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Révolution des esclaves en Martinique

vendredi 5 octobre 2018, par Robert Paris

Révolution des esclaves en Martinique

Racontée dans « Texaco » (le nom d’un quartier noir populaire de Saint-Pierre) par le martiniquais Patrick Chamoiseau :

1635 : La France prend définitivement possession de la Martinique ; elle y érige un Fort autour duquel se bâtira la ville de Saint-Pierre.

1667 : Construction du Fort-Royal qui entraînera l’apparition d’une seconde ville : Fort-de-France. C’est autour de celle-ci qu’apparaîtront nos grands quartiers populaires.

1680 : Importation massive d’esclaves africains noirs

1848 :

27 avril : Décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises

22 mai : Révolte des esclaves dans la ville de Saint-Pierre, forçant le Gouverneur de la Martinique à décréter l’abolition de l’esclavage avant l’arrivée de la décision officielle.

1853 : Les anciens esclaves refusent de travailler dans les champs et vont s’installer sur les hauteurs. On veut les remplacer : arrivée des premiers travailleurs indiens (Koulis) à la Martinique. Ils seront suivis d’Africains et de Chinois, et, plus tard (1875), de commerçants syro-libanais (Syriens).

1902 : Eruption de la Montagne Pelée qui détruit la ville de Saint-Pierre. Plus de 30.000 morts. Exode massif vers Fort-de-France où apparaissent les premiers quartiers populaires.

1959 :

20-21 décembre : Emeutes à Fort-de-France.

« Mon Esternome navigua dans ce monde-là, environné d’un océan de mulâtres, de békés-goyaves et de blancs-France industrieux. Békés et blancs-France se mouvaient en carrioles, mangeaient-manger en haut des restaurants, menaient parades sur les marches du théâtre ou de la cathédrale dont le blanc crémeux décomposait les ombres. Ils restaient dans les quartiers de Fonds Coré, autour du Fort et de la paroisse de l’Ex-voto où fleurissaient charge d’affaires religieuses. Ils parlotaient dans des loges et dans des clubs fermés. On les voyait prendre le serein sous les tamariniers de la place Bertin. On les voyait, alentour de la fontaine Agnès, goûter la mélodie des orchestres de marine. Ils s’ouvraient les trous-nez sur les iodes mèdecinales ou contemplaient béats les tritons cracheurs des eaux de la montagne…

Dans leur ombre, maniant le droit, parole et doléances, grouillaient les grands mulâtres qui s’habillaient comme eux, marchaient comme eux, mangeaient, bougeaient les fesses comme eux, et qui les détestaient, et qui guignaient leur place dans les maisons en bois précieux ou bien en pierre de taille. Les mulâtres menaient politique. Ils cueillaient les postes possibles dans l’administration. Békés et blancs-France, cœur pris d’une vieille surprise, les avaient vus surgir sans prophétie ni prévision. Les mulâtres avaient levé le front, arraché la parole. Ils s’étaient organisés en cercles, en comités, en associations. Ils avaient investi les loges maçonniques. Fort de leur nombre grandissant et de leur moitié blanche, ils avaient raflé l’aubaine qui pouvait l’être, dénoncé l’oppression malgré les bannissements. On disait même que dans le temps d’une Révolution répercutée de France sur le dos d’une cocarde, un gouverneur avait embrassé l’un d’eux en signe d’amitié. Depuis, les mulâtres avaient encore engrangé de l’orgueil. La terre avait du mal à les porter. Ils vénéraient les livres ramenés de France par les goélettes. Ils se réunissaient en pompes studieuses pour lire les journaux, les commenter, écrire dans un joli français des choses qui torturaient le bon-ange des planteurs. Leurs marmailles apprenaient l’abc chez des abbés bizarres ou chez de vieux mulâtres revenus d’un voyage sous une toison de science quelque peu insolente. Contre la férocité békée, ils dressaient l’éternité généreuse de la France, Ô mère bonne perdue dans l’horizon et gonflant tous les cœurs…

C’était un mulâtre politisé, bon vivant mais liseur de journaux, adorateur d’un autre mulâtre nommé Bissette exilé par les békés après la parution d’un petit livre à la peau rouge. Passé minuit, le mulâtre politisé (bien qu’il soit très peau-blanche, on le criait Chabin car son cœur était nègre) réduisait la flamme huileuse des quinquets, bouclait la porte, réclamait une paix-là, et portait son libelle fripé comme une hostie entre les tables. c’était un opuscule non signé, d’environ trente-deux pages imprimées à Paris. Le mulâtre politisé n’en ânonnait jamais autre chose que le titre : « De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises ». Pour lui, ce texte de Genèse renfermait des choses terribles que craignaient les planteurs, les blancs-France, les rois, les militaires et le reste du monde. La voix des mulâtres s’était élevée là-dedans pour la toute première fois, réclamant l’égalité avec les blancs, chantant la liberté universelle. Depuis, du fin fond des galères, dessous les pendaisons ou au mitant des fers, dans les îles anglaises ou du haut des tribunes de la bonne terre de France, elle ne s’était jamais plus arrêtée. C’est quoi, sermonnait le mulâtre politisé, c’est du papier ou de l’Histoire en marche ?...

La richesse des plantations avait créé cette ville, nourri avec les miettes de son passage les milliers de personnes qui des esclaves de terre ne savaient que peu de choses et s’en foutaient d’autant… La ville était d’antan, solide, épaisse. Elle offrait peu de place à ses rues, sauf celle de Victor-Hugo qui allait large et fière. La ville était jaune, grise, moussue, mouillée dans ses ombres, elle gloussait l’eau souterraine des mornes. Au nord, la ville était plus fraîche. Côté du Fort, elle déployait un lélé de ruelles et de marches en gringole vers la mer. En son milieu, la ville grouillait des faiseurs de commerce, des dockers du mouillage saisis sous la chaleur des mornes gobeurs de vent. Là, un senti de rhumerie, ici une vapeur de fonderie, sur ce bord la cadence martelée des nègres tonneliers musiciens des marteaux. Au sud, la haute cathédrale touchant d’une ombre bénite des fabriques de mulâtres…

Ceux-là, ces nèg vendeurs, ces femmes-nèg à paniers, ceux du port, ceux qui babillaient à la Roxelane auprès des toiles célestes, qui musiquaient en casino et dansaient toute la nuit, qui contribandaient la contrebande, ou bien qui vouaient à leur travail une sorte de culte sacré, n’avaient que peu de chances. L’En-ville était la part des békés-magasins et des blancs-France à bateaux. Les mulâtres (en vérité, mon Esternome disait « milâtes », alors tu vas le prendre comme ça maintenant) y mouvementaient raides afin d’élargir la faille. Mais, c’était déjà clair, malgré leurs grands discours et leurs tapes sur l’épaule, les milâtes pour l’instant, à l’instar des lucioles, n’apposaient la lumière qu’aux ambitions de leur seule âme…

Le dimanche voyait descendre les esclaves de terre. Billets de route en poche, ils venaient vendre au marché du Mouillage les grappes de leurs jardins. De paniers d’ignames, de pattes-bananes, de dachines, de pois-sentis, de poule-paille et cochons-planches, ils étouffaient le port. Les hommes avaient passé leur toile blanche, chemisettes et pantalons rayés à gros boutons d’argent ou ornés de petites pierres colorées. Un chapeau plus ou moins fatigué leur protégeait les yeux. Sur leur nuque ainsi dégagée s’étageaient les plis d’un foulard de madras ou de belle toile jaune rouge. Les femmes arboraient leurs bijoux de régale, anneaux, colliers, bracelets de coquillages, d’écailles de tortue ou de perles de lambi. Chemisette blanche et longue cotonnade relevée d’un côté. Leurs cheveux enveloppaient une calende de madras dont les bouts imitaient les feuilles du chou sauvage. A leur cou, à leur taille, à leurs poignets, à leurs chevilles, frémissaient des rubans-toutes-couleurs qui les transformaient, au vent de la jetée, en des lianes chargées de longues fleurs impatientes.

Nègres libres et milâtes d’après-messes descendaient à cette fête, quelques blancs-France aussi et des lots d’ouvriers blancs amateurs de négrittes…

Les nèg-de-terre (ou nèg-en-chaînes) détestaient les Libres. Ils les enviaient aussi, louchaient sur leurs bijoux. Et ils imitaient tant que, sans l’interdiction de porter des chaussures, plus d’un esclave en goguette de dimanche eût pu être pris pour un nègre libre en promenade d’après-messe.

La vente des produits permettait aux nèg-de-terre (ou nège-en-chien) d’espérer racheter leur liberté. Elle leur permettait surtout d’acquérir des signes d’élégance. Aux abords des vagues, ils plumaient la volaille, débitaient au coutelas des cochons pas très gras…

En fin d’après-midi, passé l’effervescence, les nèg-de-terre (ou nèg-pas-bon) se mettaient à rôder dans les rues de l’En-ville, zieutant avec l’air de ne pas y croire les façades de pierres. Ils guettaient le jeu des persiennes derrière lesquelles d’antiques békées les injuriaient à mort. Ils dépensaient leurs sous en douceurs de marchandises, en confiseries, en pain-wobé. Ils couvraient les boutiques qui demeuraient ouvertes à l’effet de rallier leurs descentes. Ils y plongeaient à la mouche-sur-sirop, achetant ci, gagnant ça, oh ça c’est bel donne-moi… Enfin, ils gagnaient les tripots qui les acceptaient le temps d’une gorgée, d’un battement de cartes, d’une roulade de dés. Certains, vicieux à ces jeux-là, ruinaient salement qui croyait les ruiner.

Sur la place du marché, les autres demeuraient comme des images de semaine sainte, à guetter les trappistes pourvoyeurs de babioles… Ils zieutaient sans bouger, dos posé contre la mer, cette présence de l’En-ville. Ville haute. Ville massive. Ville porteuse d’une mémoire dont ils étaient exclus. Pour eux, l’En-ville demeurait impénétrable. Lisse. Ciré. Que lire dans ces fers forgés ? Ces volets de bois peint ? Ces grosses pierres taillées ? Ces parcs, ces jardins, tous ces gens qui semblaient en manier les secrets ? (…)

Dans ce marché des esclaves… les gendarmes patrouillaient à travers leurs paniers, une méfiance dans la mine. Pourtant, il n’y avait pas là de guerriers en conquête, mais de simples rôdeurs à l’en-bas des murailles où se ramassent les miettes. L’En-ville les fascinait. Ils semblaient guigner ce phénomène comme imprenable, et la pavane des nègres libres ne parvenait jamais à les en dissuader.

Esternome mon papa disait à Bonbon : « Ou pé pran’y ! Fok nou pran’y, sé la tij manyok-la yé… ! » (La ville : tu peux la prendre, il faut la prendre, c’est ici que tout se décide…) mais le nègre hilare semblait ne pas entendre. Mon Esternome, qui chercha si longtemps, fut surpris par la suite, quand l’abolition fut à prendre des mains du gouverneur, de les voir lancés comme une eau de déluge, en vagues de coutelas, en écumes de colères, immolant cet En-ville d’une exigence furieuse…

Les nèg-de-terre marchaient vers la liberté par des voies bien plus raides que celles des nègres marrons. Plus difficiles, je te dis : leur combat portait le risque de la plus basse des fosses, là où sans contre-cœur tu acceptes ce qu’on a fait de toi. Les nègres marrons rompaient l’affrontement, mais les nèg-de-terre restaient en ligne, se maintenaient tant bien que mal en surface de la boue, un peu comme les chapeaux-d’eau du marigot aveugle, tenir, tenir et sabler ton fond de cœur d’une liberté profonde, sans grands gestes, juste comme la graine sèche gagne à dos de pluies les joy terres alluviales. Tu comprends ? s’inquiétait mon vieux nègre.

Je ne sais pas si jamais je compris, mais mon Esternome (le reste de sa vie en donnerait l’exemple) avait perçu ceci : entre les hauteurs d’exil où vivaient les békés, et l’élan des milâtes en vue de changer leur destin, les nèg-en-terre avaient choisi la terre. La terre pour exister. La terre pour se nourrir. La terre à comprendre, et terre à habiter. Quand les békés brassaient des hectares de cannes à expédier ailleurs, eux décomptaient l’igname aux bords des canaris. Quand les milâtes hurlaient des droits, dégagaient des principes et guettaient moyen d’embarquer vers la France, eux dénouaient les feuillages, décodaient les racines, épiaient les derniers caraïbes dans leur combat avec la mer. C’est pourquoi ils surent avant tout le monde, eux qui vivaient la mémoire de ce lieu, que la montagne pataude qui surplombait Saint-Pierre était en réalité une bête matador.

Mais mon papa Esternome ne savait pas que l’Histoire accélérée par les milâtes allait soulever tout le monde des ancrages de cette terre. Que tous, devenus gibiers fous, nous volerions vers l’envie pleine de devenir français. Si bien qu’en semaine quand il retrouvait Jean-Raphaël autour d’une table de cabaret parmi de petits milâtes, ouvriers ou boutiquiers prospères, et qu’il les voyait rêver de 1789, des apparitions de la République dans cette grande terre de France, quand il les écoutait lire à voix religieuse « Le Courrier des Colonies » où le nommé Bissette dénonçait les planteurs, qu’il les entendait nommer Victor Schaoelcher dans un rituel d’invocation, et qu’enfin, juste avant de lever leur bol de vin choisi, s’exclamer tout soudain : « La monarchie est condamnée, la Liberté arrive ! La Liberté arrive !... Elle nous viendra des grandes traditions de la France !... » - lui se levait, mon Esternome oui, en son français pas très vaillant, se levait afin de déclarer dans un silence qui à la longue se fit plus rare : Non, Messieurs et directeurs, la liberté va venir des nègres de terre, de la conquête de cette terre-là…

En plein dimanche de marché-nègre, tandis qu’un paquebot débarquait dans la rade un béké fou se disant Directeur – la foule amassée reconnaissait le bougre à mesure qu’il parlait : un dénommé Husson – ce dernier déclarait, dans la consternation ou dans la joie environnante, qu’il y avait eu le 24 février de cette année 1848 (seul chiffre calendaire dont mon Esternome se souvint toute sa vie, ayant repris bien vite sa manière de décompter le temps avec les souvenirs des déveines collectives), une révolution à barricades en trois fois une journée et une invraisemblable enfilade de banquets. Cette révolution avait renversé, disait-il, la monarchie d’un certain Louis-Philippe. Husson disait aussi (et cela provoqua dans les rues de Saint-Pierre, dans les hôtels, dans les cellules de l’orphelinat, les vérandas d’habitation, les bureaux sombres des négociants et les milliers de boutiques, un vent soufflant d’hystérie larmoyante) que la liberté des esclaves était décrétée de manière implicite : que chacun, universellement, hormis l’engeance des femmes, pourrait toucher aux joies des votes électoraux. La nouvelle prit courir en course. Les nègresclaves se mirent à voltiger cochons, poules, paniers, à piéter sur ignames, à danser comme zoulous en s’embrassant content. La place Bertin fut aussi envahie de milâtes, de nègres libres, de békés rouges allant-venant sur des chevaux au poil noyé. Des misiciens sortirent des clarinettes et des violons, des pipeaux et des fers à coulisses, on vit bomber des tambours militaires sous de gros nègres batteurs, des mains grasses firent s’élever sept sons de cœur vaillant.

Etrange carnaval en vérité : la joie du lundi gras se mêlait aux larmes du mercredi des cendres. Une longue cohue emporta l’Annonciateur au fond des salons acajou de l’En-ville. Les rues demeurèrent à la rumeur de liberté, de France éternelle, de générosité métropolitaine, le tout scandé par des coups de feu, des bouteilles brisées, des joies malades devant lesquelles gens d’armes et militaires déployés restaient cois. Du calme du calme, tout cela reste à confirmer, y’a rien d’officiel bandes de singes…

Le 4 mars Victor Schœlcher avait convaincu Arago d’abandonner toutes mesures transitoires en vue de l’abolition de l’esclavage, et que ce dernier avait publié un décret disant, entre autres, que « Nulle terre de France ne peut porter d’esclaves »…

En revenant d’En-ville, mon Esternome ramenait aux nèg-de-terre les rumeurs et les nouvelles. Il leur ramenait aussi les rumeurs à propos des nouvelles. Et il enfilait tout cela comme des graines-job sur un fil de milans. La municipalité de Saint-Pierre, et Pory-Papy espécialement, avait supprimé toute surveillance des canots par lesquels des esclaves gagnaient chaque jour les îles anglaises. Le conseil municipal avait aussi rayé du monde la sinistre Compagnie des Chasseurs de la Martinique qui traquait les marrons avec des méchancetés. Il leur annonça (à eux, assis autour de lui comme autour d’un conteur) pour la fin d’avril, l’arrivée d’un Packet. Ce bateau charriait la liberté dans les poches d’un commissaire de la belle République…
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Sous les ombrages de la place Bertin, ils attendirent le bateau en question. le Packet ne débarqua qu’un équipage malade, des négociants, quelques militaires, puis la nouvelle que Schœlcher l’abolitionniste était nommé sous-secrétaire d’Etat à la Marine et aux Colonies. A cette annonce, Ninon dansa avec tout le monde…

Le commissaire de la République, expliquait Ninon, annoncé sur le prochain Packet, celui du 10 mai, va ramener-venir la liberté, et il va distribuer toutes les terres, tu comprends, partager toutes les terres pour nous tous, alors je veux être là pour prendre ma part…

Sur l’habitation, les nègres à force d’attendre épuisaient leur patience. Ils criaient pour un rien. Se gourmaient entre eux-mêmes, poussaient d’agressifs tambouka auprès de la Grand-case. Ils injuriaient le commandeur dès qu’il pointait le bout de son nez jaune. Ils sirotaient la nuit. Ils dansaient la journée. Ils chantaient leurs envies, gémissaient leurs angoisses. Malgré l’absence d’un nègre de Force, ils imploraient les esprits de barrières de les laisser passer. A l’avant-jour, durant la sainte semaine, le béké (tout rouge, maigrezo, avec une voix négresse) venait les sermonner, les exhorter au travail et pour finir les injurier « An kounia manman zor… » Mon Esternome les vit, malgré cela, repousser d’ultimes appels du commandeur derrière sa conque-trompette.

Voulant prendre leur serrage, le béké embaucha une quinzaine de nègres libres, en dèche dans les rues de Saint-Pierre. Il promit à chacun d’eux une paye de sénateur. Ceux-ci débarquèrent de bonne heure, et, en file prudente derrière le commandeur, se faufilèrent en direction des tâches d’urgence. On les aperçut à temps. On rameuta les cases d’une injuriée de boue que les nèg-terre, éjectés de leurs rêves, reprirent en gras. Les nègres libres avançaient toujours malgré leur cacarelle. Alors, excusez, mon Esternome de papa, torse nu, en caleçon, pieds au vent, leur envoya une brutale qualité de français. Epouvantés, les journaliers-marrons prirent l’envol au grand désespoir du béké. Ce matin-là, les nèg-terre portèrent mon Esternome en triomphe jusqu’à la case de Ninon…

La phrase française de mon Esternome avait été : « Si auquel que vous coupez la canne, nous par conséquent, au nom de la République et du suffrage universel, nous allons vous couper à la mode citoyenne… » Ce qui, il faut le reconnaître, descendait tout bonnement…

Attendre, espèrer, attendre, espérer, telle était la vie de Ninon, donc celle de mon Esternome. Des gens fous criaient n’importe quoi. des rumeurs couraient les raziés. Elles sillonnaient les cannes, escaladaient les cases, traversaient les Grand-cases. Elles pénétraient même le cœur des giraumons. Et les yeux des gens. Et la tête des gens. L’on courait par-ci pour voir la Liberté, l’on revenait par là, elle était par ici, non la voici en bas. On avait beau courir, n’arrivaient que des contre-alizés. Les nègres marrons délaissaient les hauteurs afin de rôder au plus près des lumières de l’En-ville. Ils ne pillaient plus les passants, mais leur posaient trente-douze questions. Chacun y répondant à la lili-lolo, cela les plongeait dans des colta de réflexion. Les marrons regardaient les nègres-habitants avec des yeux tout ronds, envieux de leur science de ces événements. Déjà libres, fiers, ils se sentaient quand même en marge du mouvement général. Pourtant, ils étaient là, avec des armes hétéroclites prêts à rhacher toute l’humanité blanche. Quand la rumeur selon laquelle les békés amassaient des fusils parvenait aux marrons, ils se mettaient à coutelasser les vents. Quand on leur disait que la liberté tardait à cause d’un complot des békés, ils devenaient tout bonnement enragés, et nous-mêmes encore plus, grondait mon Esternome.

Lui aussi avait fini par prendre cette attente folle en charge. Mille fois, il accompagna Ninon et les autres à Saint-Pierre, cueillir tel bateau de liberté. Mille fois, ils remontèrent désemparés, certains pleurant même nia nia nia de crainte et de dépit. Mon Esternome en profitait pour se renseigner auprès de ses amis milâtes et de Jean-Raphaël. Ceux-ci visiblement, de réunions en réunions, manœuvraient raide. Ils creusaient pour eux-mêmes les canaux qui dériveraient un peu de cette eau dévalante de l’Histoire. Mais (saki pa bon pou zwa pa pé bon pou kanna) ils avaient même commencé à comprendre que la liberté n’étant pas divisible, la leur allait en grappes avec celle des nèg-terre et l’engeance pleine des malheureux.

Sur l’habitation de Ninon, le béké et le commandeur avaient disparu. On les voyait parfois surgir. Observer à la six quatre et deux. Disparaître en longeant les raziés où s’étouffaient les cannes. La Grand-case était fermée dure, comme avec des clous. Les nèg-de-case, livrés à eux-mêmes, passaient des journées de véranda à décompter les mouches. Tous persistaient à ne pas se mêler aux nèg-terre. Ils semblaient même ne pas entendre les injures que ces derniers leur balançaient. Des fois, à force d’ennui, ils descendaient aux champs. On les y voyait maladroits sur des tâches nécessaires…

Un jour, on Esternome de papa vit enfin, avec les graines même de ses yeux, et si correctement qu’il ne devait jamais en perdre les détails, ceux qu’à toutes forces il avait voulu voir.

Cela se produisit durant une nuit. Comme dans les contes. Mais, plus sobre que celle des contes, cette nui-là n’était pas ensoleillée. Les bougres et bougresses avaient passé une sainte journée de déceptions pleine de courses apeurées. Dans l’allée grande des cases, ils parolaient à mort sur les misères du monde. Ninon et mon papa Esternome s’étaient assis devant leur case, en compagnie de l’impyok africaine. Cette dernière leur racontait des choses extravagantes à propos d’un voyage dans la cale d’un bateau négrier. A chacun de ses silences, mon Esternome murmurait incrédule. Excuse manman-doudou, mais un autant de méchancetés ne me paraît pas exactement possible. La vieille, un peu déréglée, redoublait de détails. Elle mobilisait pour cela les ressources de son langage bâti avec les langues qu’elle avait côtoyées… Mon Esternome vit simplement quatre vieux-nègres porteurs de bâtons sculptés, maniés comme des antennes. Ils avaient l’allure de ceux qui viennent de loin et qui n’ont pas fini d’aller. Ils avançaient auréolés de la révérence qu’inspirait leur bel âge, tournant la tête à droite, tournant la tête à gauche, s’inclinant afin de saluer la plus insignifiante personne du bord de leur chemin…

Les quatre portaient la casaque de grosse toile des nègres des champs. Leur pantalon s’épuisait à mi-jambes. Sur leurs flancs battaient de petits sacs pas lourds… Ils avaient les yeux pleins de douceur, pleins de gentillesse, pleins d’anciennetés aussi et des choses impérieuses. On se sentait l’envie de les appeler Papa… Et eux, reflets de lune ou d’ombre, semblaient aller sans déplacer de vent. Leur présence emplissait l’univers…

Les quatre vieux nègres, c’était clair, étaient quatre Mentô. Quatre forces. Simples, bonhommes, d’allure insignifiante, les voir laissait pourtant les vivants ababa. Revenus au mitant de l’allée, ils tournèrent sur eux-mêmes en appliquant au monde des yeux de pénétrance. Cela dura sans longueur. Puis l’un d’eux retraversa l’assemblée en direction d’une case ronde, toute en paille, ou végétait une vieille négresse ibo, oubliée plus souvent que rarement… Le Mentô lui tit une tirade brève, s’inclinant gentiment et rejoignit les autres. Tous partirent avec des sourires, des saluts à chaque pas, des caquêtements de poule qui devaient être un rire. Ils disparurent. Du coup, le bruit du monde, libéré, couvrit, de leur silence, la trace la plus ziguine.

La vieille ibo hurla un ordre (ou alors une supplique, c’est selon ton oreille) :

 Yo di zot libéré pa pomm kannel an bout branch ! Fok not désann raché’y, raché’y, raché’y !...
(Liberté n’est pas pomme-cannelle en bout de branche ! Il nous faut l’arracher…)

Puis, elle entra dans sa case à ainsi dire une tortue effrayée du tonnerre…

Tous, c’est à croire, se sentir travaillés par cette Parole en des endroits divers, et tous se trouvèrent délivrés en eux-mêmes… Elle devait gonfler de partout, levée au même allant, comme si dans chaque coin de cette misère, les quatre messagers avaient rappelé qu’une liberté s’arrache et ne doit pas s’offrir – ni se donner jamais.

Le prétexte à l’invasion fut un bougre. Enchaîné. On le vit descendre à l’heure du chant de l’oiseau pipiri. Il était précédé de gendarmes. On le menait en geôle d’on ne sait quelle affaire de tambour, d’injures ou de main portée sur un géreur des champs voisins. A quelques mètres derrière, les nèg de son habitation (habitation Duchamps, si peut-être) les suivaient en criant : « Mété nou la jol tou !... Mété nou Mackauline tou. Mettez-nous en prison aussi… ! Ninon suivie de mon Esternome s’embarqua dans l’affaire. Toute leur habitation fit pareil. A mesure-à mesure que l’on approchait de Saint-Pierre, les gendarmes jetaient de fréquents coups d’œil par-dessus leurs épaules. Ils se découvraient suivis par une bande montante, toujours plus dense que la seconde d’avant. Dans les rues de l’En-ville, la filature se transforma en procession de haine. Nègres marrons, nègres libres, nègresclaves, petits et gros milâtes, se retrouvèrent au même déferlement sur les pierres de la prison centrale. Bois pointus. Coco-fers. Conques de lambi. Coutelas rouillés comme des épaves. Baïonnettes volées d’on ne sait. Madjoumbés. Bantous caraïbes. Becs séchés d’espadons-mère. Poings tout bonnement enragés. Tirades de longs français que des milâtes perchés sur des épaules faisaient claquer comme des drapeaux. Un et-caetera de mots dérespectait les mères de toute la Création, ça allait par-ci, ça venait comme ça, ça tournait-virait. Et tout se fracassait sur les murs de la geôle.

Soudain, Pory-Papy, le plus populaire des conseillers municipaux, surgit. Un cheval invisible semblait le transporter au travers de l’émeute. C’était un mulâtre sec. Son regard révélait qu’il n’y avait chez lui ni rigolade ni goût de samedi soir pour les trois graines des dés. Investi de son autorité municipale, il pénétra dans la geôle et reparut là-même en compagnie du bougre que les gendarmes avaient ferré. Pory-Papy le libéra puis, levant les mains, déclara de sa voix d’avocat :

 Je comprends votre émoi. A l’examen, il n’y a eu là ni contravention, ni délit : l’esclavage étant aboli en droit. J’ai donc fait libérer cet homme…

Un vrai tonnerre de dieu ! On le prit en charroi. On l’embrassa. On l’appela Père de la liberté. On courut à travers ! En-ville, sur le port, entre les barils et les boucauts de sucre, injuriant les békés, maudissant les blancs-France, dansant, hurlant, Papy Papy Papyyyy….

Bientôt l’on tourbillonna à vide. Les boutiquiers, négociants, armateurs abaissaient leurs volets, rentraient leurs étals, ramenaient leurs ancres. L’En-ville coulait dans un vieux carnaval. Les cinquante bougres de la garnison et quelques gendarmes de la batterie d’Esnotz s’étaient déployés en des points espéciaux. Ils contemplaient l’affaire avec une grande inquiétude. Nous tournions à leur entour comme des bêtes à chaînes courtes. Pory-Papy réapparut une fois encore, et nous mena en dehors de l’En-ville, me dit mon Esternome. Il marchait devant nous. Il apaisait les cris. On aurait dit le magicien des contes, qui au son du pipeau mena hors d’un village une semaille de rats. Mon Esternome ne reconnaissait plus sa Ninon. La Douce s’était transformée en une volée d’ongles. Il l’avait vue lancer des pierres, démonter des persiennes, décrocher des auvents, renverser les pots de fleurs des fenêtres à békées. Il l’avait vue exiger de chaque blanc rencontré qu’il se proclame ami de la Liberté…

Sur la route du Prêcheur où Pory-Papy l’avaient abandonnée, la horde vit lever devant elle un barrage de marins, gendarmes et autres militaires. Ceux-là, oublieux des patiences, tirèrent bob o bo à la première roche qui leur fut envoyée. Sang. Sang. Sang. Os pétés. Têtes percées. cervelles essaimées à la ronde. Mon Esternome eut vraiment peur pour Ninon. Elle avait déchiré sa casaque et offrait aux gens d’armes sa bienheureuse poitrine. Elle était à crier : Tchoué mwen ! Tchoué mwen, Tuez-moi !... Il eut le temps de lui sauter dessus. De son corps, il la plaqua au sol… Il put malgré elle, la traîner jusqu’aux premières maisons de l’En-ville de Saint-Pierre.

Là, le carnaval dégénéra en émeute sans manman. Dans chacune de nos âmes, Sophie-Marie, titinait une guitare d’enterrement. C’était assuré : il y avait un complot des blancs pour couper les jarrets à notre Liberté. On criait ça : Ils vont nous tuer l’un après l’autre, nous éplucher les cocos jusqu’aux graines, défolmanter les femmes et la marmaille en innocence, étouffer les vieux-corps comme on fait aux pigeons, oh dieu-seigneur, ils ont déjà tué Pory-Papy, ils ont déjà tué Pory-Papy… ! Dans les esprits frappés, l’En-ville était soudain devenu la mâchoire même du piège.

Chaque rue se transforma en dame-jeanne. On y tourbillonnait sans trouver de sortie. Les murs s’étaient rapprochés comme pour serrer les rages. Les impasses s’étaient multipliées. Chaque fenêtre semblait une gueule. Les escaliers dévalaient en pentes lisses. Derrière chaque volet, à la fente des persiennes, un béké nous visait, un béké complotait, un béké chargeait ses balles. Nous croyions les voir tout-partout. Les auvents s’effondraient sur nos tas affolés. L’effroi imaginaire dura ainsi jusqu’à la première ombre. Et le massacre tout aussi imaginaire commença.

Les békés se mirent à nous fusiller. Ou alors un seul d’entre eux tira. Il y eut un cri. Puis un sang. Ou une odeur de sang. Alors tout fut du-feu. Nous dévastions les endroits à pétrole, à alcool, à flambeaux, et nous libérions tout cela en pleine course. Ce fut une nuit d’enfer… Des milâtes tentaient de calmer l’hystérie, protégeaient telle ou telle maison, Non, non, c’est une bonne personne, elle ne mérite pas ça. Leur créole retrouvé fonctionnait comme un sésame dans l’aveugle-chaleur de la marée esclave. Cette violence s’éteignit en pleine nuit, vidée par on ne sait quel égout…

Le lendemain, vers quatorze-heures, alors qu’ils rêvaient encore sous une crainte sourde des représailles, le gouverneur monté de Fort-de-France faisait afficher que la liberté exigée était, sans plus attendre, décrétée. Cette fin fut donc belle comme un neuf de serbi. l’esclavage ou lestravay, était aboli, ho Marie-so….

Sur le port immobile, sur les marchés éteints, la parole s’échangeait plus que fruits et légumes. Ils sillonnaient l’En-ville en secouant du laurier ou de petits drapeaux de la si bonne chère France. Ils lorgnaient les boutiques aveuglées, examinaient la ruine où une grappe de blancs avaient été roussie. Voir les békés revenir de leurs lointains refuges était pour eux un amusement. Les anciens maîtres abordaient l’En-ville avec des mines moins assurées. Certains conservaient l’œil-en-bas des chiens sur une yole neuve. Les autres guignaient les touffailles insolentes. Porter la liberté est la seule charge qui redresse bien le dos. Les nèg volaient légers comme des papillons jaunes. Ils ne retrouvaient un réflexe d’inquiétude que devant la milice qui allait-dévirait sans trop savoir quoi faire. Elle n’avait ni papier à demander, ni affranchi à vérifier et rien à dire même à ces bougres haillonnés surgis des marronnages.

Les békés et blancs-France déménageaient des malles. Ils transportaient le tout vers des embarcations qui lâchaient le pays. D’autres mobilisaient de lourdes charrettes à cannes sous leurs richesses drapées, et brimbalaient vers Fort-de-France… Ainsi, l’En-ville demeurait aux nègres errants, aux milâtes à paroles qui pétitionnaient auprès du gouverneur. Les gens d’armes l’arpentaient, eux, comme le champ clos d’une vengeance à prendre…

Le pays battait dans une désolation. Les bitations retentissaient des ripailles négresses. Par ici et par là : des champs incendiés, des clôtures renversées, des bœufs égarés, des moulins immobiles, des Grands-cases gueules ouvertes, ruinées ou malement closes. Des bougres allaient proteurs du gros sac des pillages. Des femmes-nèg scandaleuses dévalaient les tracées vers des comptes à régler. Quelque chose de dénoué s’enroulait pour un bond…

D’aigris békés annonçaient une misère : l’abolition serait infirmée par les gros chefs de France. Pièce nèg ne les croyait mais on restait inquiet. Ceux qui rôdaillaient dans Saint-Pierre avec des airs de merles en pleine saison mangots, nourrissaient en dessous la même vieille inquiétude… Dans la rue, les nouvelles prenaient sens et sens contraire, pour revenir au même point : Attendre, attendre, attendre le commissaire de la République qui bientôt sera là, mais qui arrive pour dire quoi-est-ce Bondieu JésusMarie ?...

La frégate fut un jour pourtant là. Longue. Effilée. Puissante à comme dire. Elle draîna sur les embarcadères des milliers de personnes… Le commissaire de la République, dressé en proue, approchait de la rive comme un conquistadore… La fièvre était forte de vouloir contempler l’accostage du canot, le premier pas du commissaire, et distinguer à ses manières s’il portait liberté ou s’il portait malheur. Et ce fut un délire quand on l’aperçut mieux. Les békés se mirent à déparler, les milâtes à occuper les premiers rangs, et les nègres à danser, oui tout comme dansait Ninon suspendue à son cou, ivre du bonheur promis. Le bougre de la République était un natif-natal, un enfant d’ici-là, petit, à cheveux vaselinés. Déjà, on le reconnaissait, et on hurlait son nom : TiPerrinon, Ti-Perrinon, Ti-Perrinon, ce que Ninon traduisit par « C’est un nègre oui »… Esternome mon papa, vérifiant du regard, rectifia tout doucement :

 C’est un milâte… »

Fin de l’extrait de « Texaco » de Patrick Chamoiseau

Un peu d’Histoire…

Les 21 et 22 mai 1848, l’île est le théâtre de nombreuses émeutes. A Saint-Pierre, un esclave est arrêté et conduit en prison pour avoir joué du tambour. La nouvelle se répand très rapidement. C’est l’embrasement. Plus de 2 000 esclaves se saisissent de coutelas, de lames et de bâtons et vont réclamer sa libération. Ils se heurtent à des maîtres armés de fusils.

Vingt-cinq esclaves sont tués. La vue de ces cadavres et des nombreux blessés décuple la volonté des insurgés. Ils menacent d’incendier toute la ville. Paniqué, conscient de son impuissance face à la détermination des esclaves, le conseil municipal se réunit d’urgence et vote l’entrée en vigueur immédiate du décret d’abolition à Saint-Pierre.

Le décret entre en vigueur.

Le lendemain, le 23 mai, alors que des incidents similaires se déroulent dans d’autres villes de la Martinique, le gouverneur décrète l’abolition de l’esclavage et l’abandon des poursuites contre les insurgés. Conformément au décret voté à Paris, les colons sont indemnisés pour la perte de leur main d’œuvre gratuite.

Quant aux esclaves, ils ne bénéficient pas de ces largesses et devront survivre par leurs propres moyens.

« ASSEMBLÉE NATIONALE.

Présidence de M. Sénard. — Séance du 22 juin 1848.

M. L’Amiral Casy, ministre de la marine est des colonies. Il m’est parvenu ce matin des nouvelles fâcheuses des Antilles. Je crois devoir en donner connaissance à l’Assemblée pour que l’émotion publique n’aggrave pas encore le mal. (Oui ! oui !)

Voici le résumé des dépêches qui me sont parvenues de la Martinique et de la Guadeloupe :

Sans attendre l’abolition officielle de l’esclavage, on a proclamé cette grande mesure, cela a été le signal d’une grande agitation dans la Martinique ; cependant l’ordre avait été maintenu jusqu’au 20 mai, mais à cette date des rassemblements se formèrent à Saint-Pierre pour demander l’élargissement des noirs arrêtés par la police. La ville a été envahie par la population noire et livrée au meurtre et au pillage.

La journée et la nuit du 22 mai ont été signalées par des actes déplorables. Une maison occupée par la famille Desabaye et de laquelle un coup de fusil avait été tiré contre les noirs a été incendiée, maîtres, enfants et domestiques, en tout 35 personnes, ont été brûlées. (Sensation.)

Vingt autres maisons ont été brûlées et de malheureuses victimes ont succombé.

Le lendemain 23, l’autorité municipale de Saint-Pierre a pris les mesures nécessaires au maintien de l’ordre et elle a publié l’arrêté suivant :

« Art. 1er. L’esclavage est aboli à partir de ce jour à la Martinique. Le maintien de l’ordre public est confié au bon esprit des anciens et des nouveaux citoyens français. Ils sont, en conséquence, invités à prêter main forte à tous les agents de la force publique pour assurer l’exécution des lois.

Saint-Pierre, 23 mai 1848.

Le général de brigade, Rostoland. »

L’arrêté était suivi de la proclamation suivante :

« Citoyens de la Martinique, la grande mesure de l’émancipation que je viens de décréter a détruit les distinctions qui ont existé jusqu’à ce jour entre les diverses parties de la population ; il n’y a plus parmi nous de maîtres ni d’esclaves ; la Martinique ne porte aujourd’hui que des citoyens. J’accorde amnistie pleine et entière pour tous délits politiques consommés dans la période du mouvement que nous avons traversée. Je recommande à chacun l’oubli du passé. Je confie le maintien de l’ordre, le respect de la propriété, la réorganisation si nécessaire du travail à tous les bons citoyens ; les perturbateurs, s’il en existait, seraient désormais réputés ennemis de la République, et comme tels, traités avec toute la rigueur des lois.

Saint-Pierre, 23 mai 1848.

Le général de brigade, gouverneur provisoire, Rostoland. »

M. le gouverneur termine en m’annonçant qu’au départ de sa dépêche la situation était aussi bonne que possible.

Le gouverneur de la Guadeloupe m’écrit qu’à la nouvelle des événements de la Martinique, il a cru devoir ordonner l’abolition immédiate de l’esclavage, qui lui a été demandée par le conseil de la Pointe-à-Pître ; sa lettre se termine ainsi :

« Tout est calme autour de moi ; j’ai lieu de penser que la tranquillité ne sera troublée nulle part. »

J’ai cru devoir porter immédiatement ces faits à la connaissance de l’Assemblée.

[…]

Un membre à droite : C’est le décret intempestif du gouvernement provisoire qui est cause de tout ce sang répandu.

M. Le Président : L’Assemblée entend-elle que la communication qui vient de lui èlre faite devienne l’objet d’une discussion incidente ?

Voix nombreuses : Non ! non ! »

En Martinique, depuis des années, des révoltes gigantesques se terminent par des procès d’une féroce injustice. En octobre 1822, la révolte du Carbet se termine tragiquement par le suicide de son chef, Pierre. Sur les 62 insurgés capturés, 30 sont exécutés. Durant leur procès, le gouverneur évoque de soi-disant relations avec les dirigeants de la toute nouvelle République d’Haïti.

Autre insurrection majeure, celle de février 1831 à Saint-Pierre. Lors du procès, le procureur évoque un "vaste complot pouvant causer la ruine de la colonie". 22 prévenus sont exécutés. Puis vient l’Insurrection de la Grande Anse, au Lorrain, à la Noël 1833. Le procès concerne 117 prévenus. Ils sont poursuivis pour avoir envisagé le soulèvement de la région avec des ramifications à Saint-Vincent et en Dominique. Un soi-disant complot est éventé, visant à fomenter une guerre civile des esclaves contre les Blancs, selon les mots du procureur.

Hormis les révoltes, la résistance a d’autres formes : les empoisonnements, les incendies de plantations, les refus de travailler ou de respecter les horaires. En un mot, les esclaves n’ont jamais attendu leur salut ni de la mère-patrie qui les méprisait, ni d’un hypothétique dieu qui ne les voyait même pas.

"Le 22 mai 1848, près de 60 000 esclaves de la Martinique", rapportent les documents de l’époque, se sont défaits de leurs chaînes, et de la servitude. En mai 1848, la révolte gagne du terrain sur toutes les habitations de l’île. Le matin du 22 mai, suite à l’intervention de Pory Papy, adjoint au maire de Saint-Pierre, l’insurrection reprend de plus belle après une fusillade au Prêcheur.

Un groupe d’esclaves de retour de Saint-Pierre s’est retrouvé face à face avec des gendarmes qui tirent. Le bilan est lourd : Plusieurs dizaines de morts et de blessés. L’insurrection est très importante notamment sur toute la côte caraïbe, du Prêcheur au Carbet. Le soir du 22 mai, les esclaves armés, contrôlent la ville de Saint-Pierre.

Le décret qui prévoit l’abolition dans un délai de deux mois, arrive dans les colonies quatre à cinq semaines plus tard. Mais sur place, "le gouverneur de la colonie et les planteurs ont pris les devants", selon d’autres récits de l’époque. La plupart des Blancs ont compris depuis longtemps que l’abolition était devenue inéluctable et s’y étaient préparés en multipliant les affranchissements...À leur manière, les esclaves ont aussi accéléré le mouvement.

En compensation de la perte de leurs esclaves, les planteurs reçoivent du gouvernement français une indemnité forfaitaire. Ils contournent aussi l’interdiction de l’esclavage en faisant venir des "travailleurs sous contrat" de la Chine du sud ou d’Inde du Sud. Il s’agit d’un nouvel esclavage qui ne dit pas son nom.

L’événement déclencheur de l’insurrection du 22 mai

"Le 20 mai au soir à l’habitation Duchamp, le maître a interdit le tambour pendant la soirée de la grage du manioc ; pourtant c’est la coutume et Romain, le tanbouyé, refuse d’obéir ; il en résulte un "charivari". Duchamp appelle les gendarmes qui arrêtent Romain et le conduisent à la geôle à Saint-Pierre.

Une foule de plus en plus nombreuse d’esclaves et de "libres" venant du Prêcheur mais aussi du Morne-Rouge, du Carbet, des quartiers de Saint-Pierre se dirigent vers la ville et réclament à grands cris la libération de Romain. Pory-Papy, un mulâtre adjoint au maire de Saint-Pierre prend sur lui de faire libérer Romain. Les esclaves regagnent joyeusement les habitations : ils ont gagné !

Tout aurait pu en rester là si Huc n’avait pas fait tirer sur eux – trois morts et dix blessés. On fait demi-tour, on se dirige vers Saint-Pierre emportant morts et blessés. On tue au passage le beau-fils de Huc qui fait de la provocation. Il s’en suit une véritable bataille qui fera vingt morts dans les rangs des révoltés. Mais ils l’emporteront. Huc et quelques familles békés sont contraints de fuir par la mer et quitteront définitivement la Martinique pour Cuba, Puerto-Rico ou mieux le sud des Etats-Unis où l’esclavage a encore de belles années devant lui…

Le 22 mai, le peuple envahit les rues de Saint-Pierre. Des familles békés se réfugient dans la maison des Sanois. Les insurgés entourent la maison. Un coup de feu est tiré de l’intérieur et tue un manifestant ; la maison est alors incendiée ; on dénombrera trente-trois morts.
Nous sommes le soir du 22 mai, une grande partie de Saint-Pierre est en flammes. Le peuple en armes s’est soulevé et réclame l’abolition immédiate de l’esclavage.

Le conseil municipal de Saint-Pierre appelle en urgence le gouverneur Rostoland et lui demande de décréter l’abolition même si pour ce faire il outrepasse ses pouvoirs. L’émancipation n’a pas été octroyée, nous savons que nos ancêtres l’ont conquise. Le soir du 22 mai, Saint-Pierre est en flammes. Le 23 au matin le gouverneur Rostoland , pressé par le conseil municipal de la ville, signe le décret d’abolition"...

Révoltes et révolutions des esclaves des Antilles et d’Amérique

Révoltes et luttes sociales en Martinique

Histoire des grèves et des révoltes en Martinique

Le génocide colonial français des peuples amérindiens caraïbes des Petites Antilles de 1625-1660

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Décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage

Malgré la révolution et la fin de l’esclavage, les exploiteurs s’en sont bien tirés, comme ils le racontent eux-mêmes

Et aussi en Guadeloupe...

Peu avant dans l’ïle Bourbon...

La révolution des esclaves à La Réunion (île Bourbon)

La révolte des esclaves de Saint-Leu en 1811

Révolte d’esclaves de Saint-Leu et sa répression

La guerre de 1811

Messages

  • La Martinique perd… ses serpents ?!!!

    En visite en Martinique, Macron a été pris à partie par des personnes qui dénonçaient l’écusson des forces de répression et qui était le symbole des quatre serpents mis en place par l’ancien pouvoir esclavagiste pour se faire craindre des esclaves noirs ! Macron a eu peur que ce symbole devienne un drapeau de révolte et il a demandé aux forces de répression de changer de blason ! Le pouvoir de la métropole n’en reste pas moins un pouvoir colonial, avec ou sans écusson esclavagiste.

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