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Octobre 1917 : La nuit décisive

samedi 14 septembre 2024, par Robert Paris

Léon Trotsky :

Octobre 1917 : La nuit décisive

La douzième heure de la révolution approchait. Smolny se transformait en forteresse. Dans les combles, il y avait une vingtaine de mitrailleuses, héritage de l’ancien comité exécutif. Le commandant de Smolny, le capitaine Grékov, était un ennemi déclaré. En revanche, le chef du détachement des mitrailleurs vint me dire que ses hommes tenaient pour les bolcheviks. Je chargeai quelqu’un —était-ce Markine ?— d’aller vérifier l’état des mitrailleuses. Elles étaient en mauvais état : personne ne s’occupait de les fourbir. Les soldats avaient négligé ce travail précisément parce qu’ils ne se disposaient pas à défendre Kérensky. Je fis venir à Smolny un nouveau détachement de mitrailleurs sur lequel on pouvait compter. C’était un gris matin d’octobre, le 24 [D’après le calendrier de « l’ancien style » qui était alors officiel en Russie. Suivant le calendrier européen c’était le 6 novembre. C’est ce qui explique que l’on parle tantôt de la révolution d’Octobre, tantôt de la révolution de Novembre. —Note de Trotsky.]. J’allais d’étage en étage, d’abord pour ne pas rester en place, ensuite pour voir si tout était bien en ordre et pour remonter le moral de ceux qui pouvaient en avoir besoin. Par les interminables corridors carrelés et encore plongés dans la pénombre, les soldats roulaient vaillamment, avec fracas, avec un bruit de bottes, leurs mitrailleuses. C’était le nouveau détachement que j’avais appelé. Aux portes des salles se montraient les visages ensomnolés et épouvantés de quelques socialistes révolutionnaires et menchéviks qui se trouvaient encore à Smolny. Cette musique ne leur annonçait rien de bon. Les uns après les autres, ils se hâtaient de quitter Smolny. Nous restions les maîtres d’un édifice qui allait ériger sa tête bolchevique au-dessus de la ville et du pays.

De bonne heure, je rencontrai dans l’escalier un ouvrier et une ouvrière qui accouraient, essoufflés, de l’imprimerie du parti. Le gouvernement avait supprimé l’organe central du parti et le journal du soviet de Pétrograd. Les scellés avaient été mis à l’imprimerie par des agents du gouvernement qui s’étaient présentés accompagnés de junkers. Au premier moment, cette nouvelle faisait impression : telle est l’influence des formalités sur les esprits !

— Est-ce qu’on ne peut pas arracher les scellés ? demande l’ouvrière.

— Arrachez-les, lui répondis-je, et pour qu’il n’arrive rien, nous vous donnerons une garde sûre.

— Il y a à côté de nous un bataillon de sapeurs, les soldats nous soutiendront, dit avec assurance l’ouvrière.

Le comité de guerre révolutionnaire prit immédiatement la décision suivante :

« 1° Rouvrir les imprimeries des journaux révolutionnaires. 2° Inviter les rédactions et les compositeurs à continuer la publication. 3° Le devoir d’honneur de protéger les imprimeries révolutionnaires contre les attentats de la contre-révolution est imposé aux valeureux soldats du régiment Litovsky et du 6e bataillon de réserve des sapeurs. »

Après cela l’imprimerie travailla sans interruption, les deux journaux purent paraître.

A la centrale des téléphones, le 24, des difficultés se produisirent : les junkers s’y étaient retranchés et, sous leur protection, les dames et demoiselles du téléphone commencèrent à faire opposition au soviet. Elles cessèrent tout à fait de nous donner la communication. Cet épisode fut la première manifestation du sabotage. Le comité de guerre révolutionnaire envoya à la centrale téléphonique un détachement de matelots qui établirent devant l’entrée deux petits canons. Le téléphone recommença à fonctionner. C’est ainsi que nous commençâmes à nous emparer des organes de la direction.

Au troisième étage de Smolny, dans une petite pièce d’angle, le comité siégeait en permanence. C’est là que se concentraient toutes les informations reçues sur les mouvements de troupes, sur l’état d’esprit des soldats et des ouvriers, sur l’agitation faite dans les casernes, sur les desseins des fauteurs de pogroms, sur les manoeuvres des politiciens bourgeois et des ambassades étrangères, sur la vie au Palais d’Hiver, sur les conférences et consultations des anciens partis soviétiques. Les informateurs arrivaient de tous côtés. C’étaient des ouvriers, des soldats, des officiers, des garçons de cour, des junkers socialistes, des domestiques, des femmes de petits fonctionnaires. Nombreux étaient ceux qui apportaient des nouvelles ridicules, mais certains donnaient des indications sérieuses et précieuses. Pendant la dernière semaine, je ne sortis presque pas de Smolny, je couchais tout habillé sur un divan de cuir, je dormais seulement de temps à autre, constamment réveillé par des courriers, des éclaireurs, des chauffeurs, des télégraphistes et par les incessants appels du téléphone. La minute décisive approchait. Il était clair qu’il n’y avait pas de retour en arrière.

Vers la nuit du 24, les membres du comité révolutionnaire se dispersèrent dans les rayons. Je restai seul. Plus tard arriva Kaménev. Il était adversaire du soulèvement. Mais il venait passer cette nuit avec moi et nous restâmes tous deux dans la petite pièce d’angle du troisième étage qui ressemblait à la chambre de veille d’un capitaine de navire en cette nuit décisive de la révolution. Dans la grande pièce voisine, qui était vide, se trouvait l’appareil téléphonique. On sonnait à tout instant, pour communiquer des choses importantes ou insignifiantes. Les sonneries soulignaient plus nettement encore le silence tenu en éveil. Il était facile d’imaginer cette nuit d’un Pétersbourg désert, faiblement éclairé, traversé par les souffles automnaux de la mer. La bourgeoisie, les fonctionnaires devaient se ratatiner dans leurs lits, tâchant de deviner ce qui se faisait dans les rues mystérieuses et dangereuses. Les quartiers ouvriers dorment du sommeil tendu d’un bivouac prêt à la bataille. Les commissions et les conférences des partis gouvernementaux constatent leur impuissance dans les palais du tsar où les vivants fantômes de la démocratie se heurtent aux fantômes de la monarchie qui ne se sont pas encore dissipés. Par moments, les soieries et les orfrois des salles sont plongés dans les ténèbres : c’est le charbon qui manque. Dans les rayons, des détachements d’ouvriers, de matelots, de soldats, continuent à veiller. De jeunes prolétaires portent le fusil et des bandes-chargeurs à mitrailleuse en bandoulière. Des escouades préposées à la garde des rues se chauffent devant des bûchers en plein vent. Une vingtaine d’appareils téléphoniques concentrent la vie spirituelle de la capitale qui, par cette nuit d’automne, lève la tête, cherchant le passage d’une époque à la suivante.

Dans la chambre du troisième étage, viennent des nouvelles de tous les rayons, de tous les faubourgs, de toutes les approches de la capitale. Comme si tout avait été prévu, les chefs sont à leurs postes, les services de liaison sont assurés, il semble qu’on n’ait rien oublié. Il faut encore une vérification mentale. Cette nuit est décisive. La veille, j’avais dit, parfaitement convaincu, dans mon rapport aux délégués du IIe congrès des soviets : « Si vous ne flanchez pas, il n’y aura pas de guerre civile, nos ennemis capituleront immédiatement et vous occuperez la place qui vous appartient en droit. » On ne peut douter de la victoire. Elle est garantie dans toute la mesure où l’on peut en général garantir la victoire d’une insurrection. Et toutes ces heures sont pleines d’alarmes profondes, de tension, car la nuit qui vient va décider.

En mobilisant les junkers, le gouvernement avait ordonné, la veille, au croiseur Avrora (Aurore) de quitter les eaux de la Néva. Il s’agissait de ces mêmes matelots bolcheviks que Skobélev était venu trouver en août, le chapeau à la main, les priant de protéger le Palais d’Hiver contre les gens de Kornilov. Les matelots avaient demandé au comité de guerre révolutionnaire ce qu’ils devaient faire. Et l’Aurore se trouve, cette nuit, là où elle était hier. On me téléphone de Pavlovsk que le gouvernement fait venir de là des artilleurs ; de Tsarskoïé Sélo, qu’il appelle un bataillon d’élite ; de Peterhof, qu’il demande l’école des sous-lieutenants. Au Palais d’Hiver, Kérensky a rassemblé des junkers, des officiers et des femmes-soldats. Je donne aux commissaires l’ordre de placer sur les chemins qui mènent à Pétrograd des troupes de couverture absolument sûres et d’envoyer des agitateurs à la rencontre des troupes appelées par le gouvernement. Tous les pourparlers ont lieu par téléphone et peuvent être entièrement surpris par les agents du gouvernement. Sont-ils capables, cependant, de contrôler encore nos pourparlers ? « Si vous ne pouvez les arrêter par la persuasion, employez les armes. Vous en répondez sur votre tête ! » Je répète cette phrase plusieurs fois. Mais je ne crois pas encore tout à fait à l’efficacité de mon ordre. La révolution est encore trop confiante, trop généreuse, trop optimiste et étourdie. Elle menace d’employer les armes plutôt qu’elle ne s’en sert. Elle espère toujours que l’on pourra résoudre toutes les questions par des paroles. Elle y réussit pour l’instant. Les rassemblements d’éléments hostiles sont volatilisés sous la seule influence de son souffle brûlant. Dès le 24, ordre avait été donné d’employer les armes à la première tentative de pogroms dans la rue et d’agir implacablement. Mais les ennemis ne songent même pas à agir dans la rue. Ils se sont cachés. La rue est à nous. Sur tous les points d’accès de Pétrograd, nos commissaires veillent. L’école des sous-lieutenants et les artilleurs n’ont pas répondu à l’appel du gouvernement. Une partie seulement des junkers d’Oranienbaum a réussi à passer, la nuit, entre nos troupes de couverture, et j’étais renseigné par téléphone sur leurs mouvements ultérieurs. Ils finirent par envoyer des parlementaires à Smolny. C’est en vain que le gouvernement provisoire cherchait un appui. Le sol lui fuyait sous les pieds.
La garde extérieure de Smolny fut renforcée par un nouveau détachement de mitrailleurs. La liaison restait constante avec toutes les troupes de la garnison. Les compagnies de service veillaient dans tous les régiments. Les commissaires étaient à leurs postes. Il y avait des délégués de chaque formation à Smolny, à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, pour le cas où la. liaison aurait été interrompue. Des divers rayons s’avançaient dans les rues des détachements armés qui sonnaient aux portes des édifices publics ou bien les ouvraient sans sonner et occupaient les établissements, l’un après l’autre. Ces détachements trouvaient presque partout des amis qui les attendaient avec impatience. Dans les gares, des commissaires spécialement préposés surveillaient de près l’arrivée et le départ des trains, surtout de ceux qui transportaient des soldats. Rien d’alarmant. Tous les points les plus importants de la ville passaient à nous presque sans résistance, sans bataille, sans victimes. Le téléphone nous appelle « Nous y sommes. »

Tout va bien. Cela ne peut aller mieux. On peut lâcher le téléphone. Je m’assois sur le divan. La tension des nerfs se relâche. Et c’est précisément pour cela qu’un sourd afflux de fatigue me monte à la tête. « Donnez-moi une cigarette », dis-je à Kaménev. En ces années-là, je fumais encore, bien que non régulièrement. J’aspire la fumée deux fois et j’ai à peine le temps de me dire : « Comme si ça ne suffisait pas », que je perds connaissance. J’ai hérité de ma mère cette disposition aux évanouissements quand j’éprouve une douleur physique ou un malaise. C’est ce qui a motivé les conclusions d’un médecin américain qui me prit pour un épileptique. Je reviens à moi, je vois le visage effrayé de Kaménev penché sur moi.

— Il faudrait peut-être aller chercher un médicament ? dit-il.

— Mieux vaudrait, lui répondis-je, après avoir réfléchi, trouver un peu de nourriture.

Je tâche de me rappeler quand j’ai mangé pour la dernière fois, et je n’y parviens pas. En tout cas, ce n’était pas la veille.

Le matin venu, je me jette sur les imprimés de la bourgeoisie et des conciliateurs. Les journaux avaient tellement et si follement hurlé à la prochaine attaque des soldats armés, au saccage, aux rivières de sang qui allaient inévitablement couler, au coup d’Etat, qu’ils n’avaient tout simplement pas aperçu l’insurrection qui se produisait en fait. La presse prenait pour monnaie sonnante nos pourparlers avec l’état-major et pour de l’irrésolution nos déclarations diplomatiques. Pendant ce temps, sans aucun désordre, sans aucune escarmouche dans la rue, presque sans un seul coup de fusil et sans verser de sang, les établissements publics, les uns après les autres, étaient occupés par des détachements de soldats, de matelots et de gardes rouges d’après les ordres de l’institut Smolny.

Les petits bourgeois, dans l’épouvante, se frottaient les yeux sous ce nouveau régime. Etait-ce bien possible ? Se pouvait-il que les bolcheviks eussent pris le pouvoir ? Une délégation de la Douma municipale vint me trouver et me posa plusieurs questions inimitables : pensions-nous, disait-elle, agir, et comment agir, et quand ? La Douma avait besoin de le savoir « dans les vingt-quatre heures ». Quelles mesures avaient été prises par le soviet pour assurer l’ordre et la sécurité ? Etc., etc. Je répondis en donnant une opinion assez « dialectique » sur la révolution et j’invitai la Douma municipale à participer aux travaux du comité de guerre révolutionnaire en lui envoyant un délégué. Cela leur fit peur beaucoup plus que le coup d’Etat lui-même. Je terminai la conversation, comme toujours, dans l’esprit de la défense armée : « Si le gouvernement emploie contre nous le fer, c’est l’acier qui lui répondra. »

— Nous dissoudrez-vous parce que nous sommes adversaires du passage du pouvoir aux soviets ?

Je répondis :

— La Douma actuelle représente hier ; si un conflit s’élève, nous inviterons la population à réélire une Douma en votant sur la question du pouvoir.

La délégation partit comme elle était venue, sans avoir rien gagné. Mais elle laissait derrière elle, pour nous, un sentiment de sûre victoire. Quelque chose avait changé dans cette nuit. Trois semaines auparavant, nous avions gagné la majorité, dans le soviet de Pétrograd. Nous étions alors à peu près seulement un simple drapeau : nous n’avions ni imprimerie, ni caisse, ni services. Cette nuit encore, le gouvernement avait ordonné de mettre en arrestation le comité de guerre révolutionnaire et avait fait relever nos adresses. Maintenant, une députation de la Douma municipale se présentait, pour connaître le sort qui lui était réservé, devant le comité de guerre révolutionnaire « en état d’arrestation ».

Le gouvernement, comme auparavant, tenait ses séances dans le Palais d’Hiver, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. Politiquement, il n’existait déjà plus. Dans la journée du 25 octobre, le Palais d’Hiver fut progressivement cerné par nos troupes. A une heure de l’après-midi, je fis mon rapport au soviet de Pétrograd sur la situation. Voici comment ce rapport est reproduit dans plusieurs journaux :

« Au nom du comité de guerre révolutionnaire, je déclare que le gouvernement provisoire n’existe plus. (Applaudissements.) Certains ministres ont été arrêtés. (Bravo !) Les autres seront arrêtés d’une heure à l’autre ou très prochainement. (Applaudissements.) La garnison révolutionnaire, qui se trouve à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, a dispersé l’assemblée du préparlement. (Bruyants applaudissements.) Nous avons ici veillé la nuit et surveillé par fil téléphonique pour savoir comment les détachements de soldats révolutionnaires et de la garde ouvrière remplissaient sans bruit leur tâche. L’habitant dormait tranquillement et ne savait pas que, pendant ce temps, un pouvoir était remplacé par un autre. Les gares, la poste, le télégraphe, l’Agence télégraphique de Pétrograd, la Banque d’Etat sont occupés. (Bruyants applaudissements.) Le Palais d’Hiver n’est pas encore pris, mais son sort sera décidé dans les minutes qui vont suivre. (Applaudissements) . »

Ce sec compte rendu pourrait donner une fausse idée de l’état d’esprit de l’assemblée. Voici ce qui me revient en mémoire : lorsque je fis mon rapport sur le changement de pouvoir qui avait eu lieu la nuit, le silence d’esprits tendus régna pendant quelques secondes. Ensuite, vinrent les applaudissements, mais non tumultueux, plutôt réfléchis. Toute la salle méditait ses émotions et attendait. Se préparant à la lutte, la classe ouvrière était saisie d’un enthousiasme indescriptible. Mais lorsque nous passâmes le seuil du pouvoir, l’enthousiasme non raisonné fit place à des méditations inquiètes. Et, en cela, s’exprimait un juste instinct historique. Car on pouvait se heurter à une formidable résistance du vieux monde, il y avait à prévoir des luttes, la faim, le froid, des destructions, du sang, des morts. Nombreux étaient ceux qui se disaient : serons-nous assez forts ? Et c’est pour cela qu’on était inquiet et qu’on réfléchissait. Tous répondirent : nous serons assez forts. De nouveaux dangers se signalaient d’avance, dans une lointaine perspective. Pour l’instant, on avait le sentiment d’une grande victoire, et ce sentiment vous chantait dans le sang. Il trouva son issue lors du tumultueux accueil qui fut fait à Lénine, lorsque, pour la première fois, il parut à cette séance, après s’être caché pendant presque quatre mois.

Tard dans la soirée, attendant l’ouverture de la séance du congrès des soviets, nous nous reposions, Lénine et moi, à côté de la salle de réunion, dans une chambre vide où il n’y avait que des chaises. Quelqu’un étendit pour nous une couverture sur le plancher ; quelqu’un —la soeur de Lénine, me semble-t-il— nous trouva des oreillers. Nous étions couchés côte à côte, le corps et l’âme se reprenaient comme un ressort trop tendu. C’était un repos mérité. Nous ne pouvions pas dormir. Nous causions à mi-voix. Lénine venait seulement d’admettre tout à fait l’idée d’un retardement de l’insurrection. Ses appréhensions s’étaient dissipées. Il y avait dans sa voix des accents de rare intimité. Il me questionnait sur les escouades de gardes rouges, de matelots et de soldats qui avaient été placées partout.

— Quel magnifique tableau : l’ouvrier armé d’un fusil près du soldat qui se chauffe au bûcher de la rue ! répétait-il avec un sentiment profond. On a enfin raccordé le soldat et l’ouvrier !
Ensuite, soudain, il se reprit :

— Mais le Palais d’Hiver ? Il n’est pas encore pris ? N’est-il pas arrivé quelque chose ?

Je me soulevai pour me renseigner par téléphone sur la marche des opérations ; mais il me retint :

— Restez couché, je vais en charger quelqu’un.

Nous ne pûmes rester couchés longtemps. Dans la salle voisine s’ouvrait la séance du congrès des soviets. Oulianova, la soeur de Lénine vint en courant me chercher :

— C’est Dan qui parle, on vous appelle.

D’une voix qui se brisait, Dan réglait leur compte aux conspirateurs et prophétisait l’inévitable krach de l’insurrection. Il exigeait que nous fissions une coalition avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Les partis qui, la veille encore, se trouvant au pouvoir, nous persécutaient et nous emprisonnaient exigeaient un accord avec nous quand ils étaient renversés par nous.

Je répondis à Dan et, en sa personne, à l’hier de la révolution :

— Ce qui s’est produit, c’est une insurrection et non pas un complot. L’insurrection des masses populaires n’a pas besoin d’être justifiée. Nous avons donné de la trempe à l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre soulèvement a remporté la victoire : et maintenant l’on nous propose de renoncer à cette victoire, de conclure des accords. Avec qui ? Vous êtes de pauvres unités, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué. Allez là où est votre place : au panier de l’histoire.

Ce fut la dernière réplique dans le grand dialogue qui avait commencé le 3 avril, au jour et à l’heure de l’arrivée de Lénine à Pétrograd.

L’insurrection d’octobre

Les analogies tirées de l’histoire naturelle, appliquées à la révolution, s’imposent tellement que certaines d’entre elles sont devenues des métaphores usagées : " éruption volcanique ", " accouchement d’une nouvelle société ", " point d’ébullition "… Sous l’aspect d’une simple image littéraire se dissimulent ici les lois intuitivement saisies de la dialectique, c’est-à-dire de la logique du développement.

Ce que la révolution dans son ensemble est par rapport à l’évolution, l’insurrection armée l’est par rapport à la révolution elle-même : le point critique où la quantité amassée devient par explosion une qualité. Mais l’insurrection elle-même n’est pas un acte homogène et indivisible : il y a en elle des points critiques, des crises et des élans intérieurs.

Extrêmement importante, aux points de vue politique et théorique, est la courte période qui précède immédiatement " le point d’ébullition ", c’est-à-dire la veille de l’insurrection. On enseigne en physique que si un échauffement régulier s’arrête subitement, le liquide conserve pendant un certain temps une température invariable et entre en ébullition après avoir absorbé une quantité complémentaire de chaleur. Le langage courant vient encore ici à notre aide, en définissant l’état de fausse tranquillité et de recueillement avant l’explosion comme " le calme avant la tempête ".

Lorsque la majorité des ouvriers et des soldats de Petrograd passa indiscutablement du côté des bolcheviks, la température d’ébullition était, semblait-il, atteinte. C’est précisément à ce moment que Lenine proclama la nécessité d’une insurrection immédiate. Mais ce qui est frappant, c’est qu’il manquait encore quelque chose pour l’insurrection. Les ouvriers et surtout les soldats devaient encore absorber une certaine quantité d’énergie révolutionnaire.

Dans les masses, il n’y a point de contradiction entre la parole et l’acte. Mais, pour passer de la parole à l’acte, même à une simple grève, et d’autant plus à une insurrection, il y a inévitablement des frictions intimes et des regroupements moléculaires : les uns vont de l’avant, les autres doivent se tapir en arrière. Dans ses premiers pas, la guerre civile, en général, se signale par un extrême manque de résolution. Les deux camps s’embourbent en quelque sorte dans le même sol national, ne peuvent pas s’arracher à leur propre périphérie, avec ses couches intermédiaires et ses dispositions conciliatrices.

Le calme avant la tempête, dans les masses, indiquait un grave embarras dans la couche dirigeante. Les organes et les institutions qui s’étaient formés dans la période relativement paisible des préparatifs - la révolution a ses périodes de repos comme la guerre a ses journées de calme - se montrent, même dans le parti le mieux trempé, non adéquats ou non tout à fait adéquats aux problèmes de l’insurrection : un certain déplacement, un certain remaniement deviennent inévitables au moment le plus critique, Les délégués du Soviet de Petrograd, qui avaient voté pour le pouvoir des soviets, étaient loin de s’être tous pénétrés autant qu’il convenait de l’idée que l’insurrection armée était devenue la tâche du jour même. Il fallait, avec le moins de secousses possible, les faire passer sur une nouvelle voie pour transformer le Soviet en un appareil d’insurrection. Dans l’état de maturation de la crise, il ne fallait pas pour cela des mois, ni même de nombreuses semaines. Mais, précisément dans les derniers jours, le plus dangereux était de ne pas retomber sur ses pieds, de donner l’ordre du grand saut quelques jours avant que le Soviet fût prêt à le faire, de provoquer une perturbation dans les rangs, de détacher le parti du Soviet même pour vingt-quatre heures.

Lenine a répété plus d’une fois que les masses sont infiniment plus à gauche que le parti, de même que le parti est plus à gauche que son Comité central. Par égard à la révolution dans son ensemble, c’était absolument juste. Mais, même dans ces rapports réciproques, il y a de profondes oscillations intimes. En avril, en juin, particulièrement au début de juillet, les ouvriers et les soldats poussaient impatiemment le parti dans la voie des actes décisifs. Après l’écrasement de juillet, les masses étaient devenues plus prudentes. Comme auparavant et plus qu’avant, elles voulaient l’insurrection. Mais, s’étant fortement brûlé les doigts, elles craignaient un nouvel insuccès. Pendant le courant de juillet, d’août et de septembre, le parti, d’un jour à l’autre, retenait les ouvriers et les soldats que les korniloviens, par contre, provoquaient de toutes manières à sortir dans la rue. L’expérience politique des derniers mois avait fortement développé les centres modérateurs, non seulement chez les dirigeants, mais aussi chez les dirigés. Les incessants succès de l’agitation entretenaient, d’autre part, l’inertie des gens disposés à l’expectative. Pour les masses, il ne suffisait plus d’une nouvelle orientation politique : elles avaient besoin de se refaire psychologiquement. Plus les dirigeants du parti révolutionnaire commandent les événements, plus l’insurrection englobe les masses.

Le problème difficile du passage de la politique préparatoire à la technique de l’insurrection se posait dans tout le pays, sous diverses formes, mais en somme de la même façon. Mouralov raconte que, dans l’organisation militaire moscovite des bolcheviks, l’opinion fut unanime sur la nécessité de prendre le pouvoir ; pourtant, " quand on essaya de résoudre concrètement la question de savoir comment s’emparer du pouvoir, il n’y eut pas de solution ". Le dernier chaînon manquait encore.

Dans les jours où Petrograd se trouvait menacée d’une évacuation de la garnison, Moscou vivait dans l’atmosphère d’incessants conflits de grèves. Sur l’initiative des comités de fabrique, la fraction bolcheviste du Soviet présenta un plan : résoudre les conflits économiques par des décrets. Les démarches préalables prirent pas mal de temps. C’est seulement le 23 octobre que les organes du Soviet de Moscou adoptent le " décret révolutionnaire n° 1 " : les ouvriers et les employés dans les fabriques et les usines ne peuvent être désormais embauchés ou congédiés que du consentement des comités d’usine. Cela signifiait que l’on commençait à agir comme un pouvoir d’Etat. L’inévitable résistance du gouvernement devait, dans l’esprit des initiateurs, grouper plus étroitement les masses autour du Soviet et conduire à un conflit ouvert. Ce dessein ne fut pas mis à l’épreuve, vu que l’insurrection de Petrograd donna à Moscou, comme à tout le reste du pays, un motif beaucoup plus impérieux de se soulever : il fallut soutenir immédiatement le gouvernement soviétique qui venait de se former.

La partie qui prend l’offensive a presque toujours intérêt à se présenter comme étant sur la défensive. Un parti révolutionnaire est intéressé à un camouflage légal. Le Congrès imminent des soviets, de fait un congrès d’insurrection, était en même temps le détenteur, aux yeux des masses populaires, sinon de toute la souveraineté, du moins d’une bonne moitié de celle-ci. Il s’agissait du soulèvement d’un des éléments du double pouvoir contre l’autre. En en appelant au Congrès comme à la source du pouvoir, le Comité militaire révolutionnaire accusait d’avance le gouvernement de préparer un attentat contre les Soviets. Cette accusation dérivait de la situation même. Dans la mesure où le gouvernement n’avait pas l’intention de capituler sans combat, il ne pouvait se dispenser de préparatifs pour sa propre défense. Mais, par là même, il était sujet à l’accusation d’avoir comploté contre l’organe suprême des ouvriers, des soldats et des paysans. Dans la lutte contre le Congrès des soviets qui devait renverser Kerensky, le gouvernement portait la main sur la source même du pouvoir d’où était sorti Kerensky.

Ce serait une erreur grossière de ne voir là que des subtilités juridiques, indifférentes au peuple : au contraire, c’est précisément sous cet aspect que les faits essentiels de la révolution se reflétaient dans la conscience des masses. Il fallait utiliser jusqu’au bout cet enchaînement exceptionnellement avantageux. En donnant au désir tout naturel des soldats de ne pas quitter les casernes pour les tranchées un grand sens politique et en mobilisant la garnison pour la défense du Congrès des soviets, la direction révolutionnaire ne se liait aucunement les mains à l’égard de la date de l’insurrection. Le choix du jour et de l’heure dépendait de la marche ultérieure du conflit. La liberté de manœuvre était du côté du plus fort.

" Vaincre d’abord Kerensky, ensuite convoquer le Congrès " répétait Lenine, craignant que l’on ne substituât à l’insurrection un jeu constitutionnel. Lenine, évidemment, n’avait pas encore eu le temps d’apprécier un nouveau facteur qui s’introduisait dans la préparation du soulèvement et en changeait tout le caractère, savoir : un grave conflit entre la garnison de Petrograd et le gouvernement. Si le Congrès des soviets doit résoudre la question du pouvoir ; si le gouvernement veut diviser la garnison pour empêcher le Congrès de devenir le pouvoir ; si la garnison, sans attendre le Congrès des soviets, refuse de se soumettre au gouvernement, cela signifie en somme que l’insurrection a commencé, sans attendre le Congrès des soviets, quoique sous la couverture de son autorité. Il serait, par conséquent, erroné de faire une distinction entre les préparatifs de l’insurrection et ceux du Congrès des soviets.

Le mieux serait de comprendre les particularités de l’insurrection d’octobre en la comparant avec celle de février. En recourant à cette comparaison, l’on n’a pas lieu, comme dans d’autres cas, d’admettre l’identité conventionnelle de toutes sortes de conditions ; elles sont identiques en réalité, car il s’agit dans les deux cas de Petrograd : même terrain de lutte, mêmes groupements sociaux, même prolétariat et même garnison. La victoire, dans les deux cas, s’obtient par ce fait que la majorité des régiments de réserve passe aux ouvriers. Mais dans le cadre de ces traits généraux essentiels, quelle énorme différence ! Se complétant historiquement entre eux pendant huit mois, les deux soulèvements de Petrograd, par leurs contrastes, semblent faits d’avance pour aider à mieux comprendre la nature d’une insurrection en général.

On dit de l’insurrection de Février que ce fut un soulèvement de forces élémentaires. Nous avons fait, en bonne place, toutes les réserves indispensables sur cette définition. Mais il est exact, en tout cas, qu’en Février personne n’indiquait d’avance les voies de l’insurrection ; personne ne votait dans les usines et les casernes sur la question de la révolution ; personne, d’en haut, n’appelait à l’insurrection. L’irritation qui s’était accumulée pendant des années éclata comme inattendue dans une forte mesure pour la masse elle-même.

Il en fut tout autrement en Octobre. Pendant huit mois, les masses avaient passé par une vie politique intense. Non seulement elles suscitaient les événements, mais elles apprenaient à en comprendre la liaison ; après chaque action, elles faisaient l’évaluation critique des résultats. Le parlementarisme soviétique devint le mécanisme quotidien de la vie politique du peuple. Alors que l’on résolvait par vote les questions de grève, de manifestations dans la rue, d’envoi de régiments au front, les masses pouvaient-elles renoncer à résoudre elles-mêmes la question de l’insurrection ?

De cette conquête inappréciable et en somme unique de la Révolution de Février provenaient, cependant, de nouvelles difficultés, On ne pouvait appeler les masses à la bataille au nom du Soviet sans avoir posé catégoriquement la question devant le Soviet, c’est-à-dire sans avoir fait du problème de l’insurrection l’objet de débats ouverts, et encore avec la participation des représentants du camp ennemi, La nécessité de créer un organe soviétique spécial, masqué autant que possible, pour diriger l’insurrection, était évidente, Mais cela aussi imposait les voies démocratiques avec tous leurs avantages et tous leurs retardements. La décision prise par le Comité militaire révolutionnaire, en date du 9 octobre, n’est définitivement mise à exécution que le 20. La principale difficulté, cependant, n’est pas là. Utiliser la majorité dans le Soviet et créer un comité composé uniquement de bolcheviks, ce serait provoquer le mécontentement des sans-parti, sans compter celui des socialistes-révolutionnaires de gauche et de certains groupes anarchistes. Les bolcheviks du Comité militaire révolutionnaire se soumettaient à la décision de leur parti, mais non point tous sans résistance. Mais l’on ne pouvait réclamer aucune discipline des sans-parti et des socialistes-révolutionnaires de gauche. Obtenir d’eux une décision a priori pour l’insurrection à jour fixe eût été inconcevable, et même simplement poser devant eux la question eût été extrêmement imprudent. Par l’intermédiaire du Comité militaire révolutionnaire, l’on pouvait seulement entraîner les masses à l’insurrection, en aggravant la situation d’un jour à l’autre et en rendant le conflit inéluctable.

N’eut-il pas été plus simple, en pareil cas, d’en appeler à l’insurrection directement au nom du parti ? Les sérieux avantages d’une telle manière d’agir sont indubitables. Mais peut-être les désavantages n’en sont-il que plus évidents. Dans les millions d’hommes sur lesquels le parti comptait s’appuyer fort justement, il est nécessaire de distinguer trois couches : une qui marchait déjà avec las bolcheviks dans toutes les conditions ; une autre, la plus nombreuse, qui soutenait les bolcheviks là où ceux-ci agissaient par les soviets ; la troisième qui suivait les soviets, bien que, dans ceux-ci, les bolcheviks fussent en majorité.

Ces trois couches se distinguaient non seulement par leur niveau politique, mais, pour une bonne part aussi, par leur composition sociale. Derrière les bolcheviks, en tant que parti, marchaient au premier rang les ouvriers industriels - prolétaires héréditaires de Petrograd. Derrière les bolcheviks, dans la mesure où ils avaient la garantie soviétique légale, marchait la majorité des soldats. Derrière les soviets, indépendamment ou en dépit du fait que s’y était instaurée la forte pression des bolcheviks, marchaient les formations les plus conservatrices de la classe ouvrière, les ex-mencheviks et socialistes-révolutionnaires, qui craignaient de se détacher du reste de la masse ; les éléments les plus conservateurs de l’armée, y compris les cosaques ; les paysans qui s’étaient affranchis de la direction du parti socialiste-révolutionnaire et qui se rattachaient à son flanc gauche.

Ce serait une erreur évidente que d’identifier la force du parti bolcheviste à celle des soviets qu’il dirigeait : cette dernière force était infiniment plus grande que la première ; cependant, à défaut de la première, elle se transformait en impuissance. Il n’y a là rien de mystérieux. Le rapport entre le parti et le Soviet procédait d’une inévitable incompatibilité dans une époque révolutionnaire entre la formidable influence politique du bolchevisme et l’étroitesse de son emprise organisationnelle. Un levier exactement adapté donne à une main la possibilité de soulever un poids qui dépasse de beaucoup la force vivante. Mais, à défaut de la main agissante, le levier n’est pas autre chose qu’une perche inanimée.

A la Conférence régionale de Moscou des bolcheviks, en fin septembre, un des délégués démontrait ceci : " A Egorievsk, l’influence des bolcheviks n’est pas contestée. Mais l’organisation du parti, par elle-même, est faible. Elle est dans un grand abandon ; il n’y a pas d’inscriptions régulières ni de cotisations de membres. " La disproportion entre l’influence et l’organisation, qui n’était pas partout aussi marquée, était un phénomène général. Les larges masses connaissaient les mots d’ordre bolchevistes et l’organisation soviétique. Ces mots d’ordre et l’organisation se soudèrent pour elles définitivement à la fin de septembre-octobre. Le peuple attendait pour savoir ce que précisément les soviets indiqueraient, quand et comment réaliser le programme des bolcheviks.

Le parti lui-même éduquait méthodiquement les masses dans cet esprit. Quand à Kiev se répandit le bruit des préparatifs de l’insurrection, le Comité exécutif bolcheviste opposa immédiatement un démenti : " Aucune manifestation ne doit être faite sans l’appel des soviets... Ne pas marcher sans le Soviet ! " Démentant, le 18 octobre, les bruits qui couraient sur une insurrection fixée, disait-on, pour le 22, Trotsky disait : " Le Soviet est une institution élective et... ne peut prendre de résolutions qui ne seraient pas connues des ouvriers et des soldats... " Des formules de ce genre, répétées quotidiennement et confirmées par la pratique, s’implantaient solidement.

D’après le récit du sous-lieutenant Berzine, à la Conférence militaire des bolcheviks, en octobre, à Moscou, des délégués déclaraient ; " Il est difficile de dire si les troupes marcheront à l’appel du Comité moscovite des bolcheviks. A l’appel du Soviet, il est probable que tous marcheront, " Or, la garnison de Moscou, dès septembre, avait voté à quatre-vingt-dix pour cent pour les bolcheviks. A la conférence du 16 octobre, à Petrograd, Bokïï, au nom du Comité du parti, rapportait que dans le district de Moscou, " on marchera sur l’appel du Soviet, mais non du parti " ; dans le quartier Nevsky, " tous marcheront derrière le Soviet ". Volodarsky résumait immédiatement l’état d’esprit de Petrograd dans les termes suivants : " L’impression générale est que personne ne brûle de se précipiter dans la rue, mais qu’à l’appel du Soviet, tous seront présents, " Olga Ravitch met là un correctif : " Certains indiquèrent que ce serait aussi sur l’appel du parti. " A la Conférence de la garnison de Petrograd, le 18, les délégués rapportèrent que leurs régiments attendaient, pour marcher, un appel du Soviet ; personne ne parlait du parti, bien que les bolcheviks fussent à la tête de nombreux contingents : l’on ne pouvait maintenir l’unité dans les casernes qu’en établissant une liaison entre les sympathisants, les hésitants et les éléments à demi hostiles, par la discipline du Soviet. Le régiment de grenadiers déclarait même qu’il ne marcherait que sur l’ordre du Congrès des soviets. Déjà, le fait même que les agitateurs et les organisateurs, dans leur évaluation de l’état des masses, font chaque fois une différence entre le Soviet et le parti, montre quelle grande importance avait cette question du point de vue de l’appel à l’insurrection.

Le chauffeur Mitrevitch raconte comment, dans une équipe d’auto-camions, où l’on ne réussissait pas à obtenir une résolution en faveur de l’insurrection, les bolcheviks firent adopter une proposition de compromis : " Nous ne marcherons ni pour les bolcheviks ni pour les mencheviks, mais… sans aucun retard, nous exécuterons tous les ordres du II° Congrès des soviets ". Les bolcheviks de l’équipe des auto-camions appliquaient en petit la même tactique d’enveloppement à laquelle recourait le Comité militaire révolutionnaire. Mitrevitch ne démontre pas, il raconte, et son témoignage n’en est que plus convaincant.

Les tentatives faites pour mener l’insurrection directement par l’intermédiaire du parti ne donnaient nulle part de résultat, L’on a conservé un témoignage, intéressant au plus haut degré, au sujet de la préparation du soulèvement à Kinechma, point important de l’industrie textile. Lorsque l’insurrection dans la région moscovite eut été mise à l’ordre du jour, le Comité du parti à Kinechma dut, pour recenser les forces militaires, les moyens et la préparation de l’insurrection armée, un triumvirat spécial qui fut dénommé, on ne sait trop pourquoi, un Directoire. " Il faut dire toutefois - écrit un des membres du Directoire - que les trois élus ne firent pas grand-chose, semble-t-il. Les événements marchèrent dans une voie un peu différente... La grève régionale nous absorba totalement, et, à l’heure des événements décisifs, le centre d’organisation fut transféré au Comité de grève et au Soviet... " Dans les modestes dimensions d’un mouvement provincial, se répétait la même chose qu’à Petrograd.

Le parti mettait en mouvement le Soviet. Le Soviet mettait en mouvement les ouvriers ; les soldats, partiellement, les paysans. Ce que l’on gagnait dans la masse, on le perdait pour la vitesse. Si l’on se représente cet appareil de transmission comme un système de roues dentées - comparaison à laquelle, en une autre occasion et en une autre période, avait recouru Lenine - l’on peut dire qu’une tentative impatiente pour ajuster la roue du parti directement à la roue géante des masses, comportait le danger de briser les dents de la roue du parti et pourtant de ne pas mettre en mouvement des masses suffisantes.

Non moins réel était, cependant, le danger contraire, celui de laisser échapper une situation favorable en résultat de frictions à l’intérieur même du système soviétique. Théoriquement parlant, le moment le plus avantageux pour l’insurrection se précise en un certain point dans le temps. Il ne saurait être question, bien entendu, de surprendre en pratique ce point idéal. L’insurrection peut avec succès se développer par une courbe ascendante, approchant d’un idéal culminant ; mais aussi par une courbe descendante si le rapport des forces n’a pas encore pu se modifier radicalement. Au lieu d’" un moment ", il résulte un espace de temps mesurable en semaines, quelquefois en mois. Les bolcheviks pouvaient prendre le pouvoir à Petrograd dés le début de juillet. Mais, dans ce cas, ils ne l’auraient pas gardé. A dater du milieu de septembre, ils pouvaient déjà espérer que non seulement ils s’empareraient du pouvoir, mais le garderaient en mains. Si les bolcheviks avaient tardé à faire l’insurrection à la fin d’octobre, ils auraient eu, probablement, mais non point à coup sûr, loin de là, pendant un certain temps, la possibilité encore de regagner du terrain perdu. On peut admettre sous réserves que pendant trois ou quatre mois, par exemple de septembre à décembre, les prémisses politiques d’une insurrection existaient : elles étaient déjà mûres et n’étaient pas encore tombées. Dans ces cadres qu’il est plus facile d’établir après coup qu’au moment de l’action, le parti avait une certaine liberté de choix engendrant d’inévitables, parfois graves, différends de caractère pratique.

Lenine proposait de déclencher l’insurrection dés les journées de la Conférence démocratique. A la fin de septembre, il considérait tout atermoiement comme non seulement risqué, mais périlleux. " Attendre le Congrès des soviets - écrivait-il au début d’octobre - c’est un jeu puéril, honteux, c’est ; avec des formalités, trahir la révolution. " Il est douteux, cependant, que, parmi les dirigeants bolchevistes, quelqu’un se guidât, en cette question, sur des considérations de pure forme. Lorsque Zinoviev, par exemple, réclamait une conférence préparatoire avec la fraction bolcheviste du Congrès des soviets, il ne cherchait point une sanction dans la forme, mais comptait tout simplement sur l’appui politique des délégués de la province contre le Comité central. Mais le fait est tel que la dépendance du parti vis-à-vis du Soviet qui, à son tour, en appelait au Congrès des soviets, apportait, en cette question de la date du soulèvement, un élément d’imprécision qui alarmait extrêmement, et non sans raison, Lenine.

La question de savoir quand on lancera l’appel est étroitement liée avec celle de savoir qui le lancera. Pour Lenine, les avantages d’un appel au nom du Soviet n’étaient que trop clairs ; mais il voyait avant toutes autres les difficultés qui surgiraient dans cette voie. Il ne pouvait ne pas craindre, surtout à distance, que les éléments intercepteurs seraient, parmi les dirigeants du Soviet, encore plus forts que dans le Comité central dont il considérait déjà la politique comme trop irrésolue. Sur la question de savoir qui du Soviet ou du parti commencerait, Lenine avait des solutions alternatives, mais, dans les premières semaines, inclinait résolument vers une initiative indépendante du parti. Il n’y avait pas là l’ombre d’une opposition de principes : il s’agissait d’aborder la question de l’insurrection sur une seule et même base, dans des circonstances identiques, dans un seul et même dessein. Mais les façons d’envisager la question étaient tout de même différentes.

La proposition faite par Lenine d’encercler le théâtre Alexandra et de mettre en arrestation la Conférence démocratique procédait du fait que l’insurrection devait avoir à sa tète non le Soviet, mais la parti qui ferait appel directement aux usines et aux casernes. Et il ne pouvait en être autrement : il eût été absolument inconcevable de faire adopter un pareil plan par le Soviet. Lenine se rendait parfaitement compte que, même dans les sommets du parti, sa conception rencontrerait des obstacles ; il recommande d’avance à la fraction bolcheviste de la Conférence " de ne pas courir après le nombre " : si l’on agit résolument d’en haut, le nombre sera garanti par la base. Le plan audacieux de Lenine présentait les avantages incontestables de la rapidité et de l’imprévu. Mais il mettait trop à découvert le parti, risquant, dans certaines limites, de l’opposer aux masses. Même le Soviet de Petrograd, pris à l’improviste, aurait pu, au premier insuccès, laisser se perdre sa majorité bolcheviste encore peu stable.

La résolution du 10 octobre propose aux organisations locales du parti de résoudre pratiquement toutes les questions du point de vue de l’insurrection : quant aux soviets, en tant qu’organes du soulèvement, il n’en est pas question dans la résolution du Comité central. A la Conférence du 16, Lenine disait : " Les faits démontrent que nous avons la prépondérance sur l’ennemi. Pourquoi le Comité central ne peut-il commencer ? " Sur les lèvres de Lenine, cette question n’avait pas du tout un caractère de rhétorique ; elle voulait dire : pourquoi perdre du temps, en s’accommodant à la transmission compliquée du Soviet si le Comité central peut donner le signal immédiatement ? Cependant, la résolution proposée par Lenine se terminait, cette fois-ci, par l’expression " de son assurance en ce que le Comité central et le Soviet indiqueraient en temps voulu le moment favorable et les moyens rationnels d’action ". La mention donnée du Soviet, à côté du parti, et la formule plus souple au sujet de la date du soulèvement étaient le résultat de la résistance des masses dont Lenine avait senti le contact par l’intermédiaire des dirigeants du parti.

Le lendemain, dans une polémique avec Zinoviev et Kaménev, Lenine résumait les débats de la veille : " Tous sont d’accord sui ce point qu’à l’appel des Soviets et pour leur défense, les ouvriers marcheront comme un seul homme " Cela signifiait : si tous ne sont pas d’accord pour dire avec lui, Lenine, que l’on peut lancer l’appel au nom du parti, tous conviennent que l’appel peut être lancé au nom des soviets.

" Qui doit prendre le pouvoir ? " - écrit Lenine le soir du 24. Cela n’a pas d’importance pour l’instant : qu’il soit pris par le Comité militaire révolutionnaire ou par " une autre institution ", qui déclarera qu’elle rendra le pouvoir seulement aux véritables représentants des intérêts du peuple... " Une " autre institution ", ces mots placés entre d’énigmatiques guillemets, désignent en langage de conspirateur le Comité central des bolcheviks.

Lenine renouvelle ici sa proposition de septembre : agir directement au nom du Comité central dans le cas où la légalité soviétique empêcherait le Comité militaire révolutionnaire de placer le Congrès devant le fait accompli de l’insurrection.

Bien que toute cette lutte autour des délais et des méthodes de l’insurrection eût duré pendant des semaines, ceux qui y participèrent ne se rendirent pas tous compte de sa signification et de son importance. " Lenine proposait la prise du pouvoir par les Soviets, celui de Leningrad ou celui de Moscou, et non derrière le dos des Soviets, écrivait Staline en 1924. Pourquoi Trotsky a-t-il eu besoin de cette légende plus qu’étrange sur Lenine ? " Et encore : " Le parti connaît Lenine comme le plus grand marxiste de notre temps… étranger à toute ombre de blanquisme. " Tandis que Trotsky représentait " non le géant Lenine, mais une sorte de nain blanquiste... " Pas seulement blanquiste, mais même nain ! En réalité, la question de savoir au nom de qui l’on fera l’insurrection et aux mains de quelle institution sera remis le pouvoir, cela n’est nullement décidé d’avance par une doctrine quelconque. Devant les conditions générales d’une insurrection, le soulèvement se présente comme un problème d’art pratique qui peut être résolu par différents moyens. En cette partie, les différends dans le Comité central étaient analogues aux controverses des officiers de l’Etat-major général, éduqués dans une seule et même doctrine militaire et portant des jugements identiques sur l’ensemble de la situation stratégique, mais proposant, pour la solution du plus prochain problème, diverses variantes exceptionnellement importantes à vrai dire, mais tout de même partielles. Mêler à cela la question du marxisme et du blanquisme, c’est montrer que l’on ne comprend ni l’un ni l’autre.

Le professeur Pokrovsky nie la signification même du dilemme : le Soviet ou le parti ? Les soldats ne sont aucunement formalistes, déclare-t-il avec ironie : ils n’avaient pas besoin du Congrès des soviets pour renverser Kerensky. Si spirituelle que soit cette façon de poser la question, elle laisse un point non élucidé : pourquoi, en somme, créer des soviets si le parti suffit ? " Il est curieux, continue le professeur, que de cet effort pour tout faire à peu prés légalement, rien ne résulta légalement du point de vue soviétique - et le pouvoir, au dernier moment, fut pris non par le Soviet, mais par une organisation manifestement " illégale ", constituée ad hoc. " Pokrovsky allègue que Trotsky fut forcé, " au nom du Comité militaire révolutionnaire ", et non pas au nom du Soviet, de déclarer le gouvernement de Kerensky inexistant. Argument tout à fait inattendu ! Le Comité militaire révolutionnaire était un organe électif du Soviet. Le rôle dirigeant du Comité dans l’insurrection n’enfreignait en aucun sens la légalité soviétique raillée par le professeur, laquelle était pourtant regardée par les masses avec beaucoup de jalousie. Le Conseil des Commissaires du Peuple fut également constitué ad hoc, ce qui ne l’empêcha pas d’être et de rester l’organe du pouvoir soviétique, y compris Pokrovsky lui-même, en qualité d’adjoint au commissaire de l’Instruction Publique.

L’insurrection put se maintenir sur le terrain de la légalité soviétique et même, pour une bonne part, dans les cadres des traditions de la dualité de pouvoirs, surtout grâce à ce fait que la garnison de Petrograd s’était presque entièrement subordonnée au Soviet dés avant le soulèvement. Dans de nombreux Souvenirs, articles d’anniversaire, dans de premiers essais historiques, ce fait, confirmé par d’innombrables documents, était considéré comme incontestable. " Le conflit à Petrograd se développe sur la question du sort de la garnison " - dit une première brochure sur Octobre, écrite par l’auteur du présent ouvrage, en des moments de loisir entre les séances des pourparlers de Brest-Litovsk, d’après des souvenirs tout récents, brochure qui, dans le parti, pendant plusieurs années, fut présentée comme un manuel d’Histoire. " La question essentielle, autour de laquelle s’édifia et s’organisa tout le mouvement en octobre - déclare encore plus nettement Sadovsky, un des plus immédiats organisateurs de l’insurrection - c’était de faire marcher les régiments de la garnison de Petrograd sur le front Nord. " Pas un des dirigeants immédiats de l’insurrection, qui participaient à l’entretien collectif ayant pour but direct de reconstituer la marche des événements, n’eut même l’idée d’opposer à Sadovsky une objection ou une correction. C’est seulement à partir de 1924 que l’on découvrit tout à coup, que Trotsky surestimait l’importance de la garnison paysanne au détriment des ouvriers de Petrograd ; découverte scientifique qui complétait on ne saurait mieux l’accusation d’avoir sous-estimé la classe paysanne.

Des dizaines de jeunes historiens, avec, en tête le professeur Pokrovsky, nous ont expliqué, en ces dernières années, l’importance du prolétariat pour une révolution prolétarienne. Ils ont été indignés de voir que nous ne parlions pas des ouvriers dans les lignes où nous parlions des soldats, et ils nous ont convaincus d’avoir analysé la marche réelle des événements au lieu d’avoir répété des leçons d’écolier. Les résultats de cette critique sont consignés en bref par Pokrovsky dans la conclusion suivante : " Bien que Trotsky sache parfaitement que l’action armée avait été décidée par le parti... bien que, fort évidemment, tout prétexte que l’on trouverait pour agir dût être d’importance secondaire, néanmoins, au centre de tout le tableau, pour lui, se trouve la garnison de Petrograd… - comme si, à défaut d’elle, l’on ne pouvait songer à une insurrection. " Pour notre historien, ce qui importe seulement, c’est " la décision du parti " au sujet de l’insurrection ; mais comment le soulèvement s’est effectivement produit, c’est " une question secondaire " : on trouvera toujours un prétexte. Pokrovsky appelle " prétexte " le moyen de conquérir les troupes, c’est-à-dire de résoudre précisément la question en laquelle se résume le sort de toute insurrection. La révolution prolétarienne se serait produite sans aucun doute même en l’absence du conflit au sujet de l’évacuation de la garnison ; là, le professeur a raison. Mais c’eût été une autre insurrection et elle eût exigé un exposé historique différent, Or, nous avons en vue les événements qui se produisirent en réalité.

Un des organisateurs, devenu plus tard l’historien de la Garde rouge, Malakhovsky, insiste de son côté sur ce point que ce sont précisément les ouvriers armés, se distinguant de la garnison à demi passive, qui montrèrent de l’initiative, de la résolution et de la résistance dans le soulèvement. " Les détachements de la Garde rouge - écrit-il - occupent, pendant l’insurrection d’octobre, les institutions gouvernementales, les postes et les télégraphes, ce sont eux aussi qui sont à l’avant au moment du combat..., etc. ". Tout cela est indiscutable. Mais il n’est pas difficile, cependant, de comprendre que si les gardes rouges purent tout simplement " occuper " les institutions, ce fut seulement parce que la garnison était d’accord avec elle, les soutenait, ou bien, du moins, ne s’opposait pas à elle. C’est ce qui décida du sort de l’insurrection.

Quand on en vient seulement à demander qui était plus important, pour l’insurrection, des soldats ou des ouvriers - on se montre à un niveau théorique si lamentable qu’il n’y reste presque plus de place pour la discussion. La Révolution d’Octobre était la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie pour le pouvoir. Mais c’est le moujik qui en fin de compte décida de l’issue de la lutte. Ce schéma général, répandu dans tout le pays, trouva à Petrograd son expression la plus achevée, Ce qui donna, dans la capitale, à l’insurrection le caractère d’un coup rapidement porté avec un minimum de victimes, ce fut la combinaison du complot révolutionnaire, de l’insurrection prolétarienne et de la lutte de la garnison paysanne pour sa propre sauvegarde. Le parti dirigeait l’insurrection ; la principale force motrice était le prolétariat ; les détachements ouvriers armés constituaient le poing de choc ; mais l’issue de la lutte se décidait par la garnison paysanne, difficile à soulever.

C’est justement en cette question que le parallèle entre les insurrections de février et d’octobre apparaît particulièrement irremplaçable, La veille du renversement de la monarchie, la garnison représentait pour les deux parties une grande inconnue. Les soldats eux-mêmes ne savaient pas encore comment ils allaient réagir devant le soulèvement des ouvriers. Ce fut seulement la grève générale qui put établir le terrain nécessaire pour les rencontres de masses entre ouvriers et soldats, pour la vérification des soldats en action, pour le passage des soldats aux rangs des ouvriers. Tel fut le contenu dramatique des cinq Journées de Février.

A la veille du renversement du gouvernement provisoire, l’écrasante majorité de la garnison se tenait ouvertement du côté des ouvriers. Nulle part, dans tout le pays, le gouvernement ne se sentait aussi isolé que dans sa résidence : ce n’est point à tort qu’il tentait de la fuir. En vain : la capitale hostile ne le laissait pas partir. En essayant sans succès de jeter dehors les régiments révolutionnaires, le gouvernement trouva définitivement sa perte.

Expliquer la politique passive de Kerensky devant l’insurrection par ses seules qualités personnelles, c’est glisser en surface. Kerensky n’était pas seul. Au sein du gouvernement il y avait des hommes comme Paltchinsky, qui ne manquaient pas d’énergie. Les leaders du Comité exécutif savaient bien que la victoire des bolcheviks fixerait leur trépas politique. Tous, cependant, séparément ou ensemble, se trouvèrent paralysés, demeurèrent, de même que Kerensky, dans une sorte de pénible torpeur, celle de l’homme qui, malgré le danger imminent, se sent incapable de lever le bras pour son salut.

La fraternisation des ouvriers et des soldats ne procéda point en octobre d’un conflit ouvert dans les rues comme elle avait eu lieu en Février, mais elle précéda l’insurrection. Si les bolcheviks n’en appelaient pas, cette fois-ci, à la grève générale, ce n’est pas qu’ils s’en trouvaient empêchés, mais seulement qu’ils n’en voyaient pas le besoin, Le Comité militaire révolutionnaire, dès avant l’insurrection, se sentait maître de la situation : il connaissait chaque contingent de la garnison, son état d’esprit, les groupements à l’intérieur ; il recevait quotidiennement des rapports, non falsifiés, mais exprimant ce qui se passait ; il pouvait au moment voulu, à n’importe quel régiment, envoyer un commissaire plénipotentiaire, un motocycliste apportant un ordre, il pouvait appeler par téléphone le Comité d’un effectif ou bien envoyer un ordre de service à une compagnie. Le Comité militaire révolutionnaire occupait, à l’égard des troupes, la situation d’un Etat-major gouvernemental et non celle d’un Etat-major de conspirateurs.

Il est vrai, les postes de commande de l’Etat continuaient à rester entre les mains du gouvernement. Mais leurs bases matérielles leur avaient été arrachées. Les ministères et les états-majors s’érigeaient sur le vide. Le téléphone et le télégraphe continuaient à servir au gouvernement, de même que la Banque d’Etat. Mais le gouvernement n’avait déjà plus les forces militaires indispensables pour retenir entre ses mains ces institutions. Le palais d’Hiver et l’institut Smolny semblaient avoir changé d’emplacement. Le Comité militaire révolutionnaire mettait le gouvernement-fantôme dans une situation telle que ce dernier ne pouvait rien entreprendre sans avoir préalablement brisé la garnison. Or, toute tentative de Kerensky pour frapper sur les troupes ne faisait qu’accélérer le dénouement.

Cependant, le problème de l’insurrection restait encore sans solution. Le ressort et tout le mécanisme de l’horloge étaient entre les trains du Comité militaire révolutionnaire. Mais elle manquait de cadran et d’aiguilles, Et à défaut de ces détails, une horloge ne peut être d’aucune utilité. Ne disposant ni du télégraphe ni du téléphone, ni d’une banque, ni d’un Etat-major, le Comité militaire révolutionnaire ne pouvait gouverner. Il disposait de presque toutes les prémisses réelles et des éléments du pouvoir, mais non du pouvoir lui-même.

En Février, les ouvriers songeaient non point à s’emparer de la Banque et du palais d’Hiver, mais à briser la résistance de l’armée. Ils luttaient non pour conquérir certains postes de commande, mais pour avoir à eux l’âme du soldat. Lorsque la victoire sur ce terrain fut remportée, tous les autres problèmes furent résolus d’eux-mêmes ; ayant abandonné ses bataillons de la Garde, la monarchie n’essaya même plus de défendre ses palais ni ses Etats-majors.

En octobre, le gouvernement de Kerensky, ayant laissé échapper sans retour l’âme du soldat, s’accrochait encore aux postes de commande. Entre ses mains, les Etats-majors, les banques, les téléphones, ne constituaient que la façade du pouvoir. Passant aux mains des soviets, ces établissements devaient assurer la possession intégrale du pouvoir. Telle était la situation à la veille de l’insurrection : elle déterminait les modalités d’action dans les dernières vingt-quatre heures.

Il n’y eut presque point de manifestations, de combats de rues, de barricades, de tout ce que l’on entend d’ordinaire par " insurrection " ; la révolution n’avait pas besoin de résoudre un problème déjà résolu. La saisie de l’appareil gouvernemental pouvait être effectuée d’après un plan, avec l’aide de détachements armés relativement peu nombreux, partant d’un centre unique. Les casernes, la forteresse, les dépôts, tous les établissements où agissaient les ouvriers et les soldats, pouvaient être saisis par leurs propres forces intérieures. Mais ni le palais d’Hiver, ni le préparlement, ni l’état-major de la région, ni les ministères, ni les écoles de junkers ne pouvaient être pris du dedans. Il en était de même pour les téléphones, les télégraphes, les postes, la Banque d’Etat ; les employés de ces établissements, qui avaient peu de poids dans la combinaison générale des forces, étaient pourtant les maîtres entre leurs quatre murs, lesquels étaient d’ailleurs fortement gardés. C’était du dehors qu’il fallait pénétrer jusqu’aux sommets de la bureaucratie. La saisie par les moyens de la politique était ici remplacée par la violence. Mais comme l’éviction récente du gouvernement de ses bases militaires avait rendu presque impossible la résistance, la saisie des derniers postes de commande eut lieu en général sans collisions.

Il est vrai que, tout de même, l’affaire n’eut point lieu sans quelques combats : il fallut prendre d’assaut le palais d’Hiver, Mais précisément le fait que la résistance du gouvernement se borna à la défense du Palais détermine nettement la place du 25 octobre dans le développement de la lutte, Le palais d’Hiver se trouva être la dernière redoute d’un régime politiquement brisé en huit mois d’existence et définitivement désarmé pendant la dernière quinzaine.

Les éléments du complot, à entendre par là le plan et une direction centralisée, occupaient dans la Révolution de Février une place insignifiante. Cela provenait déjà de la faiblesse et de la ségrégation des groupes révolutionnaires sous la lourde charge du tsarisme et de la guerre, La tâche n’en était que plus grande pour les masses. Les insurgés avaient leur expérience politique, leurs traditions, leurs mots d’ordre, leurs leaders anonymes. Mais si les éléments de direction disséminés dans le soulèvement se trouvaient suffisants pour renverser la monarchie, ils furent loin de se trouver assez nombreux pour procurer aux vainqueurs les fruits de leur propre victoire.

Le calme dans les rues, en octobre, l’absence de foules, l’inexistence de combats donnaient aux adversaires des motifs de parler de la conspiration d’une minorité insignifiante, de l’aventure d’une poignée de bolcheviks. Cette formule fut reprise dans les Journées, les mois et même les années qui suivirent l’insurrection à de multiples reprises. Evidemment, pour rétablir le bon renom do l’insurrection prolétarienne, Iaroslavsky écrit au sujet du 25 octobre : " De fortes masses du prolétariat de Petrograd, à l’appel du Comité militaire révolutionnaire, se placèrent sous ses drapeaux et envahirent les rues de Petrograd. " L’historien officiel oublie d’expliquer dans quel but le Comité militaire révolutionnaire avait appelé les masses dans la rue et ce que celles-ci y avaient précisément fait.

D’une combinaison de puissance et de faiblesse dans la Révolution de Février vint son idéalisation officielle, la représentant comme l’œuvre de toute la nation, l’opposant à l’insurrection d’octobre considérée comme un complot. En réalité, les bolcheviks pouvaient ramener au dernier moment la lutte pour le pouvoir à " un complot ", non point parce qu’ils étaient une petite minorité, mais au contraire parce qu’ils avaient derrière eux, dans les quartiers ouvriers et les casernes, une écrasante majorité, fortement groupée, organisée, disciplinée.

On ne peut comprendre exactement l’insurrection d’octobre qu’à condition de ne pas limiter la perspective au point final. A la fin de février, la partie d’échecs de l’insurrection fut jouée depuis la première manche jusqu’à la dernière, c’est-à-dire jusqu’à l’abandon de l’adversaire ; à la fin d’octobre, la partie principale était déjà du passé et, le jour de l’insurrection, il s’agissait de résoudre un problème assez restreint : mat en deux coups. Il est, par conséquent, indispensable de dater la période de l’insurrection du 9 octobre, quand s’ouvrit le conflit au sujet de la garnison, ou du 12, lorsqu’il fut décidé de créer le Comité militaire révolutionnaire. La manœuvre d’enveloppement dura plus de quinze jours. La partie la plus décisive se prolongea de cinq à six jours, depuis le moment où fut créé le Comité militaire révolutionnaire. Pendant toute cette période agirent directement des centaines de milliers de soldats et d’ouvriers, sur la défensive pour la forme, prenant l’offensive au fond. L’étape finale, au cours de laquelle les insurgés rejetèrent définitivement les formes conventionnelles de la dualité de pouvoirs, avec sa légalité douteuse et sa phraséologie défensive, occupa exactement vingt-quatre heures : du 25, 2 heures du matin, au 26, 2 heures du matin. Dans ce laps de temps, le Comité militaire révolutionnaire employa ouvertement les armes pour s’emparer de la ville et faire prisonnier le gouvernement : aux opérations participèrent, dans l’ensemble, autant de forces qu’il en fallait pour accomplir une tâche limitée, en tout cas guère plus de vingt-cinq à trente mille hommes.

Un auteur italien qui écrit des livres non seulement sur Les Nuits des Ennuques, mais aussi sur les plus hauts problèmes d’Etat, visita, en 1929, Moscou soviétique, embrouilla le peu de choses qu’il avait pu entendre de droite et de gauche, et, sur cette base, construisit un livre traitant de La Technique du Coup d’Etat. Le nom de cet écrivain, Malaparte, permet de le distinguer facilement d’un autre spécialiste en coups d’Etat, qui s’appelait Bonaparte.

Contrairement à " la stratégie de Lenine ", qui se rattache aux conditions sociales et politiques de la Russie de 1917, " la tactique de Trotsky, d’après Malaparte, n’est point liée aux conditions générales du pays. " Aux considérations de Lenine sur les prémisses politiques de l’insurrection, l’auteur veut que Trotsky réponde ainsi : " Votre stratégie exige trop de circonstances favorables : l’insurrection n’a besoin de rien. Elle se suffit à elle-même. " A peine pourrait-on concevoir une absurdité plus sûre d’elle-même que celle-ci. Malaparte répète à plusieurs reprises qu’en Octobre la victoire vint non de la stratégie de Lenine, mais de la tactique de Trotsky. Cette tactique, encore à présent, menacerait la tranquillité des Etats de l’Europe. " La stratégie de Lenine ne constitue donc pas un danger immédiat pour les gouvernements d’Europe. Le péril actuel - et permanent - pour eux, c’est la tactique de Trotsky. " Plus concrètement encore : " Mettez Poincaré à la place de Kerensky et le coup d’Etat bolcheviste d’octobre 1917 réussira tout aussi bien. " C’est en vain que nous essayons de distinguer à quoi pouvait servir en général la stratégie de Lenine, qui dépendait des conditions historiques, si la tactique de Trotsky résolvait le même problème dans toutes les circonstances, il reste à ajouter que ce remarquable livre a déjà été publié en plusieurs langues. Des hommes d’Etat y apprennent, de toute évidence, à repousser les coups d’Etat. Souhaitons-leur bien du succès.

La critique des opérations purement militaires du 25 octobre n’a pas été faite jusqu’à présent. Ce qui existe à ce sujet dans la littérature soviétique a un caractère non critique, mais purement apologétique. A côté des écrits des épigones, même la critique de Soukhanov, en dépit de toutes les contradictions, se distingue avantageusement par une observation attentive des faits.

Dans son jugement sur l’organisation du soulèvement d’octobre, Soukhanov a donné, en deux ans, deux opinions qui semblent diamétralement opposées. Dans le tome consacré à la Révolution de Février, il dit : " Je décrirai, le temps venu, d’après mes souvenirs personnels, l’insurrection d’octobre jouée d’après une partition. " Iaroslavsky reproduit ce jugement de Soukhanov littéralement, " L’insurrection à Petrograd - écrit-il - était bien préparée et fut jouée par le parti comme sur un cahier de musique. " Plus résolument encore, semble-t-il, s’exprime Claude Anet, observateur hostile, mais attentif, quoique sans profondeur : " Le coup d’Etat du 7 novembre - dit-il en substance - n’inspire que de l’admiration. Pas une brisure, pas une fissure, le gouvernement est renversé sans avoir eu le temps de crier " Ouf ! " Par contre, dans le tome consacré à la Révolution d’octobre, Soukhanov raconte comment Smolny, " en catimini, à tâtons, prudemment et en désordre ", entreprit de liquider le gouvernement provisoire.

Il y a de l’exagération dans le premier jugement comme dans le deuxième. Mais d’un point de vue plus large, l’on peut admettre que les deux jugements, si opposés soient-ils, s’appuient sur des faits. Le caractère rationnel de l’insurrection d’octobre a procédé surtout des rapports objectifs, de la maturité de la révolution dans son ensemble, de la place occupée par Petrograd dans le pays, de la place occupée par le gouvernement dans Petrograd, de tout le travail préalable du parti, enfin de la juste politique de l’insurrection. Mais il restait encore un problème de technique militaire. En ce point, il y eut un bon nombre de bévues partielles, et, si l’on en fait un tout, on peut avoir l’impression d’un travail mené à l’aveuglette.

Soukhanov mentionne à plusieurs reprises l’impuissance, au point de vue militaire, de Smolny, même dans les dernières journées qui précédèrent l’insurrection. En effet, le 23 encore, l’état-major de la révolution n’était guère mieux défendu que le palais d’Hiver. Le Comité militaire révolutionnaire assurait son immunité avant tout en fortifiant ses liaisons avec la garnison et obtenait par celle-ci la possibilité de surveiller tous les mouvements stratégiques de l’adversaire. Des mesures plus sérieuses, du point de vue de la technique de guerre, furent prises par le comité environ vingt-quatre heures plus tôt que celles du gouvernement, Soukhanov déclare avec assurance que, dans le courant de la journée du 23 et dans la nuit du 23 au 24, le gouvernement, s’il avait montré de l’initiative, aurait pu se saisir du Comité : " Un bon détachement de cinq cents hommes eût été tout à fait suffisant pour liquider Smolny avec tout son contenu. " Possible. Mais, premièrement, le gouvernement avait besoin pour cela de résolution, de cran, c’est-à-dire d’une qualité absolument contraire à sa nature. Secondement, l’on avait besoin " d’un bon détachement de cinq cents hommes ". Où le prendre ? Le composer d’officiers ? Nous les avons vus, à la fin d’août, dans leur rôle de conspirateurs : on était obligé d’aller les chercher dans les boîtes de nuit. Les compagnies (droujiny) de combat des conciliateurs s’étaient désagrégées. Dans les écoles de junkers toute question grave donnait lieu à des groupements nouveaux. Cela allait encore Plus mal chez les cosaques. Constituer un détachement par une sélection dans divers contingents, c’était se trahir soi-même dix fois avant que l’entreprise eût été menée jusqu’au bout.

Cependant, l’existence même d’un détachement n’eût pas été décisive. Le premier coup de feu tiré devant Smolny aurait eu, dans les quartiers ouvriers et dans les casernes, son écho bouleversant, Vers le centre menacé de la révolution, à toute heure du jour et de la nuit, seraient accourus pour porter secours des dizaines de milliers d’hommes armés ou à demi armés. Enfin, la prise même du Comité militaire révolutionnaire n’aurait pas sauvé le gouvernement. Hors des murs de Smolny se trouvaient Lenine et, avec lui, le Comité central et le Comité de Petrograd. A la forteresse Pierre-et-Paul il existait un deuxième état-major, sur l’Aurore un troisième, et d’autres encore dans les quartiers, Les masses ne seraient pas restées sans direction, Or, les ouvriers et les soldats, malgré les lenteurs, voulaient vaincre à quelque prix que ce fût.

Il est hors de doute cependant que des mesures complémentaires de prudence stratégique pouvaient et auraient dû être prises quelques jours auparavant, La critique de Soukhanov est juste sous ce rapport, L’appareil militaire de la révolution agit gauchement, avec des lenteurs et des omissions, et la direction générale était trop encline à substituer la politique à la technique. L’œil de Lenine manquait beaucoup à Smolny. Les autres n’avaient pas encore bien appris.

Soukhanov a raison de dire que la prise du palais d’Hiver, dans la nuit du 24 au 25 ou bien dans la matinée de cette journée, eût été incomparablement plus facile que dans la deuxième partie de la journée et jusqu’à la nuit, Le Palais, de même que le bâtiment voisin de l’état-major, était gardé par les escouades habituelles de junkers : une attaque à l’improviste aurait pu presque à coup sûr réussir, Le matin, Kerensky partit en automobile sans rencontrer d’obstacle : ce fait suffit à prouver qu’à l’égard du palais d’Hiver aucune surveillance sérieuse n’était exercée. C’était là une évidente lacune !

La surveillance du gouvernement provisoire avait été confiée - à vrai dire trop tard, le 24 ! - à Sverdlov, assisté par Lachevitch et Blagonravov. Il est douteux que Sverdlov, qui déjà ne savait où donner de la tête, se soit occupé de cette nouvelle affaire. Il est possible même que la résolution, pourtant inscrite au procès-verbal, ait été oubliée dans la fièvre de ces heures-là.

Au Comité militaire révolutionnaire, en dépit de tout, l’on surestimait les ressources militaires du gouvernement, en particulier la garde du palais d’Hiver. Si les dirigeants immédiats du siège connaissaient même les forces intérieures du Palais, ils pouvaient avoir à craindre que, au premier signal d’alarme, n’arrivassent des renforts : junkers, cosaques, troupes de choc. Le plan de la prise du palais d’Hiver avait été élaboré dans le style d’une vaste opération : lorsque des civils et des demi-civils s’attachent à résoudre un problème purement militaire, ils sont toujours enclins à des finasseries stratégiques, Outre un pédantisme excessif, ils ne pouvaient se dispenser de montrer dans ce cas une impuissance remarquable.

L’incohérence, lors de la prise du Palais, s’explique, dans une certaine mesure, par les qualités personnelles des principaux dirigeants. Podvoïsky, Antonov-Ovseenko, Tchoudnovsky sont des hommes d’une trempe héroïque. Mais peut-être faut-il dire qu’ils ne sont pas le moins du monde des hommes de méthode et de pensée disciplinée. Podvoïsky qui, pendant les Journées de Juillet, avait été tout feu tout flamme, était devenu beaucoup plus circonspect, même plus sceptique en face des perspectives de l’avenir tout prochain. Mais, au fond, il était resté fidèle à lui-même : placé en face de n’importe quelle tâche pratique, il tend organiquement à s’échapper des cadres fixés, à élargir le plan, à entraîner tout le monde, à donner le maximum là où un minimum suffirait. Sur le caractère hyperbolique du plan, l’on peut retrouver sans difficultés la marque de son esprit. Antonov-Ovseenko, par caractère, est un optimiste impulsif, beaucoup plus capable d’improvisation que de calcul. En qualité d’ancien officier subalterne, il possédait quelques connaissances dans l’art militaire. Durant la Grande Guerre, comme émigré, il avait tenu dans le journal Nache Slovo (Notre Parole), qui paraissait à Paris, la rubrique militaire, et plus d’une fois s’était montré perspicace en stratégie. Son dilettantisme impressionnable ne pouvait faire contrepoids aux excessives envolées de Podvoïsky, Le troisième des chefs militaires, Tchoudnovsky, avait vécu plusieurs mois sur un front passif, en qualité d’agitateur : à cela se bornait son stage d’homme de guerre. Penchant vers l’aile droite, Tchoudnovsky, cependant, était le premier à s’engager dans la bataille et cherchait toujours l’endroit où cela chauffait le plus, La bravoure personnelle et la hardiesse politique, comme on sait, ne se trouvent pas toujours en équilibre. Quelques jours après l’insurrection, Tchoudnovsky fut blessé sous Petrograd, dans une escarmouche avec les cosaques de Kerensky, et quelques mois plus tard il fut tué en Ukraine, Il est clair que l’expansif et impulsif Tchoudnovsky ne pouvait tenir lieu de ce qui manquait aux deux autres dirigeants. Pas un d’eux n’était enclin à considérer les détails, déjà pour ce simple fait qu’ils n’étaient pas initiés aux secrets du métier, sentant leur faiblesse en ce qui concernait les services d’éclaireurs, la liaison, la manœuvre, les maréchaux rouges éprouvaient le besoin d’accabler le palais d’Hiver de forces , tellement supérieures que la question même d’une direction pratique ne se posait plus : les dimensions démesurées, grandioses, du plan équivalaient presque à son absence. Ce qui est dit ci-dessus ,ne signifie pas que, dans la composition du Comité militaire révolutionnaire, ou bien autour de lui, l’on pouvait trouver des durs militaires plus expérimentés ; en tout cas, l’on n’en pouvait trouver qui eussent plus de dévouement et d’abnégation.

La lutte pour la prise du palais d’Hiver commença par l’occupation de tout le rayon dans une large périphérie. Etant donné l’inexpérience des chefs, les flottements de la liaison, l’inaptitude des détachements de gardes rouges, le manque de vigueur des forces régulières, l’opération compliquée se développait avec une lenteur excessive. Aux heures mêmes où les détachements rouges resserraient peu à peu l’encerclement et accumulaient derrière eux des réserves, des compagnies de junkers, des sotnias de cosaques, des chevaliers de Saint-Georges, un bataillon de femmes, s’ouvraient passage vers le Palais. Le poing de la défense se formait en même temps que le cercle des assaillants. L’on peut dire que le problème même résulte du moyen trop détourné qui fut employé pour le résoudre. Or, une audacieuse incursion nocturne ou bien un intrépide assaut dans la journée n’auraient guère coûté plus de victimes qu’une opération traînant en longueur. L’effet moral de l’artillerie de l’Aurore pouvait, en tout cas, être vérifié douze et même vingt-quatre heures d’avance : le croiseur se tenait paré pour le combat sur la Neva et les matelots ne se plaignaient nullement de n’avoir pas de quoi graisser leurs pièces. Mais les dirigeants de l’opération espéraient que l’affaire serait réglée sans combat, envoyaient des parlementaires, posaient des ultimatums et ne tenaient pas compte des délais fixés. Ils n’eurent pas l’idée d’inspecter en temps voulu l’artillerie de la forteresse Pierre-et-Paul, précisément parce qu’ils comptaient pouvoir s’en passer.

Le manque de préparation de la direction militaire se manifesta d’une façon encore plus évidente à Moscou, où le rapport des forces était considéré comme si favorable que Lenine recommandait même avec insistance de commencer par Moscou : " La victoire est garantie, il n’y a personne pour se battre. " En réalité, c’est précisément à Moscou que l’insurrection prit le caractère de combats prolongés qui durèrent, avec des suspensions d’armes, une huitaine de jours. " Dans l’ardeur de ce travail - écrit Mouralov, un des principaux dirigeants de l’insurrection moscovite - nous n’étions pas toujours fermes et résolus en tous points. Disposant d’une supériorité numérique écrasante - dix fois le chiffre de l’adversaire - nous fîmes traîner les combats toute une semaine.., par suite de notre peu d’habileté à diriger les masses combattantes, par suite du manque de discipline de ces dernières et de l’ignorance complète de la tactique des combats de rues, tant du côté des chefs que du côté des soldats. " Mouralov a l’habitude d’appeler les choses par leur nom : c’est ce qui lui vaut d’être actuellement déporté en Sibérie. Mais, évitant de rejeter sa responsabilité sur autrui, Mouralov reporte dans le cas présent sur le commandement militaire le plus gros de la faute de la direction politique qui, à Moscou, se distinguait par son inconsistance et se laissait facilement influencer par des éléments conciliateurs. Il ne faut pas non plus, cependant, perdre de vue que les ouvriers du vieux Moscou, du textile et de la peausserie, étaient extrêmement en retard sur le prolétariat de Petrograd. En février, Moscou n’avait pas eu à se soulever : le renversement de la monarchie avait été entièrement l’affaire de Petrograd. En juillet, Moscou avait de nouveau gardé son calme. On s’en ressentit en octobre : les ouvriers et les soldats n’avaient pas l’expérience des combats.

La technique de l’insurrection parachève ce que la politique n’a pas fait. La croissance gigantesque du bolchevisme affaiblissait indubitablement l’attention à l’égard du côté militaire de l’affaire : les remontrances passionnées de Lenine étaient suffisamment motivées. La direction militaire s’avéra incomparablement plus faible que la direction politique. Et pouvait-il en être autrement ? Pendant des mois et des mois encore, le nouveau pouvoir révolutionnaire manifestera une extrême inaptitude toutes les fois qu’il sera indispensable de recourir aux armes.

Et néanmoins, les autorités militaires du camp gouvernemental donnaient, à Petrograd, une appréciation extrêmement flatteuse de la direction militaire de l’insurrection. " Les insurgés maintiennent l’ordre et la discipline - déclarait par fil direct le ministère de la Guerre au Grand Quartier Général aussitôt après la chute du palais - il n’y a eu ni pillages ni pogromes ; au contraire, des patrouilles d’insurgés ont mis en état d’arrestation des soldats qui titubaient.,, Le plan de l’insurrection était indubitablement élaboré d’avance et fut appliqué avec persistance et en bon ordre... ce n’était pas tout à fait réglé " sur la partition ", ainsi que l’écrivaient Soukhanov et Iaroslavsky, mais il n’y avait tout de même pas tant de " désordre " que l’affirmait plus tard le premier de ces deux auteurs. Au surplus, devant le jugement critique le plus sévère, c’est encore le succès qui couronne l’entreprise.

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