Accueil > 03 - HISTORY - HISTOIRE > 3ème chapitre : Révolutions bourgeoises et populaires > La conquête espagnole de l’Amérique, un grand crime de masse

La conquête espagnole de l’Amérique, un grand crime de masse

lundi 24 juin 2019, par Robert Paris

Cortès trompant Moctezuma II, roi du Mexique

Pizarro contre Atahualpa, roi du Pérou

A ceux qui prétendent que l’on ne savait pas, à l’époque de la « découverte » et de la « conquête » occidentale du « Nouveau Monde », des Amériques, quels crimes et quelles destructions, quel ethnocide, quel massacre de peuples et de richesses humaines, sociales et historiques, étaient effectués alors… et ont continué de l’être pendant toute l’époque coloniale occidentale…

Montaigne écrivait dans ses « Essais » (Livre III, chapitre VI) sur la conquête espagnole et portugaise des Amériques :

« Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles, et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ?) non moins grand, plein, et vigoureux que lui : toutefois si nouveau et si enfant, qu’on lui apprend encore son a, b, c : Il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne savait, ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien, de notre fin, et ce Poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière, quand le notre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un membre sera perclus, l’autre en pleine vigueur. Bien que, je le crains, nous n’ayons bien fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons bien cher vendu nos opinions et nos arts.

C’était un monde enfant ; si nous ne l’avons pas fêté et soumis à notre discipline par l’avantage de notre valeur et de nos forces naturelles, ni n’avons agi par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence.

L’étonnante magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or ; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son état et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, en peinture, montrent qu’ils ne nous cédaient pas non plus dans l’industrie. Mais, quant à la dévotion, à l’observance des lois, à la bonté, à la libéralité, à la loyauté, à la franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas autant qu’eux : ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. Quant à la hardiesse et au courage, quant à la fermeté, la constance, la résolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons eu en mémoire dans notre monde par deçà. Car, pour ceux qui les ont subjugués, qu’ils utilisent les ruses et mensonges par lesquels ils se sont servis à les piper, et le juste étonnement qu’apportait à ces nations là de voir arriver si inopinément des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d’un endroit du monde si éloigné et où ils n’avaient jamais imaginé qu’il y eu une habitation quelconque, montés sur des grands monstres inconnus, contre ceux qui n’avaient non seulement jamais vu de cheval, mais de bête quelconque capable de porter et soutenir un homme ni une autre charge ; garnis d’une peau luisante et dure et d’une arme tranchante et resplendissante, contre ceux qui, pour le miracle de la lueur d’un miroir ou d’un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n’avaient ni science ni matière par où tout à loisir ils sussent percer notre acier ; ajoutez-y les foudres et tonnerres de nos pièces à feu et arquebuses, capables de troubler César lui-même, s‘il était aussi surpris et inexpérimenté, et à cette heure, contre des peuples nus, si ce n’est où l’invention était arrivée de quelque tissu de coton, sans autres armes que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers de bois ; des peuples surpris, sous couleur d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues : contez, dis-je, aux conquérants cette disparité, vous leur ôtez toute l’occasion de tant de victoires.

Quand je regarde cette ardeur indomptable avec laquelle tant de milliers d’hommes, femmes et enfants, se présentent et se jettent tant de fois dans des dangers inévitables, pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers que de se soumettre à la domination de ceux de qui ont été si honteusement abusés, et tous choisissant plutôt de se laisser défaillir par la faim et par le jeûne, une fois pris, que d’accepter la nourriture des mains de leurs ennemis, victorieux d’une manière aussi vile, je prévois que, celui qui les aurait attaqué d’égal à égal, et d’armes, et d’expérience, et de nombre, cela eu été aussi dangereux, et même plus, qu’en une autre guerre que nous voyons. Que n’est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs et Romains une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences que la nature y avait produit, mêlant non seulement à la culture des terres et à l’ornement des villes les arts de deçà, en tant qu’elles y eussent été nécessaires, mais aussi mêlant les vertus Grecques et Romaines à celles originelles du pays ! Quelle réparation cela aurait été, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et déportements nôtres qui se sont présentés par la suite eussent appelé ces peuples à l’admiration et à l’imitation de la vertu et eussent dressé entre eux et nous une fraternelle société et intelligence !

Combien il aurait été aisé de faire son profit d’âmes si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart de si beaux commencements naturels ! Au contraire, nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les plier plus facilement vers la trahison, la luxure, l’avarice et vers toute sorte d’inhumanités et de cruautés, à l’exemple et suivant le patron de nos propres mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du mercantilisme et du trafic ?

Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre : victoires sans âme. Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à de si horribles hostilités et calamités si misérables.

En côtoyant la mer à la quête de leurs mines, aucun Espagnol ne prit terre en une contrée fertile et plaisante, fort habitée, et ne fit à ce peuple les remarques accoutumées : Qu’ils étaient gens paisibles, venant de lointains voyages, envoyés de la part du Roi de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, représentant Dieu sur terre, avait donné la principauté de toutes les Indes ; Que, s’ils voulaient lui être tributaires, ils seraient très bénignement traités ; leur demandaient des vivres pour leur nourriture et de l’or pour le besoins de quelque médecine ; leur remontraient au demeurant la créance d’un seul Dieu et la vérité de notre religion, laquelle ils leur conseillaient d’accepter, y ajoutant quelques menaces.

La réponse fut telle : Que, quand à être paisibles, ils n’en portaient pas la mine, s’ils l’étaient ; Quand à leur Roi, puisqu’il demandait, il devait être indigent et nécessiteux ; et celui qui lui avait fait cette distribution, homme aimant la dissension, d’aller donner à un tiers une chose qui n’était pas la sienne, pour le mettre en débat contre les anciens possesseurs ; Quant aux vivres, qu’ils leur en fourniraient ; D’or, ils en avaient peu, et que c’était chose qu’ils mettaient en nulle estime, d’autant qu’elle était inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardait seulement à la passer heureusement et plaisamment ; pourtant ce qu’ils en pourraient trouver, sauf ce qui était employé au service de leurs dieux, qu’ils le prissent hardiment ; Quant à un seul Dieu, le discours leur en avait plu, mais qu’ils ne voulaient pas changer leur religion, s’en étant si utilement servis si longtemps, et qu’ils n’avaient pas accoutumé de prendre conseil d’autres que de leurs amis et leurs connaissances ; Quant aux menaces, c’était un signe de faute de jugement d’aller menaçant ceux desquels la nature et les moyens étaient inconnus ; Ainsi qu’ils se dépêchent promptement de quitter leur terre, car ils n’étaient pas accoutumés de prendre en bonne part les honnêtetés et remontrances de gens armés et étrangers ; autrement, qu’on ferait d’eux comme de ces autres, leur montrant les têtes d’aucuns hommes condamnés autour de leur ville.

Voilà un exemple du balbutiement de cette enfance. Mais, ni en ce lieu là, ni en plusieurs autres où les Espagnols ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils cherchaient, ils n’arrêtèrent ni leur entreprise, ni quelqu’autre action qu’il y eut, témoins les actes de mes Cannibales. Des deux plus puissants monarques de ce monde, et, à l’aventure, de celui-ci, Rois de tant de Rois, les derniers qu’ils en chassèrent, celui du Pérou, ayant été pris en une bataille et soumis à une rançon si excessive qu’elle surpasse toute créance, et celle-là fidèlement payée, et avoir donné par sa conversation signe d’un courage franc, libéral et constant, et d’un entendement net et bien composé, il prit envie aux vainqueurs, après en avoir tiré un million trois cent vingt cinq mille cinq cent pesants d’or, outre l’argent et autres choses qui ne montèrent pas moins, si que leurs chevaux n’allaient plus ferrés que d’or massif, de voir encore, au prix de quelque déloyauté que ce fut, quel pouvait être le reste des trésors de ce Roi, et jouir librement de ce qu’il avait conservé. On lui envoya une fausse accusation et preuve, selon laquelle il tentait de faire soulever ses provinces pour se remettre en liberté. Sur quoi, par un beau jugement de ceux-là mêmes qui lui avaient dressé cette trahison, on le condamna à être pendu et étranglé publiquement, lui ayant fait racheter le tourment d’être brûlé tout vif par le baptême qu’on lui donna au supplice même. Accident horrible et inouï, qu’il souffrit pourtant sans se démentir ni de contenance ni de parole, d’une manière et avec une gravité vraiment Royale. Et puis, pour endormir les peuples étonnés et saisis de choses si étranges, on contrefit un grand deuil de sa mort, et lui ordonna des funérailles somptueuses. L’autre, Roi de Mexico, ayant longtemps défendu sa ville assiégée et montré en ce siège tout ce que peut et la souffrance et la persévérance, si jamais prince et peuple la montra, et son malheur l’ayant rendu vif entre les mains des ennemis, avec capitulation d’être traité en Roi (aussi ne leur fit-il rien voir, en sa prison, indigne de ce titre) ; ne trouvant pas après cette victoire tout l’or qu’ils s’étaient promis, après avoir tout remué et tout fouillé, se mirent à en chercher de nouveau par les plus violentes tortures qu’ils purent imaginer, sur les prisonniers qu’ils tenaient. Mais, n’en ayant en rien tiré profit, trouvant face à eux des courages plus forts que leurs tourments, ils en vinrent enfin à une telle rage que, contre leur foi et contre tout droit des gens, ils condamnèrent le Roi même et l’un des principaux seigneurs de sa cours à la torture en présence l’un de l’autre. Ce seigneur, se trouvant forcé par la douleur, environné de brasiers ardents, tourna sur la fin piteusement sa vue vers son maître, comme pour lui demander pardon de ce qu’il n’en pouvait plus. Le Roi, plantant fièrement et rigoureusement les yeux sur lui, pour lui reprocher de sa lâcheté et pusillanimité, lui dit seulement ces mots, d’une voix rude et ferme : Et moi, suis-je dans un bain ? Ne suis-je pas plus à mon aise que toi ? Celui-là, soudain après, succomba aux douleurs et mourut sur la place. Le Roi, à demi grillé, fut emporté de là, non tant par pitié (car quelle pitié toucha jamais des âmes qui, pour la douteuse information de quelque vase d’or à piller, auraient fait griller devant leurs yeux un homme, et même un Roi si grand, et en fortune et en mérite), mais ce fut sa constance qui rendit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent ensuite, ayant courageusement entrepris de se délivrer par les armes d’une si longue captivité et sujétion, faisant ainsi une fin digne d’un magnanime prince. Une autre fois, ils mirent à brûler pour un coup, dans le même feu, quatre cent soixante hommes tous vivants, les quatre cent issus du commun du peuple, les soixante des principaux seigneurs d’une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons des criminels eux-mêmes ces narrations, car ils ne les avouent pas seulement, ils s’en vantent et les prêchent. Serait-ce pour témoignage de leur justice ou de leur zèle envers la religion ? Certes, ce sont voies trop diverses et ennemies d’une si sainte fin. S’ils se fussent proposés d’étendre notre foi, ils eussent considéré que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en possession d’hommes, et se fussent bien contentés des meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie universelle, comme sur des bêtes sauvages, autant que le fer et le feu y ont pu éliminer, n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulu faire de misérables esclaves pour l’ouvrage et service de leurs exploitations minières.

Si bien que plusieurs des chefs ont été punis à mort, sur les lieux de leur conquête, par ordonnance des Rois de Castille, justement offensés de l’horreur de leurs comportements, et quasi tous disgraciés et punis. Dieu a méritoirement permis que ces grands pillards soient coulés en mer pendant le transport, ou par les guerres intestines par lesquels ils se sont entremangés entre eux, et la plupart s’enterrèrent sur les lieux, sans recevoir aucun fruit de leur victoire. Quant à ce que la recette, entre les mains d’un prince réfléchi et prudent, répond si peu à l’espérance qu’on en donna à ses prédécesseurs, et à cette première abondance de richesses qu’on rencontra à l’abord de ces nouvelles terres (car, encore qu’on en retire beaucoup, nous voyons que ce n’est rien au prix de ce qui s’en devait attendre), c’est que l’usage de la monnaie était entièrement inconnu, et que, par conséquent, leur or se trouvait tout assemblé, n’étant en autre service que de montre et de parade, comme un meuble réservé de père en fils par plusieurs puissants Rois, qui épuisaient toujours leurs mines pour faire ce grand monceau de vases et statues à l’ornement de leurs palais et de leurs temples, au lieu que notre or est tout en exploitation et en commerce. Nous le menuisons et l’altérons sous mille formes, le travaillons et le dispersons. Imaginons que nos Rois amoncelassent ainsi tout l’or qu’ils pourraient trouver en plusieurs siècles, et le gardent immobile.

Ceux du Royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de ce monde. Aussi jugeaient-ils, ainsi que nous, que l’univers était proche de sa fin, et en prirent pour signe la désolation que nous y apportâmes. Ils croyaient que l’être du monde se divise en cinq âges et en la vie de cinq soleils consécutifs, desquels les quatre avaient déjà passé leur temps, et que celui qui les éclairait était le cinquième. Le premier avait péri avec toutes les autres créatures par une universelle inondation d’eaux ; le second, par la chute du ciel sur nous, qui étouffa toute chose vivante, auquel âge ils assignèrent les géants, et en firent voir aux Espagnols des ossements à la proportion desquels la stature des hommes revenait à vingt paumes de hauteur ; le troisième, par le feu qui embrasa et consuma tout ; le quatrième par un mouvement violent d’air et de vent qui abattit jusqu’à plusieurs montagnes : les hommes n’en moururent point, mais ils furent changés en magots (quelles impressions ne souffre la lâcheté de l’humaine croyance !) ; après la mort de ce quatrième Soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpétuelles ténèbres, au quinzième desquels fut créé un homme et une femme qui refirent l’humaine race ; dix ans après, à certain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement créé ; et commence, depuis, le compte de leurs années à partir de ce jour là. Le troisième jour de sa création, moururent les Dieux anciens ; les nouveaux sont nés depuis. Ce qu’ils estiment de la manière par laquelle ce dernier Soleil périra, mon auteur n’en a rien appris. Mais leur datation de ce quatrième changement est relié à cette grande conjonction des astres qui produisit, il y a huit cent et quelques années, selon que les Astrologues estiment, plusieurs grandes altérations et nouveautés au monde. Quant à la pompe et la magnificence, par où je suis entré en ce propos, ni Grèce, ni Rome, ni Egypte ne peuvent être comparés, que ce soit en utilité, en difficulté, ou en noblesse, aucun de ses ouvrages n’est comparable au chemin qui se voit au Pérou, dressé par les Rois du pays, depuis la ville de Quito jusqu’à celle de Cuzco (il y a trois cent lieues), un chemin tout droit, uni, large de vingt-cinq pas, pavé, revêtu d’un côté et de l’autre de belles et hautes murailles, et le long de celles-ci, par le dedans, deux ruisseaux pérennes, bordés de beaux arbres qu’ils nomment molly. Où ils ont trouvé des montagnes et rochers, qu’ils ont taillés et aplanis, et comblé les fondrières de pierre et chaux. A l’étape de chaque journée de trajet, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vêtements et d’armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui ont à y passer. En l’estimation de cet ouvrage, j’ai compté la difficulté, qui est particulièrement considérable en ce lieu là. Ils ne bâtissaient pas avec de moindres pierres, mais seulement des pierres de dix pieds carré ; ils n’avaient pas d’autre moyen de charrier qu’à force de bras, en trainant leur charge ; et pas seulement l’art d’échafauder, n’y sachant autre finesse que de hausser autant de terre contre leur bâtiment, comme il s’élève, pour l’ôter après.

Revenons à nos carrosses. En leur place, et de toute autre voiture, ils se faisaient porter par les hommes et sur leurs épaules. Ce dernier Roi du Pérou, le jour qu’il fut pris, était ainsi porté sur des brancards d’or, et assis dans une chaise d’or, au milieu de ses soldats. Autant qu’on tuait de ces porteurs pour le faire choir à bas, car on le voulait prendre vif, autant d’autres, et à l’envi, prenaient la place des morts, de façon qu’on ne le put jamais abattre, quelque meurtre qu’on fit de ces gens là, jusque à ce qu’un homme à cheval alla le saisir au corps, et le mis à terre. »

source

Voltaire dans « Des conspirations contre les peuples » :

MASSACRES DANS LE NOUVEAU MONDE

Dans ce recensement de tant d’horreurs, mettons surtout les douze millions d’hommes détruits dans le vaste continent du nouveau monde. Cette proscription est à l’égard de toutes les autres ce que serait l’incendie de la moitié de la terre à celui de quelques villages.

Jamais ce malheureux globe n’éprouva une dévastation plus horrible et plus générale, et jamais crime ne fut mieux prouvé. Las Casas, évêque de Chiapa dans la Nouvelle-Espagne, ayant parcouru pendant plus de trente années les îles et la terre ferme découvertes avant qu’il fût évêque, et depuis qu’il eut cette dignité, témoin oculaire de ces trente années de destruction, vint enfin en Espagne, dans sa vieillesse, se jeter aux pieds de Charles- Quint et du prince Philippe son fils, et fit entendre ses plaintes, qu’on n’avait pas écoutées jusqu’alors. Il présenta sa requête au nom d’un hémisphère entier : elle fut imprimée à Valladolid. La cause de plus de cinquante nations proscrites, dont il ne subsistait que de faibles restes, fut solennellement plaidée devant l’empereur. Las Casas dit que ces peuples détruits étaient d’une espèce douce, faible et innocente, incapable de nuire et de résister, et que la plupart ne connaissaient pas plus les vêtements et les armes que nos animaux domestiques. « J’ai parcouru, dit-il, toutes les petites îles Lucaies, et je n’y ai trouvé que onze habitants, reste de cinq cent mille.
Il compte ensuite plus de deux millions d’hommes détruits dans Cuba et dans Hispaniola, et enfin plus de dix millions dans le continent. Il ne dit pas : « J’ai ouï dire qu’on a exercé ces énormités incroyables ; » ! Il dit : « Je les ai vues ; j’ai vu cinq caciques brûlés pour s’être enfuis avec leurs sujets ; j’ai vu ces créatures innocentes massacrées par milliers ; enfin, de mon temps, on a détruit plus de douze millions d’hommes dans l’Amérique. »

On ne lui contesta pas cette étrange dépopulation, quelque incroyable qu’elle paraisse. Le docteur Sepulvéda, qui plaidait contre lui, s’attacha seulement à prouver que tous ces Indiens méritaient la mort, parce qu’ils étaient coupal3les du péché contre nature, et qu’ils étaient anthropophages.

« Je prends Dieu à témoin, répond le digne évêque Las Casas, que vous calomniez ces innocents après les avoir égorgés. Non, ce n’était point parmi eux que régnait la pédérastie, et que l’horreur de manger de la chair humaine s’était introduite ; il se peut que dans quelques contrées de l’Amérique que je ne connais pas, comme au Brésil ou dans quelques îles, on ait pratiqué ces abominations de l’Europe ; mais ni à Cuba, ni à la Jamaïque, ni dans Hispaniola, ni dans aucune île que j’aie parcourue, ni au Pérou, ni au Mexique, où est mon évêché, je n’ai jamais entendu parler de ces crimes, et j’en ai fait les enquêtes les plus exactes. C’est vous qui êtes plus cruels que les anthropophages : car je vous ai vus dresser des chiens énormes pour aller à la chasse des hommes comme on va à celle des bêtes fauves. Je vous ai vus donner vos semblables à dévorer à vos chiens. J’ai entendu des Espagnols dire à leurs camarades : a Prête-moi une longe d’Indien pour le « déjeuner de mes dogues, je t’en rendrai demain un quartier. » C’est enfin chez vous seuls que j’ai vu de la chair humaine étalée dans vos boucheries, soit pour vos dogues, soit pour vous-mêmes. Tout cela, continue-t-il, est prouvé aux procès, et je jure, par le grand Dieu qui m’écoute, que rien n’est plus véritable. »

Enfin Las Casas obtint de Charles-Quint des lois qui arrêtèrent ,le carnage réputé jusqu’alors légitime, attendu que c’étaient des chrétiens qui massacraient des infidèles. »

Source

Diderot dans l’Histoire des deux Indes :

« Que les nations européennes se jugent et se donnent à elles-mêmes le nom qu´elles méritent. Leurs navigateurs arrivent-ils dans une .région du Nouveau Monde qui n´est occupée par aucun peuple de l´ancien, aussitôt ils enfouissent une petite lame de métal, sur laquelle ils ont gravé ces mots : CETTE CONTRÉE NOUS APPARTIENT. Et pourquoi vous appartient-elle ? N´êtes-vous pas aussi injustes, aussi insensés que des sauvages portés par hasard sur vos côtes, s´ils écrivaient sur le sable de votre rivage ou sur l´écorce de vos arbres ; CE PAYS EST A NOUS ? Vous n´avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes de la terre où vous abordez, et vous vous en arrogez un sur l´homme votre semblable. Au lieu de reconnaître dans cet homme un frère, vous n´y voyez qu´un esclave, une bête de somme. Ô mes concitoyens ! vous pensez ainsi, vous en usez de cette manière ; et vous avez des notions de justice ; une morale, une religion sainte, une mère commune avec ceux que vous traitez si tyranniquement ».

Source

Montesquieu dans "Lettres persanes" :

« Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer et d’y envoyer d’Espagne des peuples fidèles. Jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit un peuple [amérindien] aussi nombreux que tous ceux de l’Europe ensemble disparaître de la Terre à l’arrivée de ces barbares qui semblèrent, en découvrant les Indes, n’avoir pensé qu’à découvrir aux hommes quel était le dernier période [c’est-à-dire le plus haut degré] de la cruauté.

Par cette barbarie, ils [les Espagnols] conservèrent ce pays sous leur domination. [...] Ce remède affreux était unique. [...]

Quel prince envierait le sort de ces conquérants ? Qui voudrait de ces conquêtes à ce prix ? ».

Les colonisateurs (exploiteurs, oppresseurs, dictateurs, assassins, voleurs, tueurs, tortionnaires qui se sont eux-mêmes intitulés civilisateurs, christianisateurs, pacificateurs, humanisateurs, explorateurs ou « conquérants ») espagnols des peuples indiens d’Amérique devenue « latine » n’avaient nullement l’excuse de croire honnêtement que les Indiens étaient des barbares, des cannibales ou des animaux sans âme !!!

Non ! Ils n’étaient pas ignorants qu’ils écrasaient, assassinaient, torturaient des êtres humains, détruisaient les fondateurs de civilisations prospères et florissantes de ce qu’ils appelaient « les Indes » ou « le Nouveau Monde » et qui étaient les Amériques.

Ils ne l’ignoraient pas puisque certains d’entre eux, très rares certes, dénonçaient publiquement, par la parole et par l’écrit, ces mensonges et les actes criminels qu’ils cherchaient à couvrir. Certains, comme Bartolomeo de Las Casas, étaient même parvenus à toucher l’oreille du roi, de l’Eglise, des classes possédantes espagnoles, sans toutefois parvenir à contrer l’attrait puissant de l’or et de l’argent ni à modifier profondément la politique criminelle du colonialisme espagnol en Amérique centrale et en Amérique du sud.

Las Casas n’avait pas été le seul ni le premier. Il avait été influencé par le discours cinglant du missionnaire dominicain espagnol Antonio de Montesinos en 1511 dans une église de Saint Domingue, l’île colonisée par les « conquérants » Espagnols :

« Vous êtes tous en état de péché mortel à cause de votre cruauté envers une race innocente. Dites moi quelle justice vous autorise à maintenir les Indiens dans une si affreuse servitude ? De quel droit avez-vous engagé une guerre atroce contre ces gens qui vivaient pacifiquement dans leur pays ? Pourquoi les laissez-vous dans un tel état d’épuisement, avec un travail qui les accable ?... Ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une raison et une âme ? »

Le prêtre dominicain annonçait qu’il refuserait l’absolution de tous ceux qui refuseraient de restituer leurs biens aux Indiens et de cesser de les torturer et de les surexploiter. C’est exactement ce que Las Casas allait faire, se battant ouvertement et violemment contre les colons et les militaires.

Las Casas rapporte dans son « Histoire des Indiens » que ce sont ces dominicains qui l’ont convaincu :

« Alors que je vivais dans cette île espagnole (d’Hispaniola) et y possédais des Indiens, aveuglé comme je l’étais à ce sujet, un religieux dominicain refusa de me confesser… Après avoir réfléchi pendant plusieurs jours et m’être affermi de plus en plus, par des lectures appropriées, sur le droit et le fait, une conviction s’établit en moi : tout ce qui se commettait aux Indes (c’est-à-dire Amérique du sud et Amérique latine) vis-à-vis des Indiens était injuste et tyrannique… Finalement, je décidais de prêcher là-dessus. Et, afin de pouvoir dénoncer librement comme injustes et tyranniques le système des « repartimientos », je décidai de renoncer aussitôt aux Indiens que je possédais, et de les remettre entre les mains du gouverneur Diego Velàsquez… Le gouverneur resta stupéfait d’entendre une chose aussi monstrueuse : voir ce clerc mêlé aux choses du monde se ranger à l’opinion des frères dominicains et oser la rendre publique… Ceux qui entendirent le prêche leur apprenant que j’avais renoncé à mes Indiens, à mes terres, à mes mines, que j’avais redonné la liberté à mes Indiens, pleinement conscient du péril où était le salut de mon âme, étaient stupéfaits, comme si j’avais déclaré qu’ils n’avaient pas le droit d’exploiter des animaux. »

Las Casas rapporte dans son « Histoire des Indes » sa rencontre avec Cortès :

« Je lui reprochais d’avoir usurpé la royauté de Moctezuma et d’avoir trompé les Indiens pour les battre... Il me le concéda en riant, et moi je pleurais au-dedans de moi en voyant sa froide insensibilité. »

En 1531, l’évêque de Mexico, le franciscain Zumàrraga, nommé « protecteur des pauvres Indiens », écrivait au roi d’Espagne et empereur Charles Quint :

« Je pense que toute cette terre pourrait se conquérir de manière apostolique en interdisant aux Espagnols, sous peine de mort, d’entrer en armes dans les villages… »

Le 17 septembre 1516, les Rois Catholiques nomment Las Casas « protecteur des Indiens » et lui donnent des pouvoirs pour agir en faveur des Indiens. Cela ne les empêche pas de laisser aussi les grands seigneurs espagnols se tailler des fiefs et des fortunes sur le dos des Indiens… De retour dans le Nouveau Monde, Las Casas ne devait en réalité recevoir le soutien que des Dominicains et Franciscains, et nullement des autres religieux, des autorités et il recueillait la violente haine des colons qui faillirent le tuer.

Las Casas ne cesse de rappeler aux souverains espagnols que les « conquérants espagnols » ne font pas qu’exploiter les Indiens : ils les suppriment en masse… Rappelons que l’île de Saint Domingue que Las Casas a connue peuplée de trois millions et demi d’Indiens est passée à… zéro !!!

Las Casas n’est pas le seul. Le 8 novembre 1534, le dominicain Francisco de Vitoria écrit :

« Je ne vois aucun titre légitime à la guerre menée par l’Espagne dans l’empire inca. Si les Indiens ne sont pas des hommes mais des singes, ils ne sont pas capables de nous faire injure. Si ce sont des hommes et nos proches, si, comme ils s’en vantent eux-mêmes, ils sont vassaux de l’Empereur, je ne vois aucun moyen d’éviter de dire que ces conquérants agissent avec la plus extrême impiété et sont des tyrans véritables. »

En 1553, le Conseil des Indes dénonce Las Casas comme un danger permanent :

« L’évêque est un homme très efficace pour persuader. Il serait allé jusqu’à insinuer que tout ce que les Espagnols possèdent aux Indes a été usurpé et volé, alors que les religieux eux-mêmes reconnaissent que la souveraineté de ces contrées appartient à Votre Majesté, il laisse entendre par toutes sortes de raisonnements qu’elle n’y peut rien posséder. »

Quelques déclarations de Las Casas sont restées fameuses :

« Tout a été injuste dans la conquête… »

(« Instruction » de Las Casas en 1514)

« Les Indiens sont des hommes libres. »

(Introduction du mémoire lu en séance du Conseil royal d’Espagne à la Cour de Valladolid le 11 décembre 1517 – Rappelons que Las Casas avait célébré sa première messe dans le Nouveau Monde en 1510.)

« Ces peuples des Indes égalent et même surpassent beaucoup de nations du monde, réputées policées et raisonnables : ils ne sont inférieurs à aucun… Devraient être confondus comme délateurs tous ceux qui les ont diffamés avec une témérité peut-être inexpiable… La plupart des nations du monde furent bien plus perverties, irrationnelles et dépravées… Nous-mêmes, nous fûmes bien pires du temps de nos ancêtres, et sur toute l’étendue de notre Espagne, par la barbarie de notre vie et la dépravation de nos coutumes. »

(Premières lignes du livre « Histoire apologétique » de 1559)

« Il y a soixante et une années que ces Indiens innocents sont volés, tyrannisés, anéantis… Jamais on n’a remédié à cette situation. Au contraire, il est question d’y apporter une solution hypocrite… N’y aura-t-il personne qui puisse détromper nos princes catholiques et leur montrer qu’ils n’ont pas le droit en cosncience de retirer la peau, la vie et l’âme de ces Indiens pour subvenir aux besoins financiers de la Couronne d’Espagne ?... L’esclavage subsiste, même s’il est déguisé : quand quelqu’un vend ses domaines, ce qu’il vend d’essentiel, ce sont les Indiens. Ils les pèsent comme s’ils étaient des vaches de boucherie, ou porcs, ou tout autre bétail. Le seul remède à tant de maux réside dans la révocation de tous les encomenderos… Le bien spirituel et temporel des Indiens doit passer avec les intérêts de l’Espagne… Les crimes de tous ces Espagnols qui vivent dans le péché mortel jettent l’ignominie sur Dieu et sur la religion chrétienne. »

(« Grande Lettre » écrite en août 1555 par Las Casas à Bartolomé Carranza lorsque les colons du Pérou offrent d’acheter le prince-régent Philippe d’Espagne pour obtenir la concession des encomiendas à perpétuité)

« Depuis le début du genre humain, tous les hommes, de par le droit naturel, sont libres. La liberté est identique pour tous… Le choix du souverain ne peut aliéner cette liberté. En montant sur le trône, les rois prêtent serment de n’en rien faire. »

(Traité sur « Le pouvoir du roi » envoyé par Las Casas à Philippe II à peine couronné roi d’Espagne en octobre 1555)

« La mainmise des Espagnols sur ces empires était-elle légale ?... Aucun roi, aucun seigneur, aucun village, aucun particulier de ce monde des Indes, depuis le premier jour de la découverte, jusqu’à aujourd’hui, le 30 avril 1562, n’a reconnu de façon libre et légitime nos illustres rois d’Espagne, comme seigneurs et suzerains, ni leurs envoyés et capitaines… Donc il n’est permis à personne, pas même au roi, sans l’accord de l’Inca, de chercher à exhumer et emporter les trésors et objets que ces gens ensevelissent avec leurs défunts… S’ils le font, ils commettent un péché mortel. »

(Un des derniers traités de Las Casas, intitulé « Des trésors » en avril 1562)

« Les héritiers d’Atahualpa sont parfaitement autorisés et légitimés de mener de justes guerres contre tous les Espagnols… Les responsables de la royauté espagnole méritent l’excommunication s’ils ne réintègrent pas l’Inca dans ses anciens royaumes… C’est à l’Inca de décider s’il choisit de pardonner les injures et massacres infligés dans le passé par les Espagnols. »

(Réponse de Las Casas aux « Douze doutes », janvier 1564)

« Est-il licite de faire la guerre aux païens ?... Que le pape veuille bien faire un décret portant excommunication de tous ceux qui justifient la guerre contre les infidèles sous prétexte d’idolâtrie… »

(Pétition au pape Pie V en 1565)

« Moi qui, par bonté et miséricorde de Dieu, fus choisi, quoique indigne, pour défendre toutes les nations que nous appelons indiennes contre les injures et vexations inouïes que nous, Espagnols, leur avons infligées au mépris de toute raison et justice… j’affirme que tous les maux infligés par les Espagnols à ces populations… ont souillé gravement le nom de Jésus-Christ et notre religion chrétienne. »

(Testament du 17 mars 1564)

Qui était Bartolomé de Las Casas

« Nous sommes autorisés à affirmer que les Espagnols, par leurs traitements monstrueux et inhumains, ont exterminé 12 millions d’hommes, femmes et enfants compris ; à mon avis personnel, le nombre des indigènes disparus à cette époque dépasse même les 15 millions…. Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d’âmes et de telle qualité, c’est seulement dans le but d’avoir de l’or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s’élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne. A cause de leur cupidité et de leur ambition insatiables, telles qu’il ne pouvait y en avoir de pire au monde, et parce que ces terres étaient heureuses et riches, et ces gens si humbles, si patients et si facilement soumis, ils n’ont eu pour eux ni respect, ni considération, ni estime. (Je dis la vérité sur ce que je sais et ce que j’ai vu pendant tout ce temps.) Ils les ont traités je ne dis pas comme des bêtes (plût à Dieu qu’ils les eussent traités et considérés comme des bêtes), mais pire que des bêtes et moins que du fumier. »

(« Brève Relation de la Destruction des Indes », écrit en 1552)

Bartolomé de Las Casas, “Un bref récit de la destruction des Indiens” (1552) :

« Chapitre I : Les cruautés commises par les Espagnols en Amérique

« L’Amérique a été découverte en l’année 1492 puis habitée par les Espagnols, et une multitude d’entre eux s’y rendit ensuite venant de l’Espagne pendant quarante neuf ans. Leur première tentative a eu lieu sur l’île d’Hispaniola (Saint Domingue), qui possède en fait un sol très fertile, et actuellement réputée pour sa dimension et sa longueur, contenant dans les 600 miles de pourtour : elle est de tous côtés entourée d’un nombre presque infini d’îles, que nous avons trouvée si bien peuplé d’Autochtones et d’Étrangers qu’il n’y a guère de région dans l’univers fortifié qui ait autant d’habitants. Mais la terre ou le continent principal, distant de cette île de deux cent cinquante miles et plus, s’étend au-delà des dix mille miles de long du bord de la mer, quelques terres y sont déjà été découvertes, et d’autres peuvent l’être au fil du temps : Et une telle multitude de gens habite ces pays qu’on dirait que le Dieu tout puissant a rassemblé et convoqué la majeure partie de l’humanité dans cette partie du monde.

Or, cette multitude infinie d’hommes est, par la création de Dieu, d’une simplicité innocente, totalement dépourvue d’objet et opposée à toutes sortes d’artisanat, de subtilité et de malice, et de sujets très obéissants et loyaux à leurs souverains autochtones ; et se comportent très patiemment, sommairement et tranquillement envers les Espagnols, à qui ils sont soumis et par qui ils sont dominés ; de sorte qu’ils vivent enfin sans la moindre soif de vengeance, en laissant de côté tout contentieux, trouble et haine.

C’est un peuple très tendre et efféminé, au tempérament si bizarre et si mal équilibré qu’il est tout à fait incapable d’effectuer des travaux forcés et que, en quelques années de tels travaux, l’un tombe malade et un autre expire bientôt, de sorte que les enfants des princes et des seigneurs, qui parmi nous vivent avec une grande richesse et un faste délicieux, ne sont pas plus efféminés et tendres que les enfants de ces paysans : cette nation est très nécessiteuse et indigente, ne possède pas grand chose, et par conséquent, n’a ni attitude hautaine, ni ambitieuse. Ils sont modestes dans leur misère, comme les Saints Pères dans leur vie frugale dans le désert, connue sous le nom d’Ermites. Ils vont nus, n’ayant pas d’autre couverture que ce qui cache leurs pudeurs à la vue. Un manteau velu, ou un manteau ample, ou un tissu grossier au plus, leur servent de vêtement d’hiver le plus chaud. Ils se couchent sur un tapis grossier, et ceux qui ont le plus terre ou de fortunes, utilisent une couverture nouée aux quatre coins en guise de lits, que les habitants de l’île d’Hispaniola, dans leur propre idiome, terme Hammacks. Les hommes sont dociles. Les indigènes sont doux et capables de moralité ou de bonté, très aptes à recevoir les principes instillés de la religion catholique ; ils ne sont pas non plus opposés à la civilité et aux bonnes manières, étant moins décomposés par la variété des obstacles que le reste de l’humanité ; dans la mesure où, ayant aspiré (si je puis m’exprimer ainsi) les tout premiers rudiments de la foi chrétienne, ils sont tellement transportés avec zèle et fureur dans l’exercice des sacrements ecclésiastiques et du service divin, que le même Religioso est lui-même, avoir besoin de la patience la plus grande et la plus signalée pour subir de tels transports extream. Et pour conclure, j’ai moi-même entendu les Espagnols eux-mêmes (qui n’osent pas assumer la confiance pour nier la bonne nature qui les prédominait) déclaraient qu’ils ne manquaient pas d’acquisition de la Béatitude Éternelle, mais de la seule connaissance et compréhension de la divinité.

Les Espagnols ont attaqué pour la première fois ce mouton innocent, qualifié comme tel par le Tout-Puissant, comme il est dit, comme le feraient la plupart des cruels tigres, loups et lions affamés, n’étudiant rien sur ces Indiens pendant quarante ans, après leur premier débarquement, le massacre de ces malheureux, qu’ils ont abattu et harcelé de manière si inhumaine et barbare avec plusieurs sortes de tourments, encore jamais connus, ni entendus (dont vous aurez un compte-rendu dans le discours suivant) celui de trois millions de personnes qui vivaient à Hispaniola même n’y ont pour le moment qu’un vestige peu considérable de moins de trois cents. Même l’île de Cuba, qui s’étend aussi loin que Rome de Valladolid en Espagne, est maintenant abandonnée, comme un désert, et est enfouie dans ses propres ruines. Vous pouvez également trouver les îles de Saint-Jean et la Jamaïque, des lieux vastes et fertiles, devenus non peuplés et désolés. Les îles Lucayan du côté nord, adjacentes à Hispaniola et à Cuba, qui sont au nombre de soixante ou environ, ainsi que de celles plus connues sous le nom de Gigantic Isles, et d’autres, les plus infertiles, dépassent le jardin royal de Sevil dans la fécondité, un climat très sain et agréable, est maintenant dévasté et inhabité ; et alors que, quand les Espagnols sont arrivés ici pour la première fois, environ cinq cent mille hommes y ont habité, ils sont maintenant attaqués, certains massacrés, d’autres ravis par la force et la violence, pour travailler dans les mines d’Hispanioloa…

En ce qui concerne la terre ferme, nous sommes certainement satisfaits et assurés que les Espagnols, par leurs actions barbares et exécrables, ont absolument dépeuplé Dix Royaumes, plus que toute l’Espagne, ainsi que les Royaumes d’Aragon et du Portugal, disons au-dessus de mille milles, qui sont maintenant dévastés et désolés, et sont absolument ruinés, alors qu’aucun autre pays n’était plus peuplé. Nous osons affirmer avec assurance que pendant la période des quarante ans, ils ont exercé leur tyrannie sanglante et détestable dans ces régions, au-delà de douze millions (des hommes, des femmes et des enfants qui travaillent en informatique) ont péri sans mériter ; Je ne conçois pas non plus que je devrais dévier de la vérité en disant que plus de cinquante millions au total ont payé leur dernière dette envers la nature.

Ceux qui sont arrivés dans ces îles en provenance des régions les plus reculées d’Espagne et qui se targuent du Nom des Chrétiens, ont dirigé deux voies principalement pour l’extirpation et l’extermination de ce peuple de la surface de la Terre. Le premier de ces moyens était une guerre injuste, sanglante et cruelle. L’autre était la torture, en les mettant à mort, pour ceux qui, jusque-là, avaient soif de sa liberté ou étaient conçus pour recouvrer sa liberté, et ébranler les chaînes d’une captivité si néfaste...

Or, le but ultime et la portée qui ont incité les Espagnols à s’efforcer d’extirpter et de désoler ce peuple, c’était seulement l’or ; que, devenant ainsi opulents dans un court laps de temps, ils pourraient arriver immédiatement à de tels degrés et à telle ou telle dignité, de la même manière qu’aucune voie compatible avec leurs personnages.

Enfin, en un mot, leur ambition et leur avarice, que le cœur de l’homme n’a jamais portée plus loin, et l’immense richesse de ces régions. L’humilité et la patience des habitants (qui ont simplifié et facilité leur approche de ces terres) ont beaucoup favorisé le commerce : qu’ils ont tellement méprisé, qu’ils les ont traités (je parle de choses dont j’étais témoin oculaire, sans la moindre erreur) non pas comme des bêtes, ce que je souhaiterais volontiers, mais comme les crottes les plus abjectes et les ordures de la Terre ; et ils étaient si torturés et violentés dans leur vie et dans leur âme, que le nombre susmentionné de personnes mourut sans comprendre la vraie foi ou les sacrements. Et cela aussi est aussi vrai que le récit précédant (que même les tyrans et les meurtriers cruels ne peuvent nier sans le stigmate d’un mensonge) que les Espagnols n’ont jamais été blessés par les Indiens, mais qu’ils les ont plutôt vénérés comme des personnes descendant du ciel jusqu’à ce qu’ils soient contraints de prendre les armes, provoqués par des blessures répétées, des tourments violents et des boucheries injustifiées. »

Source en anglais

Lire « Tyrannies et cruautés des Espagnols perpétrées aux Indes Occidentales qu’on dit Nouveau Monde »

Lire « La destruction des Indes »

Lire « Histoire des Indes »

Lire Œuvres de Las Casas, tome 1

Lire Œuvres de Las Casas, tome 2

Lire « Histoire des Indes Occidentales »

Lire « Histoire de la découverte des Indes Occidentales par les Espagnols »

Lire « Le miroir de la tyrannie espagnole perpétrée sous Philippe II, roi d’Espagne »

Lire « Histoire admirable des horribles violences, cruautés et tyrannies exercées par les Espagnols aux Indes occidentales »

Lire la controverse de Valladolid entre Las Casas et Sepùlveda

Howard Zinn, « Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours » :

« Nous disposons du témoignage de Bartolomé de Las Casas qui, jeune prêtre, participa à la conquête de Cuba. Il posséda lui-même quelque temps une plantation sur laquelle il faisait travailler des esclaves indiens, mais il l’abandonna par la suite pour se faire l’un des plus ardents critiques de la cruauté espagnole. Las Casas, qui avait retranscrit le journal de Colomb, commença vers l’âge de cinquante ans une monumentale Histoire générale des Indes, dans laquelle il décrit les Indiens. Particulièrement agiles, dit-il, ils pouvaient également nager — les femmes en particulier — sur de longues distances. S’ils n’étaient pas exactement pacifiques — les tribus se combattaient, en effet, de temps en temps — les pertes humaines restaient peu importantes. En outre, ils ne se battaient que pour des motifs personnels et non sur ordre de leurs chefs ou de leurs rois.

La manière dont les femmes indiennes étaient traitées ne pouvait que surprendre les Espagnols. Las Casas rend ainsi compte des rapports entre les sexes : « Les lois du mariage sont inexistantes : les hommes aussi bien que les femmes choisissent et quittent librement leurs compagnons ou compagnes sans rancœur, sans jalousie et sans colère. Ils se reproduisent en abondance. Les femmes enceintes travaillent jusqu’à la dernière minute et mettent leurs enfants au monde presque sans douleurs. Dès le lendemain, elles se baignent dans la rivière et en ressortent aussi propres et bien portantes qu’avant l’accouchement. Si elles se lassent de leurs compagnons, elles provoquent elles-mêmes un avortement à l’aide d’herbes aux propriétés abortives et dissimulent les parties honteuses de leur anatomie sous des feuilles ou des vêtements de coton. Néanmoins, dans l’ensemble, les Indiens et les Indiennes réagissent aussi peu à la nudité des corps que nous réagissons à la vue des mains ou du visage d’un homme. »

Toujours selon Las Casas, les Indiens n’avaient pas de religion, ou du moins pas de temples.

Ils vivaient dans « de grands bâtiments communs de forme conique, pouvant abriter quelque six cents personnes à la fois [ . . . ] faits de bois fort solide et couverts d’un toit de palmes. [ . . . ] Ils apprécient les plumes colorées des oiseaux, les perles taillées dans les arêtes de poissons et les pierres vertes et blanches dont ils ornent leurs oreilles et leurs lèvres. En revanche, ils n’accordent aucune valeur particulière à l’or ou à toute autre chose précieuse. Ils ignorent tout des pratiques commerciales et ne vendent ni n’achètent rien. Ils comptent exclusivement sur leur environnement naturel pour subvenir à leurs besoins ; ils sont extrêmement généreux concernant ce qu’ils possèdent et, par là même, convoitent les biens d’autrui en attendant de lui le même degré de libéralité. »

Dans le second volume de son Histoire générale des Indes, Las Casas (il avait d’abord proposé de remplacer les Indiens par des esclaves noirs, considérant qu’ils étaient plus résistants et qu’ils survivraient plus facilement, mais revint plus tard sur ce jugement en observant les effets désastreux de l’esclavage sur les Noirs) témoigne du traitement infligé aux Indiens par les Espagnols. Ce récit est unique et mérite qu’on le cite longuement : « D’innombrables témoignages [ .. . ] prouvent le tempérament pacifique et doux des indigènes. [ … ] Pourtant, notre activité n’a consisté qu’à les exaspérer, les piller, les tuer, les mutiler et les détruire. Peu surprenant, dès lors, qu’ils essaient de tuer l’un des nôtres de temps à autre. [ . . . ] L’amiral [Colomb], il est vrai, était à ce sujet aussi aveugle que ses successeurs et si anxieux de satisfaire le roi qu’il commit des crimes irréparables contre les Indiens. »

Las Casas nous raconte encore comment les Espagnols « devenaient chaque jour plus vaniteux » et, après quelque temps, refusaient même de marcher sur la moindre distance. Lorsqu’ils « étaient pressés, ils se déplaçaient à dos d’Indien » ou bien ils se faisaient transporter dans des hamacs par des Indiens qui devaient courir en se relayant. « Dans ce cas, ils se faisaient aussi accompagner d’Indiens portant de grandes feuilles de palmier pour les protéger du soleil et pour les éventer. »

La maîtrise totale engendrant la plus totale cruauté, les Espagnols « ne se gênaient pas pour passer des dizaines ou des vingtaines d’Indiens par le fil de l’épée ou pour tester le tranchant de leurs lames sur eux. » Las Casas raconte aussi comment « deux de ces soi-disant chrétiens, ayant rencontré deux jeunes Indiens avec des perroquets, s’emparèrent des perroquets et par pur caprice décapitèrent les deux garçons ».

Les tentatives de réaction de la part des Indiens échouèrent toutes. Enfin, continue Las Casas, « ils suaient sang et eau dans les mines ou autres travaux forcés, dans un silence désespéré, n’ayant nulle âme au monde vers qui se tourner pour obtenir de l’aide ». Il décrit également ce travail dans les mines : « Les montagnes sont fouillées, de la base au sommet et du sommet à la base, un millier de fois. Ils piochent, cassent les rochers, déplacent les pierres et transportent les gravats sur leur dos pour les laver dans les rivières. Ceux qui lavent l’or demeurent dans l’eau en permanence et leur dos perpétuellement courbé achève de les briser. En outre, lorsque l’eau envahit les galeries, la tâche la plus harassante de toutes consiste à écoper et à la rejeter à l’extérieur ».

Après six ou huit mois de travail dans les mines (laps de temps requis pour que chaque équipe puisse extraire suffisamment d’or pour le faire fondre), un tiers des hommes étaient morts.

Pendant que les hommes étaient envoyés au loin dans les mines, les femmes restaient à travailler le sol, confrontées à l’épouvantable tâche de piocher la terre pour préparer de nouveaux terrains destinés à la culture du manioc.

« Les maris et les femmes ne se retrouvaient que tous les huit ou dix mois et étaient alors si harassés et déprimés [ … ] qu’ils cessèrent de procréer. Quant aux nouveaux-nés, ils mouraient très rapidement car leurs mères, affamées et accablées de travail, n’avaient plus de lait pour les nourrir. C’est ainsi que lorsque j’étais à Cuba sept mille enfants moururent en trois mois seulement. Certaines mères, au désespoir, noyaient même leurs bébés. [ … ] En bref, les maris mouraient dans les mines, les femmes mouraient au travail et les enfants mouraient faute de lait maternel. [ … ] Rapidement, cette terre qui avait été si belle, si prometteuse et si fertile [ . . . ] se trouva dépeuplée. [ … ] J’ai vu de mes yeux tous ces actes si contraires à la nature humaine et j’en tremble au moment que j’écris. »

Las Casas nous dit encore qu’à son arrivée à Hispaniola, en 1508, « soixante mille personnes habitaient cette île, Indiens compris. Trois millions d’individus ont donc été victimes de la guerre, de l’esclavage et du travail dans les mines, entre 1494 et 1508. Qui, parmi les générations futures, pourra croire pareille chose ? Moi-même, qui écris ceci en en ayant été le témoin oculaire, j’en suis presque incapable ».

C’est ainsi qu’a commencé, il y a cinq cents ans, l’histoire de l’invasion européenne des territoires indiens aux Amériques. Au commencement, donc, étaient la conquête, l’esclavage et la mort, selon Las Casas — et cela même si certaines données sont un peu exagérées : y avait-il effectivement trois millions d’Indiens, comme il le prétend, ou moins d’un million, selon certains historiens, ou huit millions, selon certains autres ? Pourtant, à en croire les manuels d’histoire fournis aux élèves américains, tout commence par une épopée héroïque — nulle mention des bains de sang — et nous célébrons aujourd’hui encore le Columbus Day. »

Histoire de la conquête du Mexique

Chronologie de la révolte des Indiens des Amériques contre les colonisateurs

Tenochtitlan, capitale des Mexica (Aztèques)

« La conquête du Mexique », Hugh Thomas :

« L’invasion espagnole du Mexique fut un prolongement des conquêtes ayant commencé en 1492, avec le premier voyage de Colomb, Hernàn Cortés, le commandant espagnol, avait vécu à Hispaniola comme à Cuba. Tous les membres de son expédition avaient séjourné quelque temps dans ces îles. un petit nombre s’était rendu ailleurs sur le continent, près de Panama, avant d’entrer dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Mexique.

En 1519, les peuples du Mexique étaient régis par une monarchie plus complexe que ne l’étaient les principules des Caraïbes avant Colomb. Les Aztèques – ou Mexicas comme on préfèrera les appeler – avaient maintes qualités. Ils étaient bien organisés. L’ancien Mexique ressemblait beaucoup à un Etat. Un conquistador jugea leurs demeures supérieures à celles des Espagnols. Les Mexica des classes supérieures portaient des habits brodés. Leurs orfèvres fabriquaient des joyaux qui stupéfièrent les Européens. Majoritairement citadins, ils dispensaient une instruction quasiment générale, à tout le moins aux garçonnets n’étant pas issus ni des serfs, ni des esclaves.

Au XVIe siècle, les Espagnols continuaient d’utiliser la numération romaine, y compris ses fractions, au lieu du système décimal plus pratique introduit par les Arabes, grâce aux Hindous, bien des années plus tôt. Les Mexica, eux, se servaient d’une méthode vigésimale, ainsi que du zéro, qui permettaient des calculs beaucoup plus précis qu’on ne les pratiquait en Europe.

Dès avant la découverte du Mexique, on s’interrogeait sur l’éthique de la mission impérialiste espagnole : on devait cet examen de conscience à plusieurs religieux dominicains, témoins des débuts aux Caraïbes… Il n’est aucun autre empire européen, qu’il s’agisse de Rome, de la France ou de l’Angleterre, qui ait ainsi mis en cause les buts de son expansion. La controverse se poursuivit.

En 1770, le marquis de Moncada envoyait à un ami français un bel ouvrage, ancien et illustré, probablement venu de Puebla, aujourd’hui connu sous le nom de « Mappe Quinatzin ». Il écrivait :

« Vous jugerez par vous-mêmes s’ils (les Mexica) étaient des barbares à l’époque où leur pays, leurs biens et leurs mines leur furent dérobés ; ou si c’est nous qui le fûmes. »

La morale des Mexica nous est suggérée par un passage du « Codex florentin » : il y est montré qu’au moins en théorie ils admiraient bien des choses que les gentilhommes chrétiens étaient censés admirer en Europe : « l’économie, la compassion, la sincérité, le soin, l’ordre, l’énergie, l’attention, l’ardeur, l’obéissance, l’humilité, la grâce, la discrétion, une bonne mémoire, la modestie, le courage et la résolution » ; tandis qu’ils méprisaient « la paresse, la négligence, le manque de compassion, le manque de fiabilité, de sincérité, la morosité, la bêtise, la malhonnêteté, la tromperie, le pillage », et même « l’agitation, l’irrespect et la traîtrise »…

Les Mexica succédaient à divers peuples belliqueux ayant régné sur la Vallée du Mexique. Ils avaient instauré leur propre empire par les armes. Leurs adversaires espganols, dans le lutte contre l’ancien Mexique, reçurent l’appoint décisif d’alliés indiens qui détestaient les Mexica. Il va de soi que les Espagnols étaient des conquérants, comme l’avaient été naguère les Vikings, les Goths, les Romains (qu’ils admiraient), les Arabes, les Macédoniens ou les Perses, pour ne mentionner qu’un petit nombre de leurs prédécesseurs ; ou les Anglais, les Hollandais, les Français, les Allemands ou les Russes, pour citer quelques-uns de ceux qui les suivirent…

Les Espagnols nourrissaient une confiance illimitée dans leurs propres qualités, dans la sagesse politique de leur mission impériale, enfin dans la supériorité spirituelle de l’Eglise catholique :

« Quelle grande bonne fortune pour les Indiens, cette arrivée des Espagnols, puisqu’ils sont passés de ce malheur à leur présent état de bénédiction. » s’écrierait l’historien Cervantès de Salazar en 1554.

« Ô l’étrange bestialité de ces gens ; à bien des égards, ils ont une bonne discipline, un bon gouvernement, une bonne compréhension, des aptitudes et du savoir-vivre, mais à d’autres une bestialité et une cécité monstrueuses. » écrivait le religieux dominicain Duràn, vers la fin du siècle…

« Le mode de vie (au Mexique) est presque le même qu’en Espagne, et respire tout autant l’ordre et l’harmonie. » écrivait Hernan Cortés à Charles Quint en 1521.

L’admirable situation de la capitale mexicaine, Tenochtitlan, n’aurait guère pu être meilleure. La ville se dressait à plus de 2300 mètres d’altitude, sur une île lacustre peu éloignée du littoral occidental (320 kilomètres) ou oriental (240 kilomètres). Le lac se trouvait au centre d’une vaste vallée bornée de magnifiques montagnes dont deux étaient des volcans. Tous deux étaient couverts de neiges éternelles…

Comme à Venise, à laquelle on la comparerait souvent, plusieurs générations avaient œuvré à construire Tenochtitlan. La minuscule île naturelle en formant le centre avait été agrandie, au moyen de pieux, de boue et de rochers, jusqu’à recouvrir un millier d’hectares. Tenochtitlan arborait fièrement une trentaine de beaux palais, construits dans une pierre volcanique rougeâtre et poreuse. Les maisons ordinaires, de plain-pied, où vivaient la plupart des 250.000 habitants, étaient en pisé ordinairement peint en blanc. Beaucoup étaient juchées sur des plates-formes pour prévenir les inondations. Le lac était parcouru de toutes sortes d’embarcations apportant tributs et marchandises. De petites villes bien construites, vassales de la grande cité, parsemaient les rives du lac.

Au centre de Tenochtitlan, on trouvait une enceinte sacrée renfermant plusieurs bâtisses saintes et des pyramides courronées de temples. Rues et canaux quittaient l’enceinte aux quatre points cardinaux. Non loin se dressait le palais de l’empereur. On découvrait plusieurs petites pyramides dans la ville, soutenant chacune un temple dédié aux dfférents dieux : ces pyramides, édifices religieux typiques de la région, étaient un hommage humain à la splendeur des volcans environnants.

Tenochtitlan semblait inexpugnable. La ville n’avait jamais été attaquée. Les Mexicains n’avaient qu’à lever les Ponts-levis des trois chaussées reliant la capitale à la terre ferme pour échapper à tout ennemi imaginable.

Un poème s’interrogeait :

« Qui pourrait conquérir Tenochtitlan ?

Qui pourrait ébranler la fondation du Ciel… ? »

(Miguel Leon-Portilla, « Precombian Litteratures of Mexico »)

La sécurité de la ville avait été renforcée pendant quatre-vingt-dix ans par une alliance avec deux autres cités situées respectivement sur les rives ouest et est du lac, Tacuba et Texcoco. Toutes deux étaient des satellites de Tenochtitlan, bien que Texcoco, capitale culturelle, fût remarquable par elle-même : on y parlait une version élégante de la langue de la Vallée, le nahuatl…

Ces alliés concouraient au développement d’une économie lacustre mutuellement profitable à une cinquantaine de cités-Etats de taille réduite, dont la plupart étaient en vue les unes des autres et dont aucune ne vivait en autarcie…

Les empereurs du Mexique ne dominaient pas seulement la Vallée du Mexique. Au-delà des volcans, ils avaient établi leur autorité vers l’orient, jusqu’au golfe du Mexique. Leur mainmise s’étendait loin sur la côte pacifique au sud, jusqu’à Xoconocho, la meilleure source d’approvisionnement en plumes vertes, si appréciées, de l’oiseau quetzal. A l’est, ils avaient conduit des conquêtes éloignées dans des forêts pluviales à un mois de marche. Tenochtitlan contrôlait ainsi trois zones distinctes : les tropiques, près des océans ; une zone tempérée, au-delà des volcans ; et la proche région montagneuse. D’où la variété des produits offerts à la vente dans la capitale impériale.

Le cœur de l’empire, la Vallée du Mexique, faisait 120 kilomètres du nord au sud, 65 kilomètres d’est en ouest, soit quelques 7800 kilomètres carrés, mais l’emire lui-même s’étendait sur 325.000 kilomètres carrés.

La capitale aurait dû être sûre d’elle. Il n’existait pas de plus grande cité, plus puissante ou plus riche au sein du monde dont le peuple de la Vallée avait connaissance. Elle attirait des milliers d’immigrés dont certains savaient que leur savoir-faire y serait apprécié : tels les lapidaires de Xochimilco. La même famille régnait sur la ville depuis près d’un siècle. Une « mosaïque » de près de 400 villes au total, chacune régie par son propre roi, envoyait à l’empereur des tributs réguliers, constitués de maïs (l’aliment de base du pays) et d haricots, des manteaux de coton et d’autres vêtements, ainsi que divers types de costumes de guerre (les tuniques de guerre souvent emplumées, arrivaient de trente des trente-huit provinces). Les tributs comprenaient aussi des matières premières et des marchandises semi-finies (de l’or battu mais pas travaillé), ainsi que des biens manufacturés (dont les labrets d’ambre et de cristal, et des colliers de perles de jade ou de turquoise).

Le pouvoir des Mexica en l’an 1518, ou comme ils l’appelaient, l’année 13-Lapin, semblait reposer sur de solides fondations. Les échanges commerciaux étaient bien réglés. Fèves de cacao, manteaux, parfois canoës, haches de cuivre et plumes remplies de poussière d’or servaient de monnaie d’échange… Mais on payait ordinairement les services en services.

On trouvait des marchés dans tous les quartiers : l’un d’eux, celui de la ville de Tlateloloco, désormais vaste faubourg de Tenochtitlan, était le plus important marché des Amériques, le bazar de toute la région. On y échangeait même des marchandises venues du lointain Guatemala. Pendant ce temps, presque tout le monde commerçait à petite échelle dans l’ancien Mexique, car vendre le produit de la maisonnée était la principale activité de la famille…

L’empereur du Mexique représentait l’empire et gérait ses relations extérieures. Les affaires intérieures étaient en dernier ressort décidées par un empereur adjoint, un cousin, le « cihuacoatl », titre qu’il partageait avec celui d’une grande déesse, et dont la traduction littérale était « femme-serpent », l’associait au versant féminin de la divinité…

(Remarque de M et R : ceci était sans doute un reste d’une époque où les femmes gouvernaient la vie civile et les hommes la guerre et où la déesse avait autant de poids sinon plus que les dieux)

La vie, à Tenochtitlan, était stable. Elle était gérée, en pratique, par un réseau étroit tenant du clan, de la guilde et du district, le « calpulli »… entité autonome qui détenait des terres n’apaprtenant pas en propre à ses membres, mais qu’ils exploitaient. Il s’agissait sans doute d’une association de familles apparentées au sens large. Dans plusieurs calputin (au pluriel), les familles exerçaient la même profession. Ainsi, les plumassiers résidaient-ils surtout à Amantlan, quartier qui avait probablement été un village indépendant…

La plus puissante des guildes se trouvait dans le faubourg nommé Cuepan, où résidaient les marchands dits « à longue distance », les « pochteca ». Ils avaient mauvaise réputation chez les Mexica : ils semblaient être « les cupides, les repus, les envieux, les avares qui aspiraient à la richesse ». Mais on les louait officiellement « en hommes qui, lorsqu’ils guidaient les caravanes de porteurs, agrandissaient l’Etat mexicain ». Conscients qu’on les jalousait, ils cultivaient le mystère. Ils servaient d’espions aux Mexica ; ils informaient l’empereur des forces, des faiblesses et des richesses des endroits qu’ils visitaient durant leurs voyages.

L’organisation de ces négociants, qui importaient à Tenochtitlan les matières premières, ainsi que les marchandises de luxe venues de la région tempérée comme des tropiques, était chronologiquement antérieure à celle de l’empire…

(Remarque de M et R : comment ne pas souligner de trois traits rouges cette note de l’auteur. La société commerciale et artisanale a certainement préexisté aux royautés et à l’empire qui, lui, repose sur les nobles et les guerriers, très hostiles aux pochteca, grands négociants ayant un pouvoir important, une religion et des droits sociaux et politiques indépendants, notamment une gestion civile et une justice ainsi qu’un accès direct à l’empereur, chargés du grand commerce et des produits rares et de luxe, ainsi que de la connaissance du monde extérieur et des ambassades étrangères !!!! L’empire ne vit qu’en sangsue de l’activité économique et commerciale et ne lui sert qu’à assurer une certaine sécurité sur un territoire fixe et une clinetèle pour les produits de luxe. L’hostilité entre ces deux classes sociales, seigneurs de guerre et grande bourgeoisie, n’était pas seulement permanente et ancienne, elle avait considérablement augmenté vues les prétentions croissantes de cet empire surpuissant à réduire la part de la grande bourgeoisie, prétention particulièrement incarnée par Montezuma II et ses réformes radicales des droits des diverses classes sociales.)

L’essentiel de la tâche des pochteca consistait à échanger des biens manufacturés contre des matières premières : un manteau brodé contre du jade ; ou un bijou d’or contre de l’écaille (utilisée pour les cuillers destinées au chocolat). Ces grands marchands vivaient discrétement, s’habillaient mal et portaient les cheveux longs jusqu’à la taille. Pourtant, ils possédaient de nombreux biens. L’empereur les appelait ses « oncles » ; leurs filles étaient parfois les coccubines des monarques.

(Remarque de M et R : ces « oncles » de l’empereur avaient beaucoup perdu de poids social et politique récemment et particulièrement avec l’avènement de Montezuma 1er, qui cultivait davantage les nobles et les rois que les pochteca, oublieux que la grande fortune de l’empire reposait sur une activité économique, notamment la transformation industrielle des produits premiers et leur échange avec des sociétés alentours plus archaïques donnant en échange une grande quantité de produits de base et il tentait de croire qu’il suffisait désormais de conquérir de nouveaux territoires et de leur imposer le paiement du tribut pour que la société mexica s’enrichisse sans cesse. En même temps, la haine des nobles seigneurs de la guerre envers la fortune cachée des pochteca grandissait sans cesse. Elle allait devenir ouverte avec la guerre entre Tlatelolco, la ville des commerçants, et Tenochtilan, la capitale impériale, capitale des seigneurs de guerre. Tout cela signifie que l’empire reposait bel et bien sur une lutte de classes, avec une classe noble, une classe bourgeoise et une classe exploitée.)

Hugh Thomas poursuit :

« Quelle que soit l’importance de ces négociants, c’étaient les soldats qui avaient assuré au Mexica la suprématie dans la Vallée et au-delà. Ces guerriers étaient tout à la fois bien organisés et nombreux : on disait que les rois avaient attendu que leur population fût assez importante pour défier les Tépanèques, dont ils étaient naguère sujets, en 1428. Les garçonnets, au Mexique, étaient préparés à la guerre dès la naissance, tels des Spartiates ou des Prussiens… L’appartenance aux ordres chevaleresques, les « jaguars » et les « aigles » était une distinction supreme obtenue par les braves…

L’époque mexicaine de conquête ininterrompue avait commencé vers 1430. Ses instigateurs étaient le premier empereur Itzcoatl, et son étrange neveu-général, Tlacaelel, qui était aussi « cihuacoatl »….

(Remarque de M et R : bien des commentateurs présentent souvent la civilisation mexicaine comme un produit de l’impérialisme et ne décrivent alors que la toute dernière phase de cette société, non ses bases fondamentales ni les facteurs de sa réussite précédente et de son échec ensuite, la perte de poids de son commerce et la croissance du poids économique et social de l’impérialisme guerrier, purement prédateur de l’activité économique. Notamment, le fossé entre l’accroissement démographique et la réduction de l’activité économique productive intérieure propre s’accroissait. Comme ailleurs dans le monde, l’Etat est venu ponctionner les richesses produites par une société déjà prospère sans lui depuis longtemps, même si elle a prétendu lui aussurer la sécurité et la prospérité durables. Mais l’Etat lui-même est devenu une source de revenus de pillage et a commencé à nuire à l’activité économique interne et à combattre ses fondateurs. Le caractère de sansgsue de la classe noble et guerrière a commencé à saper les bases de la société mexica.)

Hugh Thomas :

« Une grave difficulté de l’empire était la place croissante des tributs dans l’économie de la cité. Le dernier siècle avait vu une augmentation considérable de la population. Le maïs local se faisait de plus en plus rare. En même temps, une proportion substantielle de la population de Tenochtitlan se consacrait aux services et à l’artisanat : à fabriquer des sandales, vendre du combustible, tisser des nattes, transporter des objets ou confectionner des céramiques… C’est pourquoi les apports supplémentaires procurés par le tribut apparaissaient de plus en plus nécessaires.

Mais y avait plus grave. Les classes supérieures, gâtées par le luxe, jugeaient indispensables de disposer de fruits tropicaux et de cacao. Les nobles ne pouvaient se passer de leurs 15.000 jarres de miel annuelles, pour ne rien dire des fournitures régulières de plus de 200.000 manteaux de coton de tailles différentes. L’empereur lui aussi avait besoin d’une partie de ces objets, dans une société ignorant l’argent et fonctionnant par troc, pour payer les fonctionnaires de leurs services. Au début, ces paiements étaient faits en terrains. Mais ceux-ci venaient à manquer. Les fêtes, elles aussi, toujours plus grandioses, réclamaient plus de luxe, pour les présents des dieux et pour les ornements de l’assistance… Même pour conduire les guerres, il fallait importer des tributs de tuniques de guerre et d’armes…

Bien que les villes importantes dussent supporter un intendant mexicain (calpixqui), bien qu’il y eût ici ou là des garnisons, le système des tributs évitait les dépenses écrasantes d’un empire centralisé. Pourvu que la ville désignée envoyât les produits appropriés au moment approprié, elle avait toute latitude pour s’administrer. Pourtant, bien des territoires asujettis jugeaient ces exigences pesantes. Plusieurs cités étaient impatientes et rancunières. Quelques-unes étaient prêtes à se rebeller.

Autre source d’inquiétude possible, une stratification croissante de la société mexicaine. Au début, la plupart des chefs de famille semblent avoir été concernés par l’élection d’un monarque. Désormais, le collège électoral ne comprenait que les plus grands seigneurs… Ces dirigeants devaient venir incognito, car « ils ne souhaitaient pas que le commun soupçonne les alliances des rois et des dirigeants, et que les accords et les amitiés qu’ils nouaient se faisaient aux dépens de la vie de l’homme ordinaire ». (Duràn, volume 2, p. 339) (…)

Le XVe siècle avait vu créer délibérément une classe de nobles, les « pipitlin », dont la plupart descendaient du roi Acampichtli. Plusieurs rois ultérieurs avaient engendré une nombreuse descendance grâce à plusieurs épouses. Sans doute, les chroniqueurs exagéraient-ils en déclarant que Nezahualpilli, roi de Texcoco, mort en 1515, avait laissé cent quarante-quatre enfants… La puissance de ces nobles à demi royaux avait grandi du fait de la distribution de terres conquises ; on leur avait aussi donné les hommes qui les mettaient en valeur, ce qui permettait à leur fidélité de contourner les clans traditionnels de Tenochtitlan, les « calpultin ». Peut-être se raidissaient-ils au contact des peuples conquis : en mettant à prix la tête de Nezahualcoyotl, de Texcoco, alors en fuite, le roi Maxtla d’Azcapotzalco proposa des terres à quiconque le capturerait, « même s’il était un plébéien ».

L’empereur de la décennie 1460, Montezuma 1er, renforça la stratification sociale en publiant une série de règles de conduite, des « étincelles de feu divin », selon son étrange formule, pour obtenir que « tous vivraient conformément à leur statut ». Ces règles instaurèrent des frontières entre monarques et seigneurs, seigneurs et hauts fonctionnaires, hauts et petits fonctionnaires, petits fonctionnaires et peuple ordinaire. On distinguait entre une classe supérieure de puissants seigneurs et une classe inférieure de moindres seigneurs. On accentua les différences de costume et de protocole.

Les nobles portaient désormais des manteaux et des pagnes de coton brodé, des sandales dorées, des boucles d’oreilles et des labrets. Les gens du commun ne pouvaient porter de coton et devaient se contenter d’habits faits en fibres d’agave. Leurs manteaux s’arrêtaient au genou. Ils ne pouvaient porter de sandales en présence de supérieurs. Seuls les nobles pouvaient construire des maisons ayant deux niveaux : eux seuls pouvaient boire du chocolat ; les familles ordinaires devaient utiliser de la vaisselle de terre cuite, ni peinte, ni vernissée…. En outre, toute famille ne descendant pas directement des Toltèques (via Acampichtli) ne pouvait être incorporée dans la classe supérieure. La mobilité, de quelque sorte qu’elle soit, était condamnée : « Là où on vécu le père d’un homme et ses ancêtres, là il doit vivre et mourir. »

L’empereur Montezuma II renforça encore ces discriminations. Tous les fonctionnaires, et même tous les prêtres, devraient désormais sortir de la plus haute classe – en pratique, de la famille royale au sens le plus large. Au sein même de cette grande famille, les charges tendaient à devenir héréditaires. Très logiquement, Montezuma réserva les écoles supérieures, les « calmécac », aux enfants de haute naissance. Précédemment, les garçons prometteurs d’humble naissance pouvaient aspirer à la prêtrise et donc fréquenter l’une de ces austères institutions.

En conséquence, la structure sociale, en 1518, était plus rigide que jamais… L’isolement de l’empereur, en 1518, était plus intense que jamais. Montezuma avait plus de courtisans, de gardes, de jongleurs, d’acrobates, de bouffons et de danseurs que ses prédécesseurs. Après lui venaient, par ordre de préséance, les principaux conseillers, le premier cercle de la famille royale, les grands administrateurs et la noblesse, la « pipiltin », dont les vingt et une familles les plus illustres portaient des titres impressionnants. Les nobles avaient de splendides palais où ils donnaient des fêtes… Ils vivaient du produit de terres situées en dehors de la capitale. Leurs ancêtres avaient construit la grande cité, ou l’avaient inspirée. Ils s’en remettaient à sa taille et à ses immenses édifices pour écraser psychologiquement les visiteurs des autres cités comme les plus pauvres de leurs compatriotes.

La principale distinction au sein de l’ancien Mexique (qui, en cela, ressemblait singulièrement à l’Europe) opposait les payeurs et les exemptés du tribut. Cette dernière catégorie incluait la noblesse, les prêtres et les enfants, les administrateurs mineurs et locaux et les enseignants. Elle incluait également les chefs des « capultin » et les roturiers qui, grâce à leurs prouesses militaires, avaient commencé de gravir le mât graisseux du progrès social. En faisaient partie les artisans, les marchands et quelques agriculteurs…

On trouvait également des catégories différentes parmi les masses s’acquittant de tribut et de taxes : d’abord les laboureurs, « macehualtin », qui participaient aux « calpultin »… Les macehualtin constituaient le gros de la société mexicaine…

Moins différenciée était la classe des « mayeques », comparables aux serfs européens. Ils n’étaient ni esclaves ni libres. C’étaient des hommes, ou des familles, qui travaillaient sur les terres d’autrui, en particulier celles des nobles…

Enfin, dans la classification de ces anciens Mexicains, on trouvait quelques véritables esclaves, les « tlatlacotin », plus favorisés en un sens que leurs équivalents européens puisqu’ils pouvaient posséder des biens, se racheter, épouser des femmes ou hommes libres. Leurs enfants naissaient libres…

Le contraste entre la pauvreté et la richesse, aux deux extrêmes de la société mexicaine, semble avoir été plus remarquable d’année en année. Les témoins déclarèrent au père Sahagùn que le palais de l’empereur, le « tecpan », était un « endroit terrible, un lieu de peur… de vantardise… d’arrogance, d’enivrement, de flatterie, de perversion. » Les chevaliers de l’aigle et du jaguar s’y pavanent. Pendant ce temps-là, les pauvres mangent sans doute moins bien qu’ils ne l’avaient jamais fait…

Aggravant la division des classes, il y avait la perte de pouvoir des calputin, ces clans qui avaient géré la société civile dans les premiers temps. Y appartenir avait permis aux hommes et aux femmes ordinaires de faire partie de la collectivité… Calputin et gouvernement étaient en conflit, dans la mesure où l’empereur accordait de plus en plus souvent les terres, alors que les calputin considéraient que celles-ci appartenaient à leur autorité, par tradition…

Quarante ans plus tôt, Tlatelolco (« la butte de terre »), alors ville commerçante, semi-indépendante, à deux kilomètres au nord, sise sur une île reliée à la capitale par plusieurs larges chaussées, dont la population était aussi mexicaine mais qui avait connu une lignée distincte de monarques, avait tenté de recouvrer sa pleine indépendance. L’apogée de la crise intervint lors d’une de ces querelles qui, en Europe, provoquaiente les guerres… Tlatelolco fut envahie et vaincue… La ville et les villes vassales furent incorporées à Tenochtitlan en tant que « cinquième quartier ». Ses habitants, bien qu’ils fussent parents des Mexica, durent désormais payer tribut à un « gouverneur militaire », Itzquauhtzin, frère de l’empereur, toujours en poste en 1518. Les vainqueurs se disputèrent le célèbre marché. Les Tlatelolco étaient amers. Ils s’enchantaient, fût-ce en secret, de toute déconvenue essuyée par Tenochtitlan…

L’empire mexicain semblait avoir atteint ses limites. Les monarques successifs avaient repoussé les frontières, en partie mus par la nécessité de garantir les ressources venues des régions chaudes ou tempérées, en partie pour la raison connue de la plupart des empires : il est difficile de mettre un terme à l’habitude d’agresser. Mais envisager davantage de grandes guerres devenait problématique…

En 1504, les Tlaxcaltèques vainquirent les Mexica dans une guerre…. Les Mexica ripostèrent en imposant des sanctions à Tlaxcala : il n’y aurait plus d’échange de coton ni de sel. La menace était sérieuse, dans la mesure où les Mexica avaient vassalisé tous les territoires entourant Tlaxcala, y compris les terres tropicales à l’est. Les Tlaxcaltèques, sous l’égide de vieux seigneurs expérimentés, tinrent bon... Les Tlaxcaltèques étaient pleins de ressort. Ils étaient cernés par l’Empire mexicain, mais se persuadaient qu’ils restaient libres. Leur façon de cultiver la terre n’était pas sans évoquer l’Europe : la plus grande partie était travaillée par des laboureurs versant un loyer en nature aux seigneurs qui, à leur tour, conservaient les droits naturels de base, dont celui sur l’eau et les forêts. Les Tlaxcaltèques avaient résisté plusieurs fois aux armées mexicaines, toujours beaucoup plus importantes que celles qu’ils pouvaient lever. Non seulement ils étaient libres, mais ils avaient pris l’habitude de consulter les villes de leur territoire, usage qui incita le conquistador, non sans extravagance, à les comparer aux républiques libres de Gênes ou de Venise… Tlaxcala n’était pas le seul territoire à portée de Tenochtitlan qui eût préservé son indépendance. Il y avait aussi la petite république de Yopi sur la côte pacifique dans l’Etat actuel de Guerrero. Il y avait Metztitlan dans les montagnes au nord-est ; il y avait les Chinantla, peuple montagnard dans la chaîne séparant la Vallée du Mexique et Oaxaca. Mais les Tlaxcaltèques étaient de loin les plus importants et les seuls capables de nuire profondément aux Mexica….

Les Tlaxcaltèques furent les premiers à combattre militairement les Castillans… Cortès lui-même prétend avoir été attaqué par 149.000 hommes… Après une victoire due aux épées, à l’élimination physique des victimes indiennes, aux canons, Cortès lança une expédition punitive, en brûlant dix villes, dont l’une comptait plus de trois mille personnes, et en massacrant beaucoup d’Indiens. Une fois de plus, il semble avoir voulu terroriser les populations pour les obliger à se rendre… Cortès et son expédition pénétrèrent à Tlaxcala le 18 septembre 1519… Il en résulta une alliance durable entre les chefs de Tlaxcala et Cortès qui allaient permettre la conquête de Tenochtitlan et sa destruction.

Les Espagnols, ayant vaincu puis mis de leur côté les Tlaxtaltèques, étaient à cent kilomètres de Tenochtitlan et l’empereur n’était pas encore décidé à les recevoir en hôtes ou à les détruire militairement. L’empereur et sa ville étaient envahis par la panique. Le petit peuple était tout agité. « Les désordes se multipliaient. On eût dit que la Terre tremblait, comme si la surface de la terre tournait dans le tumulte. » peut on lire dans le Codex florentin…

Deux ou trois jours après son arrivée dans la capitale, le « Caudillo » visita le marché de Tlatalolco dont il avait sans doute beaucoup entendu parler par ceux de ses hommes qui l’avaient déjà vu.

L’importance en était stupéfiante. Cortés estimait que le grand espace clos d’arches où se trouvait ce marché faisait deux fois la grand-place de Salamanque. D’autres conquistadors, qui affirmaient avoir vu Constantinople et toute l’Italie dont Rome déclarèrent n’avoir jamais rien vu de tel…

Tlatelolco était le centre du commerce mexicain et le plus grand centre d’échanges des Amériques… C’est là qu’avait commencé le commerce du beau drap de coton, comme de bien d’autres articles. Là aussi s’étaient produits plusieurs incidents ayant débouché sur les guerres de 1475, désastreuses pour les Tlatelolca opposés aux Mexica. A la suite de leur victoire, les empereurs de Mexico avaient fermé le grand temple de Tlatelolco sans oser ni souhaiter s’en prendre au marché…

(Remarque de M et R : nous avons là, très rapidement résumé, une petite idée des luttes de classes entre seigneurs féodaux guerriers mexica et commerçant et bourgeois, ceux de Tlatelolco n’étant que les plus fortunés et les plus fiers d’eux-mêmes et revendiquant leurs droits sociaux et politiques face aux nobles et à l’empire qui s’appuyait de plus en plus sur les guerriers et de moins en moins sur les commerçants et négociants.)

Le marché comprenait une cinquantaine de secteurs réservés aux métaux précieux, à la vaisselle, aux vêtements, à la nourriture, à la coutellerie, aux pierres, aux matériaux de construction comme les nattes, la chaux et même les toîts. On vendait séparément les produits manufacturés et les matières premières. Les marchands professionnels et au long cours échangeaient des articles de luxe, et d’innombrables petites familles, accaparées par les soins de leurs fermes, vendaient des gâteaux de maïs (tamales) ou de la bouillie de maïs. Des étals étaient dévolus aux oiseaux, à d’autres animaux, aux peaux. Le sel et les manteaux de coton étaient les articles les plus récherchés… Cortés déclare qu’il existait une zone du marché où l’on trouvait plus de coton que de soie sur le marché de soie de Grenade…

Après la guerre de 1470 qui avait opposé seigneurs de Tenochtitlan et bourgeoisie de Tlatelolco, suite à laquelle la pyramide et le temple de Huitzilopochtli qui la courronnait et dominait le marché de Tlatelolco avaient été abandonnés, Montezuma avait décidé d’essayer de se réconcilier avec les marchands (pochteca), dont le quartier général se trouvait à Tlatelolco. Il leur conféra même l’honneur de partir en guerre au nom de la Triple Alliance. Ils devaient toujours verser un tribut comme s’ils étaient conquis. Ils subissaient aussi un gouverneur militaire (cuauhtlatoani) nommé par l’empereur et non un monarque indépendant…

Niant que les Mexica soient des êtres humains comme les espagnols, Ginès de Sepùlveda écrivait dans « Democrates Alter » (1544) :

« Le simple fait que les Mexica réalisent de beaux objets n’est pas un signe de leur beauté morale. Certaines petites espèces comme les abeilles et les araignées font des œuvres d’art qu’aucun être humain ne peut faire de façon comparable… Le fait que les Mexica aient des rues, des maisons, des rois, etc., ne prouve rien de plus… Mais d’un autre côté, personne ne fait rien par soi-même… c’est le signe évident du tempérament servile. »

(…)

Au début de 1520, l’expédition procéda à un inventaire financier. La valeur de l’or recueilli, offert ou confisqué, fut estimée à 160.000 pesos. Le cinquième royal fut donc évalué à 32.000 pesos. C’était sans compter les bijoux d’or et d’argent qui devaient valoir, d’après le Caudillo, 75.000 pesos au moins…. On contesta ultérieurement le chiffre du butin. Les ennemis de Cortés l’évaluèrent à 700.000 au moins. Lors d’un procès, en 1529, on prétendit même que Cortés avait reçu de Montezuma de l’or, de objets en plumes, des draps et de l’argent pour un total de 800.000 pesos…

Découvrant le trésor amené à Charles Quint par les émissaires de Cortés, Pierre Martyr écrivit au pape Léon X :

« S’il est arrivé que des artistes de ce genre aient touché au génie, alors c’est le cas de ces indigènes. Ce n’est pas tant l’or ou les pierres précieuses que j’admire que l’intelligence des artistes et leur savoir-faire qui doit dépasser la valeur des matériaux employés… Selon moi, je n’ai jamais rien vu dont la beauté puisse davantage enchanter l’œil. »

La lettre de Martyr fut publiée sans doute avant la fin de 1520…

Hélas nous ignorons tout de ce que les Indiens (totonaques) débarquant en Espagne pensèrent de leurs hôtes. Montaigne, dans son essai sur les cannibales, rapporte une conversation par le truchement d’interprètes avec quelques Indiens venus du Brésil en 1562. Ils s’étonnèrent que des hommes aussi solides que les Suisses de la garde royale aient accepté de servir un enfant aussi chétif que le roi de France du moment, Charles IX ; ils furent également choqués de l’inégalité de la société française… »

Lire la suite

Messages

  • Lire aussi : Conquête de l’Amérique latine : Y a-t-il eu génocide des Indiens par les conquérants espagnols ?

    Cliquer ici

  • Bonjour à toutes et à tous, Merci pour cet article assez éprouvant par ailleurs. Mais c’est parfait de votre part de faire connaitre ces importants travaux. De telles abominations ne sont jamais citées. Que reste-t-il aujourd’hui de ces épouvantes ? Voici ce qu’en pense l’Espagne et le Vatican. Paru dans Courrier international en date du 26/03/2019.

    " Le président mexicain demande des excuses pour les “abus” coloniaux, l’Espagne refuse : Le président Andrés Manuel López Obrador a envoyé une lettre au roi d’Espagne et au pape François, demandant des excuses pour les “abus” perpétrés contre les peuples indigènes du Mexique. “Nous rejetons catégoriquement (le) contenu” de ce courrier, a réagi le gouvernement espagnol ;

    “Le Mexique lance un défi diplomatique à l’Espagne”, estime El País lundi 25 mars. Le quotidien espagnol rapporte que le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, a récemment envoyé une lettre au roi d’Espagne, l’exhortant à reconnaître les “abus” commis pendant la conquête du pays et à s’en excuser, une demande “fermement” exclue par Madrid.

    Amlo – le surnom du chef de l’État mexicain – avait révélé dans la journée avoir envoyé le 1er mars à Philippe VI cette missive, également adressée au pape François. Dans une vidéo diffusée sur Facebook, tournée avec son épouse devant le temple maya de Comalcalco (sud-est), il explique que “la prétendue conquête ou découverte d’un territoire ou rencontre entre deux mondes ou cultures fut en réalité une invasion et de nombreux actes arbitraires furent commis”.

    Le dirigeant de gauche reconnaît qu’il s’agit d’une question “très controversée”, raconte El Mundo, mais pense qu’elle doit être abordée :

    J’ai envoyé une lettre au roi d’Espagne et une autre au pape pour que l’on procède au récit des abus et que des excuses soient présentées aux peuples indigènes (du Mexique) pour les violations de ce qu’on nomme aujourd’hui leurs droits de l’homme.”

    “Le président […] a souligné qu’il ne s’agissait pas de ressusciter les différends, mais de les exposer et de ne pas les garder enfouis, car ‘aujourd’hui […] il reste des plaies ouvertes’”, précise, au Mexique, Excelsior.

    “Malaise en Espagne”

    Madrid a réagi dans la soirée, “regrettant profondément” que la lettre ait été rendue publique et “rejetant catégoriquement son contenu”. “L’arrivée, il y a cinq cents ans, des Espagnols sur les terres mexicaines actuelles ne peut être jugée à la lumière des considérations contemporaines”, balaie le gouvernement espagnol dans un communiqué. Le palais de la Moncloa affirme toutefois espérer “intensifier les relations amicales” avec le Mexique.

    Le “message brutal” du président mexicain a créé un “malaise en Espagne”, commente El País. Il survient à l’occasion “du cinquième centenaire de l’arrivée au Mexique du conquérant Hernán Cortés” et avant la célébration, en 2021, des “cinq cents ans de la chute de Tenochtitlán [nom de la capitale aztèque à l’époque pré-coloniale] et des deux cents ans de l’indépendance”, contextualise le journal. Il “parvient à Madrid deux mois seulement après la visite officielle du Premier ministre (espagnol) Pedro Sánchez dans le pays nord-américain”.

    Il était “le premier dirigeant étranger à rendre visite à Lopez Obrador” après sa prise de fonction, complète El Mundo. “Cela augurait une bonne relation, bien qu’aujourd’hui cette demande d’excuses pour des événements survenus il y a cinq siècles puisse engendrer une sérieuse confrontation entre les équipes diplomatiques des deux pays.”

    Violette Robinet

    Voila. Les assassins peuvent se réjouir. La Mort courre toujours... Quant à la revue Histoire, en tant qu’ancien documentaliste, je peux très honnêtement dire ce n’est pas du tout une référence.

    Petit commentaire dédié à la grand-mère de ma femme, parquée et morte en camp, car elle avait le tort d’être Iroquoise...

    Amitiés

    • Très triste que le monde d’aujourd’hui soit encore l’héritier des crimes de masse d’hier. Cela montre qu’il peut parfaitement être jugé avec les mêmes critères que les Indiens ont pu juger notre prétendue grande civilisation occidentale qui a détruit des centaines de civilisations, les êtres humains et même les richesses intellectuelles, artistiques, culturelles, humaines ! On pleure et on va encore beaucoup pleurer tant qu’on n’aura pas retiré le pouvoir à ces criminels capitalistes !

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.