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Engels et la guerre de 1870-1871

vendredi 2 août 2024, par Robert Paris

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Léon TROTSKY

Les notes de Friedrich ENGELS sur la guerre de 1870-1871

19 mars 1924

Le livre de Frédéric Engels est constitué dans sa majeure partie, par une chronique analytique de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Ce sont des articles qui furent publiés dans le journal anglais "Pall Mall Gazette" pendant le déroulement de la guerre. Il s’ensuit déjà que le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver dans ces notes une sorte de monographie sur la guerre ou un quelconque exposé systématique de la théorie de l’art militaire. Non, la tâche d’Engels consistait à partir de l’estimation générale des forces et des moyens des deux adversaires et à suivre au jour le jour le mode d’emploi de ces forces et moyens, afin d’aider le lecteur à s’orienter dans le déroulement des opérations militaires et même de soulever un peu, de temps à autre, ce qu’on appelle le voile de l’avenir. Les articles militaires de cette sorte emplissent au moins les deux tiers du livre. Le dernier tiers consiste en notes consacrées aux divers domaines spécialisés du métier de la guerre, toujours en rapport étroit avec le déroulement de la guerre franco-allemande : "Comment combattre les Prussiens", "Analyse raisonnée du système de l’armée prussienne", " Saragosse-Paris ", "L’apologie de l’Empereur ", entre autres. Il est évident que l’on ne peut lire et étudier un livre de ce genre comme les autres œuvres purement théoriques d’Engels. Pour comprendre entièrement les idées et estimations de caractère concret, positif, contenues dans ce livre, il faut suivre pas à pas toutes les opérations de la guerre franco-allemande sur la carte et avec cela, tenir compte aussi des considérations de la littérature d’histoire militaire la plus récente. Un tel travail de critique scientifique ne peut évidemment être la tâche du lecteur moyen : il exige des notions militaires préliminaires, beaucoup de temps et un intérêt particulier pour ce domaine. Mais un tel intérêt serait-il justifié ? Nous sommes d’avis que si. Il se justifie avant tout du point de vue de l’appréciation correcte du niveau militaire et de la perspicacité militaire d’Engels lui-même. Une étude approfondie du texte extrêmement mince d’Engels, la comparaison de ses jugements et pronostics avec les jugements et pronostics contemporains des auteurs militaires de l’époque serait certainement très intéressante. Ce serait non seulement une contribution importante à la biographie d’Engels – encore que sa biographie soit un chapitre important dans l’histoire du socialisme – mais aussi une illustration particulièrement frappante du problème des rapports réciproques entre le marxisme et le métier de la guerre.

De marxisme ou de dialectique, Engels ne souffle mot dans tous ces articles : cela n’a rien d’étonnant, vu qu’il écrivait anonymement pour un journal archi-bourgeois et cela à une époque où le nom de Marx était encore peu connu. Mais ces causes extérieures n’amenèrent pas seules Engels à s’abstenir de toute argumentation de théorie générale. Nous pouvons être persuadés que même si Engels avait eu alors la possibilité de traiter des péripéties de la guerre dans un journal marxiste-révolutionnaire – avec une liberté largement plus grande dans l’expression de ses sympathies et antipathies politiques – il aurait cependant abordé à peine différemment l’analyse et l’appréciation du déroulement de la guerre qu’il ne l’a fait dans la " Pall Mall Gazette ". Engels n’introduisit pas de l’extérieur une doctrine abstraite dans le domaine de la science militaire et n’érigea point des recettes tactiques par lui découvertes en critères universels. En dépit de toute la brièveté de l’exposé nous voyons tout de même avec quel soin l’auteur examine tous les éléments du métier militaire, depuis l’étendue du territoire et le chiffre de population des pays concernés jusqu’à des recherches biographiques sur le passé du général Trochu dans le but de mieux connaître les méthodes et les habitudes de celui-ci. On sent derrière ces notes un travail énorme, passé et en cours. Engels, qui était non seulement un profond penseur mais aussi un excellent écrivain, ne servait pas au lecteur des matériaux bruts. Cela pourrait donner l’impression de superficiel pour certaines de ses remarques et généralisations. En réalité, il n’en est rien. L’élaboration critique à laquelle il a soumis les matériaux empiriques est extrêmement poussée. Cela ressort déjà du fait que le développement ultérieur des péripéties de la guerre a confirmé de façon répétée les pronostics d’Engels. Il n’y a pas lieu de douter qu’une étude approfondie dans le sens indiqué de ce travail d’Engels de la part de nos jeunes théoriciens de la guerre montrerait encore davantage avec quel sérieux Engels traitait la conduite de la guerre en tant que telle.

Mais aussi chez ceux qui précisément liront et n’étudieront pas le livre – et ce sera la majorité, y compris chez les militaires – l’œuvre d’Engels suscitera un grand intérêt, non pas à cause de son exposé analytique des diverses opérations militaires, mais par l’appréciation générale du déroulement de la guerre et par les jugements dans divers domaines militaires, abordés de façon éparse en beaucoup d’endroits de sa chronique de guerre et en partie, comme nous l’avons déjà dit, aussi dans des articles entiers. La vieille idée des Pythagoriciens, que le monde serait régi par le nombre – au sens réaliste et non mystique de ce terme –, peut être particulièrement bien appliquée à la guerre. Avant tout – le nombre des bataillons. Ensuite le nombre de fusils, le nombre de canons s’exprime quantitativement par la portée des armes à feu, par leur précision. Les qualités morales des soldats s’expriment dans la capacité d’endurer de longues marches, de tenir un temps prolongé sous le feu ennemi, etc. Cependant, plus on va dans ce domaine, plus le problème se complique. Le nombre et le caractère de l’équipement dépendent de l’état des forces productives du pays. La composition de l’armée et de son commandement est conditionnée par la structure sociale de la société. Le service administratif d’intendance dépend de l’appareil étatique général qui est déterminé par la nature de la classe dominante. Le moral de l’armée dépend du rapport réciproque des classes, de la capacité de la classe dirigeante de faire des tâches de la guerre des buts subjectifs de l’armée. Le degré de capacité et de talent du commandement dépend, pour sa part, du rôle historique de la classe dirigeante, de sa capacité de concentrer sur ses objectifs les meilleures forces créatrices du pays, ce qui, à nouveau, différera, selon que la classe dominante joue un rôle historique progressif ou qu’elle se survit et lutte simplement pour son existence. Seuls les rapports fondamentaux ont été évoqués ici, et encore schématiquement. En réalité, la dépendance des différents domaines de la conduite de la guerre entre eux et de tous ces domaines dans leur ensemble à l’égard des divers aspects de l’ordre social est bien plus complexe et plus ramifiée. Sur le champ de bataille tout cela se résume, en fin de compte, dans le nombre des simples soldats, des commandants, des morts et blessés, prisonniers et déserteurs, dans les dimensions du territoire conquis et dans le nombre des trophées. Mais comment peut-on prévoir le résultat final ? S’il était possible de relever et de déterminer à l’avance tous les éléments d’une bataille et d’une guerre avec précision, alors il n’y aurait même pas de guerre, car personne n’aurait l’idée d’aller au-devant d’une défaite établie d’avance. Mais il ne peut être question d’une telle prévision exacte de tous les facteurs. Seuls les éléments matériels les plus immédiats de la guerre sont susceptibles d’une expression chiffrée. Pour autant qu’il s’agit, cependant, de la dépendance des éléments matériels de l’armée à l’égard de l’économie du pays dans son ensemble, une évaluation et, par conséquent, les prévisions également, auront une valeur déjà bien plus limitée. Cela s’applique particulièrement à ce que l’on appelle les facteurs moraux : de l’équilibre politique dans le pays, de l’endurance de l’armée, de l’attitude des arrières, du travail coordonné de l’appareil d’Etat, du talent des commandants, etc. Laplace dit qu’un cerveau qui serait en état d’embrasser tous les processus se déroulant dans l’univers, pourrait infailliblement prédire tout ce qui se produira à l’avenir. Cela découle incontestablement, du principe du déterminisme : point de phénomène sans cause. Mais, comme l’on sait, il n’y a pas de pareil cerveau, ni individuel ni collectif. C’est pourquoi il est possible que même les hommes les mieux informés et les plus géniaux se trompent très souvent dans leurs prévisions. Mais il est clair que l’on approche d’autant plus la prévision juste, que l’on connaît mieux les éléments du processus, que la capacité est plus grande de les articuler, de les évaluer et de les combiner, que l’expérience scientifique créatrice est plus grande, l’horizon plus vaste.

Dans sa chronique militaire, si modeste dans son objet, Engels reste toujours lui-même : il apporte dans son travail le regard pénétrant d’un homme capable de combiner analyse et synthèse dans l’art militaire et qui a passé par la grande école de théorie sociale de Marx-Engels et l’école pratique de la Révolution de 1848 et de la Première Internationale.

" Comparons les forces, dit Engels, que les deux parties peuvent mettre en ligne pour leur extermination réciproque et, pour simplifier les choses, ne nous occupons que de l’infanterie, car c’est elle qui décide de l’issue de la bataille ; des différences sans importance dans la force numérique de la cavalerie et de l’artillerie, y compris les mitrailleuses et tous autres engins faisant des merveilles, ne compteront pas beaucoup. "

Ceci, qui était grosso modo juste pour la France et l’Allemagne en 1870, ne le serait incontestablement plus pour notre époque. A présent, il est impossible de ne déterminer le rapport des forces militaires que d’après le nombre des bataillons. Sans doute, aujourd’hui encore l’infanterie reste le facteur principal dans les batailles. Mais le rôle du coefficient technique dans l’infanterie a crû considérablement, et cela dans une mesure inégale suivant les armées : nous n’avons pas seulement en vue les mitrailleuses, qui étaient encore des "miracle working" en 1870 ; pas seulement l’artillerie, fortement accrue en nombre et en importance, mais aussi des ressources tout à fait nouvelles : l’automobile, tant pour des fins militaires que pour les transports en général, l’aviation et la chimie de guerre. Sans tenir compte de ces " coefficients ", une statistique qui ne concernerait que le nombre des bataillons, serait aujourd’hui complètement irréelle.

Sur la base de ses calculs, Engels aboutit à la conclusion : l’Allemagne dispose d’un nombre de loin plus grand de soldats formés que la France, et la supériorité des Allemands apparaîtra de plus en plus avec le temps – à moins que dès le début Louis Napoléon ne devance l’ennemi et ne lui inflige des coups décisifs, avant que ce dernier ne puisse utiliser sa supériorité potentielle.

Ainsi Engels aboutit déjà à la stratégie, à ce domaine indépendant le plus élevé de l’art militaire, qui est cependant en rapport, à travers un système compliqué de leviers et de courroies de transmission, avec la politique, l’économie, la culture et l’administration. Concernant la stratégie, Engels tient pour indispensable de faire dès le début les réserves réalistes inévitables.

" Il faut garder à l’esprit qu’on ne peut attendre un succès décisif d’un plan stratégique à lui seul. Tels ou tels empêchements inattendus peuvent toujours intervenir : un contingent de troupes n’arrive pas à temps, au moment où l’on en a le plus besoin ; ou bien l’adversaire fait une manœuvre imprévue, ou encore il prend des mesures de sécurité imprévues ; et enfin inversement : une résistance tenace des troupes ou l’initiative heureuse d’un général peuvent, le cas échéant, préserver une armée vaincue des pires conséquences de sa défaite – c’est-à-dire de la perte de la liaison avec sa base. "

Cela est indubitablement exact. Contre une telle conception réaliste de la stratégie, tout au plus feu Pfuel ou l’un de ses admirateurs attardés pourraient trouver des objections prise en considération de l’essentiel dans tout le plan de guerre, et cela de la façon la plus complète que les circonstances permettent ; considération des éléments qui ne peuvent être déterminés à l’avance ; formulation des ordres d’une façon suffisamment souple pour qu’ils puissent s’adapter à chaque situation et à ses variantes imprévues ; et le principal – détermination à temps de toute modification fondamentale dans la situation et modification correspondante du plan, voire sa refonte totale – c’est précisément en cela que réside le véritable art de la conduite de la guerre. Si l’on pouvait conférer au plan stratégique un caractère définitif, tenir compte à l’avance de l’état du temps, des estomacs et des jambes des soldats et des intentions de l’adversaire, alors un automate connaissant les quatre opérations pourrait être un capitaine victorieux. Par bonheur ou par malheur, il n’en est rien. Le plan de guerre n’a nullement un caractère absolu, et l’existence du plan le meilleur est encore loin, comme Engels l’indique à juste titre, de garantir la victoire. Par contre, toute faillite du plan rend la perte inéluctable. Tout commandant méritant passablement d’être pris au sérieux, qui pour cette raison rejetterait tout plan, devrait être interné dans une maison d’aliénés.

Qu’en est-il donc du plan stratégique de Napoléon III ? Nous savons déjà que l’énorme supériorité potentielle de l’Allemagne résidait dans sa prépondérance en quantité de matériel humain formé. Comme le relève Engels, la tâche de Bonaparte consistait à rendre impossible à l’ennemi, grâce à des opérations rapides et décidées, de tirer profit de cette supériorité. On pourrait croire que la tradition napoléonienne aurait dû précisément jouer en faveur d’une telle démarche. Mais malheureusement, la réalisation de plans de guerre aussi audacieux dépend aussi, toutes choses égales par ailleurs, du travail exact de l’intendance ; or, tout le régime du Second Empire, avec sa bureaucratie effrénée et incapable, n’était en aucune manière apte à assurer les soins et l’entretien des troupes. D’où les frictions et les perte de temps dès les tout premiers jours de la guerre, l’abandon général, l’impossibilité d’appliquer un plan quelconque et, en conséquence de cela, l’effondrement.

En certains endroits, Engels évoque en passant l’effet néfaste que peut avoir l’irruption de la " politique " dans le déroulement des opérations militaires. A première vue, cette remarque semble en opposition avec la conception selon laquelle la guerre n’est tout compte fait rien d’autre qu’une continuation de la politique. En réalité, il n’y a pas ici de contradiction. La guerre prolonge la politique, mais avec des moyens et des méthodes propres. Lorsque la politique, pour la solution de ses taches fondamentales, est contrainte de recourir à l’aide de la guerre, cette même politique ne doit pas déranger le déroulement des opérations de guerre pour ses tâches secondaires. Si Bonaparte effectua des actions manifestement inopportunes du point de vue militaire pour, selon l’avis d’Engels, influencer favorablement l’ " opinion publique " avec des succès éphémères, il fallait voir là incontestablement une irruption inadmissible de la politique dans la conduite de la guerre, rendant celle-ci incapable de dominer les tâches fondamentales posées par la politique. Dans la mesure où dans la lutte pour la conservation de son régime, Bonaparte se vit obligé d’admettre une telle intervention de la politique, la condamnation manifeste du régime par lui-même était déjà impliquée, qui devait rendre inéluctable le prochain effondrement.

Quand le pays vaincu, après la défaite et la capture totales de ses forces armées, tente sous la direction de Gambetta de construire une nouvelle armée, Engels suit ce travail avec une compréhension étonnante pour les affaires de l’organisation militaire. Il caractérise parfaitement les jeunes troupes indisciplinées qui se constituent de manière improvisée. " De telles troupes, dit-il, sont très rapidement disposées à crier à la trahison si l’on ne les mène pas immédiatement contre l’ennemi, et sont aussi rapidement disposées à prendre une fuite éperdue, lorsque la présence de ce dernier se fait sentir sérieusement. " Il est impossible ici de ne pas penser à nos premiers contingents et régiments dans les années 1917-1918. Engels sait parfaitement où résident, une fois toutes les autres conditions remplies, les principales difficultés de la transformation d’un amas humain en une compagnie ou un bataillon. " Qui a jamais eu l’occasion, dit-il, de voir des armées populaires improvisées sur un terrain d’entraînement ou au feu – qu’il s’agisse de corps francs badois, de " Bull-Rum Yankees ", de " mobiles " français, ou de volontaires anglais – aura immédiatement noté que la cause principale du manque de savoir-faire et de résistance de ces troupes réside dans le fait que leurs officiers ne connaissent pas leur devoir. "

Il est instructif au plus haut point de voir avec quel sérieux Engels traite des troupes de carrière d’une armée. Combien ce grand révolutionnaire est éloigné de tout bavardage pseudo-révolutionnaire, qui précisément à l’époque en France était très populaire – sur la vertu salvatrice d’une levée en masse, d’une nation armée (en toute hâte), etc. Engels sait très bien quelle importance les officiers et les sous-officiers ont dans un bataillon. Il procède à des calculs rigoureux sur les ressources en officiers qui sont restées à la République après la défaite des forces régulières de l’Empire. Il suit avec une attention extrême la naissance dans la nouvelle armée, dite de la Loire, de tels traits qui la distinguent d’une foule armée. Ainsi, par exemple, il constate avec satisfaction que la nouvelle armée non seulement s’applique à marcher avec unité et à obéir aux ordres, mais qu’encore elle " a compris une chose très importante, que l’armée de Louis Napoléon avait totalement oubliée : les services de sécurité, l’art de garantir les ailes et les arrières contre des attaque subites, de détecter l’ennemi, d’attaquer par surprise certaines de ses sections, pour obtenir des informations et des prisonniers. "

Ainsi Engels apparaît-il partout dans ces articles " de journal " : audacieux dans sa largesse d’esprit, réaliste dans la méthode, perspicace dans les grandes et les petites choses et toujours consciencieux dans l’élaboration des matériaux. Il compte la quantité de canons de fusils rayés et lisses chez les Français, examine de façon répétée l’artillerie allemande, pense aux propriétés du cheval de la cavalerie prussienne et ne perd jamais de vue les qualités du sous-officier prussien. Placé par la marche des événements devant le problème du siège et de la défense de Paris, il explore la qualité clé ses fortifications, la puissance de l’artillerie chez les Allemands et les Français et examine de façon très critique la question de savoir s’il y a dans l’enceinte de Paris des troupes régulières que l’on pourrait qualifier d’aptes au combat. Quel dommage que nous n’eussions pas ce travail d’Engels en 1918 : Il nous eût certes aidé à surmonter plus rapidement et plus facilement le préjugé alors largement répandu, avec lequel on tentait d’opposer l’ "enthousiasme révolutionnaire" et l’ "esprit prolétarien" à une organisation établie par des professionnels, à la discipline impeccable et au commandement de formation.

La méthode de critique militaire d’Engels s’exprime très clairement, par exemple, dans la 13ème lettre, qui s’occupe de la rumeur lancée de Berlin concernant "une marche résolue sur Paris". L’article sur le camp retranché de Paris (lettre 16) suscite l’approbation enthousiaste de Marx. Un bon exemple de la manière d’Engels de traiter les problèmes militaires nous est offert par la 24ème lettre, traitant du siège de Paris. D’emblée, Engels pose deux données : " La première est que Paris ne peut pas espérer être secouru, en cas de nécessité, par une armée française venant de dehors... Le second point est que la garnison de Paris est inapte à des opérations offensives de grand style ". Tous les autres éléments de son analyse s’appuient sur ces deux points. Fort intéressants sont deux jugements sur la guerre de francs-tireurs et ses possibilités d’application, une question qui même à l’avenir ne perdra pas de son importance pour nous. Le ton d’Engels gagne en assurance à chaque lettre. Cette assurance est justifiée dans la mesure où elle est confirmée par d’une part par la comparaison réelle avec ce que de "véritables" militaires ont écrit sur ces questions et d’autre part par une épreuve encore plus effective par les événements eux-mêmes.

Proscrivant sans scrupule de son analyse toute abstraction, considérant la guerre comme une chaîne matérielle d’opérations, considérant chaque opération du point de vue des forces et moyens réellement existants et de leurs possibilités de combinaison, ce grand révolutionnaire procède comme... un spécialiste de la guerre, c’est-à-dire comme un homme qui, ne serait-ce qu’en vertu de sa profession ou de sa vocation, raisonne avec les facteurs internes de la conduite de la guerre. Il n’est pas étonnant que les articles d’Engels aient été attribués aux célébrités militaires de l’époque, ce qui fit que dans le cercle de ses amis on donnait à Engels le surnom de " général ". Oui, c’est comme un " général " qu’il traitait les questions militaires, peut-être non sans d’importantes faiblesses dans certains domaines militaires ni sans l’indispensable expérience pratique, mais en revanche à l’aide d’une tête, comme il n’est pas donné à n’importe quel général d’en porter une sur ses épaules.

Mais, pourrait-on demander, que devient finalement là-dedans le marxisme ? A cela, il y aurait lieu de répondre que, jusqu’à un certain degré, c’est précisément ici qu’il trouve son expression. L’une des prémisses philosophiques fondamentales du marxisme veut que la vérité soit toujours concrète. Cela signifie que l’on ne doit pas dissoudre le métier de la guerre et ses problèmes en catégories sociales et politiques. La guerre est la guerre, et le marxiste qui veut porter des jugements dans ce domaine, doit se souvenir que la vérité de la guerre aussi est concrète. C’est ce que le livre d’Engels enseigne au premier chef. Mais pas seulement cela.

Si l’on n’a pas le droit de dissoudre des problèmes militaires dans des problèmes politiques généraux, il est tout aussi inadmissible de séparer les premiers des derniers. Comme nous l’avons déjà mentionné, la guerre est une continuation de la politique par des moyens particuliers. Cette pensée dialectique profonde a été formulée par Clausewitz. La guerre est une continuation de la politique : qui veut saisir le " prolongement ", doit connaître ce qui le précède. Mais la continuation " par d’autres moyens " signifie : il ne suffit d’être bien orienté politiquement, pour pouvoir aussi par là-même apprécier correctement les " autres moyens " de la guerre. Le plus grand et incomparable avantage d’Engels résidait en ceci, qu’en même temps qu’il saisissait profondément le caractère propre de la guerre – avec sa technique interne, ses méthodes, traditions et préjugés – il était aussi le plus grand connaisseur de cette politique à laquelle, en dernière instance, la guerre est subordonnée.

Inutile de dire que cet avantage énorme ne pouvait pas épargner à Engels des erreurs dans ses jugements et pronostics militaires concrets. Durant la guerre civile des Etats-Unis, Engels avait surestimé les avantages purement militaires manifestés par les Sudistes dans la première période et inclinait, pour cela, à croire en leur victoire. Pendant la guerre austro-allemand de 1866, peu de temps avant la bataille décisive de Kœniggratz, qui posa la première pierre de la prépondérance prussienne, Engels escomptait une mutinerie dans le Landwehr (armée territoriale) prussienne. De même dans la chronique de la guerre franco-allemande on pourra sans doute trouver des erreurs dans des questions de détail, quoique le pronostic d’ensemble d’Engels était incomparablement plus juste dans ce cas que dans les deux exemples cités. Seuls des gens très naïfs peuvent penser que la grandeur d’un Marx, Engels ou Lénine réside dans une infaillibilité automatique. Non, eux aussi se sont trompés. Mais dans les jugements qu’ils portent sur les questions les plus importantes et les plus compliquées ils commettent habituellement moins d’erreurs que tous les autres. Et c’est en cela que se manifeste la grandeur de leur pensée. Et aussi en ceci, que leurs erreurs, quand on en examine sérieusement les motifs, s’avèrent souvent bien plus profondes et instructives que l’opinion de ceux qui, fortuitement ou non, ont eu raison contre eux dans tel ou tel cas.

Des abstractions dans le genre de celle que chaque classe doit posséder une tactique et une stratégie propres, ne trouvent pas de soutien chez Engels. Il sait trop bien que le fondement de tous les fondements d’une organisation militaire et d’une guerre est déterminée par le niveau de développement des forces productives et non par la volonté de classe toute nue. Naturellement, on peut dire que l’époque féodale avait sa tactique propre et même une série de tactiques connexes, que l’époque bourgeoise de même connaît non pas une, mais plusieurs tactiques, et le socialisme lui aussi conduira certainement à l’élaboration d’une nouvelle tactique de guerre, s’il connaît le sort pénible de devoir exister pendant une période prolongée à côté du capitalisme. Dans cette formulation générale, cela est exact, dans la mesure où le niveau des forces productives de la société capitaliste est supérieur à celui de la société féodale et où celui de la société socialiste sera encore plus élevé. Mais rien de plus. Car il n’en découle nullement que le prolétariat, arrivé au pouvoir, ne disposant que d’un niveau de production très bas, puisse forger immédiatement une nouvelle tactique qui – par principe – ne peut résulter que du développement accru des forces productives de la future société socialiste.

Autrefois, nous avons très souvent comparé des processus et des phénomènes économiques avec des processus et phénomènes militaires. A présent, peut-être ne sera-t-il pas sans profit pour nous d’opposer quelques problèmes militaires aux problèmes économiques, car nous avons déjà acquis dans ce dernier domaine une assez grande expérience. La part la plus importante de l’industrie travaille chez nous dans les conditions de l’économie socialiste, en étant la propriété de l’Etat ouvrier et en travaillant pour le compte, et sous la direction de ce dernier. En vertu de cette circonstance, la structure socio-juridique de notre industrie se distingue profondément de celle de l’industrie capitaliste. Ceci se manifeste dans le système de gestion de l’industrie, dans l’élection du personnel de direction, dans les rapports entre l’administration de l’entreprise et les ouvriers, etc. Mais dans le processus de production lui-même ? Aurions-nous donc créé nos propres méthodes de production socialistes, opposées aux méthodes capitalistes ? Nous en sommes encore très loin. Les méthodes de production dépendent de la technique matérielle et du niveau culturel et productif des ouvriers. Avec l’usure de l’équipement et l’insuffisante occupation de nos entreprises, le processus de production se trouve maintenant à un niveau incomparablement plus bas qu’avant la guerre. Dans ce domaine non seulement nous n’avons créé rien de nouveau, mais nous n’avons qu’à espérer nous assimiler au bout d’une série d’années les méthodes actuellement introduites dans les pays capitalistes les plus avancés et qui leur assurent une productivité du travail bien plus élevée. Mais s’il en est ainsi dans le domaine de l’économie, comment saurait-il, par principe, en être autrement dans celui de l’armée ? La tactique dépend de la technique de guerre existante et du niveau militaire et culturel du soldat. Bien sûr, la structure politique et socio-juridique de notre armée est radicalement différente de celle des armées bourgeoises. Cela se manifeste dans la composition du commandement, dans les rapports entre celui-ci et la masse des soldats et avant tout dans les objectifs politiques qui enthousiasment notre armée. Mais de là il ne découle nullement que nous puissions créer dès à présent, dans notre bas niveau technique et culturel, une tactique nouvelle dans ses principes et plus parfaite que celle qu’ont atteinte les bêtes de proie les plus civilisées de l’Occident. Il ne faut pas confondre – comme l’enseigne le même Engels – les premiers pas du prolétariat qui a conquis le pouvoir – et ces premiers pas se mesurent après des années – avec la société socialiste, qui se trouve déjà à un degré élevé de développement. Dans la mesure de la croissance des forces productives sur la base de la propriété socialiste notre processus de production lui-même prendra forcément un autre caractère que sous le capitalisme. Pour transformer qualitativement le caractère de la production, nous n’avons pas besoin d’un renversement de la propriété, etc. : il nous faut seulement un développement des forces productives sur la base déjà établie. La même chose s’applique à l’armée. Dans l’Etat soviétique sur la base d’une communauté de travail entre ouvriers et paysans, sous la conduite d’ouvriers avancés, nous créerons certainement une tactique nouvelle. Mais quand ? Lorsque nos forces productives dépasseront ou au moins atteindront approximativement celles du capitalisme.

Il va de soi que pour le cas de collisions militaires avec des Etats capitalistes nous disposons d’un avantage, tout petit il est vrai, mais un avantage tout de même, qu’il peut en coûter la tête à nos éventuels ennemis. Cet avantage réside en ceci que nous n’avons pas d’antagonisme entre la classe qui gouverne et celle dont se compose la masse des soldats. Nous sommes l’Etat des ouvriers et des paysans, et l’armée des ouvriers et des paysans tout à la fois. Mais ceci est une supériorité non pas militaire, mais politique. Il serait parfaitement injustifié de tirer de cet avantage politique des conclusions menant à l’orgueil et à la présomption militaires. Au contraire, mieux nous reconnaîtrons notre retard, plus nous nous abstiendrons de toute fanfaronnade, plus assidûment nous apprendrons de la technique et de la tactique des pays capitalistes avancés, d’autant plus fondé sera notre espoir dans le cas d’un conflit militaire, de nous enfoncer, pareils à un coin tranchant, de nature pas simplement militaire mais aussi révolutionnaire, entre la bourgeoisie et les masses de soldats de ses armées.

Je me demande s’il est à propos d’évoquer ici la fameuse découverte du non moins fameux Tchernov sur le " nationalisme " de Marx et d’Engels. Le présent livre donne une réponse claire à cette question aussi, ne modifiant nullement notre jugement antérieur, mais le renforçant au contraire de façon tout à fait concluante. Les intérêts de la Révolution étaient pour Engels le critère suprême. Il soutenait les intérêts nationaux de l’Allemagne contre l’Empire de Bonaparte, parce que les intérêts de l’unification de la nation allemande dans les conditions historiques concrètes d’alors représentaient une force progressive, potentiellement révolutionnaire. Nous sommes guidés par la même méthode, lorsque aujourd’hui nous soutenons les intérêts nationaux des peuples coloniaux contre l’impérialisme. Cette prise de position d’Engels a trouvé son expression, d’ailleurs très réservée, dans les notes de la première période de la guerre. Et comment aurait-il pu en être autrement : il était tout de même impossible à Engels, pour faire plaisir à Louis Napoléon et à Tchernov, d’apprécier la guerre franco-allemande autrement, en contradiction avec son sens historique, uniquement parce qu’il était lui-même allemand. Mais sitôt atteinte la tâche historique progressive de la guerre, l’unité nationale allemande assurée et, encore, de surcroît, le Second Empire renversé – Engels modifie radicalement ses " sympathies " – si nous voulons exprimer ses penchants politiques à l’aide de ce mot sentimental. Pourquoi cela ? Du fait qu’au-delà de l’acquis il s’agissait déjà de garantir la prépondérance des Junkers prussiens en Allemagne et de l’Allemagne prussifiée en Europe. Dans ces circonstances la défense de la France démembrée devint ou pouvait devenir un facteur révolutionnaire. Engels se place ici entièrement du côté de la guerre de défense française. Mais de même que dans la première moitié de la guerre, il ne permet pas à ses " sympathies " – ou du moins il s’efforce de ne pas le leur permettre – d’influencer l’appréciation objective de la situation militaire. Dans les deux périodes de la guerre il part de l’examen des facteurs matériels et moraux de la guerre et recherche une base objective solide pour ses prévisions.

Il ne sera pas superflu de signaler au moins rapidement, comment, dans son article sur la fortification et le renforcement de la capitale française, le " patriote " et " nationaliste " Engels pèse avec sympathie les chances d’une intervention anglaise, italienne, autrichienne et scandinave en faveur de la France. Ses spéculations développées dans les colonnes d’un journal anglais ne sont rien d’autre qu’une tentative de provoquer l’immixtion d’une puissance étrangère dans la guerre contre la patrie chérie des Hohenzollern. Ceci pèse assurément plus lourd qu’un wagon plombé même !

L’intérêt d’Engels pour les questions militaires avait des sources non pas nationales, mais purement révolutionnaires. Sorti des événements de 1848 en révolutionnaire mûri, ayant derrière lui le " Manifeste Communiste " et des combats révolutionnaires, Engels considérait la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat comme une question tout à fait pratique, dont la solution ne dépend pas en dernier lieu des problèmes militaires. Dans les mouvements nationaux et les événements militaires des années 1859, 1864, 1866, 1870-1871, Engels est à la recherche des leviers immédiats pour une action révolutionnaire. Il examine chaque nouvelle guerre, découvre ses rapports possibles avec la Révolution et cherche des voies pour assurer par la force des armes la Révolution à venir. C’est là que se trouve l’explication de la façon vivante et active, nullement académique et pas seulement agitative de traiter les problèmes de l’armée et de la guerre, que nous trouvons chez Engels. Chez Marx la position de principe était la même. Mais Marx ne s’occupait pas spécialement des questions militaires ; pour cela, il faisait entièrement confiance à son " deuxième violon ".

A l’époque de la Deuxième Internationale, cet intérêt révolutionnaire pour les questions militaires, comme du reste pour bien d’autres questions, se perdit presque entièrement. Mais l’opportunisme trouvait peut-être son expression la plus nette dans l’attitude superficielle et hautaine à l’égard du militarisme, comme d’une institution barbare, indigne de l’attention social-démocrate éclairée. La guerre impérialiste de 1914-1918 remit en mémoire – et avec un manque d’égards combien inexorable – que le militarisme n’est pas qu’un objet d’agitation et de discours parlementaires routiniers. La guerre surprit les partis socialistes et transforma leur attitude d’opposition toute formelle à l’égard du militarisme en attitude d’humble agenouillement. C’est seulement à la Révolution d’Octobre qu’il échut, non seulement de rétablir l’attitude révolutionnaire active à l’égard des problèmes de la guerre, dans les principes, mais aussi de retourner dans les faits la pointe du militarisme contre les classes dirigeantes. La Révolution mondiale mènera cette tâche à son terme.

19 mars 1924.

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