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Quand Diderot anticipait la notion d’évolution des espèces et de passage de l’inerte au vivant...

mardi 3 mai 2016, par Robert Paris

Quand Diderot invente et anticipe avec audace et génie les idées d’évolution des espèces, de transformisme et de passage de l’inerte au vivant

La philosophie de Diderot a rapidement évolué vers un monisme matérialiste et athée : le monde est un tout matériel quasi organique où, du minéral à la vie et de la vie à la pensée, le processus d’engendrement est permanent. On a pu ainsi parler du « transformisme » de Diderot.

Lire ici un commentaire sur les idées novatrices de Diderot

« Le rêve de d’Alembert » :

« Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo , voilà son inscription éternelle... Qui sait si la fermentation et ses produits sont épuisés ? Qui sait à quel instant de la succession de ces générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé, qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe ? Qui sait s’il n’en est pas ainsi de toutes les espèces d’animaux ? Qui sait si tout ne tend pas à se réduire à un grand sédiment inerte et immobile ? Qui sait quelle sera la durée de cette inertie ? Qui sait quelle race nouvelle peut résulter derechef d’un amas aussi grand de points sensibles et vivants ? Pourquoi pas un seul animal ? Qu’était l’éléphant dans son origine ? Peut-être l’animal énorme tel qu’il nous paraît, peut-être un atome, car tous les deux sont également possibles ; ils ne supposent que le mouvement et les propriétés diverses de la matière... L’éléphant, cette masse énorme, organisée, le produit subit de la fermentation ! Pourquoi non ? Le rapport de ce grand quadrupède à sa matrice première est moindre que celui du vermisseau à la molécule de farine qui l’a produit ; mais le vermisseau n’est qu’un vermisseau... C’est-à-dire que la petitesse qui vous dérobe son organisation lui ôte son merveilleux... Le prodige, c’est la vie, c’est la sensibilité ; et ce prodige n’en est plus un... Lorsque j’ai vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus m’étonner... Quelle comparaison d’un petit nombre d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main, et de ce réservoir immense d’éléments divers épars dans les entrailles de la terre, à sa surface, au sein des mers, dans le vague des airs !... Cependant, puisque les mêmes causes subsistent, pourquoi les effets ont-ils cessé ? Pourquoi ne voyons-nous plus le taureau percer la terre de sa corne, appuyer ses pieds contre le sol, et faire effort pour en dégager son corps pesant ?... Laissez passer la race présente des animaux subsistants ; laissez agir le grand sédiment inerte quelques millions de siècles. Peut-être faut-il, pour renouveler les espèces, dix fois plus de temps qu’il n’est accordé à leur durée. Attendez, et ne vous hâtez pas de se prononcer sur le grand travail de nature. Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l’état d’inertie à l’état de sensibilité, et les générations spontanées ; qu’ils vous suffisent : tirez-en de justes conséquences, et dans un ordre de choses où il n’y a ni grand ni petit, ni durable, ni passager absolus, garantissez-vous du sophisme de l’éphémère... » Docteur, qu’est-ce que c’est que le sophisme de l’éphémère ? »

« Pensées sur l’interprétation de la nature » :

« Quand on considère le règne animal,, et que l’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout : au lieu de la main d’un homme, vous aurez le pied d’un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins où il n’y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes (s’il est permis de se servir du terme de confins où il n’y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes, d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités, des fonctions de l’autre, qui ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être, prototype de tous les êtres ? »

Diderot - « Lettre sur les aveugles » :

« Qu’est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent : une symétrie passagère ; un ordre momentané… Quelle suite prodigieuse de générations d’éphémères atteste votre éternité ! »

Diderot dans « La vie et la mort (au père Hoop) » :

« Dites-moi, avez-vous pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ? Concevez-vous bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non vivant à l’état de vivant ! Un corps s’accroît ou diminue, se meut ou se repose ; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner la vie ? Il n’en est pas vivre comme de se mouvoir, c’est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos, et celui-ci se meut ; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en les parties comme vous l’imaginerez : si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposer qu’en mettant à côté d’une particule morte une, deux ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c’est avancer, ce me semble, une absurdité très forte, ou je ne m’y connais pas. Quoi ! la particule « a » placée à gauche de la particule « b » n’avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte et morte ; et voilà que, celle qui était à gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent !... La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. »

« Entretien avec d’Alembert » :

« La sensibilité est une qualité générale et essentielle de la matière, qui est la substance unique ; une échelle des êtres conduit sans saut de la pierre à l’homme, qui n’est pas une exception dans la nature. »

« Le rêve de d’Alembert » :

« Les organes produisent les besoins et réciproquement les besoins produisent les organes… Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles… Et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?... Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal… Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu, plus ou moins d’un règne ou d’une autre… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne… Et les espèces ? les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ?... La vie, une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse. Mort, j’agis et je réagis en molécules… »

DIDEROT – extrait de « PENSÉES SUR L’INTERPRÉTATION DE LA NATURE - AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L’ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE « 

Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes. Elle n’abandonne un genre de productions qu’après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout ; au lieu de la main d’un homme, vous aurez le pied d’un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins dès deux règnes (s’il est permis de se servir du terme de « confins où il » n’y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l’un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l’autre, qui ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype de tous les êtres ? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera pas qu’il ne faille l’embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de l’organisation. Car il est évident que la nature n’a pu conserver tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu’elle a dérobé dans un autre. C’est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité de connaître un jour toute sa personne.

DIDEROT – extrait de l’« Entretien entre M. d´Alembert et M. Diderot »

d´Alembert - J´avoue qu´un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l´espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de l´étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n´ai pas la moindre idée ; un être d´une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d´autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c´est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.

Diderot- Pourquoi non ?

d´Alembert- Cela est dur à croire.

Diderot- Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l´entend pas crier.

d´Alembert- Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l´homme et la statue, entre le marbre et la chair.
Diderot- Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.

d´Alembert- Mais l´un n´est pas l´autre.

Diderot- Comme ce que vous appelez la force vive n´est pas la force morte.

d´Alembert- Je ne vous entends pas.

Diderot- Je m´explique. Le transport d´un corps d´un lieu dans un autre n´est pas le mouvement, ce n´en est que l´effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.

d´Alembert- Cette façon de voir est nouvelle.

Diderot- Elle n´en est pas moins vraie. Otez l´obstacle qui s´oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l´air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l´eau qu´il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J´en dis autant de votre propre corps.

d´Alembert- Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l´animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l´état de sensibilité active.
Diderot- A merveille. Vous l´avez dit.

d´Alembert- Ainsi la statue n´a qu´une sensibilité inerte ; et l´homme, l´animal, la plante même peut-être, sont doués d´une sensibilité active.

Diderot- Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair. mais vous concevez bien que ce n´est pas la seule.

d´Alembert- Assurément. Quelque ressemblance qu´il y ait entre la forme extérieure de l´homme et de la statue, il n´y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l´état de force vive ; c´est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l´état de sensibilité inerte à l´état de sensibilité active.

Diderot- C´est que vous ne voulez pas le voir. C´est un phénomène aussi commun.

d´Alembert- Et ce phénomène aussi commun, quel est-il, s´il vous plaît ?

Diderot- Je vais vous le dire, puisque vous en voulez avoir , la honte. Cela se fait toutes les fois que vous mangez.

d´Alembert- Toutes les fois que je mange !

Diderot- Oui ; car en mangeant, que faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s´opposaient à la sensibilité active de l´aliment ; vous l´assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous l´animalisez ; vous le rendez sensible ; et ce que vous exécutez sur un aliment, je l´exécuterai quand il me plaira sur le marbre.

d´Alembert- Et comment cela ?

Diderot- Comment ? je le rendrai comestible.

d´Alembert- Rendre le marbre comestible, cela ne me parait pas facile.
Diderot- C´est mon affaire, que de vous en indiquer le procédé. Je prends la statue que vous voyez, je la mets dans un mortier, et à grands coups de pilon...

d´Alembert- Doucement, s´il vous plaît : c´est le chef-d´oeuvre de Falconet. Encore si c´était un morceau d´Huez ou d´un autre...
Diderot- Cela ne fait rien à Falconet ; la statue est payée, et Falconet fait peu de cas de la considération présente, aucun de la considération à venir.

d´Alembert- Allons, pulvérisez donc.

Diderot- Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à de l´humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j´arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s´est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, savez-vous ce que je fais ?

d´Alembert- Je suis sûr que vous ne mangez pas de l´humus.
Diderot- Non, mais il y a un moyen d´union, d´appropriation, entre l´humus et moi, un latus, comme vous dirait le chimiste.

d´Alembert- Et ce latus, c´est la plante ?

Diderot- Fort bien. J´y sème des pois, des fèves, des choux, d´autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre, et je me nourris des plantes.

d´Alembert- Vrai ou faux, j´aime ce passage du marbre à l´humus, de l´humus au règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la chair.

Diderot- Je fais donc de la chair ou de l´âme comme dit ma fille, une matière activement sensible ; et si je ne résous pas le problème que vous m´avez proposé, du moins j´en approche beaucoup : car vous m´avouerez qu´il y a bien plus loin d´un morceau de marbre à un être qui sent, que d´un être qui sent à un être qui pense.

d´Alembert- J´en conviens. Avec tout cela l´être sensible n´est pas encore l´être pensant.

Diderot- Avant que de faire un pas en avant, permettez-moi de vous faire l´histoire d´un des plus grands géomètres de l´Europe. Qu´était-ce d´abord que cet être merveilleux ? Rien.

d´Alembert - Comment rien ! On ne fait rien de rien.

Diderot- Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu´avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l´âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l´une et de l´autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu´à ce qu´enfin elles se rendissent dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son père. Voilà ce germe rare formé ; le voilà, comme c´est l´opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice ; le voilà attaché à la matrice par un long pédicule ; le voilà, s´accroissant successivement et s´avançant à l´état de foetus ; voilà le moment de sa sortie de l´obscure prison arrivé ; le voilà né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son nom ; tiré des Enfants-Trouvés ; attaché à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau ; allaité, devenu grand de corps et d´esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela s´est-il fait ? En mangeant et par d´autres opérations purement mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui qui exposerait à l´Académie le progrès de la formation d´un homme ou d´un animal, n´emploierait que des agents matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de la précession des équinoxes, un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre végétale.

d´Alembert- Vous ne croyez donc pas aux germes préexistants ?

Diderot- Non.

d´Alembert - Ah ! que vous me faites plaisir !

Diderot - Cela est contre l´expérience et la raison : contre l´expérience qui chercherait inutilement ces germes dans l´oeuf et dans la plupart des animaux avant un certain âge ; contre la raison qui nous apprend que la divisibilité de la matière a un terme dans la nature, quoiqu´elle n´en ait aucun dans l´entendement, et qui répugne à concevoir un éléphant tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant tout formé, et ainsi de suite à l´infini.

d´Alembert- Mais sans ces germes préexistants, la génération première des animaux ne se conçoit pas.

Diderot- Si la question de la priorité de l´oeuf sur la poule ou de la poule sur l´oeuf vous embarrasse, c´est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu´ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait non plus ce qu´ils ont été qu´on ne sait ce qu´ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s´agite dans la fange, s´achemine peut-être à l´état de grand animal ; l´animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s´achemine peut-être à l´état de vermisseau, est peut-être une production particulière et momentanée de cette planète.

d´Alembert - Comment avez-vous dit cela ?

Diderot- Je vous disais... Mais cela va nous écarter de notre première discussion.

d´Alembert- Qu´est-ce que cela fait ? Nous y reviendrons ou nous n´y reviendrons pas.

Diderot - sur les temps ?

d´Alembert- Pourquoi non ? Le temps n´est rien pour la nature.

Diderot - Vous consentez donc que j´éteigne notre soleil ?

d´Alembert- D´autant plus volontiers que ce ne sera pas le premier qui se soit éteint.

Diderot- Le soleil éteint, qu´en arrivera-t-il ? Les plantes périront, les animaux périront, et voilà la terre solitaire et muette. Rallumez cet astre, et à l´instant vous rétablissez la cause nécessaire d´une infinité de générations nouvelles, entre lesquelles je n´oserais assurer qu´à la suite des siècles nos plantes, nos animaux d’aujourd’hui se reproduiront ou ne se reproduiront pas.

d´Alembert - Et pourquoi les mêmes éléments épars venant à se réunir, ne rendraient-ils pas les mêmes résultats ?

Diderot- C´est que tout tient dans la nature, et que celui qui suppose un nouveau phénomène ou ramène un instant passé, recrée un nouveau monde.

d´Alembert- C´est ce qu´un penseur profond ne saurait nier. Mais pour en revenir à l´homme, puisque l´ordre général a voulu qu´il fût, rappelez-vous que c´est au passage d´être sentant à l´être pensant que vous m´avez laissé.

Diderot - Je m´en souviens.

d´Alembert - Franchement vous m´obligeriez beaucoup de me tirer de là. Je suis un peu pressé de penser.

Diderot - Quand je n´en viendrais pas à bout, qu´en résulterait-il contre un enchaînement de faits incontestables ?

d´Alembert - Rien, sinon que nous serions arrêtés là tout court.

Diderot - Et pour aller plus loin, nous serait-il permis d´inventer un agent contradictoire dans ses attributs, un mot vide de sens, inintelligible ?

d´Alembert - Non.

Diderot - Pourriez-vous me dire ce que c´est que l´existence d´un être sentant, par rapport à lui-même ?

d´Alembert- C´est la conscience d´avoir été lui, depuis le premier instant de sa réflexion jusqu´au moment présent.

Diderot - Et sur quoi cette conscience est-elle fondée ?

d´Alembert - Sur la mémoire de ses actions.

Diderot - Et sans cette mémoire ?

d´Alembert - Sans cette mémoire il n´aurait point de lui, puisque, ne sentant son existence que dans le moment de l´impression, il n´aurait aucune histoire de sa vie. Sa vie serait une suite interrompue de sensations que rien ne lierait.

Diderot - Fort bien. Et qu´est-ce que la mémoire ? d´où naît-elle ?

d´Alembert- D´une certaine organisation qui s´accroît, s´affaiblit et se perd quelquefois entièrement.

Diderot - Si donc un être qui sent et qui a cette organisation propre à la mémoire lie les impressions qu´il reçoit, forme par cette liaison une histoire qui est celle de sa vie, et acquiert la conscience de lui, il nie, il affirme, il conclut, il pense.

d´Alembert
Cela me parait ; il ne me reste plus qu´une difficulté.

Diderot
Vous vous trompez ; il vous en reste bien davantage.

d´Alembert- Mais une principale ; c´est qu´il me semble que nous ne pouvons penser qu´à une seule chose à la fois, et que pour former, je ne dis pas ces énormes chaînes de raisonnements qui embrassent dans leur circuit des milliers d´idées, mais une simple proposition, on dirait qu´il faut avoir au moins deux choses présentes, l´objet qui semble rester sous l´oeil de l´entendement, tandis qu´il s´occupe de la qualité qu´il en affirmera ou niera.

Diderot- Je le pense ; ce qui m´a fait quelquefois comparer les fibres de nos organes à des cordes vibrantes sensibles. La corde vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore après qu´on l´a pincée. C´est cette oscillation, cette espèce de résonance nécessaire qui tient l´objet présent, tandis que l´entendement s´occupe de la qualité qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété, c´est d´en faire frémir d´autres ; et c´est ainsi qu´une première idée en rappelle une seconde, ces deux-là une troisième, toutes les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu´on puisse fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du philosophe qui médite ou qui s´écoute dans le silence et l´obscurité. Cet instrument a des sauts étonnants, et une idée réveillée va faire quelquefois frémir une harmonique qui en est à un intervalle incompréhensible. Si le phénomène s´observe entre des cordes sonores, inertes et séparées, comment n´aurait-il pas lieu entre des points vivants et liés, entre des fibres continues et sensibles ?

d´Alembert- Si cela n´est pas vrai, cela est au moins très ingénieux. Mais on serait tenté de croire que vous tombez imperceptiblement dans l´inconvénient que vous vouliez éviter.

Diderot
Quel ?
d´Alembert

Vous en voulez à la distinction des deux substances.

Diderot
Je ne m´en cache pas.

d´Alembert
Et si vous y regardez de près, vous faites de l´entendement du philosophe un être distinct de l´instrument, une espèce de musicien qui prête l´oreille aux cordes vibrantes, et qui prononce sur leur consonance ou leur dissonance.

Diderot- Il se peut que j´aie donné lieu à cette objection, que peut-être vous ne m´eussiez pas faite si vous eussiez considéré la différence de l´instrument philosophe et de l´instrument clavecin. L´instrument philosophe est sensible, il est en même temps le musicien et l´instrument. Comme sensible, il a la conscience momentanée du son qu´il rend ; comme animal, il en a la mémoire. Cette faculté organique, en liant les sons en lui-même, y produit et conserve la mélodie. Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi s´il ne saura pas, s´il ne se répétera pas de lui-même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes ; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. Il y a une impression qui a sa cause au dedans ou au dehors de l´instrument, une sensation qui naît de cette impression, une sensation qui dure ; car il est impossible d´imaginer qu´elle se fasse et qu´elle s´éteigne dans un instant indivisible ; une autre impression qui lui succède, et qui a pareillement sa cause au dedans et au dehors de l´animal ; une seconde sensation et des voix qui les désignent par des sons naturels ou conventionnels.

d´Alembert- J´entends. Ainsi donc, si ce clavecin sensible et animé était encore doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire, il vivrait et engendrerait de lui-même, ou avec sa femelle, de petits clavecins vivants et résonnants.

Diderot- Sans doute. A votre avis, qu´est-ce autre chose qu´un pinson, un rossignol, un musicien, un homme ? Et quelle autre différence trouvez-vous entre le serin et la serinette ? Voyez-vous cet oeuf ? c´est avec cela qu´on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu´est-ce que cet oeuf ? une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu´est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n´est lui-même qu´un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu´y produira la chaleur ? Le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l´oeil de moment en moment. D´abord c´est un point qui oscille, un filet qui s´étend et qui se colore, de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d´ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c´est un animal. Cet animal se meut, s´agite, crie ; j´entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit ; la pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s´irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c´est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c´est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu´entre l´animal et vous il n´y a de différence que dans l´organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu´avec une matière inerte, disposée d´une certaine manière, imprégnée d´une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu´un de ces deux partis à prendre ; c´est d´imaginer dans la masse inerte de l´oeuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s´y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu´est-ce que cet élément ? Occupait-il de l´espace, ou n´en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s´est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l´instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? était-il homogène ou hétérogène à ce domicile ? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l´animal développé. écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l´organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d´absurdités.

d´Alembert- Une supposition ! Cela vous plaît à dire. Mais si c´était une qualité essentiellement incompatible avec la matière ?
Diderot- Et d´où savez-vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l´essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez-vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d´un corps à un autre ?

d´Alembert- Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible.
Diderot- Galimatias métaphysico-théologique. Quoi ? est-ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue sont essentiellement indivisibles ? Il n´y a ni plus ni moins d´impénétrabilité ; il y a la moitié d´un corps rond, mais il n´y a pas la moitié de la rondeur ; il y a plus ou moins de mouvement, mais il n´y a ni plus ni moins mouvement ; il n´y a ni la moitié, ni le tiers, ni le quart d´une tête, d´une oreille, d´un doigt, pas plus que la moitié, le tiers, le quart d´une pensée. Si dans l´univers il n´y a pas une molécule qui ressemble à une autre, dans une molécule pas un point qui ressemble à un autre point, convenez que l´atome même est doué d´une qualité, d´une forme indivisible ; convenez que la division est incompatible avec les essences des formes, puisqu´elle les détruit. Soyez physicien et convenez de la production d´un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l´effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l´effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n´en résout aucune.

d´Alembert
Mais si je me dépars de cette cause ?

Diderot- Il n´y a plus qu´une substance dans l´univers, dans l´homme, dans l´animal. La serinette est de bois, l´homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d´une chair diversement organisée ; mais l´un et l´autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin.

d´Alembert- Et comment s´établit la convention des sons entre vos deux clavecins ?

Diderot- Un animal étant un instrument sensible parfaitement semblable à un autre, doué de la même conformation, monté des mêmes cordes, pincé de la même manière par la joie, par la douleur, par la faim, par la soif, par la colique, par l´admiration, par l´effroi, il est impossible qu´au pôle et sous la ligne il rende des sons différents. Aussi trouverez-vous les interjections à peu près les mêmes dans toutes les langues mortes ou vivantes. Il faut tirer du besoin et de la proximité l´origine des sons conventionnels. L´instrument sensible ou l´animal a éprouvé qu´en rendant tel son il s´ensuivait tel effet hors de lui, que d´autres instruments sensibles pareils à lui ou d´autres animaux semblables s´approchaient, s´éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons. Et remarquez qu´il n´y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à mon système toute force, remarquez encore qu´il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l´existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu´il était le seul clavecin qu´il y eût au monde, et que toute l´harmonie de l´univers se passait en lui.

d´Alembert
Il y a bien des choses à dire là-dessus.

Diderot
Cela est vrai.

d´Alembert
Par exemple, on ne conçoit pas trop, d´après votre système, comment nous formons des syllogismes, ni comment nous tirons des conséquences.

Diderot- C´est que nous n´en tirons point : elles sont toutes tirées par la nature. Nous ne faisons qu´énoncer des phénomènes conjoints, dont la liaison est ou nécessaire ou contingente, phénomènes qui nous sont connus par l´expérience : nécessaires en mathématiques, en physique et autres sciences rigoureuses ; contingents en morale, en politique et autres sciences conjecturales.

d´Alembert
Est-ce que la liaison des phénomènes est moins nécessaire dans un cas que dans un autre ?

Diderot
Non ; mais la cause subit trop de vicissitudes particulières qui nous échappent, pour que nous puissions compter infailliblement sur l´effet qui s´ensuivra. La certitude que nous avons qu´un homme violent s´irritera d´une injure, n´est pas la même que celle qu´un corps qui en frappe un plus petit le mettra en mouvement.

d´Alembert
Et l´analogie ?

Diderot-
L´analogie, dans les cas les plus composés, n´est qu´une règle de trois qui s´exécute dans l´instrument sensible. Si tel phénomène connu en nature est suivi de tel autre phénomène connu en nature, quel sera le quatrième phénomène conséquent à un troisième, ou donné par la nature, ou imaginé à l´imitation de nature ? Si la lance d´un guerrier ordinaire a dix pieds de long, quelle sera la lance d´Ajax ? Si je puis lancer une pierre de quatre livres, Diomède doit remuer un quartier de rocher. Les enjambées des dieux et les bonds de leurs chevaux seront dans le rapport imaginé des dieux à l´homme. C´est une quatrième corde harmonique et proportionnelle à trois autres dont l´animal attend la résonance qui se fait toujours en lui-même, mais qui ne se fait pas toujours en nature. Peu importe au poète, il n´en est pas moins vrai. C´est autre chose pour le philosophe ; il faut qu´il interroge ensuite la nature qui, lui donnant souvent un phénomène tout à fait différent de celui qu´il avait présumé, alors il s´aperçoit que l´analogie l´a séduit.

d´Alembert
Adieu, mon ami, bonsoir et bonne nuit. (…)

DIDEROT – dans « Le rêve de D’Alembert »

D’ALEMBERT.
Pourquoi suis-je tel ? c’est qu’il a fallu que je fusse tel… Ici, oui, mais ailleurs ? au pôle ? mais sous la ligne ? mais dans Saturne ?… Si une distance de quelques mille lieues change mon espèce, que ne fera point d’intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres ?… Et si tout est un flux général, comme le spectacle de l’univers me le montre partout, que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes de quelques millions de siècles ? Qui sait ce qu’est l’être pensant et sentant en Saturne ?… Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée ?… pourquoi non ?… L’être sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n’en ai ?… Si cela est, ah ! qu’il est malheureux le Saturnien !… Plus de sens, plus de besoins.

BORDEU.
Il a raison ; les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins produisent les organes.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Docteur, délirez-vous aussi ?

BORDEU.
Pourquoi non ? J’ai vu deux moignons devenir à la longue, deux bras.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Vous mentez.

BORDEU.
Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j’ai vu deux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Quelle folie !

BORDEU.
C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée… Vous me faites venir des idées bien ridicules.

BORDEU.
Paix.

D’ALEMBERT.
Je suis donc tel, parce qu’il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement ; mais le tout change sans cesse… L’homme n’est qu’un effet commun, le monstre qu’un effet rare ; tous les deux également naturels, également nécessaires, également dans l’ordre universel et général… Et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?… Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban [7] du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport pins ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus : répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle : mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avez l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Ô Architas ! vous qui avez mesuré le globe, qu’êtes-vous ? un peu de cendre… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ?… Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ?… La vie, une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ?… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes… Et qu’importe une forme ou une autre ? Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre. Depuis l’éléphant jusqu’au puceron… depuis le puceron jusqu’à la molécule sensible et vivante, l’origine de tout, pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou qui ne jouisse.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Il ne dit plus rien.

BORDEU.
Non ; il a fait une assez belle excursion. Voilà de la philosophie bien haute ; systématique dans ce moment, je crois que plus les connaissances de l’homme feront des progrès, plus elle se vérifiera.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et nous, où en étions-nous ?

BORDEU.
Ma foi, je ne m’en souviens plus ; il m’a rappelé tant de phénomènes, tandis que je l’écoutais !

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Attendez, attendez,… j’en étais à mon araignée.

BORDEU.
Oui, oui.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée au centre de sa toile. Ébranlez un fil, et vous verrez l’animal alerte accourir. Eh bien ! si les fils que l’insecte tire de ses intestins, et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même ?…

BORDEU.
Je vous entends. Vous imaginez en vous, quelque part, dans un recoin de votre tête, celui, par exemple, qu’on appelle les méninges, un ou plusieurs points où se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
C’est cela.

BORDEU.
Votre idée est on ne saurait plus juste ; mais ne croyez-vous pas que c’est à peu près la même qu’une certaine grappe d’abeilles ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Ah ! cela est vrai ; j’ai fait de la prose sans m’en douter.

BORDEU.
Et de la très-bonne prose, connue vous allez voir. Celui qui ne connaît l’homme que sous la forme qu’il nous présente en naissant, n’en a pas la moindre idée. Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses organes, son nez, ses yeux, ses oreilles, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses muscles, ses os, ses nerfs, ses membranes, ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Voilà ma toile ; et le point originaire de tous ces fils c’est mon araignée.

BORDEU.
À merveille.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Où sont les fils ? ou est placée l’araignée ?

BORDEU.
Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de votre corps auquel ils n’aboutissent ; et l’araignée est nichée dans une partie de votre tête que je vous ai nommée, les méninges, à laquelle on ne saurait presque toucher sans frapper de torpeur toute la machine.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Mais si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout presse sur moi et que je presse sur tout ?

BORDEU.
C’est que les impressions s’affaiblissent en raison de la distance d’où elles partent.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Si l’on frappe du coup le plus léger à l’extrémité d’une longue poutre, j’entends ce coup, si j’ai mon oreille placée à l’autre extrémité. Cette poutre toucherait d’un bout sur la terre et de l’autre bout dans Sirius, que le même effet serait produit. Pourquoi tout étant lié, contigu, c’est-à-dire la poutre existante et réelle, n’entends-je pas ce qui se passe dans l’espace immense qui m’environne, surtout si j’y prête l’oreille ?

BORDEU.
Et qui est-ce qui vous a dit que vous ne l’entendiez pas plus ou moins ? Mais il y a si loin, l’impression est si faible, si croisée sur la route ; vous êtes entourée et assourdie de bruits si violents et si divers ; c’est qu’entre Saturne et vous il n’y a que des corps contigus, au lieu qu’il y faudrait de la continuité.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
C’est bien dommage.

BORDEU.
C’est vrai, car vous seriez Dieu. Par votre identité avec tous les êtres de la nature, vous sauriez tout ce qui se fait ; par votre mémoire, vous sauriez tout ce qui s’y est fait.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et ce qui s’y fera ?

BORDEU.
Vous formeriez sur l’avenir des conjectures vraisemblables, mais sujettes à erreur. C’est précisément comme si vous cherchiez à deviner ce qui va se passer au dedans de vous, à l’extrémité de votre pied ou de votre main.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n’avait pas aussi ses méninges, ou qu’il ne réside pas dans quelque recoin de l’espace une grosse ou petite araignée dont les fils s’étendent à tout ?

BORDEU.
Personne, moins encore si elle n’a pas été ou si elle ne sera pas.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Comment cette espèce de Dieu-là…

BORDEU.
La seule qui se conçoive…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Pourrait avoir été, ou venir et passer ?

BORDEU.
Sans doute ; mais puisqu’il serait matière dans l’univers, portion de l’univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Mais voici bien une autre extravagance qui me vient.

BORDEU.
Je vous dispense de la dire, je la sais.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Voyons, quelle est-elle ?

BORDEU.
Vous voyez l’intelligence unie à des portions de matière très-énergiques, et la possibilité de toutes sortes de prodiges imaginables. D’autres l’ont pensé comme vous.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Vous m’avez devinée, et je ne vous en estime pas davantage. Il faut que vous ayez un merveilleux penchant à la folie.

BORDEU.
D’accord. Mais que cette idée a-t-elle d’effrayant ? Ce serait une épidémie de bons et de mauvais génies ; les lois les plus constantes de la nature seraient interrompues par des agents naturels ; notre physique générale en deviendrait plus difficile, mais il n’y aurait point de miracles.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
En vérité, il faut être bien circonspect sur ce qu’on assure et sur ce qu’on nie.

BORDEU.
Allez, celui qui vous raconterait un phénomène de ce genre aurait l’air d’un grand menteur. Mais laissons là tous ces êtres imaginaires, sans en excepter votre araignée à réseaux infinis : revenons au vôtre et à sa formation.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
J’y consens.

D’ALEMBERT.
Mademoiselle, vous êtes avec quelqu’un : qui est-ce qui cause là avec vous ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
C’est le docteur.

D’ALEMBERT.
Bonjour, docteur : que faites-vous ici si matin ?

BORDEU.
Vous le saurez : dormez.

D’ALEMBERT.
Ma foi, j’en ai besoin. Je ne crois pas avoir passé une autre nuit aussi agitée que celle-ci. Vous ne vous en irez pas que je ne sois levé.

BORDEU.
Non. Je gage, mademoiselle, que vous avez cru qu’ayant été à l’âge de douze ans une femme la moitié plus petite, à l’âge de quatre ans encore une femme la moitié plus petite, fœtus une petite femme, dans les testicules de votre mère une femme très-petite, vous avez pensé que vous aviez toujours été une femme sous la forme que vous avez, en sorte que les seuls accroissements successifs que vous avez pris ont fait toute la différence de vous à votre origine, et de vous telle que vous voilà.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
J’en conviens.

BORDEU.
Rien cependant n’est plus faux que cette idée. D’abord vous n’étiez rien. Vous fûtes, en commençant, un point imperceptible, formé de molécules plus petites, éparses dans le sang, la lymphe de votre père ou de votre mère ; ce point devint un fil délié, puis un faisceau de fils. Jusque-là, pas le moindre vestige de cette forme agréable que vous avez : vos yeux, ces beaux yeux, ne ressemblaient non plus à des yeux que l’extrémité d’une griffe d’anémone ne ressemble à une anémone. Chacun des brins du faisceau de fils se transforma, par la seule nutrition et par sa conformation, en un organe particulier : abstraction faite des organes dans lesquels les brins du faisceau se métamorphosent, et auxquels ils donnent naissance. Le faisceau est un système purement sensible ; s’il persistait sous cette forme, il serait susceptible de toutes les impressions relatives à la sensibilité pure, comme le froid, le chaud, le doux, le rude. Ces impressions successives, variées entre elles, et variées chacune dans leur intensité, y produiraient peut-être la mémoire, la conscience du soi, une raison très-bornée. Mais cette sensibilité pure et simple, ce toucher, se diversifie par les organes émanés de chacun des brins ; un brin formant une oreille, donne naissance à une espèce de toucher que nous appelons bruit ou son ; un autre formant le palais, donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons saveur ; un troisième formant le nez et le tapissant, donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur ; un quatrième formant un œil, donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Mais, si je vous ai bien compris, ceux qui nient la possibilité d’un sixième sens, un véritable hermaphrodite, sont des étourdis. Oui est-ce qui leur a dit que nature ne pourrait former un faisceau avec un brin singulier qui donnerait naissance à un organe qui nous est inconnu ?

BORDEU.
Ou avec les deux brins qui caractérisent les deux sexes ? Vous avez raison ; il y a plaisir à causer avec vous : vous ne saisissez pas seulement ce qu’on vous dit, vous en tirez encore des conséquences d’une justesse qui m’étonne.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Docteur, vous m’encouragez.

BORDEU.
Non, ma foi, je vous dis ce que je pense.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je vois bien l’emploi de quelques-uns des brins du faisceau ; mais les autres, que deviennent-ils ?

BORDEU.
Et vous croyez qu’une autre que vous aurait songé à cette question ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Certainement.

BORDEU.
Vous n’êtes pas vaine. Le reste des brins va former autant d’autres espèces de toucher, qu’il y a de diversité entre les organes et les parties du corps.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et comment les appelle-t-on ? Je n’en ai jamais entendu parler.

BORDEU.
Ils n’ont pas de nom.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et pourquoi ?

BORDEU.
C’est qu’il n’y a pas autant de différence entre les sensations excitées par leur moyen qu’il y en a entre les sensations excitées par le moyen des autres organes.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Très-sérieusement vous pensez que le pied, la main, les cuisses, le ventre, l’estomac, la poitrine, le poumon, le cœur ont leurs sensations particulières ?

BORDEU.
Je le pense. Si j’osais, je vous demanderais si parmi ces sensations qu’on ne nomme pas…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je vous entends. Non. Celle-là est toute seule de son espèce, et c’est dommage. Mais quelle raison avez-vous de cette multiplicité de sensations plus douloureuses qu’agréables dont il vous plaît de nous gratifier ?

BORDEU.
La raison ? c’est que nous les discernons en grande partie. Si cette infinie diversité de toucher n’existait pas, on saurait qu’on éprouve du plaisir ou de la douleur, mais on ne saurait où les rapporter. Il faudrait le secours de la vue. Ce ne serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d’expérience et d’observation.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Quand je dirais que j’ai mal au doigt, si l’on me demandait pourquoi j’assure que c’est au doigt que j’ai mal, il faudrait que je répondisse non pas que je le sens, mais que je sens du mal et que je vois que mon doigt est malade.

BORDEU.
C’est cela. Venez que je vous embrasse.
MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Très-volontiers.

D’ALEMBERT.
Docteur, vous embrassez mademoiselle, c’est fort bien fait à vous.

BORDEU.
J’y ai beaucoup réfléchi, et il m’a semblé que la direction et le lieu de la secousse ne suffiraient pas pour déterminer le jugement si subit de l’origine du faisceau.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je n’en sais rien.

BORDEU.
Votre doute me plaît. Il est si commun de prendre des qualités naturelles pour des habitudes acquises et presque aussi vieilles que nous.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et réciproquement.

BORDEU.
Quoi qu’il en soit, vous voyez que dans une question où il s’agit de la formation première de l’animal, c’est s’y prendre trop tard que d’attacher son regard et ses réflexions sur l’animal formé ; qu’il faut remonter à ses premiers rudimens, et qu’il est à propos de vous dépouiller de votre organisation actuelle, et de revenir à un instant où vous n’étiez qu’une substance molle, filamenteuse, informe, vermiculaire, plus analogue au bulbe et à la racine d’une plante qu’à un animal.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Si c’était l’usage d’aller toute nue dans les rues, je ne serais ni la première ni la dernière à m’y conformer. Ainsi faites de moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que je m’instruise. Vous m’avez dit que chaque brin du faisceau formait un organe particulier ; et quelle preuve que cela est ainsi ?

BORDEU.
Faites par la pensée ce que nature fait quelquefois ; mutilez le faisceau d’un de ses brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux ; que croyez-vous qu’il en arrive ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Que l’animal n’aura point d’yeux peut-être.

BORDEU.
Ou n’en aura qu’un placé au milieu du front.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Ce sera un Cyclope.

BORDEU.
Un Cyclope.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Le Cyclope pourrait donc bien ne pas être un être fabuleux.

BORDEU.
Si peu, que je vous en ferai voir un quand vous voudrez.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et qui sait la cause de cette diversité ?

BORDEU.
Celui qui a disséqué ce monstre et qui ne lui a trouvé qu’un filet optique. Faites par la pensée ce que nature fait quelquefois. Supprimez un autre brin du faisceau, le brin qui doit former le nez, l’animal sera sans nez. Supprimez le brin qui doit former l’oreille, l’animal sera sans oreilles, ou n’en aura qu’une, et l’anatomiste ne trouvera dans la dissection ni les filets olfactifs, ni les filets auditifs, ou ne trouvera qu’un de ceux-ci. Continuez la suppression des brins, et l’animal sera sans tête, sans pieds, sans mains ; sa durée sera courte, mais il aura vécu.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et il y a des exemples de cela ?

BORDEU.
Assurément. Ce n’est pas tout. Doublez quelques-uns des brins du faisceau, et l’animal aura deux têtes, quatre yeux, quatre oreilles, trois testicules, trois pieds, quatre bras, six doigts à chaque main. Dérangez les brins du faisceau, et les organes seront déplacés : la tête occupera le milieu de la poitrine, les poumons seront à gauche, le cœur à droite. Collez ensemble deux brins, et les organes se confondront ; les bras s’attacheront au corps ; les cuisses, les jambes et les pieds se réuniront, et vous aurez toutes les sortes de monstres imaginables.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Mais il me semble qu’une machine aussi composée qu’un animal, une machine qui naît d’un point, d’un fluide agité, peut-être de deux fluides brouillés au hasard, car on ne sait guère alors ce qu’on fait ; une machine qui s’avance à sa perfection par une infinité de développements successifs ; une machine dont la formation régulière ou irrégulière dépend d’un paquet de fils minces, déliés et flexibles, d’une espèce d’écheveau où le moindre brin ne peut être cassé, rompu, déplacé, manquant, sans conséquence fâcheuse pour le tout, devrait se nouer, s’embarrasser encore plus souvent dans le lieu de sa formation que mes soies sur ma tournette.

BORDEU.
Aussi en souffre-t-elle beaucoup plus qu’on ne pense. On ne dissèque pas assez, et les idées sur sa formation sont bien éloignées de la vérité.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
A-t-on des exemples remarquables de ces difformités originelles, autres que les bossus et les boiteux, dont on pourrait attribuer l’état maléficié à quelque vice héréditaire ?

BORDEU.
Il y en a sans nombre, et tout nouvellement vient de mourir à la Charité de Paris, à l’âge de vingt-cinq ans, des suites d’une fluxion de poitrine, un charpentier né à Troyes, appelé Jean-Baptiste Macé, qui avait les viscères intérieurs de la poitrine et de l’abdomen dans une situation renversée, le cœur à droite précisément comme vous l’avez à gauche ; le foie à gauche ; l’estomac, la rate, le pancréas à l’hypocondre droit ; la veine-porte au foie du côté gauche ce qu’elle est au foie du côté droit ; même transposition au long canal des intestins ; les reins, adossés l’un à l’autre sur les vertèbres des lombes, imitaient la figure d’un fer à cheval. Et qu’on vienne après cela nous parler de causes finales !

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Cela est singulier.

BORDEU.
Si Jean-Baptiste Macé a été marié et qu’il ait eu des enfants…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Eh bien, docteur, ces enfants…

BORDEU.
Suivront la conformation générale ; mais quelqu’un des enfants de leurs enfants, au bout d’une centaine d’années, car ces irrégularités ont des sauts, reviendra à la conformation bizarre de son aïeul

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et d’où viennent ces sauts ?

BORDEU.
Qui le sait ? Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez. Peut-être qu’un des agents répare le vice de l’autre, et que le réseau défectueux ne renaît que dans le moment où le descendant de la race monstrueuse prédomine et donne la loi à la formation du réseau. Le faisceau de fils constitue la différence originelle et première de toutes les espèces d’animaux. Les variétés du faisceau d’une espèce font toutes les variétés monstrueuses de cette espèce.
(Après un long silence, mademoiselle de l’Espinasse sortit de sa rêverie et tira le docteur de la sienne par la question suivante : )
Il me vient une idée bien folle.

BORDEU.
Quelle ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme.

BORDEU.
Cette idée vous serait venue bien plus vite encore, si vous eussiez su que la femme a toutes les parties de l’homme, et que la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans ; qu’un fœtus femelle ressemble, à s’y tromper, à un fœtus mâle ; que la partie qui occasionne l’erreur s’affaisse dans le fœtus femelle à mesure que la bourse intérieure s’étend ; qu’elle ne s’oblitère jamais au point de perdre sa première forme ; qu’elle garde cette forme en petit ; qu’elle est susceptible des mêmes mouvements ; qu’elle est aussi le mobile de la volupté ; qu’elle a son gland, son prépuce, et qu’on remarque à son extrémité un point qui paraîtrait avoir été l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé ; qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée ; que les femmes qui ont le clitoris excessif ont de la barbe ; que les eunuques n’en ont point, que leurs cuisses se fortifient, que leurs hanches s’évasent, que leurs genoux s’arrondissent, et qu’en perdant l’organisation caractéristique d’un sexe, ils semblent s’en retourner à la conformation caractéristique de l’autre. Ceux d’entre les Arabes que l’équitation habituelle a châtrés perdent la barbe, prennent une voix grêle, s’habillent en femmes, se rangent parmi elles sur les chariots, s’accroupissent pour pisser, et en affectent les mœurs et les usages… Mais nous voilà bien loin de notre objet. Revenons à notre faisceau de filaments animés et vivants.

D’ALEMBERT.
Je crois que vous dites des ordures à mademoiselle de l’Espinasse.

BORDEU.
Quand on parle science, il faut se servir des mots techniques.

D’ALEMBERT.
Vous avez raison ; alors ils perdent le cortège d’idées accessoires qui les rendraient malhonnêtes. Continuez, docteur. Vous disiez donc à mademoiselle que la matrice n’est autre chose qu’un scrotum retourné de dehors en dedans, mouvement dans lequel les testicules ont été jetés hors de la bourse qui les renfermait, et dispersés de droite et de gauche dans la cavité du corps ; que le clitoris est un membre viril en petit ; que ce membre viril de femme va toujours en diminuant, à mesure que la matrice ou le scrotum retourné s’étend, et que…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Oui, oui, taisez-vous, et ne vous mêlez pas de nos affaires.

BORDEU.
Vous voyez, mademoiselle, que dans la question de nos sensations en général, qui ne sont toutes qu’un toucher diversifié, il faut laisser là les formes successives que le réseau prend, et s’en tenir au réseau seul.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Chaque fil du réseau sensible peut être blessé ou chatouillé sur toute sa longueur. Le plaisir ou la douleur est là ou là, dans un endroit ou dans un autre de quelqu’une des longues pattes de mon araignée, car j’en reviens toujours à mon araignée ; que c’est l’araignée qui est à l’origine commune de toutes les pattes, et qui rapporte à tel ou tel endroit la douleur ou le plaisir sans l’éprouver.

BORDEU.
Que c’est le rapport constant, invariable de toutes les impressions à cette origine commune qui constitue l’unité de l’animal.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Que c’est la mémoire de toutes ces impressions successives qui fait pour chaque animal l’histoire de sa vie et de son soi.

BORDEU.
Et que c’est la mémoire et la comparaison qui s’ensuivent nécessairement de toutes ces impressions qui font la pensée et le raisonnement.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et cette comparaison se fait où ?

BORDEU.
À l’origine du réseau.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et ce réseau ?

BORDEU.
N’a à son origine aucun sens qui lui soit propre : ne voit point, n’entend point, ne souffre point. Il est produit, nourri ; il émane d’une substance molle, insensible, inerte, qui lui sert d’oreiller, et sur laquelle il siège, écoute, juge et prononce.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Il ne souffre point.

BORDEU.
Non : l’impression la plus légère suspend son audience, et l’animal tombe dans l’état de mort. Faites cesser l’impression, il revient à ses fonctions, et l’animal renaît.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et d’où savez-vous cela ? Est-ce qu’on a jamais fait renaître et mourir un homme à discrétion ?

BORDEU.
Oui.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et comment cela ?

BORDEU.
Je vais vous le dire ; c’est un fait curieux. La Peyronie [12], que vous pouvez avoir connu, fut appelé auprès d’un malade qui avait reçu un coup violent à la tête. Ce malade y sentait de la pulsation. Le chirurgien ne doutait pas que l’abcès au cerveau ne fût formé, et qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Il rase le malade et le trépane. La pointe de l’instrument tombe précisément au centre de l’abcès. Le pus était fait ; il vide le pus ; il nettoie l’abcès avec une seringue. Lorsqu’il pousse l’injection dans l’abcès, le malade ferme les yeux ; ses membres restent sans action, sans mouvement, sans le moindre signe de vie ; lorsqu’il repompe l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux, se meut, parle, sent, renaît et vit.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Cela est singulier ; et ce malade guérit-il ?

BORDEU.
Il guérit ; et, quand il fut guéri, il réfléchit, il pensa, il raisonna, il eut le même esprit, le même bon sens, la même pénétration, avec une bonne portion de moins de sa cervelle.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Ce juge-là est un être bien extraordinaire.

BORDEU.
Il se trompe quelquefois lui-même ; il est sujet à des préventions d’habitude : on sent du mal à un membre qu’on n’a plus. On le trompe quand on veut : croisez deux de vos doigts l’un sur l’autre, touchez une petite boule, et il prononcera qu’il y en a deux.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
C’est qu’il est comme tous les juges du monde, et qu’il a besoin d’expérience, sans quoi il prendra la sensation de la glace pour celle du feu.

BORDEU.
Il fait bien autre chose : il donne un volume presque infini à l’individu, ou il se concentre presque dans un point.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je ne vous entends pas.

BORDEU.
Qu’est-ce qui circonscrit votre étendue réelle, la vraie sphère de votre sensibilité ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Ma vue et mon toucher.

BORDEU.
De jour ; mais la nuit, dans les ténèbres, lorsque vous rêvez surtout à quelque chose d’abstrait, le jour même, lorsque votre esprit est occupé ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Rien. J’existe comme en un point ; je cesse presque d’être matière, je ne sens que ma pensée ; il n’y a plus ni lieu, ni mouvement, ni corps, ni distance, ni espace pour moi : l’univers est anéanti pour moi, et je suis nulle pour lui.

BORDEU.
Voilà le dernier terme de la concentration de votre existence ; mais sa dilatation idéale peut être sans bornes. Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous-même, soit en vous étendant au dehors, on ne sait plus ce que cela peut devenir.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Docteur, vous avez raison. Il m’a semblé plusieurs fois en rêve…

BORDEU.
Et aux malades dans une attaque de goutte…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Que je devenais immense.

BORDEU.
Que leur pied touchait au ciel de leur lit.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Que mes bras et mes jambes s’allongeaient à l’infini, que le reste de mon corps prenait un volume proportionné ; que l’Encelade de la fable n’était qu’un pygmée ; que l’Amphitrite d’Ovide, dont les longs bras allaient former une ceinture immense à la terre, n’était qu’une naine en comparaison de moi, et que j’escaladais le ciel, et que j’enlaçais les deux hémisphères.

BORDEU.
Fort bien. Et moi j’ai connu une femme en qui le phénomène s’exécutait en sens contraire.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Quoi ! elle se rapetissait par degrés, et rentrait en elle-même ?

BORDEU.
Au point de se sentir aussi menue qu’une aiguille : elle voyait, elle entendait, elle raisonnait, elle jugeait ; elle avait un effroi mortel de se perdre ; elle frémissait à l’approche des moindres objets ; elle n’osait bouger de sa place.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Voilà un singulier rêve, bien fâcheux, bien incommode.

BORDEU.
Elle ne rêvait point ; c’était un des accidents de la cessation de l’écoulement périodique.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et demeurait-elle longtemps sous cette menue, imperceptible forme de petite femme ?

BORDEU.
Une heure, deux heures, après lesquelles elle revenait successivement à son volume naturel.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et la raison de ces sensations bizarres ?

BORDEU.
Dans leur état naturel et tranquille, les brins du faisceau ont une certaine tension, un ton, une énergie habituelle qui circonscrit l’étendue réelle ou imaginaire du corps. Je dis réelle ou imaginaire, car cette tension, ce ton, cette énergie étant variables, notre corps n’est pas toujours d’un même volume.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Ainsi, c’est au physique comme au moral que nous sommes sujets à nous croire plus grands que nous ne le sommes ?

BORDEU.
Le froid nous rapetisse, la chaleur nous étend, et tel individu peut se croire toute sa vie plus petit ou plus grand qu’il ne l’est réellement. S’il arrive à la masse du faisceau d’entrer en un éréthisme violent, aux brins de se mettre en érection, à la multitude infinie de leurs extrémités de s’élancer au delà de leur limite accoutumée, alors la tête, les pieds, les autres membres, tous les points de la surface du corps seront portés à une distance immense, et l’individu se sentira gigantesque. Ce sera le phénomène contraire si l’insensibilité, l’apathie, l’inertie gagne de l’extrémité des brins, et s’achemine peu à peu vers l’origine du faisceau.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je conçois que cette expansion ne saurait se mesurer, et je conçois encore que cette insensibilité, cette apathie, cette inertie de l’extrémité des brins, cet engourdissement, après avoir fait un certain progrès, peut se fixer, s’arrêter…

BORDEU.
Comme il est arrivé à La Condamine : alors l’individu sent comme des ballons sous ses pieds.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Il existe au delà du terme de sa sensibilité, et s’il était enveloppé de cette apathie en tout sens, il nous offrirait un petit homme vivant sous un homme mort.

BORDEU.
Concluez de là que l’animal qui dans son origine n’était qu’un point, ne sait encore s’il est réellement quelque chose de plus. Mais revenons.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Où ?

BORDEU.
Où ? au trépan de La Peyronie… Voilà bien, je crois, ce que vous me demandiez, l’exemple d’un homme qui vécut et mourut alternativement… Mais il y a mieux.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Et qu’est-ce que ce peut être ?

BORDEU.
La fable de Castor et de Pollux réalisée ; deux enfants dont la vie de l’un était aussitôt suivie de la mort de l’autre, et la vie de celui-ci aussitôt suivie de la mort du premier.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Oh ! le bon conte. Et cela dura-t-il longtemps ?

BORDEU.
La durée de cette existence fut de deux jours qu’ils se partagèrent également et à différentes reprises, en sorte que chacun eut pour sa part un jour de vie et un jour de mort.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Je crains, docteur, que vous n’abusiez un peu de ma crédulité. Prenez-y garde, si vous me trompez une fois, je ne vous croirai plus.
(…)

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