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Qu’y a-t-il de paradoxal dans le « sommeil paradoxal » ?

jeudi 24 septembre 2015, par Robert Paris

Le principal paradoxe du "sommeil paradoxal", cette phase du sommeil où nous rêvons, est le fait que le cerveau, pourtant en sommeil, est plus actif, plus dynamique, plus créatif, plus agité que jamais, plus même que lorsque nous sommes éveillés...

« Il n’était donc plus question d’en faire un stade de sommeil léger. Le rêve devenait le troisième état du cerveau, aussi différent du sommeil que le sommeil l’est de l’éveil. »

Le Sommeil et le Rêve (1992), Histoire naturelle du rêve de Michel Jouvet

Les périodes de sommeil paradoxal où se produisent les rêves (ou l’essentiel des rêves, car il semble qu’il y avait des rêves en dehors) ont lieu en moyenne toutes les 90 minutes pendant une période de 15 à 20 min.

Extraits de la conférence de Michel Jouvet pour l’Université de tous les savoirs du 4 février 2000 :

« Que se passe-t-il quand nous sommes éveillés ? Le cortex cérébral est excité par un réseau de neurones. Cette excitation provoque une activité électrique rapide qui est nécessaire à la conscience…. Même si l’on est inconscient de ce qui se passe autour de nous pendant le sommeil, il n’en existe pas moins une conscience automatique « endogène », déclenchée périodiquement au cours du sommeil, et que 80% d’entre nous ont expérimentée. (20% ne se rappellent pas de leurs rêves, ce qui ne veut nullement dire qu’ils ne rêvent pas. Note M et R) Cette conscience onirique, ce sont les rêves. Les rêves apparaissent surtout au cours du sommeil paradoxal qui survient par périodes de 20 minutes toutes les 90 minutes au cours du sommeil chez l’homme. On sait que le sommeil paradoxal n’existe pas chez les animaux qui ne règlent pas leur température. C’est une acquisition de l’évolution phylogénétique qui a été faite, il y a 65 millions d’années, pour des raisons qu’on ignore, par les oiseaux et les mammifères. Le sommeil paradoxal est très important après la naissance. Sa relation avec le « sommeil sismique », qui existe chez le fœtus (avant la naissance), est toujours discutée. Le sommeil orthodoxe (avec fuseaux et ondes lentes) part de l’hypothalamus ; le sommeil paradoxal dépend du pont et du bulbe. Il commande un système qui bloque les muscles. Lorsque nous rêvons, que nous courons, nous envoyons des informations motrices à notre moelle épinière, mais nous ne bougeons pas, parce qu’il y a un système qui vient bloquer nos mouvements. Un autre système active le cortex cérébral et surtout le système limbique qui est responsable des émotions, de la mémoire et de la programmation de l’individuation. »

Qu’y a-t-il de paradoxal dans le « sommeil paradoxal » ?

Il y a de nombreux paradoxes qui sont reliés au caractère contradictoire dialectiquement qui pilote le fonctionnement cérébral, et notamment le sommeil.

Le premier est relié à son nom et est issu du paradoxe entre des signes de sommeil profond (inhibition provoquant une atonie musculaire) et des signes d’éveil (ondes électriques et mouvements oculaires rapides). En effet, le sommeil paradoxal est accompagné d’une activité onirique intense. Le sommeil paradoxal est connu notamment pour être le moment privilégié du rêve. Il joue également un rôle primordial dans la maturation du système nerveux ainsi que dans l’augmentation des capacités de stockage en mémoire. Donc une grande passivité liée à une intense activité : voilà le premier paradoxe qu’il faut comprendre…

Le second paradoxe, qui engendre le premier, tient au fait qu’il s’agit pour l’un d’une inhibition et pour l’autre d’une inhibition d’une inhibition engendrant une activation des fonctions créatrices et des interactions entre idées.

Donc des phénomènes de négation de la négation entre diverses fonctions cérébrales et notamment entre sommeil et éveil et entre inhibitions mais aussi entre création et mémorisation.

Le sommeil paradoxal, avec son EEG semblable à celui de l’éveil, est le produit de l’interaction complexe entre des noyaux du tronc cérébral, des structures du système limbique et des aires corticales. D’autres de ses caractéristiques étonnantes ont aussi des mécanismes qui ont pu être localisés.

C’est le cas des mouvements oculaires rapides qui surviennent durant le sommeil paradoxal et dont on ignore la fonction. Ils sont produits par la formation réticulaire pontique et transmis aux couches motrices des colliculi supérieurs. Les neurones colliculaires projettent à leur tour sur la formation réticulaire pontique paramédiane (FRPP) qui coordonne la durée et la direction des mouvements oculaires.

Autre caractéristique singulière du sommeil paradoxal dont on a localisé la source : la paralysie quasi-totale du corps qui l’accompagne. L’activité nerveuse intense enregistrée durant le sommeil paradoxal excite en effet la grande majorité des neurones corticaux, y compris ceux du cortex moteur primaire. Ces neurones moteurs génèrent ainsi des séquences d’activité organisées commandant des mouvements du corps mais seul les muscles respiratoires, oculaires, ainsi que ceux de l’oreille interne pourront actualiser la commande motrice. Celle-ci ne parviendra jamais jusqu’aux motoneurones des membres.

Durant le sommeil paradoxal, l’augmentation d’activité de neurones cholinergiques de la protubérance va exciter d’autres neurones de la formation réticulée pontique qui utilisent le glutamate comme neurotransmetteur. Ceux-ci vont à leur tour envoyer des projections vers le bulbe rachidien où ils vont activer des interneurones qui relâchent de la glycine. Ce sont ces interneurones des noyaux réticulés bulbaires magnocellulaires, dont les axones descendent dans la moelle épinière, qui vont inhiber fortement les motoneurones en les hyperpolarisant.

Pierre Maquet explique dans « La Recherche » de janvier 2007 :

« De nombreuses observations suggéraient déjà que les deux phases du sommeil, le lent et le paradoxal, favorisent la mémorisation. La preuve d’une relation causale est apportée par des neurologues de l’université de Lübeck en Allemagne. (...) Le sommeil lent favorise la mémoire explicite – celle des connaissances et des faits dont on a conscience de se souvenir. Le sommeil paradoxal consolide plutôt la mémoire implicite – celle des moyens nécessaires pour accomplir une tâche. Ils sont sans doute liés à deux phénomènes se déroulant uniquement pendant le sommeil : un changement dans la quantité de neuromédiateur produit par le cerveau et une oscillation spécifique de son activité électrique. »

« Sciences et avenir » de juin 2008 :
« Le cerveau sombre dans l’inconscience pour un repos bien mérité. Soudain, au bout de plusieurs dizaines de minutes, une partie du cortex cérébral jusque-là profondément endormi se « réveille ». Hyper stimulé, il se met à générer des images, des sons, des sensations. Alors que le corps est paralysé, des scènes apparaissent, s’enchaînent, composent un scénario riche en détails, en bruits, en émotions, voire en odeurs. Une histoire prend forme, plus ou moins logique ou totalement fantasque, avec des rebondissements improbable et des personnages étranges. (…) Quelle est la fonction de ce phénomène cérébral étrange ? (…) Aujourd’hui, grâce aux progrès des neurosciences et de l’imagerie cérébrale, de nouvelles théories émergent et convergent à propos de nos songes. (…) « Le rêve est un système naturel de « réalité virtuelle » produit par le cerveau. » expose Autti Revonsuo. (…) Le rêve serait un immense théâtre où l’on affronterait des problèmes épineux pour apprendre à les résoudre en toute sécurité. (…) Cependant « 15% seulement des rêves récurrents décrivent une situation réaliste et probable. » affirme Antonio Zadra. (…) En tout cas, le rêve est une activité psychique involontaire que tout le monde pratique en moyenne vingt minutes par nuit, fractionnée en plusieurs épisodes. (…) Il survient essentiellement durant le sommeil paradoxal ou sommeil REM. (…) En 1895, Sigmund Freud s’intéresse le premier de près au rêve (…) Il y voit l’expression de nos désirs refoulés dans l’inconscient par notre censure interne. En 1960, Michel Jouvet (…) affirme que l’éveil permet au cerveau de reprogrammer les comportements fondamentaux de l’espèce, la chasse chez le félin par exemple. (…) Deux expériences ont lieu en 1994, qui relancent la question. Avi Karni de l’université Rehovot (Israël) montre tout d’abord que la privation de sommeil REM entraîne une difficulté à se souvenir de tâches que les sujets ont apprise la veille. (…) Puis c’est Matthew Wilson, neurobiologiste du MIT (USA) qui fait une observation incroyable. Une souris révise pendant son sommeil ce qu’elle a appris durant le jour. (…) En 2004, Pierre Maquet (…) teste l’hypothèse chez l’humain. (…) Comme pour la souris, les mêmes zones cérébrales se réactivent durant le sommeil. Pierre Maquet ajoute que si l’on prive un individu de sommeil REM ses performances mémorielles sont diminuées. Enfin, un individu qui sollicite fortement ses capacités de mémorisation connaît des phases de sommeil paradoxal plus longues qu’un individu qui n’est pas soumis à un processus d’apprentissage. En novembre 2007, l’équipe belge enfonce le clou, au niveau cellulaire cette fois. Un apprentissage engendre de nouvelles connexions entre neurones qui sont fragiles et doivent être renforcées pour devenir permanentes. L’équipe démontre alors que les premières étapes de la consolidation des synapses surviennent dans les minutes et les heures après l’apprentissage, au niveau cellulaire, et que le sommeil REM favorise cette consolidation. Mieux, il la faciliterait à long terme. (…) Malgré quelques voix discordantes, les neuroscientifiques semblent peu à peu admettre que le sommeil en général, et la phase paradoxale où se produit le plus le rêve en particulier, servent vraisemblablement à consolider la mémoire et stabiliser les souvenirs. D’autres vont plus loin. Le rêve serait utile pour établir des connexions que le rêveur ne ferait pas pendant l’éveil. Le cortex préfrontal étant désactivé, le rêve permettrait en effet des associations d’idées plus audacieuses qu’en pleine conscience. Un phénomène de levée d’inhibition qui dans certains cas déclencherait « l’insight », la révélation, l’intuition, pour trouver la solution à un problème insoluble. »

Le sommeil améliorerait le processus au cours duquel la créativité associe de nouvelles combinaisons qui sont utiles ou qui répondent à certaines exigences. Ceci se produirait dans le sommeil paradoxal, plutôt que dans le sommeil lent.

Durant le sommeil paradoxal, les niveaux élevés d’acétylcholine dans l’hippocampe suppriment les connexions de l’hippocampe vers le néocortex. La noradrénaline dans le néocortex encouragerait la propagation de l’activité associative dans les zones du néocortex sans contrôle de l’hippocampe. Ceci est en contraste avec la conscience de veille, où des niveaux élevés de noradrénaline et l’acétylcholine inhibent connexions récurrentes dans le néocortex. Le sommeil paradoxal à travers ce processus ajouterait la créativité en permettant à des structures du néocortex de réorganiser les hiérarchies associatives, dans lesquelles les informations de l’hippocampe seraient réinterprétées par rapport à des représentations ou des nœuds sémantiques précédents.

Le passage d’un état de conscience à un autre est provoqué par une inhibition comme c’est le cas pour le sommeil. Il y a des passages d’un état de conscience à un autre (successivement et en boucle éveil, sommeil lent et sommeil rapide). L’inhibition est l’action rapide qui interrompt une phase relativement plus longue. Par exemple, le sommeil lent est provoqué par l’inhibition des fibres ascendantes excitatrices responsables de l’éveil. Du coup, les inter-neurones inhibiteurs du cortex diminuent leur activité et les neurones corticaux se synchronisent progressivement. C’est l’inhibition de cette inhibition qui provoque le sommeil paradoxal. C’est en cela que la réactivation du cortex est un nouveau désordre : une désynchronisation du cortex. Mais, en même temps, le sommeil paradoxal est lui-même une inhibition. Le générateur de sommeil paradoxal est inhibiteur des neurones de la moelle épinière chargés de la transduction des signaux moteurs.

Le système réticulé activateur ascendant, terme barbare sous lequel on entend le système responsable de l’activation de l’éveil, est formé par l’interaction de trois zones : la formation réticulée, le thalamus et le cortex. Et c’est cet ensemble qui donne le « la », si l’on peut dire, de la transmission de base des neurones du cerveau éveillé au repos, le rythme alpha.
Le rythme alpha est d’environ 10 herz (soit dix cycles par seconde) fréquence autour de laquelle il y a un intervalle relativement vide d’événements électriques entourant un pic très net et intense. Cette étroite bande de fréquence serait le signal électrique émis par un système d’horlogerie dans le cerveau qui serait en rapport direct avec la limite inférieure de notre temps de réaction de l’ordre de 0,1 seconde. Holubar parle de pace-maker du cerveau car les personnes qui ont un rythme alpha lent ont une activité mentale ralentie.
Le second rythme est le rythme du sommeil paradoxal ou rythme béta dont l’origine est le tronc cérébral et qui envoie des messages au thalamus et au cortex occipital. C’est une activité électrique de fréquence environ 20 herz caractérisée notamment par des pointes de grande amplitude. Jean Louis Valatx, directeur de recherche à l’Inserm a montré en juin 94 qu’on peut le considérer comme un pace-maker du cerveau. C’est même le premier car c’est celui du foetus et il contrôle même 90% de la vie du foetus. Le sommeil paradoxal est caractérisé par des mouvements des yeux, une respiration irrégulière, l’érection pénienne et un électrocardiogramme voisin de l’éveil. Ce cycle serait le porteur de la mémorisation de l’espèce. En effet, le foetus commandé par ce seul rythme serait capable de toutes les mimiques faciales humaines qui ne seraient donc pas le résultat de l’apprentissage social, du moins chez l’homme. On l’a même appelé le pace-maker onirogène car il serait indispensable aux comportements oniriques.
Le troisième, le rythme gamma, qui correspond à une fréquence entre 35 et 75 herz, est considéré par Crick et Koch comme la base électrique du processus de la conscience et serait relié à la boucle hypothalamus, cortex neuro-végétatif et tronc cérébral.
On trouve encore le rythme téta à environ 6 herz et le rythme delta à environ 3 herz. Tous ces rythmes ne sont pas des rythmes régulièrement périodiques qui seraient seulement agités par le bruit des circuits mais des rythmes chaotiques, c’est-à-dire fondés sur la dynamique hors de l’équilibre. Ce sont des rythmes fondés sur le « bruit » des circuits. C’est l’ordre issu du désordre. L’attracteur étrange du rythme alpha, visualisé en trois dimensions et présenté sous différents angles, montre que le rebouclage ne se fait pas exactement. Le fait qu’il soit en trois dimensions au moins est fondamental pour cela. En dessous de trois dimensions, les courbes se recouperaient et on atteindrait la périodicité comme dans le cas de l’épilepsie.

Le neuroscientifique Antonio Damasio écrit dans « Le sentiment même de soi » :

« Rodolfo Lilnàs s’est servi de cette série de découvertes pour suggérer que la conscience, aussi bien dans l’état de veille que dans celui du sommeil paradoxal est le produit d’une formation en boucle impliquant à la fois le cortex cérébral, le thalamus et la formation réticulaire du tronc cérébral. Une telle boucle suppose que le thalamus et la formation réticulaire possèdent des neurones susceptibles d’émettre spontanément des signaux électriques. (…) Au cours des phases conscientes, la formation réticulaire produit continuellement un barrage de signaux en direction du thalamus et du cortex cérébral suscitant par la même la mise en place de certains schémas géométriques de cohérence corticale. »
Dans « Abstract-Psychiatrie » de novembre 2006, le docteur Raphaël Gaillard écrit :

« Lors de l’endormissement, les rythmes rapides alpha et bêta, caractéristiques des états de veille, disparaissent pour laisser place à des ondes lentes et de grande amplitude, les ondes gamma, caractéristiques du sommeil « lent ». A intervalles réguliers, environ toutes les 90 minutes, de brefs « orages cérébraux », ou sommeil paradoxal, s’accompagnent de mouvements rapides des yeux et d’une vive érection chez l’homme. (...) L’orage du sommeil paradoxal est d’une violence telle que l’on s’attend à ce qu’il touche les centres moteurs et, par voie de conséquence, cause des mouvements chez le dormeur. En fait, ceux-ci n’apparaissent pas. Ils sont bloqués dans la moelle épinière. » Le sommeil paradoxal est assimilable au délire : « une composante aléatoire s’insère dans le discours comme la formation des mots. » Deux composantes entrent dans le sommeil. Ce sont deux systèmes inhibiteurs. Le premier est système rostral qui agit sur le système réticulaire activateur ascendant et inhibe les structures centrales du tronc (blocage des ondes lentes d’encéphalomésencéphaliques). Le second est le système caudal inhibiteur qui agit sur les ondes gamma. C’est la base de l’activité paradoxale support de l’activité onirique. Cette activité ne peut être provoquée par des variations du milieu extérieur, contrairement au système rostral inhibiteur. L’activation du sommeil est donc fondée sur deux inhibitions, lente et rapide. Il en résulte des phases d’activité lente et rapide du cerveau dans le sommeil. Le biochimiste Ladislas Robert fait la même remarque à propos de la vison dans « Les temps de la vie », l’existence de deux mécanismes, un lent et un rapide, interactifs : « Ainsi pour les réactions visuelles, on a noté deux types de temps de réponse, des réactions précoces, transmises rapidement et des réactions plus lentes, plus soutenues. Ces deux types de réponse temporelle paraissent correspondre à deux voies empruntées par la communication des stimuli visuels (voie dorsale pour les rapides, voie ventrale pour les lents). Le passage d’information concernant les mouvements et les positions spatiales dans le cortex des primates serait rapide ( 28 millisecondes) tandis que le passage des informations concernant la forme, la couleur serait plus lent ( 39 millisecondes). (...) Il existe des interférences et des régulations de type rétroaction négative ou positive (...) ce qui explique le temps de réaction de 200 millisecondes mesurées pour l’homme pour la simple reconnaissance (de visage par exemple) (...). »

La théorie actuelle de Jean Paul Tassin, au Collège de France, est que le sommeil paradoxal sert à incorporer dans la mémoire du cerveau les événements de la veille. Selon J.P. Tassin et ses collaborateurs, le rêve aurait lieu durant le temps infime qui suit l’événement qui a provoqué le réveil. Durant le sommeil, la conscience s’évanouit, les neurones sérotoninergiques et noradrénergiques cessent de fonctionner, l’information nerveuse ne peut être maintenue au-delà de quelques millisecondes dans le cerveau. Sans l’activation de ces neurones, la vision du paysage et les émotions associées à cette expérience sont tellement éphémères qu’elles ne peuvent être perçues de manière consciente, ce sont des images subliminales inclues dans le rêve. Seulement pour qu’il y ait rêve, il faut qu’il y ait conscience, et même si le cerveau est actif, il n’y a ni conscience ni rêve… Mais alors comment expliquer l’impression que l’on a tous d’avoir rêvé durant la nuit ? Lors d’une nuit de sommeil classique, on peut se réveiller plus de dix fois. Ce sont des micro-réveils, le cerveau est en état d’éveil durant un très court instant, si court qu’il est rare de s’en rappeler au matin. Nous pourrions alors nous souvenir d’un rêve sans avoir le souvenir de nous être éveillé. Pour J. P. Tassin, le rêve apparaîtrait donc dans ces phases de micro-réveil, il serait finalement dépendant du sommeil puisqu’il faut qu’il y ait eu sommeil pour qu’il y ait réveil. Et Freud dans tout ça ? Le cerveau est capable de produire des dizaines d’images en moins d’une seconde, et cette dizaine d’images traitée consciemment suffit à raconter une histoire paraissant durer quelques minutes. Mais qu’en est-il de la cohérence de cette histoire ? Le rêve entre en jeu, créant des scénarii irréel et illogiques, mais aussi « non censurés » comme l’a noté Freud. Ces récits viennent de l’expérience diurne du rêveur, suscitant des images inconscientes qui seraient remises bout à bout pendant les quelques micro-réveils de la nuit.
Alors à quoi servirait la phase paradoxale ? Durant cette phase, les ondes cérébrales issues du cerveau profond se propagent dans le cortex frontal, réactivant ce que nous avons appris dans la journée, et consolidant souvenirs et gestes. Tout ceci est inconscient, et le rêve serait au plus, la prise de conscience fugace de ces mécanismes. Le chat cérébrolésé par M. Jouvet ne faisait que reproduire les gestes appris dans la journée, peux-t-on réellement affirmer qu’il rêvait ? Ce qui permet de les réactiver, de les faire revenir à la conscience lors du réveil. En stimulant ces traces biologiques lors du réveil crépusculaire, au moment où l’on sort graduellement du sommeil profond pour revenir à l’état d’éveil, l’électricité cérébrale donne des moments de rêve semi-conscients. « Cela veut dire que le rêve se fabrique durant tous les stades du sommeil, sommeil paradoxal et sommeil lent, mais avec des natures de rêves différentes, analyse Boris Cyrulnik. L’électrophysiologie confirme la théorie freudienne sans exclure celle de Michel Jouvet. » Il y a encore bien d’autres neurophysiologistes qui confirment Freud…

Lire Michel Jouvet, découvreur du sommeil paradoxal

Interview de Michel Jouvet sur le sommeil paradoxal :

« Afin de découvrir les structures impliquées dans l’habituation ("le cortex pavlovien" ou la "formation réticulée magounienne"), nous décidâmes, avec François Michel, un jeune interne travaillant avec moi, d’étudier l’habituation, soit sur des chats décortiqués chroniques, soit sur des chats porteurs de larges lésions de la formation réticulée, soit sur des chats mésencéphaliques ou pontiques. Cela nous prit quelque temps pour conserver en bon état et à une température corporelle normale des chats décortiqués ou mésencéphaliques chroniques, mais nous ne pouvions pas décider quelle théorie était la bonne, parce que, même lorsque les chats décortiqués étaient endormis du point de vue comportemental, il était impossible d’enregistrer des fuseaux ou des ondes lentes dans le thalamus ou dans la formation réticulée comme chez les chats normaux. Cependant, il y avait encore des pointes hippocampiques. Nous fîmes alors l’hypothèse que le cortex (ou le télencéphale) était responsable de l’activité d’ondes lentes corticales et thalamo-mésencéphaliques au cours du sommeil à ondes lentes, mais non du sommeil, puisque Ies chats décortiqués présentaient encore des pointes hippocampiques pendant des épisodes très brefs de sommeil comportemental.

Comme prochaine étape, nous décidâmes d’enregistrer l’activité musculaire grâce à l’électromyographie (EMG), pour obtenir une réaction motrice objective qui pourrait être facilement un indice d’habituation chez le chat mésencéphalique. Comme tout neurophysiologiste le sait, c’est dans les muscles du cou, très proches du crâne, que l’implantation d’électrodes électromyographiques sous-corticales est la plus facile. Du fait que nous opérions sur des chats mésencéphaliques et pontiques (dont toutes les structures nerveuses en avant du pont étaient enlevées), les seuls endroits où implanter les électrodes sous-corticales étaient la formation réticulée du pont. Par chance, nous implantâmes les électrodes dans ou près des noyaux du VI (le meilleur endroit pour enregistrer l’activité PGO, c’est-à-dire les pointes ponto-géniculo-occipitales, qui sont spécifiques du sommeil paradoxal et qui furent décrites dans mon laboratoire). Au début, nous fûmes très déçus par notre expérience. Même des stimulus auditifs très bruyants ne suscitaient guère de réactions comportementales dans nos préparations pontiques ou mésencéphaliques et il était presque impossible d’enregistrer la réaction électromyographique de sursaut, en raison de l’augmentation du tonus musculaire due à la rigidité de décérébration. Toutefois, durant des enregistrements électroencéphalographiques de longue durée, nous fûmes surpris d’observer toutes les 30 à 40 minutes, l’apparition périodique d’activité semblable à des fuseaux dans le pont, coïncidant avec la disparition totale de la réaction de sursaut de la nuque. Ces curieux épisodes duraient environ six minutes et se produisaient périodiquement toutes les cinquante minutes. Il y avait également des mouvements des vibrisses et des yeux.
Apparemment donc, nous étions confrontés à une sorte de "sommeil du cerveau postérieur (rhombencéphalique)" qui contrastait avec le sommeil à ondes lentes. Très rapidement, nous entreprîmes des enregistrements polygraphiques similaires chez le chat normal. Nous eûmes la surprise de constater que l’activité corticale observée au moment de la disparition totale de l’activité musculaire était semblable à celle de l’éveil, mais que le seuil d’éveil était beaucoup augmenté. Cela était une découverte paradoxale. A cette époque, William C. Dement, un confrère américain de l’université de Stanford, venait de publier son article classique (1958) sur le "sommeil activé". Il devint évident que ce sommeil activé à mouvements oculaires rapides était en fait quelque chose de très différent du sommeil à ondes lentes et qu’il constituait une phase ou un état différent de sommeil. A notre grande surprise, nous dûmes conclure que le rêve devait être déclenché par une structure située dans le tronc cérébral inférieur qui activait le cortex cérébral et le système limbique qui devait être responsable de l’imagerie onirique.

Du fait que le "sommeil rhombencéphalique ou paradoxal" pouvait être reconnu facilement sur des critères comportementaux (atonie et mouvements oculaires rapides) ou électroencéphalographiques (activité PGO semblable à des fuseaux dans le pont), il fut relativement facile de délimiter les structures responsables de son déclenchement par coagulation locale de la formation réticulée pontique. Puis, avec une jeune étudiante en médecine, Danièle Mounier, qui devint ma première épouse en 1961, nous observâmes que les lésions détruisant la partie dorsolatérale du tegmenturn pontique pouvaient abolir sélectivement le sommeil paradoxal sans abolir le sommeil à ondes lentes.
Apparemment, cet état de sommeil était un état actif, puisque nous pouvions le déclencher en stimulant le pont pendant le sommeil à ondes lentes. Mais les résultats de la stimulation étaient assez capricieux et nous apprîmes bientôt que le sommeil paradoxal ne pouvait être induit ou augmenté à volonté, mais qu’il existait une "période réfractaire" après chaque épisode. Cela nous amena à faire l’hypothèse d’un mécanisme "neuro-humoral" qui se "déchargerait" périodiquement pendant le sommeil. L’atropine ayant un effet de suppression puissant et sélectif et l’ésérine un effet facilitateur sur le sommeil paradoxal, nous fîmes l’hypothèse que des mécanismes cholinergiques étaient impliqués d’une certaine façon dans le sommeil paradoxal.
Puisque le sommeil paradoxal existait encore chez les chats pontiques, il pouvait être décrit comme sommeil rhombencéphalique, alors que le sommeil à ondes lentes pouvait être décrit comme sommeil télencéphalique, puisqu’il pouvait être relié à une organisation complexe du néocortex. Je publiai ces résultats au symposium ClBA de Londres en 1961. J’eus une longue discussion avec Nathaniel Kleitman qui présentait les résultats de William C. Dement. KIeitman pensait que le "sommeil activé" était dû à un cycle de base activité-repos qui persistait aussi bien pendant l’éveil que le sommeil. Lord Adrian présidait le symposium. La seule remarque qu’il fit sur le sommeil fut que « son chat ronflait de temps en temps ». Au bout du compte, l’hypothèse que le sommeil à ondes lentes dépend du cortex et que sommeil paradoxal dépend du rhombencéphale est encore valide aujourd’hui. Le sommeil paradoxal est aussi présent chez les animaux sans yeux (comme la taupe) et chez des oiseaux qui ne bougent pas leurs yeux (comme les chouettes). C’est la raison pour laquelle je continue à croire que l’expression de sommeil à mouvements oculaires rapides (REM Sleep) n’est probablement pas la meilleure pour décrire cet étrange état de sommeil dont la fonction est encore inconnue.

Quel rapport y a-t-il entre le sommeil paradoxal et l’activité onirique ?

Alors que le sommeil sans rêve se caractérise par une activité électrique composée d’ondes lentes, l’électroencéphalogramme d’un sujet rêvant est, au contraire, composé d’ondes rapides, semblables à celles que l’on peut recueillir chez un sujet éveillé. Cette étrange caractéristique m’a conduit à proposer l’expression de sommeil paradoxal pour désigner un état physiologique où le sujet, bien qu’endormi, manifeste une activité mentale comparable à celle de l’attention vigile. De nombreux indices concourent à valider cette hypothèse. L’un des plus convaincants est celui obtenu en comparant la qualité et la précision des souvenirs de rêves chez des sujets réveillés pendant des phases de sommeil paradoxal ou non paradoxal. Ainsi, au début des années 1960, un confrère américain de l’université de Stanford, William Dement, a montré que, en moyenne, plus de 80 % des sujets réveillés en phase de sommeil paradoxal avaient des souvenirs oniriques très nets, alors que seulement 7% des sujets à ondes lentes étaient capables de faire des récits oniriques détaillés.

Les rêves auraient donc une fonction biologique

L’un des problèmes majeurs de la physiologie du rêve est de comprendre pourquoi la « machine onirique » fonctionne de façon discontinue. On pense que le rêve peut se déclencher lorsque l’activité des systèmes noradrénergique (locus cœruleus), sérotoninergique et histaminergique s’arrête, ce qui permet de mettre en jeu d’autres systèmes, notamment des systèmes cholinergiques responsables du sommeil paradoxal. Mais, plus que la discontinuité du sommeil à rêve, c’est son caractère périodique qui pose problème. Chez l’homme, les périodes de sommeil paradoxal surviennent environ toutes les 90 minutes et durent en moyenne 20 minutes. On a également vérifié que chez la majorité des espèces animales, le rêve occupe à peu près le quart de sa période. Des expériences menées dans notre laboratoire tendent à accréditer l’idée d’une origine métabolique de ce curieux nombre d’or de la physiologie du rêve. Ainsi a-t-on pu faire varier la périodicité des rêves en modifiant l’énergétique cérébrale, c’est-à-dire en agissant soit sur la température interne, soit sur l’oxygénation. Ce qui ressort de ces études, c’est que la conscience onirique dépense une quantité d’énergie, d’oxygène et de glucose plus importante que la conscience éveillée. L’une des fonctions du sommeil pourrait être ainsi de préparer les conditions énergétiques nécessaires à l’irruption du rêve. Il faudrait donc considérer le sommeil comme le gardien du rêve et non l’inverse, comme l’affirmait Freud.

J’ai donc proposé d’expliquer la fonction du rêve, en considérant le fait que le sommeil paradoxal apparaît chez les homéothermes au moment où cesse la neurogenèse, c’est-à-dire l’organisation génétiquement programmée du système nerveux central, alors que chez les animaux à sang froid, il n’apparaît pas parce que la neurogenèse ne s’interrompt pas. Autrement dit, chez les animaux à sang chaud, il n’existe aucun système neuronal d’entretien des données héréditaires contenues dans les cellules nerveuses. D’où mon hypothèse que le sommeil paradoxal aurait pour fonction de relayer la neurogenèse en assurant la programmation génétique de l’individu. Non pas la programmation des comportements instinctifs de l’espèce mis en place une fois pour toutes lors de la neurogenèse, mais celle des comportements spécifiques de l’individu. Les rêves seraient des moments de reprogrammations génétiques qui maintiendraient fonctionnels les circuits synaptiques responsables de l’hérédité psychologique. »

La conférence de Michel Jouvet pour l’Université de tous les savoirs

Sommeil paradoxal chez la vache et le cheval

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