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Le parti de la mystification de Maximilien Rubel

vendredi 26 juin 2015, par Robert Paris

LE PARTI DE LA MYSTIFICATION

Dans le débat sur l’« abandon » par le parti communiste français du postulat marxien de la dictature du prolétariat, personne ne semble avoir mentionné un fait qui méritait pourtant d’être mis en lumière. Il permet d’éclairer, en effet, mieux que tout autre le sens et la nature de cette démarche : c’est le parti qui s’arroge le droit de décider si le prolétariat doit ou non exercer sa dictature : c’est le parti, voire son secrétaire entouré de ses idéologues qui, se substituant à la classe et à la masse des travailleurs, décide de rayer d’un trait de plume ce qui, selon Marx, représente une « période historique », transitoire certes, mais nécessaire et inévitable de l’évolution de la société et nullement un phénomène accidentel susceptible d’être abandonné ou accepté au gré des impératifs de la nouvelle stratégie politique dictée par le programme commun. Le parti se garde bien de remettre en question l’essentiel, à savoir ses prérogatives de représentant autoproclamé de la classe ouvrière. C’est toujours lui qui, par la voix de ses chefs, décide en lieu et place de la classe ouvrière, c’est lui qui définit la nature et la forme que doit prendre l’action de cette classe ; et rien ne garantit que l’abandon de la dictature du prolétariat entraîne l’abandon de la dictature sur le prolétariat, la seule qui importe au parti.
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Le concept de dictature du prolétariat est partie intégrante de la théorie du développement du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise ; développement dont Marx affirme avoir révélé la « loi naturelle ». Engels range cette théorie parmi les deux grandes découvertes scientifiques de son ami, après la conception matérialiste de l’histoire comparable à la découverte de Darwin : « Ainsi que Darwin a découvert la loi de l’évolution de la nature organique, Marx découvrit la loi de développement de l’histoire humaine. » Le postulat politique de la dictature du prolétariat s’inscrit dans la perspective d’une société capitaliste pleinement développée, terrain de l’affrontement entre une classe possédante fortement minoritaire, mais au sommet de son pouvoir, et une classe ouvrière largement majoritaire, dépossédée économiquement et socialement, mais intellectuellement et politiquement mûre et apte à établir sa domination par la « conquête de la démocratie » au moyen du suffrage universel. Parvenu à cette position dominante, le prolétariat n’usera de la force que pour répondre à la force, au cas où la bourgeoisie quitterait le terrain de la légalité afin de conserver ses privilèges de domination. La dictature du prolétariat est décrite dans la conclusion du Capital comme « expropriation des expropriateurs », autrement dit comme « expropriation de quelques usurpateurs par la masse ».
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Tout en étant limitées à une étape déterminée de l’évolution globale du genre humain, les lois et les tendances du développement de l’économie capitaliste « se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer », les pays développés industriellement montrant aux pays moins développés « l’image de leur propre avenir ». Cédant la parole à un critique russe du Capital, Marx souscrivait sans réserve à une interprétation qui mettait tout l’accent sur le déterminisme implacable de sa théorie sociale : « elle démontre », déclarait ce critique, « en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l’humanité y croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience ». Marx lui-même n’est pas moins catégorique : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (...) elle ne peut dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement : mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement. » (Le Capital.)
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Que faudrait-il penser d’une société de savants qui oserait proclamer le « renoncement » à la loi newtonienne de l’attraction universelle ou aux lois mendéliennes de l’hybridation des plantes et de l’hérédité chez les végétaux ? Et qui invoquerait, pour justifier sa décision, le caractère « non dogmatique » de ces lois, sans se soucier de les réfuter par des méthodes scientifiques, mais en prétextant un profond changement des modes de pensée dans les classes non intellectuelles ? Cette société « savante » se couvrirait de ridicule. Telle est pourtant l’attitude de la compagnie savante se disant communiste et marxiste qui, tout en se réclamant d’une théorie dont elle ne cesse de souligner le caractère scientifique, en rejette l’enseignement majeur, celui même qui intéresse l’existence de la majorité des hommes : agissant au nom du « socialisme scientifique », ses dirigeants et idéologues ne déclarent-ils pas que l’évolution des sociétés capitalistes a rendu caduc l’impératif de la dictature du prolétariat, ce qui équivaut à remettre en question une thèse que Marx lui-même considérait comme son principal apport au socialisme scientifique.
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Il importe peu de savoir si l’« abandon de la dictature du prolétariat » répond à des impératifs de tactique électorale ou s’il renvoie à d’autres préoccupations : car cet « abandon » signifie au fond que les responsables de la politique du parti écartent du débat le principal intéressé, le prolétariat, qui seul a pour « mission historique » de libérer les sociétés de l’esclavage de l’argent et de l’État, donc d’exercer sa dictature. Ainsi le veut la science de Marx autant que le simple bon sens non marxiste : la dictature du prolétariat ne pouvant être que l’affaire des exploités - donc de la presque totalité de l’espèce humaine -, la décision d’un parti, quel qu’il soit, d’effacer un postulat dont la portée éthique le dispute au revêtement scientifique ne saurait avoir le moindre effet sur l’évolution de la société et la vocation révolutionnaire et émancipatrice des esclaves modernes. Car si le mouvement ouvrier est, d’après le Manifeste communiste, « le mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité », la dictature du prolétariat peut être définie comme la domination de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité, autrement dit, l’autodétermination du prolétariat. En somme, elle est censée réaliser les promesses d’une démocratie intégrale, l’autogouvernement du peuple, contrairement à la démocratie partielle (bourgeoise) dont les institutions assurent la dictature des possédants - du capital contrôlant le pouvoir politique, donc d’une minorité de citoyens - sur les non-possédants, donc sur l’immense majorité des citoyens. Dans ces conditions, comment expliquer qu’un parti se réclamant de Marx et du communisme abandonne une conception de la dictature du prolétariat qui - à tort ou à raison - annonce l’avènement de la démocratie intégrale ?
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Alors qu’avant octobre 1917 Lénine rêvait pour la Russie d’un autogouvernement des ouvriers et des paysans, il s’orientera après la prise du pouvoir vers la conception d’une « dictature du prolétariat » susceptible d’être exercée par la « dictature de quelques personnes », voire « par la volonté d’un seul » ; cette conception correspondait parfaitement à l’état économique et social d’un pays qui pouvait tout « développer » excepté le... socialisme, la dictature du parti ayant pour objectif la création du prolétariat « soviétique » et non l’abolition de celui-ci, dont la mise en place de rapports sociaux compatibles avec l’exploitation du travail salarié et la domination de l’homme par l’homme. C’est à cette école et non à celle de Marx que les dirigeants des partis communistes ont pris leurs leçons d’hommes politiques. C’est eux-mêmes qu’ils condamnent en prenant leur distance avec un régime qui a su construire pour des millions de paysans prolétarisés un archipel de bagnes dont la description n’a d’analogue que l’Inferno de Dante.

L’impératif de la dictature du prolétariat implique la vision de l’abrègement et de l’adoucissement des maux d’enfantement de la société enfin humaine. Les révolutions « marxistes », russe et chinoise, n’ont fait que susciter le mal qu’elles sont censées avoir supprimé. Telle est la mystification de notre époque. Et si les partis dits ouvriers peuvent décréter l’« abandon de la dictature du prolétariat », n’est-ce pas parce que le prolétariat n’a pas (encore ?) cette conscience révolutionnaire que la conception matérialiste de l’histoire tient pour le résultat fatal du devenir-catastrophique du mode de production capitaliste en pleine expansion mondiale ?

M. R.

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