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Une nuée chargée d’orage impérialiste s’est levée dans le monde capitaliste.

lundi 18 mai 2015, par Robert Paris

Une nuée chargée d’orage impérialiste s’est levée dans le monde capitaliste.

Une nuée chargée d’orage impérialiste s’est levée dans le monde capitaliste. Quatre grandes puissances d’Europe - la France, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne - sont directement impliquées dans un trafic qui a pour enjeu le destin du Maroc et par la même occasion, celui de plusieurs vestes territoires du “continent noir” considérés ici et là comme des “compensations”. Chaque jour une dépêche annonce l’état des négociations et avec elle les espoirs et les craintes montent de manière brusque et désordonnée. Jaillira-t-il de cette nouvelle nuée orageuse l’éclair d’une guerre meurtrière ou bien l’orage menaçant va-t-il se dissiper et prendre l’aspect d’une tractation “pacifique” faisant passer quelques lambeaux de l’univers d’une poigné de fer du militarisme européen à une autre ? C’est à l’heure actuelle la question qui préoccupe des milliers d’êtres humains. Et, pour trouver une réponse à cette question tous les regards, pleins d’inquiétude, se dirigent vers la porte close d’une pièce où deux hommes d’Etat confèrent ensemble : l’ambassadeur français Cambon et le secrétaire d’Etat allemand Kilderlen-Wacher. Cependant il n’est un secret pour personne que les deux hommes d’Etat n’ont aucun pouvoir propre et ne sont que de pauvres pantins en carton mis en mouvement par une ficelle dont le bout est entre les mains d’une clique de quelques grands capitalistes. Guerre et paix, le Maroc en échange du Congo ou le Togo pour Tahiti, ce sont là des questions où il y va de la vie de milliers de personnes, du bonheur ou du malheur de peuples entiers. Une douzaine de chevaliers de l’industrie racistes laissent de fins commis politiciens réfléchir et marchander sur ces questions comme on le fait au marché pour la viande ou les oignons, et les peuples attendent la décision avec angoisse tel des troupeaux de moutons conduits l’abattoir. C’est là une image d’une brutalité si révoltante et d’une bassesse si grossière qu’elle devrait remplir de rage tous ceux qui ne sont pas directement intéressés par ce trafic sordide. Cependant l’indignation morale n’est pas la règle et l’arme avec lesquelles on pourrait avoir prise sur les péripéties de la politique capitaliste mondiale.

Pour le prolétariat conscient il s’agit avant tout de saisir l’affaire marocaine dans sa signification symptomatique, faire l’estimation de ses larges connexions et de ses conséquences. Mais on peut déjà dire que l’aventure politique mondiale récente est riche d’enseignements pour la conscience politique du prolétariat.

La crise marocaine est avant tout une satire impitoyable de la farce du désarmement des Etats capitalistes et leurs bourgeoisies. En Angleterre et en France, hommes d’Etat et parlementaires exprimaient en de belles phrases la nécessité de réduire les dépenses concernant les instruments de meurtre et de substituer à la guerre barbare les rapports civilisés de la procédure arbitrale. En Allemagne le chœur libéral s’est joint avec enthousiasme aux sons de cette musique de paix. Aujourd’hui, les mêmes hommes d’Etat et les mêmes parlementaires s’échauffent pour une aventure politique coloniale menant les peuples au bord du précipice d’une guerre mondiale. Le chœur libéral en Allemagne, lui aussi, s’est enthousiasmé pour cette aventure grosse d’une guerre comme jadis pour les déclamations de paix. Ce soudain changement de scène montre une nouvelle fois que les propositions de désarmement et les démonstrations de paix du monde capitaliste ne sont rien et ne peuvent être rien d’autre qu’un décor qui de temps en temps est bon pour la comédie, politique, mais qui est cyniquement écarté quand les affaires deviennent sérieuses. Espérer quoique ce soit d’une quelconque tendance de paix de la société capitaliste et mise sur elle, serait pour le prolétariat la plus folle des illusions.

En outre, dans la question marocaine s’exprime de nouveau clairement la relation intime entre la politique mondiale et la situation marocaine, où il suffit d’un rien pour précipiter l’Allemagne dans une guerre sanglante, changera fortement en tout cas la situation générale actuelle ainsi que celle que les possessions coloniales de l’Allemagne. Elle a surgi exactement comme pour la campagne chinoise et plus tard l’affaire algérienne, au moment des vacances parlementaires. La représentation suprême élue du peuple allemand, le Reichstag, est totalement exclu des décisions et des évènements les plus importants et les plus lourds de conséquences. Seul un régime personnel avec ses hommes de peine - lui-même instrument irresponsable entre les mains d’une clique irresponsable - agit selon son bon plaisir avec le destin de 64 millions d’allemands comme si l’Allemagne était un Etat despotique oriental. Les discours impériaux de Königsberg et de Marienburg sont devenus clairs : l’instrument du ciel joue dans la plénitude de sa souveraineté, ou plutôt il est joué au dos du peuple, par quelques cliques capitalistes avides de rapine. Le monarchisme et ses béquilles, les junkers conservateurs bellicistes, sont les principaux coupables dans l’aventure marocaine.

Non moindre est la force agissante de la puissance navale et militaire qui perce à travers la diplomatie allemande dans l’affaire marocaine, puissance insensée et qui n’est rien d’autre que cette pression brutale des tas de canons et de bateaux cuirassés amoncelés au fil des décennies, qui soi-disant servaient de remparts indispensables de la paix, et maintenant rendent les responsables de la politique allemande actuelle si audacieux et si belliqueux. Ce “saut de panthère” de la politique étrangère qui, dans ses développements futurs sera peut-être pour le peuple allemand chargé de toutes sortes de conséquences fatales, nous le devons avant tout à ces partis bourgeois qui ont chargé et soutenu l’armement incessant de l’impérialisme allemand. En tête marche avec cette tâche de sang sur le front l’hypocrite parti du centre qui, en 1900, s’est servi du mémorable redoublement des effectifs de la flotte allemande de combat pour se hisser au rang de parti gouvernemental. Non moindre est la responsabilité incombant au libéralisme piteux, dont seul l’exemple de la montée du militarisme peut mesurer la chute progressive depuis un quart de siècle. L’échec total est l’ultime fin misérable du libéralisme bourgeois, eu égard à la puissance percé en avant du militarisme foulant aux pieds et écrasant démocratie, parlementarisme et réforme sociale.

Cependant, c’est justement parce que le cours le plus récent de la politique mondiale avec son aventure actuelle n’est que l’émanation logique du développement économique et politique de la société bourgeoise de classe qu’il a un côté révolutionnaire faisant son chemin au-delà de la misère immédiate et caractère momentanément arrogant de ce cours. La signification historique du conflit marocain ramenée à son expression la plus simple et la plus crue, c’est la lutte concurrentielle entre les représentants du capitalisme européen pour l’appropriation de la pointe nord-ouest du continent africain et son engloutissement par le capital.

C’est ce qu’exprime chaque séquence de l’évolution de la politique mondiale. Mais la “Némésis” du capitalisme veut que plus ce dernier dévore le monde et plus il sape lui-même ses propres racines. Au même moment où il se prépare à introduire “l’ordre” capitaliste dans les rapports primitifs des tribus de pasteurs et des villages de pécheurs marocains isolés du monde, s’écroule déjà l’ordre crée par lui à tous les coins et confins des autres continents. Ces flammes de la Révolution brûlent en Turquie, en Perse, à Mexico, à Haïti, elles lèchent calmement les édifices de l’Etat au Portugal, en Espagne, en Russie. Partout l’anarchie, partout les intérêts des peuples et les forces du progrès et du développement se rebellent contre le gâchis de l’ordre bourgeois. Et c’est ainsi que la campagne récente du Capital pour de nouvelles conquêtes n’est que le chemin qui le mène vers sa propre tombe. L’aventure marocaine ne sera finalement, comme chaque épisode de la politique mondiale qu’un pas vers l’accélération de l’effondrement capitaliste.

Dans ce procès, le prolétariat, avec sa conscience de classe, n’est pas appelé à regarder passivement l’écroulement de l’ordre de la société bourgeoise. La maîtrise consciente de la signification cachée de la politique internationale et ses conséquences n’est pas pour la classe des travailleurs une philosophie abstraite, mais bien au contraire, le fondement intellectuel d’une politique dynamique. L’indignation morale n’est certes pas en soi une arme contre l’économie criminelle du capitalisme, mais elle est, comme dit Engels, un véritable symptôme réel reflètent la contradiction entre la société régnante, les sentiments de justice et les intérêts des masses du peuple. La tache et le devoir de la social-démocratie consistent maintenant à exprimer avec autant de clarté que possible cette contradiction. Non seulement l’avant-garde organisée du prolétariat mais les couches les plus larges du peuple travailleur doivent se soulever dans un torrent de protestations contre le nouveau raid de la politique internationale capitaliste. Le seul moyen efficace pour lutter contre le crime de la guerre et de la politique coloniale, c’est la maturité intellectuelle et la volonté résolue de la classe des travailleurs qui, par une rébellion impliquant tous les exploités et les dominés changera la guerre mondiale infâme, conçue dans les intérêts du capital, en une paix mondiale et en une fraternisation socialiste des peuples.

"La classe ouvrière paie cher toute nouvelle prise de conscience de sa vocation historique. Le Golgotha de sa libération est pavé de terribles sacrifices. Les combattants des journées de Juin, les victimes de la Commune, les martyrs de la Révolution russe - quelle ronde sans fin de spectres sanglants ! Mais ces hommes-là sont tombés au champ d’honneur, ils sont, comme Marx l’écrivit à propos des héros de la Commune, « ensevelis à jamais dans le grand coeur de la classe ouvrière ». Maintenant, au contraire, des millions de prolétaires de tous les pays tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves. Il a fallu que cela aussi ne nous soit pas épargné."

Rosa Luxemburg

Lire aussi Rosa Luxemburg sur l’Algérie :

Avec Rosa Luxemburg.
1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg" ? Pourquoi Rosa Luxemburg peut-elle aujourd’hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes ? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l’objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l’ensemble du mouvement ouvrier s’associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s’opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c’est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d’éviter tous les pièges dans lesquels tant d’autres tomberont. C’est en cela qu’elle est et qu’elle reste l’un des principaux penseurs et qu’elle peut aujourd’hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.

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30 juillet 2013
Rosa Luxemburg et l’Algérie. "Après la conquête de l’Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur œuvre de civilisation ..."

comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com

Sue le site Bataille socialiste, on trouve cet extrait de l’Accumulation du Capital de Rosa Luxemburg consacré à l’Algérie et qui complète bien les textes que le blog a déjà publiés, textes de Rosa Luxemburg qui font un lien précis entre colonialisme et processus impérialiste. (06.07.2012)

Rosa Luxemburg. L’essor économique des Etats-Unis (1898) - Inédit en français.

Rosa Luxemburg et le colonialisme, textes et articles.
L’impérialisme français en Algérie (Luxemburg, 1913)

by admin

Extrait de l’Accumulation du capital, par Rosa Luxemburg. C’est probablement cet extrait qui avait été publié dans La Flamme (N°5, novembre 1945), c’est pourquoi nous y avons donné le même titre.

A côté de l’Inde britannique et de son martyre, l’Algérie sous la domination politique française tient une place d’honneur dans les annales de l’économie coloniale capitaliste. Lorsque les Français conquirent l’Algérie, la masse de la population kabyle était dominée par des institutions sociales et économiques très anciennes qui, à travers l’histoire mouvementée du pays, se sont maintenues jusqu’au XIXe siècle et en partie jusqu’à aujourd’hui. Sans doute la propriété privée existait-elle dans les villes parmi les Maures et les Juifs, chez les marchands, les artisans et les usuriers. Sans doute la suzeraineté turque avait-elle confisqué dans la campagne de grandes éten­dues de terre comme domaines d’État. Cependant presque la moitié de la terre cultivée était restée propriété collective des tribus arabes kabyles, qui gardaient des mœurs patriarcales très anciennes. Beaucoup de tribus arabes menaient au XIXe siècle la même vie nomade qu’elles avaient toujours menée, et qui ne semble instable et désordonnée qu’à un regard superficiel, mais qui en réalité est réglée de manière stricte et souvent monotone ; chaque été, avec les femmes et les enfants, emmenant les troupeaux et les tentes, elles émigraient vers la région côtière de Tell, au climat rafraîchi par le vent, et chaque hiver les ramenait à la chaleur protectrice du désert. Chaque tribu et chaque famille avaient leurs itinéraires déterminés, et les stations d’hiver ou d’été où elles plantaient leurs tentes étaient fixes. De même, chez les Arabes agriculteurs, la terre était la plupart du temps propriété collective des tribus. La grande famille kabyle avait également des mœurs patriarcales et vivait selon des règles traditionnelles sous la direction de ses chefs élus.

Dans ce large cercle familial, la direction commune des affaires domestiques était confiée à la femme la plus âgée, qui pouvait également être élue par les autres membres de la famille, ou encore à chacune des femmes successivement. L’organisa­tion de la grande famille kabyle au bord du désert africain ressemblait assez curieuse­ment à la « zadruga » des pays slaves du Sud ; la famille possédait en commun non seulement le soi, mais tous les outils, les armes et l’argent nécessaires à l’activité pro­fes­sionnelle de ses membres et acquis par eux. Chaque homme possédait en propre un seul costume, et chaque femme simplement les vêtements et les bijoux qu’elle avait reçus en cadeau de noces. Mais tous les vêtements plus précieux et les joyaux étaient considérés comme propriété indivise de la famille et ne pouvaient être portés par chacun des membres qu’avec la permission de tous. Si la famille était peu nom­breuse, elle prenait ses repas à une table commune, les femmes faisaient la cuisine à tour de rôle, et les femmes âgées étaient chargées de servir les plats. Si le cercle familial était trop large, le chef de la tribu distribuait une ration mensuelle de vivres non préparés, les répartissant avec une stricte égalité entre les diverses familles, qui se chargeaient de les préparer. Ces communautés étaient réunies par des liens étroits d’égalité, de solidarité et d’assistance mutuelle, et les patriarches avaient coutume en mourant de recommander à leurs fils de demeurer fidèles à la communauté [1].

La domination turque qui s’était établie en Algérie au XVIe siècle avait déjà fait de sérieuses entailles dans cette organisation sociale. Cependant ce sont les Français qui inventèrent la légende selon laquelle les Turcs auraient confisqué toute la terre au bénéfice du fisc. Seuls des Européens pouvaient imaginer une idée aussi absurde, qui est en contradiction avec tous les fondements économiques de l’Islam et des croyants. Au contraire les Turcs respectèrent généralement la propriété collective des villages et des grandes familles. Es reprirent seulement aux familles une grande partie des terres non cultivées pour les transformer en domaines d’État (beyliks) qui, sous la direction d’administrateurs locaux turcs, furent soit gérés directement par l’État avec l’aide d’une main-d’œuvre indigène, soit affermés en échange d’un bail ou de redevances en nature. En outre les Turcs profitèrent de chaque rébellion des tribus soumises et de chaque trouble dans le pays pour agrandir les domaines fiscaux par des confiscations de terrains, y fondant des colonies militaires ou bien vendant aux enchères publiques les biens confisqués, qui tombaient généralement entre les mains d’usuriers turcs ou autres. Pour échapper aux confiscations ou à la pression fiscale. beaucoup de paysans se plaçaient, comme au Moyen Âge en Allemagne, sous la protection de l’Église, qui devint ainsi propriétaire d’immenses domaines. Enfin, la répartition des propriétés en Algérie se présentait, après ces nombreuses vicissitudes, de la manière suivante : les domaines d’État comprenaient 1 500 000 hectares de terrain ; 3 000 000 d’hectares de terres non cultivées appartenaient également à l’État comme « propriété commune de tous les croyants » (bled el Islam) ; 3 000 000 d’hectares étaient la propriété privée des Berbères, depuis l’époque romaine ; en outre, sous la domination turque, 1 500 000 hectares étaient devenus propriété privée. Les tribus arabes gardaient en indivision 5 000 000 d’hectares. Quant au Sahara, il comprenait environ 3 000 000 d’hectares de terres cultivables dans le domaine des oasis, qui appartenaient soit à des domaines gérés collectivement par les grandes familles, soit à des domaines privés. Les 23 000 000 d’hectares restants étaient pratiquement déserts.

Après la conquête de l’Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur œuvre de civilisation. On sait que l’Algérie, qui s’était délivrée au début du XVIIIe siècle du joug turc, était devenue un repaire de pirates infestant la Méditerranée et se livrant au trafic d’esclaves chrétiens. L’Espagne et l’Union Nord-Américaine, qui elles-mêmes à l’époque pouvaient se glorifier de hauts faits dans le domaine du trafic d’esclaves, déclarèrent une guerre sans merci aux infamies des Musulmans. La Révolution française prêcha également une croisade contre l’anarchie algérienne. La France avait donc entrepris la conquête de l’Algérie en proclamant les mots d’ordre de la lutte contre l’esclavage et de l’instauration de la civilisation. La pratique allait bientôt montrer ce qui se cachait derrière ces phrases. On sait qu’au cours des qua­rante années écoulées depuis la conquête de l’Algérie, aucun État européen n’a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution de Février qui fut suivie de la seconde République, du second Empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successive­ment le pouvoir politique. Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain elle découvrait le centre d’intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIXe siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété.

Le 30 juin 1873, le député Humbert, rapporteur de la Commission pour le règle­ment de la situation agricole en Algérie, déclara à une séance de la Chambre : « Le projet de loi que nous proposons à votre étude n’est rien d’autre que le couronnement de l’édifice dont le fondement a été posé par une série d’ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, qui tous ensemble et chacun en particulier poursuivent le même but : l’établissement de la propriété privée chez les Arabes. »

La destruction et le partage systématiques et conscients de la propriété collective, voilà le but et le pôle d’orientation de la politique coloniale française pendant un demi-siècle, quels que fussent les orages qui secouèrent la vie politique intérieure. On servait en ceci un double intérêt clairement reconnu.

Il fallait détruire la propriété collective surtout pour abattre la puissance des familles arabes comme organisations sociales, et briser ainsi la résistance opiniâtre contre la domination française ; cette résistance se manifestait, malgré la supériorité de la puissance militaire française, par de constantes insurrections de tribus, ce qui entraînait un état de guerre permanent dans la colonie [2].

En outre la ruine de la propriété collective était la condition préalable à la domi­nation économique du pays conquis ; il fallait en effet arracher aux Arabes les terres qu’ils possédaient depuis un millénaire pour les confier aux mains des capitalistes français. A cet effet on jouait de cette même fiction, que nous connaissons déjà, selon laquelle toute la terre appartiendrait, conformément à la loi musulmane, aux déten­teurs du pouvoir politique. Comme les Anglais en Inde, les gouverneurs de Louis-Philippe en Algérie déclaraient « impossible » l’existence de la propriété collective des grandes familles. Sur la base de cette fiction, la plupart des terres cultivées, notam­­ment les terrains communaux, les forêts et les prairies furent déclarées pro­priété de l’État et utilisées à des buts de colonisation. On construisit tout un système de cantonnements par lequel les colons français s’installèrent au milieu des territoires indigènes, tandis que les tribus elles-mêmes se trouvèrent parquées dans un territoire réduit au minimum. Les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, « légalisè­rent » ces vols de terrains appartenant aux tribus arabes. Mais ce système de canton­ne­ments ne favorisa aucunement la colonisation. Il donna simplement libre cours à la spéculation et à l’usure. La plupart du temps, les Arabes s’arrangèrent pour racheter les terrains qui leur avaient été volés, ce qui les obligea naturellement à s’endetter. La pression fiscale française accentua cette tendance. En particulier la loi du 16 juin 1851, qui proclamait les forêts domaines d’État, vola ainsi 2 400 000 hectares de pâturages et de taillis privant les tribus éleveuses de bétail de leurs moyens d’exis­tence. Cette avalanche de lois, d’ordonnances et de décrets donna lieu à une confusion indescriptible dans les réglementations de la propriété. Pour exploiter la fièvre de spéculation foncière et dans l’espoir de récupérer bientôt leurs terres, beaucoup d’indigènes vendirent leurs domaines à des Français, mais ils vendaient souvent le même terrain à deux ou trois acheteurs à la fois ; parfois il s’agissait d’un domaine qui ne leur appartenait pas en propre, mais était la propriété commune et inaliénable de leur tribu. Ainsi une société de spéculation de Rouen crut avoir acheté 20 000 hectares de terre, tandis qu’en réalité elle n’avait un titre – contestable – de propriété que pour un lot de 1 370 hectares. Une autre fois, un terrain de 1 230 hectares se réduisit après la vente et le partage à 2 hectares. Il s’ensuivit une série infinie de procès, où les tribunaux faisaient droit par principe à toutes les récla­mations des acheteurs et respectaient tous les partages. L’insécurité de la situation, la spéculation, l’usure et l’anarchie se répandaient universellement. Mais le plan du gouvernement français, qui voulait s’assurer le soutien puissant d’une masse de colons français au milieu de la population arabe, échoua misérablement. C’est pourquoi la politique française sous le Second Empire changea de tactique : le gouvernement, après avoir pendant trente ans nié la propriété collective des tribus, fut obligé, sous la pression des faits, d’en reconnaître officiellement l’existence, mais d’un même trait de plume il proclamait la nécessité de la partager de force. Le senatus-consulte du 22 avril 1863 a cette double signification : « Le gouver­nement, déclarait le général Allard au Sénat, ne perd pas de vue que le but commun de la politique est d’affaiblir l’influence des chefs de tribus et dissoudre ces tribus. De cette manière les derniers restes de féoda­lisme (!) seront supprimés, les adversaires du projet gouvernemental sont les défenseurs de ce féodalisme… L’établissement de la propriété privée, l’installations de colons français au milieu des tribus arabes… seront les moyens les plus sûrs pour accélérer le processus de dissolution des tribus [3]. »

Pour procéder au partage des terres, la loi de 1863 instaura des commissions particulières composées de la manière suivante : un général de brigade ou un capi­taine comme président, puis un sous-préfet, un employé des autorités militaires arabes et un fonctionnaire de l’Administration des Domaines. Ces experts tout dési­gnés des questions économiques et sociales africaines avaient une triple tâche : il fallait d’abord délimiter les frontières des territoires des tribus, puis répartir le domaine de chaque tribu entre les branches diverses des grandes familles, enfin diviser ces terrains familiaux eux-mêmes en petites parcelles individuelles. Cette expédition des généraux de brigade fut ponctuellement exécutée à l’intérieur de l’Algérie. Les commissions se rendirent sur place. Elles jouaient à la fois le rôle d’arpenteurs, de distributeurs de parcelles, et en outre, de juges dans tous les litiges qui s’élevaient à propos des terres. C’était au gouverneur général de l’Algérie de confirmer en dernière instance les plans de répartition. Dix ans de travaux difficiles des commissions aboutirent au résultat suivant : de 1863 à 1873, sur 700 propriétés des tribus arabes, 400 furent réparties entre les grandes familles. Ici déjà se trouvait en germe l’inégalité future entre la grande propriété foncière et le petit lotissement, car selon la grandeur des terrains et le nombre des membres de la tribu, chaque membre se vit attribuer tantôt des parcelles de 1 à 4 hectares, tantôt des terrains de 100 et parfois même de 180 hectares. Le partage des terres n’alla cependant pas plus loin. Malgré les généraux de brigade, les mœurs des Arabes offraient des résistances insurmontables au partage ultérieur des terres familiales. Le but de la politique française : l’établissement de la propriété privée et la transmission de cette propriété aux Français, avait donc encore une fois échoué dans l’ensemble.

Seule la Troisième République, régime officiel de la bourgeoisie, a trouvé le courage et le cynisme d’aller droit au but et d’attaquer le problème de front, sans s’embarrasser de démarches préliminaires. En 1873, l’Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l’introduction de la propriété privée par la force. Le prétexte de cette loi était la situation désespérée qui régnait dans la colonie. Il avait fallu autrefois la grande famine indienne de 1866 pour éclairer l’opinion publique en Angleterre sur les beaux résultats de la politique coloniale anglaise et provoquer l’institution d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur la situation désastreuse de l’Inde. De même, à la fin des années 1860, l’Europe fut alarmée par les cris de détresse de l’Algérie, où quarante ans de domination française se traduisaient par la famine collective et par un taux de mortalité extraordinairement élevé parmi les Arabes. On réunit une commission chargée d’étudier les causes et l’effet des lois nouvelles sur la population arabe ; l’enquête aboutit à la conclusion unanime que la seule mesure susceptible de sauver les Arabes était l’instauration de la propriété privée. En effet, la propriété privée seule permettrait à chaque Arabe de vendre et d’hypothéquer son terrain et le sauverait ainsi de la ruine. On déclara ainsi que le seul moyen de soulager la misère des Arabes qui s’étaient endettés parce que les Français leur avaient volé leurs terres et les avaient soumis à un lourd système d’impôts, était de les livrer aux mains des usuriers. Cette farce fut exposée à la Chambre avec le plus grand sérieux et les dignes membres de l’Assemblée l’accueillirent avec non moins de gravité. Les vainqueurs de la Commune de Paris triomphaient sans pudeur.

La Chambre invoquait surtout deux arguments pour appuyer la nouvelle loi. Les avocats du projet de loi gouvernementale répétaient sans relâche que les Arabes eux-mêmes souhaitaient ardemment l’introduction de la propriété privée. En effet ils la souhaitaient, surtout les spéculateurs de terrains et les usuriers algériens, qui avaient le plus grand intérêt à « libérer » leurs victimes des liens protecteurs des tribus et de leur solidarité. Tant que le droit musulman était en vigueur en Algérie, les propriétés des tribus et des familles restaient inaliénables, ce qui opposait des difficultés insurmontables à l’hypothèque des terres. Il fallait à présent abolir complètement l’obstacle pour laisser libre champ à l’usure. Le deuxième argument était d’ordre « scientifique ». Il faisait partie du même arsenal intellectuel où puisait l’honorable James Mill lorsqu’il étalait les preuves de sa méconnaissance du système de propriété indien : l’économie politique classique anglaise. Les disciples de Smith et de Ricardo proclamaient avec emphase que la propriété privée est la condition nécessaire de toute culture du sol intensive en Algérie, qui seule parviendrait à supprimer la famine ; il est évident en effet que personne ne veut investir ses capitaux ou faire une dépense intensive de travail dans une terre qui ne lui appartient pas et dont il ne peut goûter seul les produits. Mais les faits parlaient un autre langage. Ils démontraient que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée, instaurée par eux en Algérie, à de tout autres fins qu’à une culture plus intensive et à une meilleure exploi­tation du sol. En 1873, sur les 400 000 hectares de terres appartenant aux Français, 120 000 hectares étaient aux mains de compagnies capitalistes, la Compagnie Algérienne et la Compagnie de Sétif ; celles-ci, loin de cultiver elles-mêmes les terres, les affermaient aux indigènes, qui les cultivaient selon les méthodes tradi­tionnelles. Un quart des propriétaires français restants se désintéressaient égale­ment de l’agriculture. Il était impossible de susciter artificiellement des investisse­ments de capitaux et des méthodes intensives de culture, comme il est impossible de créer des conditions capitalistes à partir de rien. C’étaient là des rêves nés de l’imagination avide des spéculateurs français et de la confusion doctrinale de leurs idéologues, les économistes classiques. Abstraction faite des prétextes et des ornements par lesquels on voulait justifier la loi de 1873, il s’agissait simplement du désir non dissimulé de dépouiller les Arabes de leur terre, qui était la base de leur existence. Malgré toute la pauvreté de l’argumentation et l’hypocrisie manifeste de sa justification, la loi qui devait ruiner la population algérienne et anéantir sa prospérité matérielle fut votée à la quasi-unanimité le 26 juillet 1873.

Cependant cette politique de brigandage devait échouer avant longtemps. La Troisiè­me République ne sut pas mener à bien la difficile politique qui consistait à substituer d’un coup aux liens familiaux communistes ancestraux la propriété bourgeoise privée. Le Second Empire y avait également échoué. En 1890, la loi de 1873, complétée par celle du 28 avril 1887, ayant été appliquée pendant dix-sept ans, on avait le résultat suivant : on avait dépensé 14 millions de francs pour aménager 1 600 000 hectares de terres. On calculait que cette méthode aurait dû être poursuivie jusqu’en 1950 et qu’elle aurait coûté 60 millions de francs supplémentaires. Cependant, le but, qui était de supprimer le communisme tribal, n’aurait pas encore été atteint. Le seul résultat que l’on atteignit incontestablement fut la spéculation foncière effrénée, l’usure florissante et la ruine des indigènes.

Puisqu’on avait échoué à l’établissement par la force de la propriété privée, on tenta une nouvelle expérience. Bien que dès 1890, les lois de 1873 et de 1887 aient été étudiées et condamnées par une commission instituée par le gouvernement général d’Algérie, sept ans s’écoulèrent avant que les législateurs des bords de la Seine eussent le courage d’entreprendre une réforme dans l’intérêt du pays ruiné. La nouvelle politique abandonnait le principe de l’instauration forcée de la propriété privée à l’aide de méthodes administratives. La loi du 27 février 1897 ainsi que l’instruction du gouvernement général d’Algérie du 7 mars 1898 prévoient que l’instauration de la propriété privée se fera surtout à la demande des propriétaires ou des acquéreurs [4].

Cependant certaines clauses permettaient à un seul propriétaire l’accession à la propriété privée sans qu’il ait besoin du consentement des copropriétaires du sol ; en outre, à tous moments, la pression de l’usurier pouvait s’exercer sur les propriétaires endettés pour les pousser à l’accession « volontaire » à la propriété ; ainsi la nouvelle loi offrait des armes aux capitalistes français et indigènes pour poursuivre la désintégration et le pillage des territoires des tribus et des grandes familles.

La mutilation de l’Algérie dure depuis quatre-vingts ans ; les Arabes y opposent aujourd’hui d’autant moins de résistance qu’ils sont, depuis la soumission de la Tunisie en 1881 et plus récemment du Maroc, de plus en plus encerclés par le capital français et lui sont livrés pieds et poings liés. La dernière conséquence de la politique française en Algérie est l’émigration massive des Arabes en Turquie d’Asie [5].

Notes :

[1] « Presque toujours le père de famille en mourant recommande à ses descendants de vivre dans l’indivision, suivant l’exemple de leurs aïeux : c’est là sa dernière exhortation et son vœu le plus cher. » (A. Hanotaux et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 1873, tome 2, Droit civil, pp. 468-473.) Les auteurs ont le front de faire précéder cette description du commentaire suivant : « Dans la ruche laborieuse de la famille associée tous sont réunis dans un but commun, tous travaillent dans un intérêt général mais nul n’abdique sa liberté et ne renonce à ses droits héréditaires. Cher aucune nation on ne trouve de combinaison qui soit plus près de l’égalité et plus loin du communisme ! »

[2] « Nous devons nous hâter – déclara le député Didier, rapporteur de la Commission à une séance de la Chambre en 1851 – de dissoudre les associations familiales, car elles sont le levier de toute opposition contre noire domination. »

[3] Cité par Kowalesky, op. cit., p. 217. Comme on le sait, il est d’usage en France, depuis la Révolution de stigmatiser toute opposition au gouvernement comme une apologie ouverte ou indirecte du « féodalisme ».

[4] Cf. G. K. Anton, Neuere Agrarpolitik in Algerien und Tunesien, Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1900, p. 1341 et suiv.

[5] Dans son discours du 20 juillet 1912 devant la Chambre des Députés, le rapporteur de la commission pour la réforme de l’indigénat (c’est-à-dire de la justice administrative) en Algérie, Albin Rozet, lit état de l’émigration de milliers d’Algériens dans le district de Sétif. Il rapporta que l’année précédente, en un mois, 1 200 indigènes avaient émigré de Tlemcen. Le but de l’émigration est la Syrie. Un émigrant écrivait de sa nouvelle patrie : « Je me suis établi maintenant à Damas et je suis parfaitement heureux. Nous sommes ici, en Syrie, de nombreux Algériens, émigrants comme moi ; le gouvernement nous donne une terre ainsi que les moyens de la cultiver. » Le gouvernement d’Algérie lutte contre l’émigration de la manière suivante : il refuse les passeports (voir le Journal Officiel du 21 mai 1912, p. 1594 et suiv.).

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