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Quand Molière rapportait, dans son théâtre, la lutte des classes, dans la vie quotidienne, entre noblesse et bourgeoisie

lundi 17 février 2020, par Robert Paris

Quand Molière rapportait, dans son théâtre, la lutte des classes, dans la vie quotidienne, entre noblesse et bourgeoisie

Pour beaucoup, la pièce de Molière « Georges Dandin » n’est que le récit du ridicule d’un mari cocu. En réalité, c’est une description des relations conflictuelles de la classe féodale avec la classe bourgeoise montante…

La pièce intégrale

Jean-Pierre Vincent, interprétant à Chatenay-Malabry la pièce « Georges Dandin » de Molière :

« J’aime raconter à mes contemporains qu’ils sont des êtres historiques, fruits d’une histoire, des luttes de classes qui nous font ce que nous sommes. »

Paysan enrichi, George Dandin est un parvenu ; il s’offre un nom, George de la Dandinière, en achetant à la fois les dettes et la fille de nobliaux ruinés. Mais on n’échappe pas comme cela à sa condition, d’autant qu’on vous la rappelle à tout bout de champ et que la jeune femme qu’on pensait pouvoir bastonner s’avère être d’une liberté incontrôlable, ni par les poings ni par l’argent. Il y a beaucoup de cruauté et de mépris dans cette pièce, et un fort portrait de femme, qui ne sont pas des inventions du metteur en scène.

Présentation

INTENTIONS

1668 : Molière prend part au Grand Divertissement de Versailles, ballets, cascades, feux d’artifices, banquets... Il a repris et augmenté La Jalousie du Barbouillé, farcede sa jeunesse pour fabriquer son George Dandin ou le Mari Confondu ; il a concocté avec Lully une Pastorale qu’ils entremêlent à la comédie. La Pastorale finit bien, la farce finit mal. Les Versaillais s’esclaffent sur le dos du parvenu puni. Mais la pièce est réversible. Tout le monde en prend pour son grade. Et c’est ce qui fait qu’on la joue encore.

1958 : George Dandin mis en scène par Roger Planchon à Villeurbanne, a révolutionné beaucoup de choses, pour moi et pour d’autres. C’était un pas de géant dans l’histoire du théâtre (français). Au fil des années, j’ai vu d’autres Dandin, reprenant toujours, plus moins, la tracée profonde de Planchon. Je ne pensais pas travailler la pièce ; dans mon souvenir, Planchon avait tout dit. Je l’ai relue par hasard au moment où Pauline Sales et Vincent Garanger nous ont proposé de travailler avec eux. Alors, j’ai lu autre chose… la pièce bien sûr, toute la pièce, rien que la pièce, mais faisant naître une analyse et une imagerie inédites.

UN SCÉNARIO POUR COMMENCER.

Imaginons un paysan débrouillard, et mieux que cela, car le géniedes affaires peut se nicher partout et la fortune commencer avec rien. Il a gratté et gratté, dans les céréales, ou le beurre, ou la bidoche – veaux, vaches, cochons, poulets. Il a entourloupé beaucoup de naïfs. Il a gagné beaucoup d’argent. Il a racheté des terres et agrandi ses domaines, gagné toujours plus d’argent. Il a fait le voyage de Paris et poussé jusqu’à Versailles où il a tout visité. Revenu ébloui, il se fait construire un Versailles modèle réduit, en pleine campagne, une petite Cour d’Honneur, histoire d’épater les nobliaux du coin qui l’ont toujours mis de côté. Il s’est aussi payé les vêtements à la mode et se promène en marquis dernier cri : sa perruque est blonde, mais sa moustache est restée noire, il ne se rase qu’une fois par semaine, et sous ses parures, il a gardé son vieux tricot de corps, sa mascotte.

Bien sûr, il a fallu aussi s’acheter une femme et un nom. Les nobliaux les plus proches, famille appauvrie depuis longtemps, portant haut mais sentant la poussière et l’eau bénite, avaient une fille, jolie et bien élevée, comme au couvent. Ils possédaient assez de terres pour négocier un viager confortable contre un mariage humiliant : ainsi se tenaient-ils par la barbichette, pour la vie…

Le gars Dandin est devenu Monsieur De la Dandinière, noblesse illusoire, mais perçue comme un danger à l’époque par les soi-disant propriétaires de la France. Déjà.

Le couple Dandin s’est installé dans la nouvelle maison avant même la fin des travaux : on est encore dans les enduits ; il reste un petit tas de fumier dans un coin ; le puits central a été comblé, seulement recouvert d’un petit plancher de bois.
La vie du couple n’est pas joyeuse. La jeune femme ne supporte pas les manières brusques du mari qui l’a achetée. Et ce, d’autant plus qu’il a pris de mauvaises habitudes côté boisson : il est brutal et sent le cabaret. En tout cas, le mariage récent n’a pas encore été consommé… Comme elle le prend de haut – noblesse oblige – il devient violent. La nuit, on entend des cris au loin. C’est pourquoi tous les jours, les beaux-parents, par hasard, passent aux nouvelles.

C’est là que commence notre histoire en forme de théâtre : la descente aux Enfers de celui qui s’était cru parvenu (sic) au Ciel. Ne la racontons pas ici dans le détail : elle est assez simple et droite, en apparence du moins. Trois actes, trois tentatives pour rester le maître à bord, trois échecs, trois humiliations : le réel qu’on voulait fuir revient au galop. Le pire étant que le bonhomme sait pratiquement tout dès le départ, il le dit et le répète : inépuisable lutteur d’un combat perdu d’avance.

« Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez VOULU ».

Il sera « confondu », c’est-à-dire « convaincu d’une erreur (ou d’une faute) ». Il y a bien dans chaque acte une forme de procès, que lui-même cherche à intenter, et qui se retourne contre lui, avec châtiment à la clé. L’aristocratie, même morte, est épargnée. « L’impunité n’y est point punie », écrivait Ramon Fernandez. Mais « confondu » signifie aussi « troublé, agité, éperdu ». Comme dans d’autres scénarios de Molière, il y a un « devenir fou » du personnage central : c’est la tragicomédie de George Dandin De la Dandinière.Mais qui sait ? Attendons la fin, la vraie fin, tragi-comique…

RAYON NOUVEAUTÉS

Allons jusqu’au bout. On a vu beaucoup de mises en scène généreuses s’apitoyer finalement sur le triste sort du « pauvre Dandin ». Oui, les nobles sont infects, oui Angélique a des raisons de se venger, mais elle le fait sans aucune pitié. Mais Dandin n’est pas un ange. La lutte des classes (et des sexes) lui casse les reins, mais il en a cassé bien d’autres. Jusqu’au bout avec la farce donc, jusqu’au bout de la cruauté noire. Dandin, s’il est un parvenu ridicule, doit l’être jusqu’à la fin.

À partir d’une situation bien réelle, Dandin entre pas à pas dans un monde de folie. Mais c’est la comédie entière qui est un méchant rêve. Le texte est simple et direct, mais il appelle, ou déclenche, ou permet, très vite, une foule d’images et de visions. C’est ainsi que se développera notre récit, non dans un réalisme rural, mais dans une fantasmagorie onirique.

Vidons d’abord presque entièrement le décor. Assurons la limpidité graphique des rapports de force. Tout est simple, c’est une farce ; tout se complique : c’est une comédie ; le réel se transforme, c’est une mise en scène. Notre enjeu est de créer un autre réalisme que celui hérité de Planchon. Pas de ferme en bois, ni d’échafaudages, ni de maison bourgeoise XVIIèmesiècle forcément trop petite. Seulement des restes, des allusions. Le décor minimaliste comme un écran blanc va en produire plusieurs autres : rêve de Versailles, église du voisinage, ciel de nuit orageuse, etc.

À Versailles en 1668, la pièce était mêlée de musique, ce qui explique en partie sa brièveté. Dès sa reprise à Paris, plus de musique, ce qui explique son autonomie – qui s’est affirmée ainsi au long des siècles. Mais à la relecture, cette présence de Lully, et donc du luxe Versaillais, mais aussi cette présence des bergers amoureux, m’ont semblé un fantôme très présent. Nous allons travailler à un retour subreptice de Lully dans notre jeu ; et Molière nous a laissé un berger : le silencieux Colin serait-il musicien à ses heures ?

Dans un décor sans âge, les costumes seront absolument d’époque – toujours cet écart voulu et productif chez nous entre Jean-Paul Chambas le peintre et Patrice Cauchetier le costumier. Dandin ne sera pas un paysan demi-riche, vite rappelé à l’ordre, mais un fou de parvenu abattu en plein vol. Plus dure sera la chute. Présenter une telle pièce, c’est aussi organiser pour le public un voyage dans le temps, dans l’imaginaire, dans un charme de l’ailleurs. L’actualité des situations, la violence des humiliations n’y perdra rien, bien au contraire.

Mine de rien, et malgré sa forme presque schématique, cette œuvre de Molière montre un tableau complet, du haut au bas de l’échelle, de la société française et de ses tensions, qu’il a pu observer de près au cours de ses tournées de jeunesse. Comme nous le savons trop bien, beaucoup des choses ont à peine changé dans notre paysage traditionnel… La France reste un vieux pays où nous pataugeons. George Dandin nous saute aux yeux, nous renvoie l’image de nos comptes pas réglés. On va mettre une nouvelle fois le doigt dessus, mais aussi comme si c’était la première fois. Souriez, vous êtes filmés…

Jean-Pierre Vincent

« Georges Dandin », de Molière :

ACTE I

Scène première
George Dandin

Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

(…)

Scène 3

George Dandin

Hé bien ! George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite. Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une Demoiselle : l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger, et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment ; et si c’était une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerais volontiers des soufflets. Quoi ? écouter impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps de la correspondance ! Morbleu ! je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut de ce pas aller faire mes plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre fort à propos.

Scène 4

Monsieur de Sotenville

Qu’est-ce, mon gendre ? vous me paraissez tout troublé.

George Dandin

Aussi en ai-je du sujet, et…

Madame de Sotenville

Mon Dieu ! notre gendre, que vous avez peu de civilité de ne pas saluer les gens quand vous les approchez !

George Dandin

Ma foi ! ma belle-mère, c’est que j’ai d’autres choses en tête, et…

Madame de Sotenville

Encore ! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre monde, et qu’il n’y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu’il faut vivre parmi les personnes de qualité ?

George Dandin

Comment ?

Madame de Sotenvi lle

Ne vous déferez-vous jamais avec moi de la familiarité de ce mot de « ma belle-mère » , et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire « Madame » ?

George Dandin

Parbleu ! si vous m’appelez votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère.

Madame de Sotenville

Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition ; que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connaître.

Monsieur de Sotenville

C’en est assez, mamour, laissons cela.

Madame de Sotenville

Mon Dieu ! Monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui n’appartiennent qu’à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par les gens ce qui vous est dû.

Monsieur de Sotenville

Corbleu ! pardonnez-moi, on ne peut point me faire de leçons là-dessus, et j’ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne suis point homme à démordre jamais d’un pouce de mes prétentions. Mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l’esprit.

George Dandin

Puisqu’il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, Monsieur de Sotenville, que j’ai lieu de…

Monsieur de Sotenville

Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est pas respectueux d’appeler les gens par leur nom, et qu’à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire « Monsieur » tout court.

George Dandin

Hé bien ! Monsieur tout court, et non plus Monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne…

Monsieur de Sotenville

Tout beau ! Apprenez aussi que vous ne devez pas dire « ma femme » , quand vous parlez de notre fille.

George Dandin

J’enrage. Comment ? ma femme n’est pas ma femme ?

Madame de Sotenville

Oui, notre gendre, elle est votre femme ; mais il ne vous est pas permis de l’appeler ainsi, et c’est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.

George Dandin

Ah ! George Dandin, où t’es-tu fourré ? Eh ! de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là ! Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.

Monsieur de Sotenville

Et la raison, mon gendre ?

Madame de Sotenville

Quoi ? parler ainsi d’une chose dont vous avez tiré de si grands avantages ?

George Dandin

Et quels avantages, Madame, puisque Madame y a ? L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous, car sans moi vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous ; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d’un allongement de nom, et au lieu de George Dandin, d’avoir reçu par vous le titre de « Monsieur de la Dandinière » ?

Monsieur de Sotenville

Ne comptez-vous rien, mon gendre, l’avantage d’être allié à la maison de Sotenville ?

Madame de Sotenville

Et à celle de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue, maison où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilège, rendra vos enfants gentilshommes ?

George Dandin

Oui, voilà qui est bien, mes enfants seront gentilshommes ; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.

Monsieur de Sotenville

Que veut dire cela, mon gendre ?

George Dandin

Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.

Madame de Sotenville

Tout beau ! prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée ; et de la maison de la Prudoterie il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu une femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.

Monsieur de Sotenville

Corbleu ! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que la chasteté aux femelles.

Madame de Sotenville

Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de notre province.

Monsieur de Sotenville

Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandait seulement que la faveur de lui parler.

George Dandin

Ho bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela, et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

Monsieur de Sotenville

Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.

Madame de Sotenville

Nous n’entendons point raillerie sur les matières de l’honneur, et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.

George Dandin

Tout ce que je vous puis dire, c’est qu’il y a ici un certain courtisan que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très humainement écoutées.

Madame de Sotenville

Jour de Dieu ! je l’étranglerais de mes propres mains, s’il fallait qu’elle forlignât de l’honnêteté de sa mère.

Monsieur de Sotenville

Corbleu ! je lui passerais mon épée au travers du corps, à elle et au galant, si elle avait forfait à son honneur.

George Dandin

Je vous ai dit ce qui se passe pour vous faire mes plaintes, et je vous demande raison de cette affaire-là.

Monsieur de Sotenville

Ne vous tourmentez point, je vous la ferai de tous deux, et je suis homme pour serrer le bouton à qui que ce puisse être. Mais êtes-vous bien sûr aussi de ce que vous nous dites ?

George Dandin

Très sûr.

Monsieur de Sotenville

Prenez bien garde au moins ; car, entre gentilshommes, ce sont des choses chatouilleuses, et il n’est pas question d’aller faire ici un pas de clerc.

George Dandin

Je ne vous ai rien dit, vous dis-je, qui ne soit véritable.

Monsieur de Sotenville

Mamour, allez-vous-en parler à votre fille, tandis qu’avec mon gendre j’irai parler à l’homme.

Madame de Sotenville

Se pourrait-il, mon fils, qu’elle s’oubliât de la sorte, après le sage exemple que vous savez vous-même que je lui ai donné ?

Monsieur de Sotenville

Nous allons éclaircir l’affaire. Suivez-moi, mon gendre, et ne vous mettez pas en peine. Vous verrez de quel bois nous nous chauffons lorsqu’on s’attaque à ceux qui nous peuvent appartenir.

George Dandin

Le voici qui vient vers nous. (…)

Scène 6

George Dandin

J’enrage de bon cœur d’avoir tort, lorsque j’ai raison.

Clitandre

Monsieur, vous voyez comme j’ai été faussement accusé : vous êtes homme qui savez les maximes du point d’honneur, et je vous demande raison de l’affront qui m’a été fait.

Monsieur de Sotenville

Cela est juste, et c’est l’ordre des procédés. Allons, mon gendre, faites satisfaction à Monsieur.

George Dandin

Comment satisfaction ?

Monsieur de Sotenville

Oui, cela se doit dans les règles pour l’avoir à tort accusé.

George Dandin

C’est une chose, moi, dont je ne demeure pas d’accord, de l’avoir à tort accusé, et je sais bien ce que j’en pense.

Monsieur de Sotenville

Il n’importe. Quelque pensée qui vous puisse rester, il a nié : c’est satisfaire les personnes, et l’on n’a nul droit de se plaindre de tout homme qui se dédit.

George Dandin

Si bien donc que si je le trouvais couché avec ma femme, il en serait quitte pour se dédire ?

Monsieur de Sotenville

Point de raisonnement. Faites-lui les excuses que je vous dis.

George Dandin

Moi, je lui ferai encore des excuses après…

Monsieur de Sotenville

Allons, vous dis-je. Il n’y a rien à balancer, et vous n’avez que faire d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis.

George Dandin

Je ne saurais…

Monsieur de Sotenville

Corbleu ! mon gendre, ne m’échauffez pas la bile : je me mettrais avec lui contre vous. Allons, laissez-vous gouverner par moi.

George Dandin

Ah ! George Dandin !

Monsieur de Sotenville

Votre bonnet à la main, le premier : Monsieur est gentilhomme, et vous ne l’êtes pas.

George Dandin

J’enrage.

Monsieur de Sotenville

Répétez après moi : « Monsieur. »

George Dandin

« Monsieur. »

Monsieur de Sotenville. Il voit que son gendre fait difficulté de lui obéir.

« Je vous demande pardon. » Ah !

George Dandin

« Je vous demande pardon. »

Monsieur de Sotenville

« Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

George Dandin

« Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

Monsieur de Sotenville

« C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

George Dandin

« C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

Monsieur de Sotenville

« Et je vous prie de croire. »

George Dandin

« Et je vous prie de croire. »

Monsieur de Sotenville

« Que je suis votre serviteur. »

George Dandin

Voulez-vous que je sois serviteur d’un homme qui me veut faire cocu ?

Monsieur de Sotenville. Il le menace encore.

Ah !

Clitandre

Il suffit, Monsieur.

Monsieur de Sotenville

Non : je veux qu’il achève, et que tout aille dans les formes. « Que je suis votre serviteur. »

George Dandin

« Que, que, que je suis votre serviteur. »

Clitandre

Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur, et je ne songe plus à ce qui s’est passé. Pour vous, Monsieur, je vous donne le bonjour, et suis fâché du petit chagrin que vous avez eu.

Monsieur de Sotenville

Je vous baise les mains ; et quand il vous plaira, je vous donnerai le divertissement de courre un lièvre.

’Clitandre ’

C’est trop de grâces que vous me faites.

Monsieur de Sotenville

Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses. Adieu. Sachez que vous êtes entré dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on vous fasse aucun affront.

Scène 7

George Dandin

Ah ! que je… Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez. Allons, il s’agit seulement de désabuser le père et la mère, et je pourrai trouver peut-être quelque moyen d’y réussir.

ACTE II

(…)

Scène 2

George Dandin tourne autour de sa femme, et Clitandre se retire en faisant une grande révérence à George Dandin.

Le voilà qui vient rôder autour de vous.

Angélique

Hé bien, est-ce ma faute ? Que voulez-vous que j’y fasse ?

George Dandin

Je veux que vous y fassiez ce que fait une femme qui ne veut plaire qu’à son mari. Quoi qu’on en puisse dire, les galants n’obsèdent jamais que quand on le veut bien. Il y a un certain air doucereux qui les attire, ainsi que le miel fait les mouches ; et les honnêtes f emmes ont des manières qui les savent chasser d’abord.

Angélique

Moi, les chasser ? et par quelle raison ? Je ne me scandalise point qu’on me trouve bien faite, et cela me fait du plaisir.

George Dandin

Oui. Mais quel personnage voulez-vous que joue un mari pendant cette galanterie ?

Angélique

Le personnage d’un honnête homme qui est bien aise de voir sa femme considérée.

George Dandin

Je suis votre valet. Ce n’est pas là mon compte, et les Dandins ne sont point accoutumés à cette mode-là.

Angélique

Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

George Dandin

C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

Angélique

Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis.

George Dandin

Oui ! c’est ainsi que vous le prenez ? Je suis votre mari, et je vous dis que je n’entends pas cela.

Angélique

Moi je suis votre femme, et je vous dis que je l’entends.

George Dandin

Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de fleurettes. Ah ! allons, George Dandin ; je ne pourrais me retenir, et il vaut mieux quitter la place.
(…) »

La suite...

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