séduire par l’idée de donner au monde un nouvel exemple de “liaison étroite et organique avec la lutte prolétarienne”, de liaison du mouvement syndical et du mouvement social-démocrate. Ces gens-là feront ce raisonnement : plus tard un pays entre dans l’arène du capitalisme, donc dans celle du mouvement ouvrier, et plus les socialistes peuvent participer au mouvement syndical et le soutenir ; moins il peut et il doit y avoir de syndicats non social-démocrates. Jusqu’ici ce raisonnement est parfaitement juste, mais le malheur est qu’on va plus loin et qu’on rêve d’une fusion complète du social-démocratisme et du trade-unionisme. Nous allons voir par l’exemple des “Statuts de l’Union de lutte de Saint-Pétersbourg” l’influence nuisible que ces rêves exercent sur nos plans d’organisation.

Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit, autant que possible, soutenir ces organisations et y travailler activement. Bon. Mais il n’est point de notre intérêt d’exiger que les social-démocrates seuls puissent être membres des unions “corporatives“ : cela restreindrait notre influence sur la masse. Laissons participer à l’union tout ouvrier qui comprend la nécessité de s’unir pour lutter contre le patronat et le gouvernement. Le but même des unions corporatives ne saurait être atteint si elles ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible au moins ce degré élémentaire de compréhension et si ces unions corporatives n’étaient pas des organisations très larges. Et plus larges seront ces organisations, plus large aussi sera notre influence sur elles, influence exercée non seulement par le développement “spontané” de la lutte économique mais aussi par l’action directe et consciente des membres socialistes de l’Union sur leurs camarades. Mais dans une organisation à effectifs nombreux, une action strictement conspirative est impossible (car elle exige beaucoup plus de préparation qu’il n’en faut pour participer à la lutte économique). Comment concilier cette contradiction entre la nécessité d’un effectif nombreux et d’une action strictement conspirative ? Comment faire pour que les organisations corporatives soient le moins conspiratives possible ? D’une façon générale, il ne peut y avoir que deux moyens : ou bien la légalisation des associations corporatives (qui dans certains pays a précédé la légalisation des associations socialistes et politiques), ou bien le maintien de l’organisation secrète, mais “libre”, peu fixée, lose, comme disent les Allemands, au point que, pour la masse des membres, le régime conspiratif soit réduit presque à zéro.

La légalisation des associations ouvrières non socialistes et non politiques a déjà commencé en Russie, et il est hors de doute que chaque pas de notre mouvement ouvrier social-démocrate en progression rapide, multipliera et encouragera les tentatives de cette légalisation, tentatives émanant surtout des partisans du régime établi, mais aussi des ouvriers eux-mêmes et des intellectuels libéraux. Le drapeau de la légalisation a déjà été arboré par les Vassiliev et les Zoubatov ; les Ozérov et les Worms lui ont déjà promis et fourni leur concours, et parmi les ouvriers on rencontre déjà des adeptes de la nouvelle tendance. Force nous est donc, désormais, de tenir compte de cette tendance. Comment en tenir compte ? Il ne peut guère y avoir là-dessus deux opinions parmi les social-démocrates. Nous devons dénoncer constamment toute participation des Zoubatov et des Vassiliev, des gendarmes et des popes à cette tendance, et éclairer les ouvriers sur les intentions véritables de ces participants. Nous devons dénoncer aussi toute note conciliatrice et “harmonique” qui percerait dans les discours des libéraux aux assemblées publiques des ouvriers, que ces notes modulées le soient par des gens convaincus que la collaboration pacifique des classes est désirable, qu’ils aient le désir de se faire bien voir des autorités, ou qu’ils soient simplement des maladroits. Nous devons enfin mettre les ouvriers en garde contre les pièges que leur tend souvent la police qui, à ces assemblées publiques et dans les sociétés autorisées, cherche à repérer les “hommes ayant le feu sacré” et à profiter des organisations légales pour introduire des provocateurs aussi dans les organisations illégales.

Mais ce faisant, nous ne devons pas oublier que la légalisation du mouvement ouvrier ne profitera pas en fin de compte aux Zoubatov mais à nous. Au contraire, justement, nous séparons l’ivraie du bon grain. Quelle est l’ivraie, nous l’avons déjà indiqué. Le bon grain, c’est que l’attention de couches d’ouvriers encore plus larges, et des plus arriérées, est attirée sur les questions politiques et sociales ; c’est de nous libérer, nous révolutionnaires, de fonctions qui au fond sont légales (diffusion d’ouvrages légaux, secours mutuels, etc.) et qui, en se développant, nous donneront infailliblement une documentation de plus en plus abondante pour l’agitation. En ce sens nous pouvons et devons dire aux Zoubatov et aux Ozérov : Travaillez, messieurs, travaillez ! Dès l’instant que vous dressez des pièges aux ouvriers (par la provocation directe ou par le “strouvisme”, moyen “honnête” de corrompre les ouvriers), nous nous chargeons de vous démasquer. Dès l’instant que vous faites véritablement un pas en avant - ne fût-ce que sous la forme du plus “timide zigzag” - mais un pas en avant tout de même, nous vous dirons : faites donc ! Un véritable élargissement, même en miniature, du champ d’action des ouvriers, constitue un véritable pas en avant. Et tout élargissement de ce genre ne peut que nous profiter : Il hâtera l’apparition d’associations légales, où ce ne seront pas les provocateurs qui pêcheront les socialistes, mais les socialistes qui pêcheront des adeptes. En un mot, ce qu’il nous faut maintenant, c’est combattre l’ivraie. Ce n’est pas à nous de cultiver en chambre le bon grain dans des pots. En arrachant l’ivraie nous nettoyons par là même le terrain et permettons au bon grain de germer. Et pendant que les Afaniassi Ivanovitch et les Pulchérie Ivanovna [1] s’occupent de culture en chambre, nous devons préparer des moissonneurs sachant aujourd’hui arracher l’ivraie, demain moissonner le bon grain [2].

Ainsi, nous ne pouvons, au moyen de la légalisation résoudre le problème de la création d’une organisation professionnelle la moins conspirative et la plus large possible (mais nous serions très heureux que les Zoubatov et les Ozérov nous en offrent la possibilité, même partielle ; aussi devons-nous lutter contre eux avec le maximum d’énergie !). Reste la voie des organisations professionnelles secrètes, et nous devons, par tous les moyens, aider les ouvriers qui s’engagent déjà (nous le savons de source sûre) dans cette voie. Les organisations professionnelles peuvent non seulement être d’une immense utilité pour le développement et l’accentuation de la lutte économique mais elles peuvent encore devenir un auxiliaire très précieux de l’agitation politique et de l’organisation révolutionnaire. Pour arriver à ce résultat, pour orienter le mouvement professionnel naissant dans la voie que souhaite la social-démocratie, il faut avant tout bien comprendre l’absurdité du plan d’organisation qu’exaltent, voilà bientôt cinq ans, les économistes pétersbourgeois. Ce plan est exposé dans les Statuts de la caisse ouvrière de juillet 1897 (List. “Rab”, n° 9-10, p. 46, dans le n° 1 de la Rabotchaïa MysI) et dans les Statuts de l’organisation ouvrière professionnelle d’octobre 1900 (feuille détachée, imprimée à Saint-Pétersbourg et mentionnée d’ans le n°1 de l’Iskra). Ces statuts ont un défaut essentiel : ils exposent tous les détails d’une vaste organisation ouvrière, qu’ils confondent avec l’organisation des révolutionnaires. Prenons les deuxièmes statuts, les mieux élaborés. Ils comportent cinquante-deux paragraphes : 23 paragraphes exposent l’organisation, le mode de gestion et les fonctions des “cercles ouvriers” qui seront organisés dans chaque fabrique (“pas plus de 10 personnes”) et éliront des “groupes centraux (de fabrique)”. Le paragraphe 2 porte : “Le groupe central observe tout ce qui se passe dans la fabrique ou l’usine, et tient la chronique des évènements.” “Le groupe central rend compte de l’état de la caisse, chaque mois, à tous les cotisants” (paragraphe 17), etc. 10 paragraphes sont consacrés à l’“organisation de quartier” et 19 à l’extrême enchevêtrement du “Comité de l’organisation ouvrière” et du “Comité de l’Union de lutte de Saint-Pétersbourg” (délégués de chaque quartier et des “groupes exécutifs” -”groupes de propagandistes pour les relations avec la province, pour les relations avec l’étranger, pour la gestion des dépôts, des éditions, de la caisse”).

La social-démocratie assimilée aux “groupes exécutifs” en ce qui concerne la lutte économique des ouvriers ! Il serait difficile de démontrer avec plus de relief comment la pensée de l’économiste dévie du social-démocratisme vers le trade-unionisme, combien peu il se rend compte que le social-démocrate doit avant tout songer à organiser des révolutionnaires capables de diriger toute la lutte émancipatrice du prolétariat. Parler de l’“émancipation politique de la classe ouvrière”, de la lutte contre l’“arbitraire tsariste” et rédiger de pareils statuts, c’est ne rien comprendre, mais absolument rien, aux véritables tâches politiques de la social-démocratie. Aucun de la cinquantaine de paragraphes ne révèle la moindre trace de compréhension de la nécessité de faire dans les masses une agitation politique des plus larges, éclairant tous les côtés de l’absolutisme russe, toute la physionomie des différentes classes sociales en Russie. D’ailleurs, avec de tels statuts, non seulement les buts politiques, mais même les buts trade-unionistes du mouvement ne sauraient être atteints puisqu’ils exigent une organisation par profession, ce dont les statuts ne disent rien.

Mais le plus caractéristique, c’est peut-être la surprenante lourdeur de tout ce “système”, qui entend rattacher chaque fabrique au “comité” par un lien continu de règlements uniformes, minutieux jusqu’au ridicule, avec un système électoral à trois degrés. Enserrée dans l’étroit horizon de l’économisme, la pensée se perd dans des détails qui exhalent une forte odeur de paperasse et de bureaucratie. En réalité, les trois quarts de ces paragraphes ne sont, bien entendu, jamais appliqués ; en revanche, une pareille organisation “clandestine”, avec un groupe central dans chaque fabrique, facilite aux gendarmes les vastes coups de filet. Les camarades polonais sont déjà passé par cette phase du mouvement ; il fut un temps où ils se passionnaient tous pour fonder partout des caisses ouvrières ; mais ils renoncèrent bientôt à cette idée, s’étant convaincus qu’ils faisaient simplement la partie belle aux gendarmes. Si nous voulons de larges organisations ouvrières et ne voulons pas de larges rafles, si nous ne voulons pas faire le jeu des gendarmes, nous devons agir en sorte que ces organisations n’aient rien d’une organisation officielle, réglementée. Mais alors pourront-elles fonctionner ? Considérez un peu ces fonctions : “. .. Observer tout ce qui se passe à l’usine et tenir la chronique des événements” (par. 2 des statuts). Cette fonction nécessite-t-elle une réglementation minutieuse ? Ce but ne sera-t-il pas mieux atteint par des correspondances dans la presse illégale sans que des groupes d’aucune sorte soient spécialement constitués à cet effet ? “...Diriger la lutte des ouvriers pour améliorer leur situation à l’usine” (par. 3). Pour cela non plus, pas besoin de régiment. Une simple conversation suffit à un agitateur tant soit peu intelligent pour savoir exactement quelles sont Ies revendications que veulent formuler les ouvriers ; puis, les connaissant, il saura les transmettre à une organisation restreinte - et non large - de révolutionnaires qui éditera un tract approprié. “.... Organiser une caisse... avec cotisation de 2 kopecks par rouble” (par. 9) et rendre compte de l’état de la caisse, chaque mois, à tous les cotisants (par. 17) ; exclure les membres qui ne payent pas leurs cotisations (par. 10), etc. Voilà pour la police un véritable paradis, car rien n’est plus facile que de repérer tout ce travail conspiratif de la “caisse centrale de fabrique”, de confisquer l’argent et de mettre à l’ombre toute l’élite. Ne serait-il pas plus simple de lancer des timbres de un ou deux kopecks à l’estampille d’une certaine organisation (très restreinte et très secrète), ou encore, sans aucun timbre, de faire des collectes, dont un journal illégal donnerait le résultat en une langue convenue ? On arriverait tout aussi bien au but et les gendarmes auraient cent fois plus de mal à démêler les fils de l’organisation.

Je pourrais continuer cette analyse des statuts, mais je crois en avoir dit assez. Un petit noyau compact, composé des ouvriers les plus sûrs, les plus expérimentés et les mieux trempés, un noyau ayant des hommes de confiance dans les principaux quartiers, et relié selon toutes les règles de l’action conspirative la plus stricte, à l’organisation des révolutionnaires, pourra parfaitement, avec le plus large concours de la masse et sans réglementation aucune, s’acquitter de toutes les fonctions qui incombent à une organisation syndicale et, au surplus, les accomplir justement de la façon la plus désirable pour la social-démocratie. C’est seulement ainsi que l’on pourra consolider et développer, en dépit de tous les gendarmes, le mouvement syndical social-démocrate.

On m’objectera qu’une organisation lose [3] au point de n’avoir aucun règlement, pas même de membres connus et enregistrés, ne peut être qualifiée d’organisation. Peut-être, je ne cours pas après les qualifications. Mais tout ce qui est nécessaire, cette “organisation sans membres” le fera et elle assurera dès le début une liaison solide entre nos futurs trade-unions et le socialisme. Et ceux qui sous l’absolutisme veulent une organisation large d’ouvriers avec élections, comptes-rendus, suffrage universel, etc., sont tout bonnement d’incurables utopistes.

La morale à tirer est simple : si nous commençons par établir une solide, une forte organisation de révolutionnaires, nous pourrons assurer la stabilité du mouvement dans son ensemble, atteindre à la fois les buts social-démocrates et les buts trade-unionistes proprement dits. Tandis que si nous commençons par constituer une organisation ouvrière large, soi-disant la plus “accessible” à la masse (en réalité, cette organisation sera la plus accessible aux gendarmes et elle rendra les révolutionnaires accessibles à la police), nous n’atteindrons ni l’un ni l’autre de ces buts. Nous ne nous débarrasserons pas de notre travail artisanal et, par notre morcellement, par nos effondrements continuels nous ne ferons que rendre plus accessibles à la masse les trade-unions du type Zoubatov et Ozérov.

Quelles devront être proprement les fonctions de cette organisation de révolutionnaires ? Nous en parlerons en détail. Mais auparavant examinons encore un raisonnement bien typique de notre terroriste qui, une fois de plus (triste destinée !), voisine de près avec l’économiste. La Svoboda (n° 1), revue pour les ouvriers, renferme un article intitulé “L’organisation”, dont l’auteur cherche à défendre se amis, les économistes ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk.

“Mauvaise chose, dit-il, qu’une folie silencieuse, inconsciente, mauvaise chose qu’un mouvement qui ne vient pas d’en bas. Voyez dans une ville universitaire : lorsque les étudiants, à l’époque des fêtes ou pendant l’été, rentrent chez eux, le mouvement ouvrier s’arrête. Un mouvement ouvrier ainsi stimulé du dehors, peut-il être une force véritable ? Evidemment non. Il n’a pas encore appris à marcher tout seul, on le tient en lisières. Et il en va ainsi de tout : les étudiants partent, le mouvement cesse on cueille les plus capables, la crème, et le lait aigrit ; on arrête le “comité”, et aussi longtemps qu’un nouveau comité n’est pas formé, c’est une nouvelle accalmie et on ne sait pas encore ce que sera ce nouveau comité ; peut-être ne ressemblera-t-il pas du tout à l’ancien ; celui-ci disait une chose, celui-là dira le contraire. Le lien entre hier et demain est brisé, l’expérience du passé n’instruit pas l’avenir. Et tout cela parce que le mouvement n’a pas de racines en profondeur, dans la foule ; parce que le travail est fait non pas par une centaine d’imbéciles, mais par une dizaine de têtes intelligentes. Une dizaine d’hommes tombent facilement dans la gueule du loup ; mais lorsque l’organisation englobe la foule, lorsque tout vient de la foule, aucun zèle ne saurait venir à bout du mouvement” (page 63).

La description est juste. Il y a là un bon tableau de notre travail artisanal. Mais les conclusions, par leur illogisme et leur manque de tact politique, sont dignes de la Rabotchaïa Mysl. C’est le comble de l’illogisme, car l’auteur, confond la question philosophique, historique et sociale des “racines” du mouvement “en profondeur” avec le problème d’organisation technique d’une lutte plus efficace contre les gendarmes. C’est le comble du manque de tact politique, car au lieu d’en appeler des mauvais dirigeants aux bons dirigeants, l’auteur en appelle des dirigeants en général à la “foule”. C’est encore une façon de nous tirer en arrière sous le rapport de l’organisation, de même que veut nous faire rétrograder politiquement l’idée de substituer à l’agitation politique la terreur excitative. A la vérité, je me trouve devant un véritable embarras de richesses [4] ; je ne sais par où commencer l’analyse de l’imbroglio que nous sert la Svoboda. Pour plus d’évidence, j’essaierai de commencer par un exemple. Prenez les Allemands. Vous n’irez pas nier, j’espère, que chez eux l’organisation englobe la foule, que tout vient de la foule, que le mouvement ouvrier a appris en Allemagne à marcher tout seul. Et pourtant, comme cette foule de millions d’hommes sait apprécier sa “dizaine” de chefs politiques éprouvés, comme elle y tient ! Que de fois, au Parlement, les députés des partis adverses n’ont-ils pas harcelé les socialistes : “Ah ! vous êtes de jolis démocrates ! Le mouvement de la classe ouvrière, vous n’en faites que parler ; en réalité, c’est toujours la même équipe de meneurs qui se met en avant. Pendant des années, pendant des dizaines d’années, c’est toujours le même Bebel, toujours le même Liebknecht ! Mais vos délégués, soi-disant élus par les ouvriers, sont plus inamovibles que les fonctionnaires nommés par l’empereur !” Mais les Allemands accueillaient par un sourire de mépris ces tentatives démagogiques d’opposer aux “meneurs” la “foule”, d’éveiller en cette dernière les instincts mauvais, les instincts de vanité et d’enlever au mouvement sa solidité et sa stabilité en sapant la confiance de la masse envers la “dizaine de têtes intelligentes”. Les Allemands sont assez développés politiquement, ils ont suffisamment amassé d’expérience politique pour comprendre que, sans une “dizaine” de chefs de talent (les talents ne surgissent pas par centaines) éprouvés, professionnellement préparés et instruits par une longue pratique, parfaitement d’accord entre eux, aucune classe de la société moderne ne peut mener résolument la lutte. Les Allemands ont eu, eux aussi, leurs démagogues, qui flattaient les “centaines d’imbéciles” en les plaçant au-dessus des “dizaines de têtes intelligentes” ; qui glorifiaient le “poing musclé” de la masse, poussaient (comme Most ou Hasselmann) cette masse à des actes “révolutionnaires” irréfléchis et semaient la méfiance à l’égard des chefs fermes et résolus. Et c’est seulement grâce à une lutte opiniâtre, implacable, contre les éléments démagogiques de tout genre et de tout ordre au sein du socialisme, que le socialisme allemand a tant grandi et s’est fortifié. Or, en cette période où toute la crise de la social-démocratie russe s’explique par le fait que les masses, spontanément éveillées, n’ont pas de dirigeants suffisamment préparés, développés et expérimentés, nos sages viennent nous dire sentencieusement avec la profondeur de pensée d’un Jeannot : “Mauvaise chose qu’un mouvement qui ne vient pas d’en bas !”

“Un comité d’étudiants n’est pas ce qu’il nous faut : il est instable.” Tout à fait juste. Mais la conclusion qui en découle, c’est qu’il faut un comité de révolutionnaires professionnels, composé de gens - ouvriers ou étudiants, peu importe ! - qui auront su faire leur éducation de révolutionnaires professionnels. Tandis que votre conclusion à vous, c’est qu’il ne faut pas stimuler du dehors le mouvement ouvrier ! Dans votre ingénuité politique, vous ne remarquez même pas que vous faites le jeu de nos économistes et de notre primitivisme. Permettez-moi de vous poser une question : comment nos étudiants ont-ils “stimulé” nos ouvriers ? Uniquement en leur portant le peu de connaissances politiques qu’ils avaient eux-mêmes, les bribes d’idées socialistes qu’ils avaient pu recueillir (car la principale nourriture spirituelle de l’étudiant contemporain, le marxisme légal, n’a pu lui donner que l’a b c, que des bribes). Il n’y a pas eu trop, mais au contraire trop peu, scandaleusement, honteusement peu, de cette “stimulation du dehors” dans notre mouvement ; car jusqu’ici nous n’avons fait que mijoter avec trop de zèle dans notre jus, que nous incliner trop servilement devant l’élémentaire “lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement”. Nous, révolutionnaires de profession, nous devons cent fois plus nous occuper et nous nous occuperons de cette “stimulation”. Mais justement parce que vous employez cette expression odieuse de “stimulation du dehors”, qui inspire inévitablement à l’ouvrier (du moins à un ouvrier aussi peu développé que vous l’êtes vous-même) la méfiance envers tous ceux qui lui apportent du dehors les connaissances politiques et l’expérience révolutionnaire, et suscite en lui le désir instinctif d’envoyer promener tous ces gens-là, - vous vous montrez un démagogue ; or les démagogues sont les pires ennemis de la classe ouvrière.

Parfaitement ! Et ne criez pas trop vite aux procédés “inadmissibles entre camarades” de ma polémique ! Je ne songe pas à suspecter la pureté de vos intentions ; j’ai déjà dit que l’on pouvait aussi devenir démagogue uniquement par ingénuité politique. Mais j’ai montré que vous étiez descendus jusqu’à la démagogie. Et je ne me lasserai jamais de répéter que les démagogues sont les pires ennemis de la classe ouvrière. Les pires, précisément, parce qu’ils attisent les mauvais instincts de la foule, et qu’il est impossible aux ouvriers non développés de reconnaître ces ennemis, qui se présentent, et parfois sincèrement, comme leurs amis. Les pires, parce que, dans cette période de dispersion et de flottements où notre mouvement se cherche encore, rien n’est plus facile que d’entraîner démagogiquement la foule, que seules les épreuves les plus amères pourront ensuite convaincre de son erreur. Voilà pourquoi le mot d’ordre de l’heure pour les social-démocrates russes doit être la lutte résolue contre la Svoboda tombant dans la démagogie, et contre le Rabotchéïé Diélo, qui, lui aussi, tombe dans la démagogie (nous reviendrons encore là-dessus [5]).

“Il est plus facile de se saisir d’une dizaine de têtes intelligentes que d’une centaine d’imbéciles.” Cette magnifique vérité (qui nous vaudra toujours les applaudissements de la centaine d’imbéciles) parait évidente uniquement parce que, dans votre raisonnement, vous avez sauté d’une question à l’autre. Vous avez commencé et vous continuez à parler de l’arrestation du “comité”, de “l’organisation”, et maintenant vous sautez à une autre question, à l’arrachement des “racines” du mouvement “en profondeur”. Certes, notre mouvement est insaisissable parce qu’il a des centaines et des centaines de milliers de racines en profondeur ; mais la question n’est point là. Même maintenant, malgré tout notre primitivisme, il est impossible de “se saisir” de nous, de nos “racines en profondeur” ; et pourtant nous avons à déplorer et ne pouvons pas ne pas déplorer des arrestations d’“organisations”, qui empêchent toute continuité dans le mouvement. Or, si vous posez la question de la mainmise sur les organisations et que vous vous en teniez à cette question, je vous dirai qu’il est beaucoup plus difficile de se saisir d’une dizaine de têtes intelligentes que d’une centaine d’imbéciles. Et je soutiendrai cette thèse quoi que vous fassiez pour exciter la foule contre mon “antidémocratisme”, etc. Par “têtes intelligentes”, en matière d’organisation, il faut entendre uniquement, comme je l’ai indiqué maintes fois, les révolutionnaires professionnels, étudiants ou ouvriers d’origine, peu importe. Or, j’affirme :

qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail.

que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d’entraîner les couches arriérées de la masse) ;

qu’ une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ;

que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation ;

d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active.

J’invite nos économistes, nos terroristes et nos “économistes-terroristes [6] “ à réfuter ces thèses, dont je ne développerai en ce moment que les deux dernières. La question de savoir s’il est plus facile de se saisir d’une “dizaine de têtes intelligentes” ou d’une “centaine d’imbéciles” ramène à la question que j’ai analysée plus haut : une organisation de masse au régime strictement clandestin est-elle possible ? Nous ne pourrons jamais donner à une organisation large le caractère clandestin sans lequel il ne saurait être question d’une lutte résolue et suivie contre le gouvernement. La concentration de toutes les fonctions clandestines entre les mains du plus petit nombre possible de révolutionnaires professionnels ne signifie nullement que ces derniers “penseront pour tous”, que la foule ne prendra pas une part active au mouvement. Au contraire, la foule fera surgir ces révolutionnaires professionnels en nombre toujours plus grand. Car alors elle saura qu’il ne suffit pas à quelques étudiants et à quelques ouvriers menant à la lutte économique de se rassembler pour constituer un “comité” mais qu’il est nécessaire pendant des années de faire son éducation de révolutionnaire professionnel et la foule “pensera” à cette éducation et renoncera à son travail artisanal. La centralisation des fonctions clandestines de l’organisation ne signifie nullement la centralisation de toutes les fonctions du mouvement. Loin de diminuer, la collaboration active de la masse la plus large à la littérature illégale décuplera lorsqu’une “dizaine” de révolutionnaires professionnels centraliseront entre leurs mains l’édition clandestine de cette littérature. Alors, et alors seulement, nous obtiendrons que la lecture des publications illégales, la collaboration à ces publications et même, jusqu’à un certain point, leur diffusion, cesseront presque d’être conspiratives : la police aura bientôt compris l’absurdité et l’impossibilité de la filière judiciaire et administrative à propos de chaque exemplaire de publications répandues par milliers. Et cela est vrai non seulement pour la presse, mais aussi pour toutes les fonctions du mouvement, jusques et y compris les manifestations. La participation la plus active et la plus large de la masse à une manifestation, loin d’avoir à en souffrir, gagnera beaucoup si une “dizaine” de révolutionnaires éprouvés, au moins aussi bien dressés professionnellement que notre police, en centralisent tous les côtés clandestins : édition de tracts, élaboration d’un plan approximatif, nomination d’un état-major de dirigeants pour chaque quartier de la ville, chaque groupe d’usines, chaque établissement d’enseignement, etc. (On objectera, je le sais, que mes vues “n’ont rien de démocratique”, mais je réfuterai plus loin en détail cette objection qui n’est rien moins qu’intelligente). La centralisation des fonctions les plus conspiratives par l’organisation des révolutionnaires, loin d’affaiblir, enrichira et étendra l’action d’une foule d’autres organisations qui s’adressent au grand public et qui pour cette raison, sont peu réglementées et aussi peu conspiratives que possible : syndicats ouvriers, cercles ouvriers d’instruction et lecture de publications illégales, cercles socialistes, et aussi cercles démocratiques pour toutes les autres couches la population, etc., etc. Ces cercles, syndicats et organisations sont nécessaires partout : il faut qu’ils soient le plus nombreux et que leurs fonctions soient le plus variées possible ; mais il est absurde et nuisible de les confondre avec l’organisation des révolutionnaires, d’effacer la ligne de démarcation qui existe entre eux, d’éteindre dans la masse le sentiment déjà incroyablement affaibli que, pour “servir” un mouvement de masse, il faut des hommes qui se consacrent spécialement et entièrement à l’activité social-démocrate et qui, patiemment, opiniâtrement, fassent leur éducation de révolutionnaires professionnels.

Or, ce sentiment s’est incroyablement affaibli. Par nos méthodes artisanales nous avons compromis le prestige des révolutionnaires en Russie : c’est la notre pêché capital en matière d’organisation. Un révolutionnaire mou, hésitant dans les problèmes théoriques, borné dans son horizon, justifiant son inertie par la spontanéité du mouvement de masse ; plus semblable à un secrétaire de trade-union qu’a’ un tribun populaire, incapable de présenter un plan hardi et de grande envergure qui force le respect même de ses adversaires, un révolutionnaire inexpérimenté et maladroit dans son art professionnel - la lutte contre la police politique, - est-ce là un révolutionnaire, voyons ? Non, ce n’est qu’un pitoyable manœuvrier.

Qu’aucun praticien ne m’en veuille pour cette épithète sévère : en ce qui concerne l’impréparation, je m’applique cette épithète à moi-même tout le premier. J’ai travaillé dans un cerclequi s’assignait des tâches très vastes, multiples ; nous tous, membres de ce cercle, nous. souffrions jusqu’à en éprouver une véritable douleur, de sentir que nous n’étions que des manœuvriers à ce moment historique où l’on eût pu dire, en modifiant un mot célèbre : Donnez nous une organisation de révolutionnaires, et nous retournerons la Russie ! Plus souvent j’ai eu à me rappeler ce sentiment cuisant de honte que j’éprouvais alors, et plus j’ai senti monter en moi une amertume contre ces pseudo social-démocrates dont la propagande “déshonore le titre de révolutionnaire”, et qui ne comprennent pas que notre tâche n’est pas de défendre le ravalement du révolutionnaire au niveau du manœuvrier, mais d’élever les manœuvriers au niveau des révolutionnaires.

Notes

[1] Lénine fait ici référence à une pièce de Gogol. (N.R.)

[2] La lutte de l’Iskra contre l’ivraie a provoqué de la part du Rabotchéïé Diélo cette sortie indignée : “Le signe des temps, pour l’Iskra, ce n’est pas tant ces grands événements (du printemps), que les vains efforts des agents de Zoubatov pour “légaliser” le mouvement ouvrier. Elle ne voit pas que ces faits parlent justement contre elle ; ils témoignent que le mouvement ouvrier a pris des proportions inquiétantes aux yeux du gouvernement (Deux congrès, p. 27).” La faute en revient au “dogmatisme” de ces orthodoxes “sourds aux impératifs de la vie”. Ils s’obstinent à ne pas vouloir remarquer les épis d’un mètre de haut et bataillent contre l’ivraie au ras de terre ! N’est-ce point là “fausser la perspective par rapport au mouvement ouvrier russe” (Ibid. p. 27) ?

[3] Large, libre en allemand (N.R.)

[4] En français dans le texte. (N.R.)

[5] Notons seulement ici que tout ce que nous avons dit au sujet de la “stimulation du dehors”, ainsi que de tous les raisonnements ultérieurs de la Svoboda concernant l’organisation, se rapporte entièrement à tous les économistes, y compris les “rabotchédiélentsy”, qui, en partie, ont activement préconisé et défendu les mêmes façons de voir Ies problèmes d’organisation, et en partie ont versé dans le même sens.

[6] Ce terme serait peut-être plus juste que le précédent en ce qui concerne la Svoboda, car, dans la Renaissance du révolutionnisme on défend le terrorisme et, dans l’article envisagé, l’économisme. Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Peut-on dire en général de la Svoboda : Svoboda a d’excellentes aptitudes pour faire du bon travail, elle est animée des meilleures intentions et pourtant elle n’aboutit qu’à la confusion principalement parce que, préconisant la continuité de l’organisation, la Svoboda ne veut rien savoir de la continuité de la pensée révolutionnaire et de la théorie social-démocrate. S’efforcer de ressusciter le révolutionnaire professionnel (la Renaissance du révolutionnisme) et proposer pour cela d’abord la terreur excitative et ensuite l’“organisation des ouvriers moyens” (Svoboda n°1, pp. 66 et suiv.) aussi peu que possible “stimulés du dehors”, c’est en vérité démolir sa maison afin d’avoir du bois pour la chauffer.

Que Faire de Lénine

Lénine

Lettre à un camarade sur nos tâches d’organisation

Septembre 1902

Cher camarade ! Je réponds avec plaisir à la prière que vous m’avez faite de donner mon avis sur votre projet d’« organisation d’un parti révolutionnaire à Saint-Pétersbourg ». (Vous aviez en vue, sans doute, l’organisation du travail du Parti ouvrier social-démocrate de Russie à Saint-Pétersbourg). La question que vous soulevez est d’une importance telle que les membres du comité de Saint-Pétersbourg et même tous les social-démocrates russes en général doivent prendre part à sa discussion.

Je vous annonce tout d’abord que je suis entièrement d’accord avec vous lorsque vous expliquez que l’ancienne organisation de l’« Union » (l’organisation « unioniste », comme vous l’appelez) ne convient pas. Vous attirez l’attention sur l’absence de préparation sérieuse et d’éducation révolutionnaire des ouvriers avancés, sur le système dit électif défendu avec tant d’orgueil et d’acharnement par les gens du Rabotchéié Diélo au nom des principes « démocratiques », sur le fait que les ouvriers demeurent à l’écart des activités principales.

C’est bien cela : 1) absence de préparation sérieuse et d’éducation révolutionnaire (non seulement des ouvriers, mais aussi des intellectuels), 2) application inadéquate et excessive du principe électif et 3) non-participation des ouvriers à la véritable activité révolutionnaire, c’est en cela effectivement que consiste le principal défaut, non seulement de l’organisation de Saint-Pétersbourg, mais de nombreuses autres organisations locales de notre parti.

Partageant entièrement votre point de vue de base sur les tâches d’organisation, j’adhère également à votre projet d’organisation, pour autant que votre lettre m’en présente les traits essentiels.

Notamment, je suis tout à fait d’accord avec vous qu’il faut surtout souligner les problèmes du travail à l’échelle de toute la Russie et au niveau de l’ensemble du parti ; c’est ce que vous faites dire au premier point du projet : « Le journal Iskra, qui a des correspondants permanents parmi les ouvriers et qui est étroitement lié au travail intérieur de l’organisation, constitue le centre dirigeant du parti (et non pas simplement d’un comité ou d’une région) ». Je ferais cette seule remarque, c’est que le journal peut et doit assumer la direction idéologique du parti et développer les vérités théoriques, les principes tactiques, les idées générales d’organisation, les tâches générales de l’ensemble du parti à tel ou tel moment. Quant au dirigeant pratique, direct du mouvement, ce ne peut être qu’un groupe central distinct (appelons-le Comité central, si vous voulez), communiquant personnellement avec tous les comités, intégrant les meilleures forces révolutionnaires de tous les social-démocrates russes et ayant la direction de toutes les questions qui intéressent l’ensemble du parti, à savoir : diffusion des publications, édition des tracts, répartition des forces, distribution des tâches aux personnes et aux groupes, préparation des manifestations et de l’insurrection dans toute la Russie, etc.

En raison de sa situation illégale et pour assurer la continuité du mouvement, notre parti peut et doit avoir deux centres dirigeants : l’O.C. (Organe central) et le C.C. (Comité central). Le premier doit assurer la direction idéologique, le second la direction immédiate et pratique. L’unité d’action et la solidarité nécessaire entre ces groupes doivent être assurées non seulement par le programme unique du parti, mais par le choix des membres des deux groupes (il faut que les deux groupes, l’O.C. et le C.C., soient composés de gens qui s’accordent parfaitement entre eux) et l’institution de réunions régulières et permanentes entre eux. C’est seulement ainsi, d’une part, que l’O.C. échappera aux entreprises des gendarmes russes, que sa fermeté et sa continuité seront garanties, et d’autre part, que le C.C. sera toujours solidaire de l’O.C. dans tout ce qui est essentiel et suffisamment libre pour prendre directement en main tout côté pratique du mouvement.

C’est pourquoi il serait souhaitable que le premier point des statuts (conformément à votre projet) n’indique pas seulement l’organe du parti reconnu pour dirigeant (ce qui est, bien sûr, une indication nécessaire), mais qu’il indique aussi que l’organisation locale considérée se donne pour tâche de travailler activement à la création, au soutien et au renforcement des institutions centrales sans lesquelles notre parti ne peut exister en tant que tel.

Ensuite, dans le deuxième point, vous dites du comité qu’il doit diriger l’organisation locale » (il serait mieux, peut-être, de dire : tout le travail local et toutes les organisations locales du parti », mais je ne m’arrêterai pas sur les détails dé la formulation), et qu’il doit être composé à la fois d’ouvriers et d’intellectuels, car il est mauvais de les séparer en deux comités. C’est parfaitement et indiscutablement juste. Il ne doit y avoir qu’un seul comité du parti ouvrier social-démocrate de Russie composé de militants pleinement conscients et qui se consacrent totalement à l’activité social-démocrate. Il faut surtout tendre à ce que le plus grand nombre d’ouvriers possible deviennent des révolutionnaires pleinement conscients et professionnels et à ce qu’ils entrent au comité (1). Dans le cas d’un comité unique et non double, la question des contacts personnels des membres du comité avec de nombreux ouvriers acquiert une importance particulière. Pour diriger tout ce qui se passe dans le milieu ouvrier, il faut avoir la possibilité d’aller partout, connaître énormément de monde, avoir ses entrées partout, etc., etc. C’est pourquoi on doit trouver autant que possible dans le comité tous les principaux chefs ouvriers du mouvement ouvrier, et le comité doit diriger tous les aspects du mouvement local et régir tous les organismes, toutes les forces et toutes les ressources locaux du parti.

Vous ne parlez pas de la façon dont le comité doit être composé, et là aussi, sans doute, nous serons d’accord avec vous : des règles spéciales ne sont guère nécessaires ici ; la composition du comité regarde les social-démocrates de l’endroit. Peut-être pourrait-on seulement indiquer que les nouveaux membres sont cooptés par décisions de la majorité (ou des deux tiers, etc.) du comité, que celui-ci doit se soucier du transfert de ses liaisons à des personnes de confiance (sur le plan révolutionnaire) et en sécurité (au point de vue politique), et de se former à l’avance des suppléants.

Quand nous aurons un O.C. et un C.C., les nouveaux comités ne devront pas se former autrement qu’avec leur participation et leur accord. Autant que possible, le nombre des membres du comité ne doit pas être grand (afin que le niveau de ces membres soit plus élevé et que leur spécialisation dans le métier révolutionnaire soit plus complète), mais il doit être en même temps suffisant pour assurer la direction de tous les aspects de l’activité et garantir la représentativité des réunions et la fermeté des décisions. S’il arrivait que les membres soient assez nombreux et qu’il soit dangereux pour eux de se réunir souvent, peut-être faudrait-il alors détacher du comité un groupe dirigeant spécial, très petit (disons cinq personnes ou même moins), dont devraient absolument faire partie le secrétaire et les personnes les plus capables de diriger pratiquement l’ensemble du travail. Il serait extrêmement important pour ce groupe de s’assurer des remplaçants au cas où il serait repéré par la police, afin que le travail ne s’arrête pas. Les assemblées générales du comité sanctionneraient les décisions du groupe dirigeant, détermineraient sa composition, etc.

Vous proposez ensuite, après le comité, les organismes suivants, qui doivent lui être subordonnés : 1) discussion (réunion des « meilleurs » révolutionnaires), 2) cercles d’arrondissement, avec 3) un cercle de propagandistes pour chacun d’eux, 4) cercles d’usine et 5) « rencontres représentatives » des délégués des cercles d’usines de l’arrondissement. Je suis tout à fait d’accord avec vous, que tous les autres organismes (et ils doivent être très nombreux et très divers, outre ceux que vous avez nommés) doivent être subordonnés au comité, et qu’il doit y avoir des groupes d’arrondissement (pour les très grandes villes) et des groupes d’usines (toujours et partout).

Mais pour certains détails, il me semble que je ne suis pas entièrement d’accord avec vous. Par exemple, en ce qui concerne la « discussion », je pense que cette institution n’est pas du tout nécessaire. Les « meilleurs révolutionnaires » doivent être tous dans le comité où remplir des fonctions spéciales (imprimerie, transports, propagande itinérante, organisation, disons, d’un service de pièces d’identité, ou d’un groupe de lutte contre les mouchards et les provocateurs, ou de groupes dans l’armée, etc.). Des « réunions », il y en aura au comité, et dans chaque arrondissement, dans chaque cercle d’usine, de propagandistes, professionnel (tisseurs, mécaniciens, tanneurs et autres), d’étudiants, littéraire, etc. A quoi bon alors prévoir spécialement des réunions ?

Continuons. Vous avez parfaitement raison de demander que la possibilité soit offerte « à tous ceux qui le désirent » de devenir directement correspondants de l’Iskra. Seulement, il faut entendre par « directement » non pas que l’on donnera « à tous ceux qui le désirent » l’adresse et le droit de s’adresser à la rédaction, mais qu’il faudra transmettre (ou envoyer) à la rédaction les lettres de tous ceux qui le désirent. L’adresse doit d’ailleurs être donnée assez largement, mais cependant pas à tous ceux qui le désirent, seulement aux révolutionnaires sûrs et à la prudence éprouvée, et peut-être pas à un seul par arrondissement, comme vous le voulez, mais à plusieurs ; il faut aussi que tous ceux qui participent au travail, tous les cercles quels qu’ils soient aient le droit de porter leurs décisions, leurs souhaits et leurs demandes à la connaissance aussi bien du comité que de l’O.C. et du C.C. Si nous garantissons cette possibilité, on obtiendra des délibérations générales de tous les militants du parti sans avoir besoin de créer des institutions aussi encombrantes et voyantes que la « discussion ».

Naturellement, il faut encore s’efforcer d’organiser des contacts individuels avec le plus grand nombre possible de militants de toute sorte, mais ici toute la question est dans le respect des règles de sécurité. Des assemblées ou des réunions générales en Russie ne sont possibles qu’à de rares intervalles et à titre exceptionnel, et il faut user d’une extrême prudence lors de l’admission à ces assemblées des « meilleurs révolutionnaires », car pour ce genre de réunion, un provocateur aura généralement plus de facilité à venir, ou un mouchard à suivre l’un des participants. Je pense qu’il vaudrait mieux, peut-être, procéder ainsi : quand on peut organiser de grandes (disons de 30 à 100 personnes) réunions générales (par exemple, en forêt l’été, ou dans un appartement clandestin prévu à cette intention), que le comité y envoie alors 1 ou 2 des « meilleurs révolutionnaires » et se préoccupe de la composition judicieuse de cette assemblée, c’est-à-dire par exemple d’y inviter le plus grand nombre possible de membres sûrs des cercles d’usines, etc. Mais il ne faut pas officialiser ces réunions, il ne faut pas les faire entrer dans les statuts, il ne faut pas les rendre régulières, il faut faire en sorte que tous les membres de l’assemblée ne connaissent pas tous les participants, c’est-à-dire qu’ils ne sachent pas que tous sont des « représentants » des cercles, etc. ; voilà pourquoi non seulement je suis contre la « discussion », mais aussi contre les « rencontres représentatives ».

Au lieu de ces deux institutions, je proposerais plutôt, en gros, la règle suivante. Le comité se préoccupe d’organiser de grandes assemblées du plus grand nombre possible d’animateurs pratiques du mouvement, et de tous les ouvriers en général. La date, le lieu, le prétexte de la réunion et sa composition sont déterminés par le comité qui est responsable du caractère clandestin de ces entreprises. Il va de soi que cela ne limite en rien l’organisation par les ouvriers de meetings encore moins officiels, lors de promenades, en forêt, etc. Peut-être vaudrait-il encore mieux ne pas aborder ces questions dans les statuts.

En ce qui concerne ensuite les groupes d’arrondissement, je suis entièrement d’accord avec vous que l’une de leurs tâches essentielles est de bien mettre au point, la diffusion de la littérature. Je pense que les groupes d’arrondissement doivent être principalement des intermédiaires entre les comités et les usines, et même avant tout des organes de distribution. Leur première tâche doit être de mettre sur pied clandestinement une bonne diffusion de la littérature envoyée par le comité. Et cette tâche est d’une haute importance ; en effet, si l’on assure des relations régulières entre un groupe spécial de colporteurs pour l’arrondissement et toutes les usines de l’arrondissement, entre ces colporteurs et le plus grand nombre possible de logements ouvriers de l’arrondissement, cela aura une énorme importance à la fois pour les manifestations et pour l’insurrection. Mettre au point et organiser une diffusion rapide et judicieuse des brochures, des tracts, des proclamations et autres, former pour cela tout un réseau d’agents, c’est faire plus de la moitié du chemin dans la préparation des manifestations ou de l’insurrection futures. Quand commence une époque d’agitation de grèves, d’effervescence, il est trop tard pour entreprendre l’organisation du colportage ; on ne peut le faire entrer dans les mœurs que peu à peu, en le pratiquant sans faute deux ou trois fois par mois. S’il n’y a pas de journal, on peut et on doit faire circuler des tracts, mais il ne faut en aucun cas laisser cet appareil de distribution inactif. Il faut s’efforcer de faire atteindre à cet appareil un degré de perfection tel qu’en, une nuit, toute la population ouvrière de Saint-Pétersbourg puisse être informée et, pour ainsi dire, mobilisée. Et cette tâche n’a rien d’utopique, si les tracts sont systématiquement transmis du centre à des cercles intermédiaires plus étroits, et de ceux-ci aux colporteurs. A mon avis, il ne faudrait pas étendre la compétence d’un groupe d’arrondissement à d’autres fonctions que celles de simple intermédiaire ou de relais, ou plus exactement, il ne faudrait le faire qu’avec une extrême prudence, car cela ne peut que nuire à la clandestinité et à la bonne marche du travail. Naturellement, des réunions sur tous les problèmes du parti auront lieu également dans les cercles d’arrondissement, mais toutes les questions générales du mouvement local doivent être résolues par le comité ; et par lui seul. Il ne faudrait admettre l’initiative du groupe d’arrondissement que dans les questions de technique de relais et de diffusion. La composition du groupe d’arrondissement doit être déterminée par le comité, c’est-à-dire que le comité désigne un ou deux de ses membres (ou même des personnes extérieures) comme délégués pour tel ou tel arrondissement et charge ces délégués de former le groupe d’arrondissement, dont tous les membres seront encore confirmés par le comité dans ce qu’on pouvait appeler leur charge. Le groupe d’arrondissement est une filiale du comité, et c’est de lui seul qu’il tient ses pouvoirs.

Je passe maintenant à la question des cercles de propagandistes. Il est douteux qu’on puisse les organiser à part dans chaque arrondissement, à cause du manque d’éléments, et d’ailleurs cela n’est guère souhaitable. La propagande doit être menée dans un même esprit par tout le comité, et il faut qu’elle soit strictement centralisée ; c’est pourquoi je me représente les choses ainsi : le comité charge quelques-uns de ses membres d’organiser un groupe de propagandistes (qui sera une filiale du comité ou l’un des organismes du comité). Ce groupe, utilisant de façon clandestine les services des groupes d’arrondissement, doit assurer la propagande dans toute la ville, dans toute la localité qui est « du ressort » du comité. Si cela est nécessaire, ce groupe peut aussi former des sous-groupes, donner procuration, pour ainsi dire, pour telle ou telle partie de ses fonctions, mais toujours avec la confirmation du comité, celui-ci devant toujours et en toute circonstance avoir le droit d’envoyer un délégué dans chaque groupe, sous-groupe ou cercle ayant tant soit peu rapport au mouvement.

C’est sur ce type de missions, sur ce type de filiales ou d’organismes du comité que doivent être organisés tous les groupes divers qui servent le mouvement, groupes d’étudiants et groupes de lycéens, groupes, disons, de fonctionnaires qui nous aident, et groupes de transport, d’imprimerie, de pièces d’identité, groupes pour l’installation d’appartements clandestins, groupes pour le dépistage des mouchards, groupes de militaires, groupes de ravitaillement en armes, groupes pour l’organisation, par exemple, de « sources de revenus financiers », etc. Tout l’art d’une organisation clandestine doit consister à tirer parti de tout, à « donner du travail à tous et à chacun », tout en conservant la direction de tout le mouvement, et cela, bien sûr, non parce qu’elle est investie du pouvoir, mais par son prestige, par son énergie, par sa plus grande expérience, par sa plus grande variété de talents, par sa plus grande ingéniosité. Cette remarque se rapporte à l’objection possible et fréquente, selon laquelle une centralisation stricte peut trop facilement tout perdre, si par hasard il se trouve au centre une personne incapable munie d’un pouvoir considérable. Cela est possible, bien sûr, mais le remède ne peut être le principe électif et la décentralisation, absolument inadmissible à une échelle tant soit peu large et même franchement nuisible au travail révolutionnaire sous l’autocratie. Il n’y a pas de statuts pour remédier à cela. Seules peuvent en fournir des mesures de « correction fraternelle », à commencer par des résolutions de tous les groupes et sous-groupes, pour continuer par l’envoi de celles-ci à l’ O.C. et au C.C., pour finir (dans le pire des cas) par le renversement de l’autorité complètement incapable. Le comité doit s’efforcer de pratiquer le plus possible la division du travail, sans oublier que les divers aspects du travail, révolutionnaire requièrent des capacités diverses, que parfois, un homme tout à fait inapte à l’organisation fera un agitateur irremplaçable, ou qu’un homme incapable de la stricte fermeté qu’exige l’activité clandestine fera un excellent propagandiste, etc.

A propos des propagandistes, d’ailleurs, je voudrais dire encore quelques mots contre l’encombrement habituel de cette profession par des gens peu capables, et l’abaissement du niveau de la propagande qui en résulte. Parfois, le premier étudiant venu est promu sans autre examen propagandiste, et tous les jeunes exigent qu’on leur « donne un cercle », etc. Il faut lutter contre cette pratique, car le mal qui en résulte est très grand. Il y a très peu de propagandistes réellement capables et fermes sur les principes (et pour le devenir, il faut beaucoup étudier et acquérir une bonne dose d’expérience), et ceux-là, il faut les spécialiser, les occuper entièrement et en prendre un soin tout spécial. Il faut organiser pour eux plusieurs conférences par semaine, et savoir les appeler à temps dans d’autres villes, et en général organiser des tournées de propagandistes capables dans différentes villes. Quant à la masse des jeunes débutants, il vaut mieux l’employer à des entreprises pratiques, qui chez nous se trouvent reléguées au second plan par rapport à cette promenade des étudiants de cercle en cercle qu’on a l’optimisme d’appeler de la « propagande ». Certes, pour les entreprises pratiques sérieuses, une préparation solide est également nécessaire, mais il est malgré tout plus facile de trouver ici de quoi faire pour les « débutants ».

Parlons maintenant des cercles d’usines. Ils sont particulièrement importants pour nous la force essentielle du mouvement est en effet dans le degré de l’organisation des ouvriers dans les grandes usines, car les grandes usines (et fabriques) renferment la partie de la classe ouvrière qui prédomine non seulement par le nombre, mais plus encore par l’influence, le niveau, la combativité. Chaque usine doit être pour nous une forteresse. Et pour cela, l’organisation ouvrière « d’usine » doit être aussi clandestine à l’intérieur, aussi « ramifiée » à l’extérieur, c’est-à-dire dans ses relations extérieures, elle doit pousser ses tentacules aussi loin, et dans les directions les plus diverses, que n’importe quelle organisation révolutionnaire. Je souligne qu’ici également on doit absolument avoir pour noyau, pour dirigeant, pour « patron », un groupe d’ouvriers révolutionnaires. Nous devons rompre complètement avec la tradition d’un type purement ouvrier ou professionnel d’organisation social-démocrate, jusques et y compris, dans les cercles « d’usines ». Le groupe d’usine ou le comité d’usine ou de fabrique (pour le distinguer des autres groupes, qui doivent être très nombreux) doit se composer d’un très petit nombre de révolutionnaires recevant directement du comité la mission et le pouvoir de mener tout le travail social-démocrate dans l’usine. Tous les membres du comité d’usine doivent se considérer comme des représentants du comité, tenus de se soumettre à tous les ordres de celui-ci, tenus d’observer toutes les « lois et coutumes » de cette « armée en campagne » dans laquelle ils sont entrés et de laquelle ils n’ont pas le droit de sortir en temps de guerre sans l’autorisation du commandement. Par suite, la composition du comité d’usine a une très grande importance, et l’un des premiers soins du comité doit être de former comme il convient ses sous-comités. Dans ce domaine, j’imagine les choses de la façon suivante : le comité charge tels de ses membres (plus, admettons, telles personnes parmi les ouvriers qui ne sont pas entrées dans le comité pour certaines raisons, mais qui peuvent être utiles par leur expérience, par leur connaissance du milieu, par leurs dons, par leurs relations) d’organiser partout des sous-comités d’usine. La commission se réunit avec des délégués de l’arrondissement, fixe une série de rendez-vous, éprouve comme il convient les candidats aux sous-comités d’usine, les soumet à un interrogatoire serré et « partial », les met, si besoin est, à l’essai, en s’efforçant d’examiner et d’éprouver elle-même directement le plus grand nombre possible de candidats au sous-comité d’une usine donnée et, enfin, propose au comité de confirmer la composition de chaque cercle d’usine ou de donner pouvoir à un ouvrier de former, de désigner, de choisir l’ensemble du sous-comité. De cette façon, c’est le comité qui déterminera avec lequel de ces agents il se mettra en relations et comment il le fera (en règle générale par l’intermédiaire des délégués d’arrondissement, mais cette règle peut admettre des compléments ou des modifications). Compte tenu de l’importance de ces sous-comités d’usine, nous devons tendre dans la mesure du possible à ce que chaque sous-comité ait une adresse pour communiquer avec l’O.C. et un dépôt de ses liaisons en lieu sûr (c’est-à-dire afin que les renseignements nécessaires pour remettre immédiatement sur pied le sous-comité en cas d’immixtion de la police soient transmis le plus régulièrement et le plus abondamment possible au centre du parti pour être conservés là ou il sera impossible aux gendarmes russes d’avoir accès). Il va de soi que cette remise d’adresses doit être régie par le comité en accord avec ses propres raisons et avec les données dont il dispose, et non sur la base d’un droit inexistant à une répartition « démocratique » de ces adresses. Enfin, il n’est peut-être pas superflu de préciser que, parfois, au lieu d’un sous-comité d’usine de plusieurs membres, il sera nécessaire, ou plus commode de se limiter à la désignation d’un agent du comité (et d’un suppléant). Une fois formé, le sous-comité d’usine doit entreprendre la création de toute une série de groupes et de cercles d’usine, avec des tâches différentes, plus ou moins clandestins, plus ou moins structurés, par exemple des cercles pour le colportage et la diffusion des publications (l’une des fonctions les plus importantes qui doit être organisée de telle sorte que nous disposions d’une véritable poste, que soient éprouvés et vérifiés non seulement les procédés de diffusion, mais aussi ceux du porte-à-porte, afin que tous les logements et leurs entrées soient absolument connus), des cercles de lecture de la littérature illégale, des cercles pour le dépistage des mouchards (2), des cercles spéciaux de direction du mouvement professionnel et de la lutte économique, des cercles d’agitateurs et de propagandistes sachant engager une conversation et la prolonger de façon pleinement légale (à propos des machines, de l’inspection, etc.), cela afin de pouvoir parler en toute sécurité et publiquement, afin de souder les gens, de tâter le terrain, etc.(3) . Le sous-comité d’usine doit s’efforcer de s’étendre sur toute l’entreprise, d’entourer le plus grand nombre possible d’ouvriers d’un réseau de toutes sortes de cercles (ou d’agents). La bonne marche des activités du sous-comité doit se mesurer à l’abondance de ces cercles, à la possibilité qu’auront les propagandistes itinérants d’y pénétrer, et, ce qui est le principal, à la bonne marche du travail régulier de diffusion des publications et d’obtention d’informations et de correspondances.

Ainsi, à mon avis, le type général d’organisation doit être de ce genre : à la tête de tout le mouvement local, de tout le travail social-démocrate local se trouve le comité. Il est prolongé par des organismes et des filiales qui lui sont subordonnés, à savoir : premièrement, un réseau d’agents d’exécution embrassant (dans la mesure du possible) toute la masse ouvrière et organisé sous forme de groupes d’arrondissement et de sous-comités d’usines (ou de fabriques). En période de paix, ce réseau diffusera les brochures, les tracts, les proclamations, les communiqués clandestins du comité ; en période de combats, il organisera des manifestations et autres actions collectives. Deuxièmement, doivent également relever du comité toute une série de cercles et de groupes divers servant l’ensemble du mouvement (propagande, transports, toutes entreprises clandestines, etc.). Par leur situation, tous les groupes, cercles, sous-comités et autres doivent être des organismes ou des filiales du comité. Les uns exprimeront clairement leur intention d’adhérer au parti ouvrier social-démocrate de Russie, et sous réserve de ratification par le comité, ils y adhéreront, prendront des fonctions (par délégation du comité ou par accord avec lui), s’engageront à obéir aux directives des organismes du parti, recevront les mêmes droits que tous les membres du parti et seront considérés comble des candidats directs au comité, etc. Les autres, dont la situation est celle de cercles organisés par des membres du parti ou adjacents à tel ou tel groupe du parti, n’adhéreront pas au parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Dans toutes leurs affaires intérieures, les membres de tous ces cercles ont bien entendu des droits égaux, de même que le membres du comité entre eux. L’unique exception à cela sera que seule la personne (ou les personnes) désignée par le comité local aura le droit d’entretenir de relations personnelles avec ce comité (ainsi qu’avec le Comité central et l’organe central). Sous tous les autres rapports, cette personne aura les mêmes droits que les autres, qui ont également le droit d’adresser (mais pas personnellement) des déclarations au comité local, ainsi qu’au C.C. et à l’O.C. De cette façon, l’exception indiquée ne portera au fond aucune atteinte à l’égalité des droits, mais ne sera qu’une concession nécessaire aux exigences imprescriptibles de la clandestinité. Un membre du comité qui n’aura pas transmis au comité, au C.C. et à l’O.C. une déclaration de « son » groupe aura à répondre d’une infraction directe aux devoirs du parti. Ensuite, en ce qui concerne le degré de clandestinité ou de structuration des divers types de cercles, cela dépendra du genre de leurs fonctions : à cet égard, on aura ici les organisations les plus variées (depuis la plus « rigoureuse », la plus étroite, la plus fermée, jusqu’à la plus « libre », la plus large, la plus ouverte, la plus souple). Par exemple, pour le groupe des colporteurs, le secret et la discipline militaire la plus rigoureuse sont requis. Pour le groupe des propagandistes, la clandestinité est aussi nécessaire, mais la discipline militaire beaucoup moins. Pour le groupe d’ouvriers qui donnent lecture des publications légales ou qui organisent des causeries sur les besoins et les revendications professionnels, la clandestinité est encore moins nécessaire, etc. Les groupes de colporteurs doivent appartenir au P.O.S.D.R. et connaître un certain nombre de ses membres et de ses responsables. Le groupe qui étudie les conditions du travail et élabore les revendications professionnelles ne doit pas nécessairement appartenir au P.O.S.D.R. Les groupes d’étudiants, d’officiers, d’employés qui font leur éducation avec la participation d’un ou deux membres du parti doivent même parfois ne rien savoir de l’appartenance de ceux-ci au parti, etc. Mais il est un point sur lequel nous devons absolument exiger l’organisation maxima dans tous les groupes affiliés au comité, à savoir : chaque membre du parti qui y participe est formellement responsable de ce qui se fait dans ces groupes, et est tenu de prendre toutes les mesures pour que le C.C. et l’O.C. soient le plus possible au courant de la composition de chacun de ces groupes, de tout le mécanisme de leur travail et de tout le contenu de ce travail. Cela est indispensable à la fois pour que le centre ait une vue complète du mouvement, pour qu’il dispose de la base de recrutement la plus large en vue de pourvoir les diverses fonctions du parti, pour que l’expérience d’un groupe puisse être transmise (par l’intermédiaire du centre) à tous les autres groupes analogues de toute la Russie, pour qu’on puisse prévenir la venue de provocateurs et de personnes douteuses, en un mot, cela est absolument indispensable dans tous les cas.

Comment réaliser cette organisation ? En envoyant régulièrement des rapports au comité, en communiquant à l’O.C. la plus grande partie possible du contenu du plus grand nombre possible de ces rapports, en organisant des visites de tous les cercles par des membres du C.C. et du comité local, enfin en mettant sans faute en lieu sûr (et au bureau du parti près le C.C. et l’O.C.) les liaisons avec ces cercles, c’est-à-dire les noms et les adresses de plusieurs membres de ces cercles. Ce n’est qu’une fois les rapports communiqués et les liaisons transmises que l’on pourra considérer qu’un membre du parti qui prend part à l’activité de tel ou tel cercle a rempli ses obligations ; alors seulement le parti dans son ensemble sera à même de se mettre à l’école de chacun des cercles qui mènent le travail pratique ; alors seulement les opérations de police ne seront plus une catastrophe, car dès le moment où le délégué de notre C.C. sera en possession de liaisons dans différents cercles, il lui sera toujours facile de trouver tout de suite des remplaçants et de rétablir l’organisation. La découverte d’un comité par la police ne détruira plus alors toute la machine, mais nous privera seulement de dirigeants que des suppléants seront prêts à remplacer. Et que l’on ne dise pas que les conditions de la clandestinité ne permettent pas de communiquer les rapports et les liaisons : il suffit de le vouloir, et tant que nous aurons des comités, un C.C. ou un O.C., on a et on aura toujours la possibilité de transmettre (ou d’envoyer) les communiqués et les liaisons..

Nous sommes arrivés ici à un principe extrêmement important de toute l’organisation et toute l’activité du parti si, en ce qui concerne la direction idéologique et pratique du mouvement et de la lutte révolutionnaire du prolétariat, il faut la plus grande centralisation possible en ce qui concerne l’information du centre du parti (et par suite de tout le parti) sur le mouvement et la responsabilité devant le parti, il faut la plus grande décentralisation possible. Le mouvement doit être dirigé par le plus petit nombre possible de groupes les plus homogènes possible, riches de l’expérience de révolutionnaires professionnels. Au mouvement doit participer le plus grand nombre possible de groupes les plus divers et les plus hétérogènes possible venus des couches les plus différentes du prolétariat (et des autres classes du peuple). Et en ce qui concerne chacun de ses groupes, le centre du parti doit toujours disposer non seulement des données exactes sur leur activité, mais aussi des données aussi complètes que possible sur leur composition. Nous devons centraliser la direction du mouvement. Nous devons aussi (et nous devons pour cela, car sans information la centralisation est impossible) décentraliser au maximum la responsabilité devant le parti de chacun de ses membres, de chacun de ceux qui participent au travail, de chaque cercle membre du parti ou apparenté au parti. Cette décentralisation est la condition indispensable de la centralisation révolutionnaire et son correctif nécessaire. C’est justement lorsque cette centralisation sera achevée et que nous aurons un O.C. et un C.C. que la possibilité pour les plus petits groupes de s’adresser à eux – et non seulement la possibilité, mais l’habitude, acquise par une pratique de longues années, de s’adresser régulièrement au C.C. et à l’O.C. – éliminera les résultats fâcheux que peut avoir la présence au sein de tel ou tel comité local d’éléments peu satisfaisants. Maintenant que nous sommes à la veille d’une réelle unification du parti et de la création d’un véritable centre dirigeant, nous devons nous graver dans l’esprit que ce centre sera impuissant si nous ne réalisons pas en même temps une décentralisation maxima dans la responsabilité à l’égard de ce centre et dans son information sur toutes les roues et tous les rouages de la machine du parti. Cette décentralisation n’est rien d’autre que l’autre aspect de cette division du travail qui, de l’aveu général, constitue l’un des besoins pratiques les plus urgents de notre mouvement. Aucune attribution officielle du rôle dirigeant à une organisation, aucune création de Comités centraux formels ne rendra notre mouvement réellement uni ni ne créera un parti solide et combatif, si le centre du parti reste comme par le passé séparé du travail pratique direct par des comités locaux du type ancien, où, premièrement, entre une masse de gens dont chacun dirige toutes sortes d’affaires sans se consacrer à des fonctions bien distinctes du travail révolutionnaire, sans être responsable d’entreprises particulières, sans se donner la peine d’étudier soigneusement, de préparer minutieusement et de mener jusqu’au bout ce qu’ils entreprennent et dépensent une masse de temps et de forces en vaines agitations, et qui, deuxièmement, sont flanqués d’une masse de cercles d’étudiants et d’ouvriers, pour la moitié complètement inconnus du comité, et pour l’autre moitié aussi encombrants, aussi peu spécialisés, n’élaborant pas plus d’expérience professionnelle, n’utilisant pas plus l’expérience des autres et exactement aussi occupés que le comité à d’interminables réunions « à propos de tout », à des élections et à des élaborations de statuts. Pour que le centre puisse bien travailler, il faut que les comités locaux se transforment, deviennent des organisations spécialisées et plus « pratiques », atteignant effectivement la perfection soit dans l’une soit dans l’autre des fonctions pratiques. Pour que le centre puisse non seulement conseiller, convaincre, discuter (comme cela se faisait jusqu’à présent), mais effectivement diriger l’orchestre, il est nécessaire, que l’on sache exactement qui conduit les violons, à quel endroit, qui a appris et apprend chacun des instruments, où et comment il le fait, qui (lorsque la musique commence à détonner) est responsable des canards et qui il faut déplacer, etc., pour corriger des dissonances. A l’heure actuelle, il faut le dire franchement, ou bien nous ne savons rien du travail intérieur effectif du comité, à part ses proclamations et ses correspondances générales, ou bien nous savons quelque chose par nos amis et par les gens que nous connaissons bien. Or n’est-il pas ridicule de penser qu’un immense parti capable de diriger le mouvement ouvrier russe et qui prépare l’assaut général contre l’autocratie puisse se borner à cela ? La réduction du nombre des membres du comité, l’affectation à chacun d’eux, dans la mesure du possible, d’une fonction déterminée dont il sera comptable et responsable, la création d’un centre spécial très peu nombreux et dirigeant tout, la mise sur pied d’un réseau d’agents d’exécution liant le comité à chaque grande usine ou fabrique, s’occupant régulièrement de la diffusion des publications et donnant au centre un tableau exact de cette diffusion et de tout le mécanisme du travail, enfin la création de nombreux groupes et cercles assumant différentes fonctions ou unissant des gens proches de la social-démocratie, qui aident celle-ci et se préparent à devenir des social-démocrates, l’activité (et la composition) de ces cercles devant toujours être connue du comité et du centre, voilà en quoi doit consister la réorganisation du comité de Saint-Pétersbourg, et d’ailleurs de tous les autres comités du parti, et voilà pourquoi la question des statuts a si peu d’importance.

J’ai commencé par analyser l’ébauche de statuts afin de montrer de façon plus claire à quoi tendent mes propositions. Le résultat de cette analyse aura permis au lecteur, je l’espère, de comprendre qu’au fond, on pourrait peut-être se passer de statuts, en les remplaçant par des rapports réguliers sur chaque cercle, sur chaque fonction. Que peut-on mettre dans les statuts ? Le comité dirige tout (c’est déjà clair sans cela). Le comité élit un groupe dirigeant (cela n’est pas toujours nécessaire, et quand ça l’est, il ne s’agit pas de statuts ; il s’agit d’informer le centre de la composition de ce groupe et des suppléants prévus). Le comité répartit entre ses membres les divers secteurs du travail, chargeant chacun d’eux d’envoyer régulièrement des rapports au comité et d’informer le C.C. et l’O.C.. sur la marche des choses (et ici, il est plus important d’informer le centre de telle ou telle répartition que d’inscrire dans les statuts une règle qui, à cause de la pauvreté de nos forces, restera souvent sans application). Le comité doit définir avec précision ses membres. Le comité recrute ses membres par cooptation. Le comité désigne les groupes d’arrondissement, les sous-comités d’usine, les groupes de ceci et de cela (si on énumère tout ce qu’il est souhaitable de créer, on n’en finira pas, et il ne servirait à rien d’en faire une énumération type dans les statuts ; il suffit d’informer le centre de leur création). Les groupes et les sous-comités d’arrondissement constituent tels et tels cercles… Il est d’autant moins utile actuellement d’établir des statuts de ce genre que nous n’avons presque pas (et en beaucoup d’endroits pas du tout) d’expérience commune à tout le parti quant à l’activité de ces divers groupes et sous-groupes, et que pour acquérir cette expérience, ce n’est pas de statuts que l’on a besoin, mais de l’organisation, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la mise au courant du parti : pour les statuts, chacune de nos organisations locales, leur consacrera au minimum plusieurs soirées. Si chacun selon sa fonction particulière consacrait ce temps à rendre compte de façon détaillée et réfléchie de cette fonction à tout le parti, le travail y gagnerait au centuple.

Et ce n’est pas parce que le travail révolutionnaire ne se coule pas toujours dans des formes précises que les statuts sont inutiles. Non, les formes sont nécessaires, et nous devons essayer de donner forme à tout le travail, dans la mesure du possible. Et les formes sont admissibles dans une mesure beaucoup plus grande qu’on ne le croit habituellement ; seulement, on n’y arrivera pas par des statuts, mais uniquement et exclusivement (répétons-le une fois de plus) en informant de façon exacte le centre du parti : alors seulement ce seront des structures réelles liées à une responsabilité réelle et à une réelle responsabilité et publicité (dans le parti). Qui donc d’ailleurs ignore que chez nous, les divergences de vue et les conflits graves se règlent essentiellement non pas par un vote « statutaire », mais par la lutte et la menace de « s’en aller » ? L’histoire de la majorité de nos comités au cours des trois ou quatre dernières années de la vie du parti est remplie de cette lutte intérieure. Il est très regrettable qu’on n’ait pas donné une forme à cette lutte ; elle aurait alors apporté beaucoup plus pour l’instruction du parti, pour l’expérience de nos successeurs. Mais une telle structuration utile et nécessaire ne sera jamais créée par des statuts, mais exclusivement par la publicité dans le parti. Sous l’autocratie, nous ne pouvons avoir d’autre moyen ni d’autre outil pour la publicité dans le parti que la mise au courant régulière du centre du parti.

Et ce n’est que lorsque nous aurons appris à faire cette publicité que nous tirerons effectivement une expérience du fonctionnement de telle ou telle organisation, ce n’est que sur la base de cette expérience large et prolongée que l’on élaborera des statuts qui n’existeront pas seulement sur le papier.

Notes

1. Il faut s’efforcer de faire entrer dans le comité des ouvriers révolutionnaires ayant le plus de liaisons et la meilleure réputation dans la masse ouvrière.

2. Nous devons prévenir les ouvriers que la suppression des mouchards, des provocateurs et des traîtres peut être parfois, bien sûr, une nécessité absolue, mais qu’il est extrêmement peu souhaitable et même erroné de l’ériger en système, et que l’on doit s’efforcer de créer une organisation capable de mettre les mouchards hors d’état de nuire en les repérant et en les harcelant. Il est impossible de tuer tous les mouchards, mais on peut et on doit créer une organisation qui les suive à la trace et qui éduque la masse des ouvriers,

3. Il faut aussi des groupes de combat, utilisant des gens qui ont servi dans l’armée ou des ouvriers particulièrement forts et agiles en cas de manifestations ou pour délivrer des prisonniers, etc.

Après Octobre 1917

L’organisation du parti et la littérature de parti

Les conditions nouvelles du travail social-démocrate, créées en Russie après la révolution d’octobre, ont mis à l’ordre du jour la question d’une littérature de parti. La distinction entre la presse légale et illégale, triste héritage du servage et de l’autocratie russes, commence à disparaître.

Elle n’a pas encore tout à fait disparu, loin de là. Le gouvernement hypocrite de notre premier ministre sévit encore à un tel point que les Izvestia du Soviet des députés ouvriers s’impriment « illégalement » ; mais, en dehors de la honte qui rejaillit sur le gouvernement, en dehors de nouveaux échecs moraux qu’il subit, rien ne résulte de ses tentatives stupides pour « interdire » ce qu’il est impuissant à empêcher.

Lorsque la distinction entre la presse illégale et la presse légale existait encore, la question de la presse de Parti et de la presse hors-parti recevait une solution très simple, mais aussi très fausse et anormale.

Toute la presse illégale était une presse de Parti, elle était éditée par des organisations et dirigée par des groupes qui se trouvaient liés de façon ou d’autre avec des groupes de militants du Parti se consacrant au travail pratique. Toute la presse légale était hors-parti, parce que les partis étaient interdits, mais elle « gravitait » autour de tel ou tel parti. Il s’ensuivait des unions monstrueuses, des « promiscuités » anormales, de fausses enseignes ; les réticences forcées de ceux qui voulaient exprimer des opinions de parti s’entremêlaient à l’incompréhension ou à la lâcheté de ceux qui n’avaient pas encore atteint la hauteur de ces opinions, qui n’étaient pas, au fond, hommes de Parti.

Maudite époque de discours en langue d’Esope, d’avilissement littéraire, d’expression servile, d’asservissement de la pensée ! Le prolétariat a mis fin à cette ignominie qui étouffait tout ce qu’il y avait de vivant et de probe en Russie. Mais le prolétariat n’a jusqu’à présent conquis qu’une demi-liberté pour la Russie.

La révolution n’est pas encore terminée. Si le tsarisme est déjà impuissant à la vaincre, la révolution n’est pas encore assez forte pour abattre le tsarisme. Et nous vivons à une époque où, en tout et partout, se manifeste cette coexistence contre nature d’un esprit de parti ouvert, honnête, droit, conséquent, avec une « légalité » souterraine, déguisée, « diplomatique », fuyante. Cette coexistence contre nature se répercute sur notre journal lui aussi : M. Goutchkov peut ironiser à son aise sur la tyrannie social-démocrate qui interdit la publication des journaux bourgeois modérés, il n’en reste pas moins que l’organe central du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, le Prolétari, ne peut franchir la porte de la Russie autocratique et policière.

De toute façon, la moitié de la révolution accomplie nous oblige tous à nous remettre immédiatement à la besogne pour réorganiser les choses. La littérature peut être maintenant, même « légalement », pour les 9/10 une littérature de Parti. La littérature doit devenir une littérature de Parti. En opposition aux mœurs bourgeoises, en opposition à la presse bourgeoise patronale et mercantile, en opposition à l’arrivisme littéraire et à l’individualisme bourgeois, à l’« anarchisme de grand seigneur » et à la chasse au profit, le prolétariat socialiste doit préconiser le principe d’une littérature de Parti, le développer et l’appliquer sous une forme aussi pleine et aussi entière que possible.

En quoi consiste donc ce principe ? Non seulement aux yeux du prolétariat socialiste, la littérature ne doit pas constituer une source d’enrichissement pour des personnes ou des groupements ; mais d’une façon plus générale encore elle ne saurait être une affaire individuelle, indépendante de la cause générale du prolétariat. A bas les littérateurs sans-parti ! A bas les surhommes de la littérature ! La littérature doit devenir un élément de la cause générale du prolétariat, « une roue et petite vis » dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mis en mouvement par toute l’avant-garde consciente de la classe ouvrière. La littérature doit devenir partie intégrante du travail organisé, méthodique et unifié du Parti social-démocrate.

« Toute comparaison est boiteuse », dit un proverbe allemand. Ma comparaison de la littérature avec une vis, d’un mouvement vivant avec un mécanisme, boite-t-elle aussi. Il se trouvera même probablement des intellectuels hystériques qui pousseront des clameurs contre une pareille comparaison, laquelle signifierait une dégradation, une mortification, une « bureaucratisation » de la libre lutte idéologique, de la liberté de la critique, de la liberté de la création littéraire, etc., etc.

De pareilles clameurs ne seraient, en fait, que l’expression de l’individualisme des intellectuels bourgeois. Il est indiscutable que la littérature se prête moins que toute chose à une égalisation mécanique, à un nivellement, à une domination de la majorité sur la minorité. Dans ce domaine, certes, il faut absolument assurer une plus large place à l’initiative personnelle, aux penchants individuels, à la pensée et à l’imagination, à la forme et au contenu. Tout cela est incontestable, mais tout cela prouve seulement que le secteur littéraire du travail d’un parti prolétarien ne peut pas être mécaniquement identifié aux autres secteurs de son travail.

Tout cela ne contredit nullement ce principe, étranger et bizarre pour la bourgeoisie et la démocratie bourgeoise, selon lequel la littérature doit nécessairement et obligatoirement devenir un élément du travail du Parti social-démocrate, indissolublement lié à ses autres éléments. Les journaux doivent devenir les organes des différentes organisations du Parti. Les écrivains doivent absolument rejoindre les organisations du Parti. Les maisons d’édition et les dépôts, les magasins et les salles de lecture, les bibliothèques et les diverses librairies doivent devenir des entreprises du Parti soumises à son contrôle. Le prolétariat socialiste organisé doit surveiller toute cette activité, la contrôler à fond, y introduire partout, sans exception, le vivant esprit de la cause vivante du prolétariat, mettant fin ainsi à ce vieux principe russe, semi-oblomovien, semi-mercantile : l’écrivain écrit quand ça lui chante, et le lecteur dit s’il lui chante.

Nous ne prétendons pas, naturellement, pouvoir réaliser d’un seul coup cette transformation de la littérature, avilie par la censure asiatique et la bourgeoisie européenne. Nous sommes loin de préconiser un système rigide quelconque ou de vouloir résoudre le problème par quelques règlements. Non, dans ce domaine il ne peut pas le moins du monde être question de schématiser. Il faut que tout notre Parti, tout le prolétariat social-démocrate conscient dans toute la Russie, prennent conscience de ce nouveau problème, le définissent clairement et s’attachent, toujours et partout, à le résoudre. Libérés des chaînes de la censure féodale, nous ne voulons pas accepter et nous n’accepterons pas de devenir les prisonniers des relations littéraires bourgeoises et mercantiles. Nous voulons créer et nous créerons une presse libre, libre non seulement au sens policier du mot, mais libre aussi du Capital, libre de l’arrivisme ; et, ce qui est plus encore, libre aussi de l’individualisme anarchique bourgeois.

Ces dernières paroles peuvent sembler au lecteur un paradoxe ou une raillerie. Comment ! va s’écrier peut-être

quelque intellectuel, partisan passionné de la liberté. Comment ! Vous voulez donc soumettre à la collectivité un sujet aussi délicat, aussi individuel que celui de la création littéraire ! Vous voulez que des ouvriers résolvent, à la majorité des voix, les problèmes de la science, de la philosophie, de l’esthétique ! Vous niez la liberté absolue de la création purement individuelle de l’esprit !

Rassurez-vous, messieurs ! D’abord, il s’agit de la littérature de Parti et de sa soumission au contrôle du Parti.

Chacun est libre d’écrire et de dire tout ce qu’il veut, sans la moindre restriction. Mais toute association libre (y compris le Parti) est libre aussi de chasser les membres qui à l’abri de l’enseigne du Parti, prêcheraient des idées hostiles à ce dernier. La liberté de la parole et de la presse doit être entière. Mais il faut que la liberté d’association soit, elle aussi, entière. Je suis obligé de t’accorder, au nom de la liberté de parole, le plein droit de crier, de mentir et d’écrire tout ce qui te plaît. Mais tu es obligé, au nom de la liberté d’association, de m’accorder le droit de contracter ou de rompre une alliance avec des gens qui disent ceci ou cela. Le Parti est une association libre qui serait immanquablement vouée à la dissolution idéologique d’abord, matérielle ensuite, si elle ne s’épurait pas de ceux de ses membres qui répandent des idées hostiles au Parti. Or, pour délimiter ce qui correspond aux conceptions du Parti et ce qui leur est contraire, il y a le programme du Parti, il y a les résolutions tactiques du Parti et ses statuts, il y a enfin toute l’expérience de la social-démocratie internationale, des libres associations internationales du prolétariat. Ce dernier a constamment admis dans ses partis des éléments divers ou des courants, pas tout à fait conséquents, pas tout à fait marxistes, pas tout à fait sûrs, mais il a toujours procédé, d’autre part, à des « épurations » périodiques de ses partis. Il en sera de même chez nous, à l’intérieur du Parti, Messieurs les partisans de la « liberté de critique » bourgeoise : notre Parti devient maintenant d’un seul coup un parti de masses, nous assistons maintenant à un brusque passage à des formes ouvertes d’organisation, beaucoup de gens inconséquents (du point de vue marxiste), peut-être même des chrétiens, peut-être même des mystiques, vont fatalement venir à nous. Nous avons l’estomac solide, nous sommes des marxistes d’une trempe à toute épreuve. Nous saurons digérer ces éléments inconséquents. La liberté de pensée et la liberté de critique au sein du Parti ne nous feront jamais oublier la liberté pour les hommes de se grouper en associations libres, nommées partis.

En second lieu. Messieurs les individualistes bourgeois, nous tenons à vous dire que vos discours sur la liberté absolue ne sont qu’hypocrisie. Dans une société fondée sur la puissance de l’argent, dans une société où les masses laborieuses végètent dans la misère, tandis que quelques poignées de gens riches vivent en parasites, il ne peut y avoir de « liberté » réelle et véritable. Monsieur l’écrivain, ne dépendez-vous pas de votre éditeur bourgeois, de votre public bourgeois qui vous réclame de la pornographie et de la prostitution sous forme de « supplément » à l’art « sacré » de la scène ? Cette liberté absolue n’est, en effet, qu’une phrase bourgeoise ou anarchiste (car, en tant que conception du monde, l’anarchisme n’est qu’une philosophie bourgeoise à rebours). Vivre dans une société et ne pas en dépendre est impossible. La liberté de l’écrivain bourgeois, de l’artiste, de l’actrice, n’est qu’une dépendance masquée (ou qui se masque hypocritement), dépendance du sac d’écus, dépendance du corrupteur, dépendance de l’entreteneur.

Et nous, socialistes, démasquons cette hypocrisie, nous arrachons les fausses enseignes non pour obtenir une littérature et un art en dehors des classes (cela ne sera possible que dans la société socialiste sans classe), mais pour opposer à une littérature prétendue libre, et en fait liée à la bourgeoisie, une littérature réellement libre, ouvertement liée au prolétariat.

Cette littérature sera libre, parce que ce ne seront pas l’âpreté au gain ni l’arrivisme qui lui amèneront des forces toujours nouvelles, mais l’idée du socialisme et la sympathie pour les travailleurs. Cette littérature sera libre, parce qu’elle ne servira pas une héroïne blasée, ni « les dix mille privilégiés » qui s’ennuient et souffrent de leur obésité, mais les millions et les dizaines de millions de travailleurs, qui sont la fleur du pays, sa force, son avenir.

Cette littérature véritablement libre fécondera le dernier mot de la pensée révolutionnaire de l’humanité par l’expérience et le travail vivant du prolétariat socialiste, elle provoquera, de façon permanente, une action réciproque entre l’expérience du passé (le socialisme scientifique, couronnement de l’évolution du socialisme depuis ses formes utopiques primitives) et l’expérience du présent (la lutte actuelle des camarades ouvriers).

Et maintenant, au travail, camarades ! Nous avons devant nous une tâche difficile et nouvelle, mais, aussi, grande et noble, la tâche de promouvoir une littérature vaste, riche, variée, en liaison étroite et indissoluble avec le mouvement ouvrier social-démocrate. Toute la littérature social-démocrate doit devenir une littérature de Parti. Tous les journaux, revues, maisons d’édition, etc., doivent procéder immédiatement à leur réorganisation et prendre les mesures nécessaires pour s’intégrer entièrement, de façon et d’autre, à telle ou telle organisation du Parti. Alors seulement la littérature « social-démocrate » deviendra réellement social-démocrate, alors seulement elle saura remplir sa mission, alors seulement elle saura, même dans le cadre de la société bourgeoise, s’arracher à l’esclavage de la bourgeoisie et fusionner avec le mouvement de la classe qui marche véritablement à l’avant-garde et qui est révolutionnaire jusqu’au bout.

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