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Les armées coloniales ont été souvent battues et, pourtant, la bourgeoisie occidentale l’a emporté transformant les peuples en esclaves coloniaux…

lundi 6 avril 2015, par Robert Paris

« Si tout le monde en France a entendu parler de Diên Biên Phu, qui se souvient qu’au fort de Vertières, le 18 novembre 1803, les armées rebelles de Jean Jacques Dessalines ont infligé à celles du premier consul Bonaparte sa première défaite terrestre ? Et que cette défaite du corps expéditionnaire français ouvrait la voie à l’indépendance d’Haïti ? Ce trou de mémoire illustre à quel point il est difficile au colonisateur de reconnaître, sur le champ de bataille comme ailleurs, la supériorité même momentanée de gens auxquels il est censé apporter la civilisation, et dont il niera ordinairement la vertu de bravoure, le sens de la discipline ou l’intelligence stratégique. La défaite des puissances impériales renverse l’ordre colonial des choses, établi sur un préjugé de race qui a servi à légitimer la conquête d’un territoire et la soumission d’un peuple. Et c’est pour cette raison que lorsqu’il n’est pas possible de la cacher, il faut lui trouver une explication « acceptable », soit en pointant les erreurs tactiques d’officiers incompétents, soit en soulignant l’intervention d’un renfort venu inopinément bousculer les règles du jeu (la puissance impérialiste rivale qui arme et renseigne les rebelles, l’affaiblissement des troupes coloniales par les maladies tropicales, etc). Bref, dans la plupart des cas, quand même la défaite du colonisateur serait finalement admise, le colonisé se verra, lui, privé de sa victoire ! Il convient d’étudier de manière comparative les défaites subies par les puissances coloniales (Tucapel, Vertières, Gandamak, Little Bighorn, Isandlwana, Adoua, Diên Biên Phu, etc.), mais aussi les périodes durant lesquelles elles ont été confrontées à une résistance telle que le projet impérial eût pu en être ralenti, ébranlé, menacé (comme ce fut par exemple le cas pour les Britanniques en Inde, au moment de la révolte dite « des Cipayes » en 1857-1858). Elle n’inclut donc pas toutes les révoltes ou les résistances auxquelles le colonisateur a dû faire face, mais seulement celles qui ont, un temps, vraiment compromis ou mis en danger son projet. »

Élodie Faath, « Les empires ébranlés. Défaites militaires et mises en échec du colonialisme, XVIe-XXe siècle »

La grande défaite coloniale de Adoua

Les armées coloniales ont été souvent battues et, pourtant, la bourgeoisie occidentale l’a emporté transformant les peuples en esclaves coloniaux…

Les armées coloniales ont été maintes fois battues et, pourtant, la bourgeoisie occidentale l’a emporté transformant les peuples en esclaves coloniaux. Ce n’est bien sûr pas à cause de la prétendue « supériorité de l’homme blanc » proclamée à l’époque par Jules Ferry, Ernest Renan ou la société d’anthropologie de Paris [1]. Au contraire, dans les affrontements armés, cette supériorité est très loin d’apparaître. Par contre, sur le plan économique, social, politique et même organisationnel, c’est la supériorité de la société et de l’Etat bourgeois sur le clanisme, le tribalisme, l’ethnisme et le féodalisme qui a été déterminante.

Ce n’est pas par la confrontation directe entre armées coloniales et armées des peuples que l’on cherchait à coloniser qui a mené à la victoire des colonisateurs occidentaux. La faiblesse des peuples est provenu du fait qu’elles n’avaient pas de cohésion durable, étant fondée sur des alliances d’ethnies, de tribus ou même de cités-Etat et ne connaissaient pas l’Etat centralisé de la bourgeoisie mais au maximum la faible centralisation du féodalisme.

Une bonne partie des armées des peuples se sont retrouvées en partie alliées aux armées occidentales, incapables de comprendre qu’elles signaient ainsi leur perte.

En 1836 à Constantine le maréchal Clauzel, dépourvu de munitions doit faire retraite tandis que les Russes, aux confins du Daghestan est de la Tchétchénie subissent un échec cinglant en 1842 et en 1845. Lors de la guerre du Turkménistan, en 1879, le général Lomakine ne parvient pas à venir à bout de la forteresse de Dengil Tépé. Il perd 20 % de son effectif devant des troupes qui résistent farouchement, attitude a laquelle les Russes n’étaient pas habitués.

L’épisode le plus connu est celui de la retraite de Kaboul en 1842 qui a valu à l’Afghanistan le nom de cimetière des empires.

Cet épisode mérite d’être raconté plus en détail : dans le cadre de la compétition en Asie centrale entre l’expansion russe et l’avancée britannique à partir des Indes, Kaboul avait été occupé en août 1839 par l’armée anglaise. Les Britanniques s’étaient installés dans une garnison située au pied des hauteurs qui dominent la ville, avec femmes et enfants, comme s’il s’agissait de s’installer à proximité d’une ville en Inde. La révolte éclate en 1841, le camp britannique est encerclé, et un protocole d’évacuation est signé le 1er janvier 1842. Lors de la retraite, les Britanniques sont attaqués en permanence dans les défilés enneigés. Il n’y aura qu’un seul survivant à atteindre le poste de Jalalabad, à 150 km de Kaboul.

Les défaites des coloniaux ne sont pas simplement liées à des embuscades. Les armées coloniales ont pu dans certains cas être vaincues en rase campagne, sur un champ de bataille où elle disposait pourtant de l’arme de supériorité constituée par l’artillerie.

En 1883, les troupes Égypto-Soudanaises commandées par un ancien de l’armée des Indes, le général Hicks, se retrouve piégé après une marche forcée dans le désert d’un mois et le 5 novembre la formation en carré devant laquelle devait se briser les assauts des troupes du Mahdi , est anéantie. La tête de Hicks est envoyée au Mahdi en souvenir.

On peut parle également des guerres indiennes et tout particulièrement de la défaite de Little Big Horn, le 25 mai 1876. Dans ce cas précis c’est le mépris de l’adversaire, la volonté de remporter un haut fait d’armes qui ont conduit la colonne Custer au désastre. Le chef Michikinikwa (Little Turtle), chef des tribus Miamis, inflige en 1790 une défaite aux troupes américaines sur la rivière Miami. Le 4 novembre 1791, à la bataille de la Wabash, les Indiens de Little Turtle surprennent et vainquent le major Arthur Saint-Clair, qui perd 610 hommes sur un total de 1 300 ; les Indiens ont 61 morts et blessés. C’est la pire défaite américaine dans les guerres indiennes. Le 13 mai 1813, Tecumseh vainc les Américains à la bataille de la Maumee River (près de Toledo).

Les épisodes de ce type sont nombreux, pendant les guerres indiennes, mais aussi en Afrique du Nord, lors de la conquête de l’Algérie et du Maroc. Le 13 novembre 1914, alors que la guerre fait rage sur le territoire national, le colonel Laverdure est battu par les berbères lors des combats lors des combats d’El Herri. Encore une fois, ce sont des initiatives hasardeuses qui expliquent des défaites aussi cinglantes.

La défaite lors de la bataille d’Isandlwana, en 1879, lors de la guerre contre les Anglais et les Zoulous, est davantage liée à une sous-estimation des effectifs engagés et une absence de munitions qu’à de véritables erreurs tactiques.Par contre c’est le cas à Adua, en 1896, lorsque les italiens subissent la plus grave des défaites d’une armée coloniale. L’erreur semble avoir été davantage celle du président du conseil Crispi, qui ne semble pas avoir fourni les moyens nécessaires au corps expéditionnaire, même si les erreurs du général Baratieri semblent sur le terrain extrêmement important. Le résultat est sans appel : la moitié des 10 000 soldats engagés et tuée.

A Isandhlwana, 1300 soldats anglais ont été tués par les guerriers zoulous sur un total de 1700.

A Adoua, les soldats éthiopiens de Ménélik ont battu l’armée coloniale italienne malgré un rapport d’effectifs de un à dix.

A Gate Pa, 250 guerriers maoris ont repoussé 600 soldats britanniques.

A Anoual, les 5000 soldats rifains d’Abd-el-Krim ont mis en déroute 20.000 soldats espagnols et en ont tué 10.000 !

Bien sûr, les livres d’Histoire occidentaux se gardent bien de retracer la série de graves défaites militaires qu’ont subi les armées occidentales :

 Pollilur (Inde, septembre 1780),

 Seringapatam (Inde, mai 1799),

 Vertières (Haïti, novembre 1803),

 San Marcos (Venezuela, décembre 1813),

 Macta (Algérie, juin 1835),

 Wahoo Swamp (Floride en Amérique du Nord, novembre 1836),

 Constantine (Algérie, novembre 1836),

 Kaboul (Afghanistan, janvier 1841),

 Gandamak (Afghanistan, janvier 1842),

 Sidi Brahim (Algérie, septembre 1845),

 Ferozeshah (Empire sikh, décembre 1845),

 Dargo (Tchétchénie, mai 1845),

 Judgespore (Cipayes en Inde, mai 1858),

 Puebla (Mexique, mai 1862),

 New Ulm (Minnesota en Amérique du Nord, août 1862),

 Camerone (Mexique, avril 1863),

 Oaxaca (Mexique, février 1865),

 Gate Pa (Nouvelle-Zélande, avril 1864),

 Fort Phil (Wyoming en Amérique du Nord, décembre 1866),

 Mekhé (Sénégal, juillet 1869),

 Little Big Horn (Montana en Amérique du Nord, juin 1876),

 Isandhlwana (Afrique du sud, janvier 1879)

 Nueva Imperial (Chili, novembre 1881),

 Woyowoyanko (Mali, avril 1882),

 Keniera (Guinée, février 1882),

 Khartoum (Soudan, janvier 1885)

 Lang Son (Tonkin, Indochine, mars 1885),

 Lugalo (Afrique orientale allemande, actuelle Tanzanie, août 1891),

 Adoua (Ethiopie, mars 1896),

 Atchoupa (Dahomey, avril 1890),

 Buea (Cameroun, novembre 1891),

 Okhandia (Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, janvier 1904),

 Barranco del Lobo (Maroc, juillet 1909),

 Bir Taouil (Tchad, janvier 1910),

 Elhri (Maroc, novembre 1914),

 Crossbarry (Irlande, mars 1921),

 Anoual (Maroc, juillet 1921),

 Raheibal (Libye, mars 1927),

[1] Rappelons l’idéologie de l’affirmation de la supériorité de l’homme blanc occidental qui n’était jamais contestée dans les années 1800-1900 :

Renan dans "La Réforme intellectuelle et morale" [1871] :

« La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez bon pour lui et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »

Jules Ferry déclarait le 28 juillet 1887 à la Chambre des Députés :

« Nous avons beaucoup de droits sur la surface du globe… Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. (…) Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. (…) De nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grande honnêteté de ce devoir supérieur de civilisation »

Grand dictionnaire universel Larousse (1872) :

« C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche ».

Le théologien Teilhard de Chardin (1889) dans « La Guinée supérieure et ses missions » :

« Les nègres aujourd’hui vivent sous l’influence corruptrice de tant de générations impures qu’il serait étonnant de les trouver aptes à une haute civilisation morale immédiate. On ne transforme pas en un jour des organismes façonnés depuis des siècles à l’immoralité. […] Quand certains négrophiles ont soutenu que le noir tel qu’il est, est l’égal du blanc, ils ont parlé contre toute évidence ».

Charles Richet, professeur à la faculté de médecine de Paris, prix Nobel 1913, dans « L’homme stupide » :

« Voici à peu près trente mille ans qu’il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils n’ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes. […] Ils continuent, même au milieu des Blancs, à vivre une existence végétative, sans rien produire que de l’acide carbonique et de l’urée ».

Leroy-Beaulieu écrivait dans « De la colonisation chez les peuples modernes » :

« La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation à travers les espaces. »

Lire la suite de « De la colonisation chez les peuples modernes » de Leroy-Beaulieu


Quelques récits des grandes défaites coloniales :

Défaite coloniale d’Isandhlwana

Défaite coloniale d’Adaoua

Défaite coloniale de Pollilur

Défaite coloniale de Seringapatam

Défaite coloniale de Puebla

Défaite coloniale de Camerone

Défaite coloniale de Vertières

Défaite coloniale de Gandamak

Défaite coloniale de Little Big Horn

Défaite coloniale de Sidi Brahim

Défaite coloniale de Dargo

Défaite coloniale de Lang Son

Défaite coloniale de Woyowoyanko

Défaite coloniale de Khartoum

Défaite coloniale de Lugalo

Défaite coloniale de Crossbarry

Défaite coloniale de Anoual

Défaite coloniale d’Elhri

Défaite coloniale de Kaboul

Défaite coloniale de Barranco del Lobo

Défaite coloniale de Bir Taouil

Précisons que la liste comprend quelques défaites fameuses mais qu’elle est très loin d’être exhaustive.

Ces noms des cuisantes défaites militaires occidentales, avec parfois des milliers de soldats morts, sont généralement restés inconnus.

Malgré ce silence des historiens, il est certain que, aux quatre coins de la planète, les armées coloniales ont subi des échecs cuisants, perdant des milliers de leurs soldats et les peuples se sont partout battus, montrant des capacités militaires souvent supérieures à celles des armées coloniales qui n’ont pu l’emporter qu’en divisant leurs adversaires et en s’alliant avec des armées des peuples coloniaux.

Bataille de la RC4 (Indochine, octobre 1950), Dien Bien Phu (Indochine, mai 1954), offensive du Têt (Indochine, 1968), Chinnampo (Corée, décembre 1950) sont loin d’être des exceptions dans les luttes de décolonisation. Là encore, on a vu défaite sur défaite des armées coloniales et impérialistes occidentales.

Ce n’est pas la lutte armée des dirigeants nationalistes qui leur a permis de vaincre le colonialisme. La bourgeoisie coloniale et impérialiste n’a finalement cédé devant les bourgeoisies et castes dirigeantes des pays colonisés que du fait d’un risque beaucoup plus grave que les indépendances : l’union de la révolution du prolétariat communiste et de la révolte des peuples colonisés. Ce n’est pas la lutte militaire des nationalistes bourgeois et petits-bourgeois qui l’a emporté mais la crainte de la révolution prolétarienne... Bien des auteurs attribuent aux nationalistes la victoire contre le colonisateur mais ils font erreur. C’est la société bourgeoise, supérieure aux antiques sociétés, qui l’avait emporté lors de la colonisation et c’est la société socialiste menaçante, du fait de la montée prolétarienne, qui lui a fait céder l’indépendance. Une indépendance dont les bourgeoisies et petites bourgeoisies nationales étaient bien incapables de profiter pour combattre l’impérialisme.

Le colonialisme anglais face à la montée révolutionnaire en Asie après la deuxième guerre mondiale

Le colonialisme français face à la révolution en Afrique après la deuxième guerre mondiale

Marxisme et colonialisme

Karl Marx soulignait l’importance, pour le grand capital, de la colonisation et montrait que le colonialisme de la grande bourgeoisie industrielle n’est plus le même que l’appétit de conquête des empires esclavagistes antiques.

Il démontrait que la supériorité des sociétés bourgeoises occidentales n’avait rien de culturel, d’humain, ni d’intellectuel mais était économique et sociale.

Il montrait que le développement du capitalisme imposait la domination capitaliste sur le monde, sans pour autant offrir aux peuples colonisés d’entrer dans une société du même type que celle des pays colonisateurs.

Comme l’expose Marx dans le Manifeste communiste, c’est la supériorité sociale historique qui permet la domination du monde bourgeois occidental sur le reste de la planète :

« La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution… Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations… Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations…Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises… « 

Marx et le colonialisme anglais en Inde

Marx et la colonisation de l’Irlande

Les marxistes et le colonialisme

La colonisation et l’accumulation primitive du capital

Karl Marx

La théorie moderne de la colonisation

L’économie politique cherche, en principe, à entretenir une confusion des plus commodes entre deux genres de propriété privée bien distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel, et la propriété privée fondée sur le travail d’autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non seulement forme l’antithèse de celle-là, mais qu’elle ne croît que sur sa tombe. Dans l’Europe occidentale, mère-patrie de l’économie politique, l’accumulation primitive, c’est-à-dire l’expropriation des travailleurs, est en partie consommée, soit que le régime capitaliste se soit directement inféodé toute la production nationale, soit que - là où les conditions économiques sont moins avancées - il dirige au moins indirectement les couches sociales qui persistent à côté de lui et déclinent peu à peu avec le mode de production suranné qu’elles comportent. A la société capitaliste déjà faite, l’économiste applique les notions de droit et de propriété léguées par une société précapitaliste, avec d’autant plus de zèle et d’onction que les faits protestent plus haut contre son idéologie. Dans les colonies, il en est tout autrement [1].

Là le mode de production et d’appropriation capitaliste se heurte partout contre la propriété, corollaire du travail personnel, contre le producteur qui, disposant des conditions extérieures du travail, s’enrichit lui-même au lieu d’enrichir le capitaliste. L’antithèse de ces deux modes d’appropriation diamétralement opposés s’affirme ici d’une façon concrète, par la lutte. Si le capitaliste se sent appuyé par la puissance de la mère-Patrie, il cherche à écarter violemment de son chemin la pierre d’achoppement. Le même intérêt qui pousse le sycophante du capital, l’économiste, à soutenir chez lui l’identité théorique de la propriété capitaliste et de son contraire, le détermine aux colonies à entrer dans la voie des aveux, à proclamer bien haut l’incompatibilité de ces deux ordres sociaux. Il se met donc à démontrer qu’il faut ou renoncer au développement des puissances collectives du travail, à la coopération, à la division manufacturière, à l’emploi en grand des machines, etc., ou trouver des expédients pour exproprier les travailleurs et transformer leurs moyens de production en capital. Dans l’intérêt de ce qu’il lui plait d’appeler la richesse de la nation, il cherche des artifices pour assurer la pauvreté du peuple. Dès lors, sa cuirasse de sophismes apologétiques se détache fragment par fragment, comme un bois pourri.

Si Wakefield n’a rien dit de neuf sur les colonies [2], on ne saurait lui disputer le mérite d’y avoir découvert la vérité sur les rapports capitalistes en Europe. De même qu’à ses origines le système protecteur [3] tendait à fabriquer des fabricants dans la mère patrie, de même la théorie de la colonisation de Wakefield, que, pendant des années, l’Angleterre s’est efforcée de mettre légalement en pratique, avait pour objectif la fabrication de salariés dans les colonies. C’est ce qu’il nomme la colonisation systématique.

Tout d’abord Wakefield découvrit dans les colonies que la possession d’argent, de subsistances, de machines et d’autres moyens de production ne fait point d’un homme un capitaliste, à moins d’un certain complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi qu’au lieu d’être une chose, le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses [4]. M. Peel, nous raconte-t-il d’un ton lamentable, emporta avec lui d’Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande, des vivres et des moyens de production d’une valeur de cinquante mille l. st. M. Peel eut en outre la prévoyance d’emmener trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, « M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit on lui puiser de l’eau à la rivière [5]. » Infortuné M. Peel qui avait tout prévu ! Il n’avait oublié que d’exporter au Swan River les rapports de production anglais.
Pour l’intelligence des découvertes ultérieures de Wakefield, deux .remarques préliminaires sont nécessaires. On le sait : des moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat, au travailleur même, ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu’en servant de moyens d’exploiter et de dominer le travail. Or, cette propriété, leur âme capitaliste, pour ainsi dire, se confond si bien dans l’esprit de l’économiste avec leur substance matérielle qu’il les baptise capital en toutes circonstances, lors même qu’ils sont précisément le contraire. C’est ainsi que procède Wakefield. De plus, le morcellement des moyens de production constitués en propriété privée d’un grand nombre de producteurs, indépendants les uns des autres et travaillant tous à leur compte, il l’appelle égale division du capital. Il en est de l’économiste politique comme du légiste du moyen âge qui affublait d’étiquettes féodales même des rapports purement pécuniaires.
Supposez, dit Wakefield, le capital divisé en portions égales entre tous le, membres de la société, et que personne n’eût intérêt à accumuler plus de capital qu’il n’en pourrait employer de ses propres mains. C’est ce qui, jusqu’à un certain degré, arrive actuellement dans les nouvelles colonies américaines, où la passion pour la propriété foncière empêche l’existence d’une classe de salariés [6].

Donc, quand le travailleur peut accumuler pour lui-même, et il le peut tant qu’il reste propriétaire de ses moyens de production, l’accumulation et la production capitalistes sont impossibles. La classe salariée, dont elles ne sauraient se passer, leur fait défaut. Mais alors comment donc, dans la pensée de Wakefield, le travailleur a-t-il été exproprié de ses moyens de travail dans l’ancien monde, de telle sorte que capitalisme et salariat aient pu s’y établir ? Grâce à un contrat social d’une espèce tout à fait originale. L’humanité « adopta une méthode bien simple pour activer l’accumulation du capital », laquelle accumulation hantait naturellement l’imagination de la dite humanité depuis Adam et Ève comme but unique et suprême de son existence ; « elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de travail... Cette division fut le résultat d’une entente et d’une combinaison faites de bon gré et d’un commun accord [7]. » En un mot, la masse de l’humanité s’est expropriée elle-même. en l’honneur de l’accumulation du capital ! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct d’abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les colonies, le seul lieu où ne rencontrent des hommes et des circonstances qui permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans, celui de la réalité ! Mais alors pourquoi, en somme, une colonisation systématique par opposition à la colonisation naturelle ? Hélas ! c’est que « dans les États du nord de l’Union américaine, il est douteux qu’un dixième de la population appartienne à la catégorie des salariés... En Angleterre ces derniers composent presque toute la masse du peuple [8]. »

En fait, le penchant de l’humanité laborieuse à s’exproprier à la plus grande gloire du capital est si imaginaire que, d’après Wakefield lui-même, la richesse coloniale n’a qu’un seul fondement naturel : l’esclavage. La colonisation systématique est un simple pis aller, attendu que c’est à des hommes libres et non à des esclaves qu’on a affaire. « Sans l’esclavage, le capital aurait été perdu dans les établissements espagnols, ou du moins se serait divisé en fractions minimes telles qu’un individu peut en employer dans sa petite sphère. Et c’est ce qui a eu lieu réellement dans les dernières colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences, bétail et instruments s’est perdu faute de salariés, et où chaque colon possède plus de capital qu’il n’en peut manier personnellement [9]. »

La première condition de la production capitaliste, c’est que la propriété du sol soit déjà arrachée d’entre les mains de la masse. L’essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s’en approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans empêcher par là les colons arrivant après lui d’en faire autant [10]. C’est là le secret de la prospérité des colonies, mais aussi celui de leur mal invétéré, la résistance à l’établissement du capital chez elles. « Là où la terre ne coûte presque rien et où tous les hommes sont libres, chacun pouvant acquérir à volonté un morceau de terrain, non seulement le travail est très cher, considérée la part qui revient au travailleur dans le produit de son travail, mais la difficulté est d’obtenir à n’importe quel prix du travail combiné [11]. »
Comme dans les colonies, le travailleur n’est pas encore divorcé d’avec les conditions matérielles du travail, ni d’avec leur souche, le sol, - ou ne l’est que çà et là, ou enfin sur une échelle trop restreinte - l’agriculture ne s’y trouve pas non plus séparée d’avec la manufacture, ni l’industrie domestique des campagnes détruite. Et alors où trouver pour le capital le marché intérieur ?

« Aucune partie de la population de l’Amérique n’est exclusivement agricole, sauf les esclaves et leurs maîtres qui combinent travail et capital pour de grandes entreprises. Les Américains libres qui cultivent le sol se livrent en même temps à beaucoup d’autres occupations. Ils confectionnent eux-mêmes ordinairement une partie des meubles et des instruments dont ils font usage. Ils construisent souvent leurs propres maisons et portent le produit de leur industrie aux marchés les plus éloignés. Ils filent et tissent, ils fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les vêtements nécessaires à leur consommation. En Amérique, le forgeron, le boutiquier, le menuisier, etc.. sont souvent en même temps cultivateurs [12]. » Quel champ de tels drôles laissent-ils au capitaliste pour pratiquer son abstinence ?
La suprême beauté de la production capitaliste consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié, mais que, proportionnellement à l’accumulation du capital, elle fait toujours naître des salariés surnuméraires. La loi de I’offre et la demande de travail est ainsi maintenue dans l’ornière convenable, les oscillations du salaire se meuvent entre les limites les plus favorables à l’exploitation, et enfin la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie ; ce rapport de dépendance absolue, qu’en Europe l’économiste menteur travestit en le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands également indépendants, l’un aliénant la marchandise capital, l’autre la marchandise travail, est perpétué. Mais dans les colonies cette douce erreur s’évanouit. Le chiffre absolu de la population ouvrière y croît beaucoup plus rapidement que dans la métropole, attendu que nombre de travailleurs y viennent au monde tout faits, et cependant le marché du travail est toujours insuffisamment garni. La loi de l’offre et la demande est à vau-l’eau. D’une part, le vieux monde importe sans cesse des capitaux avides d’exploitation et âpres à l’abstinence, et, d’autre part, la reproduction régulière des salariés se brise contre des écueils fatals. Et combien il s’en faut, à plus forte raison, que, proportionnellement à l’accumulation du capital, il se produise un surnumérariat de travailleurs ! Tel salarié d’aujourd’hui devient demain artisan ou cultivateur indépendant. Il disparaît du marché du travail, mais non pour reparaître au workhouse. Cette métamorphose incessante de salariés en producteurs libres travaillant pour leur propre compte et non pour celui du capital, et s’enrichissant au lieu d’enrichir M. le capitaliste, réagit d’une manière funeste sur l’état du marché et partant sur le taux du salaire. Non seulement le degré d’exploitation reste outrageusement bas, mais le salarié perd encore, avec la dépendance réelle, tout sentiment de sujétion vis-à-vis du capitaliste. De là tous les inconvénients dont notre excellent Wakefield nous fait la peinture avec autant d’émotion que d’éloquence.
« L’offre de travail salarié, dit-il, n’est ni constante, ni régulière, ni suffisante. Elle est toujours non seulement trop faible, mais encore incertaine [13]... Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le travailleur soit considérable, celui-ci en prend une portion si large qu’il devient bientôt capitaliste... Par contre, il n’y en a qu’un petit nombre qui puissent accumuler de grandes richesses, lors même que la durée de leur vie dépasse de beaucoup la moyenne [14]. » Les travailleurs ne permettent absolument point au capitaliste de renoncer au payement de la plus grande partie de leur travail. Et lors même qu’il a l’excellente idée d’importer d’Europe avec son propre capital ses propres salariés, cela ne lui sert de rien. « Ils cessent bientôt d’être des salariés pour devenir des paysans indépendants, ou même pour faire concurrence à leurs anciens patrons en leur enlevant sur le marché les bras qui viennent s’offrir [15]. » Peut-on s’imaginer rien de plus révoltant ? Le brave capitaliste a importé d’Europe, au prix de son cher argent, ses propres concurrents en chair et en os ! C’est donc la fin du monde ! Rien d’étonnant que Wakefield se plaigne du manque de discipline chez les ouvriers des colonies et de l’absence du sentiment de dépendance. « Dans les colonies, dit son disciple Merivale, l’élévation des salaires a porté jusqu’à la passion le désir d’un travail moins cher et plus soumis, d’une classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les conditions au lieu de se les voir imposer, par elle... Dans les pays de vieille civilisation, le travailleur est, quoique libre, dépendant du capitaliste en vertu d’une loi naturelle (!) ; dans les colonies cette dépendance doit être créée par des moyens artificiels [16]. »

Quel est donc dans les colonies le résultat du système régnant de propriété privée, fondée sur le travail propre de chacun, au lieu de l’être sur l’exploitation du travail d’autrui ? « Un système barbare qui disperse les producteurs et morcelle la richesse nationale [17]. » L’éparpillement des moyens de production entre les mains d’innombrables producteurs-propriétaires travaillant à leur compte, anéantit, en même temps que la concentration capitaliste, la base capitaliste de toute espèce de travail combiné.

Toutes les entreprises de longue haleine, qui embrassent des années et nécessitent des avances considérables de capital fixe, deviennent problématiques. En Europe, le capital n’hésite pas un instant en pareil cas, car la classe ouvrière est son appartenance vivante, toujours disponible et toujours surabondante. Dans les pays coloniaux... mais Wakefield nous raconte à ce propos une anecdote touchante. Il s’entretenait avec quelques capitalistes du Canada et de l’État de New-York, où les flots de l’émigration restent souvent stagnants et déposent un sédiment de travailleurs. « Notre capital, soupire un des personnages du mélodrame, notre capital était déjà prêt pour bien des opérations dont l’exécution exigeait une grande période de temps : mais le moyen de rien entreprendre avec des ouvriers qui, nous le savons, nous auraient bientôt tourné le dos ! Si nous avions été certains de pouvoir fixer ces émigrants, nous les aurions avec joie engagés sur-le-champ, et à des prix élevés. Et malgré la certitude où nous étions de les perdre, nous les aurions cependant embauchés, si nous avions pu compter sur des remplaçants au fur et à mesure de nos besoins [18]. »

Après avoir fait pompeusement ressortir le contraste de l’agriculture capitaliste anglaise à « travail combiné » avec l’exploitation parcellaire des paysans américains, Wakefield laisse voir malgré lui le revers de la médaille. Il nous dépeint la masse du peuple américain comme indépendante, aisée, entreprenante et comparativement cultivée, tandis que « l’ouvrier agricole anglais est un misérable en haillons, un pauper... Dans quel pays, excepté l’Amérique du Nord et quelques colonies nouvelles, les salaires du travail libre employé à l’agriculture dépassent-iIs tant soit peu les moyens de subsistance absolument indispensables au travailleur ?... En Angleterre, les chevaux de labour, qui constituent pour leurs maîtres une propriété de beaucoup de valeur, sont assurément beaucoup mieux nourris que les ouvriers ruraux [19]. » Mais, never mind [20] ! Encore une fois, richesse de la nation et misère du peuple, c’est, par la nature des choses, inséparable.

Et maintenant, quel remède à cette gangrène anticapitaliste des colonies ? Si l’on voulait convertir à la fois toute la terre coloniale de propriété publique en propriété privée, on détruirait, il est vrai, le mal à sa racine, mais aussi, du même coup, - la colonie. Tout l’art consiste à faire d’une pierre deux coups. Le gouvernement doit donc vendre cette terre vierge à un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans nul égard à la loi de l’offre et la demande. L’immigrant sera ainsi forcé de travailler comme salarié assez longtemps, jusqu’à ce qu’il parvienne à gagner assez d’argent pour être à même d’acheter un champ et de devenir cultivateur indépendant [21]. Les fonds réalisés par la vente des terres à un prix presque prohibitif pour le travailleur immigrant, ces fonds qu’on prélève sur le salaire en dépit de la loi sacrée de l’offre et la demande, seront, à mesure qu’ils s’accroissent, employés par le gouvernement à importer des gueux d’Europe dans les colonies, afin que monsieur le capitaliste y trouve le marché de travail toujours copieusement garni de bras. Dès lors, tout sera pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles. Voilà le grand secret de la « colonisation systématique » !

Wakefield s’écrie triomphalement : « Avec ce plan l’offre du travail sera nécessairement constante et régulière - premièrement, en effet, aucun travailleur n’étant capable de se procurer de la terre avant d’avoir travaillé pour de l’argent, tous les émigrants, par cela même qu’ils travailleront comme salariés en groupes combinés, vont produire à leur patron un capital qui le mettra en état d’employer encore plus de travailleurs ; secondement, tous ceux qui changent leur condition de salariés en celle de paysans doivent fournir du même coup, par l’achat des terres publiques, un fonds additionnel destiné à l’importation de nouveaux travailleurs dans les colonies [22]. »

Le prix de sol octroyé par l’État devra naturellement être suffisant (sufficient price), c’est-à-dire assez élevé « pour empêcher les travailleurs de devenir des paysans indépendants, avant que d’autres soient venus prendre leur place au marché du travail [23]. » Ce « prix suffisant du sol » n’est donc après tout qu’un euphémisme, qui dissimule la rançon payée par le travailleur au capitaliste pour obtenir licence de se retirer du marché du travail et de s’en aller à la campagne. Il lui faut d’abord produire du capital à son gracieux patron, afin que celui-ci puisse exploiter plus de travailleurs, et puis il lui faut fournir sur le marché un remplaçant, expédié à ses frais par le gouvernement à ce haut et puissant seigneur.

Un fait vraiment caractéristique, c’est que pendant nombre d’années le gouvernement anglais mit en pratique cette méthode d’accumulation primitive recommandée par Wakefield à l’usage spécial des colonies. Le fiasco fut aussi complet et aussi honteux que celui du Bank Act [24] de Sir Robert Peel. Le courant de l’émigration se détourna tout bonnement des colonies anglaises vers les États-Unis. Depuis lors, le progrès de la production capitaliste en Europe, accompagné qu’il est d’une pression gouvernementale toujours croissante, a rendu superflue la panacée de Wakefield. D’une part, le courant humain qui se précipite tous les ans, immense et continu, vers l’Amérique, laisse des dépôts stagnants dans l’est des États-Unis, la vague d’émigration partie d’Europe y jetant sur le marché de travail plus d’hommes que la seconde vague d’émigration n’en peut emporter vers le Far West. D’autre part, la guerre civile américaine a entraîné à sa suite une énorme dette nationale, l’exaction fiscale, la naissance de la plus vile aristocratie financière, l’inféodation d’une grande partie des terres publiques à des sociétés de spéculateurs, exploitant les chemins de fer, les mines, etc., en un mot, la centralisation la plus rapide du capital. La grande République a donc cessé d’être la terre promise des travailleurs émigrants. La production capitaliste y marche à pas de géant, surtout dans les États de l’Est, quoique l’abaissement des salaires et la servitude des ouvriers soient loin encore d’y avoir atteint le niveau normal européen.

Les donations de terres coloniales en friche, si largement prodiguées par le gouvernement anglais à des aristocrates et à des capitalistes, ont été hautement dénoncées par Wakefield lui-même. Jointes au flot incessant des chercheurs d’or et à la concurrence que l’importation des marchandises anglaises fait au moindre artisan colonial, elles ont doté l’Australie d’une surpopulation relative, beaucoup moins consolidée qu’en Europe, mais assez considérable pour qu’à certaines périodes, chaque paquebot apporte la fâcheuse nouvelle d’un encombrement du marché de travail australien (glut ol the Australian labour market) et que la prostitution s’y étale en certains endroits aussi florissante que sur le Hay-market de Londres [25].

Mais ce qui nous occupe ici, ce n’est pas la situation actuelle des colonies, c’est le secret que l’économie politique de l’ancien monde a découvert dans le nouveau, et naïvement trahi par ses élucubrations sur les colonies. Le voici : le mode de production et d’accumulation capitaliste et partant la propriété privée capitaliste, présuppose l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel ; sa base, c’est l’expropriation du travailleur.

Notes

[1] Il s’agit ici de colonies réelles, d’un sol vierge colonisé par des émigrants libres. Les États-Unis sont encore, au point de vue économique, une colonie européenne. On peut aussi du reste faire entrer dans cette catégorie les anciennes plantations dont l’abolition de l’esclavage a depuis longtemps radicalement bouleversé l’ordre imposé par les conquérants.

[3] Plus tard, il devient une nécessité temporaire dans la lutte de la concurrence internationale. Mais, quels que soient ses motifs, les conséquences restent les mêmes.

[4] > « Un nègre est un nègre. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’il devient esclave. Une machine à filer le coton est une machine pour filer le coton. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’elle devient du capital. Arrachée à ces conditions, elle n’est pas plus du capital que l’or n’est par lui-même de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... Le capital représente, lui aussi, des rapports sociaux. Ce sont des rapports bourgeois de production, des rapports de production de la société bourgeoise. (Karl Marx : Lohnarbeit und Kapital Voy. N. Rh. Zeitung, n° 266, 7 avril 1849. [Travail salarié et Capital (N.R.)])

[5] E. G. Wakefield : England and America, vol. Il, p. 33.

[6] L. c., vol. I, p. 17, 18.

[7] L. c., p. 81.

[8] L. c., p. 43, 44.

[9] L. c., vol. II, p. 5.

[10] « Pour devenir élément de colonisation, la terre doit être non seulement inculte, mais encore propriété publique, convertible en propriété privée. » (L. c., vol. II, p. 125.)

[11] L. c., vol. I, p. 297.

[12] L. c., p. 21, 22.

[13] L. c., vol. II, p. 116.

[14] L. c., vol. I, p. 130, 131.

[15] L. c., v. II, p. 5.

[16] Merivale, l. c, v. II, p. 235, 314, passim. - Il n’est pas jusqu’à cet homme de bien, économiste vulgaire et libre-échangiste distingué, M. de Molinari, qui ne dise : « Dans les colonies où l’esclavage a été aboli sans que le travail forcé se trouvât remplacé par une quantité équivalente de travail libre, on a vu s’opérer la contre-partie du fait qui se réalise tous les jours sous nos yeux. On a vu les simples [sic] travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs d’industrie, exiger d’eux des salaires hors de toute proportion avec la part légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la hausse du salaire, ont été obligée de fournir l’excédent, d’abord sur leurs profits, ensuite sur leurs capitaux mêmes. Une foule de planteurs ont été ruinés de la sorte, d’autres ont fermé leurs ateliers pour échapper à une ruine imminente... Sans doute, il vaut mieux voir périr des accumulations de capitaux que des générations d’hommes [quelle générosité ! Excellent M. Molinari !] ; mais ne vaudrait-il pas mieux que ni les unes ni les autres ne périssent ? » (Molinari, Études économiques, Paris, 1846, p. 51, 52.) Monsieur Molinari ! monsieur Molinari ! Et que deviennent les dix commandements, Moïse et les prophètes, la loi de l’offre et la demande, si en Europe l’entrepreneur rogne sa part légitime à l’ouvrier et dans l’Inde occidentale, l’ouvrier à l’entrepreneur ? Mais quelle est donc s’il vous plait, cette part légitime que, de votre propre aveu, le capitaliste ne paie pas en Europe ? Allons, maître Molinari, vous éprouvez une démangeaison terrible de prêter là dans les colonies où les travailleurs sont assez simples a pour exploiter le capitaliste », un brin de secours policier à cette pauvre loi de l’offre et la demande, qui ailleurs, à votre dire, marche si bien toute seule.

[17] Wakefield, l. c., v. II, p. 52.

[18] L. c., p. 191, 192.

[19] L. c., v. I, p. 47, 246, 247.

[20] Peu importe (N.R.)

[21] « C’est, ajoutez-vous, grâce à l’appropriation du sol et des capitaux que l’homme, qui n’a que ses bras, trouve de l’occupation et se fait un revenu. C’est au contraire, grâce à l’appropriation individuelle du sol qu’il se trouve des hommes n’ayant que leurs bras... Quand vous mettez un homme dans le vide, vous vous emparez de l’atmosphère. Ainsi faites-vous, quand vous vous emparez du sol. C’est le mettre dans le vide de richesse, pour ne le laisser vivre qu’à votre volonté. » (Colins, l. c., t. III, p. 267-268, 270-271, passim.)
[22] Wakefield , l. c., v. II, p. 192.

Rosa Luxemburg

L’accumulation du capital

La lutte contre l’économie naturelle

Le capitalisme se présente à son origine et se développe historiquement dans un milieu social non capitaliste. En Europe occidentale, il baigne d’abord dans le milieu féodal dont il est issu - l’économie de servage dans la campagne, l’artisanat de corporation à la ville - puis, une fois la féodalité abattue, dans un milieu à la fois paysan et artisan, où par conséquent l’économie marchande simple règne dans l’agriculture comme dans l’artisanat. En outre, hors d’Europe, le capitalisme européen est entouré de vastes territoires où se rencontrent toutes les formes sociales à tous les degrés d’évolution, depuis les hordes communistes de chasseurs nomades jusqu’à la production marchande, paysanne et artisane. C’est dans ce milieu que se poursuit le processus de l’accumulation capitaliste.
Il convient d’y distinguer trois phases : la lutte du capital contre l’économie naturelle, sa lutte contre l’économie marchande et sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des conditions d’accumulation.

Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n’importe laquelle de ces formes puisse lui être utile. Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat. Or l’économie naturelle ne peut rien lui donner de tout cela. Dans toutes les structures de l’économie naturelle, qu’il s’agisse de communes paysannes primitives avec propriété commune du sol, du domaine féodal où règnent le servage ou autres, la production en fonction des besoins domestiques domine l’économie ; en conséquence on n’éprouve pas ou peu le besoin de marchandises étrangères, et on ne produit généralement pas au-delà de ses besoins, ou du moins il n’y a pas nécessité urgente de se défaire des produits excédentaires. Cependant le point essentiel est celui-ci : toutes les tonnes de production naturelles sont fondées sur une sorte de fixation des moyens de production comme des forces de travail.

La commune paysanne communiste aussi bien que la propriété féodale appuient leur organisation économique sur l’enchaînement du moyen de production primordial - la terre - ainsi que des forces de travail par le droit et la tradition. A tous les égards, l’économie naturelle oppose donc aux besoins du capital des barrières rigides. C’est pourquoi le capitalisme mène une lutte exterminatrice partout et toujours contre l’économie naturelle sous quelque forme historique qu’il la rencontre, qu’il s’agisse de l’esclavage, du féodalisme, du communisme primitif, de l’économie paysanne patriarcale. Dans cette lutte la violence politique (révolution, guerre), la pression fiscale et la vente à vil prix des marchandises sont les méthodes essentielles, simultanément ou successivement et de manière complémentaire. En Europe, la lutte contre le féodalisme se manifesta par des révolutions (au nombre desquelles on compte les révolutions bourgeoises du XVII°, du XVIII° et du XIX° siècle). Hors d’Europe la lutte contre les structures sociales primitives prend la forme de la politique coloniale. Ces méthodes, qui joignent le système d’impôts appliqué dans les colonies au commerce, en particulier avec les communautés primitives, allient la violence politique aux facteurs économiques.

Les buts économiques du capitalisme dans la lutte contre l’économie naturelle peuvent se résumer ainsi :

1. Appropriation directe d’importantes ressources de forces productives comme la terre, le gibier des forêts vierges, les minéraux, les pierres précieuses et les minerais, les produits des plantes exotiques telles que le caoutchouc, etc. ;

2. « Libération » de forces de travail qui seront contraintes de travailler pour le capital ;

3. Introduction de l’économie marchande

4. Séparation de l’agriculture et de l’artisanat.

L’accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Age jusqu’au milieu du XIX° siècle, a trouvé dans l’expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or le capital pratique aujourd’hui encore ce système sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale. Il est illusoire d’espérer que le capitalisme se contentera jamais des moyens de production qu’il peut acquérir par la voie de l’échange de marchandises. Le capital se heurte de prime abord au fait que sur des territoires immenses de la surface exploitable de la terre, les forces productives sont enchaînées dans des formations sociales ne pratiquant pas l’échange ou la vente parce que les formes économiques ou la structure sociale l’interdisent. C’est le cas notamment de la terre avec ses richesses minérales, ses prairies, ses forêts et ses eaux, et enfin du bétail pour les peuplades primitives pratiquant l’élevage. Si le capital devait se fier à la décomposition interne de ces structures économiques, il y faudrait des siècles. Attendre qu’au terme de ce processus de désintégration les moyens de production les plus importants soient aliénés par l’échange, reviendrait pour le capital à renoncer aux forces productives de ces territoires. D’où le capitalisme conclut la nécessité de s’emparer par la force des moyens de production les plus importants des pays coloniaux. Mais les liens traditionnels primitifs des indigènes constituent le rempart le plus puissant de leur organisation sociale et la base de leurs conditions matérielles d’existence ; le capital se donne donc pour première tâche la destruction systématique et l’anéantissement des structures sociales non capitalistes auxquelles il se heurte dans son expansion. Ce n’est plus là de l’accumulation primitive, car ce processus se poursuit encore aujourd’hui. Chaque expansion coloniale nouvelle va naturellement de pair avec la lutte acharnée du capital contre la situation sociale et économique des indigènes qu’il dépouille par la force de leurs moyens de production et de leurs forces de travail. Il serait vain d’espérer limiter le capitalisme à la « concurrence pacifique », c’est-à-dire à un commerce normal de marchandises tel qu’il est pratiqué entre pays capitalistes comme base unique de l’accumulation. Cet espoir repose sur l’erreur doctrinale selon laquelle l’accumulation capitaliste pourrait s’effectuer sans les forces productives et sans la consommation des populations primitives, et qu’elle pourrait simplement laisser se poursuivre la désintégration interne de l’économie naturelle. L’expansion par bonds qui caractérise l’accumulation capitaliste ne permet pas plus au capital de compter sur l’accroissement naturel de la population salariée et de s’y limiter que d’attendre la lente décomposition des sociétés primitives et leur accession à l’économie marchande, et de s’en contenter. Le capital ne connaît aucune autre solution à ce problème que la violence, qui est une méthode permanente de l’accumulation comme processus historique depuis son origine jusqu’à aujourd’hui. Mais les sociétés primitives, pour qui il s’agit d’une question de vie ou de mort, n’ont d’autre ressource que la résistance et la lutte à mort jusqu’à l’épuisement total ou l’anéantissement. De là l’occupation militaire constante des colonies, les révoltes des indigènes et les expéditions coloniales destinées à les réprimer, qui sont des phénomènes permanents des régimes coloniaux. La méthode violente est ici la conséquence directe de la rencontre du capitalisme avec les structures de l’économie naturelle qui opposent des limites à son accumulation. Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. Mais pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle, parce qu’elle est à la fois la plus rapide et la plus profitable. Par ailleurs elle a pour conséquence le développement du militarisme. Mais c’est là une question que nous traiterons plus loin à propos d’un autre aspect de l’accumulation. Des exemples classiques de l’emploi de ces méthodes dans les colonies sont fournis par la politique des Anglais aux Indes et celle des Français en Algérie.

La structure économique ancestrale des Indiens - la communauté villageoise communiste - s’était maintenue sous des formes diverses à travers des millénaires et avait parcouru une longue évolution malgré les assauts venus de tous lieux. Au VI° siècle avant J.-C., les Perses avaient envahi le bassin de l’Indus et conquis une partie du pays. Deux siècles plus tard ce fut l’invasion grecque, qui laissa derrière elle les colonies alexandrines comme témoins d’une culture étrangère. Les Scythes barbares envahirent à leur tour le pays. Pendant des siècles les Arabes règnent en Inde. Plus tard, les Afghans descendirent des hauteurs de l’Iran, ils furent repoussés à leur tour par l’assaut impétueux des hordes de Tatares venus de Transoxanie. Puis ce furent les Mongols, semant la terreur et anéantissant tout sur leur passage. Des villages entiers furent massacrés et les rizières paisibles se coloraient du sang versé. Mais la communauté villageoise indienne survécut à tout cela. Car tous les conquérants musulmans successifs ne touchèrent en rien à la vie sociale interne de la masse paysanne ni à sa structure traditionnelle. Ils se contentèrent d’installer dans les provinces un gouverneur pour contrôler l’organisation militaire et collecter les tributs imposés à la population. Tous ces conquérants avaient en vue la domination et l’exploitation du pays, mais aucun n’avait intérêt à dépouiller le peuple de ses forces productives ou à anéantir son organisation sociale. Sous l’empire du Grand Mogol, les paysans devaient payer tous les ans un tribut en nature à la puissance étrangère, mais ils continuaient à vivre dans leurs villages sans être inquiétés, ils pouvaient cultiver le riz dans les sholgura comme leurs ancêtres. Puis vinrent les Anglais ; et le fléau de la civilisation capitaliste réussit à anéantir toute l’organisation sociale du peuple. accomplissant en peu de temps ce que des siècles, ce que l’épée des Nogais n’avaient pu faire. Le but ultime du capital anglais était d’arracher à la commune indienne la base de son existence : la terre, et de s’en emparer.

A cet effet on fit jouer la fiction en usage chez les colonisateurs européens, selon laquelle toute la terre des colonies était propriété des dominateurs politiques. Les Anglais offrirent rétrospectivement la propriété de l’inde au Grand Mogol et à ses satrapes, pour en hériter ensuite à titre de « successeurs légitimes ». Les savants les plus renommés de l’économie classique, comme James Mill, s’ingénièrent à fonder cette fiction sur des arguments « scientifiques », comme cette conclusion fameuse que nous citons : Nous devons admettre que la propriété de la terre en Inde appartient au souverain, « car si nous supposions qu’il n’était pas le propriétaire du sol, nous ne saurions à qui en attribuer la propriété » [1].

En vertu de cette régie, dès 1793, dans la province du Bengale, les Anglais offrirent la propriété des terres de leur district aux Zemindars, qui sont les collecteurs d’impôts musulmans, ou encore aux surintendants héréditaires de marchés qu’ils avaient trouvés en place. Ils s’assurèrent ainsi des appuis parmi les indigènes dans leur campagne contre la masse paysanne. Par la suite, ils adoptèrent la même politique pour leurs nouvelles conquêtes dans la province d’Agram, à Oudh et dans les Provinces Centrales. Il s’ensuivit une série d’insurrections paysannes, où souvent les collecteurs d’impôts furent chassés. A la faveur de la confusion et de l’anarchie générales, les capitalistes anglais réussirent à s’approprier une grande partie des territoires.

En outre, les charges fiscales furent si brutalement augmentées qu’elles engloutissaient presque tous les fruits du travail de la population. La situation s’aggrava à un tel point dans les districts de Delhi et d’Allahabad que (d’après le témoignage officiel des inspecteurs britanniques des impôts en 1854) les paysans eurent intérêt à louer ou à hypothéquer leurs terres pour un prix équivalant au montant de leurs impôts. Ce système de contributions favorisa la naissance de l’usure, qui s’établit dans la commune indienne, minant de l’intérieur I’organisation sociale comme un cancer [2]. Pour accélérer ce processus, les Anglais promulguèrent une loi qui heurtait toutes les traditions et le système juridique de la communauté paysanne : ils instituèrent l’adjudication obligatoire des terrains communaux pour arrérages d’impôts. En vain l’ancienne communauté familiale chercha-t-elle à se protéger contre cette loi en affirmant son droit d’option sur l’achat appartenant à l’ensemble de la communauté ou aux diverses familles. La désintégration se poursuivait rapidement. Des adjudications avaient lieu, des membres de la communauté familiale partaient, les paysans s’endettaient et étaient expropriés. Conformément à leur tactique habituelle dans les Colonies [3], les Anglais cherchaient ainsi à donner l’impression que leur politique de force, qui avait attaqué les bases du système de propriété et entraîné à la faillite l’économie rurale des Hindous, leur avait été imposée précisément dans l’intérêt des paysans pour les protéger contre les tyrans et leurs exploiteurs indigènes.

D’abord les Anglais créèrent artificiellement une aristocratie terrienne en Inde aux dépens des droits de propriété traditionnels des communautés paysannes, prétendant ensuite protéger les paysans contre ces oppresseurs et amener le terrain « illégalement usurpé » entre les mains des capitalistes anglais. C’est ainsi qu’en peu de temps l’Inde vit naître la grande propriété foncière, tandis que sur d’immenses espaces les paysans furent transformés en une masse prolétarisée de petits fermiers à court bail. Enfin la méthode spécifique de la colonisation capitaliste se traduisit par un fait caractéristique. Les Anglais furent les premiers conquérants de l’Inde à manifester une indifférence brutale à l’égard des grand travaux d’utilité publique. Les Arabes, les Afghans et les Mongols dirigèrent et protégèrent en Inde de grands ouvrages de canalisation, sillonnèrent le pays de routes, construisirent des ponts, firent creuser des puits. L’ancêtre de la dynastie mongole en Inde, Timour [4] ou Tamerlan, se préoccupait de l’agriculture, de l’irrigation, de la sécurité des routes et de l’approvisionnement des voyageurs. « Les radjahs primitifs de l’Inde, les conquérants afghans ou mongols, qui se montraient parfois cruels à l’égard des individus, marquaient du moins leur règne par des constructions magnifiques que l’on rencontre aujourd’hui à chaque pas et qui semblent être l’œuvre d’une race de géants. La Compagnie (des Indes orientales, qui a gouverné l’Inde jusqu’en 1858) n’a pas découvert une seule source, creusé un seul puits, construit un seul canal ni bâti un seul pont dans l’intérêt des Indiens ! [5] »
Un autre témoin, l’Anglais James Wilson écrit : « Dans la province de Madras, chacun est frappé d’admiration à la vue des anciens et grandioses travaux d’irrigation dont les traces ont subsisté jusqu’à notre époque. Des systèmes de barrage canalisant les fleuves formaient de véritables lacs d’où partaient des canaux distribuant l’eau à 60 et 70 lieues à la ronde. On trouvait parfois jusqu’à 30 ou 40 écluses de cette sorte sur le cours des grands fleuves... L’eau de pluie qui coulait des montagnes était rassemblée dans de grands bassins construits à cet usage, dont beaucoup existent aujourd’hui encore, et mesurent 15 à 25 lieues de circonférence. Ces travaux gigantesques étaient presque tous achevés avant 1750. A l’époque des guerres de la Compagnie des Indes contre les souverains mongols, et, il faut le dire, pendant toute la durée de notre domination aux Indes. ils sont tombés en décrépitude [6]. »

C’est tout naturel : il importait peu au capital anglais de maintenir les communautés indiennes et de les soutenir économiquement. Au contraire il fallait les détruire et les dépouiller de leurs forces productives. La cupidité impétueuse et croissante de l’accumulation, que sa nature oblige à ne tenir compte que des « conjonctures » du marché, et qui est incapable de songer au lendemain, ne saurait voir plus loin et apprécier la valeur des travaux publics d’une civilisation ancienne. En Égypte il y a quelque temps, des ingénieurs anglais, chargés de construire pour une entreprise capitaliste d’énormes barrages sur le Nil, ont fiévreusement essayé de retrouver les traces d’anciens systèmes de canalisation comme celles que, dans les provinces indiennes, on avait laissé complètement tomber en ruines avec une incurie stupide de barbares. Les Anglais n’ont appris qu’en 1867 à apprécier les résultats de leurs nobles efforts ; cette année-là, en effet, une famine terrible avait provoqué la mort d’un million d’hommes dans la seule province d’Orissa, ce qui donna lieu à une enquête du Parlement anglais sur les causes de la misère. A l’heure actuelle, le gouvernement anglais a pris des mesures administratives pour chercher à protéger les paysans contre l’usure. Le Punjab Alienation Act (1900) interdit de vendre ou d’hypothéquer des terrains appartenant aux paysans à des membres de castes autres que celles qui cultivent le sol ; les exceptions qui peuvent être faites dans des cas individuels sont soumises à l’autorisation de l’inspecteur des finances [7]. Les Anglais, après avoir systématiquement détruit les liens protecteurs des anciennes organisations sociales des Hindous et favorisé l’établissement d’un système d’usure où le taux d’intérêt atteignait habituellement 15 %, mettent le paysan indien ruiné et réduit à la misère sous la tutelle du fisc et de ses employés, autrement dit sous la « protection » de ceux qui le saignent à blanc.
A côté de l’Inde britannique et de son martyre, l’Algérie sous la domination politique française tient une place d’honneur dans les annales de l’économie coloniale capitaliste. Lorsque les Français conquirent l’Algérie, la masse de la population kabyle était dominée par des institutions sociales et économiques très anciennes qui, à travers l’histoire mouvementée du pays, se sont maintenues jusqu’au XIX° siècle et en partie jusqu’à aujourd’hui. Sans doute la propriété privée existait-elle dans les villes parmi les Maures et les Juifs, chez les marchands, les artisans et les usuriers. Sans doute la suzeraineté turque avait-elle confisqué dans la campagne de grandes étendues de terre comme domaines d’État. Cependant presque la moitié de la terre cultivée était restée propriété collective des tribus arabes kabyles, qui gardaient des mœurs patriarcales très anciennes. Beaucoup de tribus arabes menaient au XIX° siècle la même vie nomade qu’elles avaient toujours menée, et qui ne semble instable et désordonnée qu’à un regard superficiel, mais qui en réalité est réglée de manière stricte et souvent monotone ; chaque été, avec les femmes et les enfants, emmenant les troupeaux et les tentes, elles émigraient vers la région côtière de Tell, au climat rafraîchi par le vent, et chaque hiver les ramenait à la chaleur protectrice du désert. Chaque tribu et chaque famille avaient leurs itinéraires déterminés, et les stations d’hiver ou d’été où elles plantaient leurs tentes étaient fixes. De même, chez les Arabes agriculteurs, la terre était la plupart du temps propriété collective des tribus. La grande famille kabyle avait également des mœurs patriarcales et vivait selon des règles traditionnelles sous la direction de ses chefs élus.

Dans ce large cercle familial, la direction commune des affaires domestiques était confiée à la femme la plus âgée, qui pouvait également être élue par les autres membres de la famille, ou encore à chacune des femmes successivement. L’organisation de la grande famille kabyle au bord du désert africain ressemblait assez curieusement à la « zadruga » des pays slaves du Sud ; la famille possédait en commun non seulement le soi, mais tous les outils, les armes et l’argent nécessaires à l’activité professionnelle de ses membres et acquis par eux. Chaque homme possédait en propre un seul costume, et chaque femme simplement les vêtements et les bijoux qu’elle avait reçus en cadeau de noces. Mais tous les vêtements plus précieux et les joyaux étaient considérés comme propriété indivise de la famille et ne pouvaient être portés par chacun des membres qu’avec la permission de tous. Si la famille était peu nombreuse, elle prenait ses repas à une table commune, les femmes faisaient la cuisine à tour de rôle, et les femmes âgées étaient chargées de servir les plats. Si le cercle familial était trop large, le chef de la tribu distribuait une ration mensuelle de vivres non préparés, les répartissant avec une stricte égalité entre les diverses familles, qui se chargeaient de les préparer. Ces communautés étaient réunies par des liens étroits d’égalité, de solidarité et d’assistance mutuelle, et les patriarches avaient coutume en mourant de recommander à leurs fils de demeurer fidèles à la communauté [8].

La domination turque qui s’était établie en Algérie au XVI° siècle avait déjà fait de sérieuses entailles dans cette organisation sociale. Cependant ce sont les Français qui inventèrent la légende selon laquelle les Turcs auraient confisqué toute la terre au bénéfice du fisc. Seuls des Européens pouvaient imaginer une idée aussi absurde, qui est en contradiction avec tous les fondements économiques de l’Islam et des croyants. Au contraire les Turcs respectèrent généralement la propriété collective des villages et des grandes familles. Ils reprirent seulement aux familles une grande partie des terres non cultivées pour les transformer en domaines d’État (beyliks) qui, sous la direction d’administrateurs locaux turcs, furent soit gérés directement par l’État avec l’aide d’une main-d’œuvre indigène, soit affermés en échange d’un bail ou de redevances en nature. En outre les Turcs profitèrent de chaque rébellion des tribus soumises et de chaque trouble dans le pays pour agrandir les domaines fiscaux par des confiscations de terrains, y fondant des colonies militaires ou bien vendant aux enchères publiques les biens confisqués, qui tombaient généralement entre les mains d’usuriers turcs ou autres. Pour échapper aux confiscations ou à la pression fiscale beaucoup de paysans se plaçaient, comme au Moyen Âge en Allemagne, sous la protection de l’Église, qui devint ainsi propriétaire d’immenses domaines. Enfin, la répartition des propriétés en Algérie se présentait, après ces nombreuses vicissitudes, de la manière suivante : les domaines d’État comprenaient 1 500 000 hectares de terrain ; 3 000 000 d’hectares de terres non cultivées appartenaient également à l’État comme « propriété commune de tous les croyants » (bled el Islam) ; 3 000 000 d’hectares étaient la propriété privée des Berbères, depuis l’époque romaine ; en outre, sous la domination turque, 1 500 000 hectares étaient devenus propriété privée. Les tribus arabes gardaient en indivision 5 000 000 d’hectares. Quant au Sahara, il comprenait environ 3 000 000 d’hectares de terres cultivables dans le domaine des oasis, qui appartenaient soit à des domaines gérés collectivement par les grandes familles, soit à des domaines privés. Les 23 000 000 d’hectares restants étaient pratiquement déserts.

Après la conquête de l’Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur oeuvre de civilisation. On sait que l’Algérie, qui s’était délivrée au début du XVIII° siècle du joug turc, était devenue un repaire de pirates infestant la Méditerranée et se livrant au trafic d’esclaves chrétiens. L’Espagne et l’Union Nord-Américaine, qui elles-mêmes à l’époque pouvaient se glorifier de hauts faits dans le domaine du trafic d’esclaves, déclarèrent une guerre sans merci aux infamies des Musulmans. La Révolution française prêcha également une croisade contre l’anarchie algérienne. La France avait donc entrepris la conquête de l’Algérie en proclamant les mots d’ordre de la lutte contre l’esclavage et de l’instauration de la civilisation. La pratique allait bientôt montrer ce qui se cachait derrière ces phrases. On sait qu’au cours des quarante années écoulées depuis la conquête de l’Algérie, aucun État européen n’a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution de Février qui fut suivie de la seconde République, du second Empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successivement le pouvoir politique. Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain elle découvrait le centre d’intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIX° siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété.

Le 30 juin 1873, le député Humbert, rapporteur de la Commission pour le règlement de la situation agricole en Algérie, déclara à une séance de la Chambre : « Le projet de loi que nous proposons à votre étude n’est rien d’autre que le couronnement de l’édifice dont le fondement a été posé par une série d’ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, qui tous ensemble et chacun en particulier poursuivent le même but : l’établissement de la propriété privée chez les Arabes. »

La destruction et le partage systématiques et conscients de la propriété collective, voilà le but et le pôle d’orientation de la politique coloniale française pendant un demi-siècle, quels que fussent les orages qui secouèrent la vie politique intérieure. On servait en ceci un double intérêt clairement reconnu.

Il fallait détruire la propriété collective surtout pour abattre la puissance des familles arabes comme organisations sociales, et briser ainsi la résistance opiniâtre contre la domination française ; cette résistance se manifestait, malgré la supériorité de la puissance militaire française, par de constantes insurrections de tribus, ce qui entraînait un état de guerre permanent dans la colonie [9].
En outre la ruine de la propriété collective était la condition préalable à la domination économique du pays conquis ; il fallait en effet arracher aux Arabes les terres qu’ils possédaient depuis un millénaire pour les confier aux mains des capitalistes français. A cet effet on jouait de cette même fiction, que nous connaissons déjà, selon laquelle toute la terre appartiendrait, conformément à la loi musulmane, aux détenteurs du pouvoir politique. Comme les Anglais en Inde, les gouverneurs de Louis-Philippe en Algérie déclaraient « impossible » l’existence de la propriété collective des grandes familles. Sur la base de cette fiction, la plupart des terres cultivées, notamment les terrains communaux, les forêts et les prairies furent déclarées propriété de l’État et utilisées à des buts de colonisation. On construisit tout un système de cantonnements par lequel les colons français s’installèrent au milieu des territoires indigènes, tandis que les tribus elles-mêmes se trouvèrent parquées dans un territoire réduit au minimum. Les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, « légalisèrent » ces vols de terrains appartenant aux tribus arabes. Mais ce système de cantonnements ne favorisa aucunement la colonisation. Il donna simplement libre cours à la spéculation et à l’usure. La plupart du temps, les Arabes s’arrangèrent pour racheter les terrains qui leur avaient été volés, ce qui les obligea naturellement à s’endetter. La pression fiscale française accentua cette tendance. En particulier la loi du 16 juin 1851, qui proclamait les forêts domaines d’État, vola ainsi 2 400 000 hectares de pâturages et de taillis privant les tribus éleveuses de bétail de leurs moyens d’existence. Cette avalanche de lois, d’ordonnances et de décrets donna lieu à une confusion indescriptible dans les réglementations de la propriété. Pour exploiter la fièvre de spéculation foncière et dans l’espoir de récupérer bientôt leurs terres, beaucoup d’indigènes vendirent leurs domaines à des Français, mais ils vendaient souvent le même terrain à deux ou trois acheteurs à la fois ; parfois il s’agissait d’un domaine qui ne leur appartenait pas en propre, mais était la propriété commune et inaliénable de leur tribu. Ainsi une société de spéculation de Rouen crut avoir acheté 20 000 hectares de terre, tandis qu’en réalité elle n’avait un titre - contestable - de propriété que pour un lot de 1 370 hectares. Une autre fois, un terrain de 1 230 hectares se réduisit après la vente et le partage à 2 hectares. Il s’ensuivit une série infinie de procès, où les tribunaux faisaient droit par principe à toutes les réclamations des acheteurs et respectaient tous les partages. L’insécurité de la situation, la spéculation, l’usure et l’anarchie se répandaient universellement. Mais le plan du gouvernement français, qui voulait s’assurer le soutien puissant d’une masse de colons français au milieu de la population arabe, échoua misérablement. C’est pourquoi la politique française sous le Second Empire changea de tactique : le gouvernement, après avoir pendant trente ans nié la propriété collective des tribus, fut obligé, sous la pression des faits, d’en reconnaître officiellement l’existence, mais d’un même trait de plume il proclamait la nécessité de la partager de force. Le senatus-consulte du 22 avril 1863 a cette double signification : « Le gouvernement, déclarait le général Allard au Sénat, ne perd pas de vue que le but commun de la politique est d’affaiblir l’influence des chefs de tribus et dissoudre ces tribus. De cette manière les derniers restes de féodalisme (!) seront supprimés, les adversaires du projet gouvernemental sont les défenseurs de ce féodalisme...

L’établissement de la propriété privée, l’installations de colons français au milieu des tribus arabes... seront les moyens les plus sûrs pour accélérer le processus de dissolution des tribus [10]. »

Pour procéder au partage des terres, la loi de 1863 instaura des commissions particulières composées de la manière suivante : un général de brigade ou un capitaine comme président, puis un sous-préfet, un employé des autorités militaires arabes et un fonctionnaire de l’Administration des Domaines. Ces experts tout désignés des questions économiques et sociales africaines avaient une triple tâche : il fallait d’abord délimiter les frontières des territoires des tribus, puis répartir le domaine de chaque tribu entre les branches diverses des grandes familles, enfin diviser ces terrains familiaux eux-mêmes en petites parcelles individuelles. Cette expédition des généraux de brigade fut ponctuellement exécutée à l’intérieur de l’Algérie. Les commissions se rendirent sur place. Elles jouaient à la fois le rôle d’arpenteurs, de distributeurs de parcelles, et en outre, de juges dans tous les litiges qui s’élevaient à propos des terres. C’était au gouverneur général de l’Algérie de confirmer en dernière instance les plans de répartition. Dix ans de travaux difficiles des commissions aboutirent au résultat suivant : de 1863 à 1873, sur 700 propriétés des tribus arabes, 400 furent réparties entre les grandes familles. Ici déjà se trouvait en germe l’inégalité future entre la grande propriété foncière et le petit lotissement, car selon la grandeur des terrains et le nombre des membres de la tribu, chaque membre se vit attribuer tantôt des parcelles de 1 à 4 hectares, tantôt des terrains de 100 et parfois même de 180 hectares. Le partage des terres n’alla cependant pas plus loin. Malgré les généraux de brigade, les mœurs des Arabes offraient des résistances insurmontables au partage ultérieur des terres familiales. Le but de la politique française : l’établissement de la propriété privée et la transmission de cette propriété aux Français, avait donc encore une fois échoué dans l’ensemble.

Seule la Troisième République, régime officiel de la bourgeoisie, a trouvé le courage et le cynisme d’aller droit au but et d’attaquer le problème de front, sans s’embarrasser de démarches préliminaires. En 1873, l’Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l’introduction de la propriété privée par la force. Le prétexte de cette loi était la situation désespérée qui régnait dans la colonie. Il avait fallu autrefois la grande famine indienne de 1866 pour éclairer l’opinion publique en Angleterre sur les beaux résultats de la politique coloniale anglaise et provoquer l’institution d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur la situation désastreuse de l’Inde. De même, à la fin des années 1860, l’Europe fut alarmée par les cris de détresse de l’Algérie, où quarante ans de domination française se traduisaient par la famine collective et par un taux de mortalité extraordinairement élevé parmi les Arabes. On réunit une commission chargée d’étudier les causes et l’effet des lois nouvelles sur la population arabe ; l’enquête aboutit à la conclusion unanime que la seule mesure susceptible de sauver les Arabes était l’instauration de la propriété privée. En effet, la propriété privée seule permettrait à chaque Arabe de vendre et d’hypothéquer son terrain et le sauverait ainsi de la ruine. On déclara ainsi que le seul moyen de soulager la misère des Arabes qui s’étaient endettés parce que les Français leur avaient volé leurs terres et les avaient soumis à un lourd système d’impôts, était de les livrer aux mains des usuriers. Cette farce fut exposée à la Chambre avec le plus grand sérieux et les dignes membres de l’Assemblée l’accueillirent avec non moins de gravité. Les vainqueurs de la Commune de Paris triomphaient sans pudeur.

La Chambre invoquait surtout deux arguments pour appuyer la nouvelle loi. Les avocats du projet de loi gouvernementale répétaient sans relâche que les Arabes eux-mêmes souhaitaient ardemment l’introduction de la propriété privée. En effet ils la souhaitaient, surtout les spéculateurs de terrains et les usuriers algériens, qui avaient le plus grand intérêt à « libérer » leurs victimes des liens protecteurs des tribus et de leur solidarité. Tant que le droit musulman était en vigueur en Algérie, les propriétés des tribus et des familles restaient inaliénables, ce qui opposait des difficultés insurmontables à l’hypothèque des terres. Il fallait à présent abolir complètement l’obstacle pour laisser libre champ à l’usure. Le deuxième argument était d’ordre « scientifique ». Il faisait partie du même arsenal intellectuel où puisait l’honorable James Mill lorsqu’il étalait les preuves de sa méconnaissance du système de propriété indien : l’économie politique classique anglaise. Les disciples de Smith et de Ricardo proclamaient avec emphase que la propriété privée est la condition nécessaire de toute culture du sol intensive en Algérie, qui seule parviendrait à supprimer la famine ; il est évident en effet que personne ne veut investir ses capitaux ou faire une dépense intensive de travail dans une terre qui ne lui appartient pas et dont il ne peut goûter seul les produits. Mais les faits parlaient un autre langage. Ils démontraient que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée, instaurée par eux en Algérie, à de tout autres fins qu’à une culture plus intensive et à une meilleure exploitation du sol. En 1873, sur les 400 000 hectares de terres appartenant aux Français, 120 000 hectares étaient aux mains de compagnies capitalistes, la Compagnie Algérienne et la Compagnie de Sétif ; celles-ci, loin de cultiver elles-mêmes les terres, les affermaient aux indigènes, qui les cultivaient selon les méthodes traditionnelles. Un quart des propriétaires français restants se désintéressaient également de l’agriculture. Il était impossible de susciter artificiellement des investissements de capitaux et des méthodes intensives de culture, comme il est impossible de créer des conditions capitalistes à partir de rien. C’étaient là des rêves nés de l’imagination avide des spéculateurs français et de la confusion doctrinale de leurs idéologues, les économistes classiques. Abstraction faite des prétextes et des ornements par lesquels on voulait justifier la loi de 1873, il s’agissait simplement du désir non dissimulé de dépouiller les Arabes de leur terre, qui était la base de leur existence. Malgré toute la pauvreté de l’argumentation et l’hypocrisie manifeste de sa justification, la loi qui devait ruiner la population algérienne et anéantir sa prospérité matérielle fut votée à la quasi-unanimité le 26 juillet 1873.

Cependant cette politique de brigandage devait échouer avant longtemps. La Troisième République ne sut pas mener à bien la difficile politique qui consistait à substituer d’un coup aux liens familiaux communistes ancestraux la propriété bourgeoise privée. Le Second Empire y avait également échoué. En 1890, la loi de 1873, complétée par celle du 28 avril 1887, ayant été appliquée pendant dix-sept ans, on avait le résultat suivant : on avait dépensé 14 millions de francs pour aménager 1 600 000 hectares de terres. On calculait que cette méthode aurait dû être poursuivie jusqu’en 1950 et qu’elle aurait coûté 60 millions de francs supplémentaires. Cependant, le but, qui était de supprimer le communisme tribal, n’aurait pas encore été atteint. Le seul résultat que l’on atteignit incontestablement fut la spéculation foncière effrénée, l’usure florissante et la ruine des indigènes.

Puisqu’on avait échoué à l’établissement par la force de la propriété privée, on tenta une nouvelle expérience. Bien que dès 1890, les lois de 1873 et de 1887 aient été étudiées et condamnées par une commission instituée par le gouvernement général d’Algérie, sept ans s’écoulèrent avant que les législateurs des bords de la Seine eussent le courage d’entreprendre une réforme dans l’intérêt du pays ruiné. La nouvelle politique abandonnait le principe de l’instauration forcée de la propriété privée à l’aide de méthodes administratives. La loi du 27 février 1897 ainsi que l’instruction du gouvernement général d’Algérie du 7 mars 1898 prévoient que l’instauration de la propriété privée se fera surtout à la demande des propriétaires ou des acquéreurs [11].
Cependant certaines clauses permettaient à un seul propriétaire l’accession à la propriété privée sans qu’il ait besoin du consentement des copropriétaires du sol ; en outre, à tous moments, la pression de l’usurier pouvait s’exercer sur les propriétaires endettés pour les pousser à l’accession « volontaire » à la propriété ; ainsi la nouvelle loi offrait des armes aux capitalistes français et indigènes pour poursuivre la désintégration et le pillage des territoires des tribus et des grandes familles.

La mutilation de l’Algérie dure depuis quatre-vingts ans ; les Arabes y opposent aujourd’hui d’autant moins de résistance qu’ils sont, depuis la soumission de la Tunisie en 1881 et plus récemment du Maroc, de plus en plus encerclés par le capital français et lui sont livrés pieds et poings liés. La dernière conséquence de la politique française en Algérie est l’émigration massive des Arabes en Turquie d’Asie [12].

Notes

[1] Dans son Histoire de l’Inde britannique, James Mill cite sans discernement et sans critique des témoignages venus des sources les plus diverses, tels que ceux de Mungo Park, d’Hérodote, de Volney, d’Acosta, de Garcilassu de la Vega, de l’abbé Grosier, de Diodore, de Strabon, etc., témoignages à l’aide desquels il établit le principe selon lequel, dans des conditions sociales primitives, la terre appartient partout et toujours au souverain. Il applique par analogie ce principe à l’Inde, concluant : « From these facts only one conclusion can be drawn, that the property of the soil resided in the sovereign ; for if it did not reside in him, it will be impossible to show to whom it belongeg » (James Mill, The History of British India, 4° édition, 1840, vol. 1, page 311).

L’éditeur de l’ouvrage, H. Wilson, professeur de sanscrit à l’Université d’Oxford et spécialiste de droit indien ancien, ajoute à cette conclusion classique de l’économie bourgeoise un commentaire intéressant. Dans la préface, il présente l’auteur comme un homme de parti, qui a découpé à sa manière l’histoire de l’Inde britannique pour justifier « the theoretical views of M. Bentham », et a donné une image caricaturale du peuple hindou à l’aide de moyens contestables (« a portrait of the Hindus which has no resemblance whatever to the original, and which almost outrages humanity ») ; il ajoute alors la note suivante : « The greater part of the text and of the notes here is wholly irrelevant. The illustrations drawn from Mahometan pratice, supposing them to be correct, have nothing to do with the laws and rights of the hindus. They are not, however, even accurate, and Mr Mill’s guides have misled him ». Wilson conteste ensuite, notamment à propos de l’Inde, la théorie du droit de propriété du souverain sur la terre (op. cit., pages 305, note). Henry Maine pense, lui aussi, que les Anglais ont tenté de justifier leur exigence de la propriété du territoire entier de l’Inde, exigence qu’il désapprouve sur l’exemple de leurs prédécesseurs musulmans : « The assumption which the English first made was one which they inherited from their Mahometan predecessors. It was, that all the soil belonged in absolute property to the sovereign, and that all private property in land existed by his sufferance. The Mahometan theory and the corresponding Mahometan practice had put out of sight the ancient view of the sovereign rights, which, though it assigned to him a far larger share of the produce of the land than any western ruler has ever clamed, yet in nowise denied the existence of private property in land ». (Village communities in the East and the West, 5° ed., 1890, p. 104). En revanche, Maxime Kowalewsky a prouvé que la prétendue « théorie et pratique musulmane » n’est qu’une légende d’origine anglaise (voir à ce sujet sa remarquable étude en langue russe : La propriété collective du sol ; causes, historique et conséquences de sa désintégration, Moscou, 1879, 1° partie.)

Les savants anglais, ainsi du reste que leurs collègues français soutiennent actuellement une théorie fantaisiste semblable à propos de la Chine, prétendant, par exemple, que toute la terre était la propriété de l’empereur (voir la réfutation de cette légende dans l’ouvrage du Dr O. Franke, Die Rechtsverhältnisse am Grundeigentum in China, 1903).

[2] « The partition of inheritances and execution fot debt levied on land are destroying the communities - this is the formula heard now-a-days everywhere in India » (Henry Maine, op. cit.. p. 113).
[3] On trouve des explications analogues de la politique coloniale officielle de l’Angleterre chez Lord Roberts of Kandahar, qui représenta pendant des années la puissance anglaise en Inde ; il ne trouve rien de mieux que d’attribuer pour cause la révolte des Sepoy les « malentendus » à propos des intentions paternelles des régents anglais : « On a reproché à tord à la commission de colonisation d’avoir fait preuve d’injustice en vérifiant, comme c’était son devoir, les droits et les titres de propriété de chaque propriétaire foncier, et en imposant ensuite au propriétaire légal une taxe foncière... Quand la paix et ’ordre furent rétablis, Il fallut contrôler la propriété foncière car la terre avait souvent été acquise par le pillage et par la force, comme c’est la coutume chez les régents et dans les dynasties indigènes. Dans cette perspective, on entreprit l’examen des droits de propriété, etc. L’enquête découvrit que beaucoup de familles de haut rang et occupant une position élevée s’étaient approprié les terres de voisins moins influents ou levaient sur eux des impôts proportionnels à la valeur de leur domaine. On mot fin à cet état de choses dans un esprit de justice. Bien que les mesures eussent été prises avec beaucoup de prudence et dans les meilleures intentions, elles déplurent fortement aux classes supérieures, sans réussir à gagner l’appui des masses. Les familles régnantes nous reprochèrent d’essayer de procéder à un partage équitable des droits et d’introduire un système égalitaire d’impôts fonciers... Par ailleurs, la population paysanne, qui tirait avantage de notre gouvernement, ne pouvait comprendre cependant que ces mesures étaient destinées à améliorer son sort. » (Forty one years in India, Londres, 1901, p. 233.)

[4] Les Maximes de gouvernement de Timour (traduites du persan en anglais en 1783) contiennent le passage suivant : « And I commanded that they should build places of worship, and monasteries in every city ; and that they should erect structures for the reception of travellers on the high roads and that they should make bridge across the rivers.
And I ordained, whoever undertook the cultivation of waste lands, or built an aqueduct, or made a canal, or planted a grove, or restored to culture a deserted district, that in the first year nothing should be taken from him, and that in the second year, whatever the subject voluntarily offered should be received, and that in the third year the duties should be collected according to the regulation. » (James Mill, The History of British India, 4° ed., vol. 2, pp. 492-498.)

[5] Comte Warren, De l’état moral de la population indigène ; cité par Kowalewsky, op. cit., p. 164.

[6] Historical and descriptive account of British India from the most remote period to the conclusion of the Afghan war, by Hugh Murray. James Wilson, Greville, Prof. Jameson, William Wallace and Captain Dalrymple, Edimhourg, 4° éd., 1843, vol. 2, p. 427 ; cité par Kowalewsky, op. cit.

[7] Victor v. Leyden, Agrarverfassung und Grundsteuer in Britisch-Ostindlen. Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirischaft. XXXVI° année, cahier 4, p. 1855.

[8] « Presque toujours, le père de famille en mourant recommande à ses descendants de vivre dans l’indivision, suivant l’exemple de leurs aïeux : c’est là sa dernière exhortation et son vœu le plus cher. » (A. Hanotaux et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 1873, tome 2, Droit civil, pp. 468-473.) Les auteurs ont le front de faire précéder cette description du commentaire suivant : « Dans la ruche laborieuse de la famille associée tous sont réunis dans un but commun, tous travaillent dans un intérêt général mais nul n’abdique sa liberté et ne renonce à ses droits héréditaires. Chez aucune nation on ne trouve de combinaison qui soit plus près de d’égalité et plus loin du communisme ! »

[9] « Nous devons nous hâter - déclara le député Didier, rapporteur de la Commission à une séance de la Chambre en 1851 - de dissoudre les associations familiales, car elles sont le levier de toute opposition contre noire domination. »

[10] Cité par Kowalesky, op. cit., p. 217. Comme on le sait, il est d’usage en France, depuis la Révolution de stigmatiser toute opposition au gouvernement comme une apologie ouverte ou indirecte du « féodalisme ».

[11] Cf. G. K. Anton, Neuere Agrarpolitik in Algerien und Tunesien, Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1900, p. 1341 et suiv.

[12] Dans son discours du 20 juillet 1912 devant la Chambre des Députés, le rapporteur de la commission pour la réforme de l’indigénat (c’est-à-dire de la justice administrative) en Algérie, Albin Rozet, lit état de l’émigration de milliers d’Algériens dans le district de Sétif. Il rapporta que l’année précédente, en un mois, 1 200 indigènes avaient émigré de Tlemcen. Le but de l’émigration est la Syrie. Un émigrant écrivait de sa nouvelle patrie : « Je me suis établi maintenant à Damas et je suis parfaitement heureux. Nous sommes ici, en Syrie, de nombreux Algériens, émigrants comme moi ; le gouvernement nous donne une terre ainsi que les moyens de la cultiver. » Le gouvernement d’Algérie lutte contre l’émigration de la manière suivante : il refuse les passeports (voir le Journal Officiel du 21 mai 1912, p. 1594 et suiv.).

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