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Stalinisme et antisémitisme

samedi 3 octobre 2015, par Robert Paris

La Russie des soviets, du temps de Lénine et Trotsky n’a cessé de combattre l’antisémitisme, même si le sionistes et anticommunistes disent le contraire. En effet, la révolution soviétique s’est battue non seulement pour le pouvoir des travailleurs des villes et des campagnes mais aussi pour la terre aux paysans et pour le droit des nationalités. C’est l’union de tous ces combats derrière les soviets de prolétaires qui a permis, dans un premier temps, la victoire. Le Juifs, minorité opprimée, ont massivement soutenu la révolution, en Russie comme dans les pays de l’Est de l’Europe et cela se voit notamment à leur présence dans les partis révolutionnaires et dans les soviets. C’est seulement l’échec de la révolution entraînant l’isolement de la Russie des soviets qui a cassé cet élan révolutionnaire et permis à une bureaucratie de gouverner en lieu et place des travailleurs, et cette bureaucratie a ramené tous les préjugés et toutes les oppressions, sociales comme nationales, contre les Juifs comme contre toutes les nationalités opprimées...

Discours de Lénine publié en mars 1919 :

« On appelle antisémitisme la propagation de la haine à l’égard des juifs. Quand la monarchie tsariste maudite vivait ses derniers jours elle tenta de monter les ouvriers et les paysans ignorants contre les Juifs. La police tsariste alliée aux propriétaires fonciers et aux capitalistes organisa des pogroms contre les juifs. La haine des ouvriers pauvres et des propriétaires fonciers et des capitalistes s’exerça contre les Juifs. Et dans d’autres pays il n’est pas rare de voir que les capitalistes sont ennemis des Juifs pour empêcher les ouvriers de voir, pour détourner leur regard de l’ennemi actuel des travailleurs, le capital. La haine à l’égard des Juifs se maintient surtout là où le joug des propriétaires et des capitalistes a réussi à obscurcir les idées des travailleurs et des paysans.

Seuls des gens ignorants, abrutis peuvent croire aux mensonges et aux calomnies répandus à propos des Juifs. Ce sont les restes d’époques féodales antérieures, quand les popes obligeaient de brûler les hérétiques sur des buchers, quand existait l’esclavage des paysans, quand le peuple était opprimé et silencieux. Cette ancienne obscurité féodale disparaît. Le peuple commence à voir clair.

Ce ne sont pas les Juifs les ennemis des travailleurs. Les ennemis des travailleurs ce sont les capitalistes de tous les pays. Parmi les Juifs, il y a des ouvriers, des travailleurs, c’est même le cas de la plupart d’entre eux. Ils sont nos frères parce qu’ils sont opprimés par le capital, nos camarades dans la lutte pour le socialisme. Il y a parmi eux des koulaki (paysans enrichis), des exploiteurs, des capitalistes : de même que parmi les russes, de même que dans toutes les nations. Les capitalistes essayent de semer la haine et d’embraser les esprits entre des travailleurs de différentes croyances, de différentes nations, de différentes races. Le capital avec sa force et son pouvoir veille sur les dissensions des travailleurs. Il y a des Juifs riches comme il y a des Russes riches, comme il y en a dans tout pays, tous ensemble ces riches étouffent, oppressent, volent et désunissent les travailleurs. Honte au tsarisme maudit et à ceux qui tourmentent et persécutent les Juifs. Honte à ceux qui fomentent la haine contre les Juifs, et contre les autres nations.

Vive la confiance fraternelle et l’alliance militaire des travailleurs de toutes les nations dans la lutte pour le renversement du capitalisme ! »


C’est la bureaucratie stalinienne, quand elle a commencé à persécuter les révolutionnaires, qui a utilisé l’arme contre-révolutionnaire de l’antisémitisme. Trotsky, quant à lui, affirma, à propos du caractère antisémite des procès de Moscou, qu’il fallait être attentif au fait qu’il y avait un grand nombre de Juifs parmi les accusés et que, de ce fait, dans la presse, outre les pseudonymes des membres du parti le véritable nom juif des accusés était dévoilé pour la première fois, ce qui prouvait qu’il s’agissait de prouver que la bureaucratie était antisémite pour gagner une opinion raciste.

Léon Trotsky

Thermidor et l’antisémitisme

22 février 1937

A l’époque du dernier procès de Moscou, j’ai fait remarquer dans une de mes déclarations que Staline, dans sa lutte contre l’Opposition, exploitait les tendances antisémites latentes dans le pays. J’ai reçu à ce sujet nombre de lettres et de questions très naïves — il n’y a pas de raison de cacher la vérité. « Comment peut-on accuser l’Union soviétique d’antisémitisme ? Si l’U.R.S.S. est un pays antisémite, c’est vraiment à désespérer. » Telle était la note dominante de ces lettres. Ceux qui les ont écrites poussent de hauts cris, et ne comprennent pas, parce qu’ils sont habitués à opposer l’antisémitisme des fascistes et l’émancipation des Juifs réalisée par la révolution d’Octobre. Ils ont l’impression que je les arrache à un envoûtement. Une telle façon de raisonner est caractéristique des gens qui vivent avec des idées reçues et d’une pensée non dialectique. Ils vivent dans un monde immuable d’abstractions. Ils n’y voient que ce qui leur convient : l’Allemagne est le royaume absolu de l’antisémitisme, tandis que l’U.R.S.S., au contraire, est celui de l’harmonie entre les nations. Les contradictions de la vie, les changements, les transitions d’une étape à l’autre, en un mot les véritables processus historiques échappent à leur attention superficielle.

On n’a pas encore oublié, je pense, que, du temps de la Russie tsariste, l’antisémitisme était monnaie courante chez lei paysans, la petite bourgeoisie des villes, l’intelligentsia et loi couches les plus arriérées de la classe ouvrière. La « Mère Russie » était célèbre non seulement par la répétition des pogroms contre les juifs, mais aussi pour l’existence d’une foule de publications antisémites qui bénéficiaient à l’époque d’une large diffusion. La révolution d’Octobre a aboli le statut de hors-la-loi qui stigmatisait les Juifs. Cela ne signifie cependant pas qu’il soit possible de balayer d’un seul coup l’antisémitisme. Une lutte longue et acharnée contre la religion n’a pas réussi à empêcher les fidèles de se presser en foule dans des milliers et des milliers d’églises, de mosquées et de synagogues. Il en est de même pour les préjugés nationaux. La législation à elle seule ne change pas les hommes. Leur mentalité, leur affectivité, sont conditionnées par la tradition, leur mode de vie, leur niveau culturel, etc. Le régime soviétique est âgé de vingt ans à peine. L’ancienne génération a été éduquée sous le régime tsariste. La nouvelle a beaucoup héritée de l’ancienne. Ces conditions historiques générales devraient faire comprendre à tous ceux qui réfléchissent qu’en dépit de la législation modèle de la révolution d’Octobre, il est impossible que les préjugés nationaux, le chauvinisme et surtout l’antisémitisme n’aient pas vigoureusement persisté dans les couches les plus arriérées de la population.

Mais ce n’est pas tout, il s’en faut. En réalité, le régime soviétique a déclenché toute une série de phénomènes nouveaux qui, du fait de la pauvreté et du bas niveau culturel de la population, étaient susceptibles de susciter à nouveau, et ont effectivement suscité des accès d’antisémitisme. Les juifs sont une population typiquement urbaine. Ils représentent un pourcentage important de la population des villes en Ukraine, Biélorussie et même en grande Russie. Les soviets, plus que tout autre régime au monde, ont besoin de beaucoup de fonctionnaires. On les recrute dans la fraction la plus instruite de la population des villes. Tout naturellement, les Juifs ont occupé une place disproportionnellement importante par rapport à leur propre nombre dans la bureaucratie, surtout aux échelons intermédiaires et inférieurs. On peut, bien sûr, fermer les yeux sur cette réalité et se contenter de vagues généralités sur l’égalité et la fraternité de toutes les races. Mais la politique de l’autruche ne nous fera pas avancer d’un pas. La haine des paysans et îles ouvriers pour la bureaucratie est une réalité fondamentale de la vie soviétique. Le despotisme du régime, la persécution qui frappe toute critique, l’étouffement de toute pensée vivante, l’appareil judiciaire enfin, ne sont que le reflet de cette réalité fondamentale. Même en raisonnant a priori, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que la haine pour la bureaucratie se teinte d’antisémitisme, au moins dans les régions où leu fonctionnaires juifs représentent un pourcentage élevé de la population. En 1923, à la conférence du parti bolchevique ukrainien, j’ai suggéré que l’on exige des fonctionnaires la connaissance écrite et parlée de la langue de la population locale. Combien de remarques ironiques saluèrent cette proposition, surtout de la part de l’intelligentsia juive qui parlait et lisait couramment le russe et n’avait aucune envie d’apprendre l’ukrainien. Il faut reconnaître que la situation s’est beaucoup améliorée sur ce point. Mais la composition nationale de la bureaucratie a peu changé, et, fait infiniment plus important, l’antagonisme entre la population et la bureaucratie s’est monstrueusement exacerbé au cours des dix ou douze dernières années. Tous les observateurs honnêtes et sérieux, surtout ceux qui vivent parmi les masses laborieuses depuis longtemps, témoignent de l’existence, non seulement du vieil antisémitisme héréditaire, mais aussi de sa nouvelle variante « soviétique ».

La bureaucratie soviétique se croit dans un camp retranché. Elle essaie de toutes ses forces de briser son isolement. La politique de Staline est dictée, à 50 % au moins, par ce besoin. Elle consiste :

a) en une démagogie pseudo-socialiste (« Le socialisme est déjà réalisé. Staline nous a donné, nous donne et nous donnera une vie heureuse »), etc. ;

b) en des mesures économiques et politiques visant à rassembler autour de la bureaucratie la large couche d’une nouvelle aristocratie (salaires disproportionnellement élevés des stakhanovistes, grades militaires, titres honorifiques, nouvelle « mobilité, etc.) ;

c) à encourager le chauvinisme et les préjugés des couche ! arriérées de la population.

Le bureaucrate ukrainien, s’il est lui-même originaire d’Ukraine, essaiera inévitablement, au moment critique, de souligner qu’il est le frère du moujik et du paysan, et pas un espèce d’étranger, en tout cas pas un Juif. Bien entendu, il n’y a, hélas, pas une ombre de socialisme, ni même de démocratie élémentaire dans cette attitude-là. Mais c’est précisément la cœur de la question. La bureaucratie privilégiée, craignant pour ses privilèges et par conséquent complètement démoralisée, nous présente à présent la couche la plus antisocialiste et la plus antidémocratique de la société soviétique. Dans sa lutte pour survivre, elle exploite les préjugés les mieux ancrés et les instincts les plus sombres. Si Staline a organisé à Moscou des procès où l’on accuse les trotskystes de comploter pour empoisonner les travailleurs, il n’est pas difficile d’imaginer quelles profondeurs immondes la bureaucratie peut atteindre dans les coins reculés d’Ukraine ou d’Asie centrale.

En suivant attentivement la vie soviétique, ne serait-ce qu’à travers les publications officielles, on verra de temps en temps révéler, ici ou là dans le pays, les abcès monstrueux de la bureaucratie : pots de vin, corruption, détournement de fonds, assassinat de personnes qui gênent la bureaucratie, viol de femmes et autres faits semblables. Si l’on pratiquait une incision verticale, on découvrirait que ces abcès ont poussé sur la couche bureaucratique. Moscou est parfois obligé d’avoir recours à des procès pour amuser la galerie. Dans tous les procès de ce genre, les Juifs sont inévitablement représentés dans une importante proportion, en partie parce que, comme nous l’avons déjà dit, ils constituent une fraction importante de la bureaucratie et sont marqués par la réprobation qui l’entoure, et en partie également parce que, poussés par l’instinct de conservation, les cadres dirigeants de la bureaucratie, dans le centre et dans les provinces, font de leur mieux pour détourner vers les Juifs l’indignation des travailleurs. Tout observateur critique de l’U.R.S.S. avait déjà connaissance de cette réalité, il y a dix ans, alors que le régime de Staline n’avait qu’à peine révélé encore ses traits fondamentaux.

La lutte contre l’Opposition était, pour la clique dirigeante, une question de vie ou de mort. Le programme, les principes, les liens avec les masses, tout fut jeté par-dessus bord, à cause de l’impatience de la clique dirigeante d’assurer sa préservation. Rien n’arrête ces gens-là quand il s’agit de conserver leurs privilèges et leur pouvoir. Récemment, le monde entier a été informé que mon fils cadet, Sergei Sedov, était inculpé d’avoir comploté l’empoisonnement en masse des travailleurs. Tout individu normal conclura : des gens capables de lancer pareille accusation ont atteint le dernier degré de la dégradation morale. Est-il possible dans ce cas de douter, ne serait-ce qu’un instant, que ces mêmes accusateurs sont capables d’encourager les préjugés antisémites des masses ? Précisément en ce qui concerne mon fils, ces deux perversions se trouvent conjuguées. Son cas vaut la peine d’être pris en considération. Depuis le jour de leur naissance, mes fils ont porté le nom de leur mère (Sedov). Ils n’ont jamais utilisé aucun autre nom — ni à l’école primaire, ni à l’université, ni plus tard. Quant à moi, depuis 34 ans, je porte le nom de Trotsky. Pendant la période des soviets. personne ne m’a jamais appelé du nom de mon père (Bronstein), de même que personne n’a jamais appelé Staline Djouguachvili. Afin de ne pas obliger mes fils à changer de nom, j’ai, pour me conformer aux exigences de la « citoyenneté », pris le nom de ma femme — ce qui, selon la loi soviétique, est rigoureusement légal. Et pourtant, lorsque mon fils Serge Sedov fut l’objet de l’incroyable accusation d’avoir comploté d’empoisonner des travailleurs, le G.P.U. a annoncé dans la presse soviétique et étrangère que le véritable nom de mon fils n’était pas Sedov, mais Bronstein. Si ces falsificateurs avaient voulu souligner les liens de l’accusé avec moi, ils l’auraient appelé Trotsky, puisque politiquement le nom de Bronstein ne dit rien à personne. Mais ils avaient en tête une autre idée : en fait, ils voulaient souligner mon origine juive, et celle, à demi-juive, de mon fils. Je me suis arrêté sur cet épisode parce qu’il a un caractère capital, et pourtant nullement exceptionnel. Toute la lutte contre l’Opposition est pleine d’épisodes de ce genre.

Entre 1923 et 1926, quand Staline était encore, avec Zinoviev et Kamenev, membre de la troïka, on jouait sur l’antisémitisme, discrètement et avec précaution. Les orateurs zélés en particulier — Staline combattait déjà ses alliés en sous-main — disaient que les partisans de Trotsky appartenaient à la petite bourgeoisie des « petites villes », sans préciser leur race. En fait, c’était faux. Le pourcentage d’intellectuels juifs n’était nullement plus élevé dans l’Opposition que dans la bureaucratie ou dans le parti. Il suffit de citer les dirigeants de l’Opposition au cours des années 1923-1925 : Smimov, Sérébriakov, Rakovsky, Piatakov, Préobrajensky, Krestinsky, Mouralov, Beloborodov, Mratchkovsky, V. Iakovleva, Sapronov, V.M. Smirnov, Ichtchenko [1] — tous russes de pure souche. A cette époque, Radek n’était encore qu’un demi-sympathisant. Mais, tout comme dans les procès de fonctionnaires véreux et autres coquins, la bureaucratie, au moment où l’Opposition fut exclue du parti, mit délibérément l’accent sur les noms de simples membres juifs de l’Opposition qui n’y jouaient qu’un rôle très secondaire. On discuta très ouvertement de cette attitude dans le parti et, dès 1925, l’Opposition vit dans cette situation le symptôme infaillible du déclin de la clique dirigeante.

Après le ralliement de Zinoviev et Kamenev à l’Opposition, la situation empira du tout au tout. Une excellente occasion s’offrait alors d’annoncer aux travailleurs qu’à la tête de l’Opposition se trouvaient trois « intellectuels juifs mécontents ». Sous la direction de Staline, Ouglanov [2] à Moscou et Kirov à Leningrad appliquèrent systématiquement et presque ouvertement cette ligne. Afin de démontrer plus clairement aux travailleurs les différences entre le cours « nouveau » et l’« ancien », on élimina les Juifs des postes de responsabilité dans le parti et dans les soviets, y compris ceux qui étaient dévoués à la ligne de la majorité. Non seulement dans les campagnes, mais aussi dans les usines de Moscou, le harcèlement de l’Opposition prit souvent, dès 1926, un caractère tout à fait ouvertement antisémite. Nombre d’agitateurs affirmaient effrontément que « les Juifs s’ameutaient ». Je reçus des centaines de lettres qui déploraient les méthodes antisémites utilisées dans la lutte contre l’Opposition. Lors d’une réunion du bureau politique, je fis passer un mot à Boukharine : « Vous n’êtes pas sans savoir que, même à Moscou, on utilise dans la lutte contre l’Opposition les méthodes démagogiques des Cent-Noirs, l’antisémitisme, etc. » J’écrivais encore : « Il ne s’agit pas de cas individuels, mais d’une agitation systématique parmi les secrétaires du parti dans les grandes entreprises de Moscou. Acceptez-vous d’aller enquêter avec moi sur un cas de ce genre à l’usine Skorokhod ? J’ai connaissance d’une multitude d’autres exemples de ce genre. » Boukharine répondit : « D’accord, allons-y. » C’est en vain que j’essayai de lui faire tenir sa promesse. Staline le lui interdit formellement. Au cours des mois où se préparait l’exclusion de l’Opposition de gauche des rangs du parti, les arrestations, les déportations (dans la seconde moitié de 1927), l’agitation antisémite prirent un rythme effréné. Le mot d’ordre « Il faut écraser l’Opposition » avait souvent la résonance de l’ancien mot d’ordre : « Il faut écraser les Juifs pour sauver la Russie. » L’affaire alla si loin que Staline fut obligé de prendre position dans une déclaration écrite et qui fut publiée, dans laquelle il disait : « Nous nous battons contre Trotsky, Zinoviev et Kamenev non parce qu’ils sont juifs, mais parce qu’ils sont dans l’opposition, etc. » Pour tout individu qui raisonnait politiquement, il était absolument clair que cette déclaration volontairement ambiguë dirigée contre les excès de l’antisémitisme était délibérément destinée à l’entretenir. « N’oubliez pas que les dirigeants de l’Opposition sont des Juifs » : tel était le sens de la déclaration de Staline publiée dans tous les journaux soviétiques. Lorsque l’Opposition, pour faire face à la répression, s’engagea dans une phase plus décisive, plus ouverte de la lutte, Staline, dans une boutade significative, dit à Piatakov et à Préobrajensky : « Vous au moins, vous vous battez à visage découvert. Cela prouve votre ”orthodoxie”, Trotsky, lui, travaille dans l’ombre et sans se découvrir. » Piatakov et Préobrajensky me rapportèrent ces propos avec un profond dégoût. Des dizaines de fois, Staline tenta de m’opposer le noyau « orthodoxe » de l’Opposition.

Le journaliste révolutionnaire allemand bien connu, l’ancien directeur de Aktion, Franz Pfemfert [3], à présent en exil, m’écrivait en 1936 :

« Peut être vous souvenez-vous qu’il y a plusieurs années, dans Aktion, j’ai écrit que bien des actes de Staline peuvent s’expliquer par son antisémitisme. Le fait que, dans ce monstrueux procès, il ait réussi, par l’intermédiaire de Tass, à ”rectifier” les noms de Zinoviev et de Kamenev, représente en soi un geste dans le style typique de Streicher [4]. A sa manière Staline a donné le signal à tous les éléments antisémites sans scrupules. »

En fait, il était évident que les noms de Zinoviev et de Kamenev étaient plus connus que ceux de Radomylsky et Rosenfeld [5]. Quel autre motif poussait Staline à faire connaître les « vrais » noms de ses victimes, si ce n’est la volonté de jouer sur la corde antisémite ? On en fit de même, et sans la moindre justification légale, comme nous l’avons vu, pour le nom de mon fils. Mais le plus étonnant est que les quatre terroristes qu’on m’accusa d’avoir envoyés de l’étranger se révélèrent être des Juifs, et en même temps agents de la Gestapo antisémite. Comme je n’ai jamais vu aucun de ces malheureux, il est clair que le G.P.U. les a choisis à cause de leur origine raciale. Et le G.P.U. n’agit pas par la seule vertu de sa propre inspiration.

Encore une fois : si on pratique de pareilles méthodes au sommet — et là, la responsabilité personnelle de Staline ne fait aucun doute — il est facile d’imaginer ce qui transpire à la base, dans les usines et surtout les kolkhozes. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? L’extermination physique de la vieille garde bolchevique n’est, pour tout individu capable de réfléchir, que l’expression incontestable de la réaction thermidorienne à son stade le plus avancé. L’histoire n’a encore jamais connu l’exemple d’une réaction succédant à un soulèvement révolutionnaire qui ne donnât libre cours aux passions chauvines et, entre autres, à l’antisémitisme.

Selon certains « amis de l’U.R.S.S. », quand je parle de l’exploitation des tendances antisémites qui est le fait d’une grande partie de la bureaucratie, ce n’est de ma part qu’invention malveillante pour combattre Staline. Il est difficile de discuter avec les « amis » professionnels de la bureaucratie. Ces gens-là nient l’existence d’une réaction thermidorienne. Ils prennent même les procès de Moscou pour argent comptant. Certains « amis de l’U.R.S.S. » visitent ce pays avec l’intention bien arrêtée de rester sourds aux fausses notes dans le concert. Nombre d’entre eux sont payés pour leur bonne volonté à ne voir que ce que la bureaucratie leur montre du doigt. Mais malheur à ceux-là, à ces travailleurs, ces révolutionnaires, ces socialistes et ces démocrates qui, selon les paroles de Pouchkine, préfèrent une « illusion exaltante » à l’amère vérité. Un optimisme révolutionnaire sain n’a pas besoin d’illusions. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. C’est dans la réalité même qu’il faut trouver la force de surmonter ses aspects barbares et réactionnaires. Voilà la leçon du marxisme.

De soi-disant « pontifes » m’ont même accusé de soulever, « tout d’un coup », la question « juive » et de chercher ainsi à créer pour les Juifs une sorte de ghetto. Je ne puis que hausser les épaules avec pitié. Toute ma vie j’ai vécu en dehors des milieux juifs. J’ai toujours travaillé au sein du mouvement ouvrier russe. Ma langue maternelle est la langue russe. Je n’ai malheureusement même pas appris à lire la langue juive. Par conséquent, la question juive n’a jamais été au centre de mon attention. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que j’aie le droit de rester aveugle devant le problème juif, qui existe et exige une solution. Les « amis de l’U.R.S.S. » se satisfont de la création du Birobidjan. Je ne m’arrêterai pas ici à considérer si on l’a établi sur des bases saines, ni quel type de régime on y trouve (le Birobidjan ne saurait éviter de refléter tous les vices du despotisme bureaucratique). Mais il n’est pas un seul progressiste doué d’entendement qui trouve à redire à l’attribution par l’U.R.S.S. d’un territoire particulier pour ceux de ses citoyens qui se considèrent comme juifs, qui utilisent la langue juive de préférence à toute autre, et qui souhaitent vivre ensemble. S’agit-il ou non d’un ghetto ? Pendant la période de la démocratie soviétique, quand les migrations étaient absolument volontaires, il n’était pas question de ghettos. Mais la question juive, par la façon même dont s’est réalisé l’établissement de colonies juives, prend une dimension internationale. N’est-il pas juste d’affirmer qu’une fédération socialiste mondiale se devrait de rendre possible la création d’un « Birobidjan » pour les Juifs qui souhaiteraient avoir leur propre république, pour théâtre de leur propre culture ? On peut présumer qu’une démocratie socialiste ne recourra pas à l’assimilation forcée. Il se peut très bien que, dans deux ou trois générations, les frontières d’une république juive indépendante, tout comme celles de bien d’autres nations, seront abolies. Je n’ai ni le temps ni le désir de méditer sur un tel sujet. Nos descendants sauront mieux que nous ce qu’ils auront à faire. Ce qui me préoccupe, c’est la période de transition au cours de laquelle la question juive, en tant que telle, se posera encore de façon aiguë et exigera des mesures appropriées de la part d’une fédération mondiale des États ouvriers. Les méthodes utilisées pour résoudre la question juive, qui, sous le capitalisme à son déclin, ont un caractère utopique et réactionnaire (le sionisme), prendront sous un régime de fédération socialiste une signification pleine et salutaire. Voilà ce que je voulais souligner. Comment un marxiste ou même un démocrate cohérent peut-il y trouver à redire.

Notes

[1] Sérébriakov (1888-1937), bolchevik en 1905, fut membre du CC et son secrétaire de 1919 à 1921 ; Aleksandr A. Beloborodov (1891-1937), ouvrier, bolchevik en 1907, avait assumé en 1918 la responsabilité de l’exécution du tsar et de sa famille. Membre du C.C. en 1919-1920, il avait été commissaire du peuple à l’intérieur de la R.S.F.S.R. jusqu’à son exclusion du parti avec les autres membres de l’Opposition dont il était depuis 1923 un dirigeant. Il avait capitulé en 1929, avec I.N. Smirnov. Son nom avait été prononcé au deuxième procès, à un moment où il avait déjà été arrêté : il semble qu’il eut la « chance » de se suicider en prison peu après. Sur Mratchkovsky, dans l’opposition depuis 1923, avait capitulé en 1929. Timotei S. Sapronov (1887-1941), ouvrier, bolchevik en 1912, avait organisé l’insurrection d’Octobre à Moscou. Membre de l’opposition dite « centralisme démocratique » (déciste), il avait été exclu et déporté en 1928. Vladimir M. Smirnov (1887-1938), bolchevik en 1906, très lié à Sapronov, avait également joué un grand rôle à Moscou en 1917, puis à la tête du groupe déciste. Plusieurs fois condamné après sa déportation en 1928, il était devenu aveugle. Varvara N. Iakovleva (1885-1944) avait milité depuis son adolescence et passé de nombreuses années en prison ou déportation ; dirigeante du parti à Moscou en 1917, elle avait fait partie du collège de la Tchéka à partir de juillet 1918, puis, en 1920, du bureau sibérien du parti. « Communiste de gauche » en 1918, elle avait soutenu Trotsky dans la discussion syndicale en 1920-1921, signé en 1923 la « déclaration des 46 » et milité dans l’Opposition jusqu’en 1926 où elle rompit avec elle. Cela ne l’empêcha pas de disparaître ensuite après avoir été arrêtée. Aleksandr G. Ichtchenko était devenu bolchevik en 1917. Au moment de son exclusion du parti en 1927, il était suppléant, à Moscou, du bureau exécutif de l’internationale syndicale rouge. En 1929, il joua un rôle important en entraînant Radek, Préobrajensky et Smilga sur la voie de la capitulation.

[2] Nikolai A. Ouglanov (1886-1940), fils de paysans, avait commencé en 1921 une carrière d’apparatchik. C’est lui qui avait chassé les zinoviévistes de l’appareil du parti à Moscou en 1926, mais il avait été écarté comme « droitier » en 1929.

[3] Franz Pfemfert, lettre à Trotsky du 25 août 1936. L’écrivain et ancien directeur de Die Aktion avait quitté la Tchécoslovaquie sous la pression des autorités et s’était réfugié en France.

[4] Julius Streicher (1885-1946), ancien instituteur devenu l’un des dirigeants du parti nazi, se distinguait par la violence et la grossièreté de ses attaques antisémites.

[5] Radomylsky était le nom de Zinoviev et Rosenfeld celui de Kamenev, ce que la Pravda avait rappelé lors de leur procès...

I : La réaction thermidorienne
1° section

Une réaction politique suivit le prodigieux effort de la révolution et de la guerre civile. [Elle différait essentiellement des phénomènes sociaux qui se développèrent parallèlement dans, les contrées non soviétiques.] C’était une réaction contre la guerre impérialiste et contre ceux qui l’avaient conduite. En Angleterre, elle était dirigée contre Lloyd George et l’isola politiquement jusqu’à la fin de sa vie. Clemenceau, en France, eut un sort semblable.

Les prodigieux changements qu’on constatait dans les sentiments des masses après une guerre impérialiste et une guerre civile étaient bien explicables. En Russie, les ouvriers et les paysans étaient profondément convaincus que c’étaient leurs propres intérêts qui étaient en jeu et que la guerre qui leur était imposée était vraiment la leur. Après la victoire remportée sur les Blancs et sur l’Entente, la satisfaction fut immense, et grande la popularité de ceux qui avaient aidé à l’obtenir.

Mais les trois années de guerre civile laissèrent une empreinte indélébile sur le gouvernement soviétique lui-même en vertu du fait qu’un très grand nombre de nouveaux administrateurs s’étaient habitués à commander et à exiger une soumission absolue à leurs ordres. Les théoriciens qui essaient de prouver que le présent régime totalitaire de l’U.R.S.S. n’est pas dû à des conditions historiques données, mais à la nature même du bolchévisme oublient que la guerre civile ne découla pas de la nature du bolchévisme mais bien des efforts de la bourgeoisie russe et de la bourgeoisie internationale pour renverser le régime soviétique.

Il n’est pas douteux que Staline, comme beaucoup d’autres, ait été modelé par le milieu et les circonstances de la guerre civile, de même que le groupe tout entier qui devait l’aider plus tard à établir sa dictature personnelle - Ordjonikidzé, Vorochilov, Kaganovitch, - et toute une couche d’ouvriers et de paysans hissés à la condition de commandants et d’administrateurs.

De plus, dans les cinq années qui suivirent la Révolution d’Octobre plus de 97% de l’effectif du Parti consistaient en membres qui avaient adhéré après la victoire de la Révolution. Cinq années plus tard encore, et l’immense majorité du million de membres du Parti n’avaient qu’une vague conception de ce que le Parti avait été dans la première période de la Révolution, sans parler de la clandestinité pré-révolutionnaire.

Il suffira de dire qu’alors les trois quarts au moins du Parti se composaient de membres qui l’avaient rejoint seulement après 1923. Le nombre des membres du Parti adhérents d’avant la Révolution - c’est-à-dire les révolutionnaires de la période illégale - était inférieur à un pour cent. En 1923, le Parti avait été envahi par des masses jeunes et inexpérimentées [rapidement modelées et formées] pour jouer le rôle de figurants pétulants sous l’aiguillon des professionnels de l’appareil. Cette extrême réduction du noyau révolutionnaire du Parti était une nécessité préalable pour les victoires de l’appareil sur le « trotskisme ».

En 1923, la situation commença à se stabiliser. La guerre civile, de même que la guerre avec la Pologne, était définitivement close. Les conséquences les plus horribles de la famine avaient été dominées, la Nep avait donné un élan impétueux au réveil de l’économie nationale. Le constant transfert de communistes d’un poste à un autre, d’une sphère d’activité à une autre, devint bientôt l’exception plutôt que la règle, les communistes commencèrent à s’installer dans des situation permanentes, et à diriger d’une manière méthodique les régions ou districts de la vie économique et politique confiés à leur discrétion administrative. La nomination aux emplois fut de plus en plus liée aux problèmes de la vie personnelle, de la vie de famille du fonctionnaire, de sa carrière.

C’est alors que Staline apparut avec une prééminence croissante comme l’organisateur, le répartiteur des tâches, le dispensateur d’emplois, l’éducateur et le maître de la bureaucratie. Il choisit ses hommes d’après leur hostilité ou leur indifférence à l’égard de ses adversaires personnels, et particulièrement à l’égard de celui qu’il considérait comme son adversaire principal, le plus grand obstacle sur la voie de son ascension vers le pouvoir absolu. Staline généralisa et classifia sa propre expérience administrative, avant tout l’expérience des manœuvres conduites avec persévérance dans la coulisse, et la mit à la portée de ceux qui lui étaient le plus étroitement associés. Il leur apprit à organiser leurs appareils politiques locaux sur le modèle de son propre appareil : comment recruter les collaborateurs, comment utiliser leurs défaillances, comment dresser des camarades les uns contre les autres, comment faire tourner la machine.

A mesure que la vie de la bureaucratie croissait en stabilité, elle suscitait un besoin grandissant de confort. Staline prit la tête de ce mouvement spontané, le guidant, l’équipant selon ses propres desseins. Il récompensait ceux dont il était sûr en leur donnant des situations agréables et avantageuses. Il choisit les membres de la Commission de contrôle, développant en eux le besoin de persécuter impitoyablement tous ceux qui s’écarteraient de la ligne politique officielle. En même temps, il les invitait à tourner leurs regards vers le mode de vie exceptionnel, extravagant, de ceux des fonctionnaires qui lui étaient fidèles. Car Staline rapportait chaque situation, chaque circonstance politique, chaque utilisation des individus à lui-même, à sa lutte pour le pouvoir, à son besoin immodéré de dominer autres. Toute autre considération lui était totalement étrangère. Il excitait l’un contre l’autre ses concurrents les plus dangereux, de son talent à utiliser les antagonismes personnels et de groupes, il fit un art, un art inimitable parce qu’il n’avait fait que développer son instinct presque infaillible pour ce genre d’opérations. Dans toute situation nouvelle, ce qu’il voyait d’abord, et avant tout c’était comment il pourrait en profiter personnellement. Chaque fois que l’intérêt du pays soviétique entrait en conflit avec son intérêt personnel, il n’hésitait jamais à le sacrifier. Dans toutes les occasions et, quel qu’en pût être le résultat, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour créer des difficultés à ceux qui, croyait-il, menaçaient sa toute-puissance. Avec la même constance, il s’efforçait de récompenser chaque acte de loyauté personnelle. Secrètement d’abord, puis plus ouvertement, il se dressa en défenseur de l’inégalité, en défenseur de privilèges spéciaux pour les sommets de la bureaucratie.

Dans cette démoralisation délibérée, Staline ne se souciait jamais de perspectives lointaines. Il n’approfondissait pas non plus la signification sociale du processus dans lequel il jouait le rôle principal. Il agissait alors, de même que maintenant, comme l’empirique qu’il fut toujours. Il choisit ceux qui lui sont loyaux et les récompense, il les aide à s’assurer des situations privilégiées, il exige d’eux la répudiation de buts politiques personnels. Il leur enseigne à créer à leur propre usage l’appareil nécessaire pour influencer les masses et les soumettre. Il ne pense pas un seul instant que cette politique va directement à l’encontre de la lutte à laquelle Lénine s’était le plus intéressé durant la dernière année de sa vie - la lutte contre la bureaucratie. Occasionnellement, il parle lui-même de bureaucratie, mais toujours dans les termes les plus abstraits et dénués de réalité. Il ne songe qu’aux petites choses : manque d’attention, formalisme, bureaux mal tenus, etc., mais il est sourd et aveugle à la formation de toute une caste de privilégiés soudés entre eux par un serment d’honneur, comme les voleurs, par leur commun intérêt et par leur éloignement sans cesse croissant du peuple travailleur. Sans s’en douter, Staline organise non seulement une nouvelle machine politique, mais une nouvelle caste.

Il n’envisage les questions que du point de vue du choix des cadres, d’améliorer l’appareil, d’assurer sur lui son contrôle personnel, de son propre pouvoir. Il lui apparaît sans aucun doute, pour autant qu’il se soucie de questions d’ordre général, que son appareil donnera au gouvernement plus de force et de stabilité, et garantira ainsi les nouveaux développements du « socialisme dans le pays ». Dans le domaine des généralisations, il ne s’aventure pas plus loin. Que la cristallisation d’une nouvelle couche dirigeante de fonctionnaires installés dans une situation privilégiée, camouflée aux yeux des masses par l’idée du socialisme - que la formation de cette nouvelle couche dirigeante archi-privilégiée et archi-puissante change la structure sociale de l’Etat et dans une mesure sans cesse plus considérable, la décomposition sociale de la nouvelle société - c’est une considération qu’il se refuse à envisager, et toutes les fois qu’elle lui est suggérée, il l’écarte - avec son bras ou avec son revolver.

Ainsi, Staline, l’empirique, sans rompre formellement avec la tradition révolutionnaire, sans répudier le le bolchévisme, devient le destructeur le plus efficace de l’une et de l’autre, en les trahissant tous les deux.

A l’époque de la discussion dans le Parti, à l’automne de 1923, l’organisation de Moscou était divisée approximativement par moitié, avec une certaine prépondérance de l’opposition au début. Cependant, les deux moitiés n’étaient pas d’égale force dans leur potentiel social. La jeunesse et une portion considérable des militants du rang étaient avec l’opposition, mais du côté de Staline et du Comité central on trouvait avant tout ces politiciens spécialement éduqués et disciplinés qui étaient étroitement liés à l’appareil du secrétaire général. Ma maladie, et ma non-participation à la lutte qui en fut la conséquence, fut, je dois le reconnaître, un facteur de quelque importance, cependant cette importance ne doit pas être exagérée. En fin de compte, ce ne fut qu’un simple épisode. Bien plus important était le fait que les ouvriers étaient fatigués. Ceux qui soutenaient l’opposition n’étaient pas stimulés par l’espoir de grands et profonds changements, tandis que la bureaucratie combattait avec une extraordinaire férocité. Il est vrai qu’il y eut au moins une période de grande confusion dans ce temps, mais nous l’ignorâmes alors ; ce fait ne nous fut révélé que plus tard par Zinoviev. Un jour, à son arrivée à Moscou, il trouva le Comité central et les dirigeants de Moscou dans une panique extrême. Il était devenu évident que Staline ruminait une manœuvre dont le but était de faire la paix avec l’opposition aux dépens de ses alliés, Zinoviev et Kaménev ; c’était bien sa manière.

A cette époque, les réunions du Bureau politique avaient lieu chez moi à cause de ma maladie. Staline me fit ostensiblement des avances, témoignant pour ma santé un intérêt complètement inattendu. Zinoviev, d’après son récit, mit fin à cette situation équivoque particulière, semblait-il, à Moscou, en se tournant vers Pétrograd pour y renforcer son influence. Il forma une équipe illégale d’agitateurs et des troupes de choc qui allaient en automobile d’une usine à une autre pour répandre mensonges et calomnies. Sans rompre avec ses alliés, naturellement, Staline cherchait à s’assurer une voie de retraite vers l’opposition, pour le cas où celle-ci l’emporterait. Zinoviev était plus téméraire parce qu’il était plus aventureux et irresponsable. Staline était prudent ; il ne se rendait pas encore bien compte de l’étendue des changements qui s’étaient produits dans les sommets du Parti, et spécialement dans l’appareil soviétique. Il ne se reposait pas sur sa force personnelle il avançait en tâtonnant, éprouvant chaque résistance, prenant en considération chaque appui. Il laissait Zinoviev et Kaménev se compromettre, tandis qu’il gardait sa pleine liberté de manœuvre.

C’est pendant cette même discussion que la technique de l’appareil dans sa lutte contre l’opposition fut définitivement fixée et mise à l’épreuve dans l’action. Impossible d’admettre qu’en aucun cas l’appareil pût être brisé sous la pression d’en bas, l’appareil devait à tout prix demeurer. Le Parti lui-même pouvait être modifié, refondu ou regroupé. Des membres pouvaient être expulsés ou compromis, d’autres pouvaient avoir peur. Enfin, il était possible de jongler avec les faits et les chiffres. Les hommes de l’appareil allaient d’usine en usine, les, commissions de contrôle, qui avaient été créées dans le but même de combattre cette usurpation du pouvoir de l’appareil, devinrent de simples rouages de la machine. Aux réunions du Parti, des hommes de confiance de ces commissions prenaient le nom de tout orateur suspect de sympathie pour l’opposition, puis se livraient à des recherches minutieuses sur son passé. Toujours, ou presque toujours, il n’était pas trop difficile de trouver quelque faute ou simplement une origine sociale défavorable pour justifier une accusation de violation de la discipline du Parti, ou pour la provoquer. Il était alors possible d’expulser, de transférer, de réduire au silence, même de conclure un marché avec le sympathisant oppositionnel.

Cette partie du travail, Staline la prit sous sa propre direction. A la Commission centrale de contrôle, il avait sa propre clique avec Soltz, Iaroslavsky et Chkiryatov à sa tête. Sa tâche principale était de dresser des listes noires de non-conformistes et d’enquêter sur leur généalogie dans les archives de la police tsariste. Staline possède une archive spéciale pleine de toutes sortes de documents, d’accusations, de rumeurs diffamatoires, contre tous les dirigeants soviétiques sans exception. En 1929, à l’époque de sa rupture publique avec les droitiers du Bureau politique - Boukharine, Rykov et Tomsky - Staline ne réussit à garder Kalinine et Vorochilov qu’en les menaçant de certaines révélations.

En 1925, un périodique humoristique publia une caricature représentant le chef du gouvernement dans une situation très compromettante. La ressemblance était frappante. De plus, dans le texte écrit en un style très suggestif, il y avait une référence à Kalinine par ses initiales, « M. K. ». Je n’en pouvais croire mes yeux.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je à plusieurs de mes amis, parmi lesquels Sérébriakov qui avait connu intimement Staline, en prison et en exil.

 C’est le dernier avertissement de Staline à Kalinine, me dit-il.

 Mais pourquoi ?

 Certainement pas parce qu’il se soucie de sa conduite, dit en riant Sérébriakov. Kalinine doit s’entêter sur quelque chose... »

Kalinine, qui ne connaissait que trop bien le récent passé, avait refusé tout d’abord de considérer Staline comme un chef, il craignait pendant longtemps de lier son sort au sien. « Ce cheval, avait-il coutume de dire à ses intimes, jettera quelque jour notre char dans un fossé. » Mais, graduellement, grognant et résistant, il se tourna d’abord contre moi, puis contre Zinoviev, finalement, mais tout à fait contre son gré, contre Rykov, Boukharine et Tomsky, auxquels le liaient étroitement des conceptions politiques communes. Iénoukidzé fit la même évolution, marcha dans les pas de Kalinine, quoique plus discrètement, et certainement en en souffrant plus vivement. A cause de sa nature même, dont le principal trait était l’adaptabilité, Iénoukidzé ne pouvait pas ne pas se trouver dans le camp de Thermidor. Mais il n’était pas un arriviste et certainement pas une canaille ; il lui était dur de briser les vieilles traditions et plus dur encore de se retourner contre des hommes qu’il était habitué à respecter. Dans les moments critiques, non seulement il ne manifestait pas un enthousiasme agressif, mais au contraire se plaignait, grognait, tentait de résister. Staline ne l’ignorait pas et il lui donna plus d’un avertissement. Je l’appris de la meilleure source. Bien qu’en ces jours la pratique des dénonciations eût déjà empoisonné, non seulement la vie politique, mais même les relations personnelles, des oasis de confiance mutuelle subsistaient çà et là. Iénoukidzé maintenait des relations très amicales avec Sérébriakov, bien que ce dernier fût connu comme un des dirigeants de l’opposition de gauche, bien souvent, il s’épanchait auprès de lui : « Que veut-il de plus ? disait Iénoukidzé, je fais tout ce qu’il demande, mais pour lui ce n’est pas assez. Il veut que j’admette qu’il est génial. »

Staline prit Zinoviev et Kaménev sous sa protection quand je rappelai leur conduite en 1917. « Il est tout à il possible, écrivait-il, que quelques bolchéviks aient tremblé pendant les journées de Juillet. Je sais, par exemple, que plusieurs des bolchéviks alors arrêtés étaient prêts à déserter nos rangs. Mais en tirer condamnation contre certains... membres du Comité central, c’est déformer l’histoire. »

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette citation, ce n’est tant la défense sans réserve de Zinoviev et de Kaménev que la référence hors de propos à « plusieurs bolchéviks arrêtés », elle visait Lounatcharsky, qui n’était nullement en cause. Dans les documents saisis après la Révolution, on trouva l’interrogatoire de Lounatcharsky lors de l’enquête policière. Il ne fait certainement pas honneur à son courage politique. Cela n’était pas, en soi, de grande importance pour Staline ; des bolchéviks moins courageux encore étaient dans son entourage immédiat. Ce qui l’exaspérait, c’était qu’en 1923, Lounatcharsky ait publié des Silhouettes des chefs de la Révolution, dans lesquelles il n’y avait pas de silhouette de Staline. L’omission n’était pas délibérée, Lounatcharsky n’avait rien contre Staline ; simplement il ne lui était pas venu à l’idée, pas plus qu’à quiconque à cette époque, de compter Staline parmi les chefs de la Révolution. Mais en 1925 la situation avait changé, et c’était pour Staline une manière de faire comprendre à Lounatcharsky qu’il devait modifier sa politique ou sinon s’attendre à être traîné sur la claie. Un délai lui était accordé ; il comprit très bien à qui était faite l’allusion et il changea radicalement sa position poli­tique ; ses péchés de Juillet 1917 furent immédiatement oubliés.

Les jeunes révolutionnaires de l’ère tsariste n’étaient pas tous des héros de livres de contes. Il y en avait parmi eux qui ne montraient pas un courage suffisant durant les enquêtes policières. Si leur conduite ultérieure permettait d’oublier cette défaillance, le parti ne les expulsait pas définitivement et leur permettait de rentrer ensuite dans, ses rangs. En 1923, Staline, comme secrétaire général, commença à recueillir personnellement tous les cas de cette sorte et à s’en servir occasionnellement comme moyen de chantage à l’égard de vieux révolutionnaires qui avaient plus que réparé leur faute de jeunesse ; en menaçant de révéler leur passé, il les réduisait à une obéissance servile, les poussant pas à pas vers un état de complète démoralisation. Et il se les attachait définitivement en les contraignant aux besognes les plus dégradantes dans ses machinations contre l’opposition. Ceux qui refusaient de s’incliner devant ce chantage étaient brisés politiquement par l’appareil ou acculés au suicide. Ainsi périt un de mes plus proches collaborateurs, mon secrétaire personnel Glazman, homme d’une modestie exceptionnelle et d’une dévotion exemplaire au Parti. Il se suicida dès 1924. Son acte désespéré produisit une telle impression que la Commission centrale de contrôle fut contrainte de le réhabiliter et d’infliger une réprimande (très prudente et très modérée) à son propre organe exécutif.

La pression exercée sur les opposants de gauche et sur ceux qui sympathisaient avec eux augmenta progressivement. Le traitement auquel furent soumis les centaines de communistes qui ajoutèrent leur signature à la « Déclaration des 83 », du 26 mai 1927, ne fut surpassé en brutalité et en cynisme que par celui infligé aux milliers de membres du Parti qui les soutenaient oralement. Ils étaient traînés devant les tribunaux du Parti uniquement parce que, dans des réunions du Parti, ils avaient exprimé des vues qui n’étaient pas en accord avec celles du Comité central ; on les privait ainsi de leur droit le plus élémentaire de membre du Parti. La masse du Parti fut ainsi préparée pour l’expulsion brutale de l’opposition. Cette pression s’exerçait encore au moyen mesures exceptionnelles dirigées contre les membres et les sympathisants de l’opposition. « Nous vous chasserons de vos emplois », s’écria un jour le secrétaire du comité de Moscou et, quand cette menace était insuffisante à réduire l’opposition au silence, le Comité central en appelait ouvertement à la Guépéou. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que la lutte contre l’opposition par de telles méthodes, c’était une lutte contre le Parti.

Menjinsky, successeur de Dzerjinsky à la tête de la Guépéou, avait appartenu au mouvement d’opposition au temps de Lénine. Il avait été avec les boycottistes, puis avait sympathisé avec l’anarcho-syndicalisme et avait encore d’autres déviations à son actif. C’était dans sa jeunesse. Mais vers la fin de sa carrière, il était fasciné par l’appareil répressif. Plus rien ne l’intéressait que la Guépéou. Il consacrait toutes ses facultés intellectuelles à ce qui était sa seule tâche : maintenir son appareil en état de parfait fonctionnement. Pour cela, il lui fallait d’abord appuyer fermement le gouvernement. Un jour, durant la guerre civile, Menjinsky m’avait prévenu, à mon étonnement, des intrigues de Staline contre moi, j’y ai fait allusion dans mon Autobiographie. Quand Ie triumvirat s’empara du pouvoir, il fut fidèle au triumvirat. Il transféra sa fidélité à Staline quand le triumvirat s’effondra. Dans l’automne de 1927, quand la Guépéou commença à intervenir dans les différends intérieurs du Parti, plusieurs d’entre nous - Zinoviev, Kaménev, Smilga, moi et je pense encore quelqu’un d’autre - allèrent voir Menjinsky. Nous lui demandâmes de nous montrer les dépositions des témoins dont il avait fait état avec un grand succès contre nous à la récente séance du Comité central. Il ne nia pas que, essentiellement, ces documents étaient faux, mais il refusa nettement de nous les montrer.

« Vous rappelez-vous, Menjinsky, lui demandai-je, que vous m’avez parlé une fois, dans mon train, quand nous étions sur le front du Sud, d’une intrigue de Staline contre moi ? » Il resta embarrassé. Iagoda, qui, à cette époque, était l’agent de Staline par-dessus le chef du la Guépéou, intervint alors. « Mais le camarade Menjisky, dit-il en avançant sa tête de renard, n’est jamais allé au front du Sud. »

(Iagoda avait été pharmacien dans sa jeunesse, dans une époque paisible, il se serait éteint obscurément dans la boutique d’une petite ville.)

Je l’interrompis ; je lui dis que ce n’était pas à lui que je parlais, mais à Menjinsky et je répétai ma question. Alors Menjinsky répondit :

« Oui, j’étais dans votre train sur le front du Sud et je vous ai mis en garde contre telle ou telle machination, mais je crois n’avoir nommé personne. » Le sourire étrange d’un somnambule errait sur son visage pendant qu’il se décidait à répondre.

Nous ne pûmes rien lui arracher. Staline vint lui parler après que nous nous fûmes retirés les mains vides. Kaménev retourna le voir seul, après tout, il n’y avait pas si longtemps qu’il avait à la disposition de l’entier triumvirat contre l’opposition. « Pensez-vous vraiment, lui demanda finalement Kaménev, que Staline seul sera capable de se mesurer avec les tâches de la Révolution d’Octobre ? »

Menjinsky évita la question. « Pourquoi alors lui avez-vous permis d’acquérir une force aussi formidable ? » répondit-il, question pour question. « Maintenant, c’est trop tard. »

Au printemps de 1924, après une des séances plénières du Comité central à laquelle la maladie m’avait empêché d’assister, je dis à I.N. Smirnov : « Staline deviendra le dictateur de l’U.R.S.S. » Smirnov connaissait bien Staline. Ils avaient partagé ensemble le travail révolutionnaire et l’exil pendant des années, et dans de telles conditions les hommes apprennent à se bien connaître.

« Staline ? me demanda-t-il avec stupeur, mais c’est un médiocre, une nullité sans pittoresque. »

« Médiocre, oui, nullité, non, lui répondis-je. La dialectique de l’histoire s’est déjà emparée de lui et elle le portera plus haut encore. Tous ont besoin de lui - les révolutionnaires fatigués, les bureaucrates, les nepmen, les koulaks, les parvenus, les serviles, tous ces vers qui rampent sur le sol labouré de la Révolution. Il sait comment les retrouver sur leur propre terrain, il parle leur langage et sait comment les conduire, il a la réputation méritée d’un vieux révolutionnaire, ce qui le rend pour eux inestimable comme moyen d’aveugler le pays ; il a de la volonté et de l’audace, il n’hésitera jamais à les utiliser et à les dresser contre le Parti ; il déjà commencé à le faire. Maintenant, précisément, il rassemble et organise autour de lui les cafards du Parti, les intrigants rusés. Sans doute, de grands événements en Europe, en Asie, et dans notre pays peuvent intervenir et renverser toutes les spéculations. Mais, si tout continue à se développer automatiquement comme maintenant, alors Staline deviendra, automatiquement aussi, dictateur. »

En 1926, au cours d’une discussion avec Kaménev, celui-ci soutenait avec insistance que Staline était « juste un politicien provincial ». Il y avait quelque chose de vrai dans cette appréciation sarcastique, mais seulement une parcelle. Les attributs tels que la ruse, la déloyauté, l’habileté à exploiter les plus bas instincts de la natures humaine sont développés chez Staline à un degré extraordinaire et, étant donné sa forte personnalité, ils constituent des armes puissantes dans une lutte ; mais naturellement pas dans chaque genre de lutte. La lutte pour libérer les masses exige d’autres qualités. Mais, en choisissant des hommes pour occuper les positions privilégiées, en les soudant les uns aux autres dans l’esprit de la caste, en affaiblissant et asservissant les masses, les attributs mêmes de Staline étaient inestimables et faisaient de lui le chef de la réaction bureaucratique. Néanmoins Staline reste une médiocrité, son esprit n’est pas seulement borné, il est même incapable de raisonnement logique. Chaque phrase de son discours a quelque but pratique immédiat ; mais son discours, pris dans l’ensemble, ne se hausse jamais à une structure logique.

Si Staline pouvait avoir prévu, au début, où sa lutte contre le trotskisme le conduirait, il aurait sans doute hésité à la poursuivre plus avant, en dépit de la perspective de victoire sur tous ses adversaires. Mais il est incapable de prévoir quoi que ce soit. Les prophéties de ses adversaires qu’il deviendrait le chef de la réaction thermidorienne, le fossoyeur du Parti de la Révolution, lui semblaient des imaginations vides de sens. Il croyait que l’appareil du Parti se suffisait à lui-même, étant capable d’accomplir toutes les tâches. Il n’avait pas la moindre compréhension de la fonction historique qu’il occupait. L’absence d’imagination créatrice, l’incapacité de généraliser et de prévoir anéantirent le révolutionnaire en Staline quand il prit seul le gouvernail. Mais ces mêmes traits, s’appuyant sur son autorité d’ancien révolutionnaire, lui permirent de camoufler la montée de la bureaucratie thermidorienne.

Son ambition acquit une trempe asiatique inculte que la technique européenne aggrava. Il faut que la presse l’exalte chaque jour avec extravagance, publie ses portraits, le cite sous le moindre prétexte ; imprime son nom en gros caractères. Aujourd’hui, les télégraphistes eux-mêmes savent qu’ils ne doivent pas accepter un télégramme adressé à Staline dans lequel il n’est pas appelé « le père du peuple », ou « le grand maître » ou « génial ». Le roman, l’opéra, le cinéma, la peinture, la sculpture, même des expositions agricoles, tout doit tourner autour de Staline comme autour de son axe. La littérature et l’art de l’époque stalinienne resteront dans l’histoire comme des exemples du byzantinisme le plus absurde et le plus abject. En 1925, Staline ne pardonnait pas à Lounatcharsky de ne pas l’avoir mentionné dans un livre de portraits révolutionnaires ; mais une douzaine d’années plus tard Alexis Tolstoï, qui porte le nom d’un des plus puissants et des plus indépendants écrivains de Russie, saluait Staline ainsi :

Toi, brillant soleil des nations,
Le soleil de notre temps qui jamais ne décline,
Et plus que le soleil, car le soleil ne connaît pas la sagesse.

Staline et le soleil reviennent encore dans ces vers d’auteurs moins connus :

Nous recevons notre soleil de Staline,
Nous recevons notre vie heureuse de Staline...
Ô maître sage ! génie des génies !
Soleil des ouvriers, Soleil des paysans, Soleil du monde !

L’article sur l’« heureux règne » du tsar Alexandre III écrit pour une ancienne Encyclopédie russe par un courtisan obséquieux, est un modèle de véracité, de modération et de bon goût comparé à l’article sur Staline dans la dernière Encyclopédie soviétique.

Le bloc avec Zinoviev et Kaménev retenait Staline. Ayant passé de longues années à l’école de Lénine, Zinoviev et Kaménev étaient capables d’apprécier la valeur des idées et des programmes. Bien qu’ils se soient laissés aller parfois à de monstrueuses déviations de principes du bolchévisme, ils ne franchissaient jamais certaines limites. Mais quand le triumvirat se scinda, Staline se trouva libéré de toute retenue idéologique Les membres du Bureau politique n’étaient plus gênés par leur manque de passé révolutionnaire ou par leur grande ignorance. Les discussions médiocres et sans intérêt restaient sans portée, particulièrement en ce qui touchait les problèmes de l’Internationale communiste. A cette époque, pas un membre du Bureau politique n’était disposé à admettre qu’aucune des sections étrangères de l’Internationale communiste eût une personnalité indépendante. Tout se réduisait à la question de savoir si elle était « pour » ou « contre » l’opposition.

Pendant les années précédentes, une de mes tâches à l’Internationale communiste avait été de suivre le mouvement ouvrier en France. Après les bouleversements qui eurent lieu à l’intérieur de l’Internationale communiste, commencés vers la fin de 1923 et poursuivis durant toute l’année 1924, les nouveaux dirigeants des diverses sections s’efforcèrent de s’éloigner de plus en plus des anciennes doctrines. Je me souviens d’une réunion où j’apportai le plus récent numéro de l’organe central du Parti communiste français et traduisis plusieurs passages d’un article important traitant du programme politique. Ces extraits révélaient une telle ignorance et un si éclatant opportunisme que, pour un instant, la gêne régna au sein du Bureau politique. Pourtant les staliniens du Bureau ne pouvaient abandonner ceux qui étaient leur serviles appuis au dehors. Le seul membre qui croyait savoir le français, Roudzoutak, me demanda la coupure du journal et voulut en reprendre la traduction, il escamota tous les mots et phrases qu’il ne comprenait pas, en déforma la signification d’autres, complétant le tout par son propre commentaire fantastique. Aussitôt chacun l’approuva ; la gêne avait disparu.

Il ne vaudrait guère la peine aujourd’hui de soumettre à un examen théorique les produits de la littérature contre le trotskisme qui, malgré le manque de papier, inondèrent littéralement l’Union soviétique. Staline lui-même ne pourrait relire tout ce qu’il dit et écrivit entre 1923 et 1929, car c’est en flagrante contradiction avec tout ce qu’il écrivit et dit dans la décade suivante. Il nous suffira d’indiquer, pour notre démonstration, les rares idées nouvelles qui se cristallisèrent graduellement au cours des polémiques entre l’appareil stalinien et l’opposition, et acquirent une signification décisive pour autant qu’elles fournirent un bagage idéologique aux initiateurs de la lutte contre le trotskisme. C’est autour de ces idées que les forces politiques se rallièrent. Il y en avait trois principales, elles se complétaient et se remplaçaient partiellement l’une l’autre selon le moment et les circonstances.

La première concernait l’industrialisation. Le triumvirat commença par combattre le programme que j’avais proposé et, dans l’intérêt de la polémique, le qualifia de « super-industrialisation ». Cette position s’affirma même quand le triumvirat se disloqua et que Staline forma son bloc avec Boukharine et l’aile droite. La tendance générale de l’argumentation officielle contre cette soi-disant super-industrialisation, c’était qu’une industrialisation rapide n’était possible qu’aux dépens de la paysannerie. En conséquence, il fallait avancer lentement, comme une tortue ; la question du rythme de l’industrialisation était sans importance, etc. En fait, la bureaucratie ne voulait pas troubler ces couches de la population qui avaient commencé de s’enrichir, c’est-à-dire la petite bourgeoisie des nepmen. Ce fut la première erreur sérieuse dans la lutte contre le trotskisme. Mais Staline ne voulut jamais reconnaître ses propres erreurs, il fit une complète volte-face et décida allégrement de surpasser tous les projets antérieurs de super-industrialisation - surtout sur le papier et en paroles, hélas !

Dans la seconde étape, au cours de 1924, l’attaque fut déclenchée contre la théorie de la révolution permanente. Le contenu politique de cette lutte se réduisait à l’opinion que nous n’avions pas à nous intéresser à la révolution internationale, mais à ’notre sécurité, afin de développer notre économie. La bureaucratie craignait de plus en plus de mettre en jeu sa situation par le risque des conséquences implicites d’une politique révolutionnaire internationale. La campagne contre la théorie de la révolution permanente, vidée de toute valeur théorique quelconque, servit comme affirmation d’une déviation nationaliste conservatrice du bolchévisme. C’est de cette lutte que surgit la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Zinoviev et Kaménev, seulement alors, commencèrent à entrevoir les conséquences de la lutte qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée.

La troisième idée de la bureaucratie dans sa campagne contre le trotskisme concernait la lutte contre le « nivellement », contre l’égalité. Le côté théorique de cette lutte restera certainement comme une curiosité. Staline trouva, dans la « Critique du programme de Gotha » de la social-démocratie allemande par Marx, une phrase disant que dans la première période du socialisme l’inégalité devrait être maintenue ou, comme Marx le disait, le droit bourgeois dans le domaine de la distribution. Marx ne voulait évidemment pas justifier ainsi la création d’une nouvelle inégalité, mais proposait une élimination progressive plutôt que soudaine de l’ancienne inégalité dans le domaine des salaires. Cette citation était incorrectement interprétée comme une déclaration des droits et privilèges des bureaucrates et de leurs satellites. L’avenir de l’Union soviétique se trouvait mis par là en contradiction avec l’avenir du prolétariat international, et la bureaucratie se trouvait pourvue d’une justification théorique de ses privilèges et pouvoirs spéciaux sur la masse des travailleurs à l’intérieur de l’Union soviétique.

Les choses se passaient donc comme si la Révolution avait été faite et gagnée expressément pour la bureaucratie, laquelle mena une lutte furieuse et enragée contre le « nivellement », qui menaçait ses privilèges, et contre la révolution permanente qui menaçait son existence même. Il ne faut donc pas s’étonner si dans cette lutte Staline trouva de nombreux appuis. Parmi ses plus chauds partisans, on voyait des anciens libéraux, des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Ils se rassemblèrent dans l’Etat et même dans l’appareil du Parti, célébrant le bon sens pratique de Staline.

La lutte contre la super-industrialisation fut menée très prudemment en 1922, ouvertement et avec violence en 1923. La lutte contre la révolution permanente commença publiquement en 1924 et se poursuivit sous des formes différentes et avec des interprétations variées durant toutes les années suivantes. La lutte pour la défense de l’« inégalité » commença vers la fin de 1925 et devint essentiellement la base du programme social de la bureaucratie. La lutte contre la super-­industrialisation était menée directement et ouvertement dans l’intérêt des koulaks ; le développement de l’industrie à « allure de tortue » était nécessaire pour donner aux koulaks un antidote indolore contre le socialisme. Cette philosophie était celle de la droite aussi bien que celle du centre stalinien. La théorie du socialisme dans un seul pays était prônée dans cette période par un bloc de la bureaucratie et de la petite bourgeoisie des campagnes et des villes. La lutte contre l’égalité souda la bureaucratie plus solidement que jamais, non seulement à cette petite bourgeoisie, mais également à l’aristocratie ouvrière. L’inégalité devint la base sociale commune, la raison d’être de ces alliés. Ainsi, des liens économiques et politiques unirent la bureaucratie et la petite bourgeoisie de 1923 à 1928.

C’est alors que le Thermidor russe manifeste sa similitude la plus évidente avec son prototype français. Durant cette période, le koulak fut autorisé à louer les terres du paysan pauvre et à engager celui-ci comme son ouvrier. Staline était prêt à permettre la location de terres pour une période de quarante ans. Peu après la mort de Lénine, il avait essayé clandestinement de transférer les terres nationalisées comme propriété privée aux paysans de sa Géorgie natale sous le couvert de « possession » de « parcelles personnelles » pour « beaucoup d’années ». Ici encore, il montrait combien solides étaient ses vieilles racines agrariennes et son nationalisme géorgien., Sur des instructions secrètes de Staline, le commissaire du peuple de l’agriculture de Géorgie avait préparé un projet pour cette transmission des terres. C’est seulement la protestation de Zinoviev qui avait eu vent de la conspiration, et l’inquiétude soulevée par le projet dans les cercles du Parti qui obligèrent Staline à répudier son propre projet, parce qu’il ne se sentait pas encore assez sûr de lui-même. Naturellement, le bouc émissaire fut l’infortuné commissaire du peuple géorgien.

Mais Staline et son appareil devinrent plus impudents avec le temps, particulièrement après qu’ils se furent débarrassés de l’influence freinante de Zinoviev et de Kaménev. En fait, la bureaucratie alla si loin dans son désir de satisfaire les intérêts et les revendications de ses alliés qu’en 1927 il devint évident pour tous - comme il avait été trop facile de le prévoir - que les revendications des alliés bourgeois étaient, par leur nature même, illimitées. Le koulak voulait la terre, sa possession sans réserve, le koulak voulait avoir le droit de disposer librement de toute sa récolte ; le koulak faisait tous ses efforts pour créer dans les villes sa contre-partie sous la forme du commerce et de l’industrie libres ; le koulak voulait en finir avec les livraisons forcées à prix fixés ; le koulak, conjointement avec le petit industriel, travaillait à la restauration complète du capitalisme. Ainsi s’ouvrit la lutte irréconciliable pour le surplus de la production du travail national. Qui en disposerait dans le plus proche avenir - la nouvelle bourgeoisie ou la bureaucratie soviétique ? - cela devint la question dominante, car qui en disposera aura le pouvoir de l’Etat à sa disposition. C’est cela qui provoqua le conflit entre, d’une part, la petite bourgeoisie, qui avait aidé la bureaucratie à briser la résistance des masses travailleuses et de leur porte-parole, l’opposition de gauche, et, de l’autre, la bureaucratie thermidorienne elle-même qui avait aidé la petite bourgeoisie à dominer les masses paysannes. C’était une lutte directe pour le pouvoir et pour le revenu. Evidemment, la bureaucratie n’avait pas écrasé l’avant-garde prolétarienne, elle ne s’était pas dégagée des exigences de la révolution internationale, et n’avait pas légitimé la philosophie de l’inégalité pour capituler devant la bourgeoisie, devenir son serviteur et, éventuellement, être écartée du râtelier de l’Etat. Elle devint mortellement effrayée en voyant les conséquences de sa politique de six années. Elle se retourna donc brutalement contre le koulak et le nepman. Parallèlement, elle s’engagea dans la politique dite de la troisième période de l’Internationale communiste et déclencha la lutte contre les droitiers. Aux yeux des naïfs, la théorie et la pratique de cette troisième période apparaissaient comme un retour aux principes fondamentaux du bolchévisme. Mais ce n’était rien de tel. C’était simplement un moyen vers une fin, le but étant maintenant la liquidation de l’opposition de droite et de ses satellites. La bouffonnerie stupide de cette fameuse troisième période, en Russie et à l’étranger, est trop récente pour qu’il soit nécessaire de la décrire ici. On pourrait en rire si ses conséquences pour les masses n’avaient pas été aussi tragiques. Ce n’est un secret pour personne que dans sa lutte contre les droitiers Staline accepta l’aumône de l’Opposition de gauche. Il n’apporta aucune idée nouvelle. Son travail intellectuel ne consista en rien d’autre que menaces et répétition de slogans et arguments de l’Opposition de gauche, naturellement avec une déformation démagogique.

Par contre, les écrits de l’Opposition de gauche de 1926-1927 se distinguent par leur exceptionnelle richesse. L’opposition réagit à chaque événement, intérieur et extérieur, à chaque acte du gouvernement, à chaque décision du bureau politique, par des documents, individuels ou collectifs, adressés aux diverses institutions du parti, le plus souvent au Bureau politique. Ces années étaient celles de la Révolution chinoise, du Comité anglo-russe, et de l’extrême confusion dans les problèmes intérieurs. La bureaucratie cherchait toujours son chemin à tâtons, se jetant de droite à gauche et ensuite de gauche à droite. Une grande partie de ce qu’écrivit l’opposition n’était pas destinée aux journaux, mais seulement à l’information des instances dirigeantes du Parti. Mais même ce qui était écrit spécialement pour la Pravda, ou pour la revue théorique mensuelle, le Bolchévik, ne paraissait jamais dans la presse soviétique.

La majorité du Bureau politique était fermement décidée à étrangler l’opposition - au moins, à l’étouffer, à la pousser hors du Parti, à l’expulser, à l’emprisonner. C’était la manière de Staline de répondre aux arguments, mais non celle de tous les membres du Bureau politique. Mais peu à peu Staline entraînait les hésitants ; il réduisait progressivement leurs réserves, leurs « préjugés », faisait de chaque mesure la conséquence inévitable de la mesure précédente. Là, il était dans son élément ; sa maîtrise était indiscutable. Le temps vint où les dissidents du Bureau politique renoncèrent à protester, même mollement, contre les outrages des grossiers « activistes » de Staline.

La partie des écrits de l’Opposition que j’ai réussi à emporter lorsque je fus déporté en Turquie se trouve maintenant à la Harvard Library, où elle est à la disposition de tous ceux qui s’intéressent à l’étude de cette remarquable bataille et veulent se reporter aux sources mêmes. Relisant ces documents au moment où j’étais engagé dans la rédaction de ce livre, c’est-à dire près de quinze ans après, j’ai été contraint, de reconnaître que l’Opposition avait eu raison sur deux points : elle avait à la fois vu juste et parlé hardiment, elle manifesta un courage et une persistance exceptionnels dans l’affirmation de sa ligne politique. Ses arguments n’étaient jamais réfutés. Il n’est pas difficile d’imaginer la fureur qu’ils provoquèrent chez Staline et ses proches collaborateurs. La supériorité politique et intellectuelle des représentants de l’Opposition sur la majorité du Bureau politique apparaît clairement, à chaque ligne des documents. Staline n’avait rien à dire en réponse, et il n’essayait même pas de le faire. Il avait recours à la même méthode qui avait été une part de lui-même depuis sa première jeunesse : ne pas discuter avec un adversaire en lui opposant ses propres vues devant des camarades, mais l’attaquer personnellement et, si possible, l’exterminer physiquement. Son impuissance intellectuelle devant des arguments, devant des critiques, engendrait la colère, et la colère à son tour le poussait aux mesures précipitées pour la liquidation de l’Opposition. Ainsi se passa la période 1926-1927. L’avenir devait montrer qu’elle n’était qu’une répétition de l’exhibition de perfidie et de dégénérescence qui fit frémir le monde douze ans plus tard.

D’un côté de cette grande polémique, il y avait l’opposition de gauche, intellectuellement ardente, infatigable dans ses recherches et explorations, s’efforçant passionnément de trouver la juste solution des problèmes que posaient des situations changeantes à l’intérieur et dans l’Internationale, se maintenant strictement dans les traditions du Parti. De l’autre, la clique bureaucratique poursuivant froidement ses machinations pour se débarrasser de ses critiques, de tous les adversaires, des trouble-fête qui ne voulaient pas lui laisser de repos, qui ne voulaient pas lui donner la possibilité de jouir de la victoire qu’ils avaient remportée. Tandis que les membres de l’opposition étaient occupés à analyser les erreurs fondamentales de la politique officielle en Chine, ou soumettaient à la critique le bloc avec le Conseil général des trade-unions britanniques, Staline mettait en circulation la rumeur que l’Opposition travaillait pour Austen Chamberlain contre l’Union soviétique, qu’elle ne voulait pas défendre l’Union soviétique, que tel ou tel oppositionnel se servait abusivement des automobiles de l’Etat, que Kaménev signa jadis un télégramme à Michel Romanov, que Trotsky écrivit une lettre furieuse contre Lénine. Et toujours les dates, les circonstances, indispensables pour interpréter exactement les faits, restaient dans le vague.

Mais ce n’étaient pas là les seules méthodes de riposte stalinienne. Staline et ses valets s’avilirent jusqu’à pêcher dans les eaux boueuses de l’antisémitisme. Je me souviens particulièrement d’un dessin paru dans la Rabotchaïa Gazeta (Gazette ouvrière) intitulé « Les camarades Trotsky et Zinoviev ». Il y avait beaucoup de caricatures semblables et de mauvais vers, prétendus burlesques, de caractère antisémite dans la presse du Parti, elles provoquaient des ricanements sournois. L’attitude de Staline à l’égard de cet antisémitisme croissant était une neutralité amicale. Mais les choses allèrent si loin qu’il fut forcé d’intervenir par une déclaration disant : « Nous combattons Trotsky, Zinoviev et Kaménev non parce qu’ils sont Juifs, mais parce qu’ils sont oppositionnels », etc. Il était parfaitement clair pour tous ceux capables de penser politiquement que cette déclaration, délibérément équivoque, ne visait que les « excès » de l’antisémitisme, tandis que la presse soviétique tout entière laissait clairement entendre : « N’oubliez pas que les dirigeants de l’opposition sont des Juifs. » Ainsi les antisémites avaient carte blanche.

La plupart des membres du Parti aidèrent à la défaite de l’Opposition contre leur volonté, contre leurs sympathies, contre leurs propres souvenirs. Ils avaient été amenés à voter comme ils le faisaient progressivement, sous la pression de l’appareil, de même que la machine elle-même était entraînée dans la lutte contre l’Opposition du sommet à la base. Staline laissait les rôles de premier plan à Zinoviev, Kaménev, Boukharine, Rykov, parce qu’ils étaient infiniment mieux équipés que lui pour mener une polémique publique contre l’Opposition, mais aussi parce qu’il ne voulait pas brûler tous les ponts derrière lui. Les rudes coups portés à l’Opposition, qui semblaient alors décisifs, suscitaient une sympathie secrète, pourtant profonde, pour les vaincus et une hostilité indéniable envers les vainqueurs, particulièrement envers les deux personnages dirigeants, Zinoviev et Kaménev. Staline en tirait avantage. Il se dissociait publiquement de Kaménev et de Zinoviev, considérés comme les principaux responsables de la campagne impopulaire contre Trotsky. Il s’attribuait le rôle de conciliateur, d’arbitre impartial et modéré dans la lutte fractionnelle.

En 1925, Zinoviev, essayant d’impressionner Rakovsky avec les victoires de sa fraction, parlait de moi en ces termes : « Pauvre politicien ! Il est incapable de trouver la tactique juste. C’est pourquoi, il a été battu. » Une année plus tard, ce critique malheureux de ma tactique cognait à la porte de l’Opposition de gauche. Ni lui ni Kaménev n’avaient compris, aussi tard qu’en 1925, qu’ils étaient devenus les instruments de la réaction bureaucratique - de même qu’ils s’étaient trompés en 1917. En 1926, ils se rendaient compte qu’il n’y avait pas d’autre « tactique » possible pour un révolutionnaire, car, après tout, ils étaient de la vieille garde qui ne pouvait honnêtement concevoir le bolchévisme sans perspective internationaliste et son dynamisme révolutionnaire, c’était la tradition dont les vieux bolchéviks étaient les mainteneurs. C’est pourquoi le Parti tout entier, du temps de Lénine, les considérait comme un capital irremplaçable. L’intérêt particulier et exceptionnel que Lénine portait à la vieille génération des révolutionnaires était dicté par cette considération politique autant que par une solidarité de camarade. Quand Zinoviev se vantait devant Rakovsky de sa « tactique » heureuse contre moi, il se vantait simplement d’avoir mal employé et gaspillé ce capital. De 1923 à 1926, sur l’initiative et, au début, sous la direction de Zinoviev, la lutte contre l’internationalisme marxiste, sous le nom de « trotskisme » fut menée d’après le mot d’ordre de défense de la vieille garde ; l’Opposition était accusée de s’attaquer à son prestige. Une commission spéciale, chargée de veiller sur la situation des vieux lutteurs bolchéviks fut créée. Le glissement dans la direction d’un Thermidor ne s’exprima nulle part d’une manière plus flagrante que dans les compromis politiques de cette même vieille garde. Ce qui suivit, ce fut son extermination physique ; la commission chargée de veiller sur la santé des vieux bolchéviks se trouvait finalement remplacée par un petit détachement de tueurs de la Guépéou que Staline récompensait avec l’ordre du Drapeau rouge.

Messages

  • Il est remarquable que Trotsky, dénonçant le nouvel antisémitisme de Staline et de ses sbires lors des « Procès de Moscou » où les anciens dirigeants bolcheviks, souvent juifs, étaient accusés de tous les crimes imaginaires, a été attaqué par… des dirigeants juifs occidentaux, notamment américains. Ainsi, alors que Trotsky relevait, dans les procès de Moscou, la mention de « juif » dans le relevé des noms des prétendus « coupables ». B. Z. Goldberg écrivait ainsi dans le « New York Tag » du 26 janvier 1937 :

    « C’est la première fois que nous, membres de la presse juive, avons entendu une telle accusation. On nous a accoutumé à considérer l’Union Soviétique comme notre seule consolation, au moins en ce qui concerne l’antisémitisme. Que Trotsky puisse élever de telles accusations sans fondements contre Staline est impardonnable. »

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