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La philosophie et la politique dans une époque de guerre et de révolution

samedi 26 novembre 2016, par Robert Paris

La philosophie et la politique dans une époque de guerre et de révolution

Après la capitulation honteuse de Syriza en Grèce, qui s’est avéré être un parti réactionnaire défendant les intérêts de couches nanties, satisfaites et suffisantes de la petite-bourgeoisie grecque, il est impossible de nier le lien étroit qui existe entre des éléments clés du post-marxisme universitaire – même déguisé par la phraséologie obscure utilisée par les représentants des divers courants de l’École de Francfort et du postmodernisme – et des programmes politiques manifestement hostiles aux intérêts de la classe ouvrière.

Nous sommes réunis ici à la veille d’un anniversaire historique et politique majeur, celui de la dissolution officielle de l’Union soviétique, le 26 décembre 1991. Cet événement fut interprété presque unanimement comme la réfutation écrasante du socialisme et le triomphe du capitalisme. La fin de l’URSS avait prétendument démontré l’impossibilité de toute forme d’organisation sociale qui ne serait pas capitaliste. 74 ans après la révolution d’Octobre 1917, les élites capitalistes devaient avoir les mains libres pour refaire le monde sur la base d’un programme de libéralisme effréné. Le président américain a proclamé le début d’un « Nouvel ordre mondial ». Six semaines après la dissolution de l’URSS, le 7 février 1992, la signature du Traité de Maastricht jetait les bases de la création de l’euro et de l’Union européenne.

Il y avait dans ce triomphalisme une part considérable de fraude historique.

D’abord, la fin de l’Union soviétique en 1991 n’avait pas éradiqué le legs historique de la révolution socialiste qui avait eu lieu 74 ans auparavant. La révolution d’Octobre est un des plus grands événements de l’histoire mondiale. La prise du pouvoir par le Parti bolchévique en octobre 1917 a ébranlé le monde. Elle a fourni l’impulsion de luttes révolutionnaires anti-capitalistes et anti-impérialistes dans le monde entier. La grande révolution a élevé la conscience des masses bien au-delà des frontières de l’Union soviétique. Il est impossible de comprendre le 20e siècle – et encore moins le monde du 21e siècle – sans étudier intensivement l’histoire de cette révolution et de ses suites.

Le second élément de cette fraude était l’assimilation au socialisme et au marxisme du régime qui s’était dissous en décembre 1991, écartant ainsi tout obstacle à la restauration du capitalisme. L’État dirigé par Gorbatchev était non pas socialiste mais stalinien. Gorbatchev dirigeait un régime bureaucratique qui avait consolidé son pouvoir dans les années 1930 par une terreur qui a exterminé presque toute l’intelligentsia marxiste et l’avant-garde bolchévique et socialiste de la classe ouvrière. La dissolution de l’URSS en décembre 1991 avait confirmé les avertissements lancés par Léon Trotsky presque 60 ans auparavant. Soit la classe ouvrière renverserait la bureaucratie, soit le régime bureaucratique détruirait l’Union soviétique.

La dissolution de l’URSS a pris les dirigeants politiques du capitalisme mondial presque entièrement au dépourvu. Même après la chute des régimes staliniens en Europe de l’est en 1989, on supposait que l’Union soviétique continuerait d’exister pendant des décennies. La Quatrième Internationale, le mouvement trotskyste international, était presque seule à prédire, dès 1986, que la perestroïka de Gorbatchev représentait l’agonie du régime stalinien. L’élite bureaucratique sclérosée, terrifiée par la montée de l’opposition ouvrière et obsédée par la défense de ses privilèges, préparait la restauration du capitalisme.

L’explication triomphaliste de la dissolution de l’Union soviétique encourageait surtout une appréciation d’une inexactitude grotesque, voire délirante, de la position historique du capitalisme mondial. Ses dirigeants se sont convaincus que la réorganisation économique, politique et sociale de la planète pourrait s’opérer comme si la révolution d’Octobre et ses retombées tumultueuses n’avaient jamais existé. Ce délire a reçu une légitimation intellectuelle de la part d’écrivains comme Francis Fukuyama qui a proclamé « La fin de l’Histoire » et Eric Hobsbawm qui a répandu l’idée selon laquelle l’époque séparant le début de la Première Guerre mondiale en 1914 de la dissolution de l’Union soviétique en 1991 était un « vingtième siècle court ». Selon eux, maintenant que la fièvre des guerres et des révolutions était retombée, la société capitaliste-bourgeoise pouvait se développer normalement.

Nous pouvons à présent passer jugement sur ces estimations de la fin de l’URSS. La proclamation du triomphe historique du capitalisme était pour le moins prématurée. L’Histoire n’était pas finie et les convulsions du siècle nouveau ressemblent fortement à celles du siècle dernier. La bourgeoisie mondiale a eu 25 ans pour nous montrer ce dont elle était capable alors qu’elle n’avait pas à craindre le spectre du socialisme et du marxisme. Quel est le fruit de ses efforts ?

Un quart de siècle après la dissolution de l’URSS, une crise mondiale existentielle secoue le monde capitaliste post-soviétique. Si l’on ressuscitait le docteur Pangloss de Voltaire pour lui demander son avis sur le monde contemporain, il ne cacherait sans doute pas son désespoir. A tous les niveaux, politique, économique, social et culturel, la société capitaliste est confrontée à une crise comparable seulement à l’époque de la Grande dépression et de la Seconde Guerre mondiale. Les vieux réformistes de la social-démocratie d’avant la Première Guerre mondiale, influencés par Eduard Bernstein, aimaient à plaisanter sur la Zusammenbruchstheorie, la théorie d’une catastrophe capitaliste. Mais la crise de 1914 ne fut pas du tout une plaisanterie. Aujourd’hui, nous vivons à nouveau une crise systémique qui menace le monde de conséquences catastrophiques.

Sur le front économique, le système capitaliste va de crise en crise. Lors du krach de 2008, l’économie mondiale se trouva au bord du précipice. Un peu moins d’une décennie plus tard, l’économie mondiale stagne. Les commentateurs économiques prédisent une croissance faible pour des années, voire des décennies à venir.

Pendant les deux dernières décennies, l’inégalité sociale a augmenté de façon extraordinaire. Une étude a calculé que le patrimoine des 62 personnes les plus riches du monde était supérieur à celui de la moitié inférieure de l’humanité. C’est à dire que 62 personnes détiennent autant de ressources que 3,5 milliards d’êtres humains. En moyenne, la richesse personnelle de chacune de ces 62 personnes est supérieure à celles de 56 millions des plus pauvres ! Un tel niveau d’inégalité sociale est incompatible avec la démocratie. La montée de partis réactionnaires dans le monde entier reflète une perte de confiance fondamentale dans la viabilité des institutions de la démocratie bourgeoisie. Et pourquoi ces institutions devraient-elles jouir de la confiance des masses ? Pendant un quart de siècle, de larges sections de la population laborieuse n’ont connu qu’une baisse incessante de leur niveau de vie. Ceci a discrédité le projet d’une Union européenne et produit la victoire du Brexit dans le referendum britannique.

Aux Etats-Unis, cette forteresse du capitalisme mondial, la frustration et la désillusion de dizaines de millions de travailleurs trouve une expression désorientée dans la montée de Donald Trump. Dans un commentaire récent sur les élections américaines, l’hebdomadaire allemand Die Zeit posait la question : « Les Américains perdent-ils la raison » ? De loin, cela peut sembler être le cas. Comment Donald Trump, un escroc corrompu et fascisant, peut-il devenir candidat de l’un des deux principaux partis politiques ? Et pourtant, c’est une question à laquelle les Allemands devraient pouvoir répondre. Il y a 82 ans, Léon Trotsky expliquait ainsi l’origine de la popularité d’Hitler :

« On trouvait dans le pays suffisamment de gens qui se ruinaient, qui se noyaient, qui étaient couverts de cicatrices et d’ecchymoses encore toutes fraîches. Chacun d’eux voulait frapper du poing sur la table. Hitler le faisait mieux que les autres. Il est vrai qu’il ne savait pas comment remédier à tous ces malheurs. Mais ses accusations résonnaient tantôt comme un ordre, tantôt comme une prière adressée à un destin inflexible. » [1]

Des millions d’Américains portent des cicatrices et des ecchymoses infligées par une société froide et brutale. Trump offre un moyen d’exprimer la colère et la frustration. Le candidat républicain à la présidence des Etats-Unis ne sort pas d’une taverne à bière munichoise version américaine. Donald Trump est un milliardaire qui a fait fortune dans les escroqueries immobilières à Manhattan, les opérations semi-criminelles des casinos et le monde bizarre de la « télé-réalité » ; il amuse et stupéfie ses adeptes en fabriquant des situations « véridiques » absurdes, dégoûtantes et essentiellement fictives. On pourrait dire que la candidature de Donald Trump représente un transfert à la politique des techniques de la télé-réalité.

Trump promet de « Refaire la grandeur de l’Amérique ». Ce slogan évoque la nostalgie d’un passé à jamais perdu, qui n’a jamais vraiment existé. Les Américains ont toujours eu un faible pour les escrocs habiles qui promettent de guérir la calvitie ou les troubles intestinaux. Trump, le grand vendeur de kitsch, a fait fortune en promettant de leur révéler le secret de son succès et de leur assurer ainsi une fabuleuse richesse. A présent, il promet de restaurer la « grandeur » de l’Amérique. Trump adresse son slogan à des millions de gens pour qui la vie américaine est tout sauf grande. Mais comment veut-il rétablir la « grandeur » du passé ? En construisant un mur de 3.000 km le long de la frontière sud des Etats-Unis, en déportant des millions d’immigrés hispaniques, en interdisant l’entrée des Etats-Unis aux musulmans et en imposant des droits de douane exorbitants aux produits chinois, et surtout, en éliminant les impôts sur les grandes sociétés et les individus riches comme lui-même.

C’est du délire, bien sûr. Mais la colère et la frustration qui animent son mouvement viennent d’une détresse sociale bien réelle, pour laquelle le capitalisme américain n’a aucune solution. L’adversaire de Trump, Hillary Clinton, personnifie un statu quo corrompu totalement assimilé à Wall Street et à l’establishment militaire et du renseignement. Aucun des problèmes sociaux qui affligent la vaste majorité des Américains – la chute du niveau de vie, la montée du coût des soins médicaux, l’absence de sécurité de l’emploi et, pour des millions de jeunes, des dettes faramineuses contractées pendant leurs études – ne trouve une réponse dans son programme électoral.

Malgré le soutien que reçoit Trump, il n’y a pas, encore, de mouvement fasciste de masse aux Etats-Unis. Il ne faut pas oublier qu’au début de l’année, des millions d’Américains ont réagi avec enthousiasme à la campagne d’un Bernie Sanders qui disait aux masses qu’il était socialiste. Quand Sanders a abandonné sa campagne et apporté son soutien à Clinton, nombre de ceux qui le soutenaient se sont tournés vers Trump comme la seule alternative au statu quo. Mais ceci ne signifie pas qu’ils veulent un régime fasciste. Cependant, même si Trump perd l’élection en novembre, sa candidature est un avertissement. Un quart de siècle après la faillite de l’Union soviétique, la démocratie américaine est à l’agonie.

Examinons maintenant la situation internationale. Après la dissolution de l’URSS, on parlait beaucoup du « dividende de paix ». Selon cette conception, la fin de la Guerre froide signifiait une réduction importante du danger de guerre et permettrait donc de réduire les vastes dépenses en armements. Ce ne fut pas le cas. Le monde a connu un quart de siècle de guerres quasi permanentes. Même avant la dissolution officielle de l’URSS, Washington avait saisi l’occasion offerte par le chaos qui régnait au Kremlin pour lancer la première invasion de l’Irak en 1990-1991. Ensuite, les Etats-Unis et l’Allemagne décidèrent en commun d’organiser le démantèlement de la Yougoslavie. Il s’en suivit la sanglante guerre de Bosnie et finalement la guerre américaine contre la Serbie en 1999. L’attentat contre le World Trade Center à New York, le 11 septembre 2001, a fourni le prétexte de lancer la « guerre contre la terreur » qui fait toujours rage 15 ans plus tard.

Il est de plus en plus clair que la « guerre contre la terreur » est une formule de propagande employée par l’impérialisme américain pour légitimer sa campagne hégémonique mondiale. Et les Etats-Unis n’ont pas hésité à utiliser les services de leurs prétendus ennemis, Al Qaïda et sa filiale syrienne Al Nosra, pour réaliser leurs objectifs géopolitiques au Moyen Orient. Les guerres lancées par Washington au Moyen-Orient et en Asie centrale n’étaient d’ailleurs que la première étape d’une stratégie de la domination mondiale qui a déjà énormément exacerbé les conflits avec la Russie et la Chine. L’impérialisme européen ne peut pas, bien sûr, rester neutre dans ce conflit mondial en développement. La classe dirigeante allemande reparle de son rôle de puissance mondiale, et les médias allemands réintroduisent systématiquement le vocabulaire du militarisme dans le discours politique quotidien.

Un large gouffre sépare les préparatifs avancés d’un conflit militaire pouvant entraîner le recours à l’arme nucléaire et la conscience des masses quant à l’ampleur du danger. Aux Etats-Unis, les stratèges militaires ont publié de nombreux documents qui estiment qu’une guerre majeure contre la Russie et la Chine est très probable, voire inévitable dans la décennie à venir. En septembre 2015, Martin Dempsey, un général américain retraité et ancien chef des forces armées, a déclaré, « C’est la période la plus dangereuse que j’aie connue dans ma vie ».[2]

Le mois passé, le Conseil atlantique qui joue un rôle influent dans la formulation de la politique gouvernementale américaine, a publié un document intitulé L’Avenir de l’armée. Il y déclare carrément : « A bien des égards, les Etats-Unis sont entrés dans une ère de guerre perpétuelle, car il faudra continuer à répondre à diverses manifestations de cette menace pendant des années et probablement des décennies à venir » [3]. L’armée devait se préparer à « ’la prochaine grande guerre,’ contre des adversaires ayant de fortes capacités militaires, avec beaucoup de morts et de destruction, où seront peut-être engagés des centaines de milliers de soldats américains » [4]. Dans un de ses passages les plus francs, le rapport déclare que :

« Même si cela est désagréable à contempler, l’armée doit améliorer sa capacité à subir de grosses pertes puis de continuer à combattre. ... Il faut revitaliser la doctrine et la formation militaires pour faire face à cette possibilité et les dirigeants doivent être prêts à réagir et à maintenir les opérations et l’esprit combatif malgré de lourdes pertes. Il faut entraîner les unités à subir des attaques massives de missiles et d’artillerie, des attaques chimiques, et même des attaques nucléaires pour simuler des pertes à grande échelle qui forceraient une réorganisation dans le but de poursuivre la mission. » [5]

Une autre analyse, écrite selon une perspective russe, donne l’appréciation suivante de l’état actuel des tensions mondiales :

« Alors que les grandes puissances modernisent leurs arsenaux, restructurent leurs forces militaires, et poussent le monde au bord d’une guerre, on croit revoir le ’fusil de Tchekov,’ celui qui va sans doute tirer. Chaque année, il semble de plus en plus probable que les rivalités entre les puissances, les stratégies militaires et des erreurs de calcul pourraient provoquer un conflit entre États aux conséquences désastreuses ...

Les analogies sont par nature imparfaites, mais le monde d’aujourd’hui ressemble sous de nombreux aspects à celui d’avant la Première Guerre mondiale. Il n’est peut-être pas multi-polaire, mais il est empêtré dans un nœud complexe d’alliances régionales, de garanties bilatérales, etc. » [6]

Pour résumer ce quart de siècle, le « triomphe du capitalisme » annoncé après la dissolution de l’Union soviétique s’est avéré être une fausse estimation désastreuse des réalités historiques. L’analyse marxiste du capitalisme s’est vue confirmée. Les mêmes contradictions essentielles du capitalisme découvertes par le marxisme, qui ont produit les guerres et les révolutions au 20e siècle – celles entre la production sociale et la propriété privée des moyens de production, et entre la réalité de processus de production mondialement intégrés et la persistence de l’Etat-nation – sous-tendent les convulsions économiques, sociales, et politiques du monde contemporain.

Vu la profondeur de la crise capitaliste mondiale – la stagnation manifeste de l’économie mondiale, la concentration stupéfiante des richesses et la montée de l’inégalité et de la détresse sociales, et le danger croissant d’une guerre catastrophique entre des puissances nucléaires – il faut se demander : pourquoi n’existe-t-il pas de mouvement révolutionnaire anticapitaliste et socialiste de masse ? Plus spécifiquement, pourquoi, après 25 ans de guerre presque incessante, n’y a-t-il pas de mouvement mondial contre l’impérialisme ? Pourquoi les partis droitiers se renforcent-ils, alors que les conditions devraient favoriser la gauche, assimilée historiquement à la lutte contre le capitalisme ?

Ces questions n’admettent pas de réponses simples. Une complexe interaction de facteurs objectifs et subjectifs sous-tend la crise prolongée du mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais le « facteur subjectif » de la direction politique – ou plutôt de la tromperie politique – a joué un rôle central dans le sabotage et la destruction des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière. Il est difficile d’exagérer les ravages politiques et intellectuels causés par le stalinisme. Plusieurs générations de travailleurs et d’intellectuels penchant vers le socialisme ont été désorientés et démoralisés par les crimes et les falsifications grotesques de la bureaucratie soviétique et de ses alliés internationaux.

Comment mesurer l’impact de la défaite du prolétariat allemand en 1933 et de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dont la responsabilité incombe avant tout à la politique désastreuse imposée par Staline au Parti communiste allemand ; celui des Procès de Moscou, des Purges staliniennes, de la trahison de la révolution espagnole, du Pacte Staline-Hitler, de l’assassinat de Léon Trotsky ; de la trahison de l’offensive révolutionnaire du prolétariat français, italien et grec après la guerre ; de la répression sanglante des soulèvements ouvriers en Allemagne de l’est et en Hongrie de la trahison de la grève générale des travailleurs et des étudiants en France en Mai-juin 1968, de la suppression soviétique deux mois plus tard, en août 1968, du Printemps de Prague ; et de l’imposition de l’état d’urgence en Pologne afin d’écraser les luttes de la classe ouvrière polonaise ? La dissolution de l’Union soviétique était le point culminant de 60 ans de falsification continue du marxisme, théoriquement et politiquement. Le mensonge le plus catastrophique du 20e siècle fut l’assimilation du stalinisme au marxisme. Un décompte exact des crimes du stalinisme devrait aussi passer en revue les politiques et les pratiques du maoïsme dont les origines sont staliniennes.

Le legs du stalinisme a sans doute pesé pour beaucoup dans la désorientation des théoriciens petit-bourgeois qui ont joué un rôle majeur, directement et indirectement, dans la formulation des conceptions théoriques et politiques liées à la fois à l’École de Francfort et au postmodernisme. Le pessimisme historique qui est un élément majeur de leur perspective est étroitement lié au fait qu’ils rendent la classe ouvrière responsable des conséquences des crimes commis par les régimes staliniens.

La fin de l’URSS tout comme la restauration du capitalisme par le régime maoïste en Chine allait de pair avec un effondrement politique presque total parmi de larges couches de l’intelligentsia de gauche, surtout dans les universités, qui avaient assimilé le stalinisme (et son avatar maoïste) au socialisme et au marxisme. Ils ont rapidement abandonné le socialisme en tant que but politique. Hostiles à un examen de la responsabilité du stalinisme dans la destruction de l’Union soviétique, les universitaires petit-bourgeois de gauche ont réagi aux événements de 1991 et à leur suites en renforçant leurs préjugés et leurs antipathies anti-marxistes.

Ce qui se fait passer depuis 25 ans pour la politique de « gauche » – un discours vaguement radical et anarchisant, totalement coupé des fondements théoriques et de la perspective révolutionnaire du marxisme – reflète l’influence de deux tendances philosophiques dominantes que l’on nomme en général dans des universités du monde entier le postmodernisme et l’École de Francfort. Ces tendances ne sont pas identiques. Il y a des différences importantes dans leurs origines intellectuelles, théoriques, et culturelles. Mais elles sont étroitement liées, surtout si on les considère du point de vue de leur conception et de leur objectif politique : la réfutation et la répudiation du marxisme. Elles jettent l’anathème sur la composante essentielle du marxisme qu’est le matérialisme philosophique et sur la conception matérialiste de l’histoire qui en découle.

Comme pour toutes les « écoles de pensée » philosophiques, une analyse théorique rigoureuse dévoilerait leur généalogie intellectuelle complexe. L’École de Francfort et le postmodernisme sont tous deux profondément ancrés dans l’irrationalisme idéaliste de Schopenhauer et bien sûr, de Nietzsche. L’influence du mystique réactionnaire Heidegger est évidente dans les écrits de certains adhérents de l’École de Francfort, surtout Marcuse évidemment, et même plus largement parmi les postmodernistes.

Il est cependant utile pour une évaluation de l’École de Francfort, comme du postmodernisme, de rappeler l’appréciation par Marx des théories économiques de Pierre-Joseph Proudhon. Dans une lettre à Annenkov écrite en 1846, Marx émet ce jugement accablant de la Philosophie de la misère de Proudhon, « Proudhon ne vous donne pas une fausse critique de l’économie politique parce qu’il est possesseur d’une philosophie ridicule, mais il vous donne une philosophie ridicule parce qu’il n’a pas compris l’état social actuel dans son engrènement, pour user d’un mot que M. Proudhon emprunte à Fourier, comme beaucoup d’autres choses. » [7]

Pour formuler les choses comme Marx, les adhérents de l’École de Francfort n’avancent pas une politique absurde parce que leur philosophie est absurde. La grossière absurdité de leur philosophie provient bien plutôt de leur perspective politique petite-bourgeoise et réactionnaire. Il est tout simplement impossible de comprendre soit l’École de Francfort soit le postmodernisme sans reconnaître que c’est le rejet du marxisme et de la perspective d’une révolution socialiste menée par la classe ouvrière qui constitue l’impulsion politique sous-jacente de leurs théories.

La théorie postmoderniste s’est développée spécifiquement en tant que rejet du marxisme et de la perspective d’une révolution prolétarienne. Le rôle central de François Lyotard dans sa formulation est connu. C’est lui l’auteur de la phrase : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘postmoderne’ l’incrédulité à l’égard des méta-récits ». Les « méta-récits » qu’il fallait ignorer étaient ceux qui avançaient la perspective marxiste d’une révolution socialiste. On donne ainsi une meilleure définition de ce qu’on appelle dans les milieux universitaires le « postmodernisme » en l’appelant le « post-marxisme universitaire ».

François Lyotard a été membre d’un cercle d’intellectuels ex-trotskystes en France qui publiait le magazine Socialisme ou Barbarie. Ce journal avait ses origines dans le rejet du trotskysme. Socialisme ou Barbarie s’opposait notamment à l’analyse par Trotsky de la structure sociale de l’Union soviétique, c’est-à-dire spécifiquement à sa définition de l’Union soviétique comme État ouvrier dégénéré. La révolution trahie de Trotsky avance un « méta-récit » de la révolution d’Octobre, de son évolution politique et de sa relation au développement historique à venir de l’humanité que Lyotard rejetait. Socialisme ou Barbarie insistait plutôt pour dire que la bureaucratie qui dirigeait l’Union soviétique n’était pas, comme l’avait dit Trotsky, une caste parasitaire incapable de jouer un rôle politique indépendant, qui soit serait renversée par une révolution politique quand la classe ouvrière soviétique passerait à l’offensive, soit rétablirait le capitalisme. La bureaucratie était plutôt un nouveau type de classe dirigeante.

La conclusion politique qui découlait de cette théorie était que l’attribution par le marxisme du rôle révolutionnaire au prolétariat s’était avérée fausse. Même là où la classe ouvrière avait pu renverser la bourgeoisie, elle ne pouvait conserver le pouvoir. Elle était incapable d’autre chose que de préparer la montée d’une nouvelle classe exploitante. Ainsi, le « méta-récit » marxiste était faux et l’avait été dès le début. La conception matérialiste de l’histoire n’était qu’une fiction dont il fallait rejeter les prétentions à la vérité objective. Lyotard écrivait ainsi, « Il faut que la pensée se plie à l’évidence que les grands récits d’émancipation, à commencer (ou à finir) par le ‘nôtre’, celui du marxisme radical, ont perdu leur intelligibilité et leur substance ».

Ayant abandonné le « méta-récit » du marxisme, que nous proposent les prophètes du post-marxisme ? Quel anti-metarécit ont-ils développé pour servir de fondation théorique adéquate à une action sociale efficiente ? Ayant prétendument démontré la banqueroute de la classe ouvrière en tant qu’acteur social efficient pour l’action anticapitaliste et la transformation révolutionnaire, quelles bases alternatives d’une lutte politique progressiste les post-marxistes ont-ils élaborées ? Consultons leurs écrits récents pour obtenir la réponse.

Alain Badiou est un des philosophes français contemporains les mieux connus. Pendant sa longue carrière universitaire, il a été étroitement lié à Michel Foucault, à Gilles Deleuze et à Lyotard. Il critique certains éléments du postmodernisme et prétend même défendre l’existence d’une vérité objective, mais il proclame l’insignifiance de toutes les conceptions marxistes au 20e siècle.

« Le marxisme, le mouvement ouvrier, la démocratie de, masse, le léninisme, le Parti du prolétariat, l’État socialiste, toutes ces inventions remarquables du XXe siècle, ne nous sont plus réellement utiles. Dans l’ordre de la théorie, elles doivent certes être connues et méditées. Mais dans l’ordre de la politique, elles sont devenues impraticables. » [8]

Dans un autre essai, Badiou écrit :

« Oui, admettons le sans détour, le marxisme est en crise ; le marxisme est atomisé. Passées l’impulsion et la scission créatrice des années 1960, après les luttes de libération nationale et la révolution culturelle, notre héritage dans ces temps de crise et de danger imminent de guerre est un assemblage étroit et fragmentaire de pensée et d’action, pris dans un labyrinthe de ruines et de survivances. » [9]

Quelle alternative au marxisme le professeur post-marxiste nous propose-t-il ? Badiou avoue, avec une franchise qui mérite le respect, qu’on n’a découvert aucune alternative à l’orthodoxie marxiste qu’il rejette. Dans un essai de confessions intitulé « L’impuissance contemporaine », Badiou écrit :

« Je pense que ce dont nous faisons l’expérience est bien plutôt que la plupart des catégories politiques dont les activistes de mouvement essaient de se servir pour penser et transformer les situations effectives sont, dans leur état actuel, largement inopérantes. » [10]

Frederic Jameson est depuis des décennies un critique tenace du marxisme orthodoxe, qui fait appel à divers éléments du subjectivisme post-marxiste afin de formuler une alternative à la prétendue rigidité du matérialisme historique. Et quelles conclusions le professeur Jameson a-t-il tirées ? Dans son dernier livre, il fait cette déclaration remarquable :

« A une certaine époque, la gauche a eu un programme politique qui s’appelait la révolution. Personne ne semble y croire à présent, en partie parce que l’acteur qui devait la produire a disparu, en partie parce que le système qu’elle devait remplacer est devenu si omniprésent qu’on ne peut imaginer son remplacement et en partie aussi parce que le langage lié à la révolution est devenu aussi vieilli et archaïque que celui des Pères Fondateurs [des Etats-Unis]. Il est plus facile, a-t-on dit, d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme : et avec cela, l’idée d’une révolution qui renverserait le capitalisme semble avoir disparu. » [11]

Puisque nous sommes à Francfort, il me faut inclure dans cette conférence au moins une citation d’un représentant contemporain de l’École de Francfort. Lors d’une discussion récente de son dernier livre, Die Idee des Sozialismus (L’idée du socialisme), on a demandé au professeur Axel Honneth : « Pensez-vous que les idées socialistes puissent à nouveau jouer un rôle important en Allemagne » ?

Il a répondu :

« Je crois que le socialisme n’aura une chance que s’il prend une forme qui est liée d’une façon ou d’une autre à notre expérience contemporaine. Pour cela, nous devons ... jeter par-dessus bord de nombreux éléments du socialisme qui sont archaïques ou obsolètes comme la conception du prolétariat en tant que sujet révolutionnaire, celle que le progrès ressort d’une processus régi par des lois, que la transformation de notre société dépend surtout de changements de nature économique ; il faut se débarrasser de tout cela. Et puis il faudra attendre et espérer qu’un socialisme revu et modernisé puisse toucher le cœur et les sentiments d’une grande partie de la population. »

La réponse de Honneth est, à sa façon, une expression concise de la perspective démoralisée, essentiellement conservatrice et profondément pessimiste qui a caractérisé l’École de Francfort dès sa fondation. Ces caractéristiques sont ancrées dans l’objection centrale qu’adresse l’École de Francfort au marxisme, dans son opposition au rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Pour Honneth et pour « l’École » à laquelle il adhère, la lutte des classes est soit condamnée d’avance soit impossible et le socialisme ne doit pas lutter pour l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Ainsi le socialisme ne peut exister qu’en tant qu’idée.

Les citations que j’ai choisies sont caractéristiques de ce qu’on peut trouver dans d’innombrables volumes produits par la pseudo-gauche anti-marxiste. Mais ce qu’il est impossible de trouver dans les écrits des adhérents des nombreuses variétés de postmodernisme ou des vestiges de l’École de Francfort, c’est un programme sur lequel on peut développer une lutte révolutionnaire contre le capitalisme et l’impérialisme.

La recherche d’une alternative au marxisme est condamnée d’avance. Les professeurs qui participent à cet effort malheureux et improductif cherchent une théorie de la révolution sans lutte des classes et un programme socialiste qui laisse intact le capitalisme. On ne peut légitimer théoriquement un projet politique si absurde qu’en faisant appel à la mauvaise foi intellectuelle et au charlatanisme.

Nous vivons dans une époque révolutionnaire. Les contradictions qui produisent la guerre préparent aussi le terrain pour la révolution sociale. N’en déplaise aux subjectivistes et aux irrationalistes qui proclament la disparition de l’acteur subjectif de la révolution sociale conçu par Marx, le développement mondial du capitalisme au cours du dernier demi-siècle a énormément augmenté la puissance numérique de la classe ouvrière. Celle-ci est la force fondamentale vers laquelle se tournent les marxistes. Le grand défi auquel ils sont confrontés, c’est la préparation d’une avant-garde d’ouvriers avancés qui puisse mener vers la conquête du pouvoir politique le mouvement de masse à venir de la classe ouvrière. En quoi consiste cette préparation ?

Dans sa brillante œuvre philosophique de 1908, Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine explique que le marxisme a découvert « la logique objective » des lois économiques qui déterminent l’évolution de l’être social. Il écrit :

« La tâche la plus noble de l’humanité est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes. »

En 1914, cinq ans après la publication de Matérialisme et empiriocriticisme, la Première Guerre mondiale éclatait. Confronté à la trahison du SPD allemand et de la Deuxième Internationale, Lénine a tenté de rassembler les internationalistes révolutionnaires en Europe et dans le monde. Contrairement aux apologistes de l’impérialisme comme Kautsky, qui tentaient de dissimuler les causes objectives de la guerre, le travail théorique fait par Lénine entre 1914 et 1917 dévoilait lui, les causes objectives de la guerre impérialiste et de la montée de l’opportunisme au sein de la Seconde Internationale. Lorsque Lénine écrivit sa remarquable analyse de l’Impérialisme, il s’agissait pour lui de dévoiler la logique de la guerre. Il démontra la possibilité d’aligner la conscience et la pratique de la classe ouvrière russe et internationale sur les processus objectifs qui conduisaient à la révolution. L’alignement correct de la conscience sociale de la classe ouvrière sur la réalité objective s’accomplit dans la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en octobre 1917.

Le monde est devenu plus compliqué qu’il ne l’était il y a un siècle. Mais la tâche essentielle reste la même : il faut aligner la pensée sociale sur la réalité. La classe ouvrière doit comprendre la logique de la crise actuelle et y ajuster sa pratique sur la base de la nécessité objective. Une telle compréhension n’est possible que grâce à la perspective du marxisme.

Notes :

[1] « Qu’est-ce que le national-socialisme ? » dans « Oeuvres-Juin 1933 ». https//www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/06

[2] Traduit de l‘anglais dans Foreign Affairs, 1er août 2016, accessible sous : https://www.foreignaffairs.com/print1117930

[3] Traduit de l‘anglais dans The Future of the Army, (L‘avenir de l‘armée) par David Barno et Nora Bensahel (The Atlantic Council, septembre 2016), p. 7. Document entier accessible sous : http://www.atlanticcouncil.org/publications/reports/the-future-of-the-army

[4] Ibid, pp. 8-9

[5] Ibid, p. 31

[6] Traduit de l‘anglais « What Makes a Great Power War Possible ? » (Qu‘est-ce qui rend une guerre entre grandes puissances possible) par Michael Kofman et Andrei Sushenstov, Russia in Global affairs, 17 juin 2016.

[7] Karl Marx, Lettre à Annenkov, 28 décembre 1846. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1846/12/kmfe18461228.htm

[8] Publié dans NLR, 49 (2008) : 2008. Cité dans The Actuality of Communism, par Bruno Bosteels (Londres : Verso, 2011), pp. 14-15.

[9] Traduit de l‘anglais d‘après Bruno Bosteels dans Badiou and Politics

[10] Publié dans Radical Philosophy, September/October 2013, p. 44

[11] Traduit de l‘anglais, An American Utopia : Dual Power and the Universal Army (Une utopie américaine:le double pouvoir et l‘armée universelle).

[12] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900ao.htm

Conférence de David North

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