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Jenny, la femme de Karl Marx

jeudi 26 avril 2018, par Robert Paris

« Somme toute, il n’y a pas d’autre circonstance qui fasse naître davantage l’envie de bouleverser l’ordre établi que de regarder ce monde qui, en surface, semble si parfaitement plat et nivelé tout en sachant quel bouillonnement et quelle effervescence agitent l’humanité en profondeur. »

Lettre de Jenny Marx à Karl Marx

La femme de Karl Marx, Jenny : quel cœur, quel courage, quelle intelligence, quelle dignité, quelle grandeur jusque dans la vie de tous les jours !

Avertissement : la femme de Karl Marx, Jenny, (ne pas confondre avec Jenny Marx-Longuet, sa fille) n’était pas seulement la « douce moitié » du dirigeant révolutionnaire, pas seulement une femme amoureuse qui l’admirait et qui le soutenait dans les pires moments, mais elle était elle-même une révolutionnaire, elle-même une écrivain, une penseuse, une combattante, une battante dans la vie quotidienne, une passionnée. La meilleure manière de le comprendre, c’est de lire ses lettres.

Les premières témoignent surtout de son amour mais aussi de son engagement politique personnel.

Jenny Marx :

« Il n’y a pas de bonheur sans révolte contre le vieux monde »

« De manière générale, l’aspiration à renverser la situation existante ne vient jamais plus au jour que lorsque l’on regarde la surface à ce point plate et aplanie de ce monde, tout en sachant combien au fond l’humanité bouillonne et fermente… Ne sont-elles pas visibles partout, les traces du tremblement de terre et du sol miné, sur lequel la société a établi ses temples et ses boutiques ? Le temps, cette taupe, cessera bientôt, je crois, de fouir en souterrain, il y a bien eu déjà des éclairs annonçant l’orage. »

Jenny :

« Petit sanglier, comme je me réjouis de savoir que tu es heureux, que ma lettre t’a fait plaisir, que tu te languis de moi, que tu loges dans des pièces tapissées, que tu as bu du champagne à Cologne, et qu’il y a là-bas des clubs Hegel, que tu as rêvé, bref, que tu es mon chéri à moi, mon petit sanglier. »

Karl répondait :

« Mon coeur chéri, il y a effectivement bien des femmes dans le monde, et quelques-unes d’entre elles sont belles. Mais où trouverais-je un visage où chaque trait, chaque pli même, réveille les souvenirs les plus grandioses et les plus doux de ma vie ? »

Jenny Marx à Karl Marx (1839) :

Mon petit sanglier sauvage,

Comme je suis heureuse que tu sois heureux, et que ma lettre te rende gai, que tu aies envie de moi, que tu vive dans des chambres tapissées, et que tu boives du champagne à Cologne, et qu’il y ait des clubs Hegel, et que tu aies rêvé, et qu’enfin tu es à moi, mon chéri, mon cher sanglier. Mais pour tout cela, il me manque une chose : tu aurais pu me féliciter un peu pour mon grec, et tu aurais pu consacrer un petit paragraphe laudatif à mon érudition. Mais c’est que vous, Messieurs les hégéliens, vous ne reconnaissez rien, si ce n’est pas le summum de l’excellence pour vous, et je dois donc être modeste et reposer sur mes propres lauriers. Oui, mon chéri, je dois encore me reposer, hélas, et même sur un lit de plumes et des oreillers, et même cette petite lettre est envoyée dans le monde depuis mon petit lit.

Dimanche, je me suis aventurée dans une audacieuse excursion dans les pièces de devant - mais cela s’est avéré mauvais pour moi et maintenant je dois encore faire pénitence pour cela. Schleicher m’a dit tout à l’heure qu’il a reçu une lettre d’un jeune révolutionnaire, mais que celui-ci se trompe grandement dans son jugement sur ses compatriotes. Il ne pense pas qu’il puisse se procurer des actions ou quoi que ce soit d’autre. Ah, mon cher, cher chéri, maintenant tu t’engages aussi dans la politique. C’est en effet la chose la plus risquée de tous. Cher petit Karl, souviens-toi toujours que, ici, à la maison, tu as un amour qui espère et souffre et dépend entièrement de ton destin. Cher, cher chéri, comme je voudrais pouvoir te revoir.

Malheureusement, je ne peux pas et ne peut pas régler le jour pour le moment. Avant que je ne me sente bien, je n’aurai plus la permission de voyager. Mais je reste alitée cette semaine… Ce matin, très tôt, j’ai étudié dans le journal d’Augsbourg trois articles hégéliens et l’annonce du livre de Bruno !

A proprement parler, cher chéri, je dois maintenant te dire « vale faveque », car tu m’as seulement demandé quelques lignes et la page est déjà remplie presque jusqu’à la fin. Mais aujourd’hui je ne veux pas rester aussi strictement à la lettre de la loi et j’ai l’intention d’étirer les lignes demandées à autant de pages. Et il est vrai, n’est-ce pas, chéri, que tu ne seras pas fâché contre ta petite Jenny à ce sujet, et quant au contenu lui-même, tu dois garder à l’esprit que seul un fripon donne plus qu’il n’a. Aujourd’hui, ma petite tête bourdonnante et vrombissante est assez pitoyablement vide et elle n’a presque rien d’autre que des roues, des clapets et des moulins. Les pensées ont toutes disparu, mais d’un autre côté, mon petit cœur est si plein, si débordant d’amour et de désir ardent pour toi, mon infiniment aimé.

En attendant, n’as-tu pas reçu une lettre écrite au crayon envoyée par Vauban ? Peut-être l’intermédiaire n’est pas le bon, et à l’avenir je dois adresser les lettres directement à mon seigneur et maître.

Le commodore Napier vient de passer dans son manteau blanc. Son mauvais genre crève les yeux. Cela me frappe comme le ravin des loups dans le Freischuz, quand tout à coup l’armée sauvage et toutes les curieuses formes fantastiques la traversent. Seulement sur la misérable petite scène de notre théâtre, on voyait toujours les fils auxquels étaient attachés les aigles et les hiboux et les crocodiles - dans ce cas le mécanisme est simplement d’un genre un peu différent.

Demain, pour la première fois, Père sera autorisé à sortir de sa position contrainte et à s’asseoir sur une chaise. Il est plutôt découragé par les très lents progrès de son rétablissement, mais il donne vigoureusement ses ordres sans interruption, et il ne tardera pas à recevoir la grande croix de l’ordre des commandants.

Si je ne mentais pas si misérablement, je dirais que je serai bientôt prête à faire mon sac. Tout est prêt. Les robes et les cols et les bonnets sont dans un bel ordre et c’est seulement le porteur qui n’est pas en bonne condition. Oh, mon chéri, comment je continue de penser à toi et à ton amour pendant mes nuits blanches, combien de fois ai-je prié pour toi, je t’ai béni et imploré des bénédictions, et comme j’ai souvent rêvé de tout le bonheur qui a été et sera. - Ce soir, Haizinger joue à Bonn. Voulez-vous y aller ? Je l’ai vue comme Donna Diana.

Cher Karl, je voudrais vous en dire beaucoup plus, tout ce qui reste à dire, mais Maman ne le tolèrera plus, elle enlèvera ma plume et je ne pourrai même pas exprimer ma plus ardente ardeur, salutations aimantes. Juste un baiser sur chaque doigt et ensuite loin dans le lointain. Va-t’en, envole-toi vers mon Karl et appuie aussi chaudement sur ses lèvres que tu étais chaud et tendre en partant vers eux ; puis cessez d’être des messagers d’amour muets et lui murmurez toutes les minuscules, douces, secrètes expressions d’amour que l’amour vous donne - dites-lui tout - mais, non, laissez quelque chose à votre maîtresse.

Adieu, un et bien-aimé bien-aimé. Je ne peux plus écrire, ou ma tête sera tout dans un tourbillon [...] vous savez, et « quadrupedante putrem sonitu » etc, etc. - Adieu, votre cher petit homme des chemins de fer. Adieu, mon cher petit homme. - C’est certain, n’est-ce pas, que je peux t’épouser ?

Adieu, adieu, mon sweetheart.

Jenny Marx à Karl Marx (1844) :

Trèves, le 21 juin 1844

Tu vois, mon cher cœur, que je ne traite pas avec toi selon la loi et que j’exige œil pour œil, dent pour dent, lettre pour lettre ; je suis généreuse et magnanime, mais j’espère que mon apparition à deux reprises devant toi me rapportera bientôt un fruit d’or — deux ou trois lignes, dont mon cœur se languit, deux ou trois mots qui m’annoncent que tu vas bien et que tu te languis un peu de moi. J’aimerais tellement te manquer et t’entendre un peu me réclamer. Mais vite maintenant, avant que la cour quotidienne ne recommence, un bulletin à propos de notre chère petite ; car cette tierce personne est bien désormais la principale dans notre alliance, et ce qui est à la fois à toi et à moi est bel et bien le lien d’amour le plus intense. Après le voyage, la pauvre poupette était franchement mal et souffrante, et avait, en plus d’une raideur au bas-ventre, une indigestion en bonne et due forme. Il a fallu faire venir le gros porc, et sa décision fut de prendre une nourrice, vu qu’elle aurait du mal à se remettre avec une alimentation artificielle. Tu peux imaginer mon angoisse. Mais maintenant tout est passé ; la chère petite aux yeux malins tète magnifiquement une jeune nourrice en bonne santé, une fille de Barbeln, la fille du batelier qui a conduit papa si souvent. En des jours meilleurs, ma mère a souvent habillé la fille des pieds à la tête, lorsqu’elle était enfant, et quel hasard ! cette pauvre enfant à qui papa donnait chaque jour 1 kreutzer donne maintenant à notre enfant la vie et la santé. Il a été difficile de la sauver et maintenant elle est presque hors de danger. Malgré ce qu’elle a souffert, elle a l’air merveilleusement mignonne et elle est aussi blanche, délicate et transparente qu’une petite princesse. À Paris, nous ne nous en serions certainement pas sortis, et ce voyage rapporte déjà des intérêts en or. Qui plus est, je suis de nouveau auprès de ma pauvre mère si bonne, qui n’arrive qu’à force de luttes à se faire à notre séparation.

Chez les Wettendorf elle a été vraiment trop mal. Ce sont des gens trop frustes. Ah, si j’avais su, pendant l’hiver, comment allait ma pauvre mère ! Pourtant, j’ai souvent pleuré et gémi en pensant à elle, et tu as toujours été si indulgent et patient. Ce qu’il y a encore de bien avec cette nourrice, c’est qu’elle peut aussi faire office de bonne, qu’elle m’accompagnera volontiers et qu’elle se trouve avoir été en service trois ans à Metz, et qu’elle parle donc aussi français. Mon voyage de retour est donc pleinement assuré. N’est-ce pas que tout s’est arrangé heureusement ? Ma pauvre mère a maintenant trop de dépenses et est vraiment trop pauvre. Edgar la pille et écrit ensuite lettre insensée sur lettre insensée, se réjouit des révolutions qui approchent, du bouleversement de toutes les situations, au lieu de commencer par bouleverser la sienne propre, ce qui ne manque pas de susciter des commentaires et des piques désagréables dirigées contre la folle jeunesse révolutionnaire. De manière générale, l’aspiration à renverser la situation existante ne vient jamais plus au jour que lorsque l’on regarde la surface à ce point plate et aplanie de ce monde, tout en sachant combien au fond l’humanité bouillonne et fermente.

Mais laissons la révolution pour en revenir à notre nourrice. Je payerai la somme mensuelle de 4 thalers sur le reste de l’argent du voyage, ainsi que les médicaments et le médecin. Ma mère ne le veut pas, c’est vrai ; mais elle doit déjà supporter, pour se nourrir, plus qu’elle ne peut supporter. Autour d’elle, tout indique la gêne et pourtant reste décent. Les gens de Trèves sont vraiment excellents envers elle, et cela me réconcilie un peu. Du reste, je n’ai besoin de rendre visite à personne, car tout le monde vient me voir, et je reçois la cour du matin au soir. Je ne pourrais te les nommer tous. Aujourd’hui, j’ai envoyé promener le patriote Lehmann, qui du reste est foncièrement bon et craint seulement que tes études scientifiques de fond ne puissent souffrir là-bas. D’ailleurs j’apparais à chacun avec un air assuré, et mon apparence extérieure justifie aussi parfaitement cette assurance. D’abord, je suis plus élégante que toutes, et puis je n’ai jamais de ma vie eu l’air aussi florissant que maintenant. Sur ce point il y a unanimité. Et les compliments de Herwegh — « quand ai-je fait ma confirmation ? » —, se répètent sans cesse ici. Je me dis aussi, à quoi bon vivre chichement, cela n’aide personne à se tirer de la détresse, et les gens sont si heureux quand ils peuvent plaindre les autres. Malgré le fait que tout mon être et toute ma nature expriment satisfaction et plénitude, tout le monde espère que tu te décideras à prendre un poste fixe. Ô ânes que vous êtes, comme si vous étiez tous solidement établis. Je sais que nous ne reposons pas sur un roc, mais où y a-t-il aujourd’hui un sol ferme et constant ? Ne sont-elles pas visibles partout, les traces du tremblement de terre et du sol miné, sur lequel la société a établi ses temples et ses boutiques ? Le temps, cette taupe, cessera bientôt, je crois, de fouir en souterrain — à Breslau, il y a bien eu déjà des éclairs annonçant l’orage. Si seulement nous pouvions tenir quelque temps, jusqu’à ce que notre petite soit une grandette. N’est-ce pas ? rassure-moi à ce sujet, toi mon doux ange chéri, toi. Toi unique cœur chéri. Comme mon cœur était près de toi le 19 juin ! Comme il a battu fort et intensément vers toi.

Revenons-en à notre histoire et poursuivons. Ce n’est que le jour de notre anniversaire de mariage que notre petit bout de chou est allé mieux et qu’il a tété une nourriture fraîche et saine. Alors je suis sortie faire cette démarche pénible — tu sais où. Je portais ma belle robe de Paris et mon visage brillait d’angoisse et d’agitation. Lorsque j’ai sonné, mon cœur battait presque audiblement. J’étais complètement bouleversée. On ouvre, Jettchen s’avance, me tombe aussitôt dans les bras, m’embrasse et me conduit dans la pièce où ta mère et Sophie sont assises. Toutes deux m’embrassent également, ta mère me dit « tu », et Sophie me fait asseoir à ses côtés sur le sofa. Elle est dévastée à faire peur et ne pourra plus guère se remettre.

Et pourtant Jettchen est presque encore plus misérable. Il n’y a que ta mère qui soit florissante et en bonne santé, elle est la bonne humeur même, presque joyeuse et espiègle. Ah, cette jovialité, elle a quelque chose d’inquiétant. Toutes les filles ont été charmantes, en particulier la petite Caroline. Le lendemain matin, ta mère était là dès 9 heures, pour voir la petite. L’après-midi, Sophie est venue, et ce matin c’est Caroline qui a rendu visite à notre cher petit ange. Peux-tu imaginer un tel changement ? J’en suis vraiment heureuse, et ma mère aussi ; mais d’où vient ce changement soudain ? Ce que le succès peut faire ! ou plutôt, dans notre cas, l’apparence du succès, que je sais affirmer avec la tactique la plus subtile.

N’est-ce pas que ce sont des nouvelles dignes de ce nom ? Songe comme le temps court et emporte avec lui même les plus gros porcs, Schleicher ne fait plus de politique, il n’est même plus socialiste, c’est-à-dire écrivaillon de l’organisation du travail, etc. C’est à vous donner un haut- le-cœur, comme dit l’homme de Frankenthal. Mais il tient votre clique pour à moitié folle, tout en étant d’avis qu’il serait grand temps que tu attaques Bauer.

Ah, Karl, ce que tu fais, fais-le sans tarder. Et aussi donne-moi vite un signe de vie. Je suis choyée par l’amour maternel le plus tendre, ma petite est entourée de soins, tout Trèves est bouche bée, les yeux écarquillés, admire et fait la cour, et pourtant mon cœur et mes pensées sont tournés vers toi. Si seulement je pouvais te voir de temps à autre et te demander à quoi bon tout cela ? Ou te chanter : « Sais-tu quand viendra après-demain ? » Toi qui as bon cœur, comme je voudrais t’embrasser, de tels repas froids ne valent rien, n’est-ce pas, mon amour ? Lis donc la Triersche Zeitung, elle est très bonne maintenant. Comment est-ce que les choses se présentent chez toi ? Voilà déjà huit jours que je suis loin de toi. Même ici, avec un meilleur lait, il n’aurait pas été possible de guérir notre petite sans nourrice. Tout son ventre est abîmé. Aujourd’hui, Schleicher m’a assuré qu’elle était maintenant saine et sauve.

Ah, si seulement ma pauvre mère n’avait pas trop de soucis, et surtout à cause d’Edgar, qui n’utilise tous les grands signes de l’époque, toutes les souffrances de la société, que pour couvrir et embellir sa propre nullité. Maintenant reviennent les vacances, et encore une fois l’examen ne donnera rien. Ses travaux sont terminés. C’est impardonnable. Il faut que mère se prive de tout, et lui va gaiement à tous les opéras à Cologne, comme il l’écrit lui-même. Il parle avec la plus grande tendresse de sa petite sœur, de sa petite Jenny, mais je ne peux vraiment pas être tendre envers ce bavard.

Mon cœur chéri, je me fais souvent de gros soucis au sujet de notre avenir, que je sois proche ou loin de toi, je pense que je suis punie de la fierté et de l’assurance dont je fais preuve ici. Si tu le peux, rassure-moi à ce sujet. Tout le monde parle de revenu fixe. Je réponds alors avec mes joues roses, ma peau blanche, ma mantille de velours, mon chapeau à plume et ma coiffure de grisette. Cela fait le meilleur et le plus profond effet, et quand je suis abattue, personne ne le voit.

La petite est d’une blancheur si éclatante qu’elle fait l’étonnement de tous, si délicate et mignonne. Schleicher s’occupe très bien de la petite et est très gentil avec elle. Aujourd’hui, il ne voulait pas s’en aller, alors est arrivée la colère de Dieu, puis Reverchon, puis Lehmann, puis Poppey, et ainsi de suite. Hier est venue aussi la rainette Hundnarr, avec sa moitié à la peau parcheminée. Je ne les ai pas vus. Les tiens viennent juste de passer. Sophie aussi, dans le plus grand train. Mais avec quel. air misérable !!! —

Salue Siebenkäs et les Heine, si tu les vois. Je recevrai bientôt des nouvelles, n’est-ce pas ? As-tu le courage de chanter Le Postillon de Longjumeau ? Ne m’écris pas avec trop de rancœur et d’irritation. Tu sais comme tes autres articles ont produit plus d’effet. Écris soit en mode factuel et subtil, soit en mode humoristique et léger. S’il te plaît, mon cœur chéri, laisse la plume courir sur le papier, et même si elle devait trébucher et tomber, et avec elle une phrase, tes pensées restent debout tels des grenadiers de la vieille garde, si fermes dans leur honneur et courageux, elles aussi peuvent dire, comme eux, elle meurt, mais elle ne se rend pas. Qu’importe, si l’uniforme est débraillé et n’est pas ficelé aussi ferme. Comme c’est joli chez les soldats français, cet extérieur délié et cette légèreté. Pense à nos Prussiens faits au moule. Ça ne te fait pas frémir ? — Desserre le baudrier, donne de l’air à la cravate et au shako — laisse courir les participes et dispose les mots comme eux le veulent. Une telle armée n’a pas à marcher aussi droit. Et tes troupes entrent en campagne ? Bonne chance au général, à mon noir maître.

Adieu, cher cœur, unique amour de ma vie. Je suis en ce moment dans ma petite Allemagne avec tous les miens, la petite, ma mère, et pourtant mon cœur flanche, car tu n’es pas là, il se languit de toi, espère en toi et en tes noirs messagers.

Adieu !

Ta Schipp et Schribb

Jenny Marx à Karl Marx (1846) :

Mille mercis, mon bien-aimé Karl, pour ta longue et chère lettre d’hier. Comme j’attendais des nouvelles de vous tous pendant ces jours d’angoisse et de tristesse, quand mon cœur n’osait plus espérer, et combien de temps, combien de temps, mon sein languissant restait insatisfait. Chaque heure contenait en soi une éternité de peur et d’inquiétude. Vos lettres sont les seules lueurs de ma vie en ce moment. Cher Karl, je te prie de les laisser briller plus souvent pour moi et de me remonter le moral. Mais peut-être que je n’en aurai pas besoin plus longtemps, car la condition de ma chère mère a pris un tel tour pour le mieux que la possibilité de son rétablissement est devenue presque une probabilité. Cette fois, nous espérons tous que l’amélioration qui s’est opérée n’est pas illusoire comme c’est souvent le cas dans les affections insidieuses telles que les troubles nerveux. Elle récupère ses forces et son esprit n’est plus oppressé par les soucis et les peurs, réelles ou imaginaires. Je m’étais composé pour toute éventualité et, si le pire s’était produit, j’aurais dû trouver assez de réconfort et de consolation, mais néanmoins mon cœur est maintenant jubilant de toute la joie et de tout le ravissement du printemps. C’est une chose étrange à propos de la vie de quelqu’un que tu aimes. Il n’est pas si facilement abandonné. Vous vous cramponnez à chaque fibre de votre être et, lorsque la respiration de l’autre faiblit, vous sentez que ces fibres ont été coupées brusquement. Je crois que la reprise est en cours et qu’elle accomplira rapidement sa tâche. Maintenant, il s’agit de bannir toutes les pensées sombres tout en évoquant constamment des images joyeuses devant son esprit. Je dois maintenant penser à toutes sortes de contes qui doivent néanmoins avoir sur eux un semblant de vérité. Tout cela est plus difficile et n’est rendu plus facile que par l’amour que je porte à ma chère mère et l’espoir béni que, quand tout cela sera terminé, je pourrai m’accélérer de nouveau et vous rejoindre, ma chérie et ma chère, douce , petits. Restez en forme et bien, tous vous mes chers, et surveillez attentivement leurs douces petites têtes. Comme j’ai hâte de revoir les petits visages des enfants !

(…)
Une fois de plus, la manie de la réalité pratique est fermement en selle. Et quand des hommes comme Hess, qui ne sont, en fait, que des idéologues, n’ont en réalité pas de chair et de sang, mais une sorte d’abstraction, quand ces hommes paradent soudain la question du couteau et de la fourchette comme mission dans la vie, alors ils sont obligés de plonger le cou et la culture dans le fantasme. Hess va constamment se livrer à de faux projets tout en continuant à exercer une influence mystérieuse, inexplicable, magique et personnelle sur les faibles. Telle est en effet sa vocation : agir comme le prophète et le grand prêtre. Alors laissez-le aller à Babel-Jérusalem-Elberfeld s’il le veut. L’hullaballoo de Weitling au sujet de ses projets fantastiques est également tout à fait explicable. De même qu’il vient de la classe des artisans, il est forcément incapable de rien de plus élevé que d’annoncer des épisodes de consommation dans la poésie populaire, de même il n’est capable de rien de plus élevé que des entreprises malheureuses qui sont évidemment imprudentes. Il n’a aucun sens du ridicule, et quel fiasco cela aurait été en cette occasion. C’est maintenant évident pour tout le monde. Je suis heureux au-delà des mots, mon cher Karl, que vous gardez toujours vos esprits et continuez à maîtriser votre impatience et vos désirs. Comme je t’aime pour ton courage. Vous êtes mon mari, et je suis toujours reconnaissant pour cela ! Rester calme et lucide au milieu du tumulte et être en harmonie avec le temps ! Ce qu’il y a de plus répugnant dans cette insurrection mal placée, c’est que la misérable Prusse, avec sa mollesse et son pseudo-humanisme, est de nouveau acclamée par les idiots des Français et de tous ses admirateurs contre l’Autriche brute et brutale. Cet abrutissement avec le progrès est vraiment répulsif. Mais maintenant, mon bien-aimé Karl, je vais m’arrêter sur le sujet du progrès et m’étendre sur vous, mon cher maître. Comment allez-vous avec Stirner et quels progrès avez-vous faits ? Surtout, appliquez-vous à votre livre. Le temps défile inexorablement. Je suis moi-même assiégé par des enquêtes ici. Schleicher l’a déjà demandé à deux reprises et s’est plaint amèrement de la littérature qui vient à leur rencontre. Et c’est vrai, ils sont très mal lotis.

Ils ont tous à affronter Grun et Ruge et ne savent pas vers qui se tourner. Schleicher a demandé si le rabbin était par hasard Hess. Même Schleicher est prêt à avaler n’importe quoi. Mais il y a un trop grand manque de connaissance. Les faux prophètes ont tellement fait pour gâter le travail ....

Jenny Marx à Joseph Weydemeyer (mai 1850) :

Mr Weydemeyer à Francfort-sur-le-Main

Londres, le 20 mai 1850.

Cher Monsieur Weydemeyer,

…Les circonstances me contraignent à prendre la plume. Je vous prie de nous envoyer dès que possible les rentrées de la Revue, déjà encaissées ou attendues. Nous en avons besoin, grand besoin. Personne certainement ne peut nous reprocher d’avoir jamais fait grand état de ce que nous avons sacrifié et supporté des années durant, nous n’avons jamais ou presque importuné le public avec nos affaires personnelles, mon mari est très susceptible en la matière et il préfère sacrifier tout ce qui lui reste, plutôt que de se livrer à quelque mendicité « démocratique », à l’instar de ces grands hommes, de ces personnages officiels. Mais ce qu’il est en droit d’attendre de ses amis, surtout à Cologne, c’était qu’ils s’intéressent activement et énergiquement à sa Revue. Cet intérêt, il pouvait l’attendre là surtout où les sacrifices qu’il avait faits pour la Neue Rheinische Zeitung étaient connus. Au lieu de cela, l’affaire a été complètement gâchée par une gestion négligente et mal conduite, et on ne sait pas ce qui a été le plus néfaste, les lenteurs du libraire ou celles des gérants et amis de Cologne, ou plus généralement tout le comportement des démocrates.

Mon mari était presque écrasé par les soucis les plus mesquins de la vie de tous les jours, et d’une façon si révoltante qu’il a fallu toute son énergie et toute sa tranquille, sereine et calme confiance en lui pour qu’il garde le front haut au milieu de ces luttes de chaque jour, de chaque heure. Vous savez, cher Monsieur Weydemeyer, quels sacrifices mon mari a consentis à l’époque : il y a englouti des mille et des mille en espèces, il a endossé la responsabilité financière du journal, trompé par le bavardage de nos braves démocrates qui auraient dû, sans cela, répondre eux-mêmes des dettes, à une époque où il n’y avait déjà plus que peu d’espoir que l’affaire marche. Pour sauvegarder l’honneur politique du journal, l’honneur civique de ses amis de Cologne, il a pris toutes les charges à son compte, il a sacrifié sa machine, tous ses revenus ; en partant, il a même été jusqu’à emprunter 300 reichsthalers pour payer le loyer du local nouveau, les honoraires encore dus aux rédacteurs – et il a été expulsé de force.

Vous savez que nous n’avons pas gardé un sou pour nous, je suis allée à Francfort pour engager mon argenterie, la dernière chose qui nous restait. A Cologne, j’ai fait vendre les meubles, car je courais le risque qu’on saisisse notre linge et tout le reste. Quand commença la triste période de la contre-révolution, mon mari alla à Paris, je le suivis avec mes trois enfants. A peine installé à Paris, il est expulsé ; moi-même et mes enfants, on ne nous permet pas d’y séjourner plus longtemps. Je franchis de nouveau la mer pour le suivre. Un mois après, c’est la naissance de notre quatrième enfant. Il faut connaître Londres et les conditions de vie qui y règnent, pour savoir ce que c’est, trois enfants et la naissance d’un quatrième. Rien que pour le loyer, nous devions payer 42 thalers par mois. Nous avons pu régler tout cela sur ce qui nous restait de notre avoir. Mais à la parution de la Revue nos maigres ressources s’épuisèrent. Malgré ce qui avait été convenu, l’argent ne rentra pas, puis seulement par petites quantités, si bien que notre situation ici se dégrada de la façon la plus terrible.

Je ne vous dépeindrai qu’un seul jour de cette vie, tel qu’il s’est écoulé, et vous verrez que peu de réfugiés sans doute ont traversé semblables épreuves. Comme les nourrices demandent ici des prix exorbitants, je me décidai, malgré de terribles et constantes douleurs dans la poitrine et le dos, à nourrir mon enfant moi-même. Mais le pauvre petit ange suça avec mon lait tant de soucis et de peines silencieuses, qu’il était constamment malade, jour et nuit en proie à de violentes douleurs. Depuis qu’il est au monde, il n’a pas dormi une nuit d’affilée, tout au plus deux à trois heures. Ces derniers temps, s’ajoutèrent à ses malheurs de violentes convulsions, si bien que l’enfant oscillait constamment entre la mort et une misérable vie. Pendant ses douleurs, il tétait si fort que mes seins s’ulcérèrent et se crevassèrent ; souvent le sang coulait dans sa petite bouche tremblante. Voilà comment j’étais quand un jour, tout à coup, notre logeuse à qui nous avions versé au cours de l’hiver plus de 250 reichsthalers, et avec laquelle nous avions convenu, par contrat, de payer l’argent dû ultérieurement, non pas à elle, mais à son propriétaire, qui auparavant avait fait opérer une saisie chez elle, quand cette femme donc entra chez nous, déclara le contrat nul et non avenu, exigea les 5 livres que nous lui devions encore et comme nous ne les avions pas sous la main (la lettre de Naut arriva trop tard), deux prêteurs à gages pénétrèrent dans la maison et saisirent le peu que je possédais, lits, vêtements, tout, jusqu’au berceau de mon pauvre enfant, les plus beaux jouets de mes petites filles, qui étaient là en larmes. Ils menaçaient d’emporter le tout dans les deux heures – il ne me restait plus qu’à coucher à même le sol avec mes enfants transis, ma poitrine douloureuse. Schramm, notre ami, se précipita en ville pour chercher de l’aide, il monta dans un cabriolet, les chevaux s’emballèrent, il sauta de la voiture, et one nous le rapporta tout sanglant à la maison, où je me lamentais en compagnie de mes pauvres enfants tout tremblants.

Le jour suivant, il nous fallut quitter cette demeure, il faisait froid, le temps était pluvieux et le ciel couvert, mon mari nous chercha un logement, personne ne veut de nous quand on lui parle de quatre enfants. Enfin, un ami vient à notre secours, nous payons et je vends en toute hâte tous mes lits, pour payer pharmacien, boulanger, boucher, laitier, tous mis en émoi par le scandale de la saisie, et qui, d’un seul coup, m’assaillent de leurs notes. On descend les lits vendus devant la porte, on les charge sur une charrette – et qu’arrive-t-il alors , - C’était bien après le coucher de soleil, ce que la loi anglaise interdit ; le logeur entre chez nous accompagné de constables, prétend qu’il y a peut-être dedans des choses à lui, que nous voulons nous enfuir à l’étranger. En moins de cinq minutes, s’assemblent devant notre porte plus deux à trois cents badauds, toute la racaille de Chelsea. On rentre les lits, ce n’est que le lendemain matin après le lever du soleil qu’on put les remettre à l’acheteur ; quand nous fûmes en état, grâce à la vente de tout notre pauvre mobilier, de payer jusqu’au dernier liard, j’emménageai avec mes petits chéris dans les deux petites pièces que nous habitons actuellement au Deutsches Hotel, 1 Leicester Street, Leicester Square, où, pour cinq livres et demi par semaine, nous avons trouvé un accueil humain.

Pardonnez-moi, cher ami, de vous avoir ainsi dépeint, en long et en large, un seul jour de notre vie ici ; c’est manquer de discrétion, je le sais, mais ce soit mon cœur déborde dans mes mains tremblantes, et il fallait que je le vide devant l’un de nos plus anciens, de nos meilleurs et de nos plus fidèles amis.

Ne croyez pas que ces mesquines souffrances m’aient fait plier, je sais bien que notre combat n’est pas solitaire, et surtout que je fais encore partie des heureux, des privilégiés, puisque mon cher mari, le soutien de ma vie, est encore à mes côtés. Mais ce qui m’atteint jusqu’au plus profond de moi-même, ce qui me fait saigner le cœur, c’est que mon mari ait à endurer tant de mesquineries, alors qu’il aurait suffi de si peu pour le tirer d’affaire, et que lui, qui est venu en aide à tant de gens si volontiers et avec joie, se trouve ici si désemparé.

Mais, comme je vous l’ai dit, ne croyez pas, cher Monsieur Weydemeyer, que nous demandions rien à personne : si nous recevons une avance d’argent de qui que ce soit, mon mari est encore en mesure de la rembourser sur sa fortune. La seule chose que mon mari pouvait attendre de ceux à qui il avait maintes fois fourni des idées, de ceux dont il avait exalté le courage ou d’une plus grande énergie en affaires, d’un plus grand intérêt. Je peux l’affirmer avec fierté et sans crainte : on lui devait au moins ça. Je ne sais pas non plus si mon mari n’avait pas le droit de toucher dix sgr pour ses travaux. Je crois que, ce faisant, il n’escroquait personne.

J’en souffre. Mais mon mari n’est pas de mon avis. Jamais encore, même dans les moments les plus terribles, il n’a cessé de croire en l’avenir, il ne s’est jamais départi de l’humeur la plus gaie, et il lui suffisait de me voir gaie et de voir nos gentils enfants se presser autour de leur chère maman. Il ne sait pas que je vous ai dépeint notre situation avec tant de détails. Aussi ne faites point usage de ces lignes. Il sait seulement que je vous ai prié, en son nom, d’accélérer autant que possible, la collecte et l’envoi de l’argent. Je sais que vous ne ferez de ces lignes que l’usage que vous inspirera votre amitié pour nous, pleine de tact et de discrétion…

Peut-être ce mois est-il appelé à figurer dans l’histoire mondiale, à inaugurer, comme ses deux malheureux prédécesseurs, le combat gigantesque pour lequel, tous, nous nous tendrons à nouveau la main.

Adieu.

Et, malgré cette lettre, Jenny devait encore écrire ceci :

Jenny Marx à Joseph Weydemeyer (juin 1850) :

Londres, 20 juin 1850.

Cher Monsieur Weydemyer,

Mon mari est tout à fait étonné que vous ayez pu envoyer l’argent à Naut, tout comme le produit des numéros rouges à quelqu’un d’autre que lui.

Tout le système de diffusion de la Revue doit, bien sûr, être modifié. En attendant, mon mari vous fait demander de ne plus rien envoyer à Monsieur Naut, mais d’expédier tout ici, même la plus petite somme (en thalers prussiens). Les conditions de vie ici sont tout autres qu’en Allemagne. Nous logeons tous dans une seule pièce et un tout petit cabinet, six personnes au total, et payons plus qu’en Allemagne pour une très grande maison, et une rentrée, ne serait-ce qu’un reichsthaler, arrive avec un jour de retard. Ici, pour nous tous, la question est celle du pain quotidien. Ne comptez pas sur Monsieur Naut et consorts. Ensuite mon mari vous fait dire qu’il ne serait vraiment pas souhaitable que Lüning se charge de la critique le concernant ; une attaque vigoureuse soit, mais surtout pas d’approbation. D’ailleurs mon mari n’a jamais compté sur une critique en profondeur, mais sur la méthode qu’utilisent les journaux, quand il s’agit de revues et de brochures, et votre journal aussi le fait quand il veut faire connaître des ouvrages et les diffuser. Il en publie alors de brefs extraits significatifs. Cela demande peu de travail.

Bien le bonjour à votre chère femme et bien cordialement à vous,

Votre

Jenny Marx

Lettre de Marx à Engels :

Londres, le 19 novembre 1850,

Mon cher Engels,

Deux lignes seulement. Föxchen, notre petit est mort ce matin à dix heures… Si tu t’en sent le cœur, écris quelques lignes à ma femme. Elle est folle de douleur.

Ton Marx.

Lettre de Marx à Engels :

Londres, le 23 novembre 1850,

Mon cher Engels,

Ta lettre a fait beaucoup de bien à ma femme. Elle a subi un très grand choc et se trouve dans un état de nervosité inquiétant. Elle avait allaité le petit elle-même et, dans sa situation matérielle extrêmement difficile, elle l’avait fait vivre au prix des plus grands sacrifices. A cela s’ajoute l’idée que le pauvre enfant est victime de notre misère matérielle…

Ton Marx

Lettre d’Engels à Marx :

Manchester, le 25 novembre 1850

Mon cher Marx,

Je t’écris aujourd’hui uniquement pour t’annoncer que je suis encore dans l’impossibilité de t’envoyer la somme (deux livres) que dans ma lettre je te promettais pour aujourd’hui.

F.E.

Lettre de Marx à Engels, (4 septembre 1852) :

« Ma femme est malade, la petite Jenny est malade, Léni a une sorte de fièvre nerveuse. Je ne peux et je ne pouvais appeler le médecin, faute d’argent pour les médicaments. Depuis huit jours, je nourris la famille avec du pain et des pommes de terre, mais je me demande si je pourrais encore me les procurer aujourd’hui. »

Jenny Marx à Adolf Cluss à Washington (mars 1852) :

Londres, 30 Octobre 1852

Cher Mr Cluss,

Vous aurez suivi le procès monstre des communistes dans la Kölnische Zeitung. Au cours de la séance du 23 octobre, la chose a pris un tour si magnifique et si intéressant, si favorable à l’accusé, que nous commençons à regagner une partie de notre confiance. Comme vous pouvez l’imaginer, Marx est occupé jour et nuit et doit se jeter dans le corps et l’âme du travail. Cette surcharge de travail explique aussi que je comparaisse devant vous en tant que journaliste adjoint. L’ami proche de M. Willich, M. Dietz, maintenant aussi en Amérique, a réussi à se faire voler tous les documents, lettres, procès-verbaux, etc., etc. de la clique de Willich. Ils ont été produits par l’accusation comme preuve des activités dangereuses du parti.

Afin d’établir un lien entre ceux-ci et l’accusé, ils ont maintenant procédé, par l’imagination, à l’invention d’une connexion fausse entre mon mari et l’espion notoire Cherval. C’est ainsi que mon mari devint le pont, le lien faux, entre les théoriciens de Cologne et les hommes d’action, incendiaires et voleurs, à Londres. Stieber et l’accusation attendaient des merveilles de ce coup d’Etat. Il a éclaté comme une bulle. De nouveaux effets devaient être évoqués, d’où le tissu des mensonges à la séance du 23 octobre. Tout ce qui est rapporté par la police est faux. Ils volent, forgent, pénètrent dans des bureaux, se parjurent, portent de faux témoignages et, en même temps, revendiquent cette licence vis-à-vis des communistes, qui sont hors de la société ! Ceci et la façon dont la police, à son plus haut point, usurpe toutes les fonctions de l’accusation, repoussant Saedt au second plan et soumettant des bouts de papier non testés, de simples rumeurs, rapports et ouï-dire, comme des faits réels légalement prouvés, preuve, est vraiment ébouriffant. Nous devions fournir ici toutes les preuves de la falsification.

D’où mon mari a dû travailler toute la journée et tard dans la nuit. Les affidavits devaient être obtenus auprès des publicains, et l’écriture des prétendus preneurs de minutes, Liebknecht et Rings, officiellement authentifiés pour fournir la preuve de faux de la part de la police. Ensuite, chacune de ces choses a dû être copiée 6-8 fois et expédiée par les itinéraires les plus divers à Cologne, via Francfort, Paris, etc., puisque toutes les lettres à mon mari ainsi que toutes les lettres d’ici à Cologne sont ouvertes et détenu. Le tout est maintenant devenu une lutte entre la police d’un côté et mon mari de l’autre - ils lui reprochent tout, toute la révolution et même la conduite du procès. Finalement, Stieber a déclaré que mon mari était un espion autrichien. En retour, mon mari a regardé une lettre glorieuse, écrite par Stieber aux jours de la Neue Rheinische Zeitung, ce qui est vraiment accablant. Nous avons également découvert une lettre de Becker dans laquelle il se moque des imbécillités de Willich et de ses « conspirations militaires ».

Willich, par haine pour Becker, donna des instructions ici à Londres au témoin lieutenant Hentze, à qui il a jusqu’à présent reçu des aumônes. Bref, des choses vont se passer qui sembleraient incroyables si on ne les connaissait pas soi-même. Toutes ces affaires avec la police distraient le public, et par conséquent le jury, de la poursuite réelle des communistes, tandis que la haine bourgeoise des incendiaires affreux est paralysée par l’horreur inspirée par la vilenie de la police, - tellement que nous peut maintenant même croire en l’acquittement de nos amis. La lutte contre le pouvoir officiel, armée d’argent et de toute sorte d’armes, n’est évidemment pas sans intérêt et sera d’autant plus glorieuse que nous sortirons victorieux. Car de leur côté il y a de l’argent, du pouvoir et tout le reste, alors que nous étions souvent dans l’impossibilité d’obtenir le papier sur lequel écrire nos lettres, etc., etc.

La déclaration ci-jointe a été publiée aujourd’hui par Freiligrath, Marx, Engels et Wolff. Nous l’envoyons à la Tribune aujourd’hui. Vous pouvez également le publier.

Excusez-moi pour une lettre si confuse, mais moi aussi, j’ai eu un rôle dans l’intrigue et j’ai fait tellement de copies que mes doigts sont en feu. D’où la confusion. Votre essai dans le Turn-Zeitung a été très applaudi ici. Mon mari a trouvé ce premier jet pour la classe et le style, en particulier, exceptionnellement génial. Il y en a d’autres qui vous préfèrent dans une veine moins théorique et voudraient que vous restiez toujours le même vieux Cluss, humoriste et léger.

Nous venons de recevoir de Weerth et Engels des colis entiers remplis d’adresses commerciales et de lettres pseudo-commerciales afin que nous puissions envoyer les documents, lettres, etc.

Un autre scandale énorme vient d’arriver avec la Kölnische. Deux autres paquets sont expédiés à la fois aux adresses commerciales. Un bureau complet a été installé dans notre maison. Deux ou trois personnes écrivent, d’autres font des courses, d’autres échangent des sous pour que les écrivains continuent à exister et prouvent que le vieux monde officiel est coupable du scandale le plus scandaleux. Et entre temps, mes trois joyeux enfants [Jenny, Laura et Edgar] chantent et sifflent, souvent pour être durement dits par leur papa. Quelle agitation ! Adieu, cher monsieur Cluss, et écrivez bientôt à vos amis.

Avec la permission des plus hautes autorités,

Jenny Marx

Jenny Marx à L. Kugelmann (février 1866) :

Londres, le 26 février 1866

1 Modena Villas, Maitland Park.

Monsieur,

Mon pauvre mari est de nouveau couché depuis quatre semaines : il souffre beaucoup de son ancienne maladie et c’est dangereux ; je n’ai sans doute pas besoin de vous dire par quels graves et cruels soucis nous sommes tous passés durant ce temps. Au début janvier il avait tout juste entrepris de mettre son livre tout à fait au net pour l’impression et le recopiage progressait merveilleusement vite, de sorte que le manuscrit grossissait considérablement. Karl se sentait dans les meilleurs spirits [dispositions d’esprit] et il était heureux d’avoir enfin tant avancé : c’est alors qu’un anthrax lui vint brusquement, bientôt suivi par deux autres. Le dernier était grave et très tenace et si mal placé qu’il l’empêchait de marcher et de faire le moindre mouvement. Ce matin le sang commence à couler plus fort, ce qui a entraîné un peu de soulagement. Depuis deux jours, nous avons inauguré le traitement à l’arsenic dont Karl se promet de grands résultats. C’est vraiment terrible pour lui que d’avoir été interrompu et, la nuit, il ne cesse de parler en dormant de tel ou tel chapitre qui lui trotte par la tête.

Je lui ai apporté ce matin votre lettre au lit. Ces lignes pleines d’amitié lui ont fait grand plaisir et il m’a chargée de vous en remercier immédiatement de tout coeur à sa place, A tous ces maux s’ajoute le fait que sa présence serait en ce moment tout particulièrement nécessaire tant dans les débats sur le prochain Congrès de la Société internationale que dans les discussions sur la ligne et l’équipe rédactionnelle du nouveau journal ouvrier qui paraît désormais une fois par semaine à Londres sous le titre de Commonwealth et qui est l’organe du parti ouvrier nouvellement fondé (avec toutes les sociétés coopératives) ainsi que de l’Association internationale. L’inquiétude suscitée par tous ces problèmes contribue naturellement beaucoup à miner son état général. J’espère qu’au printemps il sera suffisamment remis pour pouvoir rendre visite à ses amis en Allemagne. Il s’en réjouissait tant !

Karl vous adresse ses cordiales amitiés et, en vous transmettant, sans avoir le plaisir de vous connaître, mes salutations, je reste

Votre dévouée,
Jenny Marx.

Jenny Marx à L. Kugelmann (mai 1871) :

Londres, le 12 mai 1871.

Cher Docteur,

(...) vous n’avez pas idée combien ce qui s’est passé en France nous a fait souffrir, mon mari, les filles et moi-même. D’abord l’effroyable guerre et à présent la deuxième siège de Paris bien plus effroyable encore. La mort de Flourens, brave entre les braves, nous a tous profondément atteints et à présent la lutte désespérée de la Commune à laquelle participent tous nos plus vieux, tous nos meilleurs amis. Le manque de direction militaire, la méfiance fort naturelle envers tout ce qui venait de « l’armée », l’immixtion importune des journalistes, de héros du verbe, tels Félix Pyat, les zizanies qui en résultaient nécessairement, l’irrésolution et les actions contradictoires - tous ces défauts, inévitables dans un mouvement jeune et d’une telle audace auraient été certainement surmontés par le noyau d’ouvriers conscients, pleins d’abnégation et de capacités, mais je crois qu’à présent tout espoir est perdu depuis que Bismarck, payé par l’argent allemand, livre aux canailles françaises du parti de l’ordre dont chacune incarne un crime bourgeois infâmes, non seulement tous les prisonniers, mais aussi tous les forts. Nous allons vers une seconde bataille de Juin...

Dès que le Maure aura terminé son Adresse pour l’Internationale il vous écrira...

Jenny Marx

Correspondance de Jenny Marx : in english

Œuvre de Jenny Marx :

Critique théâtrale (in english)

• Short Sketch of an Eventful Life (1865–1866)

• Aus der Londoner Theaterwelt. In : Frankfurter Zeitung und Handelsblatt, Frankfurt am Main, No. 328, November 21, 1875

• Londoner Saison. In : Frankfurter Zeitung und Handelsblatt, Frankfurt am Main, No. 95, April 4, 1876

• Englische Shakespeare-Studien. In : Frankfurter Zeitung und Handelsblatt, Frankfurt am Main, No. 3, January 3, 1877

• Shakespeares "Richard III" im Londoner Lyceum-Theater. In : Frankfurter Zeitung und Handelsblatt, Frankfurt am Main, No. 39, February 8, 1877

• Vom Londoner Theater. In : Frankfurter Zeitung und Handelsblatt, Frankfurt am Main, No. 145, May 25, 1877

• Die hervorragendesten Persönlichkeiten der englischen Salonwelt. In : Der Sprudel. Allgemeines deutsches Bade-Journal, Wien, IX. Jg., No. 3, May 18, 1879

• Irving at home. In : Der Sprudel. Allgemeines deutsches Bade-Journal, Wien, IX. Jg., No. 7, June 23, 1879

Le monde du théâtre de Londres par Jenny (in english)

Le portrait de Jenny par wikipedia

Quand la bourgeoisie voulait faire crever de faim autant qu’étouffer sous les calomnies le révolutionnaire Karl Marx…

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