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Pourquoi l’Education nationale, l’Université et l’Académie ne font pas étudier à leurs élèves les textes principaux des grands auteurs scientifiques qui ont révolutionné la physique ?

mercredi 8 février 2017, par Robert Paris

« Il est très utile à l’étudiant de n’importe quel domaine de lire les mémoires d’origine sur ce sujet, car la science est toujours plus complètement assimilée quand elle est à partir de son état naissant. »

Maxwell, « Un traité sur l’Electricité et le Magnétisme »

“It is of great advantage to the student of any subject to read the original memoirs on that subject, for science is always most completely assimilated when it is in the nascent state... “

James Clerk Maxwell, « A Treatise on Electricity and Magnetism » (1873)

« L’idée même d’histoire, et donc de mémoire, doit être retrouvée dans la pratique de la science… A ne plus vivre qu’au présent, la science a oublié son passé et ne peut donc être qu’aveugle sur son avenir. »

J.M. Lévy-Leblond

Pourquoi l’Université et l’Académie ne font pas étudier à leurs élèves les textes principaux des grands auteurs scientifiques qui ont révolutionné la physique ?

Pour nombre d’auteurs, d’enseignants et de chercheurs, les anciens textes ont rapport à l’histoire des sciences, à l’étude de la démarche scientifiques, c’est-à-dire à l’épistémologie des sciences, ou encore à la culture générale, à l’histoire, à la vulgarisation ou à la philosophie des sciences, et non à la science elle-même dans son fonctionnement normal.

La science « normale » admet qu’il a fallu une discussion entre chercheurs pour parvenir aux résultats actuellement reconnus, mais elle ne compte pas transmettre aux étudiants le contenu de la discussion, et elle ne diffuse que le résultat comme si celui-ci était à séparer du débat qui lui a permis d’émerger.

Et surtout, la science tient à apparaître comme une somme de résultats et pas comme une pensée, encore moins comme une philosophie, ce qui l’amènerait à se trouver en lutte avec d’autres philosophies, notamment celles des religions.

Pourtant la science est bien obligée de véhiculer une vision du monde, de la discuter même pour avancer dans ses travaux scientifiques, y compris en physique ou en chimie.

On pourrait penser que, s’il y a un domaine dans lequel on se fie d’abord aux auteurs reconnus, aux découvreurs des idées en question, c’est bien dans les sciences dites dures, à commencer par la Physique et la Chimie. C’est tout à fait faux : l’étudiant n’a quasiment jamais à étudier les textes originaux, de recherche ou de vulgarisation, des grands auteurs.

Curieusement, en Sciences, on porte au pinacle quelques héros de la Science et… on ne les étudie pas dans la formation des futurs scientifiques et professeurs de sciences. Bien des étudiants auront lu Einstein ou Heisenberg, mais ils peuvent tout à fait ne jamais les avoir lus et ne sont pas amenés, pour devenir des scientifiques, à les étudier.

En Littérature, on étudie les « classiques », les grands auteurs, de même en Histoire, en Sociologie, en Psychologie, en Psychanalyse, en Evolution des espèces, en Poésie, en Philosophie, en Economie, etc, mais pas en Sciences physiques.

On peut valablement se demander pourquoi. Voici les justifications qu’en donne un physicien-philosophe.

David Deutsch écrit dans « Le commencement de l’infini » :

« Dans tous les cours de physique que j’ai suivis à l’université, par exemple, que ce soit dans les premières années ou en thèse, je ne peux me souvenir d’aucun cas où un article ou un ouvrage original d’un des grands physiciens du passé ait été étudié ou fasse tout simplement partie de la liste des références. Ce n’est que lorsque le cours touchait à des découvertes récentes que nous étions amenés à lire les travaux de leurs auteurs. Nous apprenions donc la théorie de la relativité d’Einstein sans jamais rien savoir d’Einstein, Maxwell, Boltzmann, Schrödinger, Heisenberg et les autres n’étaient que des noms. Nous lisions leurs théories dans des livres dont les auteurs étaient physiciens (et non historiens de la physique), lesquels n’avaient peut-être pas, eux-mêmes, lu les travaux de ces pionniers.

Pourquoi ? La raison qui vient immédiatement à l’esprit c’est que les sources originales des théories scientifiques ne sont presque jamais de bonnes sources. Comment pourrait-il en être autrement ? Toutes les présentations ultérieures qui en sont faites sont destinées à les améliorer, certaines y parviennent, et les améliorations sont cumulatives. Il y a aussi une raison plus profonde. Les inventeurs d’une nouvelle théorie fondamentale partagent initialement beaucoup des idées fausses contenues dans les théories précédentes. Il leur faut développer une compréhension de comment et de pourquoi ces théories sont fausses et comment la nouvelle théorie explique tout ce que les précédentes voulaient expliquer. Mais la plupart de ceux qui apprennent ensuite la nouvelle théorie ont d’autres préoccupations. Souvent, ils veulent simplement prendre la nouvelle théorie pour acquise et l’utiliser pour faire des prédictions, ou pour comprendre des phénomènes complexes qui font également appel à d’autres théories. Ou bien ils cherchent à comprendre certaines nuances de la théorie qui n’ont rien à voir avec la raison pour laquelle elle est supérieure aux théories anciennes. Ou encore, ils veulent l’améliorer. Mais une chose dont ils se moquent, c’est de débusquer les dernières objections de ceux qui pensent encore selon des théories anciennes et dépassées, et de leur apporter une réponse définitive. Il n’y a pas lieu, pour des scientifiques, ou rarement, de s’occuper des situations problématiques obsolètes qui ont motivé les grands scientifiques du passé.

C’est, en revanche, ce que doivent précisément faire les historiens des sciences – et ils rencontrent en gros les mêmes difficultés que les historiens de la philosophie qui s’occupent du problème de Socrate. Pourquoi, alors les scientifiques ne rencontrent-ils pas ces difficultés lorsqu’ils apprennent les théories scientifiques ? Qu’est-ce qui permet de transmettre aussi facilement ces théories à travers des chaînes d’intermédiaires ? Qu’est-il advenu de cette « difficulté de communication » que je soulignais ci-dessus ?

La première moitié de la réponse, apparemment paradoxale, c’est que, lorsqu’ils apprennent une théorie, les scientifiques ne sont pas intéressés par ce que croyait le fondateur de la théorie, ou quiconque le long de la chaîne de communication. Lorsque des physiciens lisent un ouvrage sur la théorie de la relativité, leur objectif immédiat est d’apprendre « la théorie », et non de connaître les opinions d’Einstein ou celles de l’auteur. (…)

Et voilà la seconde moitié de la réponse : la raison pour laquelle les physiciens essaient d’apprendre la théorie, et pour laquelle ils se désintéressent de la fidélité à l’original, c’est qu’ils veulent savoir comment fonctionne le monde. Or, c’est exactement le même objectif qu’avait l’auteur de la théorie, ce point est crucial. S’il s’agit d’une bonne théorie – si c’est une superbe théorie, comme le sont les théories fondamentales de la physique aujourd’hui – alors elle est très difficile à modifier si on veut qu’elle reste une explication valable. Par conséquent, ceux qui veulent apprendre, en critiquant leurs intuitions initiales et avec l’aide de leurs livres, de leurs professeurs et de leur collègues, et qui recherchent une explication fiable, ceux-là vont parvenir à la même théorie que celui qui l’a inventée. »

L’explication par David Deutsch, cité plus haut, des bonnes raisons, selon lui, pour lesquelles les étudiants en sciences, en physique en particulier, n’étudient pas en lisant et en critiquant les ouvrages historiques des avancées de la science ne me convainc nullement, en aucun de ses points.

Les grands scientifiques du passé se sont, au contraire, préoccupés de lire les ouvrages historiques de leur science et cela leur a permis d’avancer.

La science académique actuelle ne cherche plus à comprendre le monde mais à trouver des utilisations le plus rapides et rentables possibles au plan technologique et se détourne de la compréhension, au même moment où la classe dirigeante ne s’estime plus capable defaire progresser le monde et le voit inévitablement décliner. Le rejet de l’étude historique est directement lié au pessimisme foncier de la classe capitaliste, tout comme l’optimisme scientifique d’un Langevin était le produit de l’optimisme progressiste de la bourgeoisie occidentale…

« La valeur éducative de l’histoire des sciences », par Paul Langevin :

« Le sujet de cette conférence est quelque peu abstrait, et je m’en excuse, mais son choix a été dicté par le désir de vous communiquer quelques réflexions personnelles et de provoquer des observations sur l’enseignement des sciences en particulier des sciences expérimentales qui sont spécialement de mon domaine), sur le rôle que peut et doit y jouer le point de vue historique et de son importance dans la préparation de ceux qui sont appelés à enseigner les sciences.

Il faut reconnaître tout d’abord que, dans cet enseignement, on néglige à peu près entièrement le point de vue historique, alors qu’il en est tenu grand compte dans d’autres branches comme la littérature et la philosophie. L’enseignement de la musique lui-même vient de voir son programme augmenté, dans les établissements secondaires, d’un aperçu des « grandes étapes » et des « grandes figures » de l’histoire de cet art. Or, dans l’enseignement des sciences, on ne saurait que gagner à introduire de même le point de vue historique. D’ailleurs l’étude des raisons qui font à cet enseignement une situation spéciale et regrettable permet de mieux approfondir la question.

Ces questions sont à la fois d’ordre historique nous les envisagerons à la fin de cette conférence) et d’ordre pratique. Le peu de temps que les programmes accordent à l’enseignement scientifique fait que l’on sacrifie le côté historique de leur étude pour n’envisager que son aspect utilitaire. L’examen des programmes des lycées et collèges nous montre une orientation presque exclusive vers la connaissance des faits et des lois (signalons à ce propos toutefois l’heureuse introduction des manipulations, faite avec succès depuis 1902). Les connaissances actuelles y sont présentées sous une forme dogmatique : on apprend des lois, les formules qui les traduisent, puis leur maniement. Tout ceci en vue de les appliquer ultérieurement dans l’exercice de telle ou telle profession comme celle de l’ingénieur. Cette tendance vers la « déformation dogmatique » se manifeste chaque fois que le but assigné est nettement utilitaire. Elle est loin d’être spéciale au degré secondaire : l’enseignement primaire qui doit former l’enfant entre 8 et 12 ans, le préparer pour toute sa vie, est tout particulièrement utilitaire et, par conséquent, dogmatique. Ce que nous proposerons ici sera de mettre en évidence tout ce que l’enseignement scientifique perd à être uniquement dogmatique, à négliger le point de vue historique.

En premier lieu il perd de l’intérêt. L’enseignement dogmatique est froid, statique, et aboutit à cette impression absolument fausse que la science est une chose morte et définitive. Personnellement, si j’en étais resté aux impressions éprouvées à la suite des premières leçons de sciences de mes professeurs - à qui je garde cependant le souvenir le plus reconnaissant - si je n’avais pris un contact ultérieur ou différent avec la réalité, j’aurais pu penser que la science était faite, qu’il ne restait plus rien à découvrir, alors que nous en sommes à peine aux premiers balbutiements dans la connaissance du monde extérieur. Croire qu’il n’y a plus que des conséquences à tirer de principes définitivement acquis est une idée absolument erronée et qui risque de faire perdre toute valeur éducative à l’Enseignement scientifique.

Ce défaut, général dans tous les pays, est encore plus sensible en France où, par une coquetterie déplacée, on hésite à introduire dans l’enseignement les notions nouvelles qui, à un degré plus ou moins grand, sont encore en état de développement. Seules les théories ayant fait, au moins en apparence, leurs preuves ont droit de cité dans nos livres classiques ; il en résulte qu’en réalité celles qui sont déjà périmées sont presque les seules qu’on puisse y rencontrer, tant est rapide encore le changement continuel de nos idées les plus fondamentales.

Or pour contribuer à la culture générale et tirer de l’enseignement des sciences tout ce qu’il peut donner pour la formation de l’esprit, rien ne saurait remplacer l’histoire des efforts passés, rendue vivante par le contact avec la vie des grands savants et la lente évolution des idées.

Par ce moyen seulement on peut préparer ceux qui continueront l’oeuvre de la science, leur donner le sens de son perpétuel mouvement et de sa valeur humaine. Si cette nécessité est évidente pour ceux qui feront la science, elle est non moins grande pour les éducateurs, les initiateurs et plus grande encore pour le plus grand nombre, pour ceux qui devront se contenter de la culture acquise dans les années d’école. Permettez-moi de rappeler ici, pour illustrer ma pensée, un souvenir personnel. Au temps où j’étais élève à l’École normale j’eus à faire une leçon, comme nous en faisions tous à tour de rôle, sur l’eau oxygénée. Les manuels, admirables catéchismes de science expérimentale, donnaient toutes les réactions auxquelles peut donner lieu ce corps, ses propriétés physiques, etc. Mais j’eus le souci de me reporter aux mémoires de Thénard qui avait découvert l’eau oxygénée. En lisant ces admirables écrits, vieux d’un siècle, dont la langue même est un véritable régal, je m’aperçus que les choses les plus intéressantes, en particulier la manière dont Thénard avait été mis sur la voie de sa découverte et des réflexions très profondes et très actuelles sur le mécanisme de l’oxydation, étaient soigneusement omises dans les renseignements de seconde main qu’on possède généralement. Ce qui avait filtré à travers plusieurs générations d’auteurs de manuels était de beaucoup le moins intéressant. II en est malheureusement trop souvent ainsi : rien ne vaut d’aller aux sources, de se mettre en contact aussi fréquent et complet que possible avec ceux qui ont fait la science et qui en ont le mieux représenté l’aspect vivant.

Un second exemple typique nous est fourni par une question qui a beaucoup excité la curiosité du public : celle de la relativité. Dans ce domaine, la théorie et l’expérience conduisent à la conclusion que la géométrie ordinaire ou euclidienne n’est ni la seule possible ni la mieux adaptée à la représentation du monde extérieur, qu’il existe d’autres géométries, plus simples en réalité, malgré leur apparence et qui lui sont de beaucoup supérieures. C’est ainsi que les travaux de Lobatchevsky, Bolyai, Riemann ont abouti à l’établissement de géométries non euclidiennes, infiniment plus riches en possibilités que la géométrie classique et tout aussi rigoureuses qu’elle. Les traductions d’ Euclide ne laissaient guère prévoir que le principal fondateur de la géométrie classique avait pu se rendre compte, beaucoup mieux que ses commentateurs, des difficultés présentées par les fondements de la géométrie et du caractère arbitraire de son fameux postulat, en vertu duquel on peut toujours, par un point, mener une parallèle à une droite et une seule. On eût évité, en se reportant à lui, beaucoup d’inutiles tentatives de démonstration de son postulat. Pour combattre le dogmatisme, il est très instructif de constater combien plus et mieux que leurs continuateurs et commentateurs, les fondateurs de théories nouvelles se sont rendu compte des faiblesses et des insuffisances de leurs systèmes. Leurs réserves sont ensuite oubliées, ce qui, pour eux, était hypothèse devient dogme, de plus en plus intangible à mesure qu’on s’éloigne davantage des origines et un effort violent devient nécessaire pour s’en délivrer lorsque l’expérience vient démentir les conséquences plus ou moins lointaines d’idées dont on avait oublié le caractère provisoire et précaire.

Un remarquable exemple de cette ossification ou sénilisation des théories par dogmatisation est celui de la conception newtonienne de la gravitation qui, après avoir connu pendant deux siècles un succès indiscuté dans la magnifique création de la mécanique céleste classique, doit aujourd’hui être abandonnée, non sans résistance, comme incompatible avec des résultats expérimentaux de plus en plus précis. Au lieu d’expliquer comme le faisait Newton, les mouvements compliqués des astres par l’existence d’attractions s’exerçant à distance entre des corps mobiles dans un espace invariablement euclidien, la nouvelle théorie de la relativité admet que chaque corps modifie autour de lui, par sa seule présence, les propriétés de l’espace et du temps, incurve l’espace-temps, et que le mouvement spontané des corps voisins se trouve altéré comme conséquence de cette déformation. Or, lorsqu’on se reporte aux oeuvres de Newton, on le trouve beaucoup plus hésitant qu’on ne pourrait le penser d’après la lecture de ceux qui ont cru pouvoir donner un caractère définitif à sa doctrine. Il a représenté l’attraction à distance comme une hypothèse destinée à représenter les faits et dont il ne se dissimulait pas toutes les difficultés. Ce sont ses disciples qui, devant le succès de la tentative newtonienne, ont donné à celle-ci un aspect dogmatique dépassant la pensée de l’auteur et rendant plus difficile un retour en arrière. Un enseignement plus historique, une conception plus dynamique de l’adaptation bien incomplète encore de la pensée aux faits, un assouplissement de l’esprit par le contact plus direct avec la pensée des grands hommes éviteraient bien des hésitations et bien des préventions devant les idées nouvelles.

En somme, remonter aux sources, c’est clarifier les idées, aider la science au lieu de la paralyser. C’est l’effort d’écrire une « histoire » de la mécanique - effort tenté avec succès il y a quarante ans par Ernst Mach, le savant viennois - qui a servi de point de départ aux réflexions d’ Albert Einstein et au développement des conceptions nouvelles. Les exemples précédents montrent bien comment, au point de vue de l’enseignement comme au point de vue de la recherche scientifique, il est indispensable de ne pas oublier l’histoire des idées - et concurremment celle des hommes, puisque c’est par eux qu’on éclaire les idées. Rien de tel que de lire les oeuvres des savants d’autrefois, rien de tel que de vivre avec ceux qui sont contemporains pour pénétrer la pensée intime des uns et des autres.

Il est inutile d’insister sur la nécessité de connaître l’histoire des applications scientifiques, tellement elle est évidente. Lorsqu’on parcourt l’histoire de l’éclairage, par exemple, qu’on assiste aux efforts répétés, parfois infructueux, parfois victorieux, de tant d’inventeurs, on ne peut manquer d’élever ses pensées, de communier plus complètement avec le lent effort humain pour s’adapter et pour modifier le monde en le dominant par la pensée. Et cette fois encore, j’évoque le souvenir d’anciennes lectures comme celles des vieux ouvrages de Louis Figuier : "Les Merveilles de la Science", dont la valeur scientifique n’est peut-être pas très grande, mais dont la valeur émotive et éducative est incontestable. L’histoire des inventions est assez facile à faire. Celle des idées est plus délicate, mais plus féconde encore au point de vue éducatif. Je voudrais essayer de vous rappeler comment cette histoire des idées permet, en parcourant les grandes étapes de la civilisation, d’éprouver, en même temps qu’un sentiment de grande modestie pour ce que nous sommes et ce que nous savons, une confiance très grande en l’avenir.

À chaque pas de l’évolution de l’humanité on retrouve la même tendance à exagérer la valeur des résultats obtenus et à croire qu’on possède enfin la « clef du monde ». Dès que les hommes obtiennent des résultats, ils essayent légitimement de généraliser, d’appliquer à tous les domaines de la science, pour dominer la matière, ce qu’ils savaient déjà. Ils créent de cette façon toute une série de mystiques successives. Ainsi lorsque les hommes, au début de l’humanité constatèrent la puissance de l’expression verbale ou artistique pour communiquer entre eux, et qu’ils pouvaient, par des mots, des signes, des images, agir sur l’esprit de leurs semblables, ils se sont imaginé que la généralisation était possible ; qu’ils pourraient par des moyens analogues avoir de la puissance sur tous les êtres et sur les choses : telle fut l’origine de la magie qui procède par la parole et par l’image, par l’incantation et l’envoûtement.

Dans son beau livre, récemment traduit en français : "Le Rameau d’or", sir James George Frazer montre de façon lumineuse la puissance de la magie sur les premières civilisations et son influence profonde sur le développement primitif de l’humanité : c’était la science d’alors. Beaucoup de peuples, ou même d’individus chez les peuples plus évolués, n’ont pas encore dépassé ce stade, n’ont pas abandonné cette mystique primitive profondément ancrée dans notre instinct. Ensuite l’homme découvrit la puissance du Nombre et le moyen qu’il donne de prévoir. De l’arithmétique devaient sortir par généralisation prématurée des mystiques comme le pythagorisme et la kabbale juive. Par le nombre on croit possible de comprendre et de dominer le monde : la connaissance des lois numériques de l’univers permettrait d’en être maître. À un fond incontestable de vérité s’ajoutent beaucoup d’illusions. Puis le développement en Chaldée d’une astronomie primitive qui prévoit les éclipses, les mouvements des étoiles... donne naissance à l’astrologie - dont le rôle dans les décisions humaines et même dans celles des gouvernements sera considérable jusqu’à une date récente - science qui croit possible de prédire l’avenir aux hommes par les mêmes observations qui ont permis de prévoir l’avenir des astres. C’était là encore une mystique qui procédait de façon légitime, faisant une tentative de plus pour généraliser, pour aller du connu à l’inconnu. Plus tard, en Grèce, la découverte de la puissance du raisonnement déductif sous ses formes logique ou géométrique fait naître l’espoir de pénétrer le monde par la seule puissance de cet instrument nouveau, par l’effort de réflexion pure. Les succès de cette méthode dans l’analyse des lois du discours et dans la construction d’une géométrie conduisent à l’illusion qu’on possède par là le moyen d’atteindre la sagesse et la puissance. La vie contemplative de l’Asie représente peut-être un arrêt à ce stade.

La systématisation de la science grecque par l’application aux sciences naturelles dans son premier essai de la classification, donne naissance à une nouvelle mystique, la scolastique, qui a gouverné la fin du Moyen Âge. La Renaissance découvre alors nettement le rôle nécessaire de l’expérience et l’insuffisance de l’adaptation de notre pensée aux faits ; il en résulte une action très vive au point de vue scientifique comme aux points de vue littéraire, artistique ou religieux. Descartes remet en question l’autorité de l’école, il reprend l’expérience interne, et Bacon, l’expérience externe. Newton est l’aboutissement logique de la nouvelle conception, dont devait sortir encore une autre mystique, celle du mécanisme. C’est l’extraordinaire succès de la mécanique céleste construite par Newton qui a fait espérer aux physiciens du XVIIIe siècle - et jusqu’au début du XIXe - qu’on pourrait par une voie analogue interpréter tous les phénomènes. Et voici une nouvelle mystique, résumée dans la parole de Laplace : « Donnez-moi les lois d’action entre les atomes et je vous dirai tout l’avenir du monde. » Elle intervient dans tous les domaines, en philosophie et en biologie comme en physique.

Cette mystique de la mécanique devait se heurter à l’obstacle de l’expérience. Au milieu du XIXe siècle, nous assistons à une nouvelle réaction avec Faraday en électricité et avec la fondation de la thermodynamique et de l’énergétique en physique générale. Cette énergétique, qui vient de naître, constitue à son tour, et toujours par généralisation prématurée, une nouvelle mystique qui s’est maintenue à son tour pendant plus de cinquante ans. Je me rappelle avoir lu, vers 1894, un article d’ Ostwald, qui était un véritable hymne où débordait la foi énergétique. L’auteur propagea même une sorte de religion, un monisme particulier, fondé sur les principes de la thermodynamique et crut pouvoir placer à la base de la morale un axiome fondamental : « Ne dégradons pas l’énergie ! ». De Faraday est issue la théorie électromagnétique développée par Maxwell et Hertz et, il y a quelque vingt ans, nous avons pu croire après lui avoir vu conquérir l’optique par la théorie électromagnétique de la lumière, puis la mécanique par la théorie de la relativité, qu’elle représentait une synthèse définitive. Mais les difficultés issues de l’expérience et que nous résumons sous le terme de « quanta » sont venues nous montrer combien nous étions loin du but depuis si longtemps poursuivi. À travers ces hésitations se dégage néanmoins l’impression profonde d’un progrès continu, puisque chaque synthèse, avant de disparaître devant une nouvelle, réussit à grouper ou à représenter en les reliant les uns aux autres un nombre toujours croissant de faits. Et dans cette coordination de réalités en apparence profondément distinctes consiste notre conquête véritable et probablement définitive. Nous savons, par exemple, que l’optique est un département de l’électromagnétisme, que la lumière est de même nature que ces ondes hertziennes, récemment découvertes et si largement utilisées aujourd’hui.

Et ainsi on comprend ce qu’il y a de vivant, de précaire aussi, dans nos connaissances et on évite de tomber dans le dogmatisme, qui est quelque peu décourageant comme toute chose définitive et morte. À ces quelques exemples je voudrais ajouter un autre ordre de réflexions. À travers ces étapes où l’on passe du connu à l’inconnu, non seulement on s’exagère l’importance des résultats déjà obtenus, mais on se méprend sur ce que doit être une explication véritable. Expliquer un phénomène, c’est le ramener à d’autres que nous considérons comme plus simples.

Ainsi nous expliquons la lumière par les ondes hertziennes, parce que nous connaissons mieux celles-ci, que nous savons régler tous les détails de leur production, tandis que nous commençons à peine à pénétrer le secret du rôle des atomes dans les phénomènes lumineux.

De même les propriétés des gaz (telles celles exprimées par les lois de Mariotte et Gay-Lussac) sont mieux comprises lorsqu’on se place au point de vue de la théorie cinétique et qu’on les explique par les mouvements des molécules, lorsqu’on admet que la chaleur résulte du bombardement moléculaire et qu’ainsi en dernière analyse les propriétés des gaz peuvent s’expliquer en partant des lois mécaniques. Le travail du physicien est avant tout un travail de coordination entre des phénomènes d’apparences diverses, puis l’interprétation de certains d’entre eux considérés comme complexes à partir d’autres considérés comme plus simples. Il reste à choisir les phénomènes qui seront considérés simples et qui serviront à expliquer les autres. À ce point de vue, on est toujours tenté de confondre ce qui est simple avec ce qui est familier. Ce sont là deux choses très différentes heureusement, en général, opposées. Les notions mécaniques de « force » et de « masse » sont certes familières, mais elles sont aussi d’une extrême complexité. Un sentiment d’anthropocentrisme nous donne inconsciemment la notion de l’effort, de la force nécessaire pour déplacer un corps. Mais qu’est-ce qu’une force ? Et cependant la mystique mécaniste a voulu placer ces deux notions à la base de l’explication du monde, et des phénomènes électriques, par exemple, conçus comme résultant de forces exercées à distance entre des fluides particuliers ! Nous trouvons plus simple aujourd’hui de renverser les termes du problème et d’expliquer une partie au moins des faits de la mécanique au moyen de notions électriques considérées comme plus simples, quoique moins familières, parce que plus cachées.

Il est de même pour nos connaissances sur le magnétisme, basées, au début, sur les faits mentaux relatifs aux aimants naturels ou artificiels. On a tenté d’expliquer ces phénomènes par des « fluides » magnétiques et leur action à distance. Or, maintenant, l’aimant nous apparaît comme une chose très compliquée et seule une analyse plus approfondie a pu nous mettre sur une voie meilleure. Actuellement, les propriétés des aimants s’expliquent par l’existence, à l’intérieur des atomes, d’électrons en mouvement qui exercent entre eux et autour d’eux des actions dont l’aspect le plus simple, celui manifesté par ce que nous appelons les rayons cathodiques, n’a été découvert que tout récemment. On a dans tous les domaines des sciences expérimentales l’impression que la nature s’ingénie, non sans quelque malice, à nous présenter la réalité par son aspect le plus complexe et qu’un grand effort est nécessaire pour dégager les éléments les plus simples à partir desquels il est possible à notre pensée de reconstruire le monde ; c’est peut-être là, d’ailleurs, une nécessité de notre adaptation.

Prenons encore l’exemple de la lumière. Dans les traités de physique, le premier caractère qu’on lui attribue est celui qui nous frappe le plus immédiatement : celui de la propagation en ligne droite. C’est cette propriété qui a suggéré l’ancienne théorie de l’émission, où la lumière est considérée comme composée de projectiles infiniment ténus lancés par la source et se propageant en ligne droite tant qu’aucun obstacle n’est rencontré. La découverte des phénomènes d’interférence et de diffraction où la lumière cesse de se propager en ligne droite pour contourner les obstacles nous a fait renoncer à cette conception. La théorie ondulatoire de la lumière explique les anomalies constatées précédemment. Cette théorie ondulatoire a, comme toujours, donné elle-même naissance à une mystique défendue avec âpreté, soit contre la théorie électromagnétique de la lumière, soit contre la nouvelle conception des quanta. Il semble bien aujourd’hui que la vérité n’est ni tout entière du côté de la théorie ondulatoire, ni tout entière du côté de celle de l’émission, que chacune des deux ne représente qu’une partie de la réalité et qu’il faut les unir en une synthèse nouvelle pour rendre compte de l’ensemble des faits. Cette fois encore il faudra procéder sur le rythme hégélien qui, devant le conflit entre la thèse et l’antithèse, s’efforce à une synthèse plus haute que chacune des deux conceptions opposées tout en les comprenant à la fois.

Telles sont les constatations qui s’imposent lorsqu’on veut étudier ou enseigner les sciences. L’impression de flottement et d’imperfection qui pourrait en résulter n’est pas à craindre car elle est conforme à la nature des choses, et malgré tout, on doit constater la marche progressive et l’ampleur croissante de la synthèse.

Non seulement l’étude historique des sciences présente au point de vue pédagogique comme au point de vue purement scientifique les avantages que je viens d’exposer, mais en plus elle vient compléter et éclairer les enseignements voisins. Son influence sur la philosophie est indéniable, puisque, en grande partie, celle-ci prend pour base la science elle-même. L’histoire, de son côté, doit tenir compte de l’influence exercée par les conceptions scientifiques successives sur la marche de la civilisation et sur la structure des sociétés et des gouvernements. La civilisation et la législation grecques ont été pénétrées du même esprit que la science grecque avait introduit. À la Renaissance, la libération des esprits et la réforme ont représenté une réaction contre les abus de la scolastique et de la mystique déductive. Au XVIIIe siècle, il est incontestable que Newton a joué un rôle important dans l’évolution sociale : les encyclopédies, précurseurs de la Révolution française, prennent leur inspiration et leur modèle dans les oeuvres du savant anglais.

En reconnaissance du rôle joué par la science dans la libération des esprits et l’affirmation des droits de l’homme, le mouvement révolutionnaire fait un effort considérable pour introduire l’enseignement scientifique dans la culture générale et constituer des humanités modernes que nous n’avons pas encore réussi à stabiliser. C’est la Révolution qui a créé cette admirable institution des écoles centrales qui ont formé la plupart des grands savants du début du XIXe siècle. Parallèlement à la réaction politique, l’enseignement scientifique subit une mutilation considérable sous le Consulat, l’Empire, la Restauration. Pendant tout le XIXe siècle et aujourd’hui encore, dans ce pays comme ailleurs, on renonce à enseigner l’histoire des idées ou on ne lui donne pas l’importance qu’elle mérite.

En 1852, les sciences expérimentales ont été à nouveau introduites dans les programmes, mais uniquement sous une forme utilitaire. Il semble qu’on ait craint le développement du sens critique que doit faire naître un enseignement des sciences bien compris et bien adapté à la culture de l’esprit.

Il est difficile de dire quelle peut être dans l’avenir l’influence d’une culture générale plus imprégnée d’esprit scientifique et dans laquelle l’histoire des idées jouerait un rôle plus important qu’elle ne fait aujourd’hui, mais on doit avoir confiance dans tout ce qui peut donner à l’enfant un sens plus précis de l’effort collectif, et des liens vivants qui rattachent le présent au passé. »

Paul Langevin

Paul Langevin : L’histoire des sciences comme remède à tout dogmatisme

Les programmes de 1902 introduisent, d’ailleurs, en classe de première D (c’est-à-dire dans la filière moderne), au sein de la liste des auteurs à étudier en langue française, des « extraits d’écrivains scientifiques »

Ainsi, on peut se demander si " apprendre les sciences ", c’est : (A) Soit apprendre comment, par une démarche spécifique, ces sciences ont abouti aux connaissances d’une époque à un moment donné ? (B) Ou apprendre à utiliser cette démarche : (B1) pour " redécouvrir " ce qu’au cours des siècles passes des chercheurs ont découvert ? L’ontogenèse de l’élève récapitule alors la phylogenèse ; L’histoire étant alors linéaire et cumulative ; (B2) pour réellement découvrir du nouveau ! " (Lacombe, 1989). Lacombe, précise, que dans le cadre de l’enseignement des sciences,
on néglige le point (A), pour se consacrer à (B1) en sous-estimant totalement l’importance de (B2).

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