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Qu’est-ce que la révolution ?

vendredi 19 juin 2015, par Robert Paris

La révolution et le prolétariat

La révolution est une épreuve de force ouverte entre les forces sociales en lutte pour le pouvoir. L’Etat n’est pas une fin en soi. C’est seulement une machine entre les mains des forces sociales dominantes. Comme toute machine, il a ses mécanismes : un mécanisme moteur, un mécanisme de transmission et un mécanisme d’exécution. La force motrice de l’Etat est l’intérêt de classe ; son mécanisme moteur, c’est l’agitation, la presse, la propagande par l’Eglise et par l’École, les partis, les meetings dans la rue, les pétitions et les révoltes. Le mécanisme de transmission, c’est l’organisation législative des intérêts de caste, de dynastie, d’état ou de classe, qui se donnent comme la volonté de Dieu (absolutisme) ou la volonté de la nation (parlementarisme). Enfin, le mécanisme exécutif, c’est l’administration avec sa police, les tribunaux avec leurs prisons, et l’armée.

L’Etat n’est pas une fin en soi, mais un moyen extrêmement puissant d’organiser, de désorganiser et de réorganiser les rapports sociaux. Selon ceux qui le contrôlent, il peut être un puissant levier pour la révolution, ou un outil dont on se sert pour organiser la stagnation.
Tout parti politique digne de ce nom, lutte pour conquérir le pouvoir politique et mettre ainsi l’Etat au service de la classe dont il exprime les intérêts. La social-démocratie, parti du prolétariat, lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière.
Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs - les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers.

Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d’y arriver dans un pays capitaliste avancé. En 1871, les ouvriers prirent délibérément le pouvoir dans la ville petite-bourgeoise de Paris ; pour deux mois seulement, il est vrai, mais, dans les centres anglais ou américains du grand capitalisme, les travailleurs n’avaient jamais, même une heure, tenu le pouvoir entre leurs mains. Imaginer que la dictature du prolétariat dépende en quelque sorte automatiquement du développement et des ressources techniques d’un pays, c’est là le préjugé d’un matérialisme " économique " simplifié jusqu’à l’absurde. Ce point de vue n’a rien à voir avec le marxisme.

A notre avis, la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l’emporte, c’est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n’aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner.
Dressant le bilan de la révolution et de la contre-révolution de 1848-1849 pour le journal américain The Tribune, Marx [1] écrivait :
"Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l’Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’État conformément à leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné..."[K. Marx, Germanija v 1848-50, trad. russe, éd. Alexeïeva, 1905, p. 8-9]

Cette citation est probablement familière au lecteur, car les marxistes "à textes" en ont considérablement abusé ces derniers temps. Elle a été utilisée comme un argument irréfutable contre l’idée d’un gouvernement de la classe ouvrière en Russie. "Tel maître, tel valet." Si la bourgeoisie capitaliste n’est pas encore assez forte pour prendre le pouvoir, c’est donc, disent-ils, qu’il est encore moins possible d’établir une démocratie ouvrière, c’est-à-dire la domination politique du prolétariat.

Le marxisme est avant tout une méthode d’analyse, non des textes, mais des rapports sociaux. Est-il vrai qu’en Russie la faiblesse du libéralisme capitaliste signifie inévitablement la faiblesse du mouvement ouvrier ? Est-il vrai, pour la Russie, qu’il ne peut y avoir de mouvement ouvrier indépendant avant que la bourgeoisie ait conquis le pouvoir ? Il suffit de poser ces questions pour voir quel formalisme sans espoir se dissimule derrière les tentatives faites pour transformer une remarque historiquement relative de Marx en un axiome supra-historique.

Pendant la période du boom industriel, le développement de l’industrie avait pris en Russie un caractère "américain" ; mais, du point de vue de ses dimensions actuelles, l’industrie russe est dans l’enfance, si on la compare à celle des Etats-Unis. Cinq millions de personnes - 16,6 % de la population occupée dans l’économie - sont engagées dans l’industrie en Russie ; pour les États-Unis, les chiffres correspondants seraient six millions et 22,2%. Ces chiffres nous en disent encore relativement peu, mais ils deviennent éloquents si l’on se souvient que la population de la Russie est presque le double de celle des Etats-Unis ! Toutefois, pour apprécier les véritables dimensions des industries russe et américaine, il faut observer que, en 1900, les usines américaines ont produit des marchandises pour un montant de 25 milliards de roubles, cependant que, dans la même période, les usines russes en produisaient pour moins de deux milliards et demi de roubles [2] !

Il n’y a pas de doute que le nombre, la concentration, la culture et l’importance politique des ouvriers industriels dépendent du degré de développement de l’industrie capitaliste. Mais cette dépendance n’est pas directe. Entre les forces productives d’un pays et la puissance politique de ses classes viennent interférer à n’importe quel moment divers facteurs politiques et sociaux d’un caractère national ou international, qui modifient, ou même parfois altèrent complètement l’expression politique des rapports économiques. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d’influer sur la politique mondiale dans un proche avenir sont incomparablement plus grands que ce n’est le cas pour le prolétariat des États-Unis.

Dans un récent ouvrage sur le prolétariat américain, Kautsky souligne qu’il n’y a pas de rapport direct immédiat entre le pouvoir politique du prolétariat ou de la bourgeoisie, d’une part, et le niveau de développement du capitalisme, de l’autre.

"Il existe deux États, écrit-il, qui sont en contraste absolu l’un avec l’autre. Dans le premier, l’un des éléments du mode de production capitaliste s’est développé démesurément par rapport au développement d’ensemble de ce mode de production : dans le second, un autre élément s’est ainsi développé démesurément. En Amérique, cet élément est la classe capitaliste, en Russie, c’est le prolétariat. Il n’y a pas de pays où l’on soit plus fondé à parler d’une dictature du capital que l’Amérique ; cependant, le prolétariat n’a nulle part acquis autant d’importance qu’en Russie. Cette importance doit augmenter et augmentera sans aucun doute, car c’est seulement récemment que ce dernier pays a commencé à prendre part à la lutte des classes moderne et qu’il lui a laissé quelque champ libre."
Soulignant que, dans une certaine mesure, l’Allemagne peut s’instruire en Russie sur son propre avenir, Kautsky poursuit :

"Il est vraiment tout à fait extraordinaire que le prolétariat russe puisse nous montrer notre avenir, dans la mesure où, celui-ci trouve son expression, non dans le degré de développement du capital, mais dans la protestation de la classe ouvrière. Le fait que la Russie soit le plus arriéré des grands Etats du monde capitaliste pourrait paraître contredire la conception matérialiste de l’histoire selon laquelle le développement économique est la base du développement politique. Mais, en réalité, seule se trouve contredite la caricature de la conception matérialiste de l’histoire qu’en font ses adversaires et ses critiques, qui voient en elle un schéma stéréotypé et non une méthode de recherche." [K. Kautsky, Amerikanskij i russkij raboéiy, Saint-Pétersbourg, 1906,p. 4-5 (Cf. Kautsky, " Der Amerikanische Arbeiter ", Die Neue Zeit, t. XXIV, vol. I, Stuttgart, 1906, p.677. - N.d.T.]
Nous recommandons particulièrement l’étude de ces lignes à nos marxistes russes qui remplacent l’analyse indépendante des rapports sociaux par des déductions faites à partir de textes choisis pour pouvoir servir dans toutes les circonstances de la vie. Personne ne compromet davantage le marxisme que ces marxistes en titre.

Ainsi, selon Kautsky, du point de vue économique, la Russie se trouve à un niveau relativement bas de développement du capitalisme ; du point de vue politique, elle a une bourgeoisie capitaliste insignifiante et un puissant prolétariat révolutionnaire. Il en résulte que
"la lutte pour les intérêts de toute la Russie est devenue le lot de la seule forte classe actuellement existante dans le pays : le prolétariat industriel. C’est pourquoi le prolétariat industriel a une énorme importance politique ; c’est pourquoi la lutte pour délivrer la Russie du carcan de l’absolutisme qui l’étouffe s’est transformée en un combat singulier entre l’absolutisme et le prolétariat industriel, un combat singulier dans lequel les paysans peuvent apporter une aide considérable, mais ne peuvent jouer un rôle dirigeant. [3]"

Est-ce que tout cela ne nous autorise pas à conclure qu’en Russie, le "valet" prendra le pouvoir avant son "maître" ?

Il peut y avoir deux formes d’optimisme politique. Nous pouvons, dans une situation révolutionnaire, nous exagérer nos forces et nos avantages et entreprendre la réalisation de tâches qui ne correspondent pas au rapport des forces. D’un autre côté, il nous est possible de fixer, avec optimisme, des limites à nos tâches révolutionnaires, alors que nous serons inévitablement amenés, par la logique de notre position, à dépasser ces limites.

En affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses buts objectifs et par conséquent dans ses résultats inévitables, on fixe des limites à tous les problèmes que pose cette révolution ; et l’on peut, ce faisant, fermer les yeux devant le fait que, dans cette révolution bourgeoise, l’acteur principal est le prolétariat, que le cours tout entier de la révolution pousse au pouvoir.

On peut alors se rassurer en disant que, dans le cadre d’une révolution bourgeoise, la domination politique du prolétariat ne sera qu’un épisode passager ; c’est oublier qu’une fois que le prolétariat aura le pouvoir entre les mains il ne le rendra pas sans opposer une résistance désespérée ; ce pouvoir ne pourra lui être arraché que par la force des armes.

On peut se rassurer également en soutenant que les conditions sociales de la Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste ; il faut pourtant considérer que le prolétariat, une fois au pouvoir, sera inévitablement poussé par la logique même de sa position, à installer une gestion étatique de l’industrie. La formule sociologique générale "révolution bourgeoise" ne résout nullement les problèmes tactiques et politiques, les contradictions et les difficultés que pose le mécanisme d’une révolution bourgeoise déterminée.
A la fin du XVIII° siècle, dans le cadre d’une révolution bourgeoise dont la tâche objective était d’établir la domination du capital, la dictature des sans-culottes se révéla possible. Ce ne fut pas là un simple épisode passager ; cette dictature marqua de son empreinte tout le siècle suivant, bien qu’elle se soit rapidement fracassée contre les barrières de la révolution bourgeoise, qui la limitaient de toutes parts. Au début du XX° siècle, dans une révolution dont les tâches objectives directes sont également bourgeoises, émerge comme la perspective d’un avenir prochain, la domination politique inévitable, ou du moins vraisemblable, du prolétariat. Et celui-ci saura bien veiller lui-même à ce que sa domination ne soit pas, comme l’espèrent quelques philistins réalistes, un simple " épisode " passager. Mais nous pouvons dès maintenant poser la question : Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? Ce sont alors des questions de tactique qui se posent devant nous : Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement ouvrier, ou nous faut-il considérer, à ce stade, le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs, et qu’il leur vaudrait mieux éviter ?
Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar [4] sur les communards de 1871 : "Au lieu de prendre le pouvoir, il aurait mieux fait d’aller se coucher ".

Notes

[1] Comme l’on sait aujourd’hui, les articles parus dans le New York Daily Tribune, du 25 octobre 1851 au 22 décembre 1852, sous la signature de Karl Marx, et publiés plus tard en volume sous le titre Révolution et Contre-révolution en Allemagne, sont en réalité d’Engels. Mais il a fallu attendre la publication, en 1913, de la correspondance Marx-Engels pour le savoir. Nous citons ici le texte en français d’après la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, par F. Engels, éditions Sociales, p. 208-209.

[2] D. Mendéléev, op. cit., p. 99.

[3] D. Mendéléev, op. cit., p. 10.

[4] Vollmar, social-démocrate réformiste allemand, le premier sans doute à avoir développé la théorie de " l’État socialiste isolé ". Voir L. Trotsky, De la Révolution, " La Révolution défigurée ", p. 180 et " La Révolution trahie ", p. 630-631, éd. de Minuit, 1963.

Le régime prolétarien

Le prolétariat ne peut accéder au pouvoir qu’en s’appuyant sur un soulèvement national et sur l’enthousiasme national. Le prolétariat entrera au gouvernement comme le représentant révolutionnaire de la nation, comme le dirigeant reconnu de la nation dans la lutte contre l’absolutisme et la barbarie féodale. En prenant le pouvoir, cependant, il ouvrira une nouvelle époque, une époque de législation révolutionnaire, de politique positive, et, à cet égard, il ne peut nullement être assuré de conserver le rôle de porte-parole reconnu de la volonté de la nation.

Certes, les premières mesures prises par le prolétariat pour nettoyer les écuries d’Augias de l’ancien régime et expulser leurs habitants rencontreront le soutien actif de la nation tout entière, en dépit de ce que peuvent dire, sur le caractère tenace de certains préjugés dans les masses, les eunuques libéraux.
Ce nettoyage politique sera complété par une réorganisation démocratique de tous les rapports sociaux et étatiques. Le gouvernement ouvrier sera obligé sous l’influence des pressions et des revendications immédiates d’intervenir de façon décisive en tout et partout...

Sa première tâche sera de chasser de l’armée et de l’administration tous ceux qui ont du sang sur les mains, et de licencier ou de disperser les régiments qui se sont le plus souillés de crimes contre le peuple. Cela devra être réglé dans les tout premiers jours de la révolution, bien avant qu’il soit possible d’introduire le système de l’éligibilité et de la responsabilité des fonctionnaires et d’organiser une milice nationale. Mais ce n’est pas tout. La démocratie ouvrière se trouvera immédiatement placée devant la question de la durée de la journée de travail, devant la question agraire, et devant le problème du chômage.

Une chose est claire. Avec chaque jour qui passera, la politique du prolétariat au pouvoir s’approfondira, et son caractère de classe s’affirmera de façon toujours plus résolue. En même temps se rompront les liens du prolétariat avec la nation, la désintégration de la paysannerie en tant que classe revêtira une forme politique, et l’antagonisme entre les divers secteurs qui la composent croîtra à mesure que la politique du gouvernement ouvrier se définira davantage, et cessera davantage d’être une politique démocratique au sens général du terme, pour devenir une politique de classe.
L’absence, chez les paysans comme chez les intellectuels, de traditions bourgeoises et individualistes accumulées, comme de préjugés contre le prolétariat, facilitera, certes, l’accession au pouvoir de ce dernier ; il ne faut cependant pas oublier que cette absence de préjugés n’est pas le fruit de la conscience politique, mais bien de la barbarie politique, du manque de maturité sociale et de caractère, et de l’arriération. Il n’y a là rien qui soit susceptible de fournir, pour une politique prolétarienne cohérente et active, une base à laquelle on puisse se fier.

La paysannerie tout entière soutiendra l’abolition de la féodalité, car c’est elle qui en supporte le fardeau. Dans sa grande majorité, elle appuiera l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu. Mais une législation destinée à protéger les prolétaires agricoles ne jouira pas de la sympathie active de la majorité des paysans ; bien plus, elle rencontrera l’opposition active d’une minorité d’entre eux.
Le prolétariat sera contraint de porter la lutte de classe au village, et de détruire de la sorte cette communauté d’intérêts qui existe incontestablement, encore que dans des limites comparativement étroites, chez les paysans. Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L’hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l’application d’une politique prolétarienne, et en rétrécira la base ; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l’introduction en son sein d’une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s’appuyer. Le caractère arriéré de la paysannerie sera désormais une source d’obstacles pour la classe ouvrière.

Le refroidissement de la paysannerie, sa passivité politique et, plus encore, l’opposition active de ses couches supérieures ne pourront pas ne pas influencer une partie des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes.

Ainsi, plus la politique du prolétariat au pouvoir se fera précise et résolue, et plus le terrain se rétrécira et deviendra périlleux sous ses pas. Tout cela est extrêmement probable et même inévitable...
Les deux principaux aspects de la politique du prolétariat qui susciteront l’opposition de ses alliés, ce sont le collectivisme et l’internationalisme.
Le caractère arriéré et petit-bourgeois de la paysannerie, l’étroitesse rurale de ses vues, son éloignement des liens de la politique mondiale seront la source de terribles difficultés dans la voie de la politique révolutionnaire du prolétariat au pouvoir.

Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d’abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s’appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l’édifice qu’ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l’opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c’est envisager la chose d’une manière susceptible de compromettre l’idée même d’un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu’une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n’a pas de sens -, mais parce qu’elle est absolument irréelle, parce que c’est de l’utopisme de la pire espèce : de l’utopisme philistin-révolutionnaire. Voici pourquoi : Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d’une révolution socialiste ; elles présupposent la dictature du prolétariat.

Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d’un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. Prenons la question de la journée de huit heures. Comme on sait, cette revendication n’est nullement en contradiction avec l’existence de rapports capitalistes ; c’est pourquoi elle constitue l’un des points du programme minimum de la social-démocratie. Mais supposons que cette mesure entre effectivement en vigueur pendant une période révolutionnaire, donc une période où les passions de classe sont exacerbées : il est hors de doute qu’elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d’usines.

Des centaines de milliers de travailleurs se trouveraient jetés à la rue. Que devrait faire le gouvernement ? Si radical qu’il puisse être, un gouvernement bourgeois ne laisserait jamais les choses en venir là, car, devant la fermeture des usines, il serait impuissant. Il serait contraint à battre en retraite, la journée de huit heures ne serait pas appliquée et l’indignation des travailleurs serait réprimée.

Sous la domination du prolétariat, au contraire, l’entrée en vigueur de la journée de huit heures aurait de tout autres conséquences. Un gouvernement qui, contrairement aux libéraux, ne chercherait pas à jouer le rôle d’un intermédiaire "impartial" de la démocratie bourgeoise ; qui chercherait à s’appuyer, non sur le capital, mais sur le prolétariat, ne verrait pas, dans la fermeture des usines par les capitalistes, une excuse pour allonger la journée de travail. Pour un gouvernement ouvrier, il n’y aurait qu’une issue : exproprier les usines fermées, et organiser la production sur une base socialiste.

On peut naturellement raisonner de la manière suivante supposons que le gouvernement ouvrier, fidèle à son programme, décrète la journée de huit heures ; si la résistance qu’opposera le capital ne peut être surmontée dans le cadre d’un programme démocratique fondé sur la préservation de la propriété privée, les sociaux-démocrates démissionneront, et ils en appelleront au prolétariat. Une telle solution en serait peut-être une pour le groupe dont les membres formeraient le gouvernement ; elle n’en serait pas une pour le prolétariat, ni pour le développement de la révolution. La situation serait la même, après la démission des sociaux. démocrates, qu’au moment où, précédemment, ils auraient été contraints d’assumer le pouvoir. Et prendre la fuite devant l’opposition organisée du capital serait une trahison plus grave que de refuser de prendre le pouvoir à l’étape précédente. Il vaudrait réellement beaucoup mieux pour la classe ouvrière ne pas entrer au gouvernement que d’y entrer pour y démontrer sa propre faiblesse et partir ensuite.

Prenons un autre exemple. Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage, car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.

Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs - et peu importe ici de quelle manière -, cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s’appuient toujours sur l’existence d’une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l’impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l’impuissance politique.

En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S’il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.

Il ne restera plus alors aux capitalistes d’autre recours que le lock-out, c’est-à-dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps que les ouvriers à l’arrêt de la production ; il n’y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu’une seule réponse possible à un lock-out général : l’expropriation des usines, et l’introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.

Des problèmes analogues se poseront dans l’agriculture, du seul fait de l’expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu’un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c’est l’organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l’État. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.

Tout cela démontre sans ambiguïté qu’il serait impossible aux sociaux-démocrates d’entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s’engageant à la fois, à l’égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l’égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d’otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s’évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum ; c’est-à-dire que le collectivisme est mis à l’ordre du jour. Jusqu’où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.

C’est pourquoi l’on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’une dictature "démocratique" du prolétariat - ou du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu’en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.

Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu’au bout. Et s’il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider son pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l’arme de l’agitation et l’organisation, il utilisera comme autre moyen une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l’appui du prolétariat.

Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d’indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l’idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l’absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d’attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes. "Oh, s’écrièrent-ils, nous avons souffert bien des choses, mais cela, nous ne le tolérerons pas. La révolution ne peut être "légalisée". C’est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu’on peut recourir à des mesures exceptionnelles. L’objectif du mouvement d’émancipation n’est pas de rendre la révolution permanente, mais de conduire aussi vite que possible à une situation légale", etc.

Les représentants les plus radicaux de cette même démocratie ne se risquent pas, pour leur part, à prendre position contre la révolution, du point de vue de "succès" constitutionnels déjà acquis. Même pour eux, ce crétinisme parlementaire qui précède l’apparition même du parlementarisme ne constitue pas une arme suffisante dans la lutte contre la révolution prolétarienne. C’est une autre voie qu’ils choisissent. Ils prennent position en se fondant, non sur la loi, mais sur ce qu’ils prennent pour les faits - sur les "possibilités" historiques, sur le "réalisme" politique, et, en dernier ressort... sur le "marxisme". Et pourquoi pas ? Le pieux bourgeois de Venise, Antonio, l’a dit fort justement : "Le diable peut citer l’Écriture pour ses besoins. [1] " Ces démocrates radicaux ne regardent pas seulement comme fantastique l’idée même d’un gouvernement ouvrier en Russie, ils nient également qu’une révolution socialiste soit possible en Europe dans la toute prochaine période historique : "Les prémisses de la révolution, disent-ils, ne sont pas encore visibles." Est-ce vrai ? Certes, il n’est pas question de fixer un délai pour la révolution socialiste ; mais il est nécessaire de faire ressortir ses perspectives historiques véritables.

Notes

[1] Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte I, scène III.

Un gouvernement ouvrier en Russie et le socialisme

Nous avons montré ci-dessus que les prémisses objectives d’une révolution socialiste ont déjà été réalisées par le développement économique des pays capitalistes avancés. Mais que pouvons-nous dire, sous ce rapport, en ce qui concerne la Russie ?

Pouvons-nous nous attendre à ce que le passage du pouvoir aux mains du prolétariat russe soit le début de la transformation de notre économie nationale en une économie socialiste ? Nous avons répondu à cette question il y a un an, dans un article qui a été soumis, dans les organes des deux fractions de notre parti, aux feux croisés d’une sévère critique. Voici ce que nous y disions :

"Les ouvriers parisiens n’exigeaient pas de miracles de la Commune, nous dit Marx, [1]. Nous non plus ne devons pas, aujourd’hui, espérer de miracles immédiats de la dictature du prolétariat. Le pouvoir de l’État n’est pas tout-puissant. Il serait absurde de croire qu’il suffise au prolétariat, pour substituer le socialisme au capitalisme, de prendre le pouvoir et de passer ensuite quelques décrets. Un système économique n’est pas le produit des mesures prises par le gouvernement. Tout ce que le prolétariat peut faire, c’est d’utiliser avec toute l’énergie possible le pouvoir de l’État pour faciliter et raccourcir le chemin qui conduit l’évolution économique au collectivisme.

Le prolétariat commencera par les réformes qui figurent dans ce qu’on appelle le programme minimum ; et la logique même de sa position l’obligera à passer directement de là à des mesures collectivistes.

L’introduction de la journée de huit heures et d’un impôt sur le revenu rapidement progressif sera comparativement facile, encore que, même ici, le centre de gravité ne résidera pas dans la passation des " actes ", mais dans l’organisation de leur mise en pratique. Mais la principale difficulté - et c’est là que se situe le passage au collectivisme - résidera dans l’organisation, par l’État, de la production dans les usines qui auront été fermées par leurs propriétaires en guise de réponse à la passation de ces actes. Passer une loi pour l’abolition du droit d’héritage et mettre cette loi en application seront, comparativement, une tâche facile. Les legs sous forme de capital-argent n’embarrasseront pas le prolétariat, ni ne pèseront sur son économie. Mais, pour remplir la fonction d’héritier de la terre ou du capital industriel, l’État ouvrier doit être prêt à entreprendre l’organisation de la production sociale.

On peut dire la même chose, mais à un degré supérieur, de l’expropriation - avec ou sans indemnité. L’expropriation avec indemnité serait politiquement avantageuse, mais financièrement difficile, cependant que l’expropriation sans indemnité serait financièrement avantageuse mais politiquement difficile. Mais c’est dans l’organisation de la production que se rencontreront les plus grandes difficultés. Nous le répétons : un gouvernement du prolétariat n’est pas un gouvernement capable d’accomplir des miracles.

La socialisation de la production commencera dans les branches d’industrie où elle présente le moins de difficultés. Dans la première période, la production socialisée sera confinée dans un certain nombre d’oasis, reliées aux entreprises privées par les lois de la circulation des marchandises. Plus s’étendra le domaine de la production sociale et plus évidents deviendront ses avantages, plus solide se sentira le nouveau régime politique et plus hardies deviendront les mesures économiques ultérieures du prolétariat. Il pourra s’appuyer et s’appuiera, pour prendre ces mesures, non seulement sur les forces productives nationales, mais aussi sur la technique du monde entier, exactement comme, dans sa politique révolutionnaire, il ne s’appuiera pas seulement sur son expérience des rapports de classes dans son pays mais bien sur toute l’expérience historique du prolétariat international."

La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie. Même, si elle n’est que temporaire, la domination politique du prolétariat affaiblira à un degré extrême la résistance du capital, qui a constamment besoin du soutien de l’État, et fera prendre un essor gigantesque à la lutte économique du prolétariat. Les ouvriers ne pourront pas ne pas réclamer l’appui du gouvernement révolutionnaire pour les grévistes, et un gouvernement s’appuyant sur les ouvriers ne pourra pas le refuser. Mais cela aura pour conséquence d’annuler les effets de l’existence de l’armée de réserve du travail, d’engendrer la domination des ouvriers, non seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain économique, et de réduire à l’état de fiction la propriété privée des moyens de production. Ces conséquences sociales et économiques inévitables de la dictature du prolétariat se manifesteront très vite, bien avant que la démocratisation du système politique soit terminée. La barrière entre le programme minimum et le programme maximum tombe dès que le prolétariat accède au pouvoir.

Le premier problème que le régime prolétarien devra aborder en arrivant au pouvoir, c’est la question agraire, à laquelle est lié le sort des larges masses de la population russe. Dans la solution de cette question, comme dans celle de toutes les autres, le prolétariat prendra pour guide l’objectif fondamental de sa politique économique : disposer d’un domaine aussi vaste que possible pour organiser une économie socialiste. Cependant cette politique agricole, dans sa forme comme dans le rythme de sa mise en œuvre, devra être déterminée en fonction des ressources matérielles dont le prolétariat disposera, ainsi que du souci de ne pas jeter des alliés possibles dans les rangs de la contre-révolution.

La question agraire, c’est-à-dire la question du sort de l’agriculture telle qu’elle se pose en termes de rapports sociaux, ne se réduit pas, bien entendu, à la question de la terre, c’est-à-dire des formes de la propriété de la terre. Il n’y a pourtant aucun doute que la solution apportée au problème de la terre, même si elle ne décide pas de l’évolution de l’agriculture, décidera au moins de la politique agraire du prolétariat : autrement dit, ce que fera de la terre le régime prolétarien doit être étroitement lié à son attitude générale à l’égard du cours et des besoins du développement de l’agriculture. C’est pour cette raison que la question de la terre occupe la première place.

Une solution du problème de la terre à laquelle les socialistes révolutionnaires ont donné une popularité qui est loin d’être sans reproche, c’est la socialisation de toute la terre ; un terme qui, une fois débarrassé de son maquillage européen, ne signifie rien d’autre que l’ "égalité dans l’emploi de la terre" - ou le "partage noir" [2] . Le programme de la redistribution égale de la terre suppose donc l’expropriation de toute la terre, non seulement de la terre qui appartient à des propriétaires privés en général ou à des paysans propriétaires, mais aussi de la terre communale. Si nous considérons que cette expropriation devrait être l’un des premiers actes du nouveau régime, cependant que les rapports de l’économie marchande et capitaliste seraient encore complètement dominants, il nous faudra alors constater que les paysans seraient (ou plutôt, estimeraient qu’ils sont) les premières "victimes" de l’expropriation. Si nous considérons que, pendant plusieurs décennies, le paysan a payé l’argent du rachat [3] , qui aurait dû faire de la terre qui lui était assignée en partage sa propriété privée ; si nous considérons que certains des paysans les plus aisés, en faisant incontestablement des sacrifices considérables, sacrifices consentis par une génération qui est encore en vie, ont acquis de vastes étendues de terrain, nous pourrons facilement imaginer quelle résistance formidable provoquerait la tentative de transformer en propriété étatique les terres communales et celles qui appartiennent à de petits propriétaires. S’il agissait de la sorte, le nouveau régime commencerait par soulever dans la paysannerie une formidable opposition contre lui.

Et pourquoi les terres communales et celles des petits propriétaires devraient-elles être transformées en propriété d’État ? Afin de les rendre disponibles, de façon ou d’autre, pour leur exploitation économique "égale" par tous les agriculteurs, y compris les actuels paysans sans terre et travailleurs agricoles. Ainsi donc, du point de vue économique, le nouveau régime ne gagnerait rien à l’expropriation des petites propriétés et des terres communales, car, après la redistribution, les terres étatiques ou publiques seraient cultivées comme des terres privées. Du point de vue politique, le nouveau régime commettrait une erreur grossière, car il dresserait aussitôt la masse de la paysannerie contre le prolétariat des villes, tête de la politique révolutionnaire.

De plus, une distribution égale des terres suppose que l’emploi de main-d’œuvre salariée soit interdit par la loi. Or, l’abolition du travail salarié peut et doit être une conséquence des réformes économiques, mais non pas arrêtée d’avance par des interdits juridiques. Car il ne suffit pas d’interdire aux propriétaires terriens capitalistes l’emploi de main-d’œuvre salariée il faut d’abord assurer aux cultivateurs sans terre la possibilité de vivre, et de vivre une existence rationnelle du point de vue économique et social. Sous l’égide de l’égalité dans l’usage de la terre, interdire l’emploi de la main-d’œuvre salariée signifierait, d’une part, contraindre les cultivateurs sans terre à s’installer sur de minimes parcelles, de l’autre, obliger le gouvernement à leur fournir les outils et les fonds nécessaires à leur production, socialement irrationnelle.

Il est bien entendu que le prolétariat, lorsqu’il interviendra dans l’organisation de l’agriculture, ne commencera pas par attacher à leurs morceaux de terrain éparpillés des cultivateurs éparpillés, mais par faire exploiter les grandes propriétés par l’État ou les communes. C’est seulement lorsque la socialisation de la production aura été bien mise en selle que le processus de la socialisation pourra avancer davantage, vers l’interdiction du travail salarié. Le petit fermage capitaliste deviendra alors impossible ; mais il n’en sera pas de même des petites exploitations vivant en économie plus ou moins fermée, dont l’expropriation forcée n’entre absolument pas dans les plans du prolétariat socialiste.

En tout cas, le prolétariat ne peut sous aucune forme entreprendre l’application d’un programme de distribution égale qui, d’une part, comporte une expropriation sans objet, purement formelle, des petites propriétés, de l’autre nécessite l’émiettement tout à fait réel des grandes propriétés. Cette politique qui n’est, au point de vue économique, que du gaspillage, ne pourrait avoir comme fondement qu’une arrière-pensée utopique et réactionnaire ; par-dessus tout, elle affaiblirait politiquement le parti révolutionnaire.

Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. A ce sujet, aucun doute n’est permis. Mais il n’y a non plus aucun doute qu’une révolution socialiste à l’Ouest nous rendra directement capables de transformer la domination temporaire de la classe ouvrière en une dictature socialiste.

En 1904, Kautsky, discutant les perspectives du développement social et évaluant les chances d’une prochaine révolution en Russie, écrivait : "En Russie, la révolution ne pourrait aboutir immédiatement à un régime socialiste. Les conditions économiques du pays sont loin d’être mûres pour cela." Mais la révolution russe donnerait certainement un puissant élan au mouvement prolétarien dans le reste de l’Europe, et les luttes qui en résulteraient pourraient bien amener le prolétariat à accéder au pouvoir en Allemagne. " Un tel résultat, poursuivait Kautsky, devrait avoir une influence sur toute l’Europe. Il devrait conduire à la domination politique du prolétariat en Europe occidentale, et donner au prolétariat d’Europe orientale la possibilité de contracter les étapes de son développement et, en copiant l’exemple de l’Allemagne, d’instaurer artificiellement des institutions socialistes. La société dans sa totalité ne peut sauter artificiellement aucune des étapes de son développement, mais certaines de ses parties constituantes peuvent accélérer leur développement retardataire en imitant les pays avancés et, ainsi, parvenir même en tête du développement, parce qu’elles n’ont pas à supporter le fardeau de traditions que les pays plus anciens traînent avec eux... "Cela peut arriver", dit Kautsky, "mais, comme nous l’avons déjà dit, nous laissons ici le domaine de l’inévitable qui peut être étudié pour entrer dans celui du possible et il se peut donc aussi que les choses se passent autrement." [4] ; Ces lignes furent écrites par le théoricien social-démocrate allemand à un moment où il se demandait encore si une révolution éclaterait d’abord en Russie ou à l’Ouest. Depuis, le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentaux. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s’est rapproché du probable et, tout l’indique, est tout près de devenir inévitable.

Notes
[1] La Guerre civile en France, éditions Sociales, 1952, p. 53.

[2] Tchornyi Peredel, partage spontané des terres par les paysans.

[3] Après leur affranchissement de 1861, les paysans avaient dû payer des sommes élevées pour le rachat de leurs terres.

[4] K. Kautsky, Revoljucionnyja perspektivy (Perspectives révolutionnaires), Kiev, 1906.

La révolution et l’Europe

En juin 1905 nous écrivions :
"Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis 1848, plus d’un demi-siècle de conquêtes incessantes du capitalisme dans le monde entier ; plus d’un demi-siècle d’accommodation mutuelle " organique " des forces de la réaction bourgeoise et des forces de la réaction " féodale " ; plus d’un demi-siècle pendant lequel la bourgeoisie a manifesté sa soif forcenée d’une domination pour laquelle elle n’hésite pas à se battre avec férocité.

Tel un mécanicien fantastique qui, cherchant le mouvement perpétuel, rencontre obstacle après obstacle, et entasse machine sur machine pour les surmonter, la bourgeoisie a modifié et reconstruit son appareil d’État tout en évitant un conflit " extra-légal " avec les forces qui lui sont hostiles. Mais, de même que notre mécanicien autodidacte finit un jour par se heurter à l’ultime et à l’insurmontable obstacle de la loi de la conservation de l’énergie, de même la bourgeoisie doit finalement se heurter à cet ultime obstacle, pour elle insurmontable : les antagonismes de classe, réglés inévitablement par un conflit.
En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d’entreprises par de multiples liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d’éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l’ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d’État monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n’ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d’une crise sociale d’une extension inouïe. En refoulant tous les symptômes maladifs sous la surface, en éludant toutes les difficultés, en remettant à plus tard la solution de tous les problèmes majeurs de la politique intérieure et internationale, en estompant toutes les contradictions, la bourgeoisie est parvenue à différer le dénouement ; mais, par-là même, elle a préparé une liquidation radicale de son rôle à l’échelle mondiale. Elle s’est empressée de s’accrocher à toutes les forces réactionnaires, sans se préoccuper de leur origine. Le pape et le sultan ne sont pas les moindres de ses amis. La seule raison qui l’a empêchée d’établir des liens d’" amitié " avec l’empereur de Chine, c’est qu’il ne représente aucune force. Il était beaucoup plus avantageux pour elle de piller son territoire que de le conserver à son service, en le payant de ses deniers, dans les fonctions de gendarme. Nous voyons donc que la bourgeoisie a fait largement dépendre la stabilité de son système d’Etats de celle des remparts pré-capitalistes instables de la réaction.

Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L’émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu’à ce jour et en fera l’initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l’histoire a réalisé toutes les prémisses objectives [1]."
Si le prolétariat russe, ayant temporairement accédé au pouvoir, ne porte pas, de sa propre initiative, la révolution en territoire européen, il y sera contraint par les forces de la réaction féodale-bourgeoise européenne. Il serait naturellement vain, à l’heure actuelle, de déterminer les méthodes qu’emploiera la révolution russe pour se lancer à l’assaut de la vieille Europe capitaliste. Ces méthodes pourraient bien apparaître tout à fait à l’improviste. Prenons la Pologne comme exemple du maillon qui relie l’Est révolutionnaire et l’Ouest révolutionnaire, étant entendu qu’il s’agit là d’une illustration de notre point de vue plutôt que d’une prédiction véritable.
Le triomphe de la révolution en Russie signifiera la victoire inévitable de la révolution en Pologne. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’existence d’un régime révolutionnaire dans les dix provinces de la Pologne sous occupation russe doive aboutir à une révolte de la Galicie et de la Posnanie. Les gouvernements des Hohenzollern et des Habsbourg y répondront en envoyant des forces militaires à la frontière polonaise pour, ensuite, la franchir et écraser leur ennemi dans son véritable centre : Varsovie. Il est clair que la révolution russe ne pourra pas laisser son avant-garde occidentale aux mains de la soldatesque austro-prussienne. Une guerre contre les gouvernements de Guillaume II et de François-Joseph deviendrait, dans ces conditions, un acte d’auto-défense de la part du gouvernement révolutionnaire russe. Quelle attitude adopterait alors le prolétariat d’Autriche et d’Allemagne ? Il est évident qu’il ne pourrait rester passif pendant que les armées de ces deux pays mèneraient une croisade contre-révolutionnaire. Une guerre entre l’Allemagne féodale-bourgeoise et la Russie révolutionnaire conduirait inévitablement à une révolution prolétarienne en Allemagne. A ceux à qui cette affirmation pourrait paraître trop catégorique, nous répondrons en leur demandant de chercher quel événement historique aurait plus de chance de contraindre les ouvriers allemands et les réactionnaires allemands à une épreuve de force ouverte.

Lorsque notre ministère d’octobre [2] décréta à l’improviste la loi martiale en Pologne, une rumeur tout à fait plausible se répandit selon laquelle cette mesure était prise sur des instructions venues directement de Berlin. A la veille de la dispersion de la Douma [3], les journaux gouvernementaux publièrent, en les présentant comme des menaces, des informations concernant des négociations en cours, entre les gouvernements de Berlin et de Vienne, sur l’éventualité d’une intervention armée de leur part dans les affaires intérieures de la Russie, afin d’y réduire la sédition. Aucune sorte de démenti ministériel ne put affaiblir le choc que produisirent ces informations. Il était clair que, dans les palais de trois pays voisins, on préparait une sanglante revanche contre-révolutionnaire. Comment les choses pourraient-elles être autrement ? Les monarchies semi-féodales des pays voisins pourraient-elles rester passives tandis que les flammes de la révolution lèchent les frontières de leurs royaumes ?
Bien qu’elle soit loin d’avoir encore remporté la victoire, la révolution russe a déjà eu ses effets sur la Galicie à travers la Pologne. "Qui aurait pu prévoir, il y a un an - s’est écrié Daszynsky à la conférence de Lvov du parti social-démocrate, en mai de cette année -, ce qui se passe en ce moment en Galicie ? Ce grand mouvement paysan a rempli d’étonnement l’Autriche tout entière. Zbaraz élit un social-démocrate au poste de vice-prévôt du conseil régional. Des paysans publient un journal socialiste révolutionnaire destiné aux paysans, intitulé Le Drapeau rouge, de grands meetings de paysans, forts de 30 000 personnes, se tiennent, des processions traversent les villages galiciens, autrefois si calmes et apathiques, brandissant des drapeaux rouges et chantant des chants révolutionnaires... Qu’arrivera-t-il lorsque, venant de Russie, l’annonce de la nationalisation du sol atteindra ces paysans misérables ? " Il y a plus de deux ans, au cours d’une discussion avec le socialiste polonais Louznia, Kautsky indiqua que la Russie ne doit plus être considérée comme un boulet attaché au pied de la Pologne, ni la Pologne comme une tête de pont orientale de l’Europe révolutionnaire enfoncée comme un coin dans les steppes de la barbarie moscovite. Si la révolution russe se développe et remporte la victoire, la question polonaise, selon Kautsky, "retrouvera son acuité, mais non dans le sens où le pense Louznia. Elle dirigera sa pointe, non contre la Russie, mais contre l’Autriche et l’Allemagne, et, si la Pologne sert la cause de la révolution, son devoir sera, non de défendre la révolution contre la Russie, mais de l’étendre en Autriche et en Allemagne." Cette prophétie est bien plus près de se réaliser que Kautsky lui-même ne pouvait le penser.

Mais une Pologne révolutionnaire n’est pas du tout le seul point de départ possible pour une révolution en Europe. Nous avons indiqué plus haut que la bourgeoisie s’est systématiquement abstenue pendant des décennies entières de résoudre bien des questions complexes et graves, tant en politique intérieure qu’en politique étrangère. Les gouvernements bourgeois ont mis d’énormes masses d’hommes sous les armes, mais ils ne se décident pas à trancher de l’épée les nœuds enchevêtrés de la politique internationale. Seul un gouvernement qui a l’appui de la nation dont les intérêts vitaux sont en jeu, ou encore un gouvernement qui sent le sol se dérober sous ses pas et est inspiré par le courage du désespoir, peut lancer au combat des centaines et des milliers d’hommes. Dans les conditions modernes de la culture politique, de la science militaire, du suffrage universel et du service militaire obligatoire, seule une profonde confiance ou un aventurisme insensé peut lancer deux nations dans un conflit. Dans la guerre franco-prussienne de 1870, il y avait, d’un côté, Bismarck, qui combattait pour la prussianisation de l’Allemagne, ce qui, après tout, signifiait l’unité nationale, nécessité élémentaire ressentie par tous les Allemands ; il y avait, de l’autre, le gouvernement de Napoléon III, insolent, impuissant, méprisé par le peuple, prêt à se lancer dans n’importe quelle aventure susceptible de lui assurer douze mois d’existence de plus. La même division des rôles a abouti à la guerre russo-japonaise. Il y avait, d’un côté, le gouvernement du Mikado, auquel ne s’oppose pas encore un puissant prolétariat révolutionnaire, qui luttait pour la domination du capital japonais sur l’Extrême-Orient, de l’autre un gouvernement autocratique qui avait fait son temps et s’efforçait de racheter les défaites subies à l’intérieur par des victoires à l’extérieur.

Dans les vieux pays capitalistes, il n’y a pas de pareilles revendications "nationales", c’est-à-dire de revendications de la société bourgeoise dans sa totalité, dont la bourgeoisie dirigeante puisse se faire le champion. Les gouvernements de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Autriche sont incapables de conduire des guerres nationales. Les intérêts vitaux des masses populaires, les intérêts des nationalités opprimées ou la politique intérieure barbare d’un pays voisin ne sont plus susceptibles d’amener un seul gouvernement bourgeois à faire une guerre qui pourrait avoir un caractère libérateur, donc national. D’un autre côté, les intérêts des pillards capitalistes, qui conduisent si souvent tel ou tel gouvernement à entrechoquer ses éperons et aiguiser son sabre à la face du monde, ne peuvent susciter aucune réponse dans les masses populaires. C’est pourquoi la bourgeoisie ne peut ou ne veut, ni proclamer, ni conduire de guerres nationales. Et ce à quoi aboutissent les guerres antinationales modernes, c’est ce que l’on a vu lors de deux expériences récentes : en Afrique du Sud et en Extrême-Orient.

La sévère défaite parlementaire subie par les conservateurs impérialistes en Angleterre n’est pas, en dernière analyse, due aux leçons de la guerre contre les Boers ; une conséquence beaucoup plus importante et plus menaçante (pour la bourgeoisie) de la politique impérialiste, c’est l’autodétermination politique du prolétariat britannique qui, maintenant qu’elle a commencé, avancera avec des bottes de sept lieues. Quant aux conséquences de la guerre russo-japonaise pour le gouvernement de Pétersbourg, elles sont suffisamment connues pour qu’il ne soit pas nécessaire de les rappeler. Mais, indépendamment même de ces deux dernières expériences, du moment où le prolétariat européen a commencé à se dresser sur ses jambes, les gouvernements européens ont toujours redouté de le mettre devant le dilemme de la guerre ou de la révolution. C’est précisément parce qu’ils craignent la révolte du prolétariat que les partis bourgeois sont obligés, au moment même où ils votent des sommes monstrueuses pour les dépenses militaires, de faire des déclarations solennelles en faveur de la paix, de rêver de tribunaux internationaux d’arbitrage et même de l’organisation d’États unis d’Europe. Ces pitoyables déclarations ne peuvent, naturellement, abolir ni les antagonismes entre États, ni les conflits armés.
La paix armée qui s’est instaurée en Europe après la guerre franco-prussienne était fondée sur un équilibre européen des puissances qui ne supposait pas seulement l’inviolabilité de la Turquie, le partage de la Pologne et la sauvegarde de l’Autriche, ce manteau d’Arlequin ethnographique, mais aussi le maintien du despotisme russe, armé jusqu’aux dents, dans ses fonctions de gendarme de la réaction européenne. Mais la guerre russo-japonaise porta un coup sévère à ce système, maintenu artificiellement, dans lequel l’autocratie occupait une position de premier plan. La Russie disparut pour un temps du prétendu concert des puissances. L’équilibre des puissances était détruit. D’autre part, les victoires japonaises excitaient les instincts conquérants de la bourgeoisie capitaliste. La possibilité d’une guerre sur le territoire européen s’est considérablement accrue. Des conflits mûrissent partout, et si, jusqu’à présent, ils ont pu être réglés par des moyens diplomatiques, il n’y a, cependant, aucune garantie que ces moyens puissent réussir longtemps. Mais une guerre européenne signifie inévitablement une révolution européenne [4].

Pendant la guerre russo-japonaise, le parti socialiste de France a déclaré que si le gouvernement français intervenait en faveur de l’autocratie, il appellerait le prolétariat à prendre les mesures les plus résolues, jusqu’à la révolte incluse. En mars 1906, lorsque le conflit franco-allemand sur le Maroc arriva à son point culminant, le bureau socialiste international résolut, dans l’éventualité d’une menace de guerre, de "déterminer les méthodes d’action les plus avantageuses pour tous les partis socialistes de l’Internationale et pour toute la classe ouvrière organisée, afin d’empêcher la guerre ou d’y mettre fin". Ce n’était naturellement qu’une résolution. Il faut une guerre pour mettre à l’épreuve sa signification réelle, mais la bourgeoisie a toute raison d’éviter une telle épreuve. Cependant, malheureusement pour la bourgeoisie, la logique des rapports internationaux est plus forte que la logique de la diplomatie.

La banqueroute de l’État russe, qu’elle résulte de la continuation de la gestion des affaires par la bureaucratie ou qu’elle soit déclarée par un gouvernement révolutionnaire qui refusera de payer pour les péchés de l’ancien régime, aura en France de terribles conséquences. Les radicaux, qui ont maintenant les destinées politiques de la France entre leurs mains, ont assumé, en prenant le pouvoir, toutes les fonctions de protection des intérêts du capital. C’est pourquoi il y a toute raison d’admettre que la crise financière résultant de la banqueroute russe se répercuterait directement en France, et y prendrait la forme d’une crise politique aiguë, qui ne pourrait prendre fin qu’avec le passage du pouvoir aux mains du prolétariat. D’une façon ou de l’autre, que ce soit par l’intermédiaire d’une révolution en Pologne, des conséquences d’une guerre européenne ou des effets de la banqueroute de l’État russe, la révolution franchira la frontière et pénétrera dans les territoires de la vieille Europe capitaliste.
Mais, même sans la pression d’événements extérieurs comme une guerre ou une banqueroute, la révolution peut se produire dans un avenir prochain, sous l’effet de l’extrême aggravation de la lutte des classes, dans l’un des pays d’Europe. Nous n’essaierons pas de former ici des hypothèses pour déterminer lequel de ces pays sera le premier à prendre le chemin de la révolution ; une chose est certaine, c’est que, dans la dernière période et dans tous les pays européens, les contradictions entre les classes ont atteint un haut degré d’intensité.
La croissance colossale, dans le cadre d’une constitution semi-absolutiste, de la social-démocratie allemande conduira, avec une nécessité inéluctable, le prolétariat à une lutte ouverte avec la monarchie féodalo-bourgeoise. La question de la grève générale, en tant que moyen de résistance à un coup d’État politique, est devenue, l’année dernière, une question centrale dans la vie politique du prolétariat allemand. En France, le passage du pouvoir aux radicaux laisse au prolétariat les mains entièrement libres, ces mains qui, depuis longtemps, étaient liées par la coopération avec des partis bourgeois dans la lutte contre le nationalisme et le cléricalisme. Le prolétariat socialiste, riche des immortelles traditions de quatre révolutions, et la bourgeoisie conservatrice, qui se dissimule sous le masque du radicalisme, sont face à face. En Angleterre où, pendant un siècle, les deux partis bourgeois ont joué régulièrement le jeu de bascule du parlementarisme, le prolétariat, sous l’influence de toute une série de facteurs, vient tout juste de prendre le chemin de la séparation politique. Tandis qu’en Allemagne ce processus a pris quatre décennies, la classe ouvrière anglaise, qui possède de puissants syndicats et est riche d’expériences dans le domaine des luttes économiques, peut, en quelques bonds, rejoindre l’armée du socialisme continental.

La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l’absolutisme pétersbourgeois, force principale de la réaction européenne, elle créera, dans la conscience et dans l’humeur du prolétariat européen, les prémisses nécessaires de la révolution.
La fonction du parti socialiste était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d’agitation et d’organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise [5] . En d’autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l’ordre du jour la question d’une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste. La lutte pour le suffrage universel est devenue acharnée en Autriche, en Saxe et en Prusse, sous l’influence directe des grèves d’octobre en Russie. La révolution à l’Est contaminera le prolétariat occidental de son idéalisme révolutionnaire, et éveillera le désir de "parler russe" à l’ennemi. Si le prolétariat russe se trouve lui-même au pouvoir, fût-ce seulement par suite d’un concours momentané de circonstances dans notre révolution bourgeoise, il rencontrera l’hostilité organisée de la réaction mondiale et trouvera, d’autre part, le prolétariat mondial prêt à lui donner son appui organisé.

Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d’elle. Elle n’aura pas d’autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l’énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d’État entre leurs mains, les ouvriers russes, la contre-révolution dans leur dos et la réaction européenne devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale :
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Notes

[1] Voir ma préface à la traduction russe de l’Adresse au jury, de F. Lassalle, éditée par Molot. Il s’agit du procès intenté contre Lassalle et Weyer pour " incitation à s’armer contre l’autorité royale ", jugé par les assises de Cologne le 3 mai 1849. (Voir F. Mehring, Geschichte der deutschen Sozial-Demokratie, vol. Il, p. 489-491. N.d.T.)

[2] Le ministère du comte Witte, désigné comme Premier ministre par le tsar le jour de la publication du manifeste du 17 octobre 1905.

[3] La dissolution de la première Douma, le 21 juillet 1906, marqua le début de la dictature de Stolypine.

[4] Cette phrase est soulignée dans l’édition de 1919.

[5] Cette phrase est soulignée dans l’édition de 1919.

Extraits de "Bilan et perspectives" de Léon Trotsky

Qu’est-ce que la révolution ?

La vague révolutionnaire

Lénine

Les enseignements de la révolution

Toute révolution marque un tournant brusque dans la vie d’énormes masses populaires. Tant, que ce tournant n’est pas arrivé à maturité, aucune révolution véritable ne saurait se produire. Et, de même que chaque tournant dans la vie d’un homme est pour lui plein d’enseignements, lui fait vivre et sentir quantité de choses, de même la révolution donne au peuple entier, en peu de temps, les leçons les plus substantielles et les plus précieuses.

Pendant la révolution, des millions et des dizaines de millions d’hommes apprennent chaque semaine plus qu’en une année de vie ordinaire, somnolente. Car lors d’un brusque tournant dans la vie de tout un peuple, on aperçoit avec une netteté particulière les fins que poursuivent les différentes classes sociales, les forces dont elles disposent et leurs moyens d’action.

Tout ouvrier conscient, tout soldat, tout paysan doit mûrement réfléchir aux enseignements de la révolution russe, surtout, maintenant, à la fin de juillet, quand il apparaît clairement que la première phase de notre révolution a abouti à un échec.

I

En effet, voyons ce que les masses ouvrières et paysannes voulaient obtenir en faisant la révolution. Qu’attendaient-elles de la révolution ? On sait qu’elles en attendaient la liberté, la paix, le pain, la terre.

Or, que voyons-nous maintenant ?

Au lieu de la liberté, on commence à rétablir l’arbitraire d’autrefois. La peine de mort est instituée sur le front [1] pour les soldats. On traduit devant les tribunaux les paysans qui, d’autorité, se sont emparés des terres des grands propriétaires fonciers. Les imprimeries des journaux ouvriers sont saccagées. Les journaux ouvriers sont interdits sans jugement. On arrête les bolcheviks, souvent sans même formuler contre eux la moindre accusation ou en en formulant de manifestement calomnieuses.

On objectera peut-être que les persécutions dont les bolcheviks sont l’objet ne constituent pas une atteinte à la liberté, puisqu’elles ne visent que des personnes déterminées, sur lesquelles pèsent des accusations précises. Mais cette objection est d’une mauvaise foi notoire et évidente. Commuent. peut-on, en effet, saccager une imprimerie et interdire des journaux pour des délits commis par des individus, ces délits fussent-ils prouvés et reconnus par un tribunal ? Il en serait autrement si le gouvernement avait reconnu pour criminels, au regard de la loi, le parti bolchevique tout entier, son orientation, ses idées. Mais chacun sait que le gouvernement de la libre Russie ne pouvait rien faire et n’a rien fait de tout cela.

Ce qui montre surtout le caractère calomnieux des accusations formulées contre les bolcheviks, c’est que les journaux des grands propriétaires fonciers et des capitalistes se sont furieusement attaqués aux bolcheviks à cause de la lutte menée par ceux-ci contre la guerre, contre les grands propriétaires fonciers et contre les capitalistes, et que ces journaux réclamaient ouvertement l’arrestation et la persécution des bolcheviks alors qu’aucune accusation contre aucun bolchevik n’avait encore été montée.

Le peuple veut la paix. Or, le gouvernement révolutionnaire de la libre Russie a recommencé la guerre de conquêtes en exécution de traités secrets, ceux-là mêmes que l’ex-tsar Nicolas II avait conclus avec les capitalistes anglais et français pour que les capitalistes de Russie puissent piller les peuples étrangers. Ces traités secrets ne sont toujours pas publiés. Le gouvernement ont de la libre Russie a éludé la question par des dérobades et n’a pas proposé jusqu’à ce jour une paix équitable à tous les peuples.

Il n’y a pas de pain. De nouveau, la famine menace. Tous voient que les capitalistes et les riches trompent sans vergogne le Trésor sur les fournitures de guerre (actuellement, la guerre coûte au peuple 50 millions de roubles par jour) ; qu’ils réalisent, grâce à la hausse des prix, des bénéfices exorbitants, tandis que rien, absolument rien, n’a été fait pour organiser un recensement sérieux de la production et de la répartition des produits par les ouvriers. Les capitalistes, de plus en plus arrogants, jettent les ouvriers sur le pavé, cela à un moment où le peuple souffre de la disette de marchandises.

L’immense majorité des paysans ont proclamé haut et clair, en une longue suite de congrès, qu’ils considéraient l’existence de la grande propriété foncière comme une injustice et un vol. Et le gouvernement, qui se prétend révolutionnaire et démocratique, continue depuis des mois à berner les paysans, à les tromper par des promesses et des atermoiements. Durant des mois les capitalistes n’ont pas permis au ministre Tchernov de promulguer la loi interdisant l’achat et la vente des terres. Et lorsque cette loi a enfin été promulguée, les capitalistes ont déclenché contre Tchernov une odieuse campagne de calomnies qu’ils continuent jusqu’à ce jour. Dans son zèle à défendre les grands propriétaires fonciers, le gouvernement en est arrivé à une telle impudence qu’il commence à faire poursuivre en justice les paysans qui se sont emparés « arbitrairement » des terres.

On berne les paysans en leur recommandant d’attendre l’Assemblée constituante, cette Assemblée dont les capitalistes continuent à différer la convocation. Maintenant que, sous la pression des bolcheviks, sa convocation a été fixée au 30 septembre, les capitalistes crient bien haut que ce délai est trop court, « impossible » ; et ils exigent que l’Assemblée soit renvoyée à une date ultérieure... Les membres les plus influents du parti des capitalistes et des grands propriétaires fonciers - le parti « cadet » ou parti de la « liberté du peuple » - préconisent ouvertement, comme Panina par exemple, le renvoi de l’Assemblée constituante à la fin de la guerre.

Pour la terre, attends jusqu’à l’Assemblée constituante. Pour l’Assemblée constituante, attends jusqu’à la fin de la guerre. Pour la fin de la guerre, attends jusqu’à la victoire totale. Voilà ce qu’il en est. Les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, qui ont la majorité dans le gouvernement, se moquent tout bonnement des paysans.

II

Mais comment cela a-t-il pu se produire dans un pays libre, après que le pouvoir tsariste a été renversé ?

Dans un pays non libre, le peuple est gouverné par un tsar et une poignée de grands propriétaires fonciers, de capitalistes, de fonctionnaires que personne n’a élus.

Dans un pays libre, le peuple n’est gouverné que par ceux qu’il a lui-même élus à cet effet. Aux élections, le peuple se divise en partis, et chaque classe de la population forme ordinairement son propre parti. Ainsi, les grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les paysans, les ouvriers forment des partis distincts. C’est pourquoi le peuple des pays libres est gouverné par le moyen d’une lutte ouverte entre les partis et de libres accords entre ces derniers.

Après le renversement du pouvoir tsariste, le 27 février 1917, la Russie fut gouvernée pendant près de quatre mois comme un pays libre, précisément par le moyen d’une lutte ouverte entre des partis librement formés et de libres accords entre eux. Aussi, pour comprendre le développement de la révolution russe, faut-il établir avant tout quels étaient les principaux partis en présence, quelles étaient les classes dont ils défendaient les intérêts, quels étaient les rapports qui existaient entre tous ces partis.

III

Après le renversement du tsarisme, le pouvoir d’Etat passa aux mains du premier Gouvernement provisoire. Celui-ci était composé de représentants de la bourgeoisie, c’est-à-dire des capitalistes auxquels s’étaient joints les grands propriétaires fonciers. Le parti « cadet », principal parti des capitalistes, y tenait la première place comme parti dirigeant et gouvernemental de la bourgeoisie.

Ce n’est pas par hasard que le pouvoir est tombé aux mains de ce parti, bien que ce ne soient pas les capitalistes, évidemment, mais les ouvriers, les paysans, les matelots et les soldats qui aient combattu les troupes du tsar et versé leur sang pour la liberté. Le pouvoir est tombé aux mains du parti des capitalistes parce que cette classe possédait la force que donnent la richesse, l’organisation et l’instruction. Depuis 1905, et surtout pendant la guerre, la classe des capitalistes et des grands propriétaires fonciers qui marchent de conserve avec eux a fait en Russie de grands progrès quant à son organisation.

Le parti cadet a toujours été un parti monarchiste, aussi bien en 1905 que de 1905 à 1917. Au lendemain de la victoire du peuple sur la tyrannie tsariste, ce parti se déclara républicain. L’histoire montre que, lorsque le peuple triomphe de la monarchie, les partis capitalistes consentent toujours à être républicains, pourvu qu’ils puissent sauvegarder les privilèges des capitalistes et leur pouvoir absolu sur le peuple.

En paroles, le parti cadet est pour la « liberté du peuple ». En fait, il est pour les capitalistes ; c’est pourquoi tous les grands propriétaires fonciers, tous les monarchistes, tous les Cent-Noirs, se sont, aussitôt rangés de son côté. Témoin la presse et les élections. Après la révolution, tous les journaux bourgeois et toute la presse des Cent-Noirs se sont mis à chanter à l’unisson avec les cadets. Tous les partis monarchistes, n’osant pas se présenter ouvertement aux élections, ont soutenu le parti cadet, comme ce fut le cas à Petrograd.

Maîtres du pouvoir, les cadets se sont employés de toutes leurs forces à continuer la guerre de conquête et de brigandage commencée par le tsar Nicolas II, qui avait signé des traités secrets de brigandage avec les capitalistes anglais et, français. Ces traités promettaient aux capitalistes russes, en cas de victoire, l’annexion et de Constantinople, et de la Galicie, et de l’Arménie, etc. Quant au peuple, le gouvernement des cadets lui donnait le change par des dérobades et des promesses vaines, renvoyant, le règlement de tous les grands problèmes d’un intérêt vital pour les ouvriers et les paysans à l’Assemblée constituante, dont il ne fixait d’ailleurs pas la date de convocation.

Le peuple, profitant de la liberté, commença à s’organiser de lui-même. Les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans étaient l’organisation principale des ouvriers et des paysans, qui forment l’immense majorité de la population de la Russie. Ces Soviets avaient commencé à se constituer dès la révolution de Février ; quelques semaines plus tard dans la plupart des grandes villes de Russie et dans nombre de districts, tous les éléments conscients et avancés de la classe ouvrière et de la paysannerie étaient groupés dans les Soviets.

Les Soviets avaient été élus en toute liberté. Ils étaient les organisations authentiques des masses populaires, ouvrières et paysannes, les organisations authentiques de l’immense majorité du peuple. Les ouvriers et les paysans revêtus de l’uniforme militaire étaient armés.

Il va sans dire que les Soviets pouvaient et devaient prendre en main tout le pouvoir d’Etat. Il n’aurait dû y avoir dans l’Etat, jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante, aucun autre pouvoir que les Soviets. Alors seulement notre révolution aurait été vraiment populaire, vraiment démocratique. Alors seulement les masses laborieuses, qui aspirent réellement à la paix, qui ne sont réellement pas intéressées à une guerre de conquête, auraient pu commencer à appliquer, avec résolution et fermeté, une politique susceptible de mettre un terme à la guerre de conquête et d’amener la paix. Alors seulement les ouvriers et les paysans auraient pu mater les capitalistes qui réalisent des bénéfices fabuleux « grâce à la guerre » et qui ont conduit le pays à la ruine et à la famine. Mais, dans les Soviets, seule une minorité de députés se rangeait du côté du parti des ouvriers révolutionnaires, des social-démocrates bolcheviques, qui exigeaient la remise de tout le pouvoir d’Etat aux Soviets. Quant à la majorité des députés, elle se rangeait du côté du parti social-démocrate menchevique et du parti socialiste-révolutionnaire, qui étaient contre la remise du pouvoir aux Soviets. Au lieu de supprimer le gouvernement de la bourgeoisie et de le remplacer par un gouvernement des Soviets, ces partis préconisaient le soutien du gouvernement de la bourgeoisie, l’entente avec lui, la formation d’un gouvernement de coalition. C’est dans cette politique d’entente avec la bourgeoisie, pratiquée par les partis socialiste‑révolutionnaire et menchevique à qui la majorité du peuple avait donné sa confiance, que réside le contenu essentiel du développement de la révolution au cours de ces cinq premiers mois.

IV

Voyons d’abord comment, se faisait cette politique d’entente des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avec la bourgeoisie. Nous rechercherons ensuite la raison pour laquelle la majorité du peuple leur a fait confiance.

V

La politique d’entente des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires avec les capitalistes a été pratiquée, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, à toutes les étapes de la révolution russe.

Juste à la fin de février 1917, dès que le peuple eut remporté la victoire et que le pouvoir tsariste eut été renversé, le Gouvernement provisoire des capitalistes s’adjoignit Kérenski, en tant que « socialiste ». A la vérité, Kérenski n’avait jamais été socialiste ; il n’était que troudovik [2] et ne commença à figurer parmi les « socialistes-révolutionnaires » qu’à partir de mars 1917, c’est-à-dire au moment où la chose n’offrait plus aucun danger et ne laissait pas d’être avantageuse. Le Gouvernement provisoire capitaliste s’appliqua aussitôt, par l’intermédiaire de Kérenski, vice-président du Soviet de Petrograd, à s’attacher le Soviet, à l’apprivoiser. Et le Soviet - c’est-à-dire les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks qui y prédominaient - se laissa apprivoiser dès la formation du Gouvernement provisoire capitaliste, il accepta de « le soutenir » « dans la mesure » où il remplirait ses engagements.

Le Soviet se considérait comme un organisme de vérification, de contrôle des actes du Gouvernement provisoire. Les leaders du Soviet instituèrent une commission dite « de contact », qui devait assurer la liaison avec le gouvernement [3]. Au sein de cette commission de contact, les leaders socialistes-révolutionnaires et mencheviques du Soviet, qui étaient à vrai dire des ministres sans portefeuille ou des ministres non officiels, étaient constamment en pourparlers avec le gouvernement des capitalistes.

Cet état de choses dura pendant tout le mois de mars et presque tout le mois d’avril. Les capitalistes procédaient par atermoiements et dérobades, cherchant à gagner du temps. Pendant cette période, le gouvernement capitaliste ne prit aucune mesure tant soit peu sérieuse pour développer la révolution. Même pour s’acquitter de la tâche immédiate qui lui incombait directement - convoquer l’Assemblée constituante -, le gouvernement ne fit absolument rien ; il ne posa pas la question devant les organisations locales, il ne créa même pas la commission centrale qui devait l’étudier. Le gouvernement n’avait qu’une seule préoccupation : renouveler secrètement les traités internationaux de brigandage que le tsar avait signés avec les capitalistes d’Angleterre et de France ; freiner, aussi prudemment et insensiblement que possible, la révolution ; tout promettre, ne rien tenir. A la « commission de contact », les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks faisaient figure de benêts que l’on nourrit de phrases pompeuses, de promesses, de « tu l’auras ». Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se laissaient prendre à la flatterie comme le corbeau de la fable et écoutaient avec plaisir les capitalistes qui protestaient de leur haute estime pour les Soviets sans lesquels, disaient-ils, ils n’entreprenaient rien.

En fait, le temps passait, sans que le gouvernement des capitalistes eût absolument rien fait pour la révolution. Mais, contre la révolution, il avait réussi pendant ce temps à renouveler les traités secrets de brigandage, ou plus exactement, à les sanctionner et à les « ranimer » par des négociations complémentaires, non moins secrètes, avec les diplomates de l’impérialisme anglo-français. Contre la révolution, le gouvernement, avait réussi pendant ce temps à jeter les bases d’une organisation (ou du moins d’un rapprochement) contre-révolutionnaire des généraux et des officiers de l’armée engagée sur les théâtres d’opérations. Contre la révolution, le gouvernement avait commencé à organiser les industriels, les fabricants, les usiniers, qui, contraints de faire concession sur concession sous la poussée des ouvriers, commençaient, cependant, en même temps, à saboter la production et à en préparer l’arrêt au moment propice.

Cependant, l’organisation des ouvriers et des paysans d’avant-garde dans les Soviets progressait sans cesse. Les meilleurs représentants des classes opprimées se rendaient compte que le gouvernement, malgré son accord avec le Soviet de Petrograd, malgré la grandiloquence de Kérenski, malgré l’existence de la « commission de contact », restait un ennemi du peuple, un ennemi de la révolution. Les masses se rendaient compte que, si la résistance des capitalistes n’était pas brisée, la cause de la paix, de la liberté, de la révolution serait perdue à coup sûr. L’impatience et la colère grandissaient dans les masses.

VI

Elles débordèrent les 20 et 21 avril. Le mouvement fut spontané, personne ne l’avait préparé. Il était si nettement, dirigé contre le gouvernement qu’un régiment manifesta même en armes et se présenta au palais Marie pour arrêter les ministres. Il apparut clairement aux yeux de tous que le gouvernement ne pouvait plus se maintenir. Les Soviets pouvaient (et devaient) prendre le pouvoir en main sans rencontrer la moindre résistance de quelque coté que ce fût. Au lieu de cela, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks soutinrent le gouvernement capitaliste en train de s’effondrer, se lièrent davantage par la recherche d’accords avec lui et prirent des initiatives plus funestes encore, qui conduisaient le révolution à sa perte.

La révolution instruit toutes les classes avec une rapidité et une profondeur inconnues en temps ordinaire, en temps de paix. Les capitalistes, mieux organisés et plus expérimentés en matière de lutte des classes et de politique s’instruisirent plus vite que les autres. Voyant que la situation du gouvernement était intenable, ils eurent recours à un procédé dont ont usé des dizaines d’années durant, depuis 1848, les capitalistes des autres pays, afin de mystifier, de diviser et d’affaiblir les ouvriers. Ce procédé consiste à former un ministère dit de « coalition », c’est-à-dire réunissant des représentants de la bourgeoisie et des transfuges du socialisme.

Dans les pays où la liberté et la démocratie existent depuis plus longtemps qu’ailleurs à côté du mouvement ouvrier révolutionnaire, en Angleterre et en France, les capitalistes ont maintes fois usé de ce procédé avec grand succès. Les chefs « socialistes », entrés dans un ministère bourgeois, ne manquaient pas de se révéler des hommes de paille, des marionnettes, qui jouaient le rôle de paravent pour les capitalistes, d’instrument de mystification à l’égard des ouvriers. Les capitalistes « démocrates et républicains » de Russie ont eu recours à ce même procédé. Socialistes-révolutionnaires et mencheviks se sont tout de suite laissé jouer et, le 6 mai, un ministère « de coalition » comprenant Tchernov, Tsérétéli et Cie était un fait accompli.

Les benêts des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique exultaient, pâmés d’admiration sous les rayons de la gloire ministérielle de leurs chefs. Les capitalistes, ravis, se frottaient les mains ; ils s’étaient assuré contre le peuple le concours des « chefs des Soviets », qui leur avaient promis de soutenir des « actions offensives sur le front », c’est-à-dire la reprise de la guerre impérialiste de brigandage, qui avait été sur le point de s’interrompre pour de bon. Les capitalistes connaissaient bien la présomptueuse impuissance de ces chefs ; ils savaient que les promesses faites par la bourgeoisie - au sujet du contrôle et même de l’organisation de la production, au sujet de la politique de paix, etc., - ne seraient jamais tenues.

C’est ce qui se produisit. La deuxième phase du développement de la révolution, du 6 mai au 9 ou au 18 juin, a parfaitement confirmé les calculs des capitalistes qui avaient compté se jouer sans peine des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

Pendant que Péchékhonov et Skobélev se leurraient eux-mêmes et leurraient le peuple par des phrases pompeuses, en disant qu’on prélèverait 100% sur les profits des Capitalistes, que la « résistance » de ces derniers « était brisée », etc., les capitalistes continuaient à se renforcer. Pratiquement, rien, mais absolument rien ne fut fait pendant ce temps pour mater les capitalistes. Les transfuges du socialisme devenus ministres n’étaient en réalité que des machines à parler, destinées à donner le change aux classes opprimées cependant que tout l’appareil de l’administration d’Etat demeurait aux mains de la bureaucratie (des fonctionnaires) et de la bourgeoisie. Le fameux Paltchinski, sous-secrétaire d’Etat à l’Industrie, était le représentant typique de cet appareil, qui entravait la réalisation de toutes les mesures dirigées contre les capitalistes. Les ministres bavardaient, et les choses restaient inchangées.

La bourgeoisie se servait surtout du ministre Tsérétéli pour combattre la révolution. On l’envoya « apaiser » Cronstadt : les révolutionnaires de là-bas avaient eu le front de destituer le commissaire [4] nommé par le gouvernement. La presse bourgeoise lança contre Cronstadt une campagne extrêmement tapageuse, haineuse, acharnée, de mensonges, de calomnies et d’excitations, l’accusant de vouloir « se séparer de la Russie », répétant cette ineptie et d’autres analogues sur tous les tons, terrorisant la petite bourgeoisie et les philistins. Tsérétéli, représentant le plus typique des philistins obtus et terrorisés, s’est laissé prendre avec une « bonne foi » inégalable à l’hameçon des calomnies répandues par la bourgeoisie ; plus que tous les autres, il s’employa avec zèle à « foudroyer et mater » Cronstadt, sans comprendre qu’il jouait le rôle d’un valet de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Il se trouva être l’instrument grâce auquel un « accord » fut passé avec Cronstadt révolutionnaire, en ce sens que le commissaire de la ville n’était pas purement et simplement nommé par le gouvernement, mais élu à Cronstadt et agréé par le gouvernement. C’est à ces misérables compromis que consacraient leur temps les ministres transfuges passés du socialisme dans le camp de la bourgeoisie.

Là où un ministre bourgeois n’aurait pas pu se présenter pour assumer la défense du gouvernement, devant les ouvriers révolutionnaires ou dans les Soviets, on voyait paraître (ou plutôt la bourgeoisie y envoyait) un ministre « socialiste » - Skobélev, Tsérétéli, Tchernov, d’autres encore - qui œuvrait en conscience au profit de la bourgeoisie, suait sang et eau pour défendre le ministère, blanchissait les capitalistes, bernait le peuple en répétant des promesses, des promesses et des promesses, et en lui recommandant d’attendre, d’attendre et d’attendre.

Le ministre Tchernov était surtout absorbé par des marchandages avec ses collègues bourgeois ; jusqu’en juillet même, jusqu’à la nouvelle « crise du pouvoir » qui s’ouvrit alors à la suite du mouvement des 3 et 4 juillet, jusqu’à la démission des ministres cadets, le ministre Tchernov consacra tout son temps à une œuvre utile, intéressante et profondément conforme aux aspirations du peuple : il « exhortait », il engageait ses collègues bourgeois à consentir au moins à l ’interdiction des transactions de vente et d’achat des terres. Cette mesure fut solennellement promise aux paysans, au congrès (Soviet) des députés paysans de Russie à Petrograd. Promesse qui n’a jamais été tenue. Tchernov ne put la tenir ni en mai ni en juin, jusqu’au moment où la vague révolutionnaire des 3 et 4 juillet, explosion spontanée qui coïncida avec la démission des ministres cadets, lui permit d’appliquer cette mesure. Mais, même alors, ce ne fut qu’une mesure isolée, impuissante à améliorer sérieusement la situation des paysans en lutte pour la terre, contre les grands propriétaires fonciers.

Sur le front, la tâche contre-révolutionnaire, impérialiste, de reprendre la guerre impérialiste de brigandage, tâche dont un Goutchkov détesté du peuple n’avait pu s’acquitter, était à ce moment accomplie brillamment et avec succès par le « démocrate révolutionnaire » Kérenski, membre tout frais émoulu du parti socialiste-révolutionnaire. Kérenski se laissait griser par son éloquence ; les impérialistes, qui le maniaient comme on pousse un pion sur l’échiquier, lui offraient de l’encens, le flattaient, l’idolâtraient. Tout cela parce qu’il servait avec foi et amour les intérêts des capitalistes et engageait les « troupes révolutionnaires » à accepter la reprise de la guerre en exécution des traités conclus par le tsar Nicolas II avec les capitalistes d’Angleterre et de France, de la guerre menée pour faire obtenir aux capitalistes russes Constantinople et Lvov, Erzeroum et Trébizonde.

Ainsi se passa la deuxième période de la révolution russe, du 6 mai au 9 juin. La bourgeoisie contre-révolutionnaire se renforça, se consolida, sous le couvert et sous l’égide des ministres « socialistes » ; elle prépara l’offensive à la fois contre l’ennemi extérieur et contre l’ennemi intérieur, c’est-à-dire contre les ouvriers révolutionnaires.

VII

Le parti des ouvriers révolutionnaires, le parti bolchevique, préparait pour le 9 juin une manifestation à Petrograd, afin de permettre aux masses d’affirmer de façon organisée leur mécontentement et leur indignation irrésistiblement accrus. Les chefs socialistes-révolutionnaires et mencheviques, empêtrés dans leurs accords avec la bourgeoisie et liés par la politique impérialiste de l’offensive, furent terrifiés en sentant s’effondrer l’influence dont ils jouissaient auprès des masses. Et ce fut contre la manifestation une clameur générale, qui associait cette fois aux cadets contre-révolutionnaires les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Sous la direction de ces derniers et par suite de leur politique d’entente avec les capitalistes, la volte-face opérée par les masses petites-bourgeoises vers une alliance avec la bourgeoisie contre-révolutionnaire se précisa complètement, se dessina avec un relief saisissant. Là est la portée historique, la signification de classe, de la crise du 9 juin.

Les bolcheviks décommandèrent la manifestation, inspirés par le souci de ne pas mener les ouvriers à une bataille désespérée, à ce moment-là, contre les cadets, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks réunis. Mais ces deux derniers partis, désireux de conserver tout au moins quelque reste de la confiance des masses, se virent obligés de fixer au 18 juin une manifestation commune. L’exaspération de la bourgeoisie était à son comble, car elle interprétait à juste titre cette décision comme l’indice que la démocratie petite-bourgeoise penchait vers le prolétariat ; elle résolut de paralyser l’action de la démocratie en déclenchant l’offensive sur le front.

Effectivement, le 18 juin, les mots d’ordre du prolétariat révolutionnaire, les mots d’ordre du bolchevisme remportaient une victoire particulièrement imposante parmi les masses de Pétersbourg et, le 19 juin, la bourgeoisie et le bonapartiste [5] Kérenski annonçaient solennellement que, justement le 18, l’offensive avait commencé sur le front.

Pratiquement l’offensive signifiait la reprise de la guerre de brigandage dans l’intérêt des capitalistes, contre la volonté de l’immense majorité des travailleurs. Aussi l’offensive impliquait-elle nécessairement, d’une part, une accentuation prodigieuse du chauvinisme et le passage du pouvoir militaire (et, par conséquent, politique) à la clique militaire des bonapartistes ; d’autre part, l’emploi de la violence contre les masses, la persécution des internationalistes, la suppression de la liberté d’agitation, les arrestations et les exécutions des adversaires de la guerre.

Si le 6 mai avait attaché les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks au char triomphal de la bourgeoisie par une corde, le 19 juin les y a rivés, et en tant que serviteurs des capitalistes, par une chaîne.

VIII

Par suite de la reprise de la guerre de brigandage, la colère des masses s’intensifia, naturellement, avec une rapidité et une violence accrues. Les 3 et 4 juillet, leur indignation éclata, malgré les efforts des bolcheviks pour contenir l’explosion à laquelle ils devaient, bien entendu, s’efforcer de donner une forme aussi organisée que possible.

Esclaves de la bourgeoisie, enchaînés par leur maître, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks acceptèrent tout : et le rappel de troupes réactionnaires à Petrograd, et le rétablissement de la peine de mort, et le désarmement des ouvriers et des troupes révolutionnaires, et les arrestations, les poursuites, l’interdiction des journaux sans jugement. Le pouvoir, que la bourgeoisie ne pouvait prendre en entier au sein du gouvernement et dont les Soviets ne voulaient pas, tomba aux mains des bonapartistes, de la clique militaire, soutenue sans réserve, cela s’entend, par les cadets et les Cent-Noirs, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

De déchéance en déchéance. Une fois engagés sur la pente d’une entente avec la bourgeoisie, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks glissèrent irrésistiblement et touchèrent le fond. Le 28 février, au Soviet de Petrograd, ils avaient promis un soutien conditionnel au gouvernement bourgeois. Le 6 mai, ils le sauvaient de la déconfiture et, en acceptant l’offensive, se laissaient transformer en valets et en défenseurs du gouvernement. Le 9 juin, ils s’unissaient à la bourgeoisie contre-révolutionnaire dans sa campagne de haine farouche, de mensonges et de calomnies contre le prolétariat révolutionnaire. Le 19 juin, ils approuvaient la reprise, devenue effective, de la guerre de rapine, Le 3 juillet, ils acceptaient que l’on fît venir les troupes réactionnaires ; ce fut le début de l’abandon définitif du pouvoir aux bonapartistes. De déchéance en déchéance.

Cette fin honteuse des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique n’est pas l’effet du hasard ; c’est le résultat, maintes fois confirmé par l’expérience européenne, de la situation économique des petits patrons, de la petite bourgeoisie.

IX

Tout le monde évidemment a observé que les petits patrons se mettent en quatre, font l’impossible pour « parvenir », devenir de vrais patrons, se hausser au niveau de patron « aisé », au niveau de la bourgeoisie. Tant que règne le capitalisme, les petits patrons n’ont que cette alternative : ou devenir eux-mêmes capitalistes (ce qui arrive, dans le meilleur des cas, à un petit patron sur cent), ou passer à l’état de petit patron ruiné, de semi-prolétaire, puis de prolétaire. Il en est de même en politique : la démocratie petite-bourgeoise, notamment ses chefs, s’aligne sur la bourgeoisie. Les chefs de la démocratie petite-bourgeoise bercent leurs masses de promesses et d’assurances sur la possibilité d’une entente avec les gros capitalistes. En mettant les choses au mieux, ils obtiennent des capitalistes, pour un temps très court et au profit d’une faible couche supérieure des masses laborieuses, de menues concessions. Mais, dans toutes les questions décisives, importantes, la démocratie petite-bourgeoise a toujours été à la remorque de la bourgeoisie dont elle était un appendice impuissant et a toujours été un instrument docile entre les mains des rois de la finance. L’expérience de l’Angleterre et de la France a maintes fois confirmé cette vérité.

L’expérience de la révolution russe pendant laquelle les événements, influencés surtout par la guerre impérialiste et la crise profonde qu’elle a provoquée, se sont déroulés avec une rapidité extrême, cette expérience de février à juillet 1917 a confirmé avec une vigueur et une netteté remarquables le vieil axiome marxiste de l’instabilité de la petite bourgeoisie.

L’enseignement de la révolution russe, c’est que les masses laborieuses ne pourront s’arracher à l’étreinte de fer de la guerre, de la famine et du joug des grands propriétaires fonciers et des capitalistes qu’à la condition de rompre complètement avec les partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, de prendre nettement conscience du rôle de trahison de ces partis, de repousser toute entente avec la bourgeoisie, de passer résolument aux côtés des ouvriers révolutionnaires. Seuls les ouvriers révolutionnaires, s’ils sont soutenus par les paysans pauvres, sont en mesure de briser la résistance des capitalistes, de conduire le peuple à la conquête sans rachat de la terre, à la liberté complète, à la victoire sur la famine, à la victoire sur la guerre, à une paix juste et durable.

La suite...

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  • « Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l’évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. »

    Friedrich Engels

    Extrait d’une lettre à Karl Marx du 13 février 1851

  • Seuls ceux qui ignorent les lois de la révolution, lois naturelles autant que sociales, n’y voient que des hasards et des absurdités.

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