Accueil > 03 - HISTORY - HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > Trotsky et les USA
Trotsky et les USA
lundi 19 août 2024, par
Trotsky et les USA
La puissance économique des Etats-Unis, base de l’opportunisme
On peut se demander pourquoi le capital a besoin de cela. La réponse paraît évidente si l’on prend en considération la puissance actuelle du capital américain et les plans qu’il peut se proposer. Pour le capital américain, l’Amérique n’est plus un champ d’action fermé, c’est une place d’armes pour de nouvelles opérations sur une échelle formidable. Il est nécessaire à la bourgeoisie américaine d’assurer sa sécurité sur cette place d’armes au moyen de l’opportunisme sous sa forme la plus complète et la plus achevée, afin de pouvoir se développer avec plus de certitude à l’extérieur.
De quelle façon est-il possible actuellement de réaliser cet opportunisme standardisé, après le carnage impérialiste auquel les Etats-Unis ont pris part, maintenant que les travailleurs de tous les pays disposent d’une expérience considérable ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la puissance du capital américain, auquel rien ne saurait se comparer dans le passé.
Le régime capitaliste a fait maintes expériences en différentes régions de l’Europe et dans différentes parties du monde. Toute l’histoire de l’humanité peut être considérée comme un enchevêtrement de tentatives pour créer, refondre, améliorer, élever l’organisation sociale du travail qui, patriarcale tout d’abord, est ensuite fondée sur l’esclavage, puis sur le servage et, enfin, sur le capitalisme. C’est avec le régime capitaliste que l’histoire a effectué le plus grand nombre d’expériences, et cela avant tout et de la façon la plus variée en Europe. Mais la tentative la plus vaste et la mieux réussie revient à l’Amérique du Nord. Qu’on y songe : l’Amérique a été découverte vers la fin du XVème siècle, lorsque l’Europe avait déjà une longue histoire. Au XVIème, au XVIIème, au XVIIIème et, en grande partie, au XIXème siècle, les Etats-Unis étaient un monde lointain qui se suffisait à lui-même, un immense pays isolé qui se nourrissait des miettes de la civilisation européenne. Entre temps, ce pays à possibilités illimitées se formait et se développait. La nature avait créé en Amérique toutes les conditions d’un puissant épanouissement économique. L’Europe rejetait par delà l’Océan, vague par vague, les éléments les plus actifs, les mieux trempés de sa population, les éléments les plus aptes au développement des forces productives. Qu’était-ce que les mouvements révolutionnaires européens à caractère religieux ou politique ? C’était la lutte des éléments avancés, de la petite-bourgeoisie avant tout, et des ouvriers ensuite, contre les survivances de la féodalité et de la religion qui empêchaient le développement des forces productives. Tout ce que l’Europe rejetait traversait l’Océan. La fleur des nations européennes, les éléments les plus actifs, qui voulaient faire leur chemin à tout prix, tombaient dans un milieu où ce bric-à-brac historique n’existait pas, mais où régnait la nature vierge dans son opulence intarissable. Telle est la base du développement de l’Amérique, de la technique américaine, de la richesse américaine.
A la nature inépuisable, il manquait l’homme. La main-d’œuvre était ce qu’il y avait de plus cher aux Etats-Unis. De là la mécanisation du travail. Le principe du travail à la chaîne n’est pas un principe dû au hasard. Il exprime la tendance à remplacer l’homme par la machine, à multiplier la main-d’œuvre, à porter, emporter, descendre et élever automatiquement. Tout cela doit être fait par une chaîne sans fin et non par l’échine de l’homme. Tel est le principe du travail à la chaîne. Où a-t-on inventé l’élévateur ? En Amérique, afin de pouvoir se passer de l’homme qui transporte un sac de blé sur son dos. Et les tuyaux de conduite ? Aux Etats-Unis, on compte 100.000 kilomètres de tuyaux de conduite, c’est-à-dire de transporteurs pour corps liquides. Enfin, la chaîne sans fin qui effectue les transports à l’intérieur de l’usine et dont le modèle supérieur est l’organisation Ford, est connue de tous.
L’Amérique ne connaît presque pas l’apprentissage : on n’y perd pas son temps à apprendre, car la main-d’œuvre est chère ; l’apprentissage est remplacé par une division du travail en parties infimes qui n’exigent pas ou presque pas d’apprentissage. Et qui réunit toutes les parties du processus du travail ? C’est la chaîne sans fin, le transporteur. C’est lui qui enseigne. En très peu de temps, un jeune paysan de l’Europe méridionale, des Balkans ou de l’Ukraine, est transformé en ouvrier industriel.
La fabrication en série est liée à la technique américaine, de même que le standard : c’est la production en masse. Les produits et articles destinés aux couches supérieures, adaptés aux goûts individuels sont bien mieux fabriqués par l’Europe. Les draps fins sont fournis par l’Angleterre. La bijouterie, les gants, la parfumerie, etc. viennent de France. Mais lorsqu’il s’agit d’une production en masse destinée à un vaste marché, l’Amérique est de beaucoup supérieure à l’Europe. Voilà pourquoi le socialisme européen apprendra la technique à l’école de l’Amérique.
Hoover, l’homme d’Etat américain le plus compétent dans le domaine économique, mène un grand travail pour la standardisation des produits fabriqués. Il a déjà conclu plusieurs dizaines de contrats avec les trusts les plus importants pour la production d’articles standardisés. Parmi ces articles, on trouve la voiture d’enfant et le cercueil. De sorte que l’Américain naît dans le standard et meurt dans le standard. (Rires et applaudissements.) J’ignore si c’est plus commode, mais c’est de 40 % meilleur marché.
La population américaine, grâce à l’immigration, compte beaucoup plus (45 %) d’éléments aptes au travail que la population européenne, avant tout parce que le rapport des âges est différent. Par suite, le coefficient de productivité de la nation est plus élevé. En outre, ce coefficient est encore augmenté par le rendement supérieur de chaque ouvrier. Grâce à la mécanisation et à l’organisation plus rationnelle du travail, le mineur en Amérique extrait deux fois et demie plus de charbon et de minerai qu’en Allemagne. L’agriculteur produit deux fois plus qu’en Europe. Tels sont les résultats de cette organisation du travail.
On disait des anciens Athéniens que c’étaient des hommes libres parce qu’il leur revenait quatre esclaves à chacun. A chaque habitant des Etats-Unis, il revient cinquante esclaves, mais des esclaves mécaniques. En d’autres termes, si l’on compte les moteurs mécaniques, si l’on traduit les chevaux-vapeur en force humaine, on voit que chaque citoyen américain a cinquante esclaves mécaniques. Cela n’empêche pas, évidemment, que l’économie américaine repose sur des esclaves vivants, c’est-à-dire sur des prolétaires salariés.
Le revenu national des Etats-Unis représente 60 milliards de dollars par an. L’épargne annuelle, c’est-à-dire, ce qui reste après solde de toutes les dépenses nécessaires, est de 6 à 7 milliards de dollars. Je ne parle que des Etats-Unis, c’est-à-dire de ce que l’on appelle ainsi dans les vieux manuels scolaires. En réalité, les Etats-Unis sont plus vastes et plus riches, Le Canada, soit dit sans offenser la Couronne britannique, est une partie intégrante des Etats-Unis. Si l’on prend l’annuaire du département du commerce des Etats-Unis, on y verra que. le commerce avec le Canada est porté dans le commerce intérieur, et que le Canada y est poliment et quelque peu évasivement appelé prolongation septentrionale des Etats-Unis (Rires) - sans la bénédiction de la S. D. N., qu’on n’a d’ailleurs pas consultée, et avec raison : on n’a pas besoin de cet enregistrement d’acte d’état civil, (Rires, applaudissements.) Les forces d’attraction et de répulsion agissent presque automatiquement : le capital anglais occupe à peine 10 % de l’industrie canadienne ; le capital américain en occupe plus du tiers, et cette proportion croit incessamment. Les importations anglaises au Canada sont évaluées à 160 millions de dollars, celles de l’Amérique à prés de 600 millions. Il y a 25 ans, l’Angleterre importait 5 fois plus que les Etats-Unis. La plupart des Canadiens se sentent des Américains, à l’exception, oh, ironie ! de la partie française de la population qui se sent profondément anglaise. (Rires.) L’Australie subit la même évolution que le Canada, mais retarde sur ce dernier, Elle sera aux côtés du pays qui la défendra avec sa flotte contre le Japon et qui, pour ce service, prendra le moins cher. Dans ce concours, la victoire est assurée aux Etats-Unis dans un avenir prochain. En tout cas, s’il survenait une guerre entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, le Canada, " dominion anglais ", serait un réservoir de matériel humain et d’approvisionnement pour les Etats-Unis contre l’Angleterre.
C’est là un secret de Polichinelle.
Telle est, dans ses traits essentiels, la puissance matérielle des Etats-Unis. C’est cette puissance qui leur permet d’appliquer l’ancienne méthode de la bourgeoisie britannique : engraisser l’aristocratie ouvrière pour tenir le prolétariat en tutelle, méthode qu’ils ont portée à un degré de perfection auquel la bourgeoisie britannique n’aurait même jamais osé songer.
Les nouveaux rôles de l’Amérique et de l’Europe
Ces dernières années, l’axe économique du monde s’est considérablement déplacé. Les rapports entre les Etats-Unis et l’Europe se sont radicalement modifiés. C’est le résultat de la guerre. Naturellement, cette évolution était préparée de longue date, elle était indiquée par des symptômes, mais ce n’est que tout récemment qu’elle est devenue un fait accompli, et nous essayons maintenant de nous rendre compte de ce changement formidable qui s’est effectué dans l’économie humaine, et par conséquent dans la culture humaine. Un écrivain allemand a rappelé à ce sujet les paroles de Goethe décrivant l’impression extraordinaire que produisit sur les contemporains la théorie de Copernic d’après laquelle ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour du soleil, comme une planète de moyenne grandeur. Nombreux étaient ceux qui ne voulaient pas ajouter foi à cette théorie. Le patriotisme géocentrique se sentait touché. Il en est de même maintenant en ce qui concerne l’Amérique. Le bourgeois européen ne veut pas croire qu’il est relégué à l’arrière-plan, que ce sont les Etats-Unis qui sont les maîtres du monde capitaliste.
J’ai déjà indiqué les causes naturelles et historiques qui ont préparé ce formidable transfert des forces économiques du monde. Mais il a fallu la guerre pour élever du coup l’Amérique, abaisser l’Europe et déplacer brusquement l’axe du monde. La guerre, qui a causé la ruine et la décadence de l’Europe, est revenue à l’Amérique à environ 25 milliards de dollars. Si l’on considère que les banques américaines détiennent maintenant 60 milliards de dollars, cette somme de 25 milliards n’est comparativement que peu de chose. En outre, 10 milliards ont été prêtés à l’Europe. Avec les intérêts non payés, ces 10 milliards sont devenus maintenant 12 milliards, et l’Europe commence à payer l’Amérique pour sa propre ruine.
Tel est le mécanisme qui a permis aux Etats-Unis de s’élever du coup au-dessus de toutes les autres nations et de devenir le maître de leurs destinées. Ce pays, dont la population se monte à 115 millions, dispose entièrement de l’Europe, sauf bien entendu de l’U. R. S. S. Notre tour n’est pas venu et nous savons qu’il ne viendra pas. (Applaudissements.) Mais, déduction faite de notre pays, il reste encore 345 millions d’Européens asservis par les Américains, c’est-à-dire par une population trois fois moins nombreuse.
Les nouveaux rôles des peuples sont déterminés par la richesse de chacun d’eux. Les évaluations de la richesse des différents Etats ne sont pas très précises, mais des chiffres approximatifs nous suffiront. Prenons l’Europe et les Etats-Unis tels qu’ils étaient il y a cinquante ans, au moment de la guerre franco-allemande. La fortune des Etats-Unis était alors évaluée à 30 milliards de dollars, celle de l’Angleterre à 40 milliards, celle de la France à 33 milliards, celle de l’Allemagne à 38 milliards. Comme on le voit, la différence entre ces quatre pays n’était pas grande. Chacun d’eux possédait de 30 à 40 milliards et, de ces quatre pays les plus riches du monde, c’étaient les Etats-Unis qui l’étaient le moins. Or quelle est la situation maintenant, un demi-siècle plus tard ? Aujourd’hui, l’Allemagne est plus pauvre qu’en 1872 (36 milliards) ; la France est environ deux fois plus riche (68 milliards), l’Angleterre également (89 milliards) ; quant à la fortune des Etats-Unis, elle est évaluée à 320 milliards de dollars. Ainsi, des pays européens que je vous ai cités, l’un est revenu à son ancien niveau, deux autres ont doublé leur richesse et les Etats-Unis sont devenus onze fois plus riches. Voilà pourquoi, en dépensant 15 milliards pour la ruine de l’Europe, les Etats-Unis ont complètement atteint leur but.
Avant la guerre, l’Amérique était la débitrice de l’Europe. Cette dernière était, pour ainsi dire, la principale fabrique et le principal entrepôt de marchandises du monde. En outre, elle était, grâce surtout à l’Angleterre, le grand banquier du monde. Ces trois supériorités appartiennent maintenant à l’Amérique. L’Europe est reléguée à l’arrière-plan. La principale fabrique, le principal entrepôt, la principale banque du monde, ce sont les Etats-Unis.
L’or on le sait, joue un certain rôle dans la société capitaliste. Lénine écrivait qu’en régime socialiste l’or serait affecté comme matériau à la construction de certains édicules publics. Mais en régime capitaliste, il n’y a rien de plus élevé qu’un sous-sol de banque rempli d’or. Quelle est donc la réserve d’or de l’Amérique ? Avant la guerre, elle était, si je ne m’abuse, de 1.900 millions ; au 1er janvier 1925, elle s’élevait à 4 milliards et demi de dollars, soit 50 % du stock mondial ; aujourd’hui, cette proportion atteint au minimum 60 %.
Or, qu’advenait-il de l’Europe pendant que l’Amérique concentrait entre ses mains 60 % de l’or du monde ? Elle déclinait. Elle s’était engagée dans la guerre parce que le capitalisme européen se trouvait trop à l’étroit dans les cadres des Etats nationaux. Le capital s’efforçait d’élargir ces cadres, de se créer un champ d’action plus vaste ; le plus actif en 1’occurrence était le capital allemand, qui s’était donné pour but d’" organiser l’Europe ", de faire tomber ses barrières douanières. Or, quel a été le résultat de la guerre ? Le traité de Versailles a créé en Europe 17 nouveaux Etats et territoires plus ou moins indépendants, 7.000 kilomètres de nouvelles frontières, des barrières douanières en proportion et, de chaque côté de ces nouvelles frontières, des postes et des troupes, En Europe, il y a maintenant un million de soldats de plus qu’avant la guerre. Pour arriver à ce résultat, l’Europe a anéanti une masse formidable de valeurs matérielles et s’est appauvrie considérablement.
Bien plus, pour tous ses malheurs, pour sa ruine économique, pour ses nouvelles barrières douanières qui entravent le commerce, pour ses frontières et troupes nouvelles, pour son démembrement, sa ruine, son humiliation, pour la guerre et la paix de Versailles, l’Europe doit payer aux Etats-Unis les intérêts de ses dettes de guerre.
L’Europe s’est appauvrie. La quantité de matières premières qu’elle travaille est inférieure de 10 % à ce qu’elle était avant la guerre. L’influence de l’Europe dans l’économie mondiale a considérablement diminué. La seule chose stable dans l’Europe actuelle, c’est le chômage. Fait remarquable, dans leur recherche de moyens de salut, les économistes bourgeois ont exhumé des archives les théories les plus réactionnaires de l’époque de l’accumulation primitive ; c’est dans le malthusianisme et l’émigration qu’ils voient les remèdes efficaces contre le. chômage. A l’époque de son épanouissement, le capitalisme triomphant n’avait pas besoin de ces théories. Mais maintenant qu’il est atteint de caducité, de sclérose, il tombe idéologiquement en enfance. et revient aux vieilles méthodes empiriques.
L’expansion impérialiste des Etats-Unis
Etant donné la puissance des Etats-Unis et l’affaiblissement de l’Europe, une nouvelle répartition des forces, des sphères d’influence et des marchés mondiaux est inévitable. L’Amérique doit s’étendre et l’Europe se comprimer. Telle est la résultante des processus fondamentaux qui s’effectuent dans le monde capitaliste. Les Etats-Unis s’engagent dans toutes les voies, et partout ils prennent l’offensive. Ils opèrent de façon strictement " pacifique ", c’est-à-dire sans emploi de la force armée, " sans effusion de sang ", comme disait la Sainte Inquisition lorsqu’elle brûlait vifs les hérétiques ; ils s’étendent pacifiquement parce que leurs adversaires, en grinçant des dents, reculent pas à pas devant cette nouvelle puissance, sans se risquer à la heurter ouvertement. C’est là la base de la politique " pacifique " des Etats-Unis. Leur principal instrument est maintenant le capital financier avec une réserve d’or de neuf milliards de roubles. C’est là une force terrible, une force qui balaie tout sur son passage dans toutes les parties du monde, et particulièrement dans l’Europe dévastée et appauvrie. Accorder ou refuser des emprunts à tel ou tel pays d’Europe, c’est, dans beaucoup de cas, décider du sort non seulement du parti au pouvoir, mais aussi du régime bourgeois, jusqu’à présent, les Etats-Unis ont investi dix milliards de dollars dans l’économie des autres pays. Sur ces dix milliards, deux ont été octroyés à l’Europe et se sont ajoutés aux dix milliards précédemment fournis pour sa dévastation. Maintenant, on le sait, les emprunts sont accordés pour la " restauration " de l’Europe. Destruction, puis restauration : deux opérations qui se complètent, car les intérêts des sommes affectées à l’une comme à l’autre vont au même réservoir. En outre, les Etats-Unis ont placé des capitaux dans l’Amérique latine qui, au point de vue économique, devient de plus en plus un dominion de l’Amérique du Nord, Après l’Amérique du Sud, le pays qui a obtenu le plus de crédits est le Canada ; vient ensuite l’Europe. Les autres parties du monde ont reçu beaucoup moins.
Cette somme de dix milliards est infime pour un pays aussi puissant que les Etats-Unis, mais elle augmente rapidement et, pour comprendre le mécanisme de ce processus, il faut surtout se rendre compte du rythme de cette accélération. Pendant les sept années qui ont suivi la guerre, les Etats-Unis ont investi à l’étranger environ six milliards de dollars ; presque la moitié de cette somme a été fournie ces deux dernières années ; en 1925, les investissements ont été beaucoup plus élevés qu’en 1924.
À la veille de la guerre, les Etats-Unis avaient encore besoin du capital étranger ; ce capital, ils le recevaient de l’Europe et le plaçaient dans leur industrie. Le développement de leur production, à un certain stade, a amené la constitution rapide d’un capital financier. Pour arriver à obtenir ce capital financier, il a fallu au préalable des investissements considérables de capitaux et un accroissement formidable de l’outillage. Mais, une fois commencé, ce processus se développe à un rythme de plus en plus accéléré aux Etats-Unis. Ce qui, il y a deux ou trois ans, était encore dans le domaine des prévisions se réalise maintenant à nos yeux. Mais ce n’est que le commencement. La campagne du capital financier américain pour la conquête du monde ne commencera réellement que demain.
Fait extrêmement significatif : au cours de l’année écoulée, le capital américain a de plus en plus délaissé les emprunts gouvernementaux pour aller aux emprunts industriels. Le sens de cette évolution est clair. " Nous vous avons donné le régime du plan Dawes, nous vous avons donné la possibilité de rétablir la devise nationale en Allemagne et en Angleterre, nous consentirons à le faire à certaines conditions en France, mais ce n’est là qu’un moyen pour arriver à notre but ; or, notre but est de mettre la main sur votre économie ". Ces jours-ci, j’ai lu dans le Tag, organe de la métallurgie allemande, un article intitulé : " Dawes ou Dillon ". Dillon est un de ces nouveaux condottieri que la finance américaine envoie à la conquête de l’Europe. L’Angleterre a donné naissance à Cecil Rhodes, son dernier aventurier colonial de grande envergure, qui a fondé au sud de l’Afrique un nouveau pays. Des Cecil Rhodes naissent maintenant en Amérique, non pas pour l’Afrique du Sud, mais pour l’Europe centrale. Dillon a pour tâche d’acheter la métallurgie allemande à bas prix. Il a rassemblé à cet effet 50 millions de dollars seulement - l’Europe maintenant ne se vend pas cher - et, avec ces 50 millions de dollars en poche, il ne s’arrête pas devant les barrières européennes que sont les frontières de l’Allemagne, de la France, du Luxembourg. Il lui faut allier le charbon et le métal, il veut créer un trust européen centralisé, il ne s’embarrasse pas de la géographie politique, je crois même qu’il ne la connaît pas. A quoi bon en effet ? 50 millions de dollars dans 1’Europe actuelle valent mieux que n’importe quelle géographie. (Rires.) Son intention, dit-on, est de grouper en un trust unique la métallurgie de l’Europe centrale, puis de l’opposer au trust américain de l’acier, dont le roi est Harry. De la sorte, quand l’Europe " se défend " contre le trust américain de l’acier, elle n’est en réalité que l’instrument d’un des deux consortiums américains qui se combattent, pour s’unir à un moment donné afin de l’exploiter plus rationnellement. Dawes ou Dillon, il n’y a pas d’autre choix, comme le dit l’organe de la métallurgie allemande. Avec qui marcher ? Dawes est un créancier armé de pied en cap. Avec lui, il n’y a guère qu’à se soumettre. Mais Dillon est en quelque sorte un compagnon, d’un type très spécial il est vrai, mais qui peut-être, ne nous étranglera pas... L’article se termine par cette phrase remarquable : " Dillon ou Dawes, telle est la question capitale pour l’Allemagne en 1926 ".
Les Américains se sont déjà assuré, par l’achat d’actions, le contrôle des quatre banques les plus importantes d’Allemagne. L’industrie allemande du pétrole se raccroche visiblement à la Standard Oil américaine. Les mines de zinc, qui appartenaient autrefois à une firme allemande, sont passées aux mains de Harriman, qui par-là même obtient le contrôle du zinc brut sur tout le marché mondial.
Le capital américain travaille en gros et en détail. En Pologne, le trust américano-suédois des allumettes prend ses premières mesures préparatoires. En Italie, on va plus loin. Les contrats que les firmes américaines signent avec l’Italie sont des plus intéressants. On charge, pour ainsi dire, l’Italie de gérer le marché du Proche-Orient. Les Etats-Unis enverront à l’Italie leurs produits semi-finis, afin que cette dernière les adapte au goût du consommateur. L’Amérique n’a pas le temps de s’attarder aux détails. Elle fournit des produits standardisés. Et le tout-puissant entrepreneur transatlantique vient chez l’artisan des Apennins et lui dit : " Voilà tout ce qu’il te faut, mais embellis un peu ça et arrange-le au goût des Asiatiques ".
La France n’en est pas encore arrivée là. Elle s’entête et regimbe. Mais elle mettra les pouces. Il lui faudra stabiliser sa devise, c’est-à-dire passer la tête dans le nœud coulant de l’Amérique. Chaque Etat attend son tour au guichet de l’oncle Sam. (Rires.)
Combien les Américains ont-ils dépensé pour s’assurer une telle situation ? Une somme infime. Les placements à l’étranger se montent à dix milliards, sans compter les dettes de guerre, L’Europe a reçu en tout et pour tout deux milliards et demi, et l’Amérique commence déjà à la traiter en pays conquis. Pourtant ce que les Américains ont investi dans l’économie de l’Europe ne représente que le centième de la fortune totale de cette dernière. Lorsque la balance oscille, il suffit d’un léger coup de pouce pour la faire pencher d’un côté. Les Américains ont donné ce coup de pouce, et déjà ils sont les maîtres. L’Europe manque des capitaux nécessaires à sa restauration et des fonds de roulement nécessaires à la partie déjà restaurée de son économie. Elle a des bâtiments et du matériel qui valent des centaines de millions, mais il lui manque une dizaine de millions pour mettre la machine en mouvement. L’Américain arrive, il donne les dix millions et pose ses conditions. Il est le maître, il est comme chez lui.
On m’a remis un article extrêmement intéressant d’un de ces nouveaux Cecil Rhodes que l’Amérique fait surgir maintenant et dont nous sommes tenus d’apprendre les noms. Ce n’est pas très agréable, mais il n’y a rien à faire. Nous avons bien appris le nom de Dawes. Dawes ne vaut pas un sou, mais toute l’Europe ne peut rien contre lui. Demain, nous apprendrons le nom de Dillon ou celui de Max Wirkler, vice-président de la " Compagnie du Service financier ". Accaparer tout ce qui est possible sur le globe, cela s’appelle s’occuper du service financier. (Rires, applaudissements.) Max Wirkler parle du service financier en langage poétique, voire biblique.
" Nous nous occupons, dit-il, de financer les gouvernements, les autorités locales et municipales et les corporations privées. L’argent américain a permis de restaurer le Japon, après le tremblement de terre ; les fonds américains ont permis de battre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie et ont joué un rôle très important dans le relèvement de ces pays. "
On commence par détruire, puis on restaure. Et pour l’une et l’autre opération, on touche un courtage honnête. Seul, le tremblement de terre au Japon a manifestement eu lieu sans la participation du capital américain. (Rires.) Mais, écoutons la suite :
" Nous accordons des emprunts aux colonies hollandaises et à l’Australie, au gouvernement et aux villes d’Argentine, aux industries minières sud-africaines, aux producteurs de nitrates du Chili, aux planteurs de café du Brésil, aux producteurs de tabac et de coton de la Colombie. Nous donnons de l’argent au Pérou pour la réalisation de projets sanitaires ; nous en donnons aux banques danoises, aux industriels suédois, aux stations hydroélectriques de Norvège, aux établissements de banques finlandais, aux usines de constructions mécaniques de Tchécoslovaquie, aux chemins de fer de Yougoslavie, aux travaux publics d’Italie, aux compagnies de téléphone espagnoles. "
Evidemment, une telle énumération est impressionnante. C’est l’effet de ces 60 milliards de dollars qui, actuellement, se trouvent dans les banques américaines. Nous aurons encore à entendre cette symphonie dans la prochaine période historique.
Peu après la guerre, lorsque la S. D. N. était en train de se constituer et que les pacifistes de tous les pays d’Europe mentaient chacun dans leur langue, l’économiste anglais Georges Pesch, homme des mieux intentionnés, proposa d’organiser un emprunt de la S. D. N, pour la pacification et le relèvement de toute l’humanité. Il calcula qu’il fallait 35 milliards de dollars pour cette magnifique entreprise et proposa que les Etats-Unis souscrivissent pour 15 milliards, l’Angleterre pour 5 milliards et les autres pays pour les 15 milliards restants. D’après ce projet, les Etats-Unis devaient fournir presque la moitié de ce grand emprunt, et comme les autres actions devaient être réparties entre un grand nombre d’Etats, les Etats-Unis auraient eu le contrôle de l’institution. L’emprunt sauveur n’eut pas lieu, mais ce qui se passe maintenant est au fond une réalisation plus efficace de ce même plan. Les Etats-Unis accaparent progressivement les actions qui leur donneront le contrôle du genre humain. Grande entreprise, certes, mais très risquée. Les Américains ne tarderont pas à s’en convaincre.
Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur2.htm
Trotsky, Le retard politique des travailleurs américains
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/05/retard.htm
Réponses à des questions concernant les États Unis
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/08/lt19400807.htm
La question noire aux Etats-Unis
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/02/lt19330228.htm
La puissance économique des Etats-Unis, base de l’opportunisme
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur2.htm
Le régime communiste aux U.S.A.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/03/350323.htm
New York – Ma vie
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv24.htm
Lettre au Militant
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1929/04/lt_25041929militant.htm
Autodétermination pour les nègres américains
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/04/lt19390404a.htm
Discussion avec les visiteurs américains du S.W.P.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/06/lt19400612b.htm
Une organisation nègre
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/04/lt19390405b.htm
Le militarisme américain
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1924/10/lt19241025.htm
Autodétermination pour les nègres américains
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/04/lt19390404a.htm
L’analyse de Léon Trotsky du rôle mondial émergent du capitalisme américain
https://translate.google.fr/translate?u=https://www.wsws.org/en/articles/2010/11/nble-n24.html