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Gil Devillard, dit Cédar, notre camarade

lundi 31 octobre 2016, par Robert Paris

Gil, au premier rang, au centre

Gil Devillard, dit Cédar, notre camarade

Nous apprenons, en cette fin octobre 2016, le décès de notre ami et camarade Gil Devillard, lui qui su, pendant de longues années, représenter de manière si vivante la liaison entre les militants d’aujourd’hui et ceux d’hier, avec notamment l’ancien groupe de l’UCI de Barta qu’il avait connu, avec une conception lutte de classes du militantisme politique dans la classe ouvrière et, avec lui, c’est toute une période du mouvement ouvrier à Renault Billancourt et du mouvement ouvrier, communiste, associatif (sportif, ajiste, féministe, pour le droit à l’avortement, naturiste…), syndical, anarchiste et trotskiste qui, loin d’être enterrée revient dans nos mémoires…

Même si le groupe Lutte Ouvrière fait aujourd’hui mine d’ignorer jusqu’à son existence, aucun militant de LO qui l’avaient connu ne s’étant même déplacé pour son enterrement, le militant Cédar a longtemps été le seul militant ouvrier de son groupe qui s’appelait alors Voix Ouvrière. Cédar devait rompre ensuite avec VO qu’il n’avait rejoint qu’à la suite de demandes pressantes de Pierre Bois, après des altercations avec son dirigeant Hardy à propos des grèves à Renault.

Né le 13 février 1924 à Paris (XVe arr.) ; ouvrier ajusteur ; militant communiste libertaire (Fédération anarchiste), puis trotskiste (Voix ouvrière) ; ayant milité à la CFDT.

Fils d’un employé d’assurances et d’une couturière, Gilbert Devillard fut surtout influencé par son oncle, ex-militant de la CGTU, qui en 1946 lui glissa dans les mains son premier exemplaire du Libertaire.

Fraîchement sorti de la Résistance et des Forces françaises libres, où il rencontra quelques anarchistes espagnols, Gilbert Devillard fut rendu à la vie civile. Durant plusieurs années, il participa activement au mouvement des auberges de jeunesse, véritable foyer de contre-culture dans les années 1940-1950. C’est dans ce milieu qu’il fut initié aux techniques – clandestines à l’époque – de l’interruption volontaire de grossesse. En quelques années, il en pratiqua plus d’une trentaine, de façon militante et totalement désintéressée.

Quand il entra en avril 1946 chez Renault, à Boulogne-Billancourt, il sympathisa avec le PCF. Jusqu’à ce que, au bout de quelques semaines, il assista à l’agression par des militants communistes de deux militantes trotskistes tentant de vendre La Lutte de classe à l’entrée de l’usine. Il s’interposa violemment. Mais, sérieusement dérouté par cet épisode, il se confia à son oncle qui lui conseilla de lire Le Libertaire. Il adhéra au groupe des 5e-6e arrondissements de la Fédération anarchiste, où militaient notamment Georg Glaser*, Jean-Max Claris*, Giliane Berneri* et Serge Ninn*. Il fonda également un syndicat CNT à l’usine Renault, dans le département 49 (montage de moteurs).

En mars 1947, des réunions communes rassemblaient des militants de l’Union communiste (groupe Barta), du PCI et de la CNT. C’est là que fut décidé d’avancer le mot d’ordre d’augmentation de 10 francs sur le salaire de base, revendication qui furent à l’origine de la grève historique qui secoua l’entreprise. Il fut à la base de la grève historique qui allait secouer Renault, puis la France entière, et faire exclure le PCF du gouvernement. En avril, lorsque les débrayages commencèrent, Gil Devillard fut membre du comité de grève. Le département 49, influencé par la CNT, fut l’un des derniers à reprendre le travail. En juin 1947, il quitta l’usine pour une formation professionnelle à Ivry-sur-Seine. Il s’embauche ensuite à Air France à Orly puis à la SNCAN à Sartrouville et ne reviendra à Renault qu’en janvier 1949, au département 12 (tôlerie). En son absence, sa section CNT a disparu ; il resta vraisemblablement des adhérents individuels, mais sans activité.

En 1950, Gil Devillard participa avec Georges Fontenis* à la création de l’Organisation-pensée-bataille (OPB), fraction communiste libertaire mécontente de l’immobilisme de la FA, et qui décida de la « redresser ». Dans le même temps, il impulsa un groupe d’usine avec des camarades de la FA , avec d’autres militants de Boulogne-Billancourt (dont André Nédélec, René Thieblemont, ainsi que plusieurs réfugiés espagnols). Ce sera un groupe d’usine, le groupe Makhno, en hommage au révolutionnaire ukrainien qui finit sa vie comme ouvrier chez Renault. Ce groupe publia un bulletin de boîte : Le Libertaire Renault.

En juillet 1952, estimant que la FA n’était plus sauvable, Gil Devillard en démissionna. Il fut alors « pris en mains » par Pierre Bois, ex-militant de l’Union communiste qu’il avait connu dans le comité de grève en 1947, et devint trotskiste. En 1953, ils publièrent sept numéros d’un bulletin, Le Travailleur émancipé puis, en 1954, tous deux participèrent à Tribune ouvrière, un journal initié par Daniel Mothé* et Raymond Hirzel*, de Socialisme ou Barbarie. En 1956, suite à un désaccord sur la ligne politique du journal, Gil Devillard et Pierre Bois* quittent Tribune ouvrière et participèrent à la création d’un nouveau bulletin Voix ouvrière, embryon de la future organisation connue sous le même nom. Il sera bientôt membre de la direction de Voix ouvrière (VO), avec entre autres Robert Barcia* (dit Hardy) et Pierre Bois.

Gil Devillard était alors le seul militant de VO au département 37 (outillage-carrosserie) où il travailla depuis la mi-1952. Durant les premières semaines d’existence de VO, sur la base d’un accord politique avec le PCI lambertiste, il diffusa Voix ouvrière avec un militant du PCI du département 37, Georges Van Bever. Mais l’accord ne tint pas longtemps, et VO cessa le travail commun avec les lambertistes.

En 1960, il entra à la CGT, dont il fut exclu quatre ans plus tard pour « fractionnisme ». En 1967, il dirigea une grève dans le département 37. Grève à la suite de laquelle il fut muté dans un service technique, moins enclin à la subversion.

À cette époque ses désaccords étaient fréquents avec la direction de Voix ouvrière, dans laquelle Robert Barcia* était de plus en plus influent. Gil Devillard lui reprocha notamment de donner des consignes politiques en décalage avec la réalité des ateliers. Quelques semaines après le mouvement de Mai 68, il quitta VO, juste avant qu’elle ne devienne Lutte ouvrière.

Il fut militant à la CFDT de 1968 à son départ de Renault en 1982.

Un texte de Gil :

Les fantômes du passé de Renault dans l’Ile Seguin à Billancourt

“Il reste, dans cette île, beaucoup de fantômes ”

8 juillet 2004

par Gil Devillard [1]

Le 24 juin 2002, l’Association des anciens travailleurs de l’île Seguin (ATRIS) me conviait à revisiter l’île Seguin. Deux fois, déjà, je m’étais rendu aux réunions de l’ATRIS. J’y avais bien sûr retrouvé quelques têtes connues mais, vu mon âge, la plupart de ces gars ont travaillé dans l’île bien après que je l’ai quittée, ce qui fait que j’en connaissais peu. Tous ces anciens sont plus jeunes que moi. Il faut dire que j’ai commencé à travailler dans l’île en janvier 1949, ayant débuté à la Régie Renault, nouvellement nationalisée, en avril 1946.

Cette île, je l’ai quittée début 1967 avec une bonne cinquantaine de mes camarades de travail, tous outilleurs comme moi. A cette époque - les années 60 - nous avions hérité d’un nouveau chef de département, M. Connesson, qui avait totalement loupé son entrée dans le département 37. Il venait de l’usine de Flins, de sinistre réputation, avec son directeur nommé Guirec, que le Front National n’aurait pas renié. Guirec avait mis en place une organisation aux méthodes policières, aidé par des cadres qui dépendaient totalement de lui pour leur avancement dans l’entreprise.

En prenant la tête du département 37, Connesson était décidé à se débarrasser des ouvriers qu’il considérait comme susceptibles d’entraver ses projets de réorganisation. Une grève de trois jours, fin décembre 1966, où j’ai pris mes responsabilités, l’a décidé à se débarrasser de moi. J’étais l’un des deux exclus devant quitter le département 37 (outillage tôlerie). Je me suis retrouvé dans un service méthode. Un nombre important de mes camarades outilleurs du 37 furent intégrés eux aussi dans ce service, par la suite. Cela devait me faciliter la quête d’informations quand je me suis retrouvé dans un service technique.

Mais revenons au 24 juin 2004. J’avais pensé que nous allions faire cette visite accompagnés de nombreux autres anciens de l’île Seguin. En fait, nous n’étions que cinq et, dans ce petit groupe, j’étais le seul ayant travaillé dans l’île. Nous avions rendez-vous vers 14 heures place Nationale. Cette place, officiellement, a pour nom Jules Guesde, et ce depuis 1923. Les travailleurs de Renault et les habitants du quartier continuaient d’ignorer l’ancien militant révolutionnaire devenu ministre en 1914. Pour eux, c’est toujours la place Nationale.

Nous avons pris place dans le véhicule Renault des organisateurs, qui nous ont emmenés directement au pont Daydé. Un opérateur, muni d’une caméra vidéo pesant 9 kilos, a procédé à des réglages. Un photographe a pris quelques clichés. Et enfin, j’ai pu pénétrer dans l’île Seguin. Contrairement à ce que j’avais fait pendant dix-huit ans, je n’y entrais pas pour travailler. Après plusieurs essais et réglages de caméra, j’ai franchi la lourde porte métallique, alors entrouverte, qu’il nous était arrivé, dans le passé, de fermer nous-mêmes pour l’interdire aux “ forces de l’ordre lourdement casquées ”, comme disaient les journaux, qui s’y présentaient sans avoir été invitées, du moins par nous. Cette fois, j’ai mis un peu plus de temps pour entrer dans l’usine qu’au temps de mon activité professionnelle. Vingt minutes étaient normalement nécessaires pour aller du métro à la pendule pointeuse, parcours que j’ai fait quelquefois en courant.

Dans l’île, j’ai tout d’abord été affecté au département 12, de 1949 à 1952. J’étais à l’entretien des soudeuses électriques par points. Ensuite ajusteur outilleur au département 37 (outillage tôlerie), de 1952 à 1967. Dans ce département d’outillage de la Régie Renault, nous mettions en œuvre les outils devant être montés sur les presses de production. Ces outils avaient une allure et un poids imposants. C’est d’eux que devaient sortir les éléments constitutifs des carrosseries.

J’ai donc refait ce parcours avec une certaine émotion. Questionné par le responsable de l’équipe de prise de vue, ainsi que par une femme du groupe, on m’a demandé plusieurs fois d’expliciter certains points, obscurs pour les non initiés. Je me suis exécuté et espère avoir été bien compris de l’équipe qui m’entourait.

J’ai marché comme à l’époque où je me rendais au boulot, mais cette fois en étant filmé. Ce chemin je le parcourais, quand j’étais ouvrier, d’un pas plus rapide : c’était l’époque de la course vers la pendule. Rappelons les règles en usage : Nous avions droit, dans la première semaine de la quinzaine, à trois minutes de retard sur notre carton de pointage et, la semaine suivante, à seulement deux minutes. Ensuite, un quart d’heure était défalqué de notre paye pour le moindre retard. Nous étions payés à la quinzaine et la loi sur les 40 heures s’appliquait (alors qu’en fait, jamais je n’ai travaillé “ que ” 40 heures par semaine). Au-dessus de la 40e heure, le salaire était majoré de 30 %, et au-dessus de la 48e de 50 %. Ce qui signifie que la perte de salaire, pour ce quart d’heure défalqué en raison d’un retard qui pouvait n’être que de quelques secondes, était importante. C’était un quart d’heure majoré à 50 %, qui foutait le camp ! Dans les années 60, une franchise de 10 minutes nous a été accordée à la suite de nombreux mouvements de protestation. Cela nous a permis de pointer à l’heure !

En parcourant ce que nous appelions l’allée wagonnière, une foule de souvenirs s’est ravivée en moi. J’en étais surpris. Maintenant, cet endroit est dénudé, désert, sans chaîne de montage ni de production. Son allure bizarre, presque champêtre, et son silence le rendent étrange. La nature y a quelque peu repris ses droits. Il y pousse, ça et là, à l’endroit où se trouvaient des chaînes de production, de grandes herbes. Peut-on imaginer une usine sans bruits et avec de l’herbe ? Sans le vacarme des machines ce n’est plus une usine, ce n’est plus l’île Sequin de ma jeunesse.

Pour se retrouver dans ces lieux, et situer avec exactitude, par exemple, l’emplacement où était mon établi, mon placard, mon étau, il a fallu que j’aille chercher bien loin dans ma mémoire et que je me donne des repères visuels. Je n’avais plus en tête les numéros peints sur les piliers, qui ont subsisté, mais j’ai pu me situer par rapport au gigantesque marbre qu’on appelait aussi le forum, allusion a Forum d’Alger, que la guerre d’Algérie avait fait connaître. Son emplacement est facile à repérer - mais cela ne vous dira rien - dans l’alignement de l’escalier des bureaux de l’ancien département 37. C’était aussi notre lieu de rassemblement, pendant les débrayages.

Ils sont toujours là, ces bureaux, à la même place. Vides, ils ont l’air délabrés. Plus que ça, pillés, bien qu’ils n’aient été visités que par des tagueurs. Situés à environ 6 mètres au-dessus du sol des anciens ateliers, je me suis repéré à partir d’eux, avec exactitude, je pense. En divers emplacements, on m’a photographié. J’avais aussi apporté un appareil photo, mais tout à mes souvenirs et aux explications que l’on me demandait, je n’ai pas pris beaucoup de clichés.

Nous nous sommes dirigés ensuite, remontant du fond de l’île, vers le département 12 ou se trouvaient les presses. L’infirmerie de ce secteur était contiguë à l’atelier de presses. A l’intérieur, sur un meuble, il y avait une plante grasse qui vibrait à chaque coup de presse. A chaque visite à l’infirmerie, on s’étonnait de la voir toujours vivante ! L’atelier a un tout autre aspect, débarrassé de ses énormes presses. La machinerie de ces monstrueuses machines se situait en sous-sol. Elle apparaît maintenant comme nous ne l’avions jamais vue. C’est impressionnant de découvrir le volume de cette excavation, profonde d’environ 5 mètres. La maçonnerie qui supportait les presses n’a pas encore été détruite. La détruiront-ils ? On ne sait. Il y a une telle épaisseur de béton. S’ils le font, quel boulot ! On ne sait rien de bien précis sur ce qui va être construit à cet endroit. Pinault et les promoteurs qui s’affairent autour de l’île Sequin ne m’ont pas mis dans la confidence ! En remontant vers l’emplacement de l’ancien département 12 (assemblage tôlerie et presses), j’ai retrouvé approximativement l’emplacement de la Clearing 19 où un ouvrier a perdu la vie après avoir été à moitié écrasé sous cette presse. On n’a jamais su comment cet accident s’était produit. Cela reste un mystère. Ce dont on est sûr, c’est que cette presse de production ne descendait pas doucement et surtout pas d’elle-même. J’ai gardé un souvenir très précis de cet événement. C’était en 1949, exactement le 21 février. J’avais été convoqué au bureau du chef de département, M. Jeanne. Arrivé le premier, j’étais assis devant l’aquarium (c’est ainsi que l’on désignait les bureaux vitrés où se trouvaient les chefs). J’attendais les autres ajusteurs affectés à l’entretien des soudeuses du département 12. Nous devions être une douzaine. Il s’agissait, pensions-nous, soit de nous passer un savon, soit de nous annoncer quelque chose de désagréable. Je suis donc assis, attendant mes collègues ajusteurs. Je regarde l’aquarium du patron du 12. Soudain, le téléphone sonne à l’intérieur de son bureau. Je vois Jeanne, fier et hautain, qui décroche. Il devient tout pâle, repose son téléphone, ouvre la porte de son bureau, appelle son adjoint Camus. Comme il passe devant moi, je l’entends distinctement dire à Camus : “ Je me demande bien ce que ce con-là est allé foutre sous cette presse ”. Du haut de l’escalier des bureaux du département 12 on avait une vue imprenable sur la Clearing n° 19. J’ai donc été appelé à témoigner dans le procès que les héritiers du fameux Jeanne intentèrent à M. Huffschmitt, ingénieur polytechnicien ayant travaillé aux presses du département 12 pendant son stage ouvrier. Dans son livre Mes Chers Collègues, ce dernier relate son stage ouvrier au département 12, secteur des presses. Dans le témoignage que j’ai produit lors du procès que lui fit la famille Jeanne, j’ai simplement répété la réflexion de Jeanne, chef du département 12, à Camus. Belle oraison funèbre, toute empreinte de l’habituelle considération que ces chefs portaient au personnel ouvrier. Les héritiers Jeanne ont perdu leur procès. Peut-être le choix qu’ils avaient fait de Me Garraud comme avocat n’y fut-il pas pour rien. Ce dernier était connu comme l’avocat de Légitime Défense !

Sous la presse Clearing 19, seules les jambes de l’ouvrier étaient visibles, dépassant de l’outil d’emboutissage, outil de porte de la 4 CV. Le haut du corps et les bras étaient à l’intérieur, vivants. Il n’était pas entièrement écrasé. Pour emboutir une pièce, on monte cet outil comprenant trois éléments. Dans la partie inférieure, appelée matrice, on place la tôle à emboutir. Sur le plateau supérieur sont fixés les deux autres, le serre-flan et le poinçon. Il faut que le serre-flan descende sur la matrice, pour que le poinçon descendre à son tour. Autrement dit, il faut que la tôle soit pincée fer contre fer, entre la matrice et le serre-flan pour que le poinçon descende à son tour et emboutisse la tôle. C’est ce qu’on appelle une presse à double effet. Le bassin brisé mais le reste du corps vivant, le malheureux mourut vers 15 h. Cet ouvrier s’appelait Ferdinand Lexpert. Originaire du Morbihan, il avait été prisonnier en Allemagne pendant les cinq années de guerre. Il était ouvrier spécialisé (OS) sur presse depuis le 23 avril 1947. Il était âgé de 45 ans. Du stalag à l’usine, il n’avait peut-être pas eu une existence formidable, mais quelle triste fin !

Il est arrivé qu’un plateau supérieur de presse de production descende seul. C’est tout à fait rare, mais c’est arrivé. Dans le cas présent, elle fut arrêtée. On n’a jamais su si elle était descendue seule ou pas. Il y a eu un black-out total sur les causes de l’accident. Une grève des OS presses s’en est suivie. Elle a duré quinze jours. Ce fut la fin des “ cadences infernales ” dans les départements de presses de toute la Régie Renault.

Le chef monteur du département monta sur la partie supérieure de la presse (l’équivalent de trois étages) pour faire remonter le plateau supérieur. Il ne fallait pas qu’elle achève sa course et écrase totalement l’ouvrier. Il inversa les fils du moteur électrique pour le faire tourner à l’envers. La presse remonta. Peut-on imaginer, si l’opération n’avait pas réussi, quels reproches auraient été faits à ce technicien ! Traduit en justice, le chef monteur qui avait pris cette énorme responsabilité aurait pu se voir reprocher son initiative et être déclaré coupable. Un juge tatillon aurait ergoté, l’aurait inculpé, après plusieurs heures d’interrogatoire. Or, lui, avait dû prendre une décision en quelques secondes, dans l’espoir de sauver une vie. Si j’affirme ceci, ce n’est pas sans raison. A l’usine Pierre Lefaucheux de Flins, il s’est produit un accident sur une presse d’un type différent. Les deux ajusteurs concernés, que je connaissais bien, travaillaient sur une presse de production, équipée d’un outil destiné à emboutir des tôles. Ils étaient alors sous la presse et procédaient à une modification sur la matrice de cet outil, côté caisse. Le moteur tournait. Il n’y avait pas de chandelle de sécurité entre la matrice, à la base, et le poinçon, dans la partie haute. Tout à coup, dans un grand bruit, le plateau supérieur est descendu. Alerté par le vacarme, un des ouvriers, pas encore habitué au bruit que produisent ces machines, s’est jeté hors de la presse. Quand il s’est relevé et a fait le tour de l’énorme engin, il n’a pu que constater l’horreur. Son camarade était totalement écrasé. Seule sa tête dépassait de la presse. On sut par la suite qu’un des roulements à billes de cette presse, qui devait faire à peu près deux mètres de diamètre, avait eu un problème. Un grippage. Il fallait s’approvisionner chez Clearing, aux Etats-Unis, pour le remplacer. Le délai était d’environ deux mois et, en attendant - production oblige - il était impossible que cette presse s’arrête. Règle d’or : Ne pas “ panner ” la production !

Quelques mois après ce décès, la veuve fut convoquée par le juge d’instruction de Mantes. Elle demanda à mon camarade qui se trouvait avec son mari lors de l’accident de l’assister. Bien lui prit de cette initiative. Tout d’abord, le juge refusa que la veuve de l’ouvrier mort écrasé sous la presse soit accompagnée de mon camarade. Devant l’attitude ferme de la femme et de l’homme, le juge accepta de les recevoir ensemble. II demanda à la veuve si, d’après elle, son mari avait une part de responsabilité dans l’accident. Le sang de mon camarade ne fit qu’un tour. II se leva brusquement et prit le juge au collet. Il fallut l’intervention des gendarmes présents dans le cabinet du juge pour que ce dernier ne soit pas correctement et justement corrigé. Finalement, l’affaire fut classée sans suite. Bizarre !

Nous avons continué cette visite dans l’île Seguin, poursuivant notre travail de mémoire. La caméra semblait plus lourde, nos chaussures étaient poussiéreuses, l’émotion nous étreignait. Me rappelant tant d’événements qui ont tenu tant de place dans ma vie, je reconnais finalement que l’initiative de ce travail de mémoire destiné à être rendu public est une bonne chose et que, pour l’accomplir, il fallait en retrouver les lieux. C’est nécessaire pour mieux se souvenir. La vue des lieux, étrangement, réveillait en moi des souvenirs enfouis. Par ailleurs, je me sentais en confiance avec mes accompagnateurs, le courant passait, ils étaient attentifs et parfois émus. Ce travail, je l’espère, sera utile aux générations futures.

Avec l’équipe de tournage, nous avons quitté l’île Seguin. J’étais tout à mes souvenirs qui ne sont pas tous tristes. Il en est de joyeux. L’île Seguin, débarrassée de ses machines, de ses chaînes, de son bruit, a changé d’allure. Elle n’a plus rien de ce qui la fit surnommer l’île du Diable, mais il reste, dans cette île, beaucoup de fantômes. Beaucoup de mes camarades de travail sont décédés. Tout à fait par hasard, il m’arrive de rencontrer l’un ou l’autre rescapé et ainsi d’apprendre quelques disparitions. Souvent alors, je remarque la différence de traitement existant entre l’encadrement et le petit peuple ouvrier. A partir d’un certain niveau hiérarchique, une information écrite est diffusée ; mais lorsqu’un de ceux qui étaient au bas de l’échelle disparaît, rien ne se sait, sauf au hasard des rencontres entre anciens de la “boîte ”. L’information circule mal. Et surtout, comme disait le poète beauceron Gaston Couté, que j’aime citer, “ Et surtout pour les ceusses qui n’ont pas d’position ”.

Gil Devillard dans Lettre de Val de Seine Vert n° 31 mai 2004

[1] L’auteur est entré à la Régie Renault en 1946, il a travaillé pendant plus de vingt ans sur l’île Seguin

Un autre souvenir datant de 1943

"Notre Belle Époque"

de Gil Devillard

C’était en 1943. Quel mois ? Mars, avril ? En tout cas il ne faisait ni chaud ni froid. Je revenais de la campagne beauceronne.

Arrivé en gare d’Austerlitz, je descends du wagon et je pose sur le quai mes deux valises lourdement chargées. Elles contiennent du ravitaillement pour la famille. il y a là du grain pour les poules de ma grand-mère, des haricots, de la viande de mouton, du porc et deux poulets pour toute la famille. Je commence à ajuster le harnais que je me suis confectionné pour m’aider à porter la charge.

Grâce au forgeron de ce bled de Beauce, je dispose de deux solides crochets qui passent dans les poignées solidement renforcées.

Là, je suis interpellé alors que je suis penché sur mon fardeau. La voix est teintée d’un accent germanique mais le français est correct. Je me retourne et découvre tout près de moi un officier allemand revêtu d’un manteau de cuir vert, avec la dague dans son étui sur lequel pendent deux glands d’argent. Une sorte de colonel.

« Si vous permettez, me dit-il, je vais vous aider à porter vos valises », sans attendre, il les empoigne. « C’est très lourd, me dit-il. Sûrement du ravitaillement. » Et le voilà parti avec mon bien. Inquiet, je le suis en me disant : ça y est, il me pique mon ravito. Perte sèche ! Nous passons les portes battantes du métro derrière lesquelles se trouvent très souvent les fonctionnaires du « Contrôle Economique », en fait d’horribles collabos !

Des gens se sont fait alpaguer, ils leur piquent leur ravito.

Mon officier allemand passe sans problème. Ils le saluent respectueusement. Je le suis toujours.

Nous nous retrouvons sur le quai du métro. Cet endroit n’a pratiquement pas changé. C"est cette ligne qui franchit la Seine sur la passerelle. Chaque fois que je l’emprunte, je me remémore cet événement.

Là, mon « porteur de valises » s’apprête à me quitter et me dit : « Au revoir, monsieur. Vous voilà hors de danger de votre police économique ».

Je suis abasourdi. Arrivé sans encombre pour le reste du parcours, chez ma mère, je lui raconte mon aventure. Elle me dit simplement : "Il y a des bons et des salauds partout". sans commentaire.

Plus tard, après le maquis et dans les FFL, j’aurai, avec d’autres compagnons de mon unité, à garder des prisonniers allemands. Je m’opposerai souvent à ce que mes camarades les manient un peu rudement.

Nous avions avec nous un gars qui venait du plateau des Glières (horrible tuerie perpétrée par l’armée allemande !) Il les traitait brutalement. Tous pareils, disait-il. J’intervenais pour que cessent les brutalités et lui ai raconté mon sauvetage des valises par l’officier allemand.

Par contre, je n’ai jamais bougé d’un poil quand un milicien se faisait secouer brutalement. il est vrai que je suis rancunier.

Cette aventure a un peu contribué à un début de prise de conscience de la société dans laquelle nous vivons. s’est-elle améliorée ? J’en doute.

Gil.

Gil Devillard, dit Cédar, qui était alors anarchiste, a fait partie du comité de grève, en tant que représentant du département 49 de l’usine de Billancourt, lors de la grande grève de Renault en 1947 dirigée par Pierre Bois et, comme dirigeant politique, Barta.

Gil Devillard, dit Cédar, militant à la Fédération anarchiste de 1946 à 1952, ouvrier chez Renault, il a été l’animateur de la CNT à Boulogne-Billancourt, et membre du comité de grève pendant la lutte de 1947. Devillard explique : « Je faisais circuler les tracts de la Fédération anarchiste et aussi La Voix des travailleurs de chez Renault, qui a été publiée par l’Union communiste (UC) à partir de février 1947. Dès la fin du mois de février, il y a eu des réunions organisées par l’extrême gauche, avec les militants de l’UC, du PCI, de la FA et même quelques bordiguistes. Ces réunions pouvaient rassembler jusqu’à 60 personnes, et c’est là qu’on a décidé de reprendre le mot d’ordre d’augmentation de 10 francs du taux de base. Ces « 10 francs », c’était une revendication qui à l’origine avait été avancée par les staliniens et ensuite abandonnée, je ne sais plus trop pourquoi. Au bout de quelque temps la grève a éclaté dans le secteur Collas sous l’impulsion des militants de l’UC, sur le mot d’ordre « nos dix francs ». C’était le 25 avril. L’UC était très faible en effectifs, et la cheville ouvrière de cette grève magnifique, ça a été Pierre Bois. Sans lui, rien ! J’ai participé activement au mouvement, bien sûr. Déjà, en tant qu’anarchiste, j’étais présent aux réunions qui avaient préparé la grève. Le principal obstacle à la réussite du mouvement, c’était les responsables de la CGT et du PCF, qui étaient les mêmes en fait. La maîtrise, elle, s’écrasait. Deux chefs d’équipe de mon secteur ont même sympathisé avec moi et se sont prononcés pour la grève.

Au département 49, où la CNT était active, on s’est dirigés vers le secteur qui fabriquait des bielles. Notre objectif, c’était d’arrêter le moteur principal. C’était un moteur très important d’environ 1,5 mètre de diamètre, auquel étaient reliées tout un tas de poulies qui faisaient fonctionner toutes les machines. Nous y sommes parvenus et alors là c’était formidable : en arrêtant le moteur principal, tout s’immobilisait ! Les staliniens se sont précipités pour remettre le moteur en route. On s’est accrochés oralement et physiquement. « Faut relever la France ! » qu’ils disaient. Et nous : « La production augmente mais ça ne nous profite pas ! » Eux : « Ah, mais l’usine est nationalisée ! » Nous : « Ouais, mais que font vos ministres ? »

Au bout du compte, l’usine a été complètement arrêtée. On allait débrayer les autres secteurs en cortège de 50 ou 100 personnes. Il y avait de la bonne humeur, et un terrible climat d’enthousiasme parce qu’on sentait que le mouvement prenait une réelle ampleur.

Le comité central de grève avait été formé dans les départements 6 et 18, dans le secteur d’activité de Pierre Bois. J’ai alors été désigné par mes camarades de la chaîne pour les représenter au comité. Je n’ai pas été élu à bulletins secrets, ils m’ont simplement désigné parce que j’étais un des plus décidés. C’est toujours comme ça que ça se passe. J’ai donc participé activement au comité de grève. On couchait dans l’usine, l’ambiance était très fraternelle, très joyeuse.

À un moment j’ai été contacté par Maurice Joyeux, qui dirigeait le groupe Louise-Michel de la FA. Il voulait rencontrer le comité de grève, et je l’y ai introduit. Il est venu avec le produit d’une collecte organisée par son groupe en faveur des grévistes, et puis il a voulu donner des conseils au comité sur la façon de conduire la grève. Au bout de quelques instants les camarades du comité, qui avaient autre chose à faire, l’ont remercié et l’ont fait reconduire à la porte.

Bien entendu Joyeux n’a pas du tout raconté cet épisode dans ses Mémoires. Dans son livre, Sous les plis du drapeau noir, on peut lire au sujet de la grève de 1947 des récits tout à fait fabuleux, et totalement faux. Il raconte avoir pénétré « en voiture » (!) dans l’usine, « plusieurs soirs de suite » (!) pour y semer des tracts et des exemplaires du Libertaire sur les établis. Tout d’abord il était totalement impossible de pénétrer chez Renault, et surtout en voiture. Et à plusieurs reprises ! Pour qui connaît l’usine et surtout les staliniens, c’était inconcevable !

Trois ans plus tard j’ai été estomaqué quand, au congrès de Paris de la FA, il a commencé à nous raconter la grève de Renault comme s’il y avait été. Je l’ai interpellé : « Mais comment tu peux raconter ça, tu n’y étais pas toi, dans la grève, tu étais à Lyon à ce moment-là ! » Je crois bien qu’il m’en a toujours voulu de l’avoir ainsi pris en défaut devant tout le congrès !

J’ai quitté le groupe Sacco-et-Vanzetti de la FA fin 1948. Je reviens donc à Boulogne-Billancourt en janvier 1949, au département 12 (tôlerie). Et c’est là qu’avec quelques militants de la FA, nous créons le groupe Makhno à la Fédération anarchiste. En juillet 1952, je quitte la FA. J’ai été « pris en mains » par Pierre Bois, que j’avais connu dans le comité de grève en 1947. Lui aussi se retrouvait un peu seul, parce que son groupe, l’Union communiste, avait éclaté. Ensemble nous avons travaillé sur un petit journal de boîte, Le Travailleur émancipé. Ensuite, en 1954, nous avons participé à Tribune ouvrière, un journal créé par Raymond Hirzel et Daniel Mothé, de Socialisme ou Barbarie. Mais nous avons quitté Tribune ouvrière en 1956, à cause de conflits politiques et d’humeur avec Hirzel. Nous avons décidé, avec Pierre Bois et un groupe de camarades issus de l’UC, de lancer un nouveau bulletin trotskiste, Voix ouvrière. Le bulletin est sorti tous les quinze jours, la parution étant réglée sur les horaires de mon équipe. D’ailleurs, au départ, Voix ouvrière a été réalisée en commun par nous-mêmes et les militants de Renault du PCI lambertiste. Ainsi, au département 37 (outillage-carrosserie), où j’étais le seul militant de VO, je coopérais avec un militant du PCI qui s’appelait Georges Van Bever. Mais bon, avec les lambertistes, l’accord n’a tenu que six semaines ! Nous n’arrivions pas à nous entendre et nous avons mis fin à cette coopération.

En 1960, nous avons fini par adhérer à la CGT, avec les camarades de Voix ouvrière. Nous savions bien évidemment que ça ne serait pas une partie de plaisir. C’était pour répondre aux « vannes » que les staliniens nous envoyaient. Nous étions 9 camarades de VO – jusqu’à 11 à un moment. Nous obligions ainsi les staliniens à être présents à chaque réunion syndicale, tous les 15 jours. Ça les emmerdait bougrement. Les réunions syndicales n’étaient pas très peuplées mais nous, les 9, nous étions là. J’ai été exclu de la CGT quatre ans plus tard pour « fractionnisme ». Une pétition de protestation a circulé contre mon exclusion, mais ça n’a guère ébranlé les staliniens ! Je me syndiquerai de nouveau à la CFDT quatre ans plus tard, en 1968, et j’y resterai jusqu’à mon départ de Renault, en 1982.

En 1967, bien que non syndiqué (!), je dirigerai une grève dans le département 37. Grève à la suite de laquelle je serai muté dans un service technique, moins enclin à la subversion.

Étant un des fondateurs de Voix ouvrière je suis resté à sa direction jusqu’en 1968. Après Mai 68, Voix ouvrière a été dissoute par le gouvernement. L’organisation a changé de nom, et s’est rebaptisée Lutte ouvrière. Dans l’intervalle, nous avions publié le journal sous un autre nom, Le Porte-Voix, qui a eu seulement deux numéros.

J’ai quitté l’organisation dans cet intervalle, parce que rien n’allait plus. J’étais régulièrement en désaccord avec l’orientation politique, et en butte à Hardy, qui avait tendance à considérer les militants ouvriers comme des pions qu’on déplace. C’était des désaccords politiques, mais aussi sur les méthodes de direction. En fait, chaque fois que j’avais des heurts au sujet de mes positions « libertaires », on me disait que j’étais toujours resté libertaire. Je dois dire que cela me comblait d’aise ! Là je dois reconnaître qu’ils avaient certainement raison !

Propos recueillis en juin 2006 par Guillaume Davranche et Daniel Goude.

A l’avant de la photo, à gauche, notre camarade Gil dans la grève Renault de 1947

Gil, nous n’oublions pas tout ce que tu as représenté et qui marque l’Histoire du prolétariat avec un grand "H", malgré ta grande simplicité et ta modestie !

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