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Ceux qui sont effrayés par la faillite de l’ancien et ceux qui luttent pour le nouveau
mardi 15 octobre 2024, par
« Les bolchéviks sont depuis deux mois déjà au pouvoir et, au lieu du paradis socialiste, nous voyons l’enfer du chaos, de la guerre civile, d’une désorganisation encore plus grande. » Voilà ce qu’écrivent, ce que disent et ce que pensent les capitalistes et leurs tenants, conscients ou à demi-conscients.
Nous répondons : les bolchéviks ne sont au pouvoir que depuis deux mois, et un progrès immense vers le socialisme est déjà réalisé. C’est ce que ne voit pas celui qui ne veut pas voir ou qui ne sait pas envisager les événements historiques dans leur enchaînement. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines les institutions non démocratiques dans l’armée, à la campagne, dans les fabriques ont été détruites presque de fond en comble. Or, il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme, en dehors de cette destruction. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines le mensonge impérialiste qui régnait en politique extérieure, faisait traîner la guerre et masquait les conquêtes et les rapines par des traités secrets, a fait place à une politique de paix véritablement révolutionnaire et démocratique, qui a déjà abouti à un résultat concret aussi important que l’armistice et a centuplé le rayonnement de notre révolution. On ne veut pas voir que le contrôle ouvrier et la nationalisation des banques sont amorcés, et que ce sont là précisément les premiers pas vers le socialisme.
Ils ne savent pas comprendre les perspectives historiques, ceux qui sont écrasés par la routine du capitalisme, abasourdis par la faillite formidable de l’ancien régime, par les craquements et le fracas, par le « chaos » (chaos apparent) dû à l’écroulement, à l’effondrement des édifices séculaires du tsarisme et de la bourgeoisie, ceux qui sont effrayés par l’exacerbation de la lutte de classes, par sa transformation en guerre civile, la seule légitime, la seule juste, la seule sacrée, - non au sens que les popes donnent à ce mot, mais dans son sens humain, la guerre sacrée des opprimés contre les oppresseurs pour renverser ces derniers et pour affranchir les travailleurs de toute oppression. Au fond, tous ces bourgeois atterrés, consternés, terrifiés, ces petits bourgeois et ces « commis de la bourgeoisie » s’en tiennent, souvent sans en avoir conscience, à la vieille idée absurde, sentimentale, plate, propre à la gent intellectuelle, de l’« introduction du socialisme », acquise « par ouï-dire », en attrapant au vol des bribes de la doctrine socialiste, en reprenant à leur compte les déformations de cette doctrine, dues à des ignorants, à des pseudo-savants, en nous attribuant à nous, marxistes, cette idée et même un plan pour « introduire » le socialisme.
De telles idées, pour ne pas parler de plans, nous sont étrangères, à nous, marxistes. Nous avons toujours su, toujours dit, toujours répété qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, qu’il apparaît au cours de la lutte de classes la plus intense, la plus aiguë, la plus âpre, la plus farouche, et au cours de la guerre civile, qu’entre le capitalisme et le socialisme s’étend une longue période « d’enfantement douloureux », que la violence est toujours l’accoucheuse de la vieille société, qu’à la période de transition de la société bourgeoise à la société socialiste correspond un Etat spécial (c’est-à-dire un système spécial de violence organisée à l’égard d’une classe donnée), à savoir : la dictature du prolétariat. Mais la dictature du prolétariat présuppose et exprime un état de guerre latent, des mesures militaires pour lutter contre les adversaires du pouvoir prolétarien. La Commune a été une dictature du prolétariat ; Marx et Engels lui ont reproché de n’avoir pas utilisé avec assez d’énergie sa force armée pour écraser la résistance des exploiteurs, et estimaient que c’était là une des causes de sa chute [1].
Au fond, toutes ces clameurs des intellectuels à propos de la répression de la résistance des capitalistes ne sont autre chose qu’une survivance de l’ancienne politique « conciliatrice », pour parler « poliment ». Mais si l’on parle avec la franchise prolétarienne, il faudra dire : c’est encore la servilité devant le sac d’argent, tel est le fond des vociférations contre la violence ouvrière actuelle, employée (malheureusement avec encore trop peu de force et d’énergie) contre la bourgeoisie, contre les saboteurs, contre les contre-révolutionnaires. « La résistance des capitalistes est brisée », proclamait le brave Péchékhonov, ministre conciliateur, en juin 1917. Ce bonhomme ne soupçonnait même pas que la résistance devait être effectivement brisée, qu’elle le sera et qu’une telle action s’appelle précisément, en langage scientifique, la dictature du prolétariat, que toute une période historique est caractérisée par l’écrasement de la résistance des capitalistes, donc par la violence systématique à l’égard de toute une classe (la bourgeoisie) et de ses complices.
L’esprit de lucre, l’esprit de lucre sordide, haineux, forcené des possédants, la terreur et la servilité de leurs parasites, telle est l’origine sociale des hurlements que pousse à présent la gent intellectuelle de la Retch à la Novaïa Jizn, contre les violences du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaires. Telle est la signification objective de leurs vociférations, de leurs lamentations, de leurs cris de cabotins sur la « liberté » (la liberté pour les capitalistes d’opprimer le peuple), etc., etc. Ils seraient « disposés » à reconnaître le socialisme, si l’humanité sautait au socialisme d’un seul coup, d’un seul bond sensationnel, sans bruit, sans lutte, sans grincements de dents de la part des exploiteurs, sans leurs multiples tentatives de sauvegarder l’ancien état de choses ou de le restaurer par un détour, en sourdine, sans « ripostes » réitérées de la violence révolutionnaire prolétarienne à de telles tentatives. Ces pique-assiette intellectuels de la bourgeoisie sont « prêts », selon le proverbe allemand bien connu, à laver la peau à condition qu’elle reste toujours sèche.
Quand la bourgeoisie et ses fonctionnaires, employés, médecins, ingénieurs et autres gens habitués à la servir, ont recours à des mesures extrêmes de résistance, cela épouvante les intellectuels. Ils tremblent de peur et poussent des glapissements encore plus perçants sur la nécessité de revenir à la « politique conciliatrice ». Mais nous et tous les amis sincères de la classe opprimée, nous ne pouvons que nous réjouir de ces mesures extrêmes de résistance de la part des exploiteurs, car nous attendons la virilité du prolétariat, sa maturité pour le pouvoir non des palabres et des exhortations, non de l’école des sermons doucereux et des déclamations sentencieuses, mais de l’école de la vie, de l’école de la lutte. Pour devenir la classe dirigeante et pour triompher définitivement de la bourgeoisie, le prolétariat doit acquérir cette connaissance, car il ne peut nulle part la trouver toute faite. Or, il faut s’instruire dans la lutte. Seule la lutte sérieuse, persévérante, farouche, nous instruit. Plus la résistance des exploiteurs sera acharnée, et plus leur écrasement, par les exploités sera énergique, inflexible, impitoyable, efficace. Plus les tentatives et les efforts des exploiteurs pour sauvegarder l’ancien régime seront nombreux, et plus promptement le prolétariat apprendra à chasser ses ennemis de classe de leurs derniers refuges, à extirper les racines de leur domination, à faire disparaître le terrain même sur lequel ont pu (et devaient) surgir l’esclavage du salariat, la misère des masses, la cupidité et l’impudence des ploutocrates.
A mesure que croît la résistance de la bourgeoisie et de ses larbins, croît la force du prolétariat et de la paysannerie qui se joint à lui. Les exploités se trempent, mûrissent, progressent, s’instruisent, dépouillent « le vieil homme » du salariat asservissant à mesure qu’augmente la résistance de leurs ennemis, les exploiteurs. La victoire sera pour les exploités, car ils ont pour eux la vie, la force du nombre, la force de la masse, les sources intarissables de l’abnégation, de l’idéal, de l’honnêteté de ce qu’on appelle le « simple peuple », des ouvriers et des paysans qui prennent leur essor, qui s’éveillent pour édifier un monde nouveau et dont les réserves d’énergie et de talents sont gigantesques. La victoire est à eux.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Lettre de K. Marx à W. Liebknecht du 6 avril 1871 et lettre de K. Marx à L. Kügelmann du 12 avril 1871. [N.E.]
Lettre à W. Liebknecht
Karl Marx
6 avril 1871
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Londres, 6 avril 1871.
Cher Liebknecht,
La nouvelle de votre libération à Bebel et à toi [1] , ainsi que de celle de Braunschweiger, a été accueillie ici, au Conseil général, avec une grande joie.
Il semble que si les Parisiens succombent ce soit par leur faute, mais par une faute due, en réalité, à une trop grande honnêteté. Le Comité central et, plus tard, la Commune, ont donné au malfaisant avorton Thiers le temps de centraliser des forces ennemies : 1. Parce qu’ils ne voulaient pas, les insensés, ouvrir la guerre civile. Comme si Thiers ne l’avait pas déjà ouverte par sa tentative de désarmer Paris par la force, comme si l’Assemblée nationale, convoquée seulement pour décider de la paix ou de la guerre avec les Prussiens, n’avait pas immédiatement déclaré la guerre à la république ! 2. Pour ne pas se donner l’apparence d’un pouvoir usurpateur, ils ont perdu des moments précieux (il s’agissait de se porter immédiatement vers Versailles après la défaite, place Vendôme, de la réaction dans Paris) par l’élection de la Commune, dont l’organisation, etc., a encore pris du temps.
De tout le fatras qui te tombe sous les yeux dans les journaux sur les événements intérieurs de Paris, tu ne dois pas croire un mot. Tout est mensonger. Jamais la bassesse du journalisme bourgeois ne s’est mise plus brillamment en évidence.
Il est fort caractéristique que l’empereur de l’unité allemande, l’Empire de l’unité, le Parlement de l’unité à Berlin ne semblent pas du tout exister pour le monde extérieur. Chaque courant d’air à Paris intéresse davantage.
Vous devez suivre attentivement les histoires des principautés danubiennes. Si la révolution en France est temporairement abattue (ce n’est que pour un court temps que le mouvement peut y être écrasé), alors s’ouvre pour l’Europe une nouvelle histoire de guerre venant de l’Est, et la Roumanie y offrira au tsar orthodoxe le premier prétexte. Donc attention de ce côté-là...
Mon plus cordial salut à ta chère femme.
Ton KARL MARX.
Notes
[1] Bebel et Liebknecht avaient étés emprisonnés pour leurs prises de positions internationalistes durant la guerre franco-allemande.
Lettre à Kugelmann
Karl Marx
12 avril 1871
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Londres, 12 avril 1871
Cher Kugelmann,
Nous avons reçu hier la nouvelle nullement rassurante que Lafargue (sans Laura) était pour l’instant à Paris.
Dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, je remarque comme tu le verras si tu le relis que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire. C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent [1]. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris. De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés pendant six mois, par la trahison intérieure plus encore que par l’ennemi, ils se soulevèrent sous les baïonnettes prussiennes comme s’il n’y avait jamais eu de guerre entre la France et l’Allemagne, comme si l’étranger n’était pas aux portes de Paris ! L’histoire ne connaît as encore d’exemple d’une pareille grandeur ! S’ils succombent, seul leur caractère « bon garçon » en sera cause. Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles après que Vinoy d’abord, et ensuite les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne eurent laissé le champ libre. Par scrupule de conscience, on laissa passer le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton [2] de Thiers ne l’avait pas déjà commencée, en tentant de désarmer Paris. Deuxième faute : le Comité central se démit trop tôt de ses fonctions pour faire place à la Commune. Encore par un trop grand scrupule « d’honneur » ! Quoi qu’il en soit, l’insurrection actuelle de Paris, même succombant devant les loups, les cochons et les sales chiens de la vieille société, est le plus glorieux exploit de notre parti depuis l’Insurrection parisienne de juin. Que l’on compare les titans. de Paris aux esclaves du Saint Empire romain-prusso-germanique, avec ses mascarades posthumes, ses relents de caserne et d’église, de féodalité, et surtout de philistin [3].
À propos : La publication officielle des noms de ceux qui ont reçu directement des subsides de la cassette de Louis Bonaparte révèle que Vogt [4] a touché 40 000 francs en août 1859. J’ai communiqué le fait à Liebknecht pour qu’il en fasse usage.
Ton KARL MARX.
Notes
[1] Dans L’État et la révolution, Lénine explique pourquoi Marx limite, ici, sa conclusion au continent : « Cela se concevait en 1871, quand l’Angleterre était encore un modèle dit pays purement capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure, sans bureaucratie. Aussi Marx taisait-il une exception pour l’Angleterre, où la révolution, et même la révolution populaire paraissait possible - et l’était en effet - sans destruction préalable de la « machine d’État toute prête ». Aujourd’hui, en 1917, à l’époque de la première grande guerre impérialiste, cette restriction de Marx ne joue plus. L’Angleterre comme l’Amérique, les plus grands et les derniers représentants de la « liberté » anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de bureaucratisme) ont glissé entièrement dans le marais européen fangeux et sanglant des institutions militaires et bureaucratiques qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids. Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, la « condition première de toute révolution populaire réelle », c’est la démolition, la destruction de la « machine de l’État toute prête » (portée en ces pays, de 1914 à 1917, à une perfection « européenne », commune désormais à tous les États impérialistes) ». (LÉNINE : « L’État et la révolution », ouvrage cité, pp. 449-450.) En outre, Lénine constate que Marx emploie ici le terme « révolution populaire ». Et voici comment il l’explique : « Sur le continent de l’Europe en 1871, le prolétariat ne formait dans aucun pays la majorité du peuple. La révolution ne pouvait être « populaire » et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le « peuple » était justement formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le tait que la « machine bureaucratique et militaire de l’État » les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est véritablement l’intérêt du « peuple », de sa majorité, les ouvriers et la majorité des paysans, telle est la « condition première » de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et, sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible. C’est vers cette alliance, on le sait, que la Commune de Paris se frayait la voie. Elle n’atteignit pas son but pour diverses raisons d’ordre intérieur et extérieur ». (LÉNINE : « L’État et la révolution », ouvrage cité, pp. 1,50-451).
[2] En anglais dans le texte (mischievous avorton).
[3] Voici comment dan son aperçu des Lettres de Marx à Kugelmann, Lénine résume le fond des erreurs de la Commune et les mérites historiques des communards : « Les deux erreurs consistent dans le manque d’offensive, de conscience et de résolution pour briser la machine bureaucratique et militaire de l’État et le pouvoir de la bourgeoisie. » Et qu’est-ce qui provoque l’admiration de Marx pour la Commune de Paris ? C’est la souplesse, l’initiative historique, l’esprit de sacrifice dont sont doués ces Parisiens « qui montent à l’assaut du ciel ». (LÉNINE : Le Marxisme et l’État.)
[4] Vogt, Karl (1817-1895) : Naturaliste allemand, darwiniste, matérialiste vulgaire, démocrate bourgeois. Dans les années 50 devint l’agent de Napoléon III, fut démasqué par Marx dans le pamphlet : Monsieur Vogt.
Terrorisme et communisme
Léon Trotsky
I. Le rapport de forces
Un argument revient constamment dans la critique du régime des Soviets en Russie, et surtout dans la critique des tentatives révolutionnaires pour instaurer le même régime dans les autres pays : c’est l’argument du rapport des forces. Le régime soviétique est, en Russie, utopique, car il ne correspond pas au "rapport des forces". La Russie arriérée ne peut pas se donner des tâches qui pourraient être celles de l’Allemagne avancée. Même pour le prolétariat allemand, ce serait d’ailleurs une folie que de s’emparer du pouvoir politique, car ce serait en ce moment rompre le "rapport des forces". La Société des Nations n’est point parfaite, mais répond au "rapport des forces". La lutte pour l’abolition du régime capitaliste est utopique ; mais quelques amendements au traité de Versailles correspondraient au "rapport des forces". Quand Longuet boitait à la suite de Wilson, ce n’était pas du fait de sa débilité politique, mais pour la gloire du "rapport des forces", Le président autrichien Seidtz et le chancelier Renner doivent, de l’avis de Friedrich Adler, exercer leur trivialité petite-bourgeoise dans les premières magistratures de la république bourgeoise, afin que ne soit pas rompu le "rapport des forces". Environ deux ans avant la guerre mondiale, Karl Renner qui, n’étant pas encore chancelier, n’était qu’un avocat "marxiste" de l’opportunisme, me démontrait que le régime du 3 juin [1], c’est-à-dire le régime des capitalistes et des propriétaires fonciers couronné d’une monarchie, se maintiendrait inévitablement en Russie pendant toute une époque historique, puisqu’il correspondait au "rapport des forces".
Qu’est-ce donc que ce "rapport des forces", - formule sacramentelle qui doit définir et expliquer tout le cours de l’histoire, en gros et en détail ? Et pourquoi, de façon plus précise, ce "rapport des forces" sert-il invariablement à l’école actuelle de Kautsky de justification à l’indécision, à l’inertie, à la couardise, à la trahison ?
Par "rapport des forces", on peut entendre tout ce qu’on veut : le niveau de la production, le degré de différenciation des classes, le nombre des ouvriers organisés, les fonds des syndicats, quelquefois le résultat des dernières élections parlementaires, fréquemment le degré de condescendance du ministère, ou d’impudence de l’oligarchie financière. Mais le plus souvent, c’est l’impression politique sommaire d’un pédant à demi aveugle ou d’un soi-disant "politique réaliste" qui s’est peut-être assimilé la phraséologie marxiste, mais s’inspire en réalité des plus basses combinaisons, des préjugés les plus répandus et des méthodes parlementaires. Après un petit entretien confidentiel avec le directeur de la Sûreté générale, le politicien social-démocrate autrichien savait toujours bien exactement, au bon vieux temps (qui n’est pas si lointain), si le "rapport des forces" permettait à Vienne, pour le I° mai, une manifestation pacifique. Les Ebert, les Scheidemann, les David mesuraient, il n’y a pas si longtemps, le "rapport des forces" au nombre de doigts que leur tendaient Bethman-Hollweg et Ludendorff en les rencontrant au Reichstag.
L’établissement de la dictature des Soviets en Autriche aurait, selon Friedrich Adler, désastreusement rompu le "rapport des forces" et l’Entente aurait affamé le pays. Comme preuve, Friedrich Adler nous désignait la Hongrie, où les Renner magyars n’avaient pas encore réussi à ce moment à renverser, avec le concours des Adler, le pouvoir des Soviets. A première vue, il semble que Friedrich Adler ait eu raison. La dictature prolétarienne n’a pas tardé à être renversée en Hongrie et le ministère ultra-réactionnaire de Friedrich l’a remplacée. Mais on peut bien demander si cela répondait "au rapport de forces". Ni Friedrich ni Huszar n’auraient pu, en tout cas, prendre le pouvoir, même momentanément, s’il n’y avait eu l’armée roumaine. On voit d’ici qu’en expliquant les destinées de la Hongrie, il convient tout au moins de prendre en considération le "rapport des forces" dans deux pays : Hongrie et Roumanie. Mais il est évident qu’on ne peut s’y arrêter. Si la dictature des Soviets avait été instituée en Autriche avant la crise hongroise, le renversement du pouvoir des Soviets à Budapest eût été autrement difficile. Nous voici donc obligés de faire entrer en ligne de compte dans le "rapport des forces" qui déterminèrent la chute momentanée du gouvernement des Soviets hongrois, l’Autriche et la politique de trahison de Friedrich Adler.
Friedrich Adler lui-même ne cherche pas la clef du "rapport des forces" en Russie ou en Hongrie, mais en Occident, chez Clémenceau et Lloyd George : ils détiennent le pain et le charbon ; or le pain et le charbon sont aujourd’hui, dans le mécanisme du "rapport des forces", des facteurs tout aussi importants que les canons dans la constitution de Lassalle. Descendue des hauteurs où elle se réfugie, l’opinion de Friedrich Adler, c’est que le prolétariat autrichien ne doit pas prendre le pouvoir tant qu’il n’y aura pas été autorisé par Clémenceau (ou Millerand, c’est-à-dire un Clémenceau de second ordre).
Mais ici encore, il est permis de demander : la politique de Clémenceau répond-elle vraiment au rapport des forces ? A première vue, il peut sembler qu’elle y corresponde assez bien et si cela n’est pas assez évident, c’est en tout cas garanti par les gendarmes de Clémenceau qui dispersent les réunions ouvrières et arrêtent et fusillent les communistes. Et nous ne pouvons pas ne pas rappeler à ce propos que les mesures de terreur du gouvernement des Soviets - perquisitions, arrestations et fusillades - dirigées exclusivement contre les ennemis de la révolution, sont considérées par diverses personnes comme prouvant que le gouvernement des Soviets ne correspond pas au rapport des forces. Mais c’est en vain que nous chercherions aujourd’hui dans le monde entier un régime qui, pour se maintenir, n’aie pas recours à une terrible répression de masse. C’est que les forces des classes ennemies, ayant crevé l’enveloppe de tous les droits, y compris les droits "démocratiques", tendent à déterminer leurs nouveaux rapports à travers une lutte impitoyable.
Quand le système des Soviets s’est établi en Russie, les politiciens capitalistes n’ont pas été les seuls à le considérer comme un insolent défi au rapport des forces : les opportunistes socialistes de tous les pays étaient aussi de cet avis. Il n’y avait pas, à ce sujet, de désaccord entre Kautsky, le comte habsbourgeois Czernin, et le Premier bulgare Radoslavov. Depuis, les monarchies austro-hongroise et allemande se sont effondrées, le militarisme le plus puissant s’est émietté. Le pouvoir des Soviets a tenu. Les puissances victorieuses de l’Entente ont mobilisé et jeté contre lui tout de qu’elles ont pu. Le pouvoir des Soviets s’est maintenu. Si Kautsky, Friedrich Adler et Otto Bauer avaient pu prédire, il y a deux ans, que la dictature du prolétariat se maintiendrait en Russie, d’abord malgré les attaques de l’impérialisme allemand, ensuite malgré une lutte ininterrompue contre l’impérialisme de l’Entente, les sages de la II° Internationale auraient considéré cette prédiction comme témoignant d’une risible méconnaissance du rapport des forces.
Le rapport des forces politiques est, à chaque moment donné, la résultante de divers facteurs fondamentaux et dérivés de puissances diverses, et ce n’est que tout au fond des choses qu’il est déterminé par le degré de développement de la production. La structure sociale d’un peuple retarde considérablement sur le développement des forces productives. La petite bourgeoisie, et en particulier la paysannerie, subsistent longtemps après que leurs méthodes économiques aient été dépassées et condamnées par le développement industriel et technique de la société. La conscience des masses retarde à son tour considérablement sur le développement des rapports sociaux ; la conscience des anciens partis socialistes retarde d’une époque entière par rapport à l’état d’esprit des masses ; la conscience des anciens leaders parlementaires et trade-unionistes, plus réactionnaire que celle de leurs partis, forme une sorte de caillot durci que l’histoire n’a pu, jusqu’à ce jour, ni, digérer ni vomir. A l’époque du parlementarisme pacifique, étant donné la stabilité des rapports sociaux, le facteur psychologique pouvait être placé, sans de trop criantes erreurs, à la base de tous les calculs : et l’on pensait que les élections parlementaires exprimaient suffisamment le rapport des forces. La guerre impérialiste a révélé, en rompant l’équilibre de la société bourgeoise, l’insuffisance radicale des anciens critères qui ne tenaient nul compte des profonds facteurs historiques lentement accumulés par le passé, et qui émergent à présent pour déterminer le cours de l’histoire.
Les politiciens routiniers, incapables d’embrasser le processus historique dans toute sa complexité, dans ses contradictions et ses discordances intérieures, se sont imaginé que l’histoire préparerait simultanément et rationnellement, de tous les côtés à la fois, l’avènement du socialisme, de sorte que la concentration de la production et la morale communiste du producteur et du consommateur mûriraient en même temps que les charrues électriques et les majorités parlementaires. D’où une attitude purement mécanique vis-à-vis du parlementarisme qui, aux yeux de la plupart des politiciens de la II° Internationale, indiquait le degré de préparation de la société au socialisme aussi infailliblement qu’un manomètre indique la pression de la vapeur. Il n’est pourtant rien de plus absurde qu’une représentation aussi mécanique du développement des rapports sociaux.
Si, partant de la base productive de la société, on remonte jusqu’aux divers degrés de la superstructure - classes, Etats, droits, partis, etc. - on peut établir que la force d’inertie de chaque étage de superstructure ne s’ajoute pas simplement à celle des étages inférieurs, mais est, dans certains cas, multipliée par elle. Le résultat est que la conscience politique de groupes qui se sont longtemps imaginé être les plus avancés, apparaît dans la période de transmission comme un terrible obstacle au développement historique. Il est absolument hors de doute que les partis de la II° Internationale placés actuellement à la tête du prolétariat, n’ayant pas osé, n’ayant pas su, n’ayant pas voulu prendre le pouvoir au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité, ayant conduit le prolétariat à l’extermination impérialiste mutuelle, ont été la force décisive de la contre-révolution.
Les forces puissantes de la production, ce facteur décisif du mouvement historique, étouffaient dans les superstructures sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans lesquelles l’évolution antérieure les avait enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de la production se heurtaient à tous les murs de l’Etat national et bourgeois, exigeant leur émancipation par l’organisation universelle de l’économie socialiste. L’inertie des groupements sociaux, l’inertie des forces politiques qui se révélèrent incapables de détruire les vieux groupements de classes, l’inertie, l’inintelligence et la trahison des partis socialistes dirigeants, assumant en fait la défense de la société bourgeoise, tout cela aboutit à la révolte spontanée, élémentaire, des forces productives sous les aspects de la guerre impérialiste. La technique humaine, le facteur le plus révolutionnaire de l’histoire, avec sa puissance accumulée pendant des décennies, s’insurgea contre le conservatisme écœurant et la vile ineptie des Scheidemann, des Kautsky, des Renaudel, des Vandervelde, des Longuet, et, à l’aide de ses mitrailleuses, de ses cuirassés et de ses avions, déchaîna contre la culture humaine un effroyable pogrom.
La cause des calamités que l’humanité traverse aujourd’hui réside donc précisément dans le fait que la puissance technique de l’homme était déjà mûre depuis longtemps pour l’économie socialiste, que le prolétariat occupait dans la production une situation qui lui assure entièrement la dictature, tandis que les forces les plus conscientes de l’Histoire - les partis et leurs leaders - étaient encore tout à fait sous le joug des vieux préjugés, et ne faisaient qu’entretenir la défiance des masses envers elles-mêmes. Kautsky le comprenait ces années. "Le prolétariat, écrivait-il dans sa brochure Le Chemin du Pouvoir, s’est tellement renforcé qu’il peut attendre avec calme la guerre qui vient. Il ne peut plus être question d’une révolution prématurée puisque le prolétariat a retiré des institutions actuelles de l’Etat toutes les forces qu’elles pouvaient lui donner et qu’une transformation de ces institutions est devenue la condition préalable de ses progrès ultérieurs" [2]. Dès le moment où la croissance des forces productives, ayant dépassé les cadres de l’Etat national bourgeois, a ouvert pour l’humanité une ère de crises et de troubles, l’équilibre relatif de la conscience des masses qui caractérisait l’époque précédente s’est trouvé rompu par de menaçantes secousses. La routine et l’inertie de l’existence quotidienne, l’hypnose de la légalité, ont déjà perdu tout leur pouvoir sur le prolétariat. Mais il n’est pas encore entré consciemment et sans réserves dans la voie des luttes révolutionnaires ouvertes. Dans ses derniers moments d’équilibre instable, il hésite. A ce moment psychologique le rôle des sommets, du pouvoir d’Etat d’une part, du parti révolutionnaire de l’autre, acquiert une importance colossale. Il suffit d’une impulsion décisive - de droite ou de gauche - pour donner au prolétariat, pour une période plus ou moins longue, telle ou telle orientation. Nous l’avons vu en 1914 quand la pression conjuguée des gouvernements impérialistes et des partis social-patriotes rompit instantanément l’équilibre de la classe ouvrière et l’aiguilla sur la voie de l’impérialisme. Nous voyons ensuite comment les épreuves de la guerre, le contraste entre ses résultats et ses mots d’ordre primitifs, bouleversent les masses en les rendant toujours plus aptes à la révolte ouverte contre le capital. Dans ces conditions, l’existence d’un parti révolutionnaire se rendant exactement compte des forces dirigeantes de l’époque actuelle, comprenant la place exclusive occupée parmi elles par la classe révolutionnaire, connaissant ses ressources inépuisables, croyant en elle, sachant toute la puissance de la méthode révolutionnaire aux époques où tous les rapports sociaux sont instables, prêt à appliquer jusqu’au bout cette méthode, l’existence d’un tel parti constitue un facteur historique d’une portée inappréciable.
Au contraire, un parti socialiste bénéficiant d’une certaine influence traditionnelle mais qui ne se rend pas compte de ce qui se passe autour de lui, qui, ne comprenant pas la situation révolutionnaire, ne peut en trouver la clef, qui n’a foi ni en soi, ni en le prolétariat, un parti de cette sorte constitue à notre époque l’obstacle historique le plus nuisible, une cause de confusion et d’épuisant chaos.
C’est aujourd’hui le rôle de Kautsky et de ses disciples. Ils enseignent au prolétariat à ne pas croire en lui-même, mais à croire vraie l’image que lui renvoie le miroir déformant de la démocratie, aujourd’hui réduit en miettes par la botte du militarisme. A les en croire, la politique révolutionnaire du prolétariat ne doit pas être déterminée par la situation internationale, par l’effondrement réel du capitalisme, par la ruine sociale qui en résulte, par la nécessité objective de la domination de la classe ouvrière qui clame sa révolte dans les décombres fumantes de la civilisation capitaliste ; rien de tout ceci ne doit déterminer la politique du parti révolutionnaire prolétarien ; elle dépend uniquement du nombre de voix que lui reconnaissent, d’après leurs savants calculs, les scribes du parlementarisme. Quelques années auparavant, Kautsky comprenait, semble-t-il, l’essence du problème révolutionnaire. Il écrivait dans sa brochure que nous avons déjà citée (Le Chemin du Pouvoir) :
"Le prolétariat étant la seule classe révolutionnaire d’une nation, il en résulte que l’effondrement de la société actuelle, qu’il revête un caractère financier ou militaire, signifie la banqueroute des partis bourgeois sur lesquels retombe toute la responsabilité, et qu’on ne peut sortir de cette impasse qu’en instaurant le pouvoir du prolétariat".
Mais aujourd’hui le parti de l’apathie et de la peur, le parti Kautsky, dit à la classe ouvrière :
"La question n’est pas de savoir si tu es en ce moment la seule force créatrice de l’histoire, si tu es capable de chasser la clique de malfaiteurs qui est le produit de la dégénérescence des classes possédantes ; peu importe que tu sois seul à pouvoir remplir cette tâche, peu importe que l’histoire ne t’accorde aucun sursis, les conséquences du sanglant chaos actuel menaçant de t’ensevelir, toi aussi, sous les dernières ruines du capitalisme. La seule chose qui importe, c’est que les bandits impérialistes au pouvoir réussissent hier ou aujourd’hui à tromper, violenter, frustrer l’opinion publique de manière à réunir 51 % des voix contre 49 %. Périsse le monde, mais vive la majorité parlementaire !".
Notes
[1] Régime du 3 juin [1907]. La loi du 3 juin 1907 sur les élections à la Douma d’Etat donnait la prépondérance aux propriétaires fonciers et à la grande bourgeoisie, en privant de droits électoraux les larges masses de la population. Elle coïncida avec une série de mesures marquant la victoire définitive de la réaction après la révolution de 1905.
[2] Karl Kautsky, Der Weg zur Macht, Berlin, 1909. Traduction française : Le chemin du pouvoir, Paris, 1910 (réédition Anthropos, Paris, 1969).
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