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Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux
dimanche 27 août 2017, par
Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux
Epicure :
« Il n’y a rien à craindre des dieux. »
« Les hommes se livrent à des mystères qui n’ont rien de sacré. »
« Ceux-là adressent leurs prières à des images, et ils ne savent même pas si ce sont des dieux ou des héros (des humains mortels). »
On rapporte qu’Evhémère déclarait :
« Les dieux et les déesses sont des hommes et des femmes, mortels saisis par la légende. »
« L’homme est la mesure de toutes choses. »
« En ce qui concerne les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir s’ils existent ni s’ils n’existent pas. »
« L’univers est infini, parce qu’il n’est l’œuvre d’aucun démiurge. »
« Rien ne sort du néant ; rien de ce qui est ne peut être détruit ; tout changement n’est que la réunion ou la séparation d’éléments. Rien ne se produit par hasard, tout se produit pour une raison et nécessairement. Rien n’existe que les atomes et le vide. »
Xénophane, dénonçant l’anthropocentrisme de la religion populaire :
« Les chevaux forgeraient des dieux chevalins. Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine. »
Sextus Empiricus, Contre les moralistes :
« Le sceptique prend l’expérience et la vie pour guide non philosophique. »
Pyrrhon, rapporté par Diogène Laërce :
« Il avait pris la vie pour guide. »
Aristophane, ennemi de l’athéisme et de la révolution, introduit une bouquetière qui dit :
« Depuis qu’Euripide a persuadé aux hommes par ses vers impies qu’il n’y a point de Dieux, je ne vends plus de couronnes. »
Héraclite : « Le monde n’a été fait ni par un ni par des dieux, ni par des hommes ; il a toujours été, il est, et il sera »
Anaxagore rompt avec les divinités anthropomorphiques et l’astrolâtrie en considérant que le soleil, la lune et les étoiles sont des masses de terre incandescentes qui se sont détachées de la terre : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »
Anaximandre fut le premier à concevoir un modèle mécanique du monde. La Terre flotte en équilibre, immobile au centre de l’infini, sans être soutenue par quoi que ce soit. Il fut ainsi le premier astronome à considérer le Soleil comme une masse énorme et par conséquent, à réaliser à quel point celui-ci pouvait être éloigné de la Terre. Anaximandre suggérait déjà, comme Leucippe, Démocrite et plus tard Épicure, la pluralité des mondes. Ces penseurs supposaient qu’ils apparaissaient et disparaissaient pendant un temps, que certains naissaient quand périssaient d’autres. Et ils affirmaient que ce mouvement était éternel, « car sans mouvement, il ne peut y avoir ni génération ni destruction. Anaximandre explique comment se forment les quatre éléments de la physique ancienne (l’air, la terre, l’eau et le feu) et, sous leurs interactions, comment se forment la Terre et les êtres qui l’habitent. Il relie en outre l’engendrement non pas à l’altération de l’élément, mais à la séparation des contraires à travers le mouvement éternel. Il n’y a pas besoin d’intervention divine. Les créations sont naturelles et physiques. Ainsi, le chaud se déplaça vers le haut, se séparant du froid, et ensuite le sec se sépara de l’humide. De la dessiccation d’une matière humide, peut-être terreuse, naissent des vivants, l’Homme étant le produit final d’une évolution à partir d’animaux aquatiques. Il soutenait également que toute chose qui meurt retourne à l’élément dont elle est issue (apeiron).
Leucippe :
« Toutes les choses se transforment mutuellement les unes dans les autres, et que l’univers est à la fois vide et rempli de corps. »
« Les anciens philosophes expliquaient que tout est constitué par quatre éléments. Ces éléments eux-mêmes ont pour origine d’autres éléments que l’on ne pouvait ni voir, ni toucher, ni percevoir par aucune partie du corps ; ils sont si ténus dit-il, qu’il n’y a pas de lame de fer assez fine pour pouvoir les couper et les diviser. »
Démocrite :
La philosophie matérialiste de Démocrite était en totale opposition avec la philosophie idéaliste de Platon. Pour Démocrite, comme pour Leucippe, la nature est composée dans son ensemble de deux principes : les atomes (ce qui est plein) et le vide (ou néant). L’existence des atomes peut être déduite de ce principe : « Rien ne vient du néant, et rien, après avoir été détruit, n’y retourne. » Il y a ainsi toujours du plein, c’est-à-dire de l’être, et le non-être est le vide. Les atomes sont des corpuscules solides et indivisibles, séparés par des intervalles vides, et dont la taille fait qu’ils échappent à nos sens. Décrits comme lisses ou rudes, crochus, recourbés ou ronds (ils sont définis par leur forme, figure et grandeur), ils ne peuvent être affectés ou modifiés à cause de leur dureté. Les atomes se meuvent éternellement dans le vide infini. Ils entrent parfois en collision et rebondissent au hasard ou s’associent selon leurs formes, mais ne se confondent jamais. La génération est alors une réunion d’atomes, et la destruction, une séparation, les atomes se maintenant ensemble jusqu’à ce qu’une force plus forte vienne les disperser de l’extérieur. C’est sous l’action des atomes et du vide que les choses s’accroissent ou se désagrègent : ces mouvements constituent les modifications des choses sensibles. Ces agglomérations et ces enchevêtrements d’atomes constituent ainsi le devenir. L’être n’est donc pas un, mais est composé de corpuscules.
Epicure :
« La mort n’est pas à craindre. Les dieux ne sont pas à craindre ni à prier. Ou un dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant ; s’il le peut et ne le veut, il est pervers ; s’il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ; s’il le veut et le peut. »
« Si les Dieux voulaient exaucer les voeux des mortels, il y a longtemps que la terre serait déserte, car les hommes demandent beaucoup de choses nuisibles au genre humain. »
Alexandre d’Aphrosias, « Le traité du destin et du libre pouvoir »
La condamnation à mort de Socrate par Athènes pour athéisme
Euripide, contre les dieux, les misogynes et les guerriers
Hippon de Samos, philosophe athée
Lutte entre la religion et la philosophie au temps de Socrate
Aristophane contre l’athéisme d’Euripide dans « Les grenouilles »
Lucien de Samosate
Lire ici successivement : "Jupiter tragique", puis "L’assemblée des dieux", "Sectes à l’encan", en enfin "L’incrédule".
JUPITER TRAGIQUE
de Lucien de Samosate (120-180)
MERCURE
Jupiter, d’où te vient cet air pensif et anxieux ?
Tu marmonnes tout seul, en marchant pâle tel un sophiste ;
Fais-moi donc la confidence de ce noir dépit !
Et ne méprise pas ton serviteur badin.
MINERVE
Puissant fils de Cronos, roi du ciel, ô mon père,
J’embrasse tes genoux, moi, ta fille si chère,
Ta Pallas aux yeux gris, qui veux savoir enfin,
Quelle amère souffrance te dévore le sein.
Pourquoi ces longs soupirs ? Cette pâleur terrible ?
JUPITER
Non, il n’est pas, je crois, de désespoir horrible,
De malheur effrayant, de tragique douleur.
Qui des dieux immortels ne déchire le cœur.
MINERVE
Apollon, quel début ! quelle en sera la suite ?
JUPITER
O terrestres enfants, race impie et maudite,
Et toi, fils de Japet, quels maux tu m’as causés !
MINERVE
Qu’est-ce donc ? parle au chœur assis à tes côtés.
JUPITER
O roulements bruyants de mon puissant tonnerre,
De quoi me servez-vous ? Vous ne savez rien faire ! ...
MINERVE
Calme ce courroux ; nous ne pouvons pas nous mettre à jouer la comédie, comme ceux qui en font profession, et d’ailleurs nous n’avons pas avalé tout Euripide pour te donner la réplique.
JUNON
Crois-tu que nous ne sachions pas la cause de ton chagrin ?
JUPITER
Tu l’ignores, sans quoi tu ferais de beaux cris.
JUNON
Je sais la grande affaire qui te tourmente : c’est l’amour. Je ne crie pas, vu l’habitude que j’ai de semblables outrages. Il est probable que tu as découvert, quelque Danaé, une Sémélé ou une Europe, qui te tient au cœur ; tu te demandes si lu te transformeras en taureau, en Satyre ou en or, pour te laisser couler par le toit dans le sein de ta maîtresse. Ces soupirs, ces larmes, cette pâleur, sont des symptômes d’une passion amoureuse.
JUPITER
Tu es bien heureuse d’aller t’imaginer que toutes mes affaires ne roulent que sur l’amour et semblables frivolités !
JUNON
Et quelle autre chose peut te troubler, toi, Jupiter ?
JUPITER
Les affaires des Dieux, Junon, sont dans un état désespéré ; il y a, comme on dit, sur le tranchant d’un rasoir l’alternative de savoir si nous recevrons encore des honneurs et des offrandes sur la terre, ou bien si nous serons désormais négligés par tout le monde et regardés comme rien.
JUNON
Est-ce que la terre a enfanté de nouveaux Géants, ou les Titans, brisant leurs chaînes et renversant leurs gardes, ont-ils pris de nouveau les armes contre nous ?
JUPITER
Rassure-toi, les Dieux n’ont pas peur des Enfers !
JUNON
Et quel autre malheur est-il donc arrivé ? Je ne vois pas pourquoi, n’ayant rien de pareil à. craindre, tu viens ici nous jouer les rôles de Palus ou d’Aristodème, au lieu d’être Jupiter.
JUPITER
Hier, Junon, le stoïcien Timoclès et l’épicurien Damis ont eu, je ne sais à quel propos, une dispute sur la Providence, et cela devant une assemblée nombreuse et distinguée. Ce qui m’afflige encore plus, Damis prétendait qu’il n’y a point de dieux, qu’ils ne surveillent ni ne dirigent en aucune façon les choses humaines, Timoclès, en galant homme, s’est efforcé de plaider notre cause. Bientôt la foule est accourue de tous côtés ; mais la dispute n’a pas eu de fin : on s’est quitté, après être convenu, toutefois, de la reprendre et de l’achever. Maintenant tous les esprits sont en suspens : on se demande quel sera le vainqueur et celui qui paraîtra le mieux avoir dit la vérité. Vous voyez le danger et à quelles extrémités nous sommes réduits ; tout dépend d’un seul homme. De deux choses l’une : ou notre pouvoir sera méprisé et nous ne serons plus que de vains noms, ou nous serons honorés comme par le passé, si Timoclès a le dessus dans la discussion.
JUNON
Tout cela est fort grave, Jupiter, et tu avais raison de prendre le ton tragique.
JUPITER
Et cependant tu croyais que ce grand trouble venait de quelque Danaé ou d’une Antiope. Que devons-nous faire, Mercure, Junon et Minerve ? Cherchez aussi de votre côté.
MERCURE
Je pense qu’il faut convoquer l’assemblée, afin d’examiner l’affaire en conseil.
JUNON
Je suis de l’avis du préopinant.
MINERVE
Et moi, mon père, je suis d’un avis complètement opposé ; il ne faut ni jeter l’alarme dans le ciel, ni te montrer si fort troublé de cette affaire. Arrange tout plutôt de manière que Timoclès ait le dessus, et que Damis sorte bafoué de la discussion.
MERCURE
Mais cela se saura, Jupiter, puisque la dispute de ces philosophes doit avoir lieu au grand jour, et l’on t’accusera d’usurper un pouvoir tyrannique, en ne communiquant pas à tous une affaire aussi importante et d’un intérêt commun.
JUPITER
Eh bien ! convoque l’assemblée, et que tous y soient présents : tu as raison.
MERCURE
Holà ! venez vite à l’assemblée, les dieux ! Qu’on se dépêche ! Venez tous, accourez ! Nous nous réunissons pour une affaire de conséquence.
JUPITER
Quelle trivialité, Mercure, quelle bassesse, quel prosaïsme dans ta proclamation, et cela quand tu convoques pour une chose des plus importantes !
MERCURE
Et comment veux-tu donc que je fasse, Jupiter ?
JUPITER
Comment je veux ? Il me semble qu’il faudrait rehausser ta proclamation par quelques vers, quelques grands mots poétiques qui feraient accourir plus vite.
MERCURE
Oui, Jupiter ; mais c’est l’affaire des poètes épiques et des rhapsodes, et moi je n’y entends rien. Je gâterais la proclamation en composant des vers trop longs ou trop courts, et l’on se moquerait de mon ignorance en fait de poésie. Je vois déjà qu’on rit parfois d’Apollon et de ses oracles, malgré l’obscurité dont il les enveloppe, afin que ceux qui les écoutent n’aient pas le loisir d’en examiner la versification.
JUPITER
Tu peux au moins, Mercure, mêler à ta proclamation plusieurs vers d’Homère, ceux qu’il emploie pour nous convoquer. Tu dois t’en souvenir.
MERCURE
Pas très nettement, je ne les ai pas tous sous la main ; je vais essayer pourtant.
Qu’aucune déité, soit mâle, soit femelle,
Fleuve. Nymphe, Fontaine, enfant de l’Océan,
Ne s’absente aujourd’hui... Que la troupe immortelle
Autour de Jupiter se rassemble à l’instant !
Venez, accourez tous, vous qui de cent génisses
Aspirez au complet le savoureux honneur,
Dieux d’en bas, et vous dieux de moyenne grandeur,
Enfin, dieux innommés, qui dans les sacrifices,
Assis près des autels, n’avez droit qu’à l’odeur.
JUPITER
Très bien, Mercure, voilà une excellente proclamation ! Tout le monde accourt, Reçois-les et fais-les asseoir, chacun selon son mérite, c’est-à-dire d’après la matière ou l’art dont ils sont faits. Place au premier rang ceux qui sont d’or ; au second, ceux qui sont d’argent ; mets ensuite les dieux d’ivoire, et enfin ceux d’airain ou de marbre ; seulement, parmi ces derniers, donne la préférence aux œuvres de Phidias, d’Alcamène, de Myron, d’Euphranor et autres grands artistes. Quant à la plèbe des dieux taillés sans art, entasse-les pêle-mêle dans , un coin, pour qu’ils fassent nombre dans l’assemblée.
MERCURE. J’obéis ; ils vont s’asseoir suivant l’ordre qui leur convient. Mais il n’est pas facile de savoir si un dieu d’or, qui pèse plusieurs talents, mais qui n’a aucune valeur de main-d’œuvre, et qui n’est enfin qu’un dieu du commun, sans nulle proportion, doit s’asseoir devant les dieux d’airain de Myron et de Polyclète, ou ceux de marbre de Phidias et d’Alcamène ; faut-il préférer l’art à la matière ?
JUPITER
Cela vaudrait mieux, mais l’or cependant est préférable.
MERCURE
J’entends ; tu veux que je les place selon leur richesse, et non pas selon leur supériorité et leur mérite, Venez donc, vous, les dieux d’or, vous asseoir au premier rang.
Il me semble, Jupiter, que les barbares vont occuper seuls les bancs de devant : car les Grecs que tu vois ici, beaux, agréables, bien faits, sont tous de marbre ou d’airain ; les plus magnifiques sont d’ivoire relevé d’un peu d’or, qui leur donne de l’éclat et de la couleur ; mais à l’intérieur ils sont de bois et recèlent de nombreux troupeaux de rats, qui y ont établi leur république. Au contraire, cette Bendis, cet Anubis, qui ont à leur côté Attis, Mithrès et Men sont d’or massif, et d’un prix vraiment considérable.
NEPTUNE
Est-il donc juste, Mercure, que cet Égyptien à visage de chien soit placé devant moi, Neptune ?
MERCURE
C’est comme cela, dieu qui ébranles la terre ! Lysippe, en te faisant d’airain, t’a fait pauvre ; les Corinthiens, à cette époque, n’avaient point d’or, tandis que celui-ci est plus riche que des mines entières. Tu n’as donc rien à dire ; il faut céder la place et ne pas te fâcher de ce qu’on te préfère un dieu qui a un si riche museau.
VÉNUS
Alors, place-moi donc aussi sur les premiers bancs, car je suis d’or.
MERCURE
Non pas, Vénus, autant du moins que je puis voir. Si je ne suis pas tout à fait myope, tu es taillée, je crois, dans un bloc de marbre blanc du Pentélique, dont il a plu à Praxitèle de faire Vénus, et tu as été livrée comme telle aux Cnidiens.
VÉNUS
Mais je produirai, comme un témoin digne de foi, Homère, qui dans mille phrases de ses poèmes m’appelle Vénus d’or.
MERCURE
Cela n’a rien d’étonnant ; il donne aussi à Apollon le nom d’abondant en or et de riche ; tu peux cependant le voir aujourd’hui assis parmi les zeugites, dépouillé de sa couronne par les voleurs, dont les mains sacrilèges lui ont dérobé jusqu’aux chevilles de sa lyre ; contente-toi donc de ne pas voter dans l’assemblée avec la classe des mercenaires.
LE COLOSSE DE RHODES
Et qui oserait me disputer le premier rang, à moi qui suis le Soleil et dont la taille est si gigantesque ? Si les Rhodiens n’eussent pas voulu me donner une grandeur énorme et prodigieuse, ils se seraient fait faire seize dieux d’or pour le même prix ; je puis donc, avec quelque raison, passer pour le plus riche : d’ailleurs, l’art et la perfection de l’ouvrage s’unissent en moi à une pareille grosseur.
MERCURE
Que dois-je faire, Jupiter ? La chose est difficile à juger. Si je considère la matière, il n’est que d’airain ; mais si je calcule combien de talents il a coûté à fabriquer, il aura le pas sur ceux qui ont cinq cents médimnes de revenu.
JUPITER
Qu’avait-il besoin de venir, celui-là, pour faire ressortir la petitesse des autres et déranger toute l’assemblée ? Dis-moi donc, excellent Rhodien, en supposant que tu l’emportes de beaucoup sur les dieux d’or, comment ferais-tu pour t’asseoir au premier rang, à moins d’obliger tous les autres à se lever, et de t’y laisser seul ? Une seule de tes fesses occuperait le pnyx tout entier. Tu ferais bien mieux de te tenir debout, au milieu de l’assistance, la tête penchée du côté où siège le sénat.
MERCURE
Allons ! voici autre chose qui n’est pas moins embarrassant. Ces deux dieux sont d’airain, faits avec le même art, tous deux œuvre de Lysippe, et, qui plus est, égaux en noblesse ; ce sont deux fils de Jupiter, Bacchus et Hercule. Lequel aura la préséance ? Tu vois qu’ils se la disputent.
JUPITER
Nous perdons notre temps, Mercure ! il y a longtemps que l’assemblée devrait être assise. Qu’on s’asseye donc pêle-mêle, où chacun voudra. Une autre fois, on réglera les rangs, et je saurai alors quel ordre je dois établir entre eux.
MERCURE
Par Hercule ! quel tapage ! Ils crient, comme le peuple fait chaque jour : "Distributions ! distributions ! Où est le nectar ? Il n’y a plus d’ambroisie ! Où sont les hécatombes ? Des victimes pour tout le monde !
JUPITER
Impose-leur silence, Mercure, afin qu’ils sachent, sans s’amuser à ces bagatelles pour quel sujet ils sont réunis.
MERCURE
Mais, Jupiter, ils n’entendent pas tous le grec, et moi je ne suis pas assez polyglotte pour faire une proclamation intelligible aux Scythes, aux Perses, aux Thraces et aux Celtes. Il vaut mieux, je crois, leur faire signe avec la main de garder le silence.
JUPITER
Fais-le donc.
MERCURE
A la bonne heure ! Les voilà devenus plus muets que des sophistes. Voici le moment de commencer ta harangue ; tu le vois, ils ont depuis longtemps les yeux sur toi, et ils attendent ce que tu vas leur dire.
JUPITER
Ma foi, Mercure, je n’hésiterai pas à te dire ce que j’éprouve, à toi, mon fils. Tu connais mon aplomb et mon éloquence dans les assemblées.
MERCURE
Oui, et je tremblais parfois en t’écoutant parler, surtout le jour où tu menaças d’enlever de leurs fondements la terre et la mer avec tous les dieux, en laissant tomber d’en haut une chaîne d’or.
JUPITER
Eh bien ! aujourd’hui, mon fils, je ne sais si c’est à cause de la gravité des périls qui nous menacent ou de la foule ici présente, car c’est, tu le vois, une réunion de dieux au grand complet ; mais je sens que mon esprit est troublé, je ne suis pas dans mon assiette ordinaire, ma langue semble être liée, et, ce qu’il y a de plus étrange, j’ai complètement oublié l’exorde que j’avais préparé pour donner un début imposant à ce que je dois leur dire.
MERCURE
Tout est perdu, Jupiter ! Ton silence commence à devenir suspect ; on s’attend à la nouvelle des plus grands malheurs en voyant ton hésitation.
JUPITER
Veux-tu, Mercure, que je prenne pour exorde ce vers d’une rhapsodie homérique ?
MERCURE
Lequel ?
JUPITER
Écoutez-moi, grands dieux : écoutez-moi, déesses !
MERCURE
Fi donc ! Nous sommes las de te l’entendre chanter, Laisse-là, si tu m’en crois, cette ennuyeuse poésie ; et arrange à ton usage, avec quelques changements, celle que tu voudras des harangues de Démosthène contre Philippe. La plupart de nos orateurs n’en font jamais d’autres.
JUPITER
Tu as raison : c’est un moyen expéditif de se donner un air éloquent, et il est d’un emploi commode pour les gens embarrassés.
MERCURE
Allons ! commence enfin !
JUPITER
Vous donneriez, j’en suis sûr, citoyens dieux, de grandes richesses, afin de savoir au juste pour quel sujet vous êtes assemblés aujourd’hui. Si telles sont vos dispositions, vous devez prêter une oreille favorable à mon discours. La circonstance actuelle, ô dieux, semble élever la voix et nous dire que nous devons veiller sérieusement aux affaires présentes ; et cependant nous paraissons les traiter avec une extrême négligence. Or, je veux, puisque Démosthène me fait défaut, vous mettre nettement sous les yeux l’objet de mes alarmes et les motifs de votre convocation. Hier, vous le savez, un patron de vaisseau, Mnésithée, offrait un sacrifice pour le salut de son navire, qui avait failli sombrer près de Capharée. Il y avait donc au Pirée grand régal de tous ceux d’entre nous que Mnésithée avait invités à son sacrifice. Bientôt, après les libations, chacun s’en alla où il voulut. Moi, comme il n’était pas trop tard, je montai à la ville, dans le dessein de me promener, l’après-dîner, dans le Céramique, et je me mis à réfléchir à la mesquinerie de Mnesisthée, qui, pour régaler seize dieux, leur avait sacrifié un vieux coq pituiteux, et quatre grains d’encens si moisi, qu’il ne put s’enflammer sur les charbons ni produire la moindre fumée pour le bout de notre nez ; et cela, quand il avait promis des hécatombes entières, au moment où son vaisseau, entraîné contre un rocher, allait s’abîmer sur les récifs.
Tout entier à ces réflexions, j’arrive au Poecilé ; j’y vois une foule très compacte, quelques hommes sous le portique même, un plus grand nombre en plein air, certains autres enfin criant et vociférant des sièges où ils étaient assis. Je me doute, ce qui était vrai, que c’est une discussion philosophique ; je veux m’approcher pour entendre ce qu’ils disent ; j’avais eu la précaution de m’envelopper d’une nuée des plus épaisses ; je compose mon extérieur sur celui de ces philosophes ; habits, longue barbe, c’était à s’y méprendre ! j’écarte la foule avec mes coudes, et j’entre sans que personne sache qui je suis. Là je trouve l’épicurien Damis, un franc vaurien, et le stoïcien Timoclès, la perle des hommes, discutant avec chaleur. Timoclès suait à grosses gouttes ; sa voix était enrouée à force de crier, tandis que Damis, avec un rire sardonique, piquait de plus en plus son adversaire.
Il s’agissait de nous dans leur discussion. L’exécrable Damis prétendait que notre providence ne gouverne point les hommes et que nous n’avons pas les yeux ouverts sur leurs actions ; et son discours ne tendait à rien moins qu’à nier absolument notre existence ; il y avait même des gens qui l’applaudissaient. L’autre philosophe, Timoclès, qui tenait pour nous, luttait de toutes ses forces, s’emportait, et mettait tout en œuvre pour notre défense, exaltant notre providence et montrant avec quelle sagesse et quel ordre convenable nous conduisons et réglons l’univers. Il avait aussi des partisans, mais il était essoufflé, la voix lui faisait défaut, et la foule tournait les yeux vers Damis. Comprenant la grandeur du péril, j’ordonne à la nuit d’étendre ses voiles et de mettre fin à la dispute. On se sépare, mais on convient de vider le différend le lendemain. Pour moi je suis la foule, et, recueillant les propos des gens qui s’en retournent chez eux, je vois que l’on se range du côté de Damis et qu’il aura bientôt la majorité. Bon nombre cependant, voulaient pas préjuger la question, mais ils attendaient ce que Timoclès dirait le lendemain.
Voilà pourquoi je vous ai convoqués. Vous voyez, dieux, que ce n’est pas une petite affaire, si vous réfléchissez que nos honneurs, notre gloire, nos revenus, ce sont les hommes. Si on leur persuade qu’il n’y a point de dieux, ou que, s’ils existent, ils ne se mêlent pas des affaires humaines, nous ne recevrons plus de la terre ni victimes, ni présents, ni honneurs ; nous resterons assis sottement dans le ciel, condamnés à mourir de faim, privés des fêtes, des grandes assemblées, des jeux, des sacrifices, des cérémonies nocturnes, des pompes solennelles. Je dis que, dans une conjoncture aussi grave, nous devons tous chercher un moyen d’échapper à l’imminence du danger, et voir comment Timoclès pourra triompher, en paraissant dire la vérité, tandis que Damis sera la risée des auditeurs ; car, je l’avoue, je n’ai pas assez de confiance en Timoclès, pour croire qu’il puisse vaincre par lui-même, sans que nous lui venions en aide. Allons, Mercure, fais la proclamation d’usage, afin que chacun se lève et donne son avis.
MERCURE
Écoute ; silence ; paix là ! Qui est-ce qui veut parler parmi les dieux qui ont l’âge requis ? Comment ? Personne ne se lève ; vous restez coi, tout étourdis de la grandeur des périls dont on vous parle !
MOMUS
Puissiez-vous n’être tous que vapeur et poussière !
Pour moi, si l’on me permettait de parler avec franchise, j’aurais, Jupiter, bien des choses à dire.
JUPITER
Parle, Momus ; ne crains rien. Il est évident que ta franchise n’a en vue que l’intérêt commun.
MOMUS
Écoutez-moi donc, vous tous dieux ; je vais vous parler, comme on dit, à cœur ouvert. Il y a longtemps que je m’attendais à la situation critique où se trouvent aujourd’hui nos affaires : je prévoyais qu’un tas de sophistes de cette espèce s’élèveraient contre nous, autorisant leur insolence de notre conduite : et, en vérité, j’en jure par Thémis, ce n’est pas à Épicure qu’il faut en vouloir, ni à ses disciples, ni aux héritiers de sa doctrine, si l’on pense tout cela de nous. En effet, quelle doit être l’opinion des hommes, quand ils voient l’immense désordre des choses humaines, les gens vertueux : méprisés, accablés par la pauvreté, les maladies, l’esclavage ; les scélérats, au contraire, et les fripons, portés au faîte des honneurs, regorgeant de richesses, et faisant la loi à ceux qui valent mieux qu’eux ; les sacrilèges impunis et se dérobant aux recherches, tandis qu’on met en croix et qu’on assomme des innocents ? Il est tout naturel qu’à cette vue ils s’imaginent que nous n’existons pas.
C’est bien pis, quand ils entendent nos oracles disant :
Qui peul franchir l’Halys renverse un grand empire,
sans déterminer si c’est l’empire de celui qui consulte ou l’empire de ses ennemis. Et cet autre :
Salamine perdra les fils de bien des femmes.
Il me semble que les Perses et les Grecs étaient également les fils des femmes. Lorsque les hommes entendent dire aux poètes que nous sommes amoureux, que nous recevons des blessures, que nous sommes esclaves, qu’on nous met dans les fers, que nous nous disputons, que nous sommes soumis à mille désagréments, et cela, quand nous avons la prétention d’être bienheureux et immortels, n’ont-ils pas raison de se moquer de nous et de n’en tenir aucun compte ? Cependant nous nous mettons en colère de ce que quelques-uns de ces hommes, qui ne sont pas tout à fait des imbéciles, font ressortir ces contradictions et rejettent bien loin notre providence ; nous devrions nous estimer heureux d’en voir encore un certain nombre nous offrir des sacrifices, après tant de sottises.
Je vais plus loin, Jupiter, puisque nous sommes entre nous et qu’il n’y a pas d’hommes à cette assemblée, sauf Hercule, Bacchus, Ganymède et Esculape admis au rang des dieux ; réponds-moi franchement : t’es-tu jamais inquiété de ce qui se faisait sur la terre, au point d’examiner quels sont les bons et quels sont les méchants ? Tu ne saurais le dire. Et si Thésée, en allant de Trézène à Athènes, ne se fût occupé, comme passe-temps de voyage, à châtier les malfaiteurs, comme il appartenait à ta providence de le faire, rien n’eût empêché Sciron, Pityocampte, Cercyon et autres bandits, de vivre tranquilles et de s’amuser à égorger les voyageurs. Si Eurysthée, cet homme du vieux temps, plein de prévoyance et de philanthropie, instruit de ce qui se passait dans chaque contrée, n’eût envoyé ce gaillard, son esclave, son homme de peine, et taillé pour les travaux, tu te serais fort peu soucié, Jupiter, de l’hydre de Lerne, des oiseaux du lac Stymphale, des chevaux de Thrace et de l’insolente ivrognerie des Centaures.
Mais, à parler franchement, nous vivons ici dans une oisiveté parfaite, n’ayant d’autre soin que de nous informer si l’on nous offre des sacrifices et si l’on fait fumer nos autels. Le reste suit son cours et s’en va comme il plaît au hasard. Ce qui nous arrive aujourd’hui ne doit donc pas nous étonner, et nous en verrons bien d’autres, lorsque les hommes, levant peu à peu les yeux vers le ciel, s’apercevront qu’ils ne retirent aucun profit de leurs sacrifices et de leurs pompes. Tu verras avant peu les Épicure, les Métrodore et les Damis nous rire au nez, et nos défenseurs vaincus et réduits au silence. Il serait donc de notre intérêt de mettre un terme, de trouver un remède à ces abus, puisque c’est vous qui avez amené les choses à ce point. Quant à Momus, il ne court pas grand risque de perdre ses honneurs, car il n’y a pas longtemps qu’on l’honore, tandis que vous avez la pleine jouissance du bonheur et des victimes.
JUPITER
Laissons, ô dieux, laissons l’orateur débiter toutes ses folies : il est d’humeur piquante et satirique ; mais, comme l’a fort bien dit l’admirable Démosthène, il est aisé d’accuser, de reprendre, de censurer ; le peut qui veut ; au lieu qu’indiquer le moyen de faire prendre une meilleure tournure aux affaires, c’est réellement l’office d’un sage conseiller. Or, c’est là, j’en suis sûr, ce que vous autres allez faire, maintenant que l’orateur se tait.
NEPTUNE
Pour moi, qui suis plongé dans l’onde, comme vous savez, et qui habite au fond des mers, je ne fais guère que sauver, autant que je le puis, les navigateurs, diriger la marche des vaisseaux et calmer les vents. Cependant, comme je prends quelque intérêt à ce qui se passe ici, je dis qu’il faut se défaire de ce Damis, avant la discussion, soit par un coup de foudre, soit par tout autre moyen, afin qu’il n’ait pas le dessus ; car tu nous as dit, Jupiter, que c’est un habile orateur. Nous montrerons ainsi que notre vengeance poursuit ceux qui tiennent contre nous de semblables propos.
JUPITER
Tu plaisantes, Neptune, ou bien tu as complètement oublié que rien de pareil n’est en notre pouvoir, mais les Parques tissent à chacun un fil que doit trancher la foudre, l’épée, la fièvre ou la peste, Autrement, si la chose m’était permise, penses-tu que j’eusse laissé sortir de Pise, sans les avoir foudroyés, les sacrilèges qui, dernièrement, m’ont coupé deux boucles de cheveux pesant chacune six mines ? Toi-même, aurais-tu laissé faire à Géreste ce pêcheur d’Orée, qui t’a dérobé ton trident ? D’ailleurs, nous aurions l’air de nous fâcher, d’être chagrinés de l’affaire, de craindre les discours de Damis, et de nous être, pour cela, débarrassés de cet homme sans avoir attendu qu’il entrât en lice avec Timoclès. Nous passerions toujours pour avoir gagné notre cause par défaut.
NEPTUNE
Je croyais avoir trouvé un moyen expéditif de remporter la victoire.
JUPITER
Fi donc, Neptune ! c’est une idée qui sent le thon, et tout à fait grossière, que d’exterminer un antagoniste avant le combat, afin qu’il meure invaincu, laissant la discussion indécise et pendante.
NEPTUNE
Alors, inventez un meilleur expédient, puisque vous dites que le mien sent le thon.
APOLLON
Si la loi nous permet, à nous autres adolescents, encore jeunes et sans barbe, de parler en public, peut-être pourrai-je dire quelques mots utiles à la délibération.
MOMUS
Dans cette délibération, Apollon, il y va de nos plus chers intérêts ; si bien que la parole est accordée, non pas à l’âge, mais à tous. Il serait plaisant qu’exposés aux derniers dangers, nous vinssions chicaner sur la liberté concédée par les lois. Tu es un orateur parfaitement légal, sorti depuis longtemps de la classe des adolescents, inscrit sur le registre des Douze et presque du conseil de Saturne. Ne fais donc pas le jeune homme avec nous ; expose hardiment ton opinion, ne sois pas honteux de parler en public, sans avoir de barbe, puisque tu as dans Esculape un fils dont le menton en est abondamment pourvu. D’ailleurs, il est de ta gloire de déployer en ce moment ta science, et de nous montrer que ce n’est pas pour rien que tu es assis sur l’Hélicon, philosophant avec les Muses.
APOLLON
Ce n’est pas à toi, Momus, c’est à Jupiter de m’accorder cette permission. S’il m’ordonne de parler, peut-être tiendrai-je un langage digne des Muses et de mes occupations sur l’Hélicon.
JUPITER
Parle, mon fils ; tu as la parole.
APOLLON
Ce Timoclés m’a toujours paru un excellent homme : il est pieux, et il connaît parfaitement la doctrine des Stoïciens. Par là, il attire autour de lui nombre de jeunes gens auxquels il montre la philosophie, et dont il reçoit, à ce titre, de gros honoraires, étant d’ailleurs fart convaincant, lorsqu’il dispute en particulier avec ses élèves. Mais en public, il perd toute sa hardiesse ; il a la parole mal assurée, à demi barbare, et il fait rire tout le monde dans les discussions en bredouillant, balbutiant, se troublant ; surtout lorsque, malgré sa timidité, il veut faire montre de beau langage. Il a, en effet, la conception extrêmement vive, l’esprit très subtil, au dire de ceux qui savent à fond la dialectique des Stoïciens. Mais, lorsqu’il parle et démontre, sa faiblesse gâte et confond tout : il n’expose plus clairement ce qu’il veut dire, il avance des propositions qui sont autant d’énigmes, et répond avec plus d’obscurité encore aux questions qu’on lui adresse, de sorte que ceux qui ne le comprennent pas se moquent de lui. Or, il faut, je crois, parler clairement et apporter, avant tout, une grande attention à se rendre intelligible à ceux qui écoutent.
MOMUS
Tu as bien raison, Apollon, de louer ceux qui parlent clairement ; seulement tu, ne le fais guère dans tes oracles, qui sont toujours entortillés comme des logogriphes et dans lesquels tu jettes, comme sur un champ de bataille où tu ne risques rien, des choses si incertaines, que ceux qui les entendent ont besoin d’un autre Apollon Pythien pour se les faire expliquer. Mais enfin, quel conseil nous donnes-tu ? Quel remède peut-on apporter à l’insuffisance oratoire de Timoclés ?
APOLLON
Si nous pouvions, Momus, lui adjoindre comme avocat quelqu’un de ces véhéments orateurs, qui traduirait en beau langage les idées suggérées par Timoclès ?
MOMUS
Tu parles bien là comme un garçon sans barbe, qui a encore besoin d’un pédagogue ! Faire intervenir un avocat dans une discussion philosophique, expliquant aux assistants les pensées de Timoclès ! Damis parlerait pour lui-même et en propre personne, et l’autre, lisant d’une doublure, lui soufflerait à l’oreille ses idées ; puis l’acteur donnerait un tour oratoire, sans l’avoir même bien compris, à tout ce qu’il aurait entendu. Comment cela ne ferait-il pas rire tout le monde ? Cherchons un autre expédient.
Mais toi, dieu admirable, car tu te donnes pour un devin habile, et tu as amassé, en cette qualité, des sommes considérables, jusqu’à recevoir une fois des briques d’or que ne nous fais-tu voir, dans cette circonstance, la puissance de ton art, en nous prédisant lequel de ces deux sophistes remportera la victoire ? Tu sais probablement l’issue de la dispute, puisque tu es devin ?
APOLLON
Comment, Momus, cela pourrait-il se faire ? Nous , n’avons ici ni trépied, ni parfums, ni source prophétique comme celle de Castalie.
MOMUS
Prends garde : tu éludes la question quand tu te sens serré de près.
JUPITER
Malgré cela, parle, mon fils, et ne donne pas à ce sycophante l’occasion de calomnier et de railler ton art, comme s’il dépendait du trépied, de l’eau ou de l’encens, et que, ne les ayant pas, tu te visses réduit à l’impuissance.
APOLLON
Il vaudrait beaucoup mieux, mon père, que cela se passât à Delphes ou à Colophon. J’y ai tout ce qui m’est nécessaire et approprié à mon usage. Cependant, quoique dénué de tout, et sans préparation, je vais essayer de prédire lequel des deux aura le dessus. Vous excuserez, si la mesure des vers n’est pas bien rigoureuse.
MOMUS
Parle, mais dis-nous, Apollon, des choses claires, qui n’aient besoin ni d’avocat, ni d’interprète. Il ne s’agit pas ici de chair de mouton et de tortue qu’on fait cuire en Lydie. Tu connais l’objet de la délibération.
JUPITER
Eh bien, que dis-tu, mon fils ? Mais voici déjà les terribles avant-coureurs de l’oracle : changement de couleur, œil hagard, cheveux dressés sur la tête, mouvements de Corybante, tous les signes de la possession, effrayants, mystiques !
APOLLON
Ecoutez d’Apollon un oracle infaillible
Sur cette dispute terrible,
Qu’un couple philosophe armé jusques aux dents
De vains et subtils arguments,
Soutient de sa voix aigre et de ses cris perçants.
J’entends des deux côtés un fracas effroyable,
Un croassement de corbeaux,
Comme on entend aux champs que la tempête accable,
Bruire et les vents et les eaux.
Mais quand l’autour aura saisi la sauterelle
Entre ses deux ongles tranchants,
De la pluie à venir le messager fidèle
Redoublera ses tristes chants,
Les mulets gagneront, l’âne d’un front rebelle
Heurtera ses légers enfants.
JUPITER
Pourquoi donc éclater de rire, Momus ? Tout cela n’a rien de bien risible. Finis donc, malheureux : tu vas étouffer de rire.
MOMUS
Le moyen de se retenir, Jupiter, en entendant un oracle aussi clair et aussi évident.
JUPITER
Tu pourrais donc nous expliquer ce qu’il veut dire ?
MOMUS
Très facilement : nous n’avons pas besoin pour cela d’un Thémistocle. Cet oracle dit en termes précis qu’Apollon est un charlatan, vous des ânes bâtés, ma foi, et des mulets, de croire ce qu’il nous dit, et que nous n’avons pas plus de bon sens que les sauterelles.
HERCULE
Pour moi, mon père, quoique je ne sois qu’un métèque, je n’hésiterai pas cependant à dire mon avis. Lorsque nos deux philosophes seront aux prises, si Timoclès a l’avantage, nous laisserons continuer la dispute. qui tournera en notre faveur ; mais si les choses vont autrement, je me mettrai, si vous le trouvez bon, à ébranler le portique, je le ferai tomber sur Damis, et ce scélérat ne nous outragera plus.
MOMUS
Hercule ! ah ! Hercule ! voilà, qui est brutal et terriblement béotien. Faut-il, pour un scélérat, détruire tant de monde et, en outre, le Portique avec Marathon, Miltiade et Cynégire ? Et si tout cela n’existait plus, comment les rhéteurs feraient-ils de la rhétorique, eux qui tirent de là leurs plus grands effets de discours, D’ailleurs, lorsque tu étais vivant, tu pouvais peut-être faire un exploit comme celui-là ; mais, depuis que tu es devenu dieu, tu as appris, je pense, que les Parques seules ont une pareille puissance et que nous-mêmes nous ne l’avons pas.
HERCULE
Ainsi, lorsque je tuais le lion ou J’hydre, c’étaient les Parques qui exécutaient cela avec mon bras ?
JUPITER
Oui, vraiment.
HERCULE
Et maintenant si quelqu’un m’insulte, pille mon temple, on renverse ma statue, je ne pourrai pas l’écraser sans l’autorisation des Parques ?
JUPITER. En aucune façon.
HERCULE
Alors, Jupiter, laisse-moi te parler avec franchise, car moi, comme dit le comique, je suis un rustaud, qui appelle barque une barque. Si vous en êtes là, j’envoie promener les honneurs dont on jouit ici, le fumet et le sang des victimes, et je descends aux enfers, où les ombres des monstres que j’ai tués me craindront nu et armé de mon arc.
JUPITER
A merveille, voilà, comme on dit, un témoin domestique ! Tu épargnes à Damis la peine de dire tout cela ; tu le lui suggères. Mais qui donc s’avance avec tant d’empressement ? Quel est ce dieu d’airain, si bien dessiné, aux contours si harmonieux, et dont les cheveux sont relevés à l’antique ? Eh ! Mercure, c’est ton frère de l’Agora, près du Poecilé. Il est rempli de poix, car les statuaires en font tous les jours une empreinte. Pourquoi, mon fils, viens-tu vers nous avec tant de hâte ? Nous apportes-tu des nouvelles de la terre ?
HERMAGORAS
Une grande nouvelle, Jupiter, et qui demande la plus complète attention.
JUPITER
Parle ; quelque révolte se serait-elle déclarée à notre insu ?
HERMAGORAS
Je me trouvais couvert d’un enduit de résine
Qu’on m’avait appliquée au dos, à la poitrine,
Cuirasse ridicule, exprimant mes contours
Aux apprentis sculpteurs, dont la main, tous les jours,
Vrai singe, de mes traits imitateur fidèle,
Vient copier mon corps qui leur sert de modèle ;
Quand je vois accourir tout le peuple : au milieu
Deux hommes qui criaient, pâles et l’œil en feu,
Hérissés d’arguments et bardés de sophismes ;
C’est Damis et...
JUPITER
Trêve, mon cher Hermagoras, à tes iambes ! Je connais les hommes dont tu veux parler. Mais, dis-moi, y-a-t-il longtemps que le combat est engagé ?
HERMAGORAS
Non, ils n’en sont encore qu’aux escarmouches ; ils se battent à coups de fronde et se lancent de loin des injures.
JUPITER
Qu’avons-nous de mieux à faire, dieux, que de les écouter en penchant la tête de leur côté ? Que les Heures ôtent donc la barre des cieux, et qu’elles en ouvrent les portes en écartant les nuages.
Par Hercule ! Quelle foule est accourue pour les entendre ! Je n’aime pas beaucoup ce Timoclès qui tremble et qui se trouble. Il va tout gâter aujourd’hui : on voit bien qu’il ne pourra jamais lutter contre Damis. Mais du moins faisons en faveur de Timoclès tout ce qui nous est possible ; prions pour lui. Mais si bas que Damis ne puisse nous entendre.
TIMOCLÈS
Que dis-tu, sacrilège Damis ? Qu’il n’y a point de dieux et que leur providence ne veille point sur les hommes ?
DAMIS
Non, il n’y en a point. Mais d’abord, réponds toi-même : quelle raison te porte à croire qu’ils existent.
TIMOCLÈS
Pas du tout ! c’est à toi, scélérat, de répondre.
DAMIS
Nullement, c’est à toi.
JUPITER
Jusqu’ici le nôtre fait merveille : il crie le plus fort. Courage, Timoclès ; couvre-le d’injures ; c’est là ta force : dans tout le reste, il te rendra muet comme un poisson.
TIMOCLÈS
Non, par Minerve ! je ne répondrai pas le premier.
DAMIS
Eh bien ! a]ors, Timoclès, interroge-moi ! Tu as vaincu en faisant ce serment ; mais pas d’injures, je te prie.
TIMOCLÈS
Tu as raison. Dis-moi donc, coquin, crois-tu que les dieux exercent une providence ?
DAMIS
Non.
TIMOCLÈS
Que dis-tu ! Rien n’est conduit par leur sagesse ?
DAMIS
Rien.
TIMOCLÈS
Aucun dieu n’a le soin de régler l’univers ?
DAMIS
Aucun.
TIMOCLÈS
Tout est emporté au hasard par une force aveugle ?
DAMIS
Oui.
TIMOCLÈS
Eh quoi ! citoyens, vous entendez cela de sang-froid ? Vous ne lapidez pas cet impie ?
DAMIS
Pourquoi, Timoclès, ameutes-tu le peuple contre moi ? Et qui donc es-tu pour te fâcher si fort en faveur des dieux ; lorsqu’ils ne se fâchent pas eux-mêmes ? Ils ne m’ont fait encore aucun mal, quoique depuis longtemps ils m’aient entendu, s’il est vrai qu’ils m’entendent.
TIMOCLÈS
Ils t’entendent, Damis, ils t’entendent et ne tarderont pas à te punir.
DAMIS
Et quand en auraient-ils le temps, ayant, comme tu dis, un si grand nombre d’affaires sur les bras, et occupés à régler celles du monde, qui sont infinies ? C’est pour cela qu’ils ne t’ont pas encore puni de tes parjures continuels et de tant d’autres crimes ; mais je n’en dirai rien. de peur d’être forcé à te dire des injures, malgré notre convention. Cependant je ne vois pas que tes dieux puissent donner une meilleure preuve de leur providence que d’écraser et mettre à mal un mauvais homme comme toi. On s’aperçoit bien qu’ils sont en voyage par delà l’Océan, probablement chez les Éthiopiens irréprochables : c’est assez leur habitude d’aller fréquemment se régaler chez ce peuple, et parfois ils s’y invitent eux-mêmes.
TIMOCLÈS
Que puis-je répondre, Damis, à une telle impudence ?
DAMIS
Une chose, Timoclès, que je désire depuis longtemps entendre de ta bouche, c’est à savoir qui a pu t’engager à croire à la providence des dieux.
TIMOCLÈS
L’ordre de l’univers, voilà ce qui m’a convaincu : le soleil suivant toujours la même route, la lune obéissant à la même loi, le retour périodique des saisons, le développement des plantes, la reproduction des animaux, leur organisation si parfaite qu’ils se nourrissent, se meuvent, pensent, marchent, sont architectes et cordonniers, toutes ces merveilles et autres semblables ne te paraissent-elles pas être les effets d’une providence ?
DAMIS
C’est là, comme on dit, Timoclès, une pétition de principe, Il n’est pas du tout évident que ces merveilles soient l’œuvre d’une providence. J’avoue que les faits sont tels que tu dis, mais rien ne peut me forcer à croire qu’une providence en soit l’auteur. Il se peut que, produits d’abord par le hasard, ces phénomènes demeurent les mêmes et obéissent à des lois constantes ; mais toi tu appelles cet ordre une nécessité, et tu te fâches ensuite contre ceux quine sont pas de ton avis, quand tu fais l’énumération et l’éloge de toutes ces merveilles, et que tu t’imagines prouver ainsi la direction de l’univers par une volonté providentielle. On peut te dire, comme dans la comédie : Cela n’a pas bon goût, servez-nous-en d’un autre.
TIMOCLÈS
Je ne crois pas qu’il soit besoin d’une autre démonstration. Cependant je vais t’interroger. Réponds-moi : Homère te semble-t-il un excellent poète ?
DAMIS
Certainement.
TIMOCLÈS
Eh bien ! c’est lui qui m’a convaincu et qui m’a prouvé la providence des dieux.
DAMIS
Homme étonnant ! Tout le monde t’accordera qu’Homère est un excellent poète ; mais comme autorité respectable sur ces matières, ni lui, ni aucun autre poète ne sera accepté par personne. Ils ont moins à cœur, je pense, de dire la vérité que de ravir les auditeurs ; et voilà pourquoi ils chantent en vers, revêtent leurs légendes de sons harmonieux et s’ingénient de tous les moyens de plaire.
Toutefois, je serais charmé de savoir par quels vers Homère a pu te persuader. Est-ce par ceux où il dit en parlant de Jupiter, que la fille, le frère et la femme de ce dieu conspirèrent un jour de l’enchaîner ; que, si Thétis, par pitié pour lui, n’eût appelé Briarée, le bon Jupiter eût été perdu pour nous et jeté en prison, et que, pour reconnaître le service de Thétis, il trompa Agamemnon et lui envoya un songe trompeur, afin de faire périr beaucoup de Grecs ? Fais bien attention ! Il lui était sans doute impossible de lancer son tonnerre et de réduire en poudre Agamemnon tout seul, sans s’exposer à passer pour un imposteur. Ta croyance aurait-elle été déterminée par les vers où tu as lu que Diomède blesse Vénus et ensuite Mars, à l’instigation de Minerve ? Ou bien lorsqu’il dit que les dieux se jettent à l’envi dans la mêlée, tous ensemble, mâles et femelles ; que Minerve met hors de combat Mars encore souffrant, sans doute, de la blessure qu’il avait reçue de Diomède, et que Mercure, excellent dieu, marche contre Latone.
As-tu regardé comme très croyable ce qu’il raconte au sujet de Diane, qu’elle se fâcha de n’avoir pas été invitée au festin d’OEnée, et que, pour s’en venger, elle envoya dans le pays de ce roi un sanglier énorme, à la grosseur et à la force duquel rien ne pouvait résister ? Est-ce avec de pareils récits qu’Homère t’a convaincu ?
JUPITER
Ciel ! Quels cris, grands dieux, retentissent parmi la foule en l’honneur de Damis ! Notre champion a l’air désespéré : il a peur, il tremble, on dirait qu’il va jeter son bouclier, et déjà il regarde autour de lui par où il pourra s’échapper et prendre la fuite.
TIMOCLÈS
Est-ce qu’Euripide ne te semble point parler un langage sensé, lorsqu’il fait monter les dieux sur la scène, et qu’il nous les montre occupés à sauver les héros vertueux, et à punir les méchants, dont l’impiété est égale à là tienne ?
DAMIS
Ah ! Timoclès, mon brave philosophe, si c’est en agissant ainsi que les poètes tragiques t’ont convaincu, il faut, de deux choses l’une, ou que Palus, Aristodème et Satyrus te paraissent des dieux, ou que ce soient leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes traînantes, leurs casques, leurs gants, leurs ventres factices, leurs cuirasses, et le reste de l’accoutrement, dont ils rehaussent leur personne tragique. Or, je ne vois rien de plus ridicule. D’ailleurs, lorsque Euripide parle, non pas selon les besoins du drame, mais en son propre nom, écoute comme il s’exprime avec franchise :
Tu vois l’immense éther, qui s’étend dans les cieux,
Dont les humides bras enveloppent l’espace :
C’est là Jupiter même, il n’est pas d’autres dieux.
Et ailleurs :
Jupiter ! s’il est vrai que Jupiter existe,
Car je ne te connais encore que de nom.
Et le reste à l’avenant.
TIMOCLÈS
Tous les hommes, tous les peuples sont donc dans l’erreur, quand ils reconnaissent des dieux et célèbrent des fêtes ?
DAMIS. Tu as raison, Timoclès, de me rappeler les usages des différents peuples : rien n’est plus propre à faire comprendre tout ce qu’il y a d’incertitudes dans ce que l’on dit des dieux. Ce n’est que confusion : les uns s’en font une idée, les autres une autre. Les Scythes offrent des, sacrifices au Cimeterre ; les Thraces à Zamolxis, esclave de Samos qui s’est enfui chez eux ; les Phrygiens adorent Men ; les Ethiopiens, le Jour ; les Cyllèniens, Phalès ; les Assyriens, une colombe ; les Perses, le Feu, et les Égyptiens, l’Eau, quand je dis l’Eau, c’est la divinité commune aux Égyptiens, mais en particulier Memphis reconnaît un bœuf pour dieu ; Peluse, l’oignon ; d’autres cités, l’ibis ou le crocodile : chez d’autres, c’est un cynocéphale, un chat, un singe. Dans les villages, les uns regardent l’épaule droite comme un dieu, tandis que leurs voisins d’en face adorent l’épaule gauche. Ceux-ci révèrent la moitié de la tête, ceux-là un pot de terre ou un plat. Comment ne pas trouver tout cela ridicule, beau Timocles ?
MOMUS
Ne disais-je pas, ô dieux, que tout cela se découvrirait un jour et qu’on en ferait un examen sévère ?
JUPITER
Tu l’as dit, Momus, et tu as eu raison de nous le reprocher ; aussi j’essayerai d’y mettre bon ordre, si nous échappons au danger actuel.
TIMOCLÈS
Du moins, ennemi des dieux, de qui peux-tu dire que les prédictions et les oracles soient l’ouvrage, si ce n’est des dieux et de leur providence ?
DAMIS
Ne dis pas un mot des oracles, mon cher ami ! car je te demanderai alors duquel tu veux spécialement parler. Est-ce de celui qu’Apollon Pythien donna au roi de Lydie, oracle essentiellement ambigu, à double visage, comme ces Hermès, qui se ressemblent exactement des deux côtés, en quelque sens qu’on se tourne ? En effet, si Crésus traverse l’Halys, quel empire détruira-t-il, le sien ou celui de Cyrus ? Et pourtant l’infortuné roi de Sardes avait acheté plusieurs talents cet oracle menteur.
MOMUS
O dieux, voilà notre homme qui entre dans les détails ! C’est ce que je craignais le plus. Où est à présent notre beau joueur de cithare ? Qu’il descende pour se justifier de l’accusation.
JUPITER
Tu nous assassines, Momus, avec tes reproches hors de saison.
TIMOCLÈS
Vois ce que tu fais, scélérat de Damis : peu s’en faut que tes discours ne renversent les temples des dieux ainsi que leurs autels.
DAMIS
Pas tous, Timoclès. En effet, quel mal cela nous fait-il qu’ils soient pleins de parfums et de douces senteurs ? Mais je verrais volontiers renverser de fond en comble ceux de Diane en Tauride, sur lesquels cette vierge se plaît aux régals que tu sais.
JUPITER
D’où nous vient encore ce coup difficile à parer. Cet insolent n’épargne aucun des dieux ; il parle avec autant de licence que s’il était monté sur un tombereau, et déchire également le coupable et le juste.
MOMUS
Ma foi ! on n’en trouverait guère parmi nous qui fussent tout à fait innocents. Vous allez voir qu’en continuant, notre homme va toucher à quelqu’un de nos grands personnages.
TIMOCLÈS
Quoi donc ! Ennemi déclaré des dieux, n’entends-tu pas tonner Jupiter ?
DAMIS
Eh ! comment n’entendrais-je pas le bruit du tonnerre, Timoclès ? Mais est-ce bien Jupiter qui tonne ? c’est ce que tu peux savoir mieux que nous, toi qui arrives du séjour des dieux. Seulement ceux qui viennent de Crète nous racontent tout autre chose : on leur a montré là certain tombeau, surmonté d’une colonne, laquelle apprend aux passants que Jupiter ne tonnera plus, étant mort depuis longtemps.
MOMUS
Voilà justement ce que j’étais sûr qu’allait dire cet homme ! Pourquoi, Jupiter, pâlis-tu ? Pourquoi tes dents claquent-elles de peur ? Il faut avoir du cœur et mépriser ces méchants bouts d’hommes.
JUPITER. Les mépriser, Momus ? Ne vois-tu pas quelle affluence est là pour l’écouter ; combien il fait de prosélytes qui se déclarent contre nous ; comme il tient leurs oreilles captives, ce Demis ?
MOMUS
Oui, mais quand tu voudras, Jupiter, tu laisseras pendre du ciel une chaîne d’or et tu les saisiras tous,
Les tenant suspendus avec la terre et l’onde.
TIMOCLÈS
Dis-moi, homme abdominale, as-tu quelquefois navigué ?
DAMIS
Souvent, Timoclès.
TIMOCLÈS
Eh bien ! n’était-ce pas le vent qui vous faisait avancer, en frappant et en enflant les voiles, ou bien alors les rameurs ? Un pilote, debout près du gouvernail, ne dirigeait-il pas le navire ?
DAMIS
C’est vrai.
TIMOCLÈS
Eh quoi ! Un vaisseau ne pourrait voguer s’il n’est conduit par un pilote, et tu penses que l’univers est emporté sans pilote ni conducteur ?
JUPITER
Très-bien, Timoclès ; la pensée est ingénieuse et la comparaison solide.
DAMIS
Mais au moins, zélé partisan des dieux, tu as pu remarquer que ce pilote songeait toujours à ce qui pouvait être utile à son vaisseau, qu’il se tenait prêt pour le moment favorable, donnant des ordres aux matelots, afin que le navire ne portât rien d’inutile ou d’étranger, rien qui ne fût d’un avantage ou d’une nécessité absolue pour la navigation. Ton pilote, au contraire, que tu t’imagines veiller à la conduite de cet immense navire, ainsi que les matelots qui sont avec lui, ne fait rien à propos, rien de raisonnable. Quand le câble du mât est par hasard attaché à la poupe, les deux boulines le sont à la proue. Quelquefois les ancres sont d’or, et le chénisque de plomb. La partie qui plonge dans la mer est ornée de peintures et celle qui surnage, difforme.
Parmi les matelots, tu verras le paresseux, l’ignorant, le poltron, avoir deux ou trois commandements, tandis que le bon nageur, leste à grimper aux vergues, et connaissant toutes les finesses du métier, est préposé à la sentine. Il en est de même des passagers : celui qui est digne du fouet est assis au premier rang près du pilote ; on lui fait la cour. Un mignon, un parricide, un sacrilège, sont comblés d’honneurs et occupent le haut pont du navire, tandis qu’une foule d’honnêtes gens, entassés dans un coin humide de la cale, sont écrasés par ceux qui ne les valent pas. Songe à la manière dont Socrate, Aristide et Phocion, ont fait leur traversée : ils n’avaient pas leur ration complète de farine ; ils ne pouvaient pas étendre leurs pieds sur des planches nues près de la sentine : mais dans quelles délices nageaient les Callias, les Midas, les Sardanapale ! Comme ils crachaient sur les gens placés au-dessous d’eux !
Voilà ce qui se passe dans ton vaisseau ! sage Timoclès : aussi les naufrages y sont-ils fréquents. S’il y avait un pilote qui eût l’œil à tout, qui réglât tout ce qui s’y fait, il connaîtrait d’abord quels sont, parmi les passagers, les bons et les méchants ; ensuite, il assignerait à chacun, suivant son mérite, le poste qui lui reviendrait, donnant à côté de lui les meilleures places à ceux qui ont les meilleures qualités, et celles d’en bas aux moins bons, et réservant aux gens vertueux l’honneur d’être ses convives et ses conseillers. Quant aux matelots, celui qui aurait du cœur à son ouvrage serait chargé de veiller à la proue, aux flancs du navire, et commanderait à tous les autres : le paresseux et le négligent recevraient des coups de corde sur la tête cinq fois par jour. Ainsi, homme étonnant, ta comparaison avec un vaisseau court risque de sombrer, ayant un si mauvais pilote.
MOMUS
Le courant favorise Damis, et il vogue à pleines voiles vers la victoire.
JUPITER
Tu n’as que trop raison, Momus. Ce Timoclès n’imagine rien de solide. Ses arguments sont communs ; il ne fait qu’entasser des preuves rebattues chaque jour et qu’un souffle renverse.
TIMOCLÈS
Eh bien ! puisque ma comparaison ne te paraît pas concluante, écoute : voici, comme on dit, l’ancre sacrée, tu ne trouveras aucun moyen de la rompre.
JUPITER
Que va-t-il dire ?
TIMOCLÈS
Vois si mon syllogisme est en bonne forme, et si tu peux, en aucune façon, le réfuter : s’il y a des autels, il y a des dieux ; or, il y a des autels, donc il y a des dieux. Qu’as-tu à répondre à cela ?
DAMIS
Laisse-moi rire d’abord à mon aise, et puis je te répondrai.
TIMOCLÈS
Mais il me semble que tu n’en finis pas de rire. Que trouves-tu donc de si risible à cet argument ?
DAMIS
C’est que tu ne t’aperçois pas à quel fil chétif tu as suspendu ton ancre, et ton ancre sacrée. Tu fais dépendre l’existence des dieux de celle des autels, et tu crois avoir trouvé là un câble solide. Si tu n’as pas quelque chose de plus sacré à nous dire, séparons-nous.
TIMOCLÈS
Tu t’avoues donc vaincu, puisque tu te retires.
DAMIS. Oui, Timoclès ; car, à l’exemple de ceux qui se voient maltraités, tu te réfugies près des autels. Aussi, je veux, de par ton ancre sacrée, faire avec toi le pacte, devant ces mêmes autels, de ne plus disputer ensemble sur ces matières.
TIMOCLÈS
Tu veux te moquer de moi, déterreur de morts, infâme, abominable, pendard bon à fouetter, tas d’ordures ! Est-ce qu’on ne sait pas ce qu’était ton père, que ta mère a fait la vie, que tu as tordu le cou à ton frère, adultère que tu es, débaucheur de garçons, goulu, monstre d’impudence ? Ne t’en va pas, afin que je te roue de coups ; je vais te casser la tête, canaille, avec cette coquille d’huître.
JUPITER
O dieux ! l’un se retire en riant, et l’autre le suit en l’accablant d’injures, outré des railleries de Damis, et il fait mine de vouloir lui casser la tête avec une tuile. Et nous, qu’est-ce que nous faisons après cela ?
MERCURE
Je trouve plein de justesse le vers d’un poète comique :
On ne reçoit d’affront que celui qu’on avoue.
Est-ce donc, un si grand malheur que quelques hommes s’en aillent convaincus par Damis ? Il y en aura toujours assez d’autres qui penseront le contraire, la plupart des Grecs, la vile multitude et tous les barbares.
JUPITER
C’est vrai, Mercure, mais j’aime bien le mot de Darius à propos de Zopyre. J’aimerais mieux avoir un seul champion comme Damis, que d’être le maître de dix mille Babylones.
L’ASSEMBLÉE DES DIEUX
Lucien de Samosate (120-180)
JUPITER
Cessez donc, dieux, de murmurer comme cela ! Cessez de vous tenir dans les coins, de vous parler bas à l’oreille et de paraître fâchés de ce que nous admettons à notre table plusieurs convives que vous n’en croyez pas dignes. Mais puisque je vous ai convoqués à cet effet, que chacun de vous expose nettement son opinion et ses griefs. Allons, Mercure, fais la proclamation légale.
MERCURE
Écoutez l silence ! Qui est-ce qui veut prendre, la parole parmi les dieux que leur âge autorise ? Il s’agit dans ce débat des métèques et des étrangers.
MOMUS
Moi, Jupiter, moi, Momus, si tu veux me permettre de parler.
JUPITER. La proclamation t’en donne le droit : ainsi tu n’as pas besoin de ma permission.
MOMUS
Je dis donc que je vois se conduire d’une façon fort étrange quelques-uns d’entre nous, auxquels il ne suffit pas d’être passés de l’état d’homme à celui de dieu. Ils croient que, si leurs esclaves et leurs valets ne marchent pas nos égaux, c’en est fait pour eux-mêmes de toute puissance, de toute grandeur. Je demande donc, Jupiter, la permission de parler avec franchise ; sans cela, je ne pourrais rien dire. Tout le monde sait quel est le sans-gêne de ma langue ; je ne sais rien taire de ce qui n’est pas dans l’ordre ; je répands tout ; je dis net ce que j’ai sur le cœur : ni crainte ni honte ne me fait déguiser ma pensée. Aussi bon nombre de gens me regardent-ils comme un être insupportable, d’un naturel hargneux, et l’on m’appelle l’accusateur public. Mais, puisque la proclamation m’autorise à parler, et que toi aussi, Jupiter, tu me donnes la licence d’exposer mon avis, je vais le faire sans rien dissimuler.
Plusieurs d’entre nous, comme je le disais, non contents d’être admis dans nos assemblées et de s’asseoir à table au même titre que nous, quoiqu’ils soient à moitié mortels, ont amené à leur suite dans le ciel une foule de valets et de danseurs qu’ils ont fait inscrire indûment sur nos registres ; et maintenant ces intrus prennent part aux distributions et aux sacrifices, sans avoir payé le droit d’incolat.
JUPITER
Pas d’énigmes, Momus ; parle clairement et sans ambages ; spécifie les noms. Tu t’exprimes en ce moment d’une manière trop vague ; tes reproches peuvent s’appliquer indifféremment à l’un ou à l’autre. Un orateur qui fait profession de franchise ne doit pas craindre de dire tout.
MOMUS
Fort bien, Jupiter ; tu as raison de m’engager à parler en toute liberté. Tu agis en véritable roi, en prince de grand cœur. Je vais donc préciser les noms. Eh bien ! ce beau Bacchus, cette moitié d’homme, qui n’est pas même Grec du côté de sa mère, petite-fille d’un certain Cadmus ; marchand de la Syro-Phénicie, le voilà dieu, et je m’abstiens de gloser sur sa mitre, son ivrognerie et ses allures. Vous voyez tous, en effet, je pense, à quel point il est efféminé, toujours à moitié fou, et sentant le vin dès le point du jour. Mais il a introduit chez nous une phratrie entière, un chœur complet, et il a fait dieux Pan, Silène et les Satyres, hommes rustiques, presque tous chevriers et sauteurs d’étranges figures. L’un a des cornes au front ; ses jambes et ses cuisses sont d’une chèvre, et la longueur de sa barbe le fait ressembler à un bouc ; l’autre est un vieillard chauve et camus, le plus souvent monté sur un âne : c’est un Lydien. Quant aux Satyres, ils ont les oreilles pointues, le front chauve et orné de cornes semblables à celles des chevreaux nouveau-nés. Ils sont Phrygiens. Ils ont tous une queue. Vous voyez quels dieux nous donne le galant.
Après cela, devons-nous être surpris du mépris des hommes, quand ils voient des dieux si monstrueux et si ridicules ? Je ne parle pas des deux femmes qu’il a conduites ici, l’une sa maîtresse, Ariane, dont il a placé la couronne parmi les astres ; et l’autre, Érigone, fille d’Icarius, un paysan. Mais ce qu’il y a de plus ridicule, ô dieux, c’est qu’il nous amène aussi le chien de cette Érigone, pour que la pauvre fille n’éprouve pas le chagrin de n’avoir pas dans le ciel cette petite bête qu’elle aimait tant. N’est-ce pas là une insulte, un acte d’ivrogne, une plaisanterie indigne ? Parlons des autres à présent.
JUPITER
Ne dis rien, Momus, d’Esculape et d’Hercule. Je prévois où va t’emporter ton discours. De ceux-ci, du moins, l’un guérit, sauve des maladies, et à lui seul il en vaut mille autres réunis ;
l’autre, c’est-à-dire Hercule, mon fils, s’est acquis l’immortalité par de nombreux travaux. Ne les accuse donc pas.
MOMUS
Eh bien ! je me tairai par égard pour toi, Jupiter, quoique j’aie beaucoup à dire. Je ferai seulement observer qu’ils ont le corps des marqués de brûlure. Maintenant, s’il m’est permis de te parler de toi avec franchise, j’aurai plus d’une parole à t’adresser.
JUPITER
A moi ? cela t’est permis ; voudrais-tu me reprocher aussi d’être un intrus ?
MOMUS
On ne se gêne pas pour le dire en Crète, et l’on fait mieux, on y montre ton tombeau. Pour moi, je ne crois ni les Crétois, ni les habitants d’Aegium en Achaïe, qui prétendent que tu es un enfant supposé.
Mais je passe à des griefs plus importants. L’origine de ces abus, la cause de la bâtardise introduite dans nos assemblées, c’est toi-même, Jupiter, et ton commerce avec les mortelles, auprès desquelles tu ne cesses de descendre, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Nous tremblons toujours, par exemple, quand tu es taureau, que l’on ne te prenne pour t’immoler, quand tu es or, qu’un ouvrier ne te fasse fondre au creuset et qu’en place, de Jupiter nous n’ayons un collier, un bracelet, une boucle d’oreille. C’est comme cela que tu as rempli le ciel de tous ces demi- dieux, car je ne peux pas les appeler autrement. Et ce qu’il y a de plaisant, c’est d’apprendre tout à coup qu’Hercule est devenu dieu, tandis qu’Eurysthée, qui lui donnait des ordres, est mort ; c’est de voir le temple de l’esclave Hercule s’élever près du tombeau du maître Eurysthée. De même, Bacchus est dieu à Thèbes, et ses cousins Penthée, Actéon et Léarque sont les plus malheureux des hommes.
Du jour, où par tes accointances avec les mortelles, Jupiter, tu as ouvert la porte à ces gens-là, tous les dieux ont voulu t’imiter, et non seulement les dieux mâles, mais, ce qui est plus honteux, les déesses femelles. Qui ne connaît Anchise, Tithon, Endymion, Jasion et les autres ? Je laisse tout cela de côté : je n’en finirais pas avec mes reproches.
JUPITER
Pas un mot sur Ganymède, Momus. Je me fâcherais si tu faisais de la peine à ce jeune homme à propos de sa famille.
MOMUS
Faut-il aussi ne rien dire de l’aigle, qui s’est faufilé dans le ciel, se place sur ton sceptre royal et fait son nid presque sur ta tête : on dirait un dieu. Dois-je n’en point parler à cause de Ganymède ? Mais cet Attis, Jupiter, ce Corybas, ce Sabasius, d’où nous les a-t-on voiturés ici ? Quel est ce Mède Mithrès, avec sa robe persane, sa tiare, qui ne sait pas un mot de grec ? Quand on veut lui porter une santé, il ne comprend pas. Cela fait que les Scythes et les Gètes, voyant avec quelle facilité ces hommes sont passés dieux, ne s’inquiètent plus de nous et se mettent à déifier qui bon leur semble ; par exemple leur Zamolxis, un esclave, inscrit sur nos rôles, sans qu’on sache comment il s’y est coulé.
Tout cela, dieux, pourrait encore se tolérer. Mais toi, hé ! la tête de chien, l’Égyptien, enveloppé de serviettes, qui es-tu, mon ami, et comment, avec ton aboiement, as-tu la prétention d’être dieu ? Que veut ce taureau de Memphis, celui qui est tout moucheté ? On l’adore, il rend des oracles, il a des prêtres. Je rougis de vous parler des ibis, des singes, des boucs, et de mille autres dieux encore plus ridicules, dont les Égyptiens ont inondé le ciel ; et je m’étonne, ô dieux, que vous puissiez endurer qu’on leur rende des honneurs égaux aux vôtres, s’ils ne sont pas plus grands. Toi, Jupiter, comment peux-tu souffrir les cornes de bélier qu’ils t’ont plantées au front ?
JUPITER
C’est vraiment honteux, ce que tu nous dis là des Égyptiens. Cependant, Momus, presque tout cela compose des emblèmes dont on ne doit pas se moquer, quand on n’y est pas initié.
MOMUS
Il est vrai, Jupiter, qu’il faut être initié à ces mystères, pour savoir que des dieux sont des dieux et des cynocéphales des cynocéphales.
JUPITER
Laisse là, te dis-je, le culte des Égyptiens : nous en causerons une autre fois à notre aise. Parle des autres.
MOMUS
Alors parlons de Trophonius, Jupiter, et, ce qui me dépite encore davantage, d’Amphiloque, qui, fils d’un scélérat, meurtrier de sa mère, est mis au rang des dieux et rend des oracles en Cilicie, avec force mensonges, tours de passe-passe, le tout pour deux oboles. De ce moment, Apollon, tu perds ta célébrité ; il n’y a pas de pierre d’autel arrosé d’huile ou couronné de fleurs, qui ne rende des oracles, dès qu’il a trouvé son charlatan, et il n’en manque pas. La statue de l’athlète Polydamas guérit les fiévreux à Olympie, et celle de Théagène à Thase ; dans Ilion, on sacrifie à Hector, et en face, dans la Chersonèse, à Protésilas. Aussi, depuis que nous sommes devenus si nombreux, les parjures et les sacrilèges se sont multipliés, nous en sommes en butte au mépris des hommes, et ils ont raison.
Voilà ce que j’avais à dire au sujet des dieux bâtards et indûment inscrits. Mais quels sont encore ces noms étrangers que j’entends prononcer tous les jours, dont les objets ne sont point parmi nous et ne peuvent pas même subsister ? Vraiment, Jupiter, je ne puis m’empêcher d’en rire. Où donc est cette vertu si vantée, et la Nature, et le Destin, et la Fortune, noms illusoires et vides de sens, inventés par quelques philosophes stupides ? Cependant ces noms, pris au hasard, imposent tellement aux imbéciles, qu’aucun homme ne veut plus nous offrir de sacrifices, convaincu que, nous immolât-il dix mille hécatombes, la Fortune n’accomplira pas moins les arrêts du Destin et ce qui est filé à chacun par les fuseaux des Parques. Je te demanderais volontiers, Jupiter, si tu as jamais vu la Vertu, la Nature ou le Destin. Car je ne doute pas que tu n’entendes souvent prononcer ces mots dans les discussions des philosophes, et, à moins d’être sourd, il me semble que leurs cris doivent arriver à tes oreilles. J’en pourrais dire bien davantage, mais je m’arrête. Je vois que mes discours offensent ici beaucoup d’auditeurs : quelques-uns même me sifflent, surtout ceux qu’a blessés la liberté de mon langage.
Aussi, pour terminer la séance, je vais, si tu le veux bien, Jupiter, lire un décret que j’ai rédigé sur cette question.
JUPITER
Lis : il y a du vrai dans quelques-uns de tes reproches. Il faut mettre un terme à ces abus, afin qu’ils n’aillent pas plus loin.
MOMUS
Décret
A bon entendeur salut !
En assemblée légitimement convoquée, le septième jour du mois, Jupiter étant prytane ; Neptune, proèdre, Apollon, épistate, et Momus, fils de la Nuit, greffier, le Sommeil a proposé ce qui suit :
"Attendu qu’un grand nombre d’étrangers, non seulement Grecs, mais Barbares, indignes de partager avec nous le droit de citoyens du ciel, se sont fait inscrire sur nos registres, et faufilés, je ne sais comment, parmi les dieux, en encombrant le ciel, à ce point que le banquet de l’Olympe n’est plus qu’une cohue, un assemblage confus de gens qui parlent mille jargons divers ; attendu que le nectar et l’ambroisie, épuisés par cette foule de buveurs, nous manquent de manière à coûter une mine le cotyle ; attendu, enfin, que ces intrus ont poussé l’insolence jusqu’à usurper la place des anciens et véritables dieux, pour s’asseoir au premier rang, contrairement à tous nos usages nationaux, et se font rendre sur la terre les premiers hommages.
Plaise au sénat et au peuple qu’il soit convoqué une nouvelle assemblée dans l’Olympe, au solstice d’hiver, où l’on élira sept questeurs, choisis parmi les dieux accomplis, trois de l’ancien sénat du temps de Saturne, et quatre des douze dieux, parmi lesquels Jupiter. Ces questeurs n’entreront en séance qu’après avoir prêté le serment requis par la loi, et juré par le Styx. Mercure, par une proclamation, convoquera tous ceux qui prétendent avoir droit de siéger au Conseil des dieux. Ils ne viendront qu’accompagnés de témoins assermentés et avec leurs titres de famille. Alors ils se présenteront un à un aux questeurs, qui, après examen, les déclareront dieux ou les renverront aux tombeaux et monuments de leurs ancêtres. Si, par la suite, quelqu’un de ces réprouvés, éliminé par les questeurs, est pris à entrer dans le ciel, il sera précipité dans le Tartare.
Chacun des dieux ne se mêlera plus que de son emploi, on ne verra plus Minerve guérir, ni Esculape rendre des oracles ; Apollon ne fera plus tant de choses à la fois ; il en choisira une, et sera exclusivement devin, cithariste ou médecin.
Défense aux philosophes d’inventer des noms vides de sens, et de divaguer sur ce qu’ils n’entendent point.
Dans tous les temples, sur les autels dédiés aux divinités déclarées indignes de ce titre, on enlèvera leurs statues et on y placera celles de Jupiter, de Junon, d’Apollon, ou de quelque autre dieu. Cependant leur ville pourra leur ériger un tombeau, avec un cippe au lieu d’autel. Si quelqu’un refuse d’obéir à la proclamation et de se présenter devant les questeurs, il sera condamné par défaut.
Voilà mon décret.
JUPITER
Il est trop juste, Momus. Que tous ceux qui l’approuvent lèvent la main ! Ou plutôt qu’il soit exécuté sur l’heure ; car j’en vois, ici beaucoup qui ne lèveraient pas la main. A présent vous pouvez vous retirer. Quand Mercure fera la proclamation, vous reviendrez, en ayant soin d’apporter ici vos insignes et des preuves convaincantes ; noms de père et de mère, tribu, phratrie, comment et pourquoi l’on est devenu dieu. Dès qu’on ne pourra pas fournir ces documents, les questeurs s’inquiéteront peu de savoir si l’on possède un grand temple sur la terre et si l’on passe pour un dieu aux yeux des hommes.
SECTES A L’ENCAN
Lucien de Samosate (120-180)
JUPITER
Allons, toi, dispose les sièges, prépare la salle pour les arrivants : toi, fais ranger par ordre les différentes sectes ; mais aie soin d’abord de les parer, afin qu’elles aient bonne mine et attirent beaucoup d’acheteurs. Toi, Mercure, fais l’office de crieur, appelle les chalands, et qu’une bonne chance les fasse arriver au marché ! Nous allons vendre à la criée des sectes philosophiques de tout genre et de toute espèce. Ceux qui ne pourront pas payer comptant, payeront l’année prochaine, en donnant caution.
MERCURE
La foule arrive : il ne faut pas tarder, ni les faire attendre davantage.
JUPITER
Eh bien, vendons !
MERCURE
Qui veux-tu que nous mettions le premier en vente ?
JUPITER
Cet Ionien aux longs cheveux ; il m’a l’air d’un homme respectable.
MERCURE
Hé ! le Pythagoricien, descends et fais-toi voir par ceux qui sont ici réunis.
JUPITER
Allons, mets en criée !
MERCURE
Je vends la vie parfaite, la vie sainte et vénérable. Qui est-ce qui achète ? Qui veut être au-dessus de l’homme ? Qui veut connaître l’harmonie de l’univers, et revivre après sa mort ?
LE MARCHAND
Il n’a pas mauvais air : que sait-il ?
MERCURE
L’arithmétique, l’astronomie, la magie, la géométrie, la musique, la fourberie. Tu vois là un excellent devin.
LE MARCHAND
Est-il permis de l’interroger ?
MERCURE
Interroge, et bonne chance !
LE MARCHAND
D’où es-tu ?
PYTHAGORE
De Samos.
LE MARCHAND
Où as-tu été instruit ?
PYTHAGORE
En Égypte, chez les sages du pays.
LE MARCHAND
Voyons, si je t’achète, que m’enseigneras-tu ?
PYTHAGORE
Je ne t’enseignerai rien ; je te ferai ressouvenir.
LE MARCHAND
Comment me feras-tu ressouvenir ?
PYTHAGORE. En purifiant d’abord ton âme, et en la nettoyant de ses ordures.
LE MARCHAND
Eh bien ! imagine qu’elle est purifiée ; comment me donneras-tu la réminiscence ?
PYTHAGORE
En commençant par t’imposer un calme parfait, le mutisme absolu de cinq années.
LE MARCHAND
Va-t’en, mon cher, instruire le fils de Crésus : je veux être un homme qui parle, et non une statue. Mais enfin, après ce silence de cinq ans, que ferai-je ?
PYTHAGORE
Tu t’exerceras à la musique et à la géométrie.
LE MARCHAND
Tu es charmant ; il faut commencer par être musicien pour devenir sage.
PYTHAGORE
Ensuite tu apprendras à compter.
LE MARCHAND
Je sais compter.
PYTHAGORE
Comment comptes-tu ?
LE MARCHAND
Un, deux, trois, quatre.
PYTHAGORE
Attention ! ce que tu crois être quatre, c’est dix, c’est le triangle parfait, c’est notre serment !
LE MARCHAND
J’en jure par quatre, le grand serment, je n’ai jamais ouï langage plus divin et plus sacré !
PYTHAGORE
Ensuite, étranger, tu sauras ce que c’est que la terre, l’air, l’eau et le feu ; quelle est leur forme, leur mouvement naturel, et comment ils se meuvent.
LE MARCHAND
Quoi ! le feu, l’air et l’eau ont donc une forme ?
PYTHAGORE
Certainement, et très visible ; autrement, sans forme et sans apparence, ils ne pourraient pas se mouvoir. De plus, tu sauras que la divinité est un nombre et une harmonie.
LE MARCHAND
Voila qui est étonnant.
PYTHAGORE
Et quand je t’aurai expliqué tout cela, tu sauras que tu n’es pas un, comme tu le penses, mais un autre que celui que tu crois être et que tu parais.
LE MARCHAND
Que dis-tu là ? Je suis un autre, et ce n’est pas moi-même qui converse avec toi ?
PYTHAGORE
Actuellement c’est toi-même, mais autrefois tu as paru dans un autre corps et sous un autre nom : par la suite, tu passeras encore dans un autre être.
LE MARCHAND
Tu veux dire que je serai immortel, passant ainsi de forme en forme ? Mais en voilà assez sur ce propos.
Passons à ta manière de vivre : quelle est-elle ?
PYTHAGORE
Je ne mange rien qui ait eu vie ; tout le reste m’est permis, sauf les fèves.
LE MARCHAND
Pourquoi cela ? ne les aimes-tu pas ?
PYTHAGORE
Je les aime ; mais elles sont sacrées, et leur nature est merveilleuse. Et d’abord elles sont toute génération. Ôte la peau à des fèves vertes, tu verras qu’elles ressemblent beaucoup aux testicules de l’homme : fais-les cuire et expose-les pendant un certain nombre de nuits aux rayons de la lune, elles donneront du sang. Mais ma plus forte raison, c’est que les Athéniens s’en servent pour élire leurs magistrats.
LE MARCHAND
Tu parles bien, et comme un oracle ; mais ôte ta robe, je veux te voir nu. Par Hercule ! il a une cuisse d’or : c’est un dieu : il n’a rien d’un homme : il faut absolument que je l’achète. Quelle est la mise à prix ?
MERCURE
Dix mines.
LE MARCHAND
Les voici. Je le prends à ce compte.
JUPITER
Mais le nom de l’acheteur et sa patrie ?
MERCURE
C’est, je pense, quelque Italien, Jupiter ; un habitant de Crotone, de Tarente ou de la Grande-Grèce. Mais il n’est pas seul, ils sont au moins trois cents qui l’ont acheté en commun.
JUPITER
Qu’ils l’emmènent, et qu’on leur en fasse voir un autre !
MERCURE
Veux-tu cet homme malpropre, né dans le Pont ?
JUPITER
Justement.
MERCURE
Hé ! l’homme à la besace et à la tunique sans manches, viens ici, fais le tour de la salle ! A vendre une vie mâle et courageuse, une vie libre ! Qui est-ce qui achète ?
LE MARCHAND
Que dis-tu, crieur ? Tu vends une vie libre ?
MERCURE
Oui...
LE MARCHAND
Tu ne crains pas qu’il ne t’accuse de commerce frauduleux, et qu’il ne te cite devant l’Aréopage ?
MERCURE
Il se soucie peu d’être mis en vente : il n’en pense pas moins être libre.
LE MARCHAND
A quoi peut servir un être aussi crasseux, aussi misérablement vêtu ? On n’en peut faire qu’un terrassier ou un porteur d’eau.
MERCURE
Oui, mais, autre chose encore : fais-en un portier, il te gardera mieux qu’un chien : d’ailleurs il est déjà chien par son nom...
LE MARCHAND
Et quelle est sa patrie, sa profession ?
MERCURE
Interroge-le toi-même : c’est ce qu’il y a de mieux
LE MARCHAND
J’ai peur, à voir cette figure sombre et farouche, qu’il n’aboie après moi, si je l’approche, et, ma foi, qu’il ne me morde. Ne vois-tu pas comme il lève son bâton, fronce les sourcils, et lance des regards menaçants et furieux ?
MERCURE
N’aie pas peur ; il est apprivoisé.
LE MARCHAND
D’abord, mon ami, dis-moi d’où tu es.
DIOGÈNE. De partout.
LE MARCHAND
Que veux-tu dire ?
DIOGÈNE
Tu vois un citoyen du monde.
LE MARCHAND
Qui donc imites-tu ?
DIOGÈNE
Hercule.
LE MARCHAND
Pourquoi, alors, n’es-tu pas vêtu de la peau de lion ? Ton bâton te donne déjà un air de ressemblance.
DIOGÈNE
Ma peau de lion, c’est ce manteau : comme Hercule je fais la guerre aux voluptés, non par ordre, mais de moi-même ; j’ai entrepris de nettoyer la vie humaine.
LE MARCHAND
Belle entreprise ! Mais en quoi donc es-tu le plus habile ? quel est ton métier ?
DIOGÈNE
Je suis libérateur des hommes et médecin des passions ; en un mot, je veux être l’interprète de la vérité et de la franchise.
LE MARCHAND
A merveille, mon cher interprète ! Si je t’achète, comment m’instruiras-tu ?
DIOGÈNE
En te prenant pour disciple, je commencerai par te dépouiller de ton bien-être, je t’enfermerai dans l’indigence, je te revêtirai d’un manteau : ensuite je te forcerai à peiner et à travailler, dormant par terre, buvant de l’eau, ne mangeant que ce qui te tombera sous la main. Si tu as des richesses, fidèle à mes leçons, tu les jetteras dans la mer ; tu ne te soucieras plus de femme, d’enfants, de patrie : tout cela pour toi ne sera que fadaises. Tu abandonneras la maison paternelle, pour habiter un tombeau, quelque tour abandonnée, ou bien un tonneau. Tu auras une besace pleine de lupins, de livres écrits sur les deux pages, et dans cette condition, tu te vanteras d’être plus heureux que le grand roi. Si l’on te donne des coups de fouet, si l’on te met à la question, tu ne croiras pas que ce soit un mal.
LE MARCHAND
Que dis-tu là ? Je n’éprouverai point de douleur si l’on me fouette ? Je n’ai pas une carapace de tortue ou de crabe.
DIOGÈNE
Tu suivras la maxime d’Euripide, avec une légère variante.
LE MARCHAND
Laquelle ?
DIOGÈNE
L’âme pourra souffrir, mais la langue, non pas.
Voici maintenant les qualités que je veux te voir acquérir. Sois d’abord effronté, impudent, insolent avec tout le monde, rois et particuliers : cela te fera regarder et passer pour un homme de cœur. Que ton langage soit barbare, ta voix rauque et semblable à celle d’un chien ; que ta mine soit renfrognée, et ta démarche répondant à ta mine ; en un mot, que tout, chez toi, soit farouche et sauvage. Loin de toi la pudeur, la douceur, la modération ! Efface de ton front toute rougeur de honte ; recherche les endroits les plus populeux ; et là , seul, au milieu de la foule, ne te lie avec personne ; fuis toute espèce d’hôte ou d’ami : les liens de société sont la mort de ton empire. Fais hardiment, aux yeux de tous, ce qu’on rougirait de faire tout seul : affecte en amour les postures les plus risibles. Enfin, quand tu le voudras, mange un polype cru ou une sépia, et meurs. Voilà le bonheur que nous vous promettons.
LE MARCHAND
Fi donc ! Tout cela est hideux et indigne d’un homme.
DIOGÈNE
C’est du moins bien aisé, mon cher, et facile à mettre en pratique : tu n’auras pas besoin, pour cela, d’instruction, de livres et autres sornettes ; tu arriveras, par le plus court chemin à la gloire. Et, quand tu serais un homme ordinaire, un savetier, un marchand de chair salée, un charpentier ou un publicain, rien ne t’empêchera de devenir un grand personnage, pour peu que tu aies de l’impudence, de l’audace et la langue affilée, pour l’insulte.
LE MARCHAND
Je n’ai pas besoin de toi pour cela. Cependant tu, pourrais peut-être me servir, à l’occasion, de matelot ou de jardinier ; et si le crieur consent à te donner pour deux oboles, au plus.
MERCURE
Prends-le pour cette somme. Nous ne sommes pas fâchés de nous en débarrasser ; c’est un braillard, qui insulte tout le monde à chaque instant, et qui n’a que de vilains mots à la bouche.
JUPITER
A un autre ! Appelle ce Cyrénéen, vêtu de pourpre et couronné de fleurs.
MERCURE
Allons ! attention, tout le monde ! C’est un article magnifique, et qui demande un riche acheteur. C’est la vie suave, la vie trois fois heureuse ! Qui est-ce qui veut de la Volupté ? Qui est-ce qui achète cet être délicat ?
LE MARCHAND
Viens ici, et dis-nous ce que tu sais faire. Je t’achèterai, si tu peux m’être utile.
MERCURE
Ne l’importune pas, mon cher ; ne lui demande rien : il est ivre, et ne pourrait pas répondre : tu vois comme il bégaye !
LE MARCHAND
Alors, quel homme de bon sens voudrait acheter un esclave si corrompu, si dépravé ? Comme il exhale une odeur de parfums ! Comme sa marche est chancelante et mal assurée ! Mais toi, Mercure, dis-moi quels sont ses talents, ce qu’il sait faire.
MERCURE. Une seule chose : il est bon convive, sachant boire en compagnie, et festiner avec une joueuse de flûte, chez un maître amoureux et débauché. Il sait, en outre, parfaitement faire les gâteaux ; c’est un cuisinier fort habile. Enfin, il est passé maître en fait de voluptés. Élevé à Athènes, il a servi en Sicile les tyrans, qui l’ont tenu en grande estime. Le point sommaire de sa philosophie, c’est de mépriser toutes choses, d’user de tout, et de chercher en tout le plaisir.
LE MARCHAND
Tu es libre de jeter les yeux sur d’autres acheteurs, riches et opulents ; pour moi, je ne suis pas en état d’acheter sa joyeuse vie.
MERCURE
Celui-là, Jupiter, me fait l’effet de ne pas trouver d’acquéreur, et de nous rester.
JUPITER
Fais-le retirer, produis-en un autre, ou plutôt ces deux à la fois, le rieur d’Abdère et le pleureur d’Éphèse : je veux les vendre ensemble.
MERCURE
Avancez au milieu. A vendre deux bonnes vies ! Je mets en criée les deux plus sages des hommes.
LE MARCHAND
Par Jupiter ! quel contraste ! L’un ne cesse de rire ; l’autre a l’air d’assister à un enterrement, il ne cesse de pleurer. Hé ! l’ami ! qu’as-tu donc à rire ?
DÉMOCRITE
Tu le demandes ? Tout ce que vous faites me semble risible, et vous par-dessus le marché.
LE MARCHAND
Que dis-tu là ? Tu te moques de nous tous, et tu n’estimes rien de tout ce que nous faisons ?
DÉMOCRITE
C’est cela même ! Il n’y a rien de sérieux au monde : tout est vide, concours d’atomes, infini !
LE MARCHAND
Tu te trompes ; il n’y a que toi de vide, et d’infiniment sot. Voyez, l’insolence ! ne cesseras-tu pas de rire ?
Et toi, mon cher, pourquoi pleures-tu, car je préfère causer avec toi ?
HÉRACLITE
Je regarde toutes les choses humaines, ô étranger, comme tristes et lamentables, et rien qui n’y soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en pitié ,pourquoi je pleure, Le présent me semble bien peu de chose, l’avenir désolant : je vois l’embrasement et la ruine de l’univers : je gémis sur l’instabilité des choses ; tout y flotte comme dans un breuvage en mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d’ignorance, de grandeur et de petitesse : le haut et le bas s’y confondent et alternent dans le jeu du siècle.
LE MARCHAND
Et qu’est-ce que le siècle ?
HÉRACLITE
Un enfant qui joue, qui jette des dés, qui saute à l’aventure.
LE MARCHAND
Et les hommes, qui sont-ils ?
HÉRACLITE
Des dieux mortels.
LE MARCHAND
Et les dieux ?
HÉRACLITE
Des hommes immortels.
LE MARCHAND
Tes discours sont des énigmes, mon cher, de vrais logogriphes : probablement, ainsi que Loxias tu ne dis rien de clair.
HÉRACLITE
Je me soucie peu de vous.
LE MARCHAND
Aussi faudrait-il être bien sot pour te prendre.
HÉRACLITE
Moi, je vous ordonne à tous de pleurer à chaudes larmes, petits et grands, acheteurs ou non.
LE MARCHAND
Son mal se rapproche beaucoup de l’humeur noire ; je n’achèterai ni l’un ni l’autre.
MERCURE
En voilà deux encore qui nous restent au magasin !
JUPITER
Mets-en un autre en vente.
MERCURE
Veux-tu ce bouffon athénien ?
JUPITER
Oui.
MERCURE
Viens ici, toi. Bonne vie à vendre, homme de bon sens ! Qui veut acheter cet excellent personnage ?
LE MARCHAND
Dis-moi, que sais-tu faire ?
SOCRATE
J’aime les garçons, et je sais à fond tout ce qui concerne l’amour.
LE MARCHAND
Comment pourrais-je t’acheter ? j’ai besoin d’un pédagogue pour mon fils, qui est un joli garçon.
SOCRATE
Qui serait mieux fait que moi pour vivre avec un beau jeune homme ? Ce n’est pas du corps que je suis amoureux, c’est de la beauté de l’âme. Sois sans crainte ; de tous ceux qui pourraient reposer avec moi sous la même couverture, tu n’entendras aucun se plaindre que je me sois mal conduit.
LE MARCHAND
Tu es incroyable qu’un homme qui aime les garçons n’ait souci que de l’âme, quand il a toute liberté, couché sous la même couverture.
SOCRATE
Je jure par le Chien et par le Platane qu’il en est ainsi !
LE MARCHAND
Par Hercule ! les singuliers dieux que voilà !
SOCRATE
Quoi donc ? Le Chien ne te parait donc pas être un dieu ? Ne vois-tu pas l’Anubis d’Égypte sous cette figure ? ne connais-tu pas Sirius au ciel et Cerbère aux enfers ?
LE MARCHAND
Tu as raison ; je me trompais. Mais comment vis-tu ?
SOCRATE
J’habite une ville que je ma suis faite à moi-même : j’ai une république d’un nouveau genre, où je dicte mes propres lois.
LE MARCHAND
Je voudrais bien en connaître quelqu’une.
SOCRATE. Écoute la plus importante, celle qui est relative aux femmes : aucune d’entre elles ne doit être à un seul exclusivement, mais à quiconque voudra l’épouser.
LE MARCHAND
Que dis-tu ? tu as donc abrogé les lois sur l’adultère ?
SOCRATE
Oui, par Jupiter, et toutes les petites formalités de cette espèce.
LE MARCHAND
Quant aux beaux garçons, qu’as-tu décidé ?
SOCRATE
Leurs baisers seront la récompense des gens vertueux et de tous ceux qui se seront distingués par un brillant exploit.
LE MARCHAND
Oh ! le beau présent ! Mais quel est pour toi l’essentiel de la sagesse ?
SOCRATE
Les idées et les modèles des êtres. Tout ce que tu vois, la terre et de qu’elle porte, la mer et le ciel, ont des images invisibles qui existent hors de l’univers.
LE MARCHAND
Où existent-elles alors ?
SOCRATE
Nulle part : car si elles existaient quelque part, elles n’existeraient pas.
LE MARCHAND
Mais je ne vois pas ces modèles dont tu parles.
SOCRATE
Naturellement : tu es aveugle des yeux de l’âme ; mais moi, je vois les images de tous les êtres, je vois un autre toi invisible, un autre moi-même ; en un mot, je vois tout double.
LE MARCHAND
Ma foi ! il faut que je t’achète ; tu es un sage, et tu as bonne vue. Voyons, crieur, que me demandes-tu pour celui-la ?
MERCURE
Deux talents.
LE MARCHAND
Marché conclu ! seulement je te payerai plus tard.
MERCURE
Quel est ton nom ?
LE MARCHAND
Dion de Syracuse.
MERCURE
Prends, et bonne chance ! Maintenant c’est au tour d’Épicure. Qui veut l’acheter ? C’est le disciple de ce rieur et de cet ivrogne que j’ai mis en criée tout à l’heure ; mais il a un avantage sur eux, il est plus impie : c’est d’ailleurs un délicat, un ami des bons morceaux.
LE MARCHAND
Quel est le prix ?
MERCURE
Deux mines.
LE MARCHAND
Les voici ; mais dis-moi quels sont les mets qu’il préfère.
MERCURE
Ceux qui sont doux et mielleux, particulièrement les figues.
LE MARCHAND
Il ne sera pas difficile de lui en donner : je lui achèterai des paniers de figues grasses.
JUPITER
Fais-en venir un autre ; l’homme a la peau rasée, ce renfrogné du Portique.
MERCURE
Tu as raison : beaucoup de ceux qui sont venus à la vente semblent l’attendre. À vendre la vertu même, une vie parfaite ! Qui est-ce qui veut seul tout savoir ?
LE MARCHAND
Que dis-tu ?
MERCURE
Cet homme est le seul sage, le seul beau, le seul juste, le seul brave, le seul roi, le seul orateur, le seul riche, le seul législateur, et ainsi pour tout le reste.
LE MARCHAND
Il est donc aussi, mon cher, le seul bon cuisinier, et, ma foi ! le seul savetier, le seul charpentier, et ainsi pour tout le reste.
MERCURE
Mais oui.
LE MARCHAND
Viens ici, mon brave, et me dis, comme à ton acquéreur, qui tu es, en commençant par m’avouer si tu es fâché ou non d’être mis en vente et de servir.
CHRYSIPPE
Pas du tout : cela ne dépend pas de nous, et ce qui ne dépend pas de nous est indifférent.
LE MARCHAND
Je ne te comprends pas.
CHRYSIPPE
Comment ? Tu ne sais pas qu’il y a des choses proposées et des choses rejetées ?
LE MARCHAND
Je n’en ai jamais entendu parler.
CHRYSIPPE
Cela n’est pas étonnant, tu n’es pas accoutumé à nos termes, et tu n’as pas l’imagination compréhensive. Mais celui qui a étudié avec attention la théorie du raisonnement, ne sait pas seulement ces choses-là ; il connaît l’accident et le sur accident, avec toutes leurs différences.
LE MARCHAND
Au nom de la Sagesse, fais-moi le plaisir de m’expliquer ce que c’est que l’accident et le suraccident : car, je ne sais comment, j’ai été frappé de la douce harmonie de ces expressions.
CHRYSIPPE
Très volontiers. Lorsqu’un homme est boiteux, et qu’en heurtant son pied boiteux contre une pierre, il vient à se blesser, l’infirmité qui le fait boiter est l’accident, et la blessure le suraccident
.
LE MARCHAND
O la finesse ! Qu’est-ce que tu connais encore à fond ?
CHRYSIPPE
Les filets du langage, dans lesquels je prends mes interlocuteurs : je leur clos la bouche, je leur mets un bâillon, et je les réduis au silence : et le nom de cette invention puissante, c’est le fameux syllogisme.
LE MARCHAND
Par Hercule ! Voilà une arme terrible et violente !
CHRYSIPPE
Tu vas en juger. As-tu un fils ?
LE MARCHAND
Pourquoi cela ?
CHRYSIPPE
Supposons qu’un crocodile l’ait enlevé, lorsqu’il errait sur le bord d’un fleuve, et qu’ensuite il t’ait promis de te le rendre, à condition que tu lui dirais au juste s’il est dans l’intention de te le rendre ou non ; quelle est, à ton avis, la résolution du crocodile ?
LE MARCHAND
Il n’est pas facile de répondre à ta question, et je ne sais pas trop ce que je dois dire pour recouvrer mon fils : par Jupiter ! réponds pour moi, et sauve-le vite, de peur que le crocodile ne l’avale avant ta réponse.
CHRYSIPPE
Sois tranquille. Je t’en apprendrai d’autres bien plus admirables.
LE MARCHAND
Lesquels ?
CHRYSIPPE
Le Moissonnant, le Dominant, l’Électre qui les vaut tous, et le Voilé.
LE MARCHAND
Qu’est-ce que ce Voilé et cette Électre ?
CHRYSIPPE
C’est la fameuse Électre, fille d’Agamemnon, qui, en même temps, sait une chose et ne la sait pas. Quand Oreste se présente inconnu devant elle, elle sait qu’Oreste est son frère, mais elle ne sait pas que cet inconnu est Oreste. Voici maintenant le Voilé : tu vas entendre là une invention admirable. Réponds-moi. Connais-tu ton père ?
LE MARCHAND
Oui.
CHRYSIPPE
Eh bien ! Si, en te présentant un homme voilé, je te disais : "Connais-tu cet homme ?" que répondrais-tu ?
LE MARCHAND
Je ne le connais pas.
CHRYSIPPE
Cependant cet homme voilé était ton père, donc, si tu as dit ne le pas connaître, il est clair que tu ne connais pas ton père.
LE MARCHAND
Pas du tout : je n’ai qu’à lui ôter son voile, je saurai bien ce qui en est. Enfin quel est début de ta sagesse, ou que feras-tu quand tu seras arrivé au sommet de la Vertu ?
CHRYSIPPE
Je posséderai alors les premiers dons de la nature, je veux dire la richesse, la santé, et autres choses semblables. Mais, avant d’y arriver, il faut beaucoup travailler, coller ses yeux sur de gros volumes d’une écriture très-fine, entasser les scolies, se farcir de solécismes et de termes absurdes ; mais le point capital, c’est qu’il n’est pas possible de devenir sage, si l’on n’a pas pris trois fois de suite de l’ellébore.
LE MARCHAND
Voilà de beaux principes et dignes d’un grand cœur ! Pourtant être un Gniphon, un usurier (car je sais que c’est aussi là une de tes qualités), est-ce bien digne d’un homme qui a bu de l’ellébore, et de parfaite vertu ?
CHRYSIPPE
Oui. Seul, le sage a le droit de prêter à usure, puisque seul il fait des syllogismes ; car prêter à usure et calculer les intérêts, c’est à peu près la même chose que de faire des syllogismes ; et l’un, comme l’autre, appartient exclusivement au sage. Seulement, il ne doit pas, comme la plupart des usuriers, exiger simplement les intérêts, mais encore les intérêts des intérêts. En effet, ne sais-tu pas que des premiers intérêts naissent les seconds, qui en sont, pour ainsi dire, engendrés ? Tu peux voir que c’est là un syllogisme en forme. Si le sage touche les premiers intérêts, il doit aussi toucher les seconds ; or, il touche les premiers, donc il doit toucher les seconds.
LE MARCHAND
Dirons-nous aussi la même chose de l’argent que tu reçois des jeunes gens pour payer tes leçons de sa gesse ? Est-il évident qu’il ne convient qu’au seul sage de se faire payer ses leçons de vertu ?
CHRYSIPPE
Tu saisis : ce n’est pas pour moi que je prends, c’est pour celui qui donne ; puisque l’un verse, l’autre doit recevoir. Je m’apprends à recevoir, et mon disciple à verser.
LE MARCHAND
Mais tu disais le contraire : que c’était le jeune homme qui recevait, et que toi, le seul riche, tu versais.
CHRYSIPPE
Tu veux rire, mon ami ; mais prends garde que je ne te décoche un syllogisme indémontrable.
LE MARCHAND
Et quel mal ce trait me ferait-il ?
CHRYSIPPE
La perplexité, le silence, le bouleversement de l’esprit.
Mais ce qu’il, y a de plus fort, c’est que, si je veux, je puis à l’instant te changer en pierre.
LE MARCHAND
Comment, en pierre ? Tu ne me parais pas un Persée, mon cher.
CHRYSIPPE
Voici comment. La pierre est-elle un corps ?
LE MARCHAND
Oui.
CHRYSIPPE
Eh bien ! un animal n’est-il pas un corps ?
LE MARCHAND
Oui.
CHRYSIPPE
Et toi, n’es-tu pas un animal ?
LE MARCHAND
Je le crois.
CHRYSIPPE
Donc tu es une pierre, puisque tu es un corps.
LE MARCHAND
Pas du tout. Mais, voyons, par Jupiter ! tire-moi de peine, et fais-moi redevenir homme comme devant.
CHRYSIPPE
C’est facile, tu vas redevenir homme ; réponds. Tout corps est-il un animal ?
LE MARCHAND
Non.
CHRYSIPPE
Eh bien ! une pierre est-elle un animal ?
LE MARCHAND
Non.
CHRYSIPPE
Toi, tu es un corps ?
LE MARCHAND
Oui.
CHRYSIPPE
Étant un corps, tu es un animal ?
LE MARCHAND
Oui.
CHRYSIPPE
Donc tu n’es pas une pierre, puisque tu es un animal.
LE MARCHAND
Tu m’as rendu un grand service. Déjà mes jambes se refroidissaient comme celles de Niobé, et commençaient à se raidir. Allons, je vais t’acheter. Combien en veut-on ?
MERCURE
Douze mines.
LE MARCHAND
Tiens.
MERCURE
L’as-tu acheté tout seul ?
LE MARCHAND
Non vraiment, mais en société de tous ceux que tu vois ici.
MERCURE
Ils sont nombreux ; ils ont les épaules fortes et sont taillés pour le Moissonnant.
JUPITER
Ne perdons pas de temps ; à un autre !
MERCURE
Viens ici, Péripatéticien, le beau, le riche ! Achetez-moi le plus éclairé de tous, le savant universel !
LE MARCHAND
Quelles sont ses qualités ?
MERCURE
Il est modéré, doux, accommodant, et, qui plus est, double.
LE MARCHAND. Que veux-tu dire ?
MERCURE
Il est en dedans autrement qu’en dehors. Si tu l’achètes, n’oublie pas de distinguer en lui l’ésotérique et l’exotérique.
LE MARCHAND
Et que sait-il le mieux ?
MERCURE
Qu’il y a trois sortes de biens : ceux de l’âme, ceux du corps et ceux de la fortune.
LE MARCHAND
Sa morale est humaine. Combien vaut-il ?
MERCURE
Cinq mines.
LE MARCHAND
C’est cher.
MERCURE
Non, mon ami ; car il parait avoir lui-même de l’argent ; ainsi dépêche-toi de l’acheter. D’ailleurs, il t’apprendra tout de suite combien de temps vit un ciron, à quelle profondeur de la mer descendent les rayons du soleil, de quelle nature est l’âme des huîtres.
LE MARCHAND
Par Hercule ! voilà une science minutieuse !
MERCURE
Que sera-ce, quand tu lui entendras dire des choses encore plus subtiles au sujet de la procréation et de la génération, de la formation de l’embryon dans le ventre de la mère ; soutenir que l’homme est un animal ridicule, et non pas l’âne, qui ne construit point de maison et ne navigue point ?
LE MARCHAND
Voilà des enseignements admirables et d’une haute utilité. Je l’achète vingt mines.
MERCURE
Soit. Voyons, nous en reste-t-il quelque autre ? Ah ! ce sceptique. Ici, Pyrrhias ; viens, que nous te mettions aussitôt en criée. On commence déjà à s’en aller ; les acquéreurs vont être en petit nombre. Allons ! Qui est-ce qui achète celui-là ?
LE MARCHAND
Moi ! Mais, d’abord, dis-moi ce que tu sais.
LE PHILOSOPHE
Rien.
LE MARCHAND
Que veux-tu dire par là ?
LE PHILOSOPHE
Que je ne crois à l’existence de rien.
LE MARCHAND
Mais nous, que sommes-nous donc ?
LE PHILOSOPHE
Je n’en sais rien.
LE MARCHAND
Et toi, qu’es-tu ?
LE PHILOSOPHE
Je n’en sais absolument rien.
LE MARCHAND
Voilà un doute ! Que veulent dire ces balances ?
LE PHILOSOPHE
Elles me servent à peser les raisons, et à juger de leur égalité. Quand j’ai vu qu’elles sont pareilles et au même niveau, alors je ne sais laquelle est la plus vraie.
LE MARCHAND
Pour le reste, que sais-tu faire ?
LE PHILOSOPHE
Tout, excepté poursuivre un esclave fugitif.
LE MARCHAND
Et pourquoi cela ne t’est-il pas possible ?
LE PHILOSOPHE
Parce que, mon ami, je ne puis le saisir.
LE MARCHAND
Je le crois : tu me parais un garçon lourd et stupide. Mais enfin quel est le but de ta science ?
LE PHILOSOPHE
L’ignorance ; je ne sais ni entendre ni voir.
LE MARCHAND
Tu es donc sourd et aveugle ?
LE PHILOSOPHE
Oui ; et, par là-dessus, dénué de sens et de jugement, en un mot, je diffère peu d’un ver.
LE MARCHAND
Je veux t’acheter à cause de cela. Combien vaut-il ?
MERCURE
Une mine attique.
LE MARCHAND
La voici. Eh bien ! que dis-tu ? T’ai -je acheté ?
LE PHILOSOPHE
Je n’en sais rien.
LE MARCHAND
C’est sûr, pourtant ; je t’ai acheté et j’ai payé.
LE PHILOSOPHE
Je m’abstiens et ne décide pas la question.
LE MARCHAND
Malgré cela, suis-moi ; car tu es mon esclave.
LE PHILOSOPHE
Qui sait si tu dis vrai ?
LE MARCHAND
Le crieur , l’argent et le monde qui est ici.
LE PHILOSOPHE
Y a-t-il du monde ici ?
LE MARCHAND
Je vais tout à l’heure te conduire au moulin, et te faire voir que je suis ton maître, grâce au raisonnement qui fait gagner la mauvaise cause.
LE PHILOSOPHE
Je ne décide pas la question.
LE MARCHAND
Et moi, par Jupiter, je la tranche !
MERCURE
Allons ! cesse de t’entêter, et suis ton acquéreur. Vous autres, nous vous invitons pour demain matin. Nous mettrons en vente les sectes ignorantes, ouvrières et de vil prix.
L’INCRÉDULE
de Lucien de Samosate (120-180)
TYCHIADE
Pourrais-tu me dire, Philoclès, quel est cet attrait qui porte la plupart des hommes à aimer le mensonge. Ils s’y complaisent au point de dire des choses qui n’ont pas le sens commun, et d’écouter ceux qui en débitent de semblables.
PHILOCLÈS
Il y a beaucoup de raisons, Tychiade, capables d’engager à mentir certains hommes, qui n’ont en vue que leur intérêt.
TYCHIADE
Ce n’est pas là la question, comme on dit, et je ne te parle pas de ceux qui mentent en vue de leur utilité : ils sont excusables ; quelques-uns même sont dignes de louanges, lorsqu’ils ont trompé des ennemis, ou que, dans un moment critique, ils ont employé ce remède comme un moyen de salut : c’est ainsi qu’a souvent agi Ulysse pour ménager sa vie et le retour de ses compagnons. Mais je parle, mon cher, des gens qui, sans besoin qu’il en soit, préfèrent de beaucoup le mensonge à la vérité, s’y plaisent et s’en font une occupation sans aucun motif plausible. Je voudrais savoir pourquoi ils agissent de la sorte.
PHILOCLÈS
Est-ce que tu as connu des gens de cette espèce, qui avaient un penchant inné pour le mensonge ?
TYCHIADE
Certainement, et beaucoup.
PHILOCLÈS
Quelle autre raison en donner qu’une aberration d’esprit, qui leur fait haïr la vérité et préférer ce qui est pire à ce qui est excellent ?
TYCHIADE
Ce n’est pas cela ; car je pourrais te citer un grand nombre d’hommes, d’ailleurs très sensés, et qu’on admire pour leur jugement, qui sont néanmoins, je ne sais pourquoi, les esclaves de ce vice ; ils aiment à mentir : et il me fâche de voir des personnages, éminents du reste, s’amuser à se tromper eux-mêmes et à tromper ceux qui conversent avec eux. Tu sais assurément mieux que moi que les anciens, Hérodote, Ctésias de Cnide, et avant eux les poètes, Homère en tête, gens d’ailleurs fort respectables, ont employé le mensonge écrit, si bien que non seulement ils ont trompé ceux qui les écoutaient de leur temps, mais que leurs mensonges sont parvenus jusqu’à nous comme une succession gardée en dépôt dans leurs vers admirables. Souvent, je l’avoue, il m’arrive de rougir pour eux, lorsqu’ils racontent la mutilation d’Uranus, l’enchaînement de Prométhée, la révolte des Géants et toute la tragédie des Enfers ; lorsqu’ils nous disent que, par amour, Jupiter est devenu cygne ou taureau, qu’une femme a été métamorphosée en oiseau ou en ours : ajoutez les Pégases, les Chimères, les Gorgones, les Cyclopes, et toutes les légendes de même espèce, fables étranges, récits absurdes, faits pour amuser les enfants qui ont encore peur de Mormo et de Lamia.
Cependant ces fictions poétiques se tolèrent encore. Mais le moyen de ne pas rire en voyant des villes et des peuples entiers se livrer à des mensonges publics ? Les Crétois ne rougissent pas de montrer le tombeau de Jupiter ; les Athéniens font sortir Érichthon du sein de la terre, et pousser les premiers hommes du sol de L’Attique, absolument comme des légumes : origine d’ailleurs plus respectable que celle des Thébains qui racontent que des dents semées d’un serpent il germa des hommes. Cependant, celui qui ne tiendrait pas pour vrais ces contes ridicules et qui, les soumettant à un examen sérieux, croirait qu’il n’appartient qu’à un Corèbe ou à un Margités, de se figurer que Triptolème a traversé les airs sur un char attelé de dragons ailés, que Pan est venu, du fond de l’Arcadie, au secours des Athéniens à Marathon, qu’Orithyie a été enlevée par Borée, celui-là, dis-je, passerait pour un impie, un insensé, de refuser sa créance à des faits. si authentiques et si avérés. Telle est la puissance du mensonge.
PHILOCLÈS
Mais pourtant, Tychiade, les poètes et les villes sont excusables. Les premiers mêlent à leurs écrits le charme attrayant de la fable, dont ils ont grand besoin pour captiver leurs auditeurs. Les Athéniens, les Thébains, et les autres peuples, s’il en est, rendent leur patrie plus vénérable au moyen de ces fictions. Si l’on ôtait de la Grèce toutes les curiosités fabuleuses, rien n’empêcherait ceux qui les montrent de mourir de faim, car les étrangers ne voudraient pas entendre la vérité, même gratis. Seulement, les hommes qui, sans avoir de pareils motifs, se plaisent dans le mensonge, passeront, à juste titre, pour des êtres dignes d’être bafoués par tous.
TYCHIADE
Tu as raison, et je sors à l’instant de chez Eucrate, où j’ai entendu tant de récits fabuleux et incroyables, que, ne pouvant plus supporter l’excès de ses mensonges, je suis sorti tout courant, et j’ai pris la fuite, comme si les Furies étaient à mes trousses, le laissant débiter une foule de prodiges absurdes.
PHILOCLÈS
Cependant, Tychiade, Eucrate est un homme digne de foi ; personne n’est mieux fait pour inspirer la confiance que lui, avec sa longue barbe, ses soixante ans et son goût prononcé pour la philosophie. Il ne souffrirait pas qu’on dît en sa présence la moindre fausseté, loin de l’oser lui-même.
TYCHIADE
C’est que tu ne sais pas, mon cher, tout ce qu’il nous a raconté, en nous recommandant d’y croire ; il fallait le voir affirmer les faits par serment, en jurer même sur la tête de ses enfants, de sorte qu’en le regardant, il me venait mille pensées à l’esprit : ou bien je le croyais fou, hors de son état naturel, ou je le regardais comme un charlatan, un singe ridicule caché depuis longtemps, à mon insu, sous la peau d’un lion, tant ses récits étaient absurdes.
PHILOCLÈS
Et que disait-il ? par Vesta, mon cher Tychiade, je suis curieux de savoir combien il dissimule de hâblerie sous une aussi belle barbe.
TYCHIADE
C’était mon habitude, Philoclès, d’aller chez Eucrate en d’autres occasions, lorsque je n’avais absolument rien à faire. Aujourd’hui que j’avais besoin de parler à Léontichus, un de mes amis intimes, tu sais, j’appris de son valet qu’il était allé, dès le matin, faire, visite à Eucrate, un peu malade. Le double motif et de rencontrer Léontichus, et de visiter Eucrate, dont j’ignorais l’indisposition, me conduisit chez ce dernier. Je ne trouve plus Léontichus ; il venait de sortir, me dit-on, depuis un instant ; mais je vis une nombreuse compagnie au milieu de laquelle j’aperçus Cléodème le péripatéticien, Dinomaque le stoïcien et Ion. Tu connais cet homme qui veut qu’on l’admire, quand il parle des écrits de Platon, comme étant le seul capable de pénétrer intimement les pensées du philosophe et de les expliquer aux autres : tu vois de quels personnages je te parle, tout confits en sagesse et en vertu, la fleur de chaque secte, tous infiniment respectables et d’une physionomie presque effrayante. Il y avait aussi là le médecin Antigonus, appelé, je crois, pour la maladie : Eucrate paraissait se porter mieux ; sa maladie était de celles qu’on nourrit avec soi : l’humeur était de nouveau descendue dans les pieds. Il m’invita à m’asseoir auprès de lui, sur son lit, en donnant à sa voix une intonation de malade, aussitôt qu’il m’aperçut ; mais, en entrant, je l’avais entendu crier et discuter d’un ton sonore. J’eus grand soin de ne pas lui toucher les pieds ; puis ; m’excusant, comme il est d’usage en pareil cas, d’avoir ignoré son indisposition, et ajoutant que j’étais accouru pour le voir dès que je l’avais apprise, je pris place à ses côtés.
Avant mon arrivée, on avait déjà beaucoup disserté sur la maladie d’Eucrate, on en parlait encore, et chacun indiquait un remède. Alors Cléodème : "Si donc on enlève de terre avec la main gauche la dent d’une belette tuée de la manière que je vous ai dite, si on la lie dans une peau de lion nouvellement écorché, et qu’ensuite on l’attache autour de la jambe, la douleur s’apaise tout à coup. - Pas dans une peau de lion, reprit Dinomaque, mais dans une peau de biche vierge et qui n’ait point encore été saillie. La chose est bien plus croyable de cette manière : la biche est un animal léger dont toute la force est dans les pieds. Le lion, il est vrai, est vigoureux ; sa graisse, sa patte droite de devant, et les poils roides de sa crinière ont une grande vertu, quand on sait s’en servir avec les enchantements propres à chaque partie ; mais elles ne guérissent pas du tout les pieds. - Je croyais aussi comme vous, répondit Cléodème, que c’était de la peau de biche qu’il fallait se servir ; mais dernièrement un homme de Libye, savant dans ces secrets, m’a fait changer de façon de penser en me disant que les lions étaient plus vites que les biches, puisque évidemment ils les prennent à la chasse." Tout le monde approuva le Libyen comme ayant parlé avec justesse.
Je pris alors la parole. "Eh quoi ! leur dis-je, vous croyez que des douleurs dont la cause est interne peuvent s’apaiser par des enchantements ou par des remèdes appliqués à l’extérieur ?" A ce discours, ils se moquèrent de moi ; il était évident qu’ils m’accusaient tous d’ignorance, de ne pas savoir des choses aussi manifestes, et que nul homme sensé ne saurait contredire. Cependant le médecin Antigonus parut bien aise que j’eusse fait cette question. Depuis longtemps, je crois, on lui battait un peu froid, parce qu’il persistait à traiter Eucrate avec les secours de son art, lui ordonnant de ne plus boire de vin, de se nourrir de légumes, en un mot, de se détendre les fibres. Cléodème se mettant donc à sourire : "Que dites-vous, Tychiade ? s’écria-t-il. Vous parait-il incroyable qu’on puisse tirer quelque utilité de ces sortes de remèdes dans les maladies ? - Cela me paraît incroyable, lui répondis-je : autrement je n’aurais pas le nez bien fin, si je me mettais dans la tête que des remèdes externes, sans communication immédiate avec les causes intérieures des maladies, peuvent agir au moyen de quelques paroles, comme vous dites, ou de certains enchantements, et qu’en attachant ces remèdes au malade, ils lui rendront la santé. Jamais cela n’aura lieu, quand vous lieriez seize belettes entières dans la peau du lion de Némée. Pour ma part, j’ai souvent vu le lion lui-même boiter de douleur dans sa peau tout entière.
Vous êtes bien simple, reprit Dinomaque, d’avoir négligé d’apprendre ces sortes de remèdes, et comment il faut les appliquer pour en tirer quelque utilité contre les maladies. Vous me semblez ne pas admettre non plus les faits si généralement connus, les guérisons de fièvres périodiques et de tumeurs inguinales, les enchantements de reptiles et les autres merveilles que les vieilles opèrent tous les jours. Si tout cela se fait, pourquoi ne pas croire que celles dont nous parlons ont lieu par des moyens semblables ? - Votre conclusion, Dinomaque, lui répondis-je, n’est pas tout à fait juste, et, comme on dit, vous chassez un clou avec l’autre. En effet, il n’est pas prouvé que les merveilles en question soient opérés par une pareille puissance. Si donc vous ne commencez pas par me convaincre que ces faits sont dans l’ordre de la nature, que la fièvre ou la tumeur a peur d’un nom divin, d’un mot barbare et s’enfuit de l’aine, ce que vous dites n’est pour moi que des contes de bonnes femmes.
Je juge à votre discours, répondit Dinomaque, que vous ne croyez pas à l’existence des dieux, puisque vous ne pensez pas qu’il soit possible d’opérer des guérisons avec des mots sacrés. - Ne dites pas cela, mon cher, repartis-je ; rien n’empêche que les dieux existent et que ces prodiges ne soient faux. Quant à moi, je respecte les dieux, je vois les guérisons qu’ils opèrent, le bien qu’ils font aux malades et comment il les rétablissent à l’aide des remèdes et de la médecine. En effet, Esculape lui-même et ses enfants guérissaient les malades en leur appliquant des drogues bénignes, et non pas en leur attachant des lions et des belettes.
Laissez là ce discours, dit alors Ion, je vais vous raconter un fait prodigieux. J’étais encore jeune garçon, à l’âge d’environ quatorze ans. On vint dire à mon père que Midas, son vigneron, valet robuste du reste et bon travailleur, avait été mordu par une vipère, à l’heure où la place publique est pleine de monde. Il était couché, disait-on, et la gangrène se mettait dans la jambe. Pendant qu’il attachait la vigne aux échalas, la vipère s’était glissée, lui avait mordu l’orteil et s’était aussitôt replongée dans son trou : le malheureux jetait les hauts cris et se mourait de douleur. Voilà ce qu’on nous annonce : nous allons voir Midas que ses camarades portaient sur une civière ; il était tout enflé et livide, paraissait déjà décomposé et respirait à peine. Mon père était désolé. Un de ses amis, qui se trouvait là : "Soyez tranquille, lui dit-il, je vais quérir à l’instant un Babylonien, de ceux qu’on appelle Chaldéens, et il va vous guérir cet homme tout de suite. En effet, pour abréger, le Babylonien arrive et rétablit Midas, en chassant au moyen d’un enchantement le poison répandu dans son corps, et en suspendant au pied du malade une pierre prise à la colonne, funéraire d’une jeune fille. C’est peu de chose, pensez-vous : cependant Midas, prenant sur son dos la civière sur laquelle on l’avait apporté, s’en retourne aux champs. Voilà quelle fut la puissance d’un enchantement et d’une pierre sépulcrale.
Le Babylonien fit, en outre d’autres prodiges vraiment divins ; s’étant rendu dès le matin dans la campagne, il prononça sept mots sacramentels tirés d’un vieux livre, purifia le lieu avec du soufre et un flambeau, en en faisant trois fois le tour, et chassa ainsi tous les reptiles qui étaient dans le pays. On vit alors arriver, attirés par la force du charme, serpents, aspics, vipères, cérastes, acontias, crapauds mâles et femelles.
Un vieux dragon manquait à rappel : il n’avait pu, je crois, vu son grand âge, ramper hors de son trou et obéir à l’ordre du magicien. Celui-ci dit que tous les reptiles n’étaient pas là ; et, dépêchant un jeune serpent, il l’envoya comme ambassadeur auprès du vieux dragon, qui se décida bientôt à venir. Quand ils furent rassemblés, le Babylonien souffla dessus, et tous furent à l’instant même consumés par ce souffle. Nous étions dans l’admiration.
Dites-moi, Ion, repris-je, le jeune serpent, dépêché comme ambassadeur, donnait-il la main à ce dragon accablé, dites-vous, par l’âge, ou bien celui-ci s’appuyait-il sur un bâton ? - Vous plaisantez, dit Cléodème ; moi aussi, j’ai été autrefois plus incrédule que vous sur ces sortes de prodiges ; je ne pensais pas, en effet, qu’on pût, en aucune manière, y ajouter foi. Cependant, en voyant voler en l’air un barbare des pays hyperboréens, c’est le nom qu’il se donnait lui-même, j’ai cru, et, après une longue résistance, j’ai été forcé de me rendre. Que fallait-il faire, quand je le voyais, en plein jour, se soutenir en l’air, marcher sur l’eau, passer à travers le feu, tranquillement et pas à pas ? - Vous avez vu cela, lui dis-je, un Hyperboréen qui volait et marchait sur l’eau ? - Certainement, me répondit-il, et même il portait une chaussure de peau, suivant l’usage de ces peuples. Mais ce n’est rien. Comment vous dire tout ce qu’il nous a fait voir de prodiges, inspirant des amours, évoquant des démons, ressuscitant des morts en putréfaction, faisant venir Hécate elle-même sous une forme visible et forçant la lune à descendre sur la terre ?
Je vais vous raconter ce que j’ai vu faire chez Glaucias, fils d’Alexiclès. Glaucias venait d’hériter de son père, mort depuis peu, lorsqu’il devint amoureux de Chrysis, fille de Démépète. J’étais alors son maître de philosophie, et, si l’amour ne lui eût fait perdre son temps, il saurait maintenant toute la doctrine du péripatétisme. A dix-huit ans, il savait déjà user de l’analyse, et avait suivi un cours complet de physique. Ne sachant plus que devenir avec sa passion, il vint me conter sa peine ; moi je crus, étant son maître, devoir mener chez lui notre mage hyperboréen, auquel il donna tout de suite quatre mines (il fallait bien quelques avances pour les sacrifices), en lui en promettant seize autres, s’il le faisait jouir de Chrysis. Le mage attend la pleine lune, époque où ces sortes de charmes ont le plus d’effet, creuse une fosse dans la cour de la maison, et au milieu de la nuit commence par évoquer, nous présents, Alexiclès, père de Glaucias, mort depuis plus de sept mois. Le vieillard, irrité de la passion de son fils, commence par entrer dans une grande colère, mais il finit par consentir à cette inclination. Le mage fait alors venir Hécate, suivie de Cerbère, puis il force la lune à descendre ; spectacle aux mille formes, aux figures les plus variées, qui nous représente d’abord une femme, ensuite un bœuf magnifique, et enfin un chien de chasse. En dernier lieu, l’Hyperboréen ayant façonné un petit Amour avec de la boue :"Pars, lui dit-il, et amène-nous Chrysis !"Le morceau de boue s’envole ; un instant après la jeune fille frappe à la porte, entre, se jette au cou de Glaucias, comme une amoureuse folle, et couche avec lui jusqu’au chant du coq. Alors la lune remonte au ciel, Hécate redescend sous terre, tous les fantômes disparaissent, et nous reconduisons Chrysis chez elle, au point du jour.
Si vous aviez vu tout cela, Tychiade, vous ne douteriez pas que les enchantements ne puissent être fort utiles. - Vous avez raison, lui répondis-je, je croirais tout cela, si je l’avais vu. Mais, pour le moment, excusez-moi de n’être pas aussi clairvoyant que vous. Je connais, d’ailleurs, la susdite Chrysis ; c’est une femme galante et facile. Je ne vois pas pourquoi vous avez eu besoin d’employer avec elle un messager de boue, un mage hyperboréen et la lune en personne, puisque, pour vingt drachmes, vous la mèneriez chez les Hyperboréens mêmes : c’est une femme à ne pas résister à un enchantement de cette nature, et elle fait tout le contraire des fantômes. Ceux-ci prennent la fuite, dès qu’ils entendent le son de l’airain ou du fer, c’est du moins ce que vous dites ; mais lorsque Chrysis entend le son de l’argent, elle arrive au bruit du métal - J’admire aussi beaucoup votre mage, qui, pouvant se faire aimer des plus belles femmes, et en recevoir des talents entiers, consent, pour quatre mines, l’avare ! à rendre une Chrysis aimable. -Vous vous rendez ridicule, me dit-on, en refusant de croire à tous ces faits.
Je vous demanderais volontiers alors ce que vous pensez de ceux qui délivrent les démoniaques de leurs terreurs, et qui conjurent publiquement les fantômes. Je n’ai pas besoin d’en citer des exemples : tout le monde connaît le Syrien de Palestine, si expert en ces sortes de cures, qui, rencontrant sur son passage, à certaines époques de la lune, des gens qui tombent en épilepsie, roulent des yeux égarés, et ont la bouche pleine d’écume, les relève, et les renvoie, moyennant un salaire considérable,, délivrés de leur infirmité. Lorsqu’il est auprès des malades, il leur demande comment le démon leur est entré dans le corps : le patient garde le silence, mais le démon répond, en grec ou en barbare, et dit quel il est, d’où il vient, et comment il est entré dans le corps de cet homme : c’est le moment qu’il choisit pour l’adjurer de sortir ; s’il résiste, il le menace et finit par le chasser. J’en ai vu moi-même sortir un tout noir et à la peau enfumée. - Il n’est pas extraordinaire, Ion, lui dis-je, que vous ayez vu cela, vous qui découvrez les idées dont Platon, votre père, vous enseigne que la perception est très obscure, à cause de la faiblesse de nos yeux.
Ion, dit alors Eucrate, est-il le seul qui ait vu de pareilles scènes ? Une foule de personnes n’ont-elles pas rencontré des démons, les unes pendant la nuit, les autres en plein jour ? Pour moi, j’en ai vu, non pas une fois, mais dix mille. J’ai commencé par en être fort effrayé : maintenant, j’y suis tellement accoutumé, qu’il ne me semble plus voir rien d’extraordinaire, surtout depuis qu’un Arabe m’a fait présent d’un anneau fabriqué avec du fer pris à des croix, et m’a enseigné un enchantement composé de beaucoup de mots ; mais peut-être ne me croirez-vous pas, Tychiade ? - Comment, lui répondis-je, ne pas croire Eucrate, fils de Dinon, qui a le renom de sage, et qui, chez lui, dit avec une liberté et une autorité complètes tout ce que bon lui semble ?
Eh bien ! reprit Eucrate, vous pourrez apprendre, non pas de moi seul, mais de tous les miens, l’histoire de la statue qui se fait voir, chaque nuit, à tous les gens de la maison, enfants, jeunes gens, vieillards. - De quelle statue voulez-vous donc parler ? lui dis-je. - N’avez-vous pas vu, reprit-il, dans la cour, en entrant, cette belle statue, ouvrage du sculpteur Démétrius ? - N’est-ce pas cet homme qui tient un disque, et qu’on voit courbé dans l’attitude de le lancer ? Il a le visage tourné du côté de la main qui porte le disque, et, ployant doucement le genou, il semble prêt à se relever dès qu’il l’aura jeté. - Ce n’est pas celui-là ; le discobole dont vous voulez parler est une oeuvre de Myron. Ce n’est pas non plus le beau garçon qui est auprès, et dont la tête est ceinte d’une bandelette : il est de Polyclète. Laissez toutes les statues qui sont à droite, quand vous entrez, et parmi lesquelles se trouvent aussi les Tyrannicides de Critias et de Nestoclès. Avez-vous remarqué, près du jet d’eau, un personnage qui a le ventre saillant et la tête chauve ? Il est à moitié nu ; le vent semble agiter quelques poils de sa barbe, il a les veines fortement accusées ; on dirait d’un homme, tant la ressemblance est parfaite : c’est de lui que je parle, et je crois que c’est Pélichus, général des Corinthièns.
Par Jupiter ! repris-je, j’ai effectivement remarqué cette statue, à la droite de Saturne : elle avait des bandelettes, des couronnes sèches, et la poitrine couverte de feuilles d’or. - C’est moi, répondit Eucrate, qui la lui ai dorée ainsi, pour m’avoir guéri en trois jours d’une fièvre lente qui me minait. - Eh quoi ! le brave Pélichus est-il donc aussi médecin ? - Certainement, et ne raillez pas, ou bien il ne tardera pas à se venger de vous. Je sais, par expérience, tout ce que peut cette statue dont vous vous moquez. Ne croyez-vous pas que, s’il est capable de guérir la fièvre, il puisse aussi l’envoyer à qui bon lui semble ? - Que cette statue, dis-je alors, qui ressemble tant à un homme, nous soit donc bienveillante et propice ! Mais quelle est donc cette chose que vous lui voyez faire, vous et tous les gens de votre maison ? - Aussitôt, me dit Eucrate, que là nuit arrive, il descend de la base sur laquelle-il est debout, et fait sa ronde dans le logis. Tout le monde le rencontre, parfois en train de chanter ; mais il n’a jamais fait de mal à personne ; il faut seulement se détourner de sa route, et il passe, sans gêner ceux qui le regardent. Souvent même, il se baigne et folâtre toute la nuit, au point qu’on peut entendre le bruit de l’eau. - Prenez garde, repris-je : cette statue n’est sans doute pas celle de Pélichus ; c’est plutôt Talus le Crétois, fils de Minos, homme d’airain, qui faisait le tour de la Crète ; et quoique le vôtre, Eucrate, ne soit pas d’airain, mais de bois, rien n’empêche que ce ne soit pas l’oeuvre de Démétrius, mais une invention de Dédale : d’autant plus qu’il s’enfuit aussi, dites-vous, de dessus sa base.
Craignez, Tychiade, me répondit-il, d’avoir à vous repentir, par la suite, de votre plaisanterie. Je sais ce qu’a souffert celui qui lui avait volé les oboles que nous lui offrons à chaque néoménie. - Le châtiment a dû être bien terrible, reprit Ion ; car c’était un sacrilège. - Comment la statue s’est-elle donc vengée, Eucrate ? Je voudrais bien le savoir, malgré l’incrédulité probable de Tychiade. - Il y avait, aux pieds de cette statue, continua Eucrate, une grande quantité d’oboles, plusieurs autres pièces d’argent collées à sa cuisse avec de la cire et quelques feuilles du même métal, offrandes payées par ceux que son pouvoir avait délivrés de la fièvre. Nous avions en ce moment un esclave libyen, mauvais sujet, qui soignait les chevaux. Il entreprit de dérober, pendant la nuit, les dons faits à la statue, et, pour exécuter son vol, il attendit le moment où elle était descendue de sa base. A son retour, Pélichus s’aperçut qu’on l’avait volé, et voyez comme il se vengea et fit prendre le Libyen en flagrant délit. Le malheureux se mit à errer le reste de la nuit par toute la cour, comme enfermé dans un labyrinthe ; le jour parut, et il fut pris, ayant encore sur lui les pièces qu’il avait prises. Convaincu de vol, il reçut une rude bastonnade, et, après avoir vécu quelque temps encore, le misérable périt misérablement, fustigé, disait-il, toutes les nuits, et si vigoureusement, que le lendemain on voyait son corps couvert de meurtrissures. Après cela, Tychiade, moquez-vous de Pélichus et de moi-même, comme d’un vieillard du temps de Minos, qui commence à radoter. - Ma foi, Eucrate, lui répondis-je, ce qui est d’airain est d’airain, et cette statue reste l’œuvre de Démétrius d’Alopéce, faiseur d’hommes et non pas de dieux : je n’aurai donc pas peur de votre statue de Pélichus, dont je n’aurais pas beaucoup, de son vivant, redouté les menaces."
Après cette histoire, le médecin Antigonus prit la parole : "J’avais aussi, dit-il à Eucrate, un Hippocrate d’airain, haut environ d’une coudée. Dès que la mèche de la lampe était éteinte, il parcourait toute la maison avec grand bruit, renversant les boites, bouleversant les drogues, poussant les portes, surtout si nous différions de lui offrir le sacrifice que nous lui faisons chaque année. -Ainsi, repris-je, le médecin Hippocrate exige qu’on lui fasse un sacrifice, et il se fâche, si au temps prescrit on ne le régale pas de victimes accomplies ! Il me semble qu’il devrait être content de quelque cérémonie funèbre, d’une libation de lait et de miel, ou d’une couronne posée sur sa tête.
Écoutez, dit Eucrate, une chose, que j’ai vue, il y a cinq ans, et que je garantis sur témoins. On était dans la saison des vendanges ; vers le milieu du jour, je laisse mes vendangeurs dans ma vigne et m’en vais seul, méditant et réfléchissant, me promener dans un bois. Arrivé à un endroit touffu, j’entends aboyer des chiens. Je pense d’abord que, suivant son habitude, Mnason, mon fils, pour se divertir à la chasse, s’est enfoncé dans le fourré avec ses compagnons. Mais ce n’était pas cela du tout : quelques instants après, la terre tremble, une voix de tonnerre se fait entendre, et je vois une femme d’un aspect effrayant s’avancer vers moi. Sa taille était haute de près d’un demi-stade : elle tenait un flambeau de la main gauche, et de la droite une épée, longue d’environ vingt coudées. Par le bas, elle avait les pieds faits en serpents, et par en haut elle ressemblait à une Gorgone, c’est-à-dire qu’elle avait un regard terrible, à faire frémir ; qu’au lieu de cheveux des dragons pendaient en grappes ou se roulaient en spirales sur son cou et sur ses épaules. Voyez, mes amis, ajouta-t-il, comme, au seul récit, j’en frissonne de frayeur." Et, en disant ces mots, Eucrate montrait à toute l’assemblée les poils de son bras hérissés par la terreur.
Cependant Ion, Dinomaque et Cléodème l’écoutaient, la bouche ouverte et l’œil fixe ; ces vieillards, qu’Eucrate menait par le nez, semblaient prêts à adorer ce colosse incroyable, cette femme d’un demi-stade, cette espèce d’épouvantail gigantesque. Je me dis alors en moi-même que ces hommes, qui enseignent la sagesse aux jeunes gens et qu’admire tant la multitude, ne diffèrent des enfants au maillot que par leur barbe et leurs cheveux gris ; plus faciles d’ailleurs à se laisser prendre aux mensonges.
Dinomaque, prenant alors la parole : "Dites-moi donc, Eucrate, de quelle taille étaient les chiens de cette déesse. - Ils étaient, dit Eucrate, plus hauts que des éléphants indiens, noirs comme eux, velus, couverts d’un poil sale et dégoûtant. Dès que j’aperçus ce fantôme, je m’arrêtai, et tournai en dedans le chaton de la bague dont l’oracle m’avait fait présent. Alors Hécate, frappant la terre de son pied de serpent, produisit une ouverture énorme, aussi large que le Tartare, se plongea aussitôt dans ce gouffre et disparut. Remis de ma frayeur, je me penchai en me tenant à un arbre, de peur que, pris de vertige, je ne vinsse à tomber la tête la première. Je vis alors tout ce qu’il y a dans les Enfers, le Pyriphlégéthon, le lac, Cerbère, les morts, au point même d’en reconnaître quelques-uns. Ainsi, je distinguai parfaitement mon père, encore couvert des mêmes vêtements dans lesquels nous l’avions enseveli. - Et que faisaient les âmes ? dit alors Ion. - Que voulez-vous qu’elles fissent ? Rangées par tribus et par phratries elles passent leur temps, couchées sur les prés d’asphodèle avec leurs amis et leurs parents. - Que les Épicuriens, reprit Ion, viennent donc à présent contredire le divin Platon et sa doctrine sur les âmes. Mais avez-vous vu Socrate et Platon parmi les morts ? -J’ai vu Socrate, répondit Eucrate, mais pas très nettement : j’ai seulement jugé que c’était lui, à son gros ventre et à sa tête chauve. Quant à Platon, je ne l’ai pas reconnu, car il ne faut pas mentir avec les amis. Lorsque j’eus considéré tout avec attention, le gouffre se ferma. Quelques-uns de mes esclaves, qui me cherchaient, et parmi eux Pyrrhias que voici, arrivèrent avant qu’il fût totalement fermé. Pyrrhias ! est-ce bien la vérité ? - Oh ! oui, par Jupiter ; j’ai même entendu des aboiements sortir du gouffre, et il m’a semblé voir la lueur d’un flambeau." Je ne pus m’empêcher de rire, en entendant ce témoin ajouter la lueur du flambeau et les aboiements.
Ce fut le tour de Cléodème : " Ce que vous avez vu, Eucrate, dit-il, n’est pas nouveau, et d’autres, comme vous, l’ont pu voir, puisque moi-même, étant malade, j’eus, il y a peu de temps, un spectacle pareil. Antigonus, que voici, me faisait visite et me soignait. Le septième jour, la fièvre était devenue plus chaude qu’un incendie. On m’avait laissé seul ; la porte de ma chambre était fermée, et mes domestiques attendaient dehors. Vous l’aviez ainsi prescrit, Antigonus, pour qu’il me fût possible de dormir. Alors un jeune homme, d’une rare beauté, vêtu de blanc, se présente à mes yeux bien éveillés ; il m’ordonne de me lever, et me conduit dans les Enfers à travers un gouffre profond. A peine entré, je reconnais Tantale, Tityus et Sisyphe. Que vous dirai-je ? J’arrivai au tribunal : là se tenaient Éaque, Charon, les Parques et les Furies : une espèce de roi. Pluton apparemment, était assis sur un trône : il prononça les noms de ceux qui devaient bientôt mourir et qui étaient restés dans le monde au delà du terme prescrit. Le jeune homme, me prenant aussitôt la main, me présente à Pluton, qui, se fâchant contre mon conducteur : "Son fil n’est pas encore complètement employé," s’écrie-t-il : "qu’il s’en aille ; mais amène-moi le forgeron Démyle ; il vit plus que ne le comporte son fuseau." Je m’enfuis à l’instant, plein de joie ; la fièvre m’avait quitté. J’annonçai à tout le monde que Démyle était sur le point de mourir. Il demeurait dans notre voisinage. On me dit qu’il était malade, et quelque temps après nous entendîmes les lamentations de ceux qui le pleuraient.
Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? dit alors Antigonus. Je connais bien un homme qui est ressuscité vingt jours après qu’on l’eut enterré. Je l’ai soigné avant sa mort, et depuis qu’il est revenu à la vie. - Et comment, lui dis-je, son corps n’a-t-il pas pourri pendant ces vingt jours, et n’est-il pas mort de faim, à moins que vous n’ayez soigné là un autre Epiménide ?"
Sur ces entrefaites, les fils d’Eucrate rentrèrent de la palestre :l’un était déjà un grand jeune homme, l’autre avait à peu près quinze ans. Après nous avoir salués, ils s’assirent si le lit auprès de leur père, et l’on m’apporta un siège. Alors Eucrate, comme si la vue de ses fils lui eût rappelé quelque souvenir : "Puissé-je, dit-il en étendant la main sur eux, être aussi heureux par ces enfants que ce que je vais vous dire, Tychiade est véritable ! Personne n’ignore combien je chérissais leur mère, ma femme, d’heureuse mémoire. J’en ai donné des preuves par tout ce que j’ai fait pour elle de son vivant et depuis qu’elle n’est plus. A sa mort, je brûlai sur son bûcher toutes les parures, tous les vêtements qu’elle se plaisait à porter durant sa vie. Sept jours après son décès, j’étais couché sur ce lit, comme aujourd’hui, cherchant quelque consolation à ma douleur, et lisant silencieusement le Traité de Platon sur l’immortalité de l’âme. Tout à coup Déménète elle-même entre et vient s’asseoir auprès de moi, dans l’attitude où vous voyez à présent Eucratide." Il montrait en même temps le plus jeune de ses fils, qui se mit à frissonner comme un enfant et devint tout pâle à ce récit. "Pour moi, reprit Eucrate, dès que je la vois, je la serre entre mes bras et je fonds en larmes. Mais elle, interrompant mes plaintes, m’adresse des reproches de ce que lui ayant fait une offrande de tout ce qui lui avait appartenu, je n’avais pas jeté dans le feu l’une de ses deux pantoufles, qui étaient d’étoffe d’or. Elle me dit que cette pantoufle était tombée derrière un coffre ; et, en effet, comme nous ne l’avions pas trouvée, nous nous étions contentés de brûler l’autre. Nous parlions- encore, lorsqu’une misérable petite chienne de Mélite, qui était sous le lit, se mit à aboyer, et ma femme disparut. Cependant la pantoufle fut trouvée sous le coffre, et on la brûla le lendemain.
Croyez-vous encore, Tychiade, que l’on doive refuser sa créance à des visions aussi claires, et qui se reproduisent tous les jours ? - Non, par Jupiter, lui répondis-je ; ceux qui ne voudraient pas y croire, et qui s’armeraient d’une telle impudence contre la vérité, mériteraient bien, comme les enfants, de recevoir des coups de pantoufle dorée sur les fesses."
En ce moment arrive Arignotus le Pythagoricien, aux longs cheveux, à l’air respectable. Tu te connais ; c’est un personnage renommé par sa sagesse et qu’on a surnommé le divin. En le voyant, je respirai ; je pensais, en effet, qu’il venait comme une hache pour saper tant de mensonges. "Ce sage, me disais-je en moi-même, va clore la bouche à tous ces conteurs de prodiges ; il me fait l’effet d’un dieu qui roule ici, comme on dit, sur sa machine : c’est la fortune qui l’envoie." Il s’assied, et Cléodème lui fait place : il demande d’abord des nouvelles du malade, et, apprenant d’Eucrate même qu’il se sentait mieux : " De quoi donc, dit-il, vous entreteniez-vous tout à l’heure ? En entrant, je vous ai entendu parler, et il m’a semblé que la conversation était parfaitement établie. - Que faire autre chose, reprit Eucrate, que de persuader à cet homme de diamant (il me montrait) qu’il y a des démons, des fantômes, des âmes des morts qui reviennent sur la terre, et se montrent à ceux qui le veulent ?" Ce discours me fit rougir, et je baissai la tête par déférence pour Arignotus. "Prenez garde, Eucrate, reprit-il, Tychiade, veut peut-être dire qu’on voit seulement errer les âmes de ceux qui sont morts d’une manière violente : par exemple, si un homme s’est pendu, s’il a eu la tête tranchée, s’il a été empalé, ou qu’il soit mort par tout autre moyen pareil ; mais qu’à l’égard des âmes de ceux qui sont morts naturellement, il n’en est point ainsi. Si c’est là ce qu’il dit, on ne doit pas tout à fait le rejeter. - Par Jupiter ! s’écrie Dinomaque, ce n’est pas cela du tout : il nie complètement ces faits et soutient que rien de tel ne s’est jamais vu.
Que dites-vous ? reprit Arignotus en me regardant de travers. Vous prétendez que rien de cela n’est possible, quand tout le monde, pour ainsi dire, atteste l’avoir vu ! - Vous plaidez ici ma cause, répondis-je ; si je ne crois pas, c’est que, seul entre tous, je n’ai pas vu ; si je voyais, je croirais comme vous. - Eh bien, reprit-il, si jamais vous allez à Corinthe, demandez où est la maison d’Eubatide, et, quand on vous l’aura montrée, près du Cranium, entrez-y, et dites au portier Tibius que vous voulez voir l’endroit d’où le philosophe pythagoricien Arignotus a chassé un démon, en faisant creuser une fosse, et savoir comment il a rendu la maison pour toujours habitable.
Qu’était-ce donc, Arignotus ? demanda Eucrate. - Cette maison, continua-t-il, était abandonnée depuis longtemps, à cause des frayeurs qu’elle inspirait. Si l’on venait s’y installer, on était frappé de coups, et forcé de s’enfuir, poursuivi par un fantôme effrayant et épouvantable. Elle tombait donc en ruine ; le toit était défoncé, et il ne se trouvait absolument personne qui eût le courage d’y demeurer. Aussitôt que j’en eus entendu parler, je prends quelques livres (j’en ai un grand nombre d’égyptiens, composés sur ces matières), et je me rends à cette maison, vers l’heure du premier sommeil, malgré les instances de mon hôte, qui, ayant appris mon dessein, s’efforçait de m’en détourner et me retenait presque par mes habits pour m’empêcher de courir à une perte qu’il croyait certaine. Pour moi, je me saisis d’une lampe, j’entre seul, je pose ma lumière dans la plus grande chambre, et je me mets tranquillement à lire, assis par terre. Bientôt le démon arrive, me prenant sans doute pour un homme comme un autre, et se flattant de m’effrayer aussi : il était sale, avec de longs cheveux, et plus noir que les ténèbres. Il se place devant moi, cherche de tous côtés à m’assaillir, afin de me vaincre, et se change successivement en chien, en taureau et en lion. J’emploie de mon côté le plus terrible de mes enchantements, je lui parle égyptien ; et, par la force de mon art, je le repousse dans le coin le plus obscur de la chambre ; puis, après avoir remarqué l’endroit où il avait disparu, je me repose le reste de la nuit. Le lendemain matin, lorsque tout le monde, désespéré, s’attendait à me trouver mort, ainsi que tous les autres, on fut on ne peut plus surpris en me voyant sortir. J’allai chez Eubatide lui annoncer la bonne nouvelle, qu’il pourrait désormais habiter sans crainte sa maison purifiée. Je le pris ensuite avec moi, et, suivi d’une foule de personnes attirées par cette aventure extraordinaire, je le menai à l’endroit même où j’avais vu le spectre s’abîmer. Je l’engageai à faire prendre à ses gens des bêches et des hoyaux, et à se mettre à fouiller. On le fit, et l’on découvrit à une brasse de profondeur un cadavre déjà ancien et qui n’avait plus que les os. Nous lui donnâmes la sépulture, et, depuis lors, la maison cessa d’être infestée par des fantômes."
Lorsque Arignotus, cet homme d’une sagesse divine, ce philosophe que tout le monde révère, eut raconté cette histoire, il n’y eut plus personne dans la compagnie quine m’accusât de la démence la plus complète, de ne vouloir pas croire à de pareils phénomènes, attestés par un Arignotus. Pour moi, sans redouter sa chevelure ni l’opinion qu’on avait de lui : "Eh quoi ! lui dis-je, Arignotus, êtes-vous donc aussi de ces hommes qui n’offrent que la seule espérance de la vérité, et qui sont pleins de fumée et de visions fantastiques ? Vous vérifiez ce proverbe : "Notre trésor n’est pas du charbon." - Eh bien, reprit-il, puisque vous ne croyez ni à mes discours ni à ceux de Dinomaque, de Cléodème et d’Eucrate, citez-nous donc un homme plus digne de foi sur cette matière et qui nous contredise complètement. Par Jupiter, lui répondis-je ; je vous citerai l’illustre citoyen d’Abdère, le fameux Démocrite : il était si fortement convaincu qu’il ne peut exister rien de semblable, que, s’étant enfermé dans un tombeau situé hors des portes de la ville, il y restait nuit et jour, travaillant à composer et à écrire ses ouvrages. Alors des jeunes gens, qui voulaient l’effrayer et rire à ses dépens, s’affublèrent de vêtements noirs, comme des morts, se mirent sur la figure des masques qui ressemblaient à des crânes, et vinrent danser en rond autour de lui, en faisant mille gambades. Mais le philosophe, sans se laisser intimider par leur déguisement, sans même lever les yeux sur eux, et continuant toujours d’écrire : "Trêve à vos plaisanteries," leur dit-il, tant il était fermement persuadé que nos âmes ne sont plus rien quand elles sont hors de nos corps. - Ce que vous dites là, reprit Eucrate, prouve que Démocrite était un homme sans jugement, s’il a pensé de cette manière.
Moi, je vais vous raconter un fait qui m’est arrivé, et que je ne tiens pas d’un autre. Peut-être, en l’entendant, Tychiade, serez-vous forcé de rendre hommage à la vérité de mon récit. Lorsque, dans ma jeunesse, je vivais en Égypte, où mon père m’avait envoyé pour m’instruire dans les sciences, il me prit envie de remonter le Nil jusqu’à Coptos, et d’aller de là voir la statue de Memnon, afin d’entendre ce son merveilleux qu’elle rend aux premiers rayons du soleil levant. Je l’entendis, non pas, comme le commun des hommes, rendre un son inarticulé ; Memnon lui-même ouvrit la bouche pour moi et me rendit un oracle en sept vers, qu’il serait inutile de vous réciter.
En remontant le fleuve, il se trouva parmi nous un citoyen de Memphis, l’un des scribes sacrés, homme admirable par son savoir et versé dans toute la doctrine des Égyptiens. On me dit même qu’il était resté pendant vingt-trois ans dans les sanctuaires souterrains, où Isis l’avait initié aux mystères de la magie. - Vous voulez parler de Pancratès, mon maître, dit Arignotus, un homme divin, rasé, vêtu de lin, toujours en méditation, parlant très purement le grec, fort grand, camus, les lèvres épaisses, et les jambes grêles ? - C’est bien lui, reprit Eucrate, c’est Pancratès ! D’abord j’ignorais quel il pouvait être ; mais, en le voyant, toutes les fois que le navire relâchait, faire une infinité de prodiges, monter à cheval sur les crocodiles, nager au milieu des bêtes farouches, qui s’inclinaient devant lui et le caressaient de leur queue, je reconnus que c’était un mortel sacré, je cherchai à me faire bien venir auprès de lui, et je parvins à m’insinuer dans son amitié au point qu’il me communiqua tous ses secrets. A la fin, il m’engage à laisser mes esclaves à Memphis et à le suivre seul, me disant que nous ne manquerions pas de serviteurs. En effet, voici ce que nous faisions.
Lorsque nous arrivions dans une hôtellerie, mon homme, saisissant la barre de la porte, un balai ou un pilon, lui mettait un habit, et, prononçant sur lui une formule magique, le faisait marcher et prendre par tout le monde pour un homme. Ce domestique allait nous puiser de l’eau, faisait la cuisine, rangeait les meubles et se montrait en tout serviteur intelligent et actif. Lorsque ensuite Pancratès n’avait plus besoin de ses services, par un second enchantement, il le rendait de nouveau balai, s’il avait été balai ; pilon, s’il avait été pilon. Quelque désir que j’eusse d’apprendre ce secret, je ne pus l’obtenir de l’Égyptien. Il s’en montrait, fort jaloux, quoique, dans. tout le reste, il en usât avec moi sans réserve. Un jour, cependant, caché dans un coin obscur, j’entendis, à son insu, la formule, magique. C’était un mot composé de trois syllabes. Pancratès sortit pour se rendre à la place publique, après avoir commandé au pilon ce qu’il avait à faire.
Le lendemain, pendant que mon Égyptien était occupé sur la place publique, je prends le pilon, je l’habille, je prononce les trois syllabes magiques. et je lui ordonne d’aller puiser de l’eau. Il m’en apporte une amphore toute pleine. "En voilà assez,"lui dis-je, "n’apporte plus d’eau, redeviens pilon." Mais le voilà qui refuse de m’obéir ; il continue d’apporter de l’eau et en remplit toute la maison. Je ne savais que faire : je craignais que Pancratès ne se fâchât à son retour, ce qui arriva, en effet. Je saisis donc une hache, et je coupe le pilon en deux. Aussitôt chaque morceau de bois prend une amphore et va puiser de l’eau. Au lieu d’un domestique, j’en avais deux. Sur ces entrefaites Pancratès revient, devine aisément ce qui s’est passé, et change en bois mes porteurs d’eau, comme ils étaient avant l’enchantement. Seulement, quelques jours après, il me laisse là sans que je m’en aperçoive et sans que j’aie pu savoir ce qu’il était devenu. - Et maintenant encore :, s’écria Dinomaque, vous savez donc encore faire un homme d’un pilon ? - Oui, vraiment, par Jupiter, dit Eucrate, ou du moins à moitié, car je ne pourrais pas le rappeler à la première forme, et, si j’en faisais un porteur d’eau, je courrais risque de voir ma maison inondée.
Ne cesserez-vous pas, dis-je alors, de raconter des absurdités pareilles, vous, des vieillards ? Si vous y tenez, remettez au moins à un autre temps, par égard pour les jeunes gens que voici, le récit de vos histoires incroyables ou effrayantes. Prenez garde de leur remplir la tête, sans le vouloir, de frayeurs et de fables étranges. Ménagez la jeunesse, et ne l’accoutumez pas à de semblables aventures, dont l’impression troublerait, pour tout le reste de la vie, la tranquillité de son âme et la rendrait pusillanime et superstitieuse.
A propos de superstition, dit Eucrate, vous me rappelez tout à point un trait singulier. Mais que vous semble, Tychiade, des oracles, des prophéties, de ces vers que récitent à grands cris des hommes inspirés par un dieu, de ceux que l’on entend sortir du fond du sanctuaire, ou que prononce la prêtresse pour révéler l’avenir ? Il est probable que vous n’y croyez pas davantage ? Eh bien, moi, je possède un anneau sacré, dont la pierre gravée représente un Apollon, et cet Apollon me parle ; mais je ne vous dirai pas cela, pour ne pas avoir l’air de me vanter de choses incroyables. Je me contente de vous raconter ce que j’ai entendu et vu dans le temple d’Amphiloque, à Malle, où la statue de ce héros a réellement conversé avec moi et m’a donné des conseils sur mes affaires ; puis, je vous rapporterai ce que j’ai vu à Pergame et entendu à Patare. Lorsque je revenais d’Égypte dans ma patrie, on me dit que l’oracle de Malle était le plus célèbre et le plus véridique, qu’il répondait clairement, mot pour mot, à ce qu’on écrivait sur des tablettes remises entre les mains du prophète ; je crus donc n’avoir rien de mieux à faire que d’éprouver l’oracle et de consulter le dieu de l’avenir."
Eucrate en était là, lorsque, voyant où il allait en arriver, et que ce n’était pas pour rien qu’il avait fait un si long prologue de tragédie sur les oracles, ne voulant pas d’ailleurs jouer le personnage d’un éternel contradicteur, je le laissai naviguant encore d’Égypte à Malle. Je sentais, du reste, que la présence d’un adversaire, qui réfutait tous leurs mensonges, ne leur était point agréable : "Je sors, leur dis-je, pour aller retrouver Léontichus, auquel j’ai quelque chose de pressant à communiquer. Pour vous, que les choses humaines ne peuvent satisfaire, priez les dieux de vous aider à raconter vos prodiges." Cela dit, je sortis. Je ne doute pas que, profitant de la liberté que leur laissait mon départ, ils ne se soient remis à leur régal et ne s’en soient donné à cœur joie de leurs mensonges. Voilà, mon cher Philoclès, ce que je viens d’entendre chez. Eucrate. Par Jupiter, je suis comme les gens qui ont bu trop de vin doux ; j’ai l’estomac chargé, et j’ai besoin de vomir. Je payerais volontiers fort cher un médicament qui eût la vertu de me faire oublier tous ces récits : je crains que ce souvenir, en séjournant dans ma mémoire, ne me joue quelque mauvais tour. Déjà je ne vois plus que fantômes, spectres, démons, Hécates.
PHILOCLÈS
C’est aussi, Tychiade, l’effet que m’a produit ta narration. Ceux qui sont mordus par des chiens enragés ne sont pas, dit-on, les seuls qui enragent et deviennent hydrophobes ; si celui qui a été mordu mord quelqu’un à son tour, cette morsure a le même effet que celle du chien et cause également l’hydrophobie. Tu as été mordu chez Eucrate par une foule de mensonges, et tu m’as communiqué ta morsure : tu m’as rempli l’âme de démons.
TYCHIADE
Rassurons-nous, mon doux ami ; nous avons un puissant antidote contre cette maladie ; c’est la vérité et la droite raison. Usons-en, et nous ne serons troublés par aucun de ces vains et ridicules mensonges.
L’athéisme dans les textes grecs
Marcus Tullius Cicéron raconta l’histoire suivante :
« On montra à un certain Diagoras, un athée, des tablettes peintes représentant des dévots qui avaient prié et survécu à un naufrage qui leur était arrivé ensuite. Sous-entendu : prier protège de la noyade. Diagoras demanda alors : « Où sont les portraits de ceux qui avaient prié et qui sont morts ? »
Critias (-460,-403) est le premier à écrire (du moins d’après les textes que nous possédons) une remise en cause fondamentale des religions. Le texte est un fragment de sa tragédie Sisyphe où il fait tenir au héros les propos suivants :
« Il fut un temps où la vie des hommes était sans règle, comme celle des bêtes et au service de la force, où les hommes honnêtes n’avaient nulle récompense, ni les méchants, non plus, de punition. Je pense que c’est plus tard que les hommes établirent des lois punitives pour que la justice fût reine sur le genre humain et qu’elle maintînt les débordements en esclavage : on était châtié chaque fois qu’on commettait une faute. Plus tard, encore, comme les lois empêchaient les hommes de mettre de la violence dans les actes commis ouvertement, mais qu’ils en commettaient en cachette, c’est alors, je pense, que, pour la première fois, un homme avisé et de sage intention inventa pour les mortels la crainte de dieux, en sorte qu’il y eût quelque chose à redouter pour les méchants, même s’ils cachent leurs actes, leurs paroles ou leurs pensées. Voilà donc pourquoi il introduisit l’idée de divinité, au sens qu’il existe un être supérieur qui jouit d’une vie éternelle, qui entend et voit en esprit, qui comprend et surveille ces choses, qui est doté d’une nature divine : ainsi, il entendra tout ce qui se dit chez les mortels et sera capable de voir tout ce qui se fait. Si tu médites en secret quelque forfait, celui-ci n’échappera pas aux dieux, car il y a en eux la capacité de le comprendre. »
Protagoras (-485, -420) fut le premier à exprimer une attitude que l’on qualifie aujourd’hui d’agnostique : « Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni s’ils sont, ni s’ils ne sont pas. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine ».
Héraclite (-544, -480), connu par ailleurs comme respectueux de la religion a écrit ce fragment qui donne une vision originale de la marche du monde : « Tout devient tout, tout est tout. Ce qui vit meurt, ce qui est mort devient vivant : le courant de la génération et de la mort ne s’arrête jamais. Ce qui est visible devient invisible, ce qui est invisible devient visible ; le jour et la nuit sont une seule et même chose ; il n’y a pas de différence entre ce qui est utile et ce qui est nuisible ; le haut ne diffère pas du bas, le commencement ne diffère pas de la fin. »
Selon Histoire de l’Athéisme, de Georges Minois, les présocratiques avaient une propension à l’athéisme. En effet pour Héraclite « le monde n’a été fait ni par un ni par des dieux, ni par des hommes ; il a toujours été, il est, et il sera ». Selon Claude Tesmontant, Parménide, qui assimile l’être absolu au monde, "est le père du matérialisme et des matérialistes, puisqu’il professe que le monde physique est l’absolu". Quant aux atomistes, tel Leucippe, son disciple Démocrite et plus tard Épicure, ils considéraient que les dieux existaient, mais qu’ils étaient fait d’atomes du même type que ceux qui constituent le monde et les humains. Les dieux ne se souciaient pas des hommes et les hommes n’avaient pas à se soucier d’eux ni à les craindre. Démocrite associe même la croyance religieuse à un phénomène psychologique provoqué par des illusions, phénomène qu’il faut démythifier. Donc soit les dieux sont confondus avec la nature (panthéisme), soit ils n’ont pas de pouvoir particuliers, ne sont pas à l’origine du monde et ne s’occupent pas des hommes. Beaucoup de philosophes pensent que ces présocratiques n’étaient donc pas à proprement parler athées, mais panthéistes. Toutefois l’absence totale d’un projet divin concernant l’homme et le monde détournent ces philosophes du sentiment religieux et de l’existence des Dieux tels qu’on se les représente dans la religion, et donc ces doctrines peuvent être taxées d’athéisme : « une sorte de consensus paraît réalisé chez les philosophes autour du panthéisme, dont certains aspects pourraient même être qualifiés d’athéisme, tant les dieux sont devenus insignifiants »
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Messages
1. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 10 septembre 2017, 07:55
Athéisme dans la Grèce antique
Avant le Ve siècle av. J.-C., une grande liberté de penser et d’expression est admise à Athènes. La religion officielle d’Athènes, pleine de dieux mythiques présents au quotidien par les oracles et le clergé des temples, est accompagnée de superstitions et de pratiques magiques. Les philosophes donnent souvent des explications matérialistes du monde qui serait constitué d’une matière unique (l’apeiron, le feu, la terre, les atomes, ou plusieurs éléments, suivant les auteurs) incréée et éternelle, dotée souvent d’une capacité d’organisation ou de vie, ce qui les rapproche d’un panthéisme, mais aussi, pour certains d’un athéisme tant la conception du monde peut être dégagée de tout Être. Les dieux du Panthéon sont relégués au rang de croyances populaires, de croyances nécessaires à l’ordre moral ou social, de simulacres explicables.
Héraclite : « le monde n’a été fait ni par un ni par des dieux, ni par des hommes ; il a toujours été, il est, et il sera. »
« Tout devient tout, tout est tout. Ce qui vit meurt, ce qui est mort devient vivant : le courant de la génération et de la mort ne s’arrête jamais. Ce qui est visible devient invisible, ce qui est invisible devient visible ; le jour et la nuit sont une seule et même chose ; il n’y a pas de différence entre ce qui est utile et ce qui est nuisible ; le haut ne diffère pas du bas, le commencement ne diffère pas de la fin. »
Parménide : « Le monde physique est absolu. »
Protagoras : « Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni s’ils sont, ni s’ils ne sont pas. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine ».
Critias : « Il fut un temps où la vie des hommes était sans règle, comme celle des bêtes et au service de la force, où les hommes honnêtes n’avaient nulle récompense, ni les méchants, non plus, de punition. Je pense que c’est plus tard que les hommes établirent des lois punitives pour que la justice fût reine sur le genre humain et qu’elle maintînt les débordements en esclavage : on était châtié chaque fois qu’on commettait une faute. Plus tard, encore, comme les lois empêchaient les hommes de mettre de la violence dans les actes commis ouvertement, mais qu’ils en commettaient en cachette, c’est alors, je pense, que, pour la première fois, un homme avisé et de sage intention inventa pour les mortels la crainte de dieux, en sorte qu’il y eût quelque chose à redouter pour les méchants, même s’ils cachent leurs actes, leurs paroles ou leurs pensées. Voilà donc pourquoi il introduisit l’idée de divinité, au sens qu’il existe un être supérieur qui jouit d’une vie éternelle, qui entend et voit en esprit, qui comprend et surveille ces choses, qui est doté d’une nature divine : ainsi, il entendra tout ce qui se dit chez les mortels et sera capable de voir tout ce qui se fait. Si tu médites en secret quelque forfait, celui-ci n’échappera pas aux dieux, car il y a en eux la capacité de le comprendre. »
Théodore de Cyrène, dit l’athée
2. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 11 septembre 2017, 08:13
« L’homme peint les dieux à son image. Chaque ethnie façonne ses Dieux à sa ressemblance. Les Ethiopiens les voient (les Dieux) camus et noirs, les Thraces, avec des yeux clairs et des cheveux roux… et si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains, ils peindraient leurs dieux comme des bœufs, des chevaux et des lions. »
Xénophane de Colophon
3. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 11 septembre 2017, 08:24
« Dieu veut-il prévenir le mal et ne le peut-il pas ? Alors il n’est pas tout-puissant, peut-il et ne veut-il pas alors il est malveillant.
Veut-il et peut-il, à la fois ? Alors d’où vient le mal ? Alors pourquoi l’appeler Dieu ? »
Epicure
4. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 14 septembre 2017, 10:11
« L’homme ordinaire tient la religion pour vrai, l’homme sage la trouve fausse et les chefs, utile. »
Sénèque
5. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 14 septembre 2017, 10:12
On demandait à Euclide : « Quelle est la nature des dieux ? »
Il répondit : « Je ne sais pas mais ce qui est sûr c’est qu’ils détestent les curieux ! »
6. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 15 septembre 2017, 06:55
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7. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 16 septembre 2017, 06:37
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8. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 17 septembre 2017, 06:21
Lucien :
– JUPITER. Mais on n’écrasera donc pas tous ces philosophes qui prétendent qu’il n’y a de bonheur que pour les dieux ? S’ils savaient tous nos ennuis à propos des hommes, ils ne nous croiraient pas si heureux avec notre nectar et notre ambroisie ; ils ne s’en rapporteraient pas à Homère, vieillard aveugle, espèce d’enchanteur qui nous appelle bienheureux, raconte tout ce qui se passe dans le ciel, et ne voyait rien de ce qui a lieu sur la terre.
source
9. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 29 septembre 2017, 06:40
Lucien, Dialogue des morts :
« Diogène : Dis-leur en général de faire trêve à leurs extravagances, à leurs disputes sur les universaux, à leurs plantations de cornes réciproques, à leurs fabriques de crocodiles, à toutes ces questions saugrenues qu’ils enseignent à la jeunesse. »
10. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 30 septembre 2017, 06:30
« L’homme grec » de Jean-Pierre Vernant :
« En Grèce (antique), il n’y a pas d’Eglise ni de clergé. Il n’y a aucun dogme ni de l’appartenance à une Eglise, ni de l’acceptation d’un ensemble de propositions posées comme vraies et échappant, par leur caractère de révélation, à la discussion et à la critique… Le Grec ne se trouve donc pas, à un moment ou à un autre, en situation d’avoir à choisir entre croyance et incroyance. »
11. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 13 octobre 2017, 13:36
Timée, de Platon :
« Tu ne seras donc pas étonné, Socrate, si, après que tant d’autres ont parlé diversement sur le même sujet, j’essaye de parler des dieux et de la formation du monde, sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement exact et sans aucune contradiction. Et si nos paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut s’en contenter et bien te rappeler que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes, et qu’il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables. »
source
12. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 19 novembre 2017, 09:33
Prométhée :
« Je hais tous les dieux ; ils sont mes obligés, et par eux je subis un traitement inique. »
13. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 21 novembre 2017, 10:44
Héraclite :
« Ce monde, aucun dieu ni aucun homme ne l’a créé, mais il fut toujours et il est il sera feu éternellement vivant, qui s’allume et qui s’éteint selon des lois. »
14. Les meilleurs écrits athées - Première partie - Ecrits de la Grèce ancienne contre les religions et les dieux, 4 décembre 2017, 07:16
"Epicure a dit : ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut,
ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant ;
s’il le peut et ne le veut, il est pervers ; s’il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ;
s’il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon père ?"
Anatole France / Les dieux ont soif, 1912