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Trois ans après la révolution prolétarienne de Paris en juin 1848, Proudhon s’adressait encore à la bourgeoisie !!!

lundi 31 juillet 2017, par Robert Paris

À LA BOURGEOISIE.

À vous, Bourgeois, l’hommage de ces nouveaux essais. Vous fûtes de tout temps les plus intrépides, les plus habiles des révolutionnaires.

C’est vous qui, vers le cinquième siècle de l’ère chrétienne, par vos fédérations municipales, étendîtes les premiers le linceul sur l’Empire romain dans les Gaules. Sans les Barbares qui vinrent changer brusquement la face des choses, la République, constituée par vous, eût gouverné le moyen âge. La monarchie dans notre pays est franque, souvenez-vous-en ; elle n’est pas gauloise.

C’est vous qui, plus tard, opposant la commune au castel, le roi aux grands vassaux, vainquîtes la féodalité.

C’est vous, enfin, qui depuis quatre-vingts ans avez proclamé l’une après l’autre toutes les idées révolutionnaires, liberté des cultes, liberté de la presse, liberté d’association, liberté du commerce et de l’industrie ; qui, par vos constitutions savantes, avez eu raison de l’autel et du trône ; qui avez établi sur des bases indestructibles l’égalité devant la loi, le contrôle législatif, la publicité des comptes de l’État, la subordination du Gouvernement au Pays, la souveraineté de l’Opinion.

C’est vous-mêmes, vous seuls, oui, vous, qui avez posé les principes, jeté les fondements de la Révolution au dix-neuvième siècle.

Rien de ce qui a été tenté sans vous, contre vous, n’a eu vie ;

Rien de ce que vous avez entrepris n’a manqué ;

Rien de ce que vous aurez préparé ne faillira.

Devant la Bourgeoisie le despotisme a courbé la tête : le Soldat heureux, et l’Oint légitime, et le Roi Citoyen, dès qu’ils eurent le malheur de vous déplaire, ont défilé devant vous comme des fantômes. Bourgeois de France, l’initiative du mouvement dans l’Humanité vous appartient. Le prolétaire, novice, vous nomme ses maîtres et ses modèles. Se pourrait-il qu’après avoir fait tant de révolutions, vous fussiez devenus irrémissiblement, sans raison, sans intérêt, sans honneur, contre-révolutionnaires ?

Je connais vos griefs : ils ne datent pas seulement de février.

Un jour, le 31 mai 1793, vous fûtes surpris, supplantés par le peuple sans-culotte. Quatorze mois, la plus terrible époque que vous traversâtes jamais, le gouvernail fut entre les mains de tribuns populaires. Que surent-ils faire de ces quatorze mois de dictature pour leurs pauvres clients ? Hélas ! rien. Présomptueux, comme toujours, et bavards, leur effort se réduisit à continuer, tant bien que mal, votre besogne. En 1793, comme en 1848, les élus du peuple, — qui la plupart n’étaient pas du peuple, — n’eurent de souci que pour la propriété ; ils ne songèrent point au travail. Hors la résistance à l’étranger, la puissance gouvernementale fut consacrée tout entière à la garantie de vos intérêts. Vous n’en fûtes pas moins blessés de cette atteinte à votre vieille prérogative. Parce que le peuple n’avait su, dans son inexpérience, faire marcher la révolution par vous inaugurée, dès le lendemain de thermidor vous parûtes renier cette révolution. Ce fut pour notre pays une halte dans le progrès, et le commencement de nos expiations. Le prolétaire crut se venger en imposant à votre orgueil, par ses suffrages, l’autocratie d’un héros. Vous aviez semé la résistance, vous recueillîtes le despotisme. La Liberté fut remplacée par la Gloire, la plus funeste, la plus sotte des divinités. Pendant quinze ans la tribune fut muette, la bourgeoisie humiliée, la Révolution enchaînée. Enfin, grâce à vous, la Charte de 1814, arrachée, non octroyée, quoi qu’on ait dit, la relança de nouveau sur le monde ; quinze ans ne s’étaient pas écoulés que l’ancien régime trouvait aux journées de juillet son Waterloo.

En 1848, le peuple, appuyé comme en 93 sur vos patriotiques baïonnettes, chasse des Tuileries un vieux fourbe, et proclame la République. En cela, il ne fit que se rendre l’interprète de vos sentiments, tirer la conséquence légitime de votre longue opposition. Mais le peuple n’avait point encore été initié à la vie politique : pour la seconde fois le gouvernement de la révolution lui échappa. Et comme en 93, cette outrecuidance fut pour vous un nouveau sujet de colère.

Quel mal avait-il fait, cependant, ce peuple inoffensif, pendant son interrègne de trois mois, qu’à peine réintégrés au pouvoir, vous vous montrâtes si ardents réactionnaires ? Le Gouvernement provisoire n’avait songé qu’à consoler votre amour-propre, calmer vos inquiétudes. Sa première pensée fut de vous rappeler au conseil de famille ; son unique désir, de vous rendre la tutelle du prolétariat. Le peuple laissa faire, applaudit. Est-ce donc par représailles de cette bonhomie traditionnelle, ou pour cause d’usurpation de titre, que, rétablis dans votre prépondérance politique, vous avez traité ces révolutionnaires naïfs comme une troupe de maraudeurs et de vauriens ? que vous avez fusillé, transporté, envoyé aux pontons, de pauvres ouvriers poussés à la révolte par la peur de la famine, et dont l’hécatombe servait de marchepied à trois ou quatre intrigues dans la Commission exécutive et dans l’Assemblée ? Bourgeois, vous fûtes cruels et ingrats : aussi la répression qui suivit les journées de juin a crié vengeance. Vous vous êtes faits complices de la réaction : vous subissez la honte.

Maintenant ont reparu les intrigants politiques, les corrompus de tous les régimes, objets de votre éternelle haine. Les cagots vous ont coiffés de leur éteignoir ; les amis de l’étranger vous ont fait commanditer leur politique antinationale ; les valets de toutes les tyrannies que vous avez vaincues vous associent chaque jour à leurs vengeances liberticides. En trois ans, vos prétendus sauveurs vous ont couverts de plus d’ignominie qu’un demi siècle d’avortements n’avait laissé de misère au prolétariat. Et ces hommes à qui votre aveugle passion a laissé prendre un pouvoir sans limites, ils vous insultent et vous bernent ; ils vous déclarent ennemis de tout ordre, incapables de discipline, infectés de philosophisme, de libéralisme, de socialisme ; ils vous traitent de révolutionnaires !

Acceptez, Bourgeois, ce nom comme le titre de votre gloire et le gage de votre réconciliation avec le prolétariat. Réconciliation, je vous le dis, c’est révolution. L’ennemi s’est établi dans votre domaine : que ses insultes vous servent de cri de ralliement. Vous, les aînés de la Révolution, qui avez vu naître et mourir tant de despotismes, depuis les Césars jusqu’aux cadets des Bourbons, vous ne pouvez faillir à votre destinée. Le cœur me dit que vous ferez encore quelque chose. Le peuple vous attend, comme en 89, 93, 1830, 1848. La Révolution vous tend les bras : sauvez le peuple, sauvez-vous vous-mêmes, comme faisaient vos pères, par la Révolution.

Pauvre Révolution ! tout le monde lui jette la pierre. Ceux qui ne la calomnient pas s’en méfient, et travaillent de leur mieux à lui donner le change. L’un vous parle de proroger les pouvoirs du président ; l’autre vous entretient de la fusion des deux branches, et de la nécessité d’en finir au plus vite par ce dilemme, monarchie ou démocratie. Celui-ci plaide pour la Constitution de 1848 ; celui-là se prononce pour la Législation directe… On dirait une conjuration d’empiriques contre l’idée de février.

Si cette politique pouvait servir à quelque chose, si elle était douée de la moindre vertu de conservation et de paix, je me tairais. Je n’aurais garde, Bourgeois, de troubler votre quiétude. Mais, qu’on l’affirme ou qu’on la nie, la Révolution fond sur vous avec une rapidité de mille lieues par seconde. Il ne s’agit pas de la discuter : il faut vous préparer à la recevoir ; il faut avant tout la connaître.

Dans les loisirs d’une longue prison, tandis que le Pouvoir, brisant ma plume de journaliste, me tient séquestré de la polémique quotidienne, mon âme révolutionnaire s’est remise à voyager dans le pays des Idées.

J’ai rapporté de mes pérégrinations d’au delà les préjugés de notre vieux monde, quelques graines, dont la culture ne peut manquer de réussir en nos terrains préparés. Permettez-moi de vous en offrir aujourd’hui un échantillon. À vous, Bourgeois, les honneurs de cette semence, dont le premier fruit sera de vous remettre en mémoire la seule chose dont il importe en ce temps de vous occuper, et qu’on oublie de partout, la Révolution. Et puissent après moi de plus hardis explorateurs, encouragés par mon exemple, achever enfin la découverte si longtemps rêvée, de la République démocratique et sociale !

Salut et fraternité,

P.-J. PROUDHON.

Conciergerie, 10 juillet 1851.

Source

Messages

  • Lettre de Karl Marx à J.-B. Schweitzer

    Londres, le 24 janvier 1865.
    Monsieur,

    (...) J’ai reçu hier la lettre dans laquelle vous me demandez un jugement détaillé sur Proudhon. Le temps me manque pour répondre à votre désir. Et puis je n’ai sous la main aucun de ses écrits. Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à la hâte, ces quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher, bref en faire ce que bon vous semblera.
    Je ne me souviens plus des premiers essais de Proudhon. Son travail d’écolier sur la Langue universelle témoigne du sans-gêne avec lequel il s’attaquait à des problèmes pour la solution desquels les connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.

    Sa première œuvre : Qu’est-ce que la propriété ? est sans conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce n’est par la nouveauté du contenu, du moins par la manière neuve et hardie de dire des choses connues. Les socialistes français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non seulement critiqué de divers points de vue la propriété [96], mais encore l’avaient utopiquement supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu près ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre. Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu’il mettait l’accent sur des points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur [97] mystique.

    Le style de cet écrit de Proudhon est encore, si je puis dire, fortement musclé, et c’est le style qui, à mon avis, en fait le grand mérite. On voit que, lors même qu’il se borne à reproduire de l’ancien, Proudhon découvre que ce qu’il dit est neuf pour lui et qu’il le sert pour tel.

    L’audace provoquante avec laquelle il porte la main sur le “ sanctuaire ” économique, les paradoxes spirituels avec lesquels il se moque du plat sens commun bourgeois, sa critique corrosive, son amère ironie, avec çà et là un sentiment de révolte profond et vrai contre les infamies de l’ordre des choses établies, son sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l’effet “ électrique ”, l’effet de choc que produisit Qu’est-ce que la propriété ? dès sa parution. Dans une histoire rigoureusement scientifique de l’économie politique, cet écrit mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à sensation jouent leur rôle dans les sciences tout aussi bien que dans la littérature. Prenez, par exemple, l’Essai sur la population de Malthus. La première édition est tout bonnement un pamphlet sensationnel [98] et, par-dessus le marché un plagiat d’un bout à l’autre. Et pourtant quel choc cette pasquinade du genre humain n’a-t-elle pas provoqué !

    Si j’avais sous les yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par quelques exemples de montrer sa première manière. Dans les chapitres que lui-même considérait les plus importants, il imite la méthode de Kant traitant des antinomies - Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu’ “ au-delà ” de l’entendement humain, c’est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre.

    Mais en dépit de ses allures d’iconoclaste, déjà dans Qu’est ce que la propriété ?, on trouve cette contradiction que Proudhon, d’un côté, fait le procès à la société du point de vue et avec les yeux d’un petit paysan (plus tard d’un petit-bourgeois [99] ) français, et de l’autre côté, lui applique l’étalon que lui ont transmis les socialistes.

    D’ailleurs, le titre même du livre en indiquait l’insuffisance. La question était trop mal posée pour qu’on pût y répondre correctement. Les “ rapports de propriété ” antiques avaient été remplacés par la propriété féodale, celle-ci par la propriété bourgeoise. Ainsi l’histoire elle-même avait soumis à sa critique les rapports de propriété passés. Ce qu’il s’agissait pour Proudhon de traiter c’était la propriété bourgeoise actuelle. A la question de savoir ce qu’était cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l’économie politique, embrassant l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c’est-à-dire de rapports de production. Comme Proudhon intègre l’ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes : “ La propriété c’est le vol [100]. ”

    La conclusion que l’on en tire, dans le meilleur des cas, c’est que les notions juridiques du bourgeois sur le vol s’appliquent tout aussi bien à ses profits honnêtes. D’un autre côté, comme le vol, en tant que violation de la propriété, présuppose la propriété, Proudhon s’est embrouillé dans toutes sortes de divagations confuses sur la vraie propriété bourgeoise.

    Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j’entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que jusqu’à un certain point je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu’emploient les anglais pour désigner la falsification d’une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’infectais, à son grand préjudice, d’hégélianisme qu’il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas l’allemand. Ce que j’avais commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu’il enseignait.

    Peu de temps avant la publication de son second ouvrage important : Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l’annonça dans une lettre très détaillée, où entre autres choses se trouvent ces paroles - “ J’attends votre férule critique [101]. ” Mais bientôt celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc., Paris, 1847), d’une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.

    De ce qui précède, vous pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou système des contradictions économiques devait, enfin, donner la réponse à la question : Qu’est-ce que la propriété ? En effet, Proudhon n’avait commencé ses études économiques qu’après la publication de ce premier livre ; il avait découvert que, pour résoudre la question posée par lui, il fallait répondre non par des invectives, mais par une analyse de l’économie politique moderne. En même temps, il essaya d’exposer le système des catégories économiques au moyen de la dialectique. La contradiction hégélienne devait remplacer l’insoluble antinomie de Kant, comme moyen de développement.

    Pour la critique de ses deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma réplique. J’ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d’autre part, il partage les illusions de la philosophie “ spéculative ” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l’économie bourgeoise [102].

    Puis je montre combien défectueuse et rudimentaire est sa connaissance de l’économie politique, dont il entreprenait cependant la critique, et comment avec les utopistes il se met à la recherche d’une prétendue “ science ”, d’où on ferait surgir une formule toute prête et a priori pour la “ solution de la question sociale ”, au lieu de puiser la science dans la connaissance critique du mouvement historique, mouvement qui lui-même produit les conditions matérielles de l’émancipation. Ce que je démontre surtout, c’est que Proudhon n’a que des idées imparfaites, confuses et fausses sur la base de toute économie politique, la valeur d’échange, circonstance qui l’amène à voir les fondements d’une nouvelle science dans une interprétation utopique de la théorie de la valeur de Ricardo. Enfin, je résume mon jugement sur son point de vue général en ces mots :

    Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté : c’est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes ; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels, il emprunte aux socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère (au lieu d’y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne). Il est d’accord avec les uns et les autres en voulant s’en référer à l’autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d’une formule scientifique ; il est l’homme à la recherche des formules. C’est ainsi que M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer dans des détails purement économiques ; au-dessous des socialistes, puisqu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-ce que spéculativement au-dessus de l’horizon bourgeois.

    ... Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ; il n’est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme.

    Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd’hui, mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu’au moment où je déclarai et prouvai théoriquement que le livre de Proudhon n’était que le code du socialisme des petits-bourgeois [103], ce même Proudhon fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la fois par des économistes et des socialistes. C’est pourquoi plus tard je n’ai jamais mêlé ma voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa “ trahison ” de la révolution. Ce n’était pas sa faute si, mal compris à l’origine par d’autres comme par lui-même, il n’a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.

    Philosophie de la misère, mise en regard de Qu’est-ce que la propriété ? fait ressortir très défavorablement tous les défauts de la manière d’exposer de Proudhon. Le style est souvent ce que les Français appellent ampoulé [104]. Un galimatias prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie allemande, se rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce qu’il vous corne aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron suffisant, c’est un ennuyeux radotage sur la “ science ” dont il fait par ailleurs illégitimement étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle qui éclaire son premier livre, ici en maint endroit Proudhon déclame systématiquement, et s’échauffe à froid. Ajoutez à cela le gauche et désagréable pédantisme de l’autodidacte qui fait l’érudit, de l’ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’a pas. Puis il y a ses sentiments de petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d’une manière inconvenante et brutale, mais qui n’est ni pénétrante, ni profonde, ni même juste, un homme tel que Cabet, respectable à cause de son attitude pratique envers le prolétariat français, tandis qu’il fait l’aimable avec un Dunoyer (conseiller d’État, il est vrai), qui n’a d’autre importance que d’avoir prêché avec un sérieux comique, tout au long (le trois gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme ainsi caractérisé par Helvétius : “ On veut que les malheureux soient satisfaits [105] ”.

    De fait, la révolution de février survint fort mal à propos pour Proudhon qui, tout juste quelques semaines auparavant, venait de prouver de façon irréfutable que l’ “ ère des révolutions ” était passée à jamais. Cependant son attitude à l’Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien qu’elle prouve son peu d’intelligence de la situation. Après l’insurrection de juin cette attitude était un acte de grand courage. Elle eut de plus cette conséquence heureuse que M. Thiers, dans sa réponse aux propositions de Proudhon, publiée par la suite en brochure, dévoila à toute l’Europe sur quel piédestal, au niveau des enfants qui fréquentent le catéchisme, se dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie française. Opposé à Thiers, Proudhon prit en effet les proportions d’un colosse antédiluvien. Les derniers “ exploits ” économiques de Proudhon furent sa découverte du “ Crédit gratuit ” et de la “ Banque du peuple ” qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zür Kritik der politischen Oekonomie (Contribution à la critique de l’économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64) [106], on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d’une complète ignorance des premiers éléments de l’économie politique bourgeoise : le rapport entre la marchandise et l’argent ; tandis que leur superstructure pratique n’était que la reproduction de projets bien antérieurs et bien mieux élaborés.

    Il n’est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIII° et plus récemment du XIX° siècle, à transférer les richesses d’une classe à une autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer l’émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du crédit, de l’abolition prétendue de l’intérêt, la base de la transformation sociale - voilà une fantaisie tout ce qu’il y a de plus philistin. Aussi la trouve-t-on déjà élucubrée con amore chez les porte-parole économiques de la petite bourgeoisie anglaise du XVII° siècle. La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de Philosophie de la misère. Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris, d’une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup.

    Il y a quelques années, Proudhon écrivit une dissertation sur les impôts, sur un sujet mis au concours, à ce que je crois, par le gouvernement du canton de Vaud. Ici s’évanouit la dernière lueur de génie : il ne reste que le petit-bourgeois tout pur [107].

    Les écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux économiques. De plus, ils n’ont qu’une importance locale limitée à la France. Toutefois, ses attaques contre la religion et l’Église avaient un grand mérite en France à une époque où les socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux comme d’une supériorité sur le voltairianisme du XVIII° siècle et sur l’athéisme allemand du XIX° siècle. Si Pierre le Grand abattit la barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la phrase française par la phrase.

    Ce que l’on ne peut plus considérer comme de mauvais écrits seulement, mais tout bonnement comme des vilenies - correspondant toutefois parfaitement au point de vue petit-bourgeois - c’est le livre sur le coup d’État, où il coquette avec L. Bonaparte, s’efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers français, et son dernier ouvrage contre la Pologne, où, en l’honneur du tsar, il fait montre d’un cynisme de crétin.

    On a souvent comparé Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait être plus faux. Il ressemble plutôt à Nicolas Linguet, dont la Théorie des lois civiles est d’ailleurs une oeuvre de génie.

    La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n’ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, c’était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de “ d’un côté ” et de “ de l’autre côté ”. Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme.

    S’il est, de plus, comme Proudhon, un homme d’esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d’un pareil point de vue. Il ne reste plus qu’un seul mobile, la vanité de l’individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s’agit plus que de l’effet du moment, du succès du jour. De la sorte, s’éteint nécessairement le simple tact moral qui préserva un Rousseau, par exemple, de toute compromission, même apparente, avec les pouvoirs existants.

    Peut-être la postérité dira, pour caractériser la toute récente phase de l’histoire française, que Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le Rousseau-Voltaire.

    Vous m’avez confié le rôle de juge... Si peu de temps après la mort de l’homme : à vous maintenant d’en prendre la responsabilité.

    Votre tout dévoué,

    Karl MARX.

    Notes

    [95] Extrait du Social-Demokrat, nos 16, 17 et 18. 1. 3 et 5 février 1865 (N.R.)

    [96] En français dans le texte.

    [97] En français dans le texte.

    [98] Ces deux mots en anglais dans le texte, “ sensational pamphlet ”.

    [99] En français dans le texte.

    [100] Brissot de Warville : Recherche sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782.

    [101] En français dans le texte.

    [102] “ En disant que les rapports actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l’histoire mais il n’y en a plus. ” Misère de la philosophie.

    [103] En français dans le texte.

    [104] En français dans le texte.

    [105] En français dans le texte.

    [106] K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris 1957, pp. 39 à 49.

    [107] En français dans le texte.

  • Proudhon, chantre de la petite-bourgeoisie :

    « La France, accusant de plus en plus son véritable caractère, donne le branle au monde, et la Révolution apparaît triomphante, incarnée dans la classe moyenne. »

    P.-J. PROUDHON, dans un chapitre intitulé « Apothéose de la classe moyenne » !!!

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