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La signification de la contre-révolution de janvier 1933 en Allemagne

vendredi 19 juillet 2024, par Robert Paris

La signification de la contre-révolution de janvier 1933 en Allemagne

Devant la décision
Le camp de la contre-révolution

Les changements de gouvernements depuis Brüning montrent toute l’inconsistance et tout le vide de la philosophie universelle du fascisme (du fascisme pur, du national-fascisme, du fascisme social, du social-fascisme de gauche), dont les staliniens recouvrent tous et tout, hormis eux-mêmes. Les sphères possédantes sont trop peu nombreuses et trop haïes du peuple pour diriger en leur propre nom. Il leur faut une couverture : monarchiste traditionnelle (" par la grâce de Dieu "), libérale parlementaire (" la souveraineté du peuple "), bonapartiste (" l’arbitre impartial "), ou, enfin, fasciste (" la colère du peuple "). La guerre et la révolution leur ont pris la monarchie. Pendant quatorze ans, grâce aux réformistes, elles .se sont maintenues sur les béquilles de la démocratie. Quand le parlement s’est scindé en deux sous la pression des antagonismes entre les classes, elles essayèrent de se cacher derrière le dos du président. Ainsi s’ouvrit le chapitre du bonapartisme, c’est-à-dire du pouvoir bureaucratico-policier, qui se place au-dessus de la société et se maintient par un équilibre relatif des deux camps opposés.

Après les gouvernements transitoires de Brüning et de Papen, le bonapartisme, en la personne du général Schleicher, a pris la forme la plus pure, mais seulement pour révéler aussitôt son inconsistance. Toutes les classes regardaient avec hostilité, perplexité et inquiétude cette figure politique énigmatique, semblable à un point d’interrogation avec des épaulettes de général. Mais la cause principale de l’échec de Schleicher, de même d’ailleurs que de ses succès précédents, ne se trouve pas dans l’individu lui-même : tant que le camp de la révolution et celui de la contre-révolution n’ont pas encore mesuré leurs forces dans la lutte, le bonapartisme ne peut être stable. De plus, la terrible crise industrielle et agricole, qui est suspendue au-dessus du pays comme un cauchemar, ne facilite pas l’équilibrisme bonapartiste. Il est vrai qu’à première vue, la passivité du prolétariat aurait dû faciliter considérablement la tâche du " général social ". Mais il n’en alla pas ainsi : c’est précisément cette passivité qui défit le cercle de peur qui soudait les classes possédantes, et permit aux antagonismes qui les déchirent, d’éclater au grand jour.

Au point de vue économique, l’agriculture allemande mène une existence parasitaire : c’est un boulet pesant aux pieds de l’industrie. Mais la base sociale réduite de la bourgeoisie industrielle lui fait une nécessité politique de conserver l’agriculture " nationale ", c’est-à-dire la classe des junkers et des paysans riches avec toutes les couches qui dépendent d’eux. Le fondateur de cette politique fut Bismarck, qui établit des liens solides entre les propriétaires fonciers et les industriels par des victoires militaires, par l’or des réparations de guerre, par des profits élevés et par la peur du prolétariat. Mais l’époque de Bismarck appartient au passé. L’Allemagne actuelle se fonde non sur des victoires mais sur une défaite. Ce n’est pas la France qui lui paie des réparations mais c’est elle qui en paie à la France. Le capitalisme en décomposition ne lui donne pas de profits et ne lui ouvre aucune perspective. La peur des ouvriers reste l’unique ciment des classes possédantes. Mais le prolétariat allemand, par la faute de sa direction, s’est trouvé paralysé au moment le plus critique, et les antagonismes des classes possédantes éclatèrent publiquement. Malgré la passivité attentiste du camp de la gauche, le général social est tombé sous les coups de la droite.

Après cela, les hautes sphères des classes possédantes ont dressé leur bilan gouvernemental ; au passif, la division dans leurs propres rangs ; à l’actif, un feld-maréchal de 85 ans. Qu’y avait-il encore ? Rien à part Hindenburg. Si Schleicher représentait la pure idée du bonapartisme, Hindenburg représente l’idée pure de la propriété. Le général faisait la coquette, refusant de répondre à la question : qu’est-ce qui est préférable, le capitalisme ou le socialisme ? Hindenburg déclare sans ambages qu’il n’y a rien de mieux qu’un junker de l’Est de l’Elbe sur le trône. La propriété terrienne est la forme de propriété la plus enracinée, la plus pesante et la plus stable. Si, économiquement, la propriété foncière allemande est la femme entretenue de l’industrie, politiquement, c’est précisément Hindenburg qui devait prendre la tête de la lutte contre le peuple.

Ainsi, le régime de l’arbitre supérieur, qui s’élève au-dessus des classes et des partis, a conduit immédiatement à la domination du parti national allemand, à la domination de la clique des possédants les plus cupides et les plus avides. Le gouvernement de Hindenburg marque la quintessence du parasitisme social. Mais c’est précisément pour cette raison que, bien qu’indispensable, il s’est avéré, sous sa forme pure, impossible. Hindenburg a besoin d’une couverture. Aujourd’hui, il ne peut plus se cacher sous le manteau du Kaiser, il lui faut recourir à la chemise brune des nazis. S’il est impossible d’obtenir par le biais de la monarchie la sanction des forces célestes pour la propriété, il ne reste plus qu’à se couvrir de la sanction d’une populace réactionnaire et déchaînée.

En associant Hitler au pouvoir, on poursuivait un double objectif : en premier lieu, rehausser la camarilla des propriétaires par la présence des dirigeants du " mouvement national ", en deuxième lieu, mettre à la disposition immédiate des possédants, les forces combattantes du fascisme.

Ce n’est pas d’un cœur léger que la clique dirigeante pactisa avec ces fascistes qui sentent mauvais. Derrière les parvenus déchaînés, il y a beaucoup, beaucoup trop de poings : c’est là le côté dangereux des chemises brunes ; mais c’est là aussi leur principal avantage, ou, plus exactement, leur unique avantage. Et c’est cet avantage qui est décisif, car nous vivons une époque telle aujourd’hui, que la défense de la propriété ne peut être assurée qu’à coups de poings. On ne peut pas se passer des nationaux-socialistes. Mais il est tout aussi impossible de leur transmettre le pouvoir effectif : la menace venant du prolétariat n’est pas actuellement si grave, que les sphères dirigeantes puissent provoquer consciemment une guerre civile dont l’issue est hasardeuse. A cette nouvelle étape du développement de la crise sociale en Allemagne répond une nouvelle combinaison gouvernementale, dans laquelle les postes militaires et économiques sont aux mains des messieurs, et où les plébéiens se sont vu attribuer des postes décoratifs ou secondaires. La fonction officieuse, mais d’autant plus effective, des ministres fascistes est d’intimider la révolution. Cependant, les fascistes doivent procéder à l’écrasement et à l’extermination de l’avant-garde prolétarienne seulement dans les limites fixées par les représentants des propriétaires fonciers et des industriels. Tel est le plan. Reste à voir comment se déroulera son exécution.

Le gouvernement Hindenburg-Hitler recèle un ensemble complexe de contradictions : entre les représentants traditionnels des propriétaires fonciers d’une part, les représentants patentés du grand capital, de l’autre ; entre les uns et les autres, d’une part, les oracles de la petite bourgeoisie réactionnaire, de l’autre. La combinaison est extrêmement instable. Elle ne se maintiendra pas longtemps sous sa forme actuelle. Qu’est-ce qui prendrait sa relève, si elle tombait ? Comme les instruments principaux du pouvoir ne sont pas dans les mains d’Hitler, et comme il a suffisamment démontré qu’en plus de sa haine pour le prolétariat, il avait une peur organique des classes possédantes et de leurs institutions, il n’est pas totalement exclu que les hautes sphères de la société, en cas de rupture avec les nazis, essaient une nouvelle fois de reculer sur la voie présidentielle bonapartiste. Cependant, la probabilité d’une telle variante, qui n’aurait tout au plus qu’un caractère épisodique, est extrêmement insignifiante. Le développement futur de la crise dans le sens du fascisme est infiniment plus probable. Hitler chancelier signifie un défi tellement direct et ouvert à l’adresse de la classe ouvrière, qu’une réaction de masse, ou, dans le pire des cas, une série de réactions isolées, est absolument inévitable. Et cela suffit pour que les fascistes s’emparent des premières places, écartant leurs trop pesants mentors. A une seule condition : que les fascistes eux-mêmes tiennent bon.

L’arrivée d’Hitler au pouvoir est, sans aucun doute, un coup terrible pour la classe ouvrière. Mais ce n’est pas encore une défaite définitive et irrémédiable. L’ennemi que l’on pouvait abattre, quand il cherchait encore à se hisser au pouvoir, occupe aujourd’hui toute une série de postes de commande. C’est pour lui un avantage considérable, mais il n’y a pas encore eu de bataille. L’occupation de positions avantageuses n’est pas en soi décisive, c’est la force vivante qui tranche.

La Reichswehr et la police, les Casques d’acier, les troupes de choc des nazis, constituent trois armées indépendantes au service des classes possédantes. Mais d’après le sens même de l’actuelle combinaison gouvernementale, ces armées ne sont pas réunies dans les mêmes mains. La Reichswehr, sans parler des Casques d’acier, n’est pas dans les mains d’Hitler. Ses propres forces armées constituent une grandeur problématique, qui demande encore seulement à être mise à l’épreuve. Ses millions d’hommes en réserve sont une poussière humaine. Pour s’emparer de la totalité du pouvoir, Hitler doit provoquer un semblant de guerre civile (la véritable guerre civile, il en a lui-même peur). Ses solides collègues du ministère, qui disposent de la Reichswehr et des Casques d’acier, préféreraient étouffer le prolétariat par des moyens " pacifiques ". Ils sont beaucoup moins enclins à provoquer une petite guerre civile, par peur d’une grande. Du gouvernement qui a à sa tête un chancelier fasciste, à la victoire complète du fascisme, il y a encore pas mal de chemin. Cela signifie que le camp de la révolution dispose encore d’un certain laps de temps. Combien ? Il est impossible de l’évaluer à l’avance. On ne peut le mesurer que dans les combats.
Le camp du prolétariat

Quand le Parti communiste officiel déclare que la social-démocratie est le support le plus important de la domination bourgeoise, il ne fait que répéter l’idée qui était la position de départ, au moment de l’organisation de la IIIe Internationale. La social-démocratie vote pour le régime capitaliste, quand la bourgeoisie l’associe au pouvoir. La social-démocratie tolère n’importe quel gouvernement bourgeois, qui tolère la social-démocratie. Même complètement écartée du pouvoir, la social-démocratie continue à soutenir la société bourgeoise, en recommandant aux ouvriers de ménager leurs forces pour des combats, auxquels elle n’est jamais prête à appeler. En paralysant l’énergie révolutionnaire du prolétariat, la social-démocratie donne la possibilité à la société bourgeoise de vivre, alors qu’elle n’a déjà plus la force de vivre, et fait par là même du fascisme une nécessité politique. L’appel d’Hitler au pouvoir émane du feld-maréchal des Hohenzollern, élu grâce aux voix des ouvriers sociaux-démocrates ! La chaîne politique qui mène de Wels à Hitler, a un caractère personnel tout à fait évident. Il ne peut y avoir deux opinions différentes à ce sujet entre les marxistes. Mais le problème n’est pas d’interpréter la situation politique, mais de la transformer de manière révolutionnaire.

La faute de la bureaucratie stalinienne n’est pas d’être " intransigeante " vis-à-vis de la social-démocratie ; elle fient à ce que son intransigeance est politiquement impuissante. Parce que le bolchevisme, sous la direction de Lénine, a vaincu en Russie, la bureaucratie stalinienne en tire " l’obligation " pour le prolétariat allemand de se rassembler autour de Thälmann. Son ultimatum dit en substance : tant que les ouvriers allemands ne reconnaîtront pas la direction communiste, à l’avance, à priori et inconditionnellement, ils n’oseront même pas penser à des combats sérieux. Les staliniens s’expriment autrement. Mais toutes leurs réserves, leurs restrictions, leurs ruses oratoires ne changent rien au caractère fondamental de l’ultimatisme bureaucratique, qui aida la social-démocratie à livrer l’Allemagne à Hitler.

L’histoire de la classe ouvrière allemande depuis 1914, est la page la plus tragique de l’histoire contemporaine. Quelles trahisons stupéfiantes de la part de son parti historique, la social-démocratie, et quelle inexpérience et quelle impuissance de la part de son aile révolutionnaire ! Mais il n’est pas besoin de remonter si loin en arrière. Pendant les deux ou trois années d’avance fasciste, la politique de la bureaucratie stalinienne n’a pas été autre chose qu’une suite de crimes qui ont littéralement sauvé le réformisme et préparé par là même le succès ultérieur du fascisme. Aujourd’hui, alors que l’ennemi occupe déjà des postes de commande importants, une question se pose inévitablement : n’est-il pas trop tard pour appeler à un regroupement des forces en vue de la résistance ? Mais alors surgit une question préalable : que signifie dans le cas présent " trop tard " ? Faut-il comprendre que même le tournant le plus audacieux sur la voie de la politique révolutionnaire ne peut déjà plus changer radicalement le rapport des forces ? Ou cela signifie-t-il simplement qu’il n’y a aucune possibilité ni espoir d’obtenir le tournant indispensable ? Ce sont là deux questions distinctes.

Nous avons déjà répondu ci-dessus à la première quant au fond. Même dans les conditions les plus favorables pour Hitler, il aurait besoin de longs mois - et quels mois critiques ! - pour établir la domination du fascisme. Si l’on prend en considération la gravité de la situation économique et politique, le caractère redoutable du danger imminent, la terrible inquiétude du prolétariat, sa multitude, son acharnement, la présence en son sein d’éléments combatifs et expérimentés, la capacité incomparable des ouvriers allemands à l’organisation et à la discipline, la réponse est claire : pendant les mois qui sont nécessaires aux fascistes pour écarter les obstacles intérieurs et extérieurs, et consolider leur dictature, le prolétariat, s’il a une direction juste, aurait le temps d’accéder deux ou trois fois au pouvoir.

Il y a deux ans et demi, l’opposition de gauche proposait instamment que toutes les instances et les organisations du Parti communiste, du Comité central à la petite cellule provinciale, adressent rapidement aux organisations parallèles sociales-démocrates et syndicales, une proposition concrète d’actions communes contre la liquidation imminente de la démocratie prolétarienne. Si la lutte contre les nazis s’était développée sur cette base, Hitler ne serait pas aujourd’hui chancelier, et le Parti communiste aurait un rôle dirigeant dans la classe ouvrière. Mais ce qui est fait est fait. Les résultats des erreurs accomplies ont eu le temps de se transformer en réalités politiques et sont aujourd’hui un élément de la situation objective. Il faut la prendre comme elle est. Elle est bien pire qu’elle ne pourrait être. Mais elle n’est pas désespérée. Un tournant politique mais efficace, audacieux, déclaré, réfléchi peut sauver entièrement la situation et ouvrir la voie menant à la victoire.

Hitler a besoin de temps. La reprise du commerce et de l’industrie, si elle devenait une réalité, ne signifierait pas encore un renforcement du fascisme au détriment du prolétariat. A la moindre amélioration de la conjoncture, le capital, affamé de profits, ressentira vivement le besoin de calme dans les usines, et cela changera immédiatement le rapport des forces en faveur des ouvriers. Pour que la lutte économique se fonde dès les premiers pas dans la lutte politique, il faut que les communistes soient à leurs places, c’est-à-dire dans les usines et les syndicats. Les chefs sociaux-démocrates ont déclaré qu’ils souhaitaient un rapprochement avec les ouvriers communistes. Que les 300 000 ouvriers, qui adhèrent à la RGO [1], prennent au mot les réformistes et fassent à l’ADGB [2] la proposition suivante : " Nous adhérons immédiatement, en tant que fraction, aux syndicats libres. " A elle seule, cette initiative provoquera une modification de l’état d’esprit des ouvriers, et, par conséquent de toute la situation politique.

Mais ce tournant est-il réellement possible ? C’est actuellement toute la question. Les vulgarisateurs de Marx, enclins au fatalisme, ne voient rien d’autre habituellement dans l’arène politique, que des causes objectives. Cependant, plus la lutte de classes devient aiguë, plus elle s’approche du dénouement, et plus elle confie fréquemment la clé de toute la situation à un parti déterminé et à sa direction. Actuellement, la question est la suivante : si la bureaucratie stalinienne a naguère persévéré dans la voie de l’ultimatisme obtus, malgré une pression de dix atmosphères politiques, sera-t-elle capable de s’opposer à une pression de cent atmosphères ?

Mais peut-être que les masses s’en mêleront, après avoir renversé les barrières, dressées par l’appareil, à l’instar de ce qui s’était passé à Berlin, où une grève des transports municipaux éclata en novembre 1923. Evidemment, un mouvement spontané des masses n’est pas totalement exclu. Mais pour être efficace, il doit, cette fois-ci, avoir une ampleur cent à deux cents fois supérieure à celle de la grève de Berlin. Le prolétariat allemand est assez puissant pour développer un tel mouvement, malgré les obstacles qui peuvent venir du sommet. Mais les mouvements spontanés s’appellent ainsi, précisément parce qu’ils surgissent en dehors de la direction. La question est de savoir ce que doit faire le parti, pour donner une impulsion au mouvement des masses, pour l’aider à se développer, pour en prendre la tête et lui assurer la victoire...

Les télégrammes d’aujourd’hui ont apporté la nouvelle qu’une grève générale a éclaté à Lübeck, en riposte à l’arrestation d’un fonctionnaire social-démocrate. Ce fait, s’il est vérifié, ne réhabilite nullement la bureaucratie sociale-démocrate. Mais il condamne irrévocablement les staliniens et leur théorie du social-fascisme. Seuls le développement et l’aggravation de l’antagonisme entre les nationaux-socialistes et les sociaux-démocrates peuvent, après toutes les erreurs commises, faire sortir les communistes de leur isolement et frayer un chemin à la révolution. Ce processus, impliqué dans la logique même des rapports, il ne faut pas le contrecarrer, mais l’aider. Pour cela, il faut une politique audacieuse de front unique.

Les élections de mars, auxquelles se raccroche la social-démocratie pour paralyser l’énergie des ouvriers, ne résoudront, évidemment, rien. S’il ne se produit pas d’ici les élections des événements importants qui déplaceront la question sur un autre terrain, le Parti communiste verra ses voix augmenter automatiquement. Cette augmentation sera infiniment plus grande, si le Parti communiste prend dès aujourd’hui l’initiative d’un front unique de défense ! Oui, c’est de défense qu’il s’agit aujourd’hui, Mais le Parti communiste est perdu, si, à la suite de la social-démocratie, bien qu’en termes différents, il transforme l’agitation électorale en un battage purement parlementaire, en un moyen de détourner l’attention des masses de leur impuissance actuelle et de la préparation de la lutte, Une politique audacieuse de front unique est aujourd’hui la seule base correcte, même pour la campagne électorale.

Encore une fois : le Parti communiste a-t-il suffisamment de forces pour effectuer ce tournant ? Les ouvriers communistes ont-ils assez d’énergie et d’initiative pour aider la pression de cent atmosphères à se frayer un chemin dans les crânes de bureaucrates ? Si pénible que ce soit à admettre, c’est ainsi que se pose aujourd’hui la question.

Les lignes précédentes étaient déjà écrites, lorsque nous avons appris dans les journaux allemands, avec un retard inévitable, que Moscou avait enfin envoyé un signal d’alarme au Comité central du Parti communiste allemand : l’heure d’un accord avec la social-démocratie a sonné. Je n’ai pas encore eu de confirmation de cette nouvelle, mais elle est conforme à la vérité : la bureaucratie stalinienne ne commande un tournant qu’après que les événements aient durement frappé la classe ouvrière (en URSS, en Chine, en Angleterre, en Allemagne). Ce n’est qu’après que le chancelier fasciste eut braqué ses mitrailleuses sur la tempe du prolétariat enchaîné, qu’au Présidium de l’Internationale communiste on a trouvé la solution : l’heure est venue de défaire les liens.

Il va sans dire que l’opposition de gauche se placera sur le terrain de cet aveu tardif et s’efforcera d’en tirer le maximum pour la victoire du prolétariat. Mais, malgré cela, elle n’oubliera pas un seul instant que le tournant de l’Internationale communiste est un zigzag purement empirique, accompli dans un moment de panique. Les gens qui assimilent la social-démocratie au fascisme, sont capables, au cours de la lutte contre le fascisme, de passer à une idéalisation de la social-démocratie. Il faut veiller, d’un œil vigilant, à ce que soit sauvegardée la complète indépendance politique du communisme : les organisations frapperont ensemble, mais ne mêleront pas leurs drapeaux ; il faut faire preuve d’une totale loyauté envers l’allié, mais le surveiller comme l’adversaire de demain.

Si la fraction opère effectivement le revirement qui lui est dicté par toute la situation, l’opposition de gauche occupera sa place dans le combat commun. La confiance des masses dans ce tournant sera d’autant plus grande qu’il se fera de façon plus démocratique. Un discours de Thälmann ou un manifeste du Comité central ne suffira pas, vu l’ampleur actuelle des événements. Il faut la voix du parti. Il faut un congrès du parti. Il n’y a pas d’autre moyen de redonner confiance au parti et de renforcer la confiance des ouvriers dans le parti ! Le congrès doit se réunir dans deux ou trois semaines, pas plus tard que l’ouverture du Reichstag (à supposer que le Reichstag soit ouvert en général).

Le programme d’action est clair et simple :

Proposition immédiate aux organisations sociales-démocrates, du sommet à la base, du front unique de défense ;
Proposition immédiate à l’ADGB d’intégrer le RGO dans les syndicats ;
Préparation immédiate d’un congrès extraordinaire du parti.

Il en va du sort de la classe ouvrière allemande, du sort de l’Internationale communiste et - ne l’oublions pas - du sort de la République des Soviets !

Prinkipo, 5 janvier 1933

P.S. - Quels sont les plans possibles du gouvernement Hitler-Hindenburg dans la perspective des élections au Reichstag ? Il est absolument évident que le gouvernement actuel ne peut admettre un Reichstag, dont la majorité lui soit hostile. C’est pourquoi, la campagne électorale et les élections doivent conduire, d’une manière ou d’une autre, à un dénouement. Le gouvernement comprend, que même sa victoire complète aux élections - c’est-à-dire s’il dispose au parlement de 51 % des mandats - non seulement ne signifiera pas un règlement pacifique de la crise, mais, au contraire, pourra apparaître comme le signal d’un mouvement décisif contre le fascisme. Voilà pourquoi le gouvernement ne peut pas ne pas se préparer à des actions décidées pour le moment où les résultats des élections seront connus.

La mobilisation préventive des forces nécessaires à cela n’en trouvera pas moins une application, si les partis gouvernementaux se retrouvent en minorité et doivent, par conséquent, abandonner définitivement le terrain de la légalité de Weimar. C’est ainsi que dans les deux cas, qu’il s’agisse d’une défaite parlementaire du gouvernement (moins de 50 %) ou d’une victoire (plus de 50 %), il faut s’attendre à ce que les nouvelles élections soient le point de départ d’une lutte décisive.

Une troisième variante n’est pas exclue : sous couvert de la préparation des élections, les nationaux-socialistes effectuent un coup d’Etat, sans attendre les élections. Une action de ce genre semblerait la plus juste du point de vue tactique, si l’on se place du point de vue des nazis. Mais, étant donné le caractère petit-bourgeois de ce parti, son incapacité à prendre l’initiative d’une action indépendante et sa dépendance vis-à-vis d’alliés méfiants, on peut en déduire qu’il est peu probable qu’Hitler se décide à une telle action. La supposition qu’un coup d’Etat de ce type soit conçu par Hitler conjointement avec ses alliés, est très peu vraisemblable, car les élections ont une deuxième fonction, qui est de modifier la répartition des sièges gouvernementaux entre les alliés.

Toutefois, au niveau de l’agitation, il est indispensable d’avancer cette troisième éventualité. Si les passions s’échauffent trop pendant la période préélectorale, un coup d’Etat pourrait devenir une nécessité pour le gouvernement, même si aujourd’hui, ses plans ne vont pas aussi loin.

En tout cas, il est parfaitement clair que le prolétariat doit, dans ses calculs tactiques, raisonner à court terme. Il va sans dire que ni une majorité gouvernementale au Reichstag, ni la dissolution du nouveau Reichstag pour une durée indéterminée, ni un coup d’Etat fasciste avant les élections ne trancheront définitivement la question en faveur du fascisme. Mais chacune de ces trois variantes marquerait une nouvelle étape très importante dans la lutte entre la révolution et la contre-révolution.

La tâche de l’opposition de gauche pendant la campagne électorale, est d’offrir aux ouvriers une analyse des trois variantes possibles, dans la perspective générale d’une lutte à mort inévitable du prolétariat contre le fascisme. En formulant ainsi la question, on donnera le caractère concret nécessaire à l’agitation pour la politique de front unique.

Le parti proclamait à chaque instant : " Le prolétariat se trouve dans une période d’offensive grandissante. " A cela le SAP répond : " Non, le prolétariat est sur la défensive, nous l’invitons seulement à passer à l’offensive. " L’une et l’autre formule montrent que ces individus ne comprennent pas ce que sont l’offensive et la défensive, c’est-à-dire l’attaque et la défense. En fait, le malheur veut que le prolétariat ne soit pas sur la défensive, mais dans une période de reflux qui, demain, peut se transformer en une fuite panique. Nous appelons le prolétariat non à l’offensive, mais à une défense active. C’est précisément ce caractère défensif des actions (défense des organisations prolétariennes, des journaux, des réunions, etc.) qui doit être le point de départ du front unique en direction de la social-démocratie. Sauter à pieds joints par-dessus le mot d’ordre de défense active, c’est se griser de phrases creuses. Evidemment, en cas de succès, la défense active cédera la place à l’offensive. Mais ce sera l’étape suivante, pour y arriver, il faut passer par le front unique sous le signe de la défense.

Pour faire apparaître plus clairement la signification historique des décisions et des actions du parti dans les jours et les semaines qui viennent, il faut, à mon avis, poser le problème devant les communistes sans la moindre concession, au contraire, dans toute son âpreté : le refus par le parti du front unique, le refus de créer des comités locaux de défense, c’est-à-dire les Soviets de demain, est la preuve de la capitulation du parti devant le fascisme, c’est-à-dire un crime historique, équivalent à la liquidation du parti et de l’Internationale communiste. Si une telle catastrophe se produit, le prolétariat passera par-dessus des montagnes de cadavres, à travers des années de souffrances et de malheurs infinis, pour arriver à la IV° Internationale.

Notes

[1] Opposition syndicale rouge, organisée par le KPD.

[2] Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund (Confédération générale des Syndicats allemands) [1919-1933].

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/02/lt19330206.htm

La tragédie du prolétariat allemand

Les ouvriers allemands se relèveront, le stalinisme jamais !

14 mars 1933

Le prolétariat le plus puissant d’Europe par son rôle dans la production, son poids social et la force de ses organisations, n’a opposé aucune résistance à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et aux premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait dont il faut partir dans les calculs stratégiques futurs.

Ce serait une absurdité évidente que de penser que le développement ultérieur de l’Allemagne suivrait la voie italienne : qu’Hitler consolidera pas à pas sa domination, sans rencontrer de sérieuses résistances ; que le fascisme allemand a devant lui de longues années de domination. Non, il faudra tirer le destin futur du national-socialisme de l’analyse de la situation allemande et internationale, et non de simples analogies historiques. Mais dès maintenant, une chose est claire : si dès septembre 1930 nous réclamions de l’Internationale communiste qu’elle fixe des objectifs à court terme en Allemagne, maintenant il faut bâtir une politique à longue échéance. Avant que des combats décisifs soient possibles, l’avant-garde du prolétariat allemand devra s’orienter sur une nouvelle voie c’est-à-dire comprendre clairement ce qui c’est passé, définir sa responsabilité pour cette grande défaite historique, tracer de nouvelles voies et retrouver ainsi son assurance.

Le rôle criminel de la social-démocratie n’a pas besoin de commentaires : la création de l’Internationale communiste il y a quatorze ans avait précisément pour but d’arracher le prolétariat à l’influence démoralisatrice de la social-démocratie. Si cela n’a pas réussi jusqu’à présent, si le prolétariat allemand s’est révélé, lors d’une très grande épreuve historique, impuissant, désarmé, paralysé, la faute directe et immédiate en incombe à la direction post-léninienne de l’Internationale communiste. C’est la première conclusion qu’il est urgent de tirer.

Sous les coups perfides de la bureaucratie stalinienne, l’opposition de gauche a conservé jusqu’au bout sa fidélité au parti officiel. Les bolcheviks-léninistes partagent aujourd’hui le sort de toutes les autres organisations communistes : nos cadres sont arrêtés, nos publications interdites, notre littérature confisquée ; Hitler s’est même empressé de fermer le Bulletin de l’opposition, qui paraît en russe. Mais si les bolcheviks-léninistes subissent à égalité avec l’ensemble de l’avant-garde prolétarienne, toutes les conséquences de la première victoire sérieuse du fascisme, par contre, ils ne peuvent ni ne veulent porter la moindre parcelle de responsabilité pour la politique officielle de l’Internationale communiste.

Dès 1923, c’est-à-dire depuis le début de la lutte contre l’opposition de gauche, la direction stalinienne a aidé de toutes ses forces, bien qu’indirectement, la social-démocratie à désorienter, à embrouiller et à décourager le prolétariat allemand : elle retenait et freinait les ouvriers, alors que la situation exigeait une offensive révolutionnaire audacieuse ; elle proclamait l’approche d’une situation révolutionnaire, alors que celle-ci appartenait déjà au passé ; elle passait des accords avec des phraseurs et des bavards de la petite bourgeoisie ; elle se mettait impuissamment à la remorque de la social-démocratie sous prétexte de mener la politique de front unique ; elle proclamait la " troisième période " et la lutte pour la conquête de la rue dans des conditions de reflux politique et de faiblesse du Parti communiste ; elle remplaçait la lutte sérieuse par des bonds, des aventures ou des parades ; elle isolait les communistes des syndicats de masse ; elle identifiait la social-démocratie au fascisme et refusait le front unique avec les organisations ouvrières de masse, face aux attaques des bandes du national-socialisme ; elle sabotait toute initiative locale de front unique défensif et, en même temps, trompait systématiquement les ouvriers en ce qui concerne le rapport de forces réel, déformait les faits, présentait les amis comme des ennemis, et les ennemis comme des amis, et serrait de plus en plus fortement le parti à la gorge, ne lui permettant ni de respirer librement, ni de parler, ni de penser.

Dans la très abondante littérature consacrée à la question du fascisme, il suffit de se référer au discours du chef officiel du parti allemand, Thaelmann, qui, au plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, en avril 1931, démasquait dans les termes suivants les " pessimistes ", c’est-à-dire les gens qui savaient regarder l’avenir en face : " nous ne nous sommes pas laissé égarer par les paniquards... Nous avons établi fermement et avec bon sens que le 14 septembre (1930) était, d’une certaine manière, le plus grand jour d’Hitler, et que les jours qui suivraient, seraient non pas meilleurs mais pires ; cette appréciation que nous avons donnée du développement de ce parti, est confirmée par les événements... Aujourd’hui, les fascistes n’ont déjà plus aucun motif de rire ". Faisant allusion au fait que la social-démocratie formait ses propres groupes de défense, Thaelmann démontra dans ce discours que ces détachements ne se distinguaient en rien des troupes de choc du national-socialisme, et qu’ils se préparaient les uns comme les autres à écraser les communistes.

Aujourd’hui, Thaelmann est arrêté. Les bolcheviks-léninistes se retrouvent avec Thaelmann sous les coups de la réaction triomphante. Mais la politique de Thaelmann est la politique de Staline, c’est-à-dire la politique officielle de l’Internationale communiste. C’est précisément cette politique qui est la cause de la complète démoralisation du parti au moment du danger, quand les chefs perdent la tète, que les membres du parti qui ont perdu l’habitude de penser, tombent dans un état de prostration et que les positions historiques les plus hautes sont rendues sans combat. Une théorie politique erronée porte en elle-même son châtiment. La force et l’entêtement de l’appareil ne font qu’augmenter l’ampleur de la catastrophe.

Ayant rendu à l’ennemi tout ce qu’il était possible de rendre en un aussi court laps de temps, les staliniens essaient de corriger ce qui s’est passé, par des actions désordonnées qui ne font que jeter une lumière plus crue sur toute la chaîne de leurs crimes. Aujourd’hui, alors que la presse du Parti communiste est étouffée, l’appareil détruit, qu’au-dessus de la maison de Liebknecht flotte impunément le chiffon sanglant du fascisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste s’engage sur la voie du front unique non seulement à la base, mais aussi au sommet. Ce nouveau zigzag, plus abrupt que tous ceux qui ont précédé, n’a pas été accompli cependant par le Comité exécutif de l’Internationale communiste sous sa propre impulsion : la bureaucratie stalinienne en a laissé l’initiative à la II° Internationale. Elle a réussi à saisir dans ses mains l’instrument du front unique, dont elle avait mortellement peur jusqu’à présent. Pour autant que l’on puisse parler d’avantages dans une situation de recul panique, ceux-ci sont entièrement du côté du réformisme. Obligée de répondre à une question directe, la bureaucratie stalinienne choisit la pire des solutions : elle ne refuse pas l’accord des deux Internationales, mais elle ne l’accepte pas non plus ; elle joue à cache-cache. Elle a à tel point perdu confiance en soi, elle est à tel point humiliée, qu’elle n’ose déjà plus affronter de face, devant le prolétariat mondial, les chefs de la II° Internationale, ces agents patentés de la bourgeoisie, ces électeurs de Hindenburg, qui ont frayé la voie au fascisme.

Dans l’appel du Comité exécutif de l’Internationale communiste (" Aux ouvriers de tous les pays ") du 5 mars, les staliniens ne parlent pas du " social-fascisme ", comme de l’ennemi principal. Ils ne rappellent pas non plus la grande trouvaille de leur chef : " la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux ". Ils n’affirment plus que la lutte contre le fascisme exige l’écrasement préalable de la social-démocratie. Ils ne soufflent mot de l’impossibilité du front unique par en haut. Au contraire, ils énumèrent scrupuleusement les cas où, dans le passé, la bureaucratie stalinienne, de manière inattendue pour les ouvriers et pour elle-même, s’est trouvée dans l’obligation de proposer, en passant, à l’improviste, le front unique aux dirigeants réformistes. C’est ainsi que sous la rafale de la tempête historique, s’éparpillent les théories artificielles et fausses, dignes de charlatans.

Se référant aux " conditions originales de chaque pays " et à l’impossibilité qui, soi-disant, en découle, d’organiser le front unique à l’échelle internationale (on oublie d’un seul coup toute la lutte contre " l’exceptionnalisme ", c’est-à-dire la théorie des droitiers sur les particularités nationales !), la bureaucratie stalinienne recommande aux Partis communistes nationaux d’adresser une proposition de front unique aux " Comités Centraux des Partis sociaux-démocrates ". Hier encore, on appelait cela capituler devant le social-fascisme ! C’est ainsi que passent sous la table, dans la corbeille à papiers, les plus hautes leçons du stalinisme de ces quatre dernières années, et que tombe en poussière tout un système politique.

L’affaire ne s’arrête pas là : venant juste après avoir déclaré qu’il était impossible d’élaborer des conditions de front unique dans l’arène internationale, le Comité exécutif de l’Internationale communiste l’oublie aussitôt et, vingt lignes plus loin, formulent les conditions dans lesquelles le front unique est acceptable et admissible dans tous les pays, quelles que soient les différences des conditions nationales. Le recul devant le fascisme s’accompagne d’un recul panique devant les commandements théoriques du stalinisme. Des éclats et des débris d’idées et de principes sont jetés sur la route comme du lest.

Les conditions de front unique, mises en avant par l’Internationale communiste pour tous les pays (Comités d’action contre le fascisme, manifestations et grèves contre l’abaissement des salaires) n’apportent rien de nouveau, au contraire, elles sont la reproduction schématisée, bureaucratisée des mots d’ordre que l’opposition de gauche avait formulés de manière beaucoup plus précise et concrète il y a deux ans et demi, et qui lui avait valu d’être rangée dans le camp du social-fascisme. Un front unique sur ces bases pourrait donner en Allemagne des résultats décisifs ; mais, pour cela, il devrait être réalisé à temps. Le temps est le facteur le plus important en politique.

Quelle est donc la valeur pratique des propositions du Comité exécutif de l’Internationale communiste actuellement ? Pour l’Allemagne, elle est réduite au minimum. La politique de front unique suppose un " front ", c’est-à-dire des positions fermes et une direction centralisée. L’opposition de gauche a avancé dans le passé les conditions du front unique, en tant que conditions de défense active, avec la perspective d’un passage à l’offensive. Aujourd’hui, le prolétariat allemand en est arrivé au stade de la retraite désordonnée, qui ne comporte même pas de combats d’arrière-garde. Dans ces circonstances, .peuvent et vont se former des unions spontanées entre ouvriers communistes et sociaux-démocrates pour des tâches isolées et épisodiques, mais la réalisation systématique du front unique est remise inévitablement à un avenir indéfini. Il ne faut déjà plus se faire d’illusions à ce sujet.

Il y a un an et demi, nous déclarions que la clé de la situation se trouvait dans les mains du Parti communiste allemand. Aujourd’hui, la bureaucratie stalinienne a laissé échapper cette clé. Il faudra des événements importants, échappant à la volonté du parti pour donner la possibilité aux ouvriers de faire une halte, de se raffermir, de reformer leurs rangs et de passer à une défense active. Quand viendra précisément ce moment, nous ne le savons pas. Peut-être beaucoup plus vite que ne l’escompte la contre-révolution triomphante. Mais en tout cas, ce ne sont pas ceux qui ont composé le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui dirigeront la politique de front unique en Allemagne.

Si la position centrale a été abandonnée à l’ennemi, il faut se renforcer aux abords, il faut préparer des points d’appui pour une future attaque concentrique. Cette préparation à l’intérieur de l’Allemagne implique qu’on fasse une analyse critique du passé, qu’on entretienne le moral des combattants d’avant-garde et leur cohésion, et que l’on organise là où c’est possible, les combattants d’arrière-garde, dans l’attente du moment où les détachements isolés pourront se réunir en une grande armée. Cette préparation implique, en même temps, la défense des positions prolétariennes dans les pays étroitement liés à l’Allemagne, ou qui sont ses voisins immédiats : en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, dans les Pays baltes, en Scandinavie, en Belgique, en Hollande, en France et en Suisse. Il faut entourer l’Allemagne fasciste d’un anneau puissant de positions prolétariennes. Sans cesser une seule minute de tenter d’arrêter la retraite désordonnée des ouvriers allemands, il faut maintenant créer pour la lutte contre le fascisme des positions prolétariennes fortes autour des frontières de l’Allemagne.

En premier lieu vient l’Autriche qui est la plus directement menacée par le coup d’Etat fasciste. On peut dire avec certitude que, si le prolétariat autrichien s’emparait aujourd’hui du pouvoir et transformait son pays en une place d’armes révolutionnaire, l’Autriche deviendrait pour la révolution du prolétariat allemand, ce qu’était le Piémont pour la révolution de la bourgeoisie italienne. Il est impossible de prévoir jusqu’où ira sur cette voie le prolétariat autrichien, poussé en avant par les événements mais paralysé par la bureaucratie réformiste. La tâche du communisme est d’aider les événements contre l’austro-marxisme. Le moyen en est la politique de front unique. Les conditions que le manifeste du Comité exécutif de l’internationale communiste répète avec tant de retard après l’opposition de gauche, conservent ainsi toute leur force.

La politique de front unique, cependant, présente non seulement des avantages mais aussi des dangers. Elle donne facilement naissance à des combinaisons des dirigeants derrière le dos des masses, à une adaptation passive à l’allié et à des oscillations opportunistes. On ne peut prévenir ces dangers qu’en se donnant deux garanties expresses : maintien de la liberté totale de critique en ce qui concerne l’allié et rétablissement de la liberté totale de critique à l’intérieur de son propre parti. Le refus de critiquer ses alliés conduit directement et immédiatement à la capitulation devant le réformisme. La politique de front unique sans démocratie à l’intérieur du parti, c’est-à-dire sans le contrôle du parti sur l’appareil, laisse les mains libres aux chefs pour des expériences opportunistes, complément inévitable des expériences aventuristes.

Comment agit dans ce cas le Comité exécutif de l’Internationale communiste ? Des dizaines de fois, l’opposition de gauche a prédit que, sous le coup des événements, les staliniens seraient obligés d’abandonner leur ultra-gauchisme, et que, une fois sur la voie du front unique, ils commettraient toutes les trahisons opportunistes qu’ils nous attribuaient la veille. Cette prédiction s’est réalisée, cette fois encore, mot pour mot.

Après avoir fait un saut périlleux pour se retrouver sur les positions du front unique, le Comité exécutif de l’Internationale communiste foule aux pieds les garanties fondamentales qui, seules, peuvent assurer un contenu révolutionnaire à la politique de front unique. Les staliniens prennent acte et font leur la demande hypocrite et diplomatique des réformistes, concernant la soi-disant " non-agression mutuelle ". Reniant toutes les traditions du marxisme et du bolchevisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste recommande aux Partis communistes, en cas de réalisation du front unique, de " renoncer aux attaques contre les organisations sociales-démocrates, pendant la lutte commune ". C’est ainsi formulé ! Renoncer " aux attaques (!) contre la social-démocratie " (quelle formule honteuse !) implique que l’on renonce à la liberté de critique politique, c’est-à-dire à la fonction fondamentale du parti révolutionnaire.

Cette capitulation est provoquée non par une nécessité pratique, mais par la panique. Les réformistes viennent et viendront à un accord dans la mesure où la pression des événements, conjuguée à celle des masses, les y oblige. L’exigence de " non-agression " est un chantage, c’est-à-dire une tentative de la part des chefs réformistes d’obtenir un avantage supplémentaire. Se soumettre au chantage signifie construire le front unique sur des bases pourries, et donner la possibilité aux combinards réformistes de le faire éclater sous n’importe quel prétexte.

La critique en général, et encore plus dans les conditions du front unique, doit, évidemment, correspondre aux rapports réels et ne pas dépasser certaines limites. Il faut rejeter l’absurdité du " social-fascisme " : ce n’est pas une concession à la social-démocratie mais au marxisme. Il ne faut pas critiquer l’allié pour ses trahisons en 1918, mais pour son mauvais travail en 1933. La critique, à l’image de la vie politique elle-même dont elle est la voix, ne saurait s’arrêter même une heure. Si les révélations communistes correspondent à la réalité, elles servent les objectifs du front unique, poussent en avant l’allié temporaire et, ce qui est encore plus important, donnent une éducation révolutionnaire au prolétariat dans son ensemble. Le premier degré de la politique honteuse et criminelle, que Staline imposa aux communistes chinois par rapport au Kuomintang, fut précisément marquée par le renoncement à cette obligation fondamentale.

L’affaire n’est pas meilleure en ce qui concerne la deuxième garantie. Renonçant à critiquer la social-démocratie, l’appareil stalinien ne pense même pas à rendre le droit de critique aux membres de son propre parti. Le tournant lui-même est accompli comme à l’habitude, sous la forme d’une révélation bureaucratique. Aucun congrès national, aucun congrès international ni même de plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, aucune préparation dans la presse du parti, aucune analyse des événements politiques passés. Et ce n’est pas étonnant : dès le début de la discussion dans le parti, tout ouvrier qui réfléchit, poserait aux gens de l’appareil, la question : pourquoi les bolcheviks-léninistes ont-ils été exclus de toutes les sections, pourquoi sont-ils arrêtés, déportés et fusillés en URSS ? Est-ce donc seulement parce qu’ils creusent plus profondément et qu’ils voient plus loin ? La bureaucratie stalinienne ne peut admettre cette conclusion. Elle est capable de n’importe quel bond et tournant, elle ne peut ni n’ose accepter une confrontation loyale avec les bolcheviks-léninistes devant les ouvriers. Ainsi, dans la lutte pour sa conservation, l’appareil déprécie son nouveau tournant, en ruinant à l’avance son crédit non seulement auprès des sociaux-démocrates, mais aussi auprès des ouvriers communistes.

La publication du manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste s’accompagne encore d’une circonstance, qui est un peu à côté de la question débattue, mais qui jette une vive lumière sur la situation actuelle de l’Internationale communiste et sur l’attitude du groupe dirigeant stalinien à son égard. Le manifeste est imprimé dans la Pravda du 6 mars, non comme un appel direct et ouvert au nom du Comité exécutif de l’Internationale communiste qui se trouve à Moscou, comme cela s’est toujours fait, mais il est présenté comme la traduction d’un document de l’Humanité, transmis par l’Agence Tass de Paris. Quelle ruse insensée et humiliante ! Après tous les succès, après la réalisation du premier plan quinquennal, après la " liquidation des classes ", après " l’entrée dans le socialisme ", la bureaucratie stalinienne n’ose pas imprimer sous son propre nom, le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste ! Voilà sa véritable attitude envers l’Internationale communiste, voilà comment elle se sent réellement dans l’arène internationale.

Le manifeste n’est pas la seule réponse à l’initiative de la II° Internationale. Par le biais d’organisations servant de paravent : l’opposition syndicale rouge (RGO), allemande et polonaise, l’Antifa et la Confédération générale du travail italienne, l’Internationale communiste convoque pour le mois d’avril " un congrès paneuropéen, ouvrier et antifasciste ". La liste des invités est, comme il convient, confuse et vaste : les " entreprises " (c’est ainsi formulé : les " entreprises ", bien que les communistes soient évincés de presque toutes les entreprises du monde, grâce aux efforts de Staline-Lozovsky), les organisations ouvrières locales, révolutionnaires, réformistes, catholiques et sans parti, les organisations sportives, antifascistes et paysannes. Bien plus : " Nous voulons inviter toutes les personnes isolées qui se battent effectivement (!) pour la cause des travailleurs." Ayant ruiné pour longtemps la cause des masses, les stratèges font appel aux " personnes isolées ", ces justes qui n’ont pas trouvé place dans les masses, mais qui, néanmoins, " se battent effectivement pour la cause des travailleurs ". Barbusse et le général Schönaich seront à nouveau mobilisés pour sauver l’Europe d’Hitler.

Nous avons devant nous le livret tout prêt de l’une de ces représentations de charlatans, dont les staliniens se servent habituellement pour masquer leur impuissance. Qu’a fait le bloc d’Amsterdam des centristes et des pacifistes dans la lutte contre l’attaque des brigands japonais contre la Chine ? Rien. Par respect pour la " neutralité " stalinienne, les pacifistes ne firent même pas paraître un manifeste de protestation. Aujourd’hui, on prépare une réédition du congrès d’Amsterdam, non contre la guerre, mais contre le fascisme. Que fera le bloc antifasciste des " entreprises " absentes et des " isolés " impuissants. Rien. On sortira un manifeste creux, si, cette fois-ci, on arrive jusqu’au congrès.

Le penchant pour les " personnes isolées " a deux extrémités : opportuniste et aventuriste. Les socialistes révolutionnaires russes, dans le passé, tendaient la main droite aux libéraux et tenaient une bombe de la main gauche. L’expérience des dix dernières années prouve qu’après chaque grande défaite, provoquée ou, du moins, aggravée par la politique de l’Internationale communiste, la bureaucratie stalinienne a invariablement essayé de sauver sa réputation à l’aide de quelque grandiose aventure (l’Esthonie, la Bulgarie, Canton). Ce danger n’est-il pas encore présent aujourd’hui ? En tout cas, nous considérons comme notre devoir d’élever la voix pour une mise en garde. Les aventures qui ont pour but de se substituer à l’action des masses paralysées, désorganisent encore plus les masses et aggravent la catastrophe.

Les conditions de la situation mondiale actuelle, ainsi que les conditions de chaque pays pris séparément, sont aussi mortelles pour la social-démocratie que favorables au parti révolutionnaire. Mais la bureaucratie stalinienne a su transformer la crise du capitalisme et celle du réformisme en crise du communisme. Tel est le bilan de dix ans de direction incontrôlée des épigones.

Il se trouve des tartuffes pour dire : l’opposition de gauche critique un parti tombé entre les mains du bourreau. Les canailles ajoutent : l’opposition aide le bourreau. En combinant un sentimentalisme hypocrite et un mensonge empoisonné, les staliniens essaient de cacher le Comité central derrière l’appareil, l’appareil derrière le parti, et d’éluder la question des responsables de la catastrophe, de la stratégie erronée, du régime désastreux, de la direction criminelle : c’est cela aider les bourreaux d’aujourd’hui et de demain.

La politique de la bureaucratie stalinienne en Chine n’était pas moins désastreuse que la politique actuelle en Allemagne. Mais là-bas, les choses se passèrent derrière le dos du prolétariat mondial, dans des circonstances qu’il ne comprenait pas. La voix critique de l’opposition de gauche en URSS ne parvenait pour ainsi dire pas jusqu’aux ouvriers des autres pays. L’expérience de la Chine se passa presque impunément pour l’appareil stalinien. En Allemagne il en va autrement. Toutes les étapes du drame se sont déroulées sous les yeux du prolétariat mondial. A chaque étape, l’opposition a fait entendre sa voix. Tout le cours du développement a été prédit à l’avance. La bureaucratie stalinienne a calomnié l’opposition, lui a imputé des idées et des plans qui lui étaient étrangers, a exclu tous ceux qui parlaient de front unique, a aidé la bureaucratie sociale-démocrate à saboter les comités unifiés de défense à l’échelon local, a enlevé aux ouvriers toute possibilité de déboucher sur la voie de la lutte de masse, a désorganisé l’avant-garde et paralysé le prolétariat. Ainsi, en s’opposant au front unique de défense avec la social-démocratie, les staliniens se sont retrouvés avec elle, dans un front unique de panique et de capitulation.

Et aujourd’hui, se trouvant déjà devant des ruines, la direction de l’Internationale communiste craint plus que tout la lumière et la critique. Que périsse la révolution mondiale, mais que vive le faux prestige ! Les banqueroutiers sèment la confusion et brouillent les traces. La Pravda considère comme une " immense victoire politique " le fait que le Parti communiste allemand, alors qu’il recevait les premiers coups a perdu " seulement " 1 200 000 voix, pour une augmentation globale des votants de quatre millions. De la même manière, Staline, en 1924, jugeait comme une " victoire immense ", le fait que les ouvriers allemands qui avaient reculé sans combat, aient réussi à donner au Parti communiste 3 600 000 voix. Si le prolétariat, trompé et désarmé par les deux appareils, a donné cette fois-ci au Parti communiste près de cinq millions d’électeurs, cela signifie seulement qu’il lui aurait donné deux fois ou trois fois plus, s’il avait eu confiance en sa direction. Il l’aurait porté au pouvoir, si le parti avait su montrer qu’il était capable de le prendre et de le conserver. Mais il n’a rien donné au prolétariat si ce n’est la confusion, des zigzags, des défaites et des malheurs.

Oui, cinq millions de communistes sont encore parvenus à se rendre un à un aux urnes. Mais ils ne sont ni dans les entreprises, ni dans la rue. Ils sont désemparés, éparpillés, démoralisés. Sous le joug de l’appareil, ils ont perdu l’habitude d’être indépendants. La terreur bureaucratique du stalinisme a paralysé leur volonté, avant que soit venu le tour de la terreur criminelle du fascisme.

Il faut dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Désormais, les ouvriers d’avant-garde de ce pays ne parleront plus de la période de domination de la bureaucratie stalinienne qu’avec un sentiment brûlant de honte, qu’avec des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste officiel d’Allemagne est condamné. Désormais, il ne peut que perdre du terrain, s’effriter et se réduire à néant. Aucun moyen artificiel ne peut le sauver. Le communisme allemand ne peut renaître que sur de nouvelles bases, et avec une nouvelle direction.

La loi du développement inégal s’exprime aussi dans le destin du stalinisme. Il se trouve dans les différents pays à différents stades de son déclin. Dans quelle mesure l’expérience tragique de l’Allemagne servira d’impulsion pour la renaissance des autres sections de l’Internationale communiste, c’est l’avenir qui le dira. En Allemagne, en tout cas, la sinistre chanson de la bureaucratie stalinienne a fini d’être chantée. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais. Les ouvriers d’avant-garde allemands doivent construire un nouveau parti sous les coups terribles de l’ennemi. Les bolcheviks-léninistes consacreront toutes leurs forces à ce travail.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/03/330314.htm

Le tournant fasciste en Allemagne

1er avril 1933

1. Le coup d’État contre-révolutionnaire allemand - la contre-révolution de mars - est un événement de la plus grande importance historique.
La guerre impérialiste mondiale n’a pas résolu les contradictions de la société capitaliste. Au contraire, elle les a aiguisées, approfondies et placées à un niveau supérieur.

La reprise économique de l’après-guerre (1920-1929) ne s’est pas faite sur la base du marché mondial élargi. Cette reprise reposait sur un retour, plus ou moins rapide, à une demande normale, à d’importants investissements dans des régions détruites par la guerre et à d’énormes investissements dans la technologie industrielle, en particulier aux États-Unis et en Allemagne.

La restriction des marchés mondiaux ainsi qu’une contraction significative du marché soviétique pour les pays capitalistes à la suite de la révolution d’Octobre, avec la croissance géante simultanée de l’appareil de production des États-Unis, de l’Allemagne et d’autres pays du capitalisme et de leurs colonies, ont déterminé la relativité et le caractère illusoire de la reprise économique après la guerre. La totalité de la production mondiale pour toutes les années de croissance économique après la guerre, si l’on part de la production par habitant plutôt que de la taille absolue de la production, n’a pas dépassé le niveau d’avant-guerre.

La croissance économique elle-même n’a pas été homogène dans tous les pays. En raison de la modification des relations sociales de l’après-guerre, la croissance économique des États-Unis était due au déplacement des produits et des capitaux européens, et la croissance économique de l’Allemagne, qui la plaçait en deuxième position après les États-Unis en termes de quantité de marchandises exportées, a eu lieu principalement au détriment de l’Angleterre.

Cette stagnation des forces productives de la société capitaliste a également conduit à la relativité de la stabilisation d’après-guerre, sa fragilité et sa courte durée. Le problème de la guerre pour la nouvelle redistribution des marchés, entre les impérialistes et contre l’URSS, ainsi que le problème de la révolution prolétarienne, se sont donc toujours posés non pas comme des problèmes de décennies lointaines, mais comme des problèmes à l’ordre du jour, du mois et de l’année.

Apaisée et stabilisée après la guerre avec l’aide des capitaux américains, l’Europe - avec une Allemagne soumise au traité de Versailles et au plan Young dans son centre - est en pratique tributaire des États-Unis. La part du lion de ce tribut a été payée jusqu’en 1932 par l’Allemagne, pas seulement pour elle-même, mais aussi pour toute l’Europe. Ce faisant, elle s’est transformée, à cause des énormes difficultés qui s’abattaient sur sa population active, en une immense poudrière qui devait exploser, tôt ou tard, sous la forme d’un mécontentement populaire massif ou d’une vague de nationalisme et de chauvinisme - c’est-à-dire révolutionnaire ou contre-révolutionnaire - et de guerre. C’est exactement ce que Trotski voulait dire lorsqu’il soulignait en 1926 que le travail de l’Amérique pour transformer l’Europe en un nouveau type de domination pourrait bientôt rencontrer une « résistance des peuples » - une révolution ou une guerre [1]. Une explosion de masse nationaliste ou révolutionnaire en Allemagne signifierait que, à un moment historique, le travail de l’Amérique pour transformer l’Europe - et principalement l’Allemagne, ce maillon le plus fragile et instable du capitalisme - en une sorte de dominion des États-Unis, se heurterait à la résistance des masses populaires. Une telle explosion signifierait l’effondrement de l’équilibre européen, l’effondrement du réformisme européen et de la social-démocratie, qui, en tant qu’ombre du capital américain, perdrait rapidement le reste de son influence et quitterait la scène. Dans ce cas, l’une des deux forces aux deux pôles de la société capitaliste occuperait la scène historique : le fascisme ou le communisme.
brochure

2. La crise économique mondiale a profondément ébranlé les fondements de la société capitaliste. Même un Léviathan impérialiste, comme les États-Unis, a tremblé sous ses coups.Avant la crise, le capitalisme allemand maintenait son équilibre en aspirant continuellement le capital étranger et en développant considérablement ses exportations industrielles, au prix de la surexploitation de toutes les forces du pays. Cela lui a permis dans les années de reprise économique de répondre aux besoins des masses et de calmer leurs sentiments politiques avec l’aide de la social-démocratie.
Jusqu’à la dernière crise mondiale, la bourgeoisie allemande a rationalisé, concentré et élargi son appareil de production.

Les entreprises des industries chimiques et métallurgiques se sont rassemblées au cours des quinze dernières années, soit en fusionnant, soit en mutualisant les bénéfices au nom des « intérêts communs » (par exemple, « l’union des intérêts des usines de peinture », « la société par actions des aciéries unies »). L’appareil productif et les capacités de production du capitalisme germanique ont atteint, malgré les entraves de Versailles, un niveau énorme par rapport à l’avant-guerre.
Toute cette gigantesque réorganisation technologique et structurelle s’est faite principalement par des emprunts à l’étranger. L’Autriche, bien sûr, a fait la même chose, à l’échelle de ce pays, à la différence près que le gouvernement autrichien, contrairement au gouvernement allemand, est en fait privé d’autonomie et de contrôle, étant sous la garde et le contrôle de la Société des Nations.

Une part importante du fonds de roulement de l’économie allemande se compose également de prêts étrangers, de plus des prêts à court terme. Sur les quelque 25 milliards de capital circulant (en 1931), 9 à 10 milliards étaient des capitaux américains, néerlandais, anglais et suisses. La crise économique prolongée a sapé les exportations allemandes, puis l’économie nationale dans son ensemble, déjà épuisée par des énormes paiements dans le cadre des plans de Dawes-Young. En plus de l’exportation habituelle des capitaux allemands à l’étranger (de 1925 à 1932, environ 9 milliards de marks), durant la crise les capitaux étrangers ont commencé à fuir l’Allemagne : environ 4 à 5 milliards de marks jusqu’à fin 1932. La fuite panique des capitaux allemands vers l’étranger a commencé à partir de 1931, à la fois en raison de l’instabilité de la situation politique interne, de la crise mondiale du crédit et de l’effondrement de l’étalon-or en Angleterre, lorsque, à la suite de chocs monétaires et des changements de politique douanière (tarifs préférentiels des dominions et droits discriminatoires des pays capitalistes concurrents et de l’URSS), de nombreuses entreprises industrielles allemandes ont commencé à être transférées.

Rétrécissement des marchés mondiaux et intérieurs, fuite des capitaux, resserrement du crédit, fermeture d’entreprises, chômage et appauvrissement des masses, dévastation de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie urbaine - tout cela se conjugua et donna naissance aux décrets d’urgence successifs de Brüning dans le seul but de sauver l’Allemagne capitaliste de la catastrophe par une imposition fiscale des masses, tout en préservant les bases du régime politique de démocratie bourgeoise.

L’équilibre politique intérieur a commencé à se briser. Étant donné l’impuissance de l’Amérique à « aider » l’Allemagne dans le futur, les causes de la catastrophe en tant que conséquences de la guerre perdue et du traité de Versailles, sont devenues de plus en plus évidentes dans l’esprit des masses. Les jeunes générations, qui n’avaient pas vécu les horreurs de la guerre, commencèrent à orienter leurs pensées et leur volonté pour mettre fin au traité de Versailles et pour se libérer de la servitude vis-à-vis de la France (le rôle de l’Amérique n’est pas visible pour les masses, car elle reçoit le financement non pas directement, mais par l’intermédiaire de la France). La croissance de la vague nationaliste et chauvine de la petite-bourgeoisie, habilement dirigée vers son cours fasciste par le capital monopoliste de l’Allemagne, a commencé. Ce que la révolution prolétarienne, à cause de la dérive de la direction communiste en 1932, n’a pas réussi à réaliser jusqu’à présent - la libération nationale de l’Allemagne - la petite-bourgeoisie le tente par la contre-révolution.

3. Les impérialismes français, britannique, américain n’avaient qu’un seul moyen de préserver l’équilibre interne de Weimar et de Versailles en Allemagne et en Europe : annuler ou reporter la dette et accorder un nouveau prêt à l’Allemagne. La première partie de la tâche a été presque entièrement achevée - l’ajournement a été accordé et les réparations ont été annulées sous condition. Mais cela n’était pas suffisant et n’a pas eu d’effet sur les processus internes du pays. Le dernier recours consistait à accorder de nouveaux prêts à l’Allemagne pour relancer son industrie. Mais accorder des prêts signifie augmenter la production. Et comment résoudre la question de savoir où vendre les marchandises allemandes alors que la crise s’aggrave dans le monde entier ? De plus, avec cette conjoncture, les spécialistes anglais, français et américains peuvent moins que jamais souhaiter un renforcement de l’industrie allemande, donc accroître sa part du marché mondial. Et comment, en outre, confier à l’Allemagne de nouveaux capitaux, alors que la bourgeoisie allemande elle-même ne croit pas à la stabilité de la situation politique en Allemagne et exporte précipitamment ses capitaux à l’étranger ? De plus, dans cette situation, il est impossible de renforcer le capitalisme allemand sans renforcer simultanément ses aspirations à la rupture du traité de Versailles.

Néanmoins, une telle tentative a été faite. Car il était beaucoup moins coûteux de sauver et de préserver les colonies et les territoires européens pris à l’Allemagne avec l’aide d’un gouvernement accommodant de partis intermédiaires qu’au moyen d’une nouvelle guerre. Et en 1931, la France a essayé d’accorder à l’Allemagne, avec l’Angleterre et les États-Unis, un prêt à long terme de 500 millions de dollars, mais sous réserve de l’établissement d’un contrôle douanier sur l’Allemagne, du contrôle financier de ses emprunts et dépenses et de l’engagement de l’Allemagne de ne pas exiger de modifications des traités de paix en sa faveur pendant 10 ans. C’est-à-dire sous réserve de la transformation de l’Allemagne par les « grandes puissances » en une sorte de Chine ou d’Autriche.Il est clair que l’acceptation de ces conditions par le gouvernement Brüning aurait signifié une accélération extraordinaire du coup d’État fasciste. Cette proposition a été rejetée. Mais en l’absence d’une direction communiste adéquate, l’Allemagne a continué à avancer à toute vitesse vers le fascisme.

4. La croissance rapide du sentiment fasciste était donc due à l’impasse économique, dans laquelle l’Allemagne avait été conduite par l’état du capitalisme d’après-guerre, la crise économique profonde et le système de Versailles, avec en toile de fond la faiblesse de l’avant-garde prolétarienne. À son tour, la croissance rapide du fascisme a intensifié le chaos économique, rendant impossible aux bourses internationales d’aider son économie avec les capitaux. Un cercle vicieux a été créé, à partir duquel il n’y avait pas de sortie « normale ». Cela allait dégénérer par une explosion de l’équilibre de l’après-guerre et, surtout, de la coquille politique de Weimar, sous l’impact de grandes masses de « la nation » sous la direction du capital financier. La contre-révolution de mars constitue la rupture du premier maillon du système de Versailles. C’est pourquoi le coup d’État fasciste a été accueilli avec tant de haine par la bourgeoisie des pays victorieux et avec tant d’espoir et de joie par la bourgeoisie des pays vaincus dans la guerre impérialiste, et des pays insatisfaits de l’issue de la guerre. D’où les sympathies inattendues de la bourgeoisie des pays victorieux pour les ouvriers et même les communistes d’Allemagne, dont la lutte contre le fascisme visa à consolider les systèmes étroitement liés de Versailles et Weimar. Il est également compréhensible que les gouvernements fascistes de Hongrie et d’Allemagne veuillent aider la bourgeoisie autrichienne à fasciser son pays.

5. La contre-révolution de mars signifie, en fin de compte, l’élimination des vestiges de la révolution du 9 novembre [1918] et du système de Weimar. Mais cela signifie-t-il aussi le retour au pouvoir des forces sociales et politiques qui gouvernaient l’Allemagne avant la révolution de novembre, c’est-à-dire la restauration au sens direct et immédiat ?

Le régime fasciste en Allemagne, quelle que soit la forme de gouvernement - qu’il s’agisse d’une monarchie fasciste ou d’une république fasciste - est un régime de terreur fasciste plutôt qu’une réaction de Bismarck ravivée, et constitue la prédominance de la partie la plus puissante et agressive du puissant capitalisme monopoliste allemand, des sommets du capital industriel et bancaire, plus ou moins soutenu par le grand capital agraire, mais n’est pas une domination des junkers [nobles, propriétaires terriens en Prusse], plus ou moins soutenus par le capital industriel et bancaire, ce qui serait un retour à avant la révolution.

Que représentait le régime en Allemagne avant novembre [1918] ? En utilisant une formulation brève et concise de Trotski, on pourrait dire : Jusqu’au 9 novembre, l’Allemagne était un pays sans traditions révolutionnaires. La bourgeoisie arriva trop tard pour concurrencer sérieusement les forces de la vieille société. Après une modeste expérience en 1848, elle a garanti à Bismarck aidé par l’armée prussienne l’unification de la patrie. Les junkers, des purs féodaux, ont été appelés pour régler les tâches de développement capitaliste et ont pris en main toutes les ressources de la société bourgeoise. Après la guerre de 1864-1866-1870, les féodaux des régions à l’est de l’Elbe sont passés de la selle prussienne sur la selle impériale. La bourgeoisie libérale n’a pas franchi les frontières de l’opposition « responsable », permettant aux junkers de mettre de l’ordre dans la société capitaliste et de disposer de ses forces militaires. Enfin, lorsque la bourgeoisie allemande a été confrontée à de nouveaux défis de nature mondiale par le développement capitaliste, elle a quand même donné à ceux qui étaient unis autour de la monarchie la possibilité de diriger une nation armée.

L’organisation militaire allemande était en pleine conformité avec le système de l’État allemand avant la révolution. Ensemble, ils formèrent une tour féodale sur les fondations capitalistes.

La révolution de novembre a radicalement changé les rôles des groupes sociaux dominants : La « tour féodale » a été politiquement détruite, le pouvoir direct a été transféré à la bourgeoisie dans son ensemble, la bourgeoisie libérale est passée d’une opposition « responsable » à l’exercice direct du pouvoir en tant que propriétaire, et l’ensemble des junkers, économiquement préservés, sont devenus l’opposition « responsable ». En Allemagne, un régime d’ample démocratie bourgeoise a été mis en place, s’appuyant directement ou indirectement sur les réformistes.

Le coup d’État fasciste ne modifie pas le rôle des classes ni la nature sociale du système. Il signifie seulement une concentration de la plénitude du pouvoir direct entre les mains d’une étroite couche dirigeante de la bourgeoisie industrielle et financière. La démocratie bourgeoise de l’Allemagne, qui ne pouvait être comparée dans son ampleur qu’à celle de la Nouvelle-Zélande - ou de l’Australie, est impitoyablement brisée. Conformément aux objectifs nationaux et internationaux du fascisme, un régime de terreur blanche est en train d’être mis en place, par rapport auquel la politique réactionnaire de Bismarck - qui a imposé la loi sur les socialistes expulsant 900 personnes des zones en état de siège et emprisonnant 1.500 pour une peine totale d’environ 1.000 ans (8 mois par personne) - apparaît comme un détail.

6. La victoire du fascisme allemand marque la fin de l’ère du pacifisme démocratique d’après-guerre et est un coup dur, peut-être fatal, à la démocratie bourgeoise comme forme dominante du règne de la bourgeoise dans les pays décisifs du capitalisme. La réaction terroriste - le fascisme - apparaît sur le premier plan de la scène historique, peut-être pour de longues années.

À la lumière des plus grands événements qui se déroulent en Allemagne, les communistes révolutionnaires sont obligés de réfléchir et de comprendre ce que cette transformation abrupte de l’histoire introduit dans les problèmes mondiaux les plus importants. Quel sera à court terme le sort du capitalisme et du mouvement communiste mondial ? Quelles sont les perspectives et les conditions de la révolution prolétarienne en Europe ? Quelles seront les perspectives pour l’URSS et en conséquence ses problèmes ? Quelles sont les tâches directes de l’organisation internationale des bolcheviks-léninistes ? Il faut répondre immédiatement à toutes ces questions, ne serait-ce que de manière schématique et générale.

7. La contre-révolution de mars se fonde sur l’intersection et l’imbrication des facteurs objectifs suivants :

• Le désir croissant des cercles dirigeants du capitalisme monopoliste, qui résulte de la restriction de la libre concurrence par les monopoles capitalistes, de renforcer la réaction et d’éliminer progressivement la démocratie bourgeoise ;

• La volonté des classes dominantes de réagir en contrecarrant la montée révolutionnaire des masses produite par la crise historique de l’ensemble du système capitaliste et les soulèvements révolutionnaires qu’il a subis après la guerre ;

• La fin du pacifisme démocratique et des illusions des masses vis-à-vis de la démocratie bourgeoise. La crise finale du bastion du réformisme mondial - de la social-démocratie allemande - en conséquence de l’arrêt de l’afflux des capitaux américains en Allemagne ;

• L’énorme déception des masses allemandes vis-à-vis du régime du parlementarisme démocratique bourgeois qui, sous les coups de la crise économique mondiale, a ébranlé toute la vie économique nationale du pays et démontré l’impuissance du régime de Weimar à les sauver de la faim, de la pauvreté et de la destruction ;

• L’abandon des communistes par les ouvriers organisés et par la petite-bourgeoisie travailleuse à la suite des résultats du « socialisme » stalinien et de l’impuissance de la direction opportuniste du Parti communiste allemand à prendre le pouvoir ;

• La montée du chauvinisme de la petite-bourgeoisie, du lumpen-prolétariat et de certaines couches du prolétariat à cause des difficultés imposées par le traité de Versailles ;

• L’impossibilité pour la bourgeoisie allemande de continuer à tenir le pouvoir entre ses mains par des méthodes et dans le cadre du système pourri de Weimar tout en maintenant les bases du traité de Versailles.

Tout cela a été la base de la puissante croissance du fascisme allemand, une croissance qui s’est terminée après presque huit mois de crise politique par un coup d’État.

L’alternative formulée dès 1922 par Trotski - le communisme ou le fascisme - est maintenant réalisée en Allemagne par la solution fasciste.

8. Le fascisme allemand ne « pousse » pas dans la République de Weimar, ne se dissout pas en elle, ne s’adapte pas « au cadre et aux formes de la démocratie bourgeoise », mais il la démolit par un coup d’État, mené en alliance avec les junkers du parti « national » avec à sa tête le Président de la République.

La contre-révolution a programmé le coup décisif à la classe ouvrière au début de 1933, ce qui n’était pas accidentel. À la fin de l’année 1932, la vague de masse de la contre-révolution avait déjà atteint son paroxysme. Puis, les masses ont commencé à se détourner des fascistes avec la croissance continue de l’électorat communiste. Un nouveau retard dans la mise en œuvre de la situation contre-révolutionnaire menaçait de renforcer ce retrait des masses déçues par la lenteur du fascisme de la contre-révolution et de renforcer le processus de radicalisation qui avait commencé. Le régime allemand de Weimar ne pouvait pas opposer des obstacles décisifs à ce processus. Comme l’expérience de 1932 l’a montré, le seul obstacle sérieux auquel le prolétariat et la petite-bourgeoisie qui le suivait seraient confrontés dans leur propre tentative de renverser l’État de Weimar ne pouvait être que la stupidité (ou l’opportunisme) de la direction communiste. Le choix pour les sommets de l’impérialisme allemand était alors : soit un coup d’État contre-révolutionnaire, au moment le plus favorable pour eux au cours de ces 14 dernières années, soit le risque de laisser passer cette chance et d’être confronté dans un ou deux ans, sinon plus tôt, à une nouvelle année 1923. Telle était la question à la fin 1932.

Cette situation a unifié les cercles dirigeants du capitalisme monopoliste en Allemagne autour de la réalisation immédiate de sa tâche : le coup décisif porté à la classe ouvrière et à la « révolution inachevée » du 9 novembre 1918.

Seuls les aveugles ou ceux qui ne voulaient pas regarder pouvaient ne pas saisir cette situation, d’une clarté exceptionnelle. Une telle situation dictait impérativement aux communistes des préparatifs généraux énergiques et rapides pour empêcher le coup d’État et rattraper leur retard des années précédentes, c’est-à-dire immédiatement : créer un front unique ouvrier antifasciste, préparer tout de suite une grève générale, armer les ouvriers, déclarer largement leur disponibilité et leur détermination de repousser les premières tentatives de coup contre-révolutionnaire par tous les moyens et de toutes leurs forces.

9. Les forces motrices derrière la contre-révolution de mars sont les cercles les plus réactionnaires et chauvins du capitalisme monopoliste allemand, de l’impérialisme allemand qui, à travers son parti fasciste, a fait de la petite-bourgeoisie et des travailleurs déclassés son pilier social. Ce conglomérat social est uni par la haine de la République de Weimar et du communisme, par la haine des partis qui ont dirigé l’Allemagne de Weimar et fait la paix à Versailles, par le désir de briser les chaînes de Versailles et de ressusciter un « empire allemand » puissant.

Le Parti des nationalistes (parti des grands propriétaires terriens et seulement au second plan des grands industriels) et le Parti des nationaux-socialistes (parti des grands industriels principalement, sinon principalement, en termes de buts et objectifs, mais pas en termes de composition sociale) sont unis par un programme spécifique d’exploitation du prolétariat et d’agression extérieure, de création d’un empire puissant qui se débarrasserait des chaînes de Versailles ne serait-ce que " sur le dos de l’URSS. Ils se divisent surtout sur , la question de la forme du futur État. Les nationaux-socialistes cherchent à établir une dictature de leur parti selon le modèle italien, pour établir une domination politique du capital industriel ; les nationalistes cherchent à restaurer la monarchie ou à créer une république conservatrice et, dans les deux cas, rétablir le rôle politique d’avant-guerre des grands domaines.

Malgré toutes les divergences politiques entre les deux partis, et même lorsque ces divergences sont aiguës, il faut garder à l’esprit leurs affinités sociales et génétiques exceptionnelles. Le NSDAP (Parti ouvrier national-socialiste allemand) n’a pas scissionné, mais fut issu du seul parti national d’autrefois. Son programme a pour but de s’emparer de la petite-bourgeoisie et des ouvriers déclassés, d’orienter leur mécontentement dans un sens réactionnaire, pour faire d’eux un instrument des magnats du capital financier.

Ce programme « radical », pris au pied de la lettre, a même conduit certains opposants à une évaluation erronée du fascisme en tant que mouvement de gauche radical, ce qui a été à l’origine des pires erreurs théoriques et tactiques dans la situation allemande.

La petite-bourgeoisie et les ouvriers déclassés attendent du coup réalisé avec leurs mains des rivières de lait et de miel. Ils placent en lui leurs espoirs pour un avenir meilleur. Ils croient en lui. Comme à l’époque de la brume militaro-patriotique de 1914-1915, ils sont prêts à mourir pour cet avenir. Bien sûr, après le coup d’État, ils seront progressivement déçus par le fascisme. Mais lorsque le gouvernement fasciste sera renforcé, la petite-bourgeoisie évoluant vers la gauche sera freinée pendant un certain temps par un nouvel appareil d’État, qui dispose de moyens incomparablement plus puissants que celui de Weimar pour réprimer les masses. Il sera alors difficile à cette petite-bourgeoisie de nouer un lien actif avec le prolétariat révolutionnaire.

10. Déterminer avec précision l’équilibre actuel des forces de classe en Allemagne est difficile. Le coup d’État est toujours en cours et donc le rapport des forces change d’heure en heure. Une chose est certaine. Une classe ouvrière désorientée et divisée s’est opposé avant le coup, et continue à s’opposer, au front uni de la réaction enragée. Les groupes nationalistes ont été forcés - par le nombre et la conscience du prolétariat allemand - à se préparer à un coup d’État pendant 14 ans. La facilité avec laquelle ils ont réussi à infliger leurs premiers coups, habituellement décisifs dans de tels cas, est due en grande partie à la désorientation du prolétariat allemand ces dernières années, surtout au moment le plus crucial de la lutte. Écartelé entre trois secteurs - social- démocrate, communiste et « chrétien » - il n’était unifié par personne, personne n’a essayé de le rassembler pour lutter, même face au coup d’État fasciste. Aucun de ces détachements n’a tenté d’empêcher un coup d’État contre-révolutionnaire. En conséquence, la contre-révolution n’a pas encore rencontré une résistance unie ni même partielle des travailleurs.

Bien sûr, de la part des partis antifascistes (ou non fascistes) « de Weimar », purement bourgeois - le centre catholique et le Parti allemand d’État (ancien Parti démocrate) - on ne pouvait pas s’attendre à une résistance physique au fascisme. Après tout, même un coup d’État fasciste classique, purement hitlérien, n’est pas une atteinte à la propriété privée des magnats de l’industrie lourde, des catholiques ou de la bourgeoisie commerciale démocratique. La crainte des expériences capitalistes-étatistes du nouveau régime et la menace d’être longtemps effacé du contrôle direct du pays ne pouvaient et ne peuvent servir d’incitation à combattre le nouveau gouvernement sous une forme ou une méthode autre que le vote parlementaire et les articles d’opposition dans la presse, et surtout lorsque ces partis ne sont pas directement aux commandes du gouvernement.

Il faut utiliser l’opposition de ces partis et des travailleurs sous leur influence, c’est-à-dire des travailleurs orientés démocratiquement, comme ceux des syndicats chrétiens et des syndicats Hirsch-Duncker, pour les arracher à ces partis. Afin de s’opposer activement au fascisme, les communistes ne pouvaient agir qu’en avançant le mot d’ordre d’un front unique ouvrier antifasciste avec ces travailleurs. Mais ça n’a pas été fait. Plus que cela. Du fait de l’inaction et de la passivité totale des dirigeants communistes avant la nomination d’Hitler au poste de chancelier du Reich, au moment de sa nomination (30 janvier 1933) et après sa nomination, et même au moment du coup d’État lui-même, toute cette force importante de travailleurs à l’esprit démocratique n’a pas été mise en marche. Ils sont restés sous la pleine influence du Centre et du Parti allemand d’État, c’est-à-dire témoins passifs du coup.
Le Centre et le Parti allemand d’État, ce sont des partis de la bourgeoisie libérale. Ils sont antifascistes dans la mesure où la démocratie bourgeoise s’oppose à une autre forme d’État bourgeois - le fascisme. Mais le régime d’ample démocratie bourgeoise a été conquis par les mains des ouvriers, non par la bourgeoisie, et, par conséquent, sa liquidation fasciste pourrait être empêchée non par la bourgeoisie, même si elle est libérale, mais seulement par les ouvriers pour qui elle est un tremplin pour la lutte pour leurs besoins quotidiens et pour l’établissement de leur dictature.

Le centre ne vote pas pour le fascisme. Mais s’il s’avère que le résultat immédiat du coup d’État n’est pas le régime fasciste classique, mais un État semi-fasciste, quelque peu atténué pour ainsi dire, le centre le soutiendra sans aucun doute directement, comme il a soutenu autrefois la monarchie de Wilhelm.

Du côté du principal détachement contre- révolutionnaire, c’est-à-dire national-socialiste, on trouve : une partie de l’appareil d’État central (dont une partie voire toute la police), un réseau en expansion rapide d’appareils locaux et des Landtag, des autorités municipales et communales que les nationaux-socialistes saisissent par des coups de force locaux, des centaines de milliers de soldats, une masse de petits-bourgeois, de fonctionnaires, d’employés et d’ouvriers arriérés. Ils disposent de facteurs qui un très grand rôle dans le rapport des forces entre les classes : la détermination et la cruauté, l’enthousiasme et la volonté de passer à l’attaque.
Le détachement contre-révolutionnaire nationaliste peut compter pour sa part sur : la partie décisive de l’appareil d’État, les cent mille soldats de la Reichswehr, une partie de la police et de la gendarmerie, environ deux cent mille paramilitaires « Stahlhelm », l’essentiel des généraux et des officiers de l’empire, la noblesse et les grands propriétaires terriens.

En cas de conflit ou de crise avec les nationaux-socialistes en ce qui concerne le choix de la forme du gouvernement, la Reichswehr pourrait se diviser sérieusement, mais les nationalistes pourraient compter sur les sociaux-démocrates, qui préféreront la monarchie ou une république semi-fasciste en tant que « moindre mal », comparé au régime totalement fasciste. N’étant pas sous le feu direct de la critique communiste, les dirigeants sociaux-démocrates vont sans doute tenter d’échapper à la catastrophe en mettant sur la balance en faveur de Hindenburg toute la base de masse qui leur reste, dès que (et si) il s’avère que ce dernier se différencie d’Hitler.
Il n’est guère possible aujourd’hui de préciser avec une certitude catégorique les formes sous lesquelles le coup d’État se cristallisera à l’étape suivante, sera-t-il conservateur contre Weimar ou tout de suite fasciste achevé, car il n’est pas suffisamment clair à ce stade lequel des partenaires dispose dans ce bloc de l’hégémonie réelle.

Bien entendu, les deux variantes de développement possible à court terme sont tout aussi dangereuses pour la classe ouvrière, elles portent les mêmes calamités et le même régime de terreur.

Des frictions internes et une lutte accrues entre les alliés sont inévitables. Cette lutte peut même parfois prendre des formes très aiguës, car les contradictions au sein de la classe, entre le capital agraire et industriel, et les contradictions entre les aspirations de la petite-bourgeoisie et les tâches de l’oligarchie financière vont apparaître peut-être sous des formes très inattendues. Mais un éclatement du bloc avant le renforcement du nouveau régime, à la suite d’une explosion de ses contradictions internes, est peu probable, les buts et objectifs des deux partenaires sont trop étroitement alignés. Le prolétariat, donc le Parti communiste, devait et pouvait - et peut encore - utiliser les contradictions dans le camp de la bourgeoisie dans son ensemble entre sa partie fasciste et libérale-démocrate non fasciste. Mais au sein du Front de Harzburg les contradictions sont très minimes de ce point de vue. Bien entendu, cela ne signifie pas que le prolétariat ne doit pas suivre avec vigilance tous les hauts et les bas de cette lutte et qu’il ne doit pas l’utiliser à son avantage.

L’itinéraire concret de la contre-révolution n’exclut pas la possibilité que, déjà dans le processus du coup d’État, les nazis vont submerger les nationalistes, les repoussant finalement au second plan. Mais il est également possible que le transfert du plein pouvoir aux fascistes se fasse avec un coup d’État supplémentaire, relativement pacifique, ou - ce qui est le plus probable - la fusion des deux partis en un seul avec l’érosion du centre et des vestiges des autres partis bourgeois. Peu importe si cela passe ou non par une phase de coalition avec ces vestiges.

11. La fin de l’Allemagne de Weimar et l’effondrement de l’équilibre européen signifient la mort de la social- démocratie allemande et le début de la fin du réformisme.
La contre-révolution de mars a porté un coup décisif aux sociaux-démocrates allemands. Sa politique de coalition avec les partis bourgeois, sa théorie du passage pacifique et évolutif de la démocratie bourgeoise au socialisme, ont fait faillite avec une clarté absolue pour les masses dans le pays le plus classique de la démocratie bourgeoise. Sa politique et sa théorie n’ont pas donné naissance au socialisme, mais au fascisme.

L’effondrement de la social-démocratie allemande est désormais inévitable. Elle va s’effondrer de trois manières. La base ouvrière nourrira le communisme, c’est-à-dire le parti communiste d’Allemagne renaissant, alors que les couches moyennes et supérieures de l’appareil bureaucratique vont en partie s’intégrer au fascisme et en partie deviendront des philistins. Aucune tentative des sociaux-démocrates « orthodoxes » de sauver l’organisation par une adaptation semi- légale ou illégale à la situation ne pourra empêcher ces processus.

La social-démocratie a fait faillite en politique et en théorie. En mars, les masses ont reçu une leçon de démonstration concentrée d’envergure historique. Et aujourd’hui la réaction triomphe. L’effondrement de la social-démocratie est le début du triomphe décisif des idées du communisme et de la révolution prolétarienne parmi les larges couches du prolétariat allemand. En termes historiques, l’effondrement de la social- démocratie allemande ne profitera pas au fascisme, mais au communisme.
La social-démocratie n’a pas résisté au coup d’État fasciste. Mais la même tactique sociale-démocrate a été appliquée par les dirigeants du parti communiste allemand (KPD). Le résultat, c’est la plus grande victoire du fascisme, son « Octobre » sans effusion de sang.

La non-résistance des dirigeants du KPD et de l’Internationale communiste (IC) au coup d’État fasciste n’est que le maillon décisif et final de la chaîne de trahison de la révolution mondiale que le stalinisme inter­national a forgée au cours des années précédentes. La classe ouvrière allemande n’est pas encore brisée. Mais son activité a été paralysée par la trahison des dirigeants, qui se sont livrés au fascisme sans coup férir, sans la moindre tentative de se préparer à temps pour se défendre, sans chercher à organiser la résistance du prolétariat au moment du coup d’État.

Des milliers et des milliers de dirigeants, de cadres et de militants de la classe ouvrière remplissent les prisons et les camps de concentration en Allemagne en tant qu’otages. Le fascisme enragé répondra sans aucun doute à chaque grève, à chaque lutte radicale des ouvriers par des exécutions ou à la menace d’exécution immédiate de ces cadres, ce qui paralyse encore davantage l’activité du prolétariat dans la lutte contre la contre-révolution.

Devant la menace croissante d’un coup d’État fasciste, la direction révolutionnaire des communistes était obligée de :

• renforcer chaque jour le front unique antifasciste de la classe ouvrière ;
• préparer soigneusement une grève générale pour sa mise en œuvre immédiate en réponse à la tentative de coup d’État fasciste ;

• préparer soigneusement tout ce qui est possible pour armer les travailleurs au moment de la contre-révolution ;

• mobiliser les meilleures forces du mouvement communiste mondial pour aider le prolétariat allemand ;

• mobiliser l’Armée rouge soviétique pour soutenir activement les actions antifascistes de la classe ouvrière allemande ;

• déclarer ouvertement et courageusement à l’opinion publique prolétarienne allemande que dans sa lutte héroïque contre le fascisme, elle n’est pas seule, que le prolétariat de l’URSS l’aidera à écraser la contre-révolution avec toutes les ressources de son pays, y compris ses forces armées, qu’il attend cette heure historique en étant entièrement mobilisé, que le prolétariat russe accomplira avec détermination son devoir vis-à-vis de ses frères allemands, comme il l’a fait en 1918 en Russie.
Les dirigeants du KPD, de l’Internationale communiste et l’ensemble du stalinisme international n’ont jamais essayé de préparer et d’accomplir ces devoirs révolutionnaires internationaux fondamentaux, et ne les ont jamais remplis au moment le plus décisif et le plus critique de la situation, n’ont jamais essayé de les préparer et de les mettre en œuvre, et ne les ont pas mis en œuvre au moment le plus décisif et le plus critique de la situation, comme l’a indiqué en temps opportun l’opposition léniniste représentée par le camarade Trotski.

Ainsi le stalinisme international a préparé et provoqué une énorme défaite mondiale du prolétariat. Ainsi il a achevé sa trahison de la révolution mondiale. Il a ainsi rayé l’Internationale communiste de la liste des facteurs révolutionnaires, la transformant en un appendice, en une aile gauche de la social-démocratie.

Cette trahison décisive du stalinisme a porté un coup dur au mouvement communiste mondial.

Mais la bureaucratie thermidorienne-bonapartiste est incapable de porter au communisme un coup mortel. Et en Allemagne, le mouvement communiste, qui renaît sur de nouvelles bases, va bientôt se signaler, indiquant de nouvelles voies à la classe ouvrière. Les batailles qui se dérouleront contre le fascisme le montreront clairement dans un avenir proche.

L’Allemagne de Weimar est morte. Ses bannières ne flotteront plus au-dessus des mairies en Allemagne. Des changements droitiers à long terme dans le rapport des forces de classe, la croissance triennale du fascisme, la faillite et la capitulation de la social-démocratie et de la direction de l’Internationale communiste - tout cela a été victorieusement réalisé par la contre-révolution de mars.

Les bannières impériales et fascistes ne seront remplacées en Allemagne que par les drapeaux rouges de la révolution prolétarienne.

12. Au fil des ans, l’opposition léniniste a observé avec inquiétude les événements en Allemagne, expliquant constamment leur ampleur et leur très grande importance historique. Elle a constamment et sans relâche signalé le danger qui pèse sur l’ensemble du mouvement ouvrier mondial et qui devient mûr en Allemagne sous la forme du fascisme.

Aux fausses prédictions de l’Internationale communiste sur la montée révolutionnaire (1929) et la situation directement révolutionnaire en Allemagne (1929-1932), l’opposition léniniste opposait continuellement les indications d’une situation directement contre-révolutionnaire, le danger d’un manque de croissance des tendances défensives au sein du prolétariat, principalement en raison du fait que sa vigilance a été endormie par une direction faussement révolutionnaire.

Aux fausses affirmations de l’Internationale communiste selon lesquelles le fascisme est « une radicalisation de gauche des masses » et « un pas en avant vers le communisme », l’opposition léniniste répliquait en analysant le fascisme en tant que mouvement nationaliste chauvin le plus à droite, directement dirigé par le capitalisme monopoliste.

Contre les déclarations trompeuses de l’Internationale communiste selon lesquelles les fascistes ne pensent pas à un coup d’État et que le coup d’État fasciste a déjà eu lieu pendant la chancellerie de Brüning (1930-1932), que les fascistes se développent dans la république de Weimar, que la dictature du Parti national socialiste en Allemagne s’inscrit dans le cadre et sous la forme de démocratie bourgeoise, l’opposition léniniste indiquait les différences entre le fascisme et la démocratie bourgeoise, soulignait l’importance de ces distinctions pour le prolétariat, insistait sur le danger exceptionnel et croissant d’un coup d’État fasciste et sur le fait que le fascisme victorieux ne préserverait pas mais détruirait la démocratie bourgeoise de Weimar et ferait sauter ses formes et son cadre, indépendamment du fait s’il accède au pouvoir par des moyens parlementaires ou non parlementaires. À la tactique de l’Internationale communiste d’un front uni avec les fascistes, l’opposition léniniste opposait celle d’un front unique contre les fascistes.

Par contraste avec le slogan de l’Internationale communiste « faire d’abord feu contre la social-démocratie », l’opposition léniniste avançait le mot d’ordre « ouvrons le feu d’abord sur les nationaux-socialistes, les fascistes ».

Face au terme « social-fascistes » (de juillet 1928 à février 1933) de l’Internationale communiste, qui désoriente les travailleurs dans leur lutte contre les fascistes, l’opposition léniniste présentait la thèse que la social-démocratie et le fascisme « sont deux pôles du front bourgeois » qui ne pourraient s’unir qu’au moment où la société bourgeoise serait directement menacée par la révolution prolétarienne.
Contre le slogan de l’Internationale communiste « front unique par en bas » - c’est-à-dire, dans la pratique, le rejet de tout front unique avec les travailleurs sociaux-démocrates - l’opposition léniniste opposait le front unique tel que formulé par le IVe Congrès de l’IC, et par le bas et par le haut, surtout dans la lutte contre le fascisme.
Pendant un certain nombre d’années, l’opposition léniniste a demandé la préparation et« la mise en œuvre dans la lutte contre le fascisme allemand de la tactique élaborée par Lénine au cours de la lutte contre Kornilov. En réponse à cela, tout le mouvement stalinien international accusa l’opposition et Trotski de s’efforcer de mettre en place un « front unique avec Brüning », « un front unique de Thälmann à Brüning », « un front unique avec des prêtres catholiques », avec le « pape romain », prétendant que nous serions favorables à la théorie social-démocrate du « moindre mal ».
Les bolcheviks-léninistes ont défendu la nécessité d’appliquer la tactique du front unique selon les principes fondamentaux du IVe Congrès : et par le haut et par le bas. En réponse, le stalinisme calomniait en disant que nous sommes pour un front uni uniquement par en haut, c’est-à-dire seulement avec les dirigeants sociaux-démocrates, mais pas avec les masses.

Depuis 1930, les bolcheviks-léninistes exigent que toutes les mesures soient prises pour préparer un front unique en vue d’une grève générale et de l’armement des travailleurs sociaux-démocrates et communistes. En rejetant ces mots d’ordre, le stalinisme disait que nous semions l’illusion que Brüning allait armer les ouvriers.
À la veille de la dernière élection présidentielle, les bolcheviks-léninistes ont souligné que Hindenburg pouvait facilement passer dans le camp fasciste et que, par conséquent, la tâche était de faire en sorte qu’un ouvrier antifasciste soit candidat du front unique à la présidence, imposé par le Parti communiste à la social-démocratie.
Cependant, les dirigeants, avec toute leur tactique, ont sapé cette tâche, assurant ainsi la victoire de Hindenburg, y compris par le vote de millions d’électeurs communistes.[2]

Depuis l’automne 1932, les bolcheviks- léninistes ont inlassablement signalé que le danger d’un coup d’État fasciste par l’ensemble des forces de la réaction devenait non seulement pratiquement actuel, mais que c’était une question de semaines ou au plus de quelques mois, c’est-à-dire qu’un coup d’État fasciste extraparlementaire ou parlementaire pouvait et devait être attendu maintenant, chaque jour et chaque heure. Même ici, à plusieurs milliers de kilomètres de l’Allemagne, le passage rapide de la crise politique à un coup d’État contre-révolutionnaire pouvait être perçu avec une clarté qui ne laissait aucun doute. Mais c’est à ce moment précis que le stalinisme international criait plus fort que jamais que la crise révolutionnaire en Allemagne... mûrissait. Cette clique et l’éditorial de la Pravda du 30 janvier 1933 se sont eux-mêmes couverts de honte impérissable. À ce moment précis, lorsque le chancelier du Reich de la contre-révolution a finalement pris le pouvoir, ce journal de la stupide bureaucratie marmonnait encore : « La dictature fasciste en Allemagne est au point mort. Elle piétine, n’étant pas capable de renforcer sa position. »

Trotski a averti que si Hitler arrivait au pouvoir, cela allait le renforcer plusieurs fois, qu’au lendemain de sa victoire le char fasciste passerait sur les crânes et les dos des prolétaires allemands, que cela obligera l’URSS à déplacer l’Armée rouge pour aider ceux qui se soulèvent (et la confiance dans cette assistance augmenterait immédiatement spontanément !) afin de lutter avec la classe ouvrière allemande contre le fascisme qui a pris le pouvoir. En réponse à cela, le XIIe plénum du comité exécutif de l’Internationale communiste, par la bouche de Thälmann et de Manouilski, a déclaré : « Trotski provoque une guerre entre l’URSS et l’Allemagne ».

C’est ainsi qu’a été préparée, par la cécité et l’opportunisme, la trahison et la calomnie, la plus grande trahison de la révolution mondiale.

13. Demain, la bureaucratie de l’IC expliquera certainement la facilité avec laquelle le coup d’État a été mené par la contre-révolution, par la « passivité » du prolétariat qui « ne voulait pas accepter » le combat, et non par le fait que ni l’IC ni la direction du KPD (sans parler de la IIe Internationale ou du SPD) ne l’ont préparé à une résistance, n’ont pas résisté et n’ont pas appelé la classe ouvrière à résister. Ceci explique maintenant les raisons de la résistance persistante de l’Internationale communiste à la tactique léniniste du front unique. Pourquoi engager la social-démocratie dans la lutte quand (tout comme la social-démocratie) on ne se bat pas et on ne se prépare pas à la lutte ?

Depuis des années, plusieurs millions de travailleurs allemands se sont sans aucun doute dit : si le Parti communiste appelle constamment à des grèves générales et à des barricades, alors qu’il n’y a pas de situation révolutionnaire et que les Müller et les Brüning sont à la tête du gouvernement, alors sa résistance sera certainement beaucoup plus importante lorsque les Hitler, les Göring et les Trick seront au pouvoir.
Le bavardage révolutionnaire de l’IC a caché son vrai visage aux ouvriers au point qu’il était peu probable que beaucoup de communistes osent exprimer à haute voix leur crainte que, exactement au moment du coup d’État fasciste, la masse des six millions de communistes restera un témoin passif de ce coup. Mais c’est ce qui est arrivé. Les dirigeants de l’Internationale communiste ont capitulé devant le fascisme, paralysant ainsi toute résistance de la classe ouvrière.

Les idées du communisme et la foi dans les communistes ont été durement touchées par cette trahison du stalinisme international. Cette trahison de la révolution internationale a éclipsé le purcellisme, le kuomintangisme, et l’année 1933 restera dans l’histoire à côté de la date du 4 août 1914.

14. Même nous, bolcheviks-léninistes de Russie, avons sous-estimé toute la profondeur de la dégénérescence des dirigeants de l’Internationale communiste et des partis communistes des principaux pays capitalistes. L’extirpation du caractère révolutionnaire dans les partis communistes a été une conséquence, premièrement de leur soumission aux besoins intérieurs de la bureaucratie russe renaissante, deuxièmement de leur adaptation au régime et au cadre de la légalité démocratique bourgeoise dans la période de stabilisation du capitalisme, et troisièmement des pressions exercées par leurs propres appareils imprégnés d’inertie et des milliers de postes et fonctions bien payés et respectables : membres du Reichstag, des Landtag, des municipalités et des communautés, éditeurs, propagandistes, secrétaires, etc.
Toutes ces causes d’ossification, de bureaucratisation et de dégénérescence, que l’opposition léniniste a constamment signalées, ont agi lentement et imperceptiblement pour les masses. Seuls les événements de 1933 en Allemagne, en provoquant une catastrophe, les ont soudainement dévoilées, marquant une transformation qualitativement nouvelle.

15. La bureaucratie stalinienne a flirté avec Hitler pendant trois ans, le considérant comme le futur maître de l’Allemagne. Elle l’a aidé à accéder au pouvoir avec tous ses agissements propres et ceux de l’Internationale communiste. Elle a mis le pied d’Hitler à l’étrier, comme elle l’avait fait avant pour Tchang Kaï-chek.
De 1929 à 1932, avant l’arrivée au gouvernement des radicaux en France, l’aile gauche du « bloc national », ce véritable centre dirigeant de la bourgeoisie française et organe politique du « Comité des forges », était au pouvoir. La relation entre la France et l’URSS a alors atteint une tension élevée. Le point culminant de cette tension a été le procès du « parti industriel » et du « bureau syndical du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ». C’est à cette époque que le fascisme allemand, devenu facteur politique principal, commença à menacer la France d’une manière particulièrement féroce, flirtant simultanément avec l’URSS. Hitler a répété, en l’élargissant, la manœuvre de Tchang Kaï-chek.

Cette position profondément trompeuse d’Hitler a été prise au sérieux par la bureaucratie stalinienne. Par conséquent, l’importance de son accession au pouvoir était complètement étouffée avant et après le 30 janvier. C’est seulement après que ses véritables cartes de politique étrangère eurent commencé à se révéler « de manière inattendue » - elles coïncident parfaitement avec les projets sensationnels de Gustave Hervé (conversation de Göring avec François Ponce, rencontres de Hessenberg, discours d’Hitler) - que la direction paniquée a fait un tournant, marqué par deux actes honteux : l’URSS assume les fonctions de garant du traité de Versailles et le Comité exécutif de l’Internationale communiste publie le 5 mars 1933 un manifeste annonçant sa décision de capituler sans condition devant la IIe Internationale.

En appeler aux sentiments nationaux d’Hitler ne sert à rien. Pas plus que se référer au fait que même le quotidien conservateur anglais, Morning Post, comprend que l’IC et ses sections ont été transformées par la bureaucratie en un facteur de stabilisation capitaliste (rédaction d’Izvestia 4 mars 1933). Comme le fascisme est inexorablement hostile à l’URSS, la bureaucratie se précipite maintenant ouvertement dans les bras de l’impérialisme français et de la IIe Internationale.

Après avoir refusé durant trois ans d’organiser un front unique pour combattre le fascisme, dans son manifeste la direction a transformée la tactique de front unique en une capitulation inconditionnelle devant la social-démocratie. Par cet acte, la bureaucratie se cache derrière le dos des traîtres pour y chercher le salut devant le danger d’agression.

La « non-agression » mutuelle est une amnistie mutuelle. L’Internationale communiste ne dénonce pas la trahison de la social-démocratie, pour pouvoir rester silencieuse sur la même trahison des dirigeants communistes.

Voici le sens du manifeste du Comité exécutif du 5 mars.

16. La victoire du fascisme donne-t-elle un répit supplémentaire au capitalisme ?
Malgré le fait que notre époque est et reste l’époque des révolutions prolétariennes, que la victoire du fascisme est la plus haute exacerbation des contradictions de classe et des contradictions interétatiques, néanmoins la victoire d’Hitler renforce temporairement la domination politique de la bourgeoisie, repoussant pour quelque temps les dates de la révolution prolétarienne. C’est le sens principal de la défaite du prolétariat allemand.

Bien sûr, on ne peut pas parler de décennies. Les idéologues fascistes peuvent en rêver. Si, comme l’écrivait Lénine, la victoire des Gardes blancs en Russie aurait signifié 30 à 40 ans de terreur blanche effrénée, on ne peut en dire autant de l’Allemagne.
La Russie est un pays paysan. Les ouvriers constituent une infime minorité de la population. Un grand nombre d’entre eux n’ont pas encore rompu leurs liens avec le village. Ce n’est pas le cas en Allemagne. La classe ouvrière allemande représente la moitié du pays. Comme nous vivons dans une époque de guerres et de révolutions, l’expérience politique des masses se développe rapidement, tous les processus de la vie sociale se déroulent à pas de géant, les classes ne peuvent plus être dans un état de confusion et de passivité, aussi cruelles soient les défaites subies. Il n’y a pas de place pour les rêves capitalistes de décennies de répit capitaliste pour l’Allemagne.
Bien sûr, la plus grande preuve de la désorientation c’est de penser que dans un ou deux mois les vainqueurs vont changer, ouvrant la voie aux communistes. Qu’on soit ou non dans une époque révolutionnaire et indépendamment du fait que le fascisme fait croître toutes les contradictions, il faut comprendre qu’il sera beaucoup plus difficile au prolétariat de le renverser que de renverser le régime de Weimar (toutes proportions gardées). Même si l’Allemagne préservait ses chaînes de Versailles, son capitalisme gagnera une pause, un répit, grâce à la répression sans merci de la classe ouvrière.

Les contradictions internes et externes pousseront les gouvernements de l’Allemagne fasciste sur la voie de l’agression externe et, en termes historiques, contre l’URSS, car il n’y a pas d’autre moyen de consolider durablement la contre-révolution, que pour la guerre et par la guerre.

Mais la guerre nourrit des explosions révolutionnaires énormes !

Bien entendu, la perspective d’une guerre de l’Allemagne contre l’Union soviétique ne doit pas être comprise comme une perspective pour les mois à venir, mais très probablement comme une perspective pour les années à venir. En même temps le coup d’État fasciste rapproche à pas de géant une guerre Entre le Japon et l’Union soviétique.

La terreur contre les travailleurs et la tentative de restructuration fasciste de toutes les organisations prolétariennes, vont évidemment précéder la guerre.
Le slogan des chômeurs italiens - « du pain et la guerre » - est un indicateur alarmant de la situation, pas seulement en Italie.

En étranglant les organisations ouvrières, la contre-révolution allemande peut soulever la question non seulement d’un répit pour le capitalisme, mais aussi d’un changement dans la voie la plus probable de la révolution mondiale avant le coup d’État : le prolétariat allemand peut céder sa première place au français ou à l’anglais.

17. Quel sera le plus probablement le réalignement des forces hors d’Allemagne résultant du coup d’État fasciste ?

Tout d’abord, le fort renforcement du fascisme italien et l’affaiblissement de toutes les forces de classe qui le combattent.

L’Autriche, habitée par 7 à 8 millions d’Allemands, est aussi une partie de l’Allemagne économiquement inséparable. Malgré sa plus grande dépendance à l’égard de la France et de la Société des Nations, on peut dire que le coup d’État en Allemagne prédétermine la fascisation de l’Autriche. En France, dans le camp bourgeois, le regroupement de la droite et l’arrivée au pouvoir du bloc national ne devraient pas prendre longtemps. Il est vrai que les groupes radicaux pacifistes au pouvoir ont considérablement accru leur crédibilité avec le succès de leur politique étrangère, en faisant de l’URSS un garant du traité de Versailles. Ils ont également été renforcés par l’introduction ouverte du Parti communiste français dans le courant du pacifisme bourgeois. Néanmoins, les maîtres de la France ne sont pas ces petits groupes bourgeois, mais les forces réactionnaires qui sont encore dans l’ombre, voyant leur tâche historique (ou stratégique) dans l’écrasement de l’URSS par les forces du bloc franco-allemand.

La France n’a rien à gagner de la nouvelle guerre franco-allemande. La préservation du traité de Versailles lui fait maintenant courir le risque d’une attaque venant de l’Est. La crise bouleverse son économie. La question des nouveaux marchés et des zones d’influence devient de plus en plus importante. Donc, naturellement, les pensées et les regards des réactions françaises et allemandes sont dirigés vers l’est, vers l’URSS. Tant que la base de la dictature prolétarienne créée par la Révolution d’Octobre ne sera pas vaincue, c’est-à-dire que les relations de propriété bourgeoise ne seront pas restaurées, l’URSS résistera au capitalisme mondial comme une force sociale hostile.
Jusqu’à maintenant, la bourgeoisie n’arrivait toujours pas à décider de la guerre de peur de déclencher une révolution mondiale. Mais la situation politique au sein de l’URSS et de l’Allemagne alimente ses espoirs de l’issue d’une telle guerre heureuse pour le capitalisme.

Bien sûr, le prolétariat pourrait bientôt décevoir les espoirs de la bourgeoisie. Et dans les conditions connues, la guerre peut même donner lieu à une renaissance de la dictature du prolétariat en URSS. Dans ce cas, la guerre des impérialistes contre l’URSS serait le prologue de la plus grande tempête révolutionnaire mondiale et de la chute du capitalisme européen.

Le coup d’État en Allemagne risque d’exacerber les relations franco-allemandes seulement durant une courte période. Les relations germano-soviétiques, cependant, le seront sérieusement et pendant longtemps, probablement jusqu’à l’explosion des contradictions entre l’ensemble du monde capitaliste et le seul pays qui ne fait pas partie, directement et en premier lieu, du système capitaliste et qui lui reste hostile du fait des vestiges de l’héritage de la révolution d’Octobre.

Le coup d’État fasciste, ce n’est pas seulement la perspective à plus long terme d’un bloc franco-allemand contre l’URSS, mais aussi la perspective immédiate d’un bloc allemand avec l’Italie, l’Autriche, la Hongrie et la Bulgarie. La Turquie peut facilement s’y joindre. Elle sera arrachée à l’URSS par la proximité de la guerre et par la promesse de lui céder Batumi et une partie de la mer Noire soviétique.
Les États-Unis financeront la guerre contre l’URSS - il s’agit de l’ennemi le plus puissant, irréconciliable par principe - avec la participation de la Grande-Bretagne et de la France.

La durée historique du bloc de l’URSS avec la France contre l’Allemagne est donc peu probable. Mais lui aussi comporte de grands dangers pour le développement interne de l’URSS.

Les premiers pas vers sa création ont déjà été faits par la bureaucratie. Une déclaration de Litvinov sur l’accord de l’URSS pour garantir la sécurité du traité de Versailles (depuis Brest-Litovsk, ce n’est pas la France mais l’Allemagne qui préserve la Russie) constitue un pas important pour faire de l’URSS un vassal armé de la France, ce gendarme européen, selon les termes d’un super patriote français, Gustave Hervé. Désormais) l’URSS sauvegarde les frontières orientales de^la France impérialiste et les frontières occidentales de la Pologne semi- fasciste !

L’étreinte de fer de l’amical impérialisme français étranglera les derniers vestiges de la Révolution d’Octobre. La bureaucratie, qui considère sa propre défense comme étant celle de la révolution, sacrifiera maintenant encore plus rapidement cette dernière au nom de la première, abandonnant en partie son monopole du commerce extérieur en échange de l’inviolabilité des frontières occidentales de l’URSS garantie par la France. Bien sûr, l’inclusion finale de l’URSS dans le système capitaliste présuppose comme condition préalable l’élimination des vestiges du système d’Octobre, ce qui est impossible sans chocs internes et sans une défaite finale du prolétariat de l’URSS. Mais tout cela est grandement facilité par le renforcement généralisé de la réaction mondiale à la suite de la victoire du fascisme allemand.

Le coup d’État fasciste ravivera les espoirs et l’activité de tous les éléments contre-révolutionnaires de l’URSS. Les éléments bonapartistes-thermidoriens de l’appareil d’État, l’appareil du parti dans l’Armée rouge, l’intelligentsia technique et toute autre, les koulaks et les nepmen, les larges couches de la paysannerie jetées dans le camp de la contre-révolution par la politique aventureuse du stalinisme - tous ces éléments seront politiquement activés par la victoire de la contre-révolution en Allemagne. Dans ces circonstances, le risque d’un coup d’État bonapartiste est particulièrement menaçant.

18. Le prolétariat mondial, dont le soutien a préservé les vestiges du système d’Octobre, a été affaibli et désorganisé par les trahisons staliniennes en chaîne. Depuis plusieurs années, le stalinisme prétend renforcer l’État soviétique, mais en réalité il ne s’occupe que de sa propre préservation et de sa domination sur le prolétariat, au prix de l’abandon du cours de la révolution internationale, de l’étranglement de l’Internationale communiste, de la paralysie de la propagande et de l’activité révolutionnaire des partis communistes des pays capitalistes dominants et des colonies, de la lutte sans merci contre l’opposition léniniste et le camarade Trotski. D’où le silence de l’Internationale communiste sur les événements de 1930 en Inde, les grèves dans la flotte anglaise ainsi que l’interdiction faite aux travailleurs russes de réagir à ces événements et même à la terreur fasciste en Allemagne. (Et combien de meetings ont été organisés par les fonctionnaires corrompus pour s’en prendre furieusement au camarade Trotski !).

Plus la vague de réaction mondiale monte, plus la bureaucratie rampe et dégénère. Elle ne combat pas la réaction, mais la renforce en achetant l’existence non conflictuelle de l’URSS dans l’environnement capitaliste, en jetant par-dessus bord les conquêtes et traditions d’Octobre.

La bureaucratie voit le salut de l’URSS non pas dans la révolution mondiale, mais dans son rejet sous prétexte de construire une société socialiste dans un seul et unique pays et avec les seules forces de ce pays.

Mais en trahissant les intérêts du prolétariat mondial au nom du prétendu intérêt propre de l’URSS, la bureaucratie n’obtient en échange que des bouts de papier portant l’inscription « pacte de non-agression ».

Au lieu d’un renforcement de l’État soviétique, elle ne fait que faciliter sa défaite, car elle détruit les fondements sociaux internationaux sur lesquels la construction de la dictature du prolétariat en URSS peut se fonder.

En rejetant la révolution permanente internationale, elle nourrit la contre-révolution.
La bureaucratie de l’URSS a continuellement dégagé les voies de la réaction mondiale en vue de la défaite du mouvement communiste.

L’URSS s’isole du prolétariat mondial, car ce dernier est isolé du prolétariat de l’URSS.
La contre-révolution allemande inonde l’Europe d’une vague de réaction noire. Le fascisme et le semi-fascisme mondial organisent des aides d’État aux fascistes autrichiens et allemands. Seul le prolétariat de ces pays se voit attribuer son propre destin. L’Internationale communiste n’a pas essayé de l’unir et d’appeler à un contrecoup face à la réaction, ni de mobiliser les ressources du mouvement communiste mondial et les ressources étatiques du prolétariat de l’URSS pour l’aider, à l’image de l’isolement entre ce dernier et le prolétariat allemand par le blocus de Wilhelm jusqu’à la révolution du 9 novembre 1918.

Appeler les « partis communistes fraternels » à casser des vitres à Barcelone et dans d’autres ambassades allemandes (mais pas à Moscou, bien entendu) n’est qu’un déguisement « révolutionnaire » de la trahison. Cela s’accompagne d’un silence total du stalinisme sur la signification historique mondiale du coup d’État. En URSS, pas un seul meeting, pas une seule résolution des travailleurs sur le coup d’État fasciste en Allemagne !

Le coup d’État contre-révolutionnaire en Allemagne est un coup dur pour le prolétariat de l’URSS, car il renforce son isolement par rapport au prolétariat d’autres pays.
La révolution en Allemagne aurait donné un puissant élan au mouvement révolutionnaire en URSS, mais le danger de la contre- révolution en Allemagne est si fort que, en ravivant les éléments de la contre-révolution dans notre pays, en renforçant le regroupement des forces de classe à droite, il peut grandement compliquer le rétablissement de la dictature du prolétariat et de son parti et rapproche le danger que le coup d’État bonapartiste soit achevé.

La victoire du fascisme allemand signifie que le prolétariat du monde entier devra surmonter une nouvelle grande vague de réaction mondiale sur la voie de sa révolution victorieuse.

19. La victoire du fascisme allemand non seulement ne signifie pas que le capitalisme s’est stabilisé, mais au contraire elle fait monter à un nouveau niveau supérieur toutes ses contradictions. Seule une défaite de l’Union soviétique lui donnerait une nouvelle base pour un équilibre pendant de nombreuses années. Le répit que le capitalisme allemand s’achète en établissant un régime fasciste n’est que le prolongement de son agonie. De nouvelles guerres en Europe et en Asie, de nouveaux bouleversements sociaux gigantesques sont à l’ordre du jour.L’Allemagne de Weimar est tombée, ne trouvant pas dans son camp un seul défenseur prêt à se sacrifier pour elle. Mais avec la République de Weimar, sont ensevelies non seulement les illusions réformistes des masses, mais également les réels acquis de nombreuses générations de la classe ouvrière.

La contre-révolution renforce rapidement sa position, nettoyant les Landtag, les municipalités, les communautés, les usines, les organisations culturelles et éducatives du pays des cadavres politiques de la démocratie bourgeoise pourrie et affaiblie et aussi des membres du Parti communiste.

Les sommets politiques décisifs ont été saisis par la contre-révolution sans combat en raison de la reddition des dirigeants de la classe ouvrière. Mais la résistance spontanée des masses est devant nous. Les batailles futures entre le prolétariat et le fascisme vont commencer lorsque ce dernier commencera une vaste attaque frontale contre les acquis sociaux et économiques de la classe ouvrière. C’est précisément à ces batailles que les bolcheviks-léninistes allemands doivent maintenant préparer au mieux le prolétariat. Une forte résistance au fascisme sur ce terrain peut, dans des conditions favorables, devenir le point de départ de batailles offensives du prolétariat contre le fascisme dans son ensemble, puis contre tout le régime capitaliste allemand.
Il est ridicule et criminel d’appeler aujourd’hui les travailleurs allemands à une grève générale immédiate. Ce serait la pire preuve de l’ultra-gauchisme. Proclamée aujourd’hui, elle serait condamnée à une défaite totale et inconditionnelle. La grève pouvait et devait avoir lieu le 30 janvier, le jour de l’arrivée au pouvoir du chancelier noir du Reich. Le prolétariat avait alors des bonnes chances de gagner. Si le prolétariat avait répondu ce jour-là par une lutte, Hitler n’aurait pas recueilli 17 millions de voix le 5 mars, au contraire, beaucoup d’hésitants de son camp l’auraient quitté.

Immédiatement transformée en guerre civile, cette lutte aurait ouvert des perspectives révolutionnaires colossales. Mais le stalinisme et les sociaux-démocrates n’ont pas préparé le prolétariat à cette lutte. L’Internationale communiste n’a même pas suggéré que les sociaux-démocrates réagissent immédiatement à la nomination d’Hitler par une grève générale. C’est alors que l’on a manqué le moment où il a été possible de mener une grève victorieuse contre les fascistes. Et c’est cela qui a prédéterminé un gigantesque renforcement de la contre-révolution (17 millions de voix pour les nationaux-socialistes le 5 mars) et la réalisation du coup d’État.

20. L’erreur du Comité central du Parti communiste bulgare en 1923 - sa « neutralité » pendant le coup d’État de Tsankov - a été rapidement considérée par l’Internationale communiste comme une erreur de nature sociale-démocrate. La même évaluation a été faite par le camarade Trotski à l’égard du Comité central du Parti communiste polonais lors du coup d’État de Pilsudski (à l’initiative de Warski, le Comité central du Parti communiste de Pologne a presque soutenu le coup). La tactique employée par le Comité central du KPD en 1933 a été pleinement et inconditionnellement mise en œuvre conformément aux directives de l’Internationale communiste, et non de façon contraire aux directives, comme ce fut le cas en 1923 en Bulgarie. Elle coïncidait avec la tactique de la social- démocratie allemande. Pas de manière accidentelle.
Le coup d’État fasciste a finalement retiré le masque ultragauche de la direction. Il va maintenant devenir clair pour tout le monde que tout ce vacarme ultragauche - qui a commencé à la fin de 1927 (Canton) et s’est poursuivi au travers des barricades, des manifestations et des combats de rue des « journées rouges » à répétition en Allemagne - avait seulement pour but d’empêcher les masses de voir la dégénérescence sociale-démocrate de la direction, de les détourner de l’opposition, d’affaiblir et de paralyser le travail de l’opposition léniniste et du camarade Trotski qui démasquaient cette direction et créaient la fraction internationale de véritables communistes léninistes. Avec ces aventures ultra- gauches, qui ne menaçaient nullement la bourgeoisie, la direction masquait les limites et les adaptations de l’activité des partis communistes, et par conséquent des masses qui les suivaient encore, au cadre et aux formes des régimes des plus grands pays capitalistes. Ayant ainsi transformé les partis communistes en paratonnerres, pour soustraire le capitalisme des charges électriques du mécontentement généralisé et orienter ce mécontentement sur des lignes ultragauches, prétendument révolutionnaires, mais qui ne menacent pas les fondements du capitalisme, les dirigeants ont ainsi détourné les masses des voies de l’opposition léniniste.

Cette politique renforce les relations amicales de la bureaucratie avec les puissances impérialistes, à qui un tel paratonnerre social, remplaçant la social-démocratie, compromise, et compensant l’impact de la révolution d’Octobre, est extrêmement utile.

Telle est la brutale vérité, prouvée au monde entier par les derniers événements en Allemagne.

21. Le réformisme s’est épanoui sur la base de la démocratie bourgeoise. La crise de cette dernière fut une crise de la social-démocratie. C’était particulièrement évident en Allemagne, où les sociaux-démocrates perdaient leurs partisans année après année. L’effondrement de la démocratie bourgeoise c’est la fin du réformisme. Fascisme ou communisme ? Telle est la question posée par l’histoire. Le fascisme allemand ne sera bientôt confronté à la classe ouvrière que sous la forme du communisme.

L’Internationale communiste de Lénine, liquidé par le stalinisme et transformé par lui en un appendice opportuniste du Commissariat du peuple aux Affaires étrangères va maintenant connaître des divisions et des scissions au sein de ses sections les plus fortes. Pour s’opposer au fascisme, ce n’est pas cette Internationale communiste qu’il faudra, mais une Internationale communiste ressuscitée sur des bases plus élevées, par les meilleurs éléments des partis officiels actuels et des ouvriers révolutionnaires sans parti ainsi que par des travailleurs syndicalistes et sociaux-démocrates gagnés par eux dans la lutte sous le mot d’ordre de front unique ouvrier, se regroupant autour de la gauche communiste internationale et de Trotski.

L’effondrement des partis communistes officiels est désormais inévitable, non pas à cause de la terreur hitlérienne, mais à cause de la trahison décisive du stalinisme. Hitler a fait sortir du mouvement communiste les éléments égoïstes et parasitaires. La trahison du stalinisme poussera tous ceux qui sont déterminés et dévoués au communisme dans les rangs de la gauche mondiale. Désormais, il ne fait aucun doute que le mouvement international de gauche se développera et se renforcera en tant qu’axe de cristallisation non seulement du communisme, mais de la classe ouvrière dans son ensemble.

Le 4 août, l’Internationale communiste est née. 1933 sera un puissant prologue pour sa renaissance. Les bolcheviks-léninistes en Allemagne doivent prendre la tête d’une lutte directe de la classe ouvrière sous toutes ses formes. Utilisant les restes de la légalité et les profondeurs de la clandestinité, ils devraient la mobiliser sous les mots d’ordre de front unique pour lutter contre le fascisme, de sorte que la lutte partielle du prolétariat se transforme rapidement en une grève générale et une guerre civile.

22. Le fascisme se renforce au pouvoir et devient plus fort d’heure en heure. La terreur des nouveaux gardes-blancs a déjà commencé. La peine de mort a été introduite, officiellement. La reddition des dirigeants ne sauvera pas le prolétariat de la terreur, mais ne rendra que plus facile la tâche du fascisme.

Mais l’opportunité de mettre fin au fascisme allemand n’est pas encore totalement perdue, tant que le fascisme ne l’a pas emporté en Autriche, tant que la réaction n’a pas pris le pouvoir en France, tant que le fascisme en Allemagne n’est pas encore totalement consolidé, tant que les processus en URSS ne sont pas encore achevés, tant que le prolétariat allemand n’est pas encore écrasé. Mais il n’y a qu’une voie qui reste pour faire cela : celle du courage et de la détermination révolutionnaire désintéressée, la voie de l’aide au soulèvement renaissant du prolétariat allemand avec les baïonnettes de l’Armée rouge et la mobilisation de toutes les forces du communisme international.

Mais ce n’est pas la voie choisie par la bureaucratie, pour laquelle l’armée et les partis communistes internationaux ne sont qu’un moyen de garantir le pouvoir prolétarien usurpé, mais la voie que choisira la classe ouvrière elle-même.
Seule une renaissance de la dictature du prolétariat et une renaissance du parti peuvent rendre réaliste cette voie.

23. Le fascisme est un tournant historique, un contretemps dans la croissance générale de la lutte de classe et de la révolution prolétarienne mondiale. Mais notre tâche n’est pas de calmer les masses, ni de semer des illusions optimistes. Ne pas s’endormir, mais signaler le danger, sonner l’alarme, mobiliser pour la lutte - c’est notre tâche, c’est ainsi que Lénine et Trotski ont agi dans les moments les plus tragiques de notre révolution.

Plus le danger est grand, plus nous devons tirer la sonnette d’alarme.

Des milliers de communistes allemands remplissent les prisons fascistes. Des milliers d’ouvriers révolutionnaires ont déjà été tués et remplacés par des fascistes. La main fasciste assassine est levée au-dessus de la tête des milliers de communistes.
Ces circonstances tragiques ne doivent en aucun cas nous amener à garder le silence sur la vérité concernant les événements et le rôle des sociaux-démocrates et des dirigeants communistes dans ces événements.

Ces communistes, qui même en prison, réfléchissent aux raisons qui ont conduit les membres du Parti communiste à être emprisonnés et fusillés, et non à la prise du pouvoir par le prolétariat sous la direction du Parti communiste - ces communistes-là, alors qu’ils sont encore en prison, rejoindront nos idées et nos mots d’ordre.
La révolution mondiale est à l’une de ses étapes les plus dramatiques. Expliquer cela aux travailleurs du monde entier, mobiliser les travailleurs, faire comprendre à la classe ouvrière les raisons qui ont conduit à cette étape, lui faire comprendre que sous le régime stalinien il ne peut y avoir de victoire du prolétariat pas seulement dans notre pays, qu’elle est aussi difficile en Europe, que l’une des barrières décisives que la classe ouvrière doit surmonter pour dépasser le mur géant de la réaction mondiale c’est le stalinisme international. Tel est notre premier devoir.
Et nous sommes obligés de le faire de toutes les manières possibles, sous toutes les formes à notre disposition.

Isolateur de Verkhnéouralsk, le 1er avril 1933

Les signataires [3] des thèses « Coup d’État fasciste en Allemagne » : Dingelstedt F., Karyakin M., Papirmeïster P., Shinberg B., Novikov P, Abramsky A., Portnoi M., Bodrov M., Papirmeister A., Feldman, Nevelson Man, Kessel, Borzenko, Bloch, Kugelev, Kozhevnikov N., Zaraïkin, Papirmeïster S., Eltsin V.B.
Soutiennent les auteurs : Danilovich L., Khugaev K., Brontman, Vashakidze, Gogelashvili, Topuria, Efremov, Shpitalnik, Sassorov, Kholomenkin, Shvyrkhov.

Notes

[1] L. D. Trotsky, Europe et Amérique est une brochure publiée à Moscou en 1926 analysant le rôle des États-Unis dans la capitalisme mondial, contenant deux rapports, de juillet 1924 et de février 1926. Voir en particulier le chapitre « L’impérialisme américain et la social-démocratie européenne »
(Note du traducteur)

[2] La position défendue ici par le groupe de Verkhnéouralsk va à l’encontre de celle défendue par Trotsky qui avait écrit en janvier 1932 : « L’idée de présenter aux élections présidentielles un candidat du front unique ouvrier est une idée fondamentalement erronée. » (cf. le chapitre 9 de la brochure « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne », note 2 et son appel de note). Note de la MIA.

[3] En 1933, selon Victor Serge et Ante Ciliga, la majorité des prisonniers trotskistes à Verkhnéouralsk étaient des « jeunes » militants, qui ont rejoint l’opposition déjà clandestine au cours des années 1930-1933. Nous ne connaissons pas leurs itinéraires politiques, leurs noms et prénoms... Les « vieux », ceux qui ont rejoint l’opposition entre 1923 et 1928, sont mieux connus. Parmi les signataires, il s’agit de :

• A. Abramsky, jeune militant, correspondant de Trotski à Kharkov avant son arrestation, selon Ciliga il « donnait le ton » dans la cellule 11.

• Mikhail Bodrov, ouvrier métallo de Moscou, fils de paysans né en 1902, dans l’armée rouge de 1919 à 1923, adhère au parti bolchevik en 1920, exclu en 1927 pour appartenance à l’opposition trotskiste, père de deux enfants Tamara et Anatoly, courrier de l’Opposition de gauche à Alma-Ata, emprisonné en 1929, dirigeant de la grève de la faim de 204 trotskistes à Magadan, condamné à mort par décret de la troïka du NKVD à Dalstroï le 14 septembre 1937 et immédiatement exécuté.

• Fedor N. Dingelstedt rejoint le parti bolchevik en 1910, organisateur des marins de Kronsdadt en 1917. Après la révolution, élève à l’Institut des professeurs rouges puis directeur de l’Institut des forêts de Leningrad et responsable de l’Opposition de Gauche. À Verkhnéouralsk, il dirige une grève de la faim puis est déporté, il dirige une grève de la faim à Solovki. On perd sa trace en 1935, après son transfert à Alma-Ata.

• Shaliko Gogelashvili, selon Ciliga « membre du Komsomol et fils d’un ancien mineur sans parti était un jeune homme vif et sérieux qui se consacrait avec zèle et habileté à l’étude des problèmes du travail ».

• Man Nevelson, mari de la fille de Trotski, Nina, était lycéen en 1917 quand il a organisé les JC puis les Gardes rouges. Commissaire politique de l’Armée rouge, il était en 1920 chef du département politique de la 5e Armée, et s’est reconverti comme économiste.

• Aaron Papirmeïster avait dirigé, avec ses deux frères, Pavel et Samuel, eux aussi signataires de ces thèses, les partisans rouges en Sibérie au cours de la guerre civile. Il était un des dirigeants du « centre trotskiste » à Verkhnéouralsk en 1930, lors de la discussion sur le plan quinquennal, aux côtés de Dingelstedt et Nevelson, selon Ante Ciliga, qui se considérait comme étant à leur gauche.

• Sassorov a d’abord été déporté en Sibérie et n’est arrivé à Verkhnéouralsk qu’en 1930 (cf. « Lettre à Trotsky du 11 novembre 1930 sur l’isolateur de Verkhnéouralsk », Cahiers Léon Trotsky n° 7-8).

https://www.marxists.org/francais/4int/urss/1933/04/bolchevikn2.htm

La tragédie du prolétariat allemand

« Berlin, novembre 1932

Nous sommes arrivés à Berlin le premier jour de novembre 1932. « Il faut habiter le “Westen”, c’est le quartier le plus agréable pour les étrangers », nous disaient, à Paris, quelques connaisseurs de Berlin. Mais nous choisîmes la « Alexander Platz », centre de vie bouillonnante, chauffée par l’angoisse des jeunes chômeurs berlinois.
Les rues sont pleines. Pleines de cris, pleines de monde. Première surprise sur le trottoir, des jeunes gens ou des jeunes filles agitent de grosses tirelires en tôle, faisant danser des sous dedans.
 Donnez pour la campagne électorale du Parti Communiste…
 Et, tout de suite, une autre voix à côté :
 Donnez pour la campagne électorale du Parti National Socialiste...
Nous restons un bon moment à les regarder.
Il est certain que les quêteurs ne sont pas seuls. Il est certain que chacun se sent protégé par quelques copains. Mais ça ne se voit pas. On ne voit que cette chose extraordinaire : l’un à côté de l’autre, l’un en face de l’autre, militants communistes et hommes d’assaut nazis quêtent pour leur parti, se regardant parfois avec haine, mais sans se quereller. Nous sommes sous la trêve politique. Cette discipline allemande…

Les élections ont été fixées au 6, et Berlin pavoise. On accroche aux fenêtres, avec le drapeau, son opinion politique. Dans les quartiers ouvriers, les drapeaux forment une ligne rouge homogène sur les façades grises. Rouge est le drapeau des trois partis qui se disputent la classe ouvrière allemande.

Le cercle blanc avec la noire croix gammée au centre dit, sur la toile rouge, qu’il appartient aux hitlériens et il porte le numéro 1. Le parti nazi est le premier parti d’Allemagne par le nombre de ses voix. Les trois flèches du « Front de fer » et le numéro 2 sont marqués sur le drapeau rouge des social-démocrates. La faucille et le marteau et 3 signalent les fenêtres communistes. Les mots : « Votez pour la liste 1 », « Votez pour la liste 2 »… lancent leurs appels aux passants.
La passion politique domine la rue. Partout, on cause. Des petits groupes se forment dans tous les coins. Les cyclistes arrêtent leurs vélos. Des femmes, jeunes et vielles, se mêlent aux discussions. Chacun porte, à la boutonnière, le signe distinctif de son parti. On tâche de convaincre, on apporte des arguments, on a des accusations contre les chefs, on ménage la masse. Le ton monte, tous veulent, à la fois, dire les mille choses qu’ils savent du parti contraire ; les mots deviennent durs ; mais il n’y a pas de bagarre. On vit la trêve politique. Toute atteinte à l’ordre est sévèrement punie. On serre les poings dans les poches, on discute. L’arrivée du schupo met fin à la réunion.

La grève des transports a éclaté à Berlin. Tous les moyens de communication appartenant à la BVG sont arrêtés. Les trams, les autobus, le métro restent dans leur gare. La grève a été décidée par une grande majorité du personnel. Mais il manquait environ cent cinquante voix pour atteindre les trois quarts qu’exige la loi avant de considérer une grève comme légale. Alors, les syndicats réformistes n’ont pas appuyé la grève…. Nous demandons à un social-démocrate :
 Comment se fait-il que la direction de vos syndicats n’approuve pas une grève décidée par une si écrasante majorité du personnel ? Environ 16.000 ouvriers sur 22.000 ont voté pour elle.
 Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous ne connaissez pas les lois allemandes. Ici, en Allemagne, nous avons une loi qui permet au gouvernement de saisir la caisse syndicale quand une grève n’est pas strictement approuvée par les trois quarts des voix. Il faut les trois quarts, juste les trois quarts, pas une voix ne doit manquer… Vous savez, nous avons une loi…
Mais le Berlin ouvrier a aussi une loi, la solidarité prolétarienne.
Les stations du métro restent fermées, pas un tram, pas un autobus ne sont dans la rue le premier jour. Les vélos roulent par milliers sur le pavé. Les élections déjà passées, les chefs nazis commencent à négocier et lâchent la grève. Il faut rentrer. Et on rentre. Deux mille ouvriers, les plus actifs, les plus conscients, sont congédiés. La compagnie ne veut plus d’eux. Mais la grève a semé la peur dans les rangs de la bourgeoisie. La classe ouvrière allemande paraît reprendre sa volonté de lutte.
Les transports berlinois dépendaient de la municipalité social-démocrate. La direction de la BVG avait annoncé une réduction de salaire de 2%.. La grève avait été dirigée conjointement par les nazis et le parti communiste.
La répression policière a été brutale : 1000 arrestations, 100 blessés, 10 morts, 2500 employés licenciés. [1]

LES ELECTIONS DU 6 NOVEMBRE 1932

Jour des élections. Nous le passerons dans les quartiers ouvriers. C’est la première fois que nous allons à Wedding. On s’attendait à voir des ruelles étroites, nous trouvons de larges avenues asphaltées, beaucoup de balcons, des petits jardins devant les grandes maisons à quatre et cinq étages. Wedding est pourtant le quartier des barricades. Wedding est la forteresse communiste de Berlin. De ces gentils petits balcons, les nazis ont reçu des fleurs. Très souvent les fleurs – dit-on – étaient accompagnées des lourds pots où elles poussaient, et les nazis se fâchaient. A Wedding, les nazis n’avaient pas la vie facile.
Les drapeaux sont rouges. Dans le nouveau Wedding plein de claires maisons modernes, on voit des croix gammées. Ce sont des maisons habitées par des employés, par des petits bourgeois. Dans le vieux Wedding dominent la faucille et le marteau.
Parfois, au milieu d’une façade ou d’une rue qui ne porte que des croix gammées, se détache le numéro 3 de la liste communiste. Parfois, ce sont les trois flèches. Ailleurs, c’est une croix gammée qui ose vivre entre les drapeaux communistes.
Comment s’explique ce spectacle dans une atmosphère chauffée à blanc ? Est-ce que les militants communistes, socialistes ou nazis ont un courage personnel si extraordinaire ? Nous croyons que, le 6 novembre, existait en Allemagne un équilibre de forces et que chaque militant le sentait aussi. On avait un fort parti derrière soi, et la victoire n’appartenait définitivement à personne. L’avenir était ouvert à chacun.
A la porte des brasseries où l’on vote se tiennent, vivantes colonnes d’affichage, des hommes portant une pancarte sur la poitrine : liste 3, liste 2, liste 1. ... Les votants arrivent, passent par le local où l’on boit de la bière et vont déposer leur vote dans la chambre à côté.
La tranquillité est parfaite. On ne voit pas beaucoup de nazis à Wedding. Un groupe de 6, portant l’uniforme, passe près d’un local « Reichsbanner ». Les jeunes reichsbanner, aussi en uniforme, qui sont à la porte, taquinent les hitlériens.
 Eh !... les héros, faut pas courir comme ça. C’est votre chef qui vous attend ?... Venez donc… on a quelque chose pour vous… Les nazis ne répondent pas.
Les communistes gagnent 700.000 voix. Les social-démocrates en perdent 700.000. Les nazis en perdent 2 millions. [2]

Le « Vorwäert » [3] commente la défaite hitlérienne :
« Voilà dix ans que nous avons prévu la défaite du national-socialisme, noir sur blanc, nous l’avions écrit dans notre journal !... »
La « Rote Fahne » [4] fête le triomphe communiste et annonce que le nazisme commence à se désagréger : « Partout, il y a des S.A. qui désertent les rangs de l’hitlérisme et se mettent sous le drapeau communiste. On commence à désavouer Hitler dans son propre mouvement. »
Le mécontentement qui se signala dans le Parti Communiste KPD après sa défaite aux élections présidentielles s’apaisait maintenant.

Le gouvernement sort complètement vaincu de ces élections, en ce sens que celles-ci ont montré de nouveau sa très faible base sociale ; et il s’ensuit une longue crise qui finit par la chute de Von Papen et l’avènement de Schleicher [5].

La « Rote Fahne », rappelant la grève de la BVG, interprète ainsi les faits : « L’offensive du prolétariat fait tomber Von Papen ! »
Ce qui n’était pas vrai à deux points de vue :
Le prolétariat, dans son ensemble, était et resta jusqu’à la fin sur la défensive, quoique la grève des transports à Berlin ait montré un regain de combativité. A la faveur de cette passivité générale du prolétariat, les fractions de la bourgeoisie prenaient tout leur temps pour se disputer le pouvoir ; avec la montée de Schleicher, la grosse bourgeoisie terrienne était provisoirement vaincue.

ATTENTE….

On vit encore sous la trêve politique, et Noël approche. L’ouvrier berlinois ne veut pas avoir faim le jour de Noël. Il veut que ses gosses soient gais ce jour-là, il veut avoir son arbre de Noël garni et allumé, et l’arbre doit être un vrai petit sapin.
 Notre dîner de Noël ne sera pas très riche, dit Frau Müller. J’ai acheté de la viande. On aura un petit rôti de veau. Mais l’arbre, oh ! l’arbre sera épatant.
Le mari de Frau Müller chôme depuis plus de deux ans. Ils vivent avec une allocation de 360 francs par mois. Leur nourriture quotidienne est composée de pommes de terre à la margarine, de quelques tranches de saucisson et d’un peu de légumes secs.
L’arbre de Noël n’est plus, pour Frau Müller, affaire de religion. Il représente dans sa vie, comme dans la vie de millions de chômeurs allemands, un besoin d’espoir. Il rappelle le « bon vieux temps », quand on travaillait, quand on gagnait un salaire.
L’hiver est là. Les suicides augmentent. Le tuyau de gaz résout vite les problèmes.
Les cours se remplissent de chanteurs, de danseurs, d’acrobates. Parfois, ce sont des cirques qui viennent : un poney maigre et poilu et quelques chiens, pas trop savants. Les sous tombent rares. Ce sont presque tous les chômeurs qui habitent sur la cour…

FIN DE TREVE POLITIQUE

Dans les rues, c’est le petit commerce. On vend des lacets, des boutons, des jouets, des bonbons. Dans ce coin, deux jeunes chômeurs font admirer une cathédrale, haute de deux mètre quatre-vingt, qu’ils ont construite en bois. Plus loin, c’est le Do X, avion fait avec des allumettes en une année de chômage. Et encore une petite maison en bois posée sur deux bicyclettes…
On parle de l’hiver. Le gouvernement ne dit rien encore du secours d’hiver. Le Parti Communiste lance le mot d’ordre : « Du charbon et des pommes de terre. Ouvrez les dépôts, distribuez les stocks au peuple ».
Petites manifestations dans les quartiers ouvriers.
Le nouvel an commence par cinq ouvriers assassinés par les nazis.
Fin de trêve politique. Le PC organise une manifestation pour le 4 janvier au Lustgarten : « Le Berlin rouge viendra en masse le 4 janvier ».
C’est un jour de pluie. Les ouvriers viennent des quartiers les plus éloignés. Des femmes, des enfants, des vieux, ils marchent, tous, calmes, sérieux, l’allure décidée. Il pleut. Beaucoup d’entre eux n’ont pas de manteau.
Le discours prononcé par Florin est fait des clichés habituels : « Montrez à Schleicher combien nous sommes. Il veut l’illégalité pour le PCA ?... Le Berlin ouvrier saura lui répondre… Regardez la Russie !... Là-bas, pas de chômage…etc… »
La masse écoute, silencieuse. Elle attend une perspective, un chemin. Elle repart les mains vides. Le 15 janvier, le PC appelle les ouvriers sur les tombes de Rosa Luxembourg et de Karl Liebnecht. Les conseillers social-démocrates de Lüchtenberg où se trouve le cimetière ont fait voter l’interdiction de défiler devant les tombes. Seule une délégation de porte-drapeaux pourra le faire. Les social-démocrates trouvent que la manifestation devant la tombe de Karl et Rosa dérange les autres visiteurs et lèse leurs droits… Le PC dénonce cela, appelle les ouvriers socialistes à manifester contre leurs chefs, mais reste comme toujours, seul.

On décide que les colonnes se rassembleront à la Wagner Platz pour écouter les orateurs. Le cortège des porte-drapeaux se formera là pour aller au cimetière.
Le 15 est un jour glacial. Le thermomètre accuse 16 degrés au-dessous de zéro. Les trottoirs sont pleins de monde. Les colonnes communistes avancent au milieu de la large Frankfurter Allee. La discipline est parfaite. Une formation, avec ses chefs, avec ses cadres, se détache comme un corps articulé parmi la masse qui marche à son côté. Les chansons montent, puissantes. Leur rythme lent scande la marche. Elles grimpent vers les fenêtres des maisons prolétariennes et les fenêtres s’ouvrent. Toutes les fenêtres sont ouvertes sur la Frankfurter Allee. Les refrains s’obstinent dans l’espoir : « Wir siegen trotz Hass und Verbot ». [6]
Le vent froid porte très loin la musique claire des fifres. Les tambours ouvrent la marche. Les rues sont de plus en plus pleines. On chante la chanson de Spartacus. Les drapeaux sont comme des voiles rouges. De temps en temps le clairon lance un long appel. Des colonnes, des trottoirs, des fenêtres, vient la réponse : « Rot Front !... » [7] C’est un peu théâtral mais c’est fort impressionnant.
Arrivé à la Wagner Platz, les porte-drapeaux et les délégations commencent à former le cortège.
On attend les orateurs. Le froid devient insupportable. On ne peut rester sans bouger. La Croix-Rouge a déjà dû intervenir trois fois. Il fait trop froid, les vêtements sont trop légers, l’allocation de chômage ne permet pas de manger à sa faim, on vient de loin, on est parti avec une tasse d’eau chaude colorée de café et une maigre tartine. De magnifiques garçons tombent par terre évanouis. C’est la faim, c’est le froid.

Le cortège des drapeaux part vers le cimetière. Cent, deux cent, mille drapeaux rouges se gonflent au vent. Vers un horizon rayé de cheminées de fabrique, sur le pavé de la ville ouvrière, avance, coule, un fleuve de drapeaux rouges, gronde une tempête de chansons rouges.

La clique, de l’industrie lourde et de la bourgeoisie terrienne, chassée par la montée de Schleicher-Papen, revient, mais accompagnée de Hitler et de Hugenberg.
Schleicher a contre Hitler une grosse carte à jouer : le Reichstag. Si au Reichstag les nazis refusent leur appui au gouvernement, celui-ci appellera à de nouvelles élections. Hitler craint de nouvelles élections. Il a de sérieuses difficultés au sein de son parti. Strasser vient de l’abandonner, les sections d’assaut ne sont pas contentes. Le prestige du Führer en souffre. Le Führer a besoin de rafraîchir ses lauriers et de montrer, face à Schleicher qui veut s’entendre avec Leipart, que lui et lui seul est capable de mater la classe ouvrière. Leur coup d’Etat nécessite une connaissance du terrain : qu’est-ce que répondra le prolétariat et jusqu’où ? Et par surcroît s’il y a une réponse sanglante, voilà une occasion de jeter le Parti Communiste dans l’illégalité, de réaliser la menace de Schleicher.

LES NAZIS SUR LA BULOW-PLATZ

Un jour, les ouvriers de Berlin lisent sur la première page des journaux cette chose incroyable : « Les nazis se rassembleront à Bülow Platz… Les nazis marcheront face à la la maison Karl Liebnecht… »

Personne ne veut le croire. La provocation est tellement claire, tellement monstrueuse, un dénouement sanglant tellement sûr, qu’on s’attend d’un moment à l’autre à un démenti de la part de la police. Le démenti ne vient pas. Les nazis défileront devant la maison Karl Liebnecht. Avec leurs drapeaux, avec leur musique, avec leurs chansons ils souilleront les rues du quartier prolétarien. Ils crieront : « A mort la Commune » face à la citadelle communiste. Ils chanteront : « Il faut rougir nos couteaux du sang des youpins » dans ce morceau de ghetto qu’est Bülow Platz.
Dans les fabriques, dans les bureaux de pointage, dans les rues, dans les brasseries, parmi les gosses à l’école, les femmes au marché, partout, partout, il n’y a pas d’autre sujet de conversation que la marche des nazis, le dimanche 22 janvier sur la Bülow Platz, devant la maison Karl Liebnecht, centrale du Parti Communiste.

« Ouvriers berlinois, crie la « Rote Fahne », obligez le gouvernement à reculer. Manifestez dans les fabriques, dans les bureaux de pointage. Envoyez des lettres de protestation ! Ouvriers socialistes, rappelez-vous que les communistes sont accourus à la défense du « Vorwaërt » menacé, c’est votre tour maintenant ! »

Le PC fit tout : démarches pour une contre-manifestation, démarches au Ministère de l’Intérieur pour arrêter la manifestation nazie, réunion de la presse allemande et étrangère pour recevoir de « très importantes » déclarations de la fraction parlementaire : « Le PC rend responsable les autorités de ce qui se passera à la Bülow Platz et se réserve d’agir en conséquence si on verse le sang ouvrier »… Il fit tout, tout ce qui était menace, menace… et les appels à la base par-dessus les chefs. Il n’oublia pas d’agir. Comme on sentait ces jours-là l’impuissance de cette politique fanfaronne et vide en face d’un danger réel. Devant la maison Karl Liebnecht, de petites colonnes emmenées par les groupes communistes se renouvelaient. Le leader se détachait et faisait une petite harangue : « Envoyez des lettres de protestation au préfet de police. Causez avec les prolos nazis dans les usines, lors du pointage ! » Et ils repartaient, formés. Dans des petits groupes, on discutait : « Ils n’oseront pas… Je parie qu’au dernier moment la police interdira la manifestation ». Un vieux : « Non, ils la feront. Ils ne peuvent plus reculer. Mais le sang coulera. » Les autres : « Sûr que le sang coulera. »

C’était le samedi 21. Qu’arrivera-t-il le dimanche ? Le Parti Social-Démocrate, lui, est à cette occasion conséquent jusqu’au bout : « Cette provocation est possible parce que le PC maintient la classe ouvrière divisée. » Et dans son appel : « Les ouvriers socialistes sont des ouvriers disciplinés et, comme toujours, ne suivent que les directives de leurs chefs : les ouvriers socialistes s’abstiendront de manifester dimanche ! » Et, par-dessus le marché, les troupes Reichsbanner [8] sont appelées, comme par hasard, à réaliser une longue marche d’exercice, lisez « d’éloignement », ce dimanche, en dehors de Berlin…
La presse libérale bourgeoise parle ouvertement de provocation pas seulement au PC mais à toute la classe ouvrière. Le « Berliner Tageblatt » conseille à la police de faire marche arrière et de refuser aux nazis le droit de manifester le dimanche 22 à la Bülow Platz, de ne pas se laisser entraîner par de fausses idées d’autorité.
La centrale des syndicats réformistes s’adresse au Ministère de l’Intérieur, affirmant que cette provocation envers la classe ouvrière pourrait avoir les plus graves conséquences. La presse de droite [la DAZ, organe de l’industrie lourde] et le gouvernement Schleicher commencent à s’émouvoir aussi.
La DAZ déclare, le 21, « que les décisions rapides ne sont pas toujours des décisions de bon gouvernement ; que l’actuelle situation économique et sociale de l’Allemagne exige avant tout du calme, de la tranquillité, et que les victimes de la Bülow Platz [on est sûr d’avance qu’il y aura des victimes], ne vont pas, certainement, contribuer à les assurer. » Mais il ajoute : « Schleicher parlera avec le ministre de l’Intérieur, Dr Bracht, et s’occupera personnellement de la manifestation de demain. On dit qu’il l’interdira. Nous n’observons que ceci : le gouvernement apparaîtra comme reculant devant les menaces communistes. De toutes façons, il faut apprendre en de pareilles occasions à bien méditer les résolutions. »
Schleicher parle avec son ministre. Celui-ci a besoin d’une heure pour lui démontrer qu’il n’y aura pas d’incident. « La police est maîtresse de la situation », dira aussi expressément le préfet de police.

Alors, nouvel argument de la « Rote Fahne » : « Pour satisfaire le désir provocateur des nazis, le gouvernement va soumettre les agents de police à une corvée supplémentaire et exposer leur vie ! »
Notre propriétaire, une bonne petite bourgeoise, nous conseille de faire provision de vivres : « Ce dimanche sera un jour sanglant. Les morts se compteront par dizaines. Il surgira des grèves, peut-être même la grève générale. Il faut toujours se méfier des ouvriers. Suivez mon conseil, achetez des provisions. »

Dimanche matin. Pas moyen d’arriver jusqu’à la Bülow Platz. Les accès sont barrés par la police. La carabine à la main, les agents ferment les rues dans un circuit très étendu. Nous parcourons les groupes d’ouvriers qui se tiennent partout. On discute ferme. Qu’est-ce qu’on fera ? Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire ? Est-ce qu’on fera quelque chose ? Désorientation profonde.
La police parcourt les rues. Une auto blindée fait son apparition à grands fracas. Les bouches grises des quatre mitrailleuses sont saluées avec mépris par les ouvriers :
 Il leur faut ce truc-là pour venir chez nous…
 Qu’ils nous laissent manifester devant l’Angriff [journal fasciste de Goebbels]. Nous ne demandons pas à être protégés par les autos blindées.
 Il ne faudra pas non plus barrer les rues…
 Ni mettre des flics sur les toits…
L’indignation, la honte, la rage grondent dans le quartier. Les trois flèches sur quelques boutonnière signalent des adhérents du « Front de fer » [9]. Ce sont des ouvriers socialistes. Ils discutent entourés de communistes.
 Une fois encore, vos chefs font le jeu des fascistes. Ils vous ont de rester aujourd’hui chez vous. Ils ont éloigné les Reichsbanner. Nous voulons l’unité, nous voulons que vous luttiez avec nous… Est-ce que vos chefs veulent l’unité ? ….
 Nos chefs, nos chefs…. C’est toujours la même chanson. Est-ce que les vôtres vous dirigent mieux ? … Que font aujourd’hui vos chefs ? Ils vous ont de venir ici crier « Rot Front ». Vous criez, vous ne faites que crier…
Une colonne vient de se former. Tentative de manifestation. « A bas le gouvernement ! A mort Hitler ! » Les flics accourent. Coups de matraque. Des fenêtres tombent des huées sur les agents. Les carabines braquées sur les maisons, ceux-ci ordonnent : « Fermez les fenêtres, fermez les fenêtres ! » On cause dans un groupe. Un vieil ouvrier s’adresse aux gens pour crier : « Les gosses, … ça ce n’est rien… On ne fera rien avec des cris. Où sommes-nous, les 800.000 qui avons voté communistes ? Descendez de tous les quartiers, tombez sur la place où ils sont massés maintenant et écrasez les comme des vers. » Et ses doigts maigres écrasaient des vers.
— Le Parti doit avoir ordonné de se concentrer dans les quartiers pour empêcher les nazis de partir vers la Bülow-Platz…
— Le Parti a dit de se rassembler aux environs de la place pour manifester. Qu’a-t-il dit réellement, le Parti ? Des responsables nous ont confirmé ce dernier mot d’ordre.
Combien étions-nous dans le vaste périmètre qui entoure la Bülow Platz ? Trente mille, quarante mille, peut-être soixante mille. Mais on ne voyait que des groupes ; on causait, on criait jusqu’à l’arrivée de la police. Et c’est tout.
Rien que des groupes, des groupes impuissants. Berlin ouvrier n’avait pas répondu à l’appel du Parti Communiste. Dans le danger, le Parti Communiste restait seul et n’avait pas la confiance de la masse. La bourgeoisie venait de le constater d’une façon décisive.
Vers cinq heures et demi, tout était fini. Les dernières colonnes nazies, presque invisibles derrière les colonnes policières qui les gardaient, abandonnaient le quartier de Bülow Platz. Mieux qu’une manifestation nazie, on peut dire qu’une manifestation de la police, armée de toutes ses armes, avait eu lieu sur la place et ses environs. Dans cette remarque, les militants, de retour dans leurs maisons, puisaient une pauvre consolation.

Six heures du soir. Nous arrivons jusqu’à la maison Karl Liebnecht. Des flics armés de carabines se tiennent encore sur le trottoir. Les mains vides, la défaite au cœur, nous partons avec quelques ouvriers. Le cri qui a martelé nos oreilles toute la journée s’accroche encore à nos pas : « Circulez… circulez… circulez… ». Et encore à l’Alexander Platz, quelques nazis, deux, trois groupes isolés, qui s’en retournent eux aussi, après leur « prouesse », passent entre les ouvriers. Ceux-ci les conspuent, les sifflent et c’est tout…

Dans la tragédie allemande, la Bülow Platz fut un point culminant, un moment décisif. [10]

Les chefs social-démocrates créeront cette justification scandaleuse qu’ils mirent en circulation : « Les communistes nous reprochent d’avoir livré, le 20 juillet, l’Etat de Prusse sans résistance, est-ce qu’ils ne se sont pas laissé sortir leur garde de la Maison Karl Liebnecht par la police, de la même façon, le 22 janvier ? »

HITLER CHANCELIER

Les événements vont se dérouler maintenant à une vitesse accrue. Le 25, le Parti Communiste réplique par une manifestation antifasciste qui défile pendant quatre heures devant la Maison Karl Liebnecht. Par un froid glacial, plus de 120.000 ouvriers sont venus des quartiers les plus éloignés de Berlin. Une jeunesse magnifique forme les cadres antifascistes.
Un entrain, un enthousiasme, une décision que nous n’avions jamais vus. Avec leurs banderoles ces troupes ouvrières passent devant nous. Nous essayons d’évaluer le nombre des combattants utiles dans la colonne. 95% par leur âge, leur allure, nous impressionnent comme des militants aptes à la lutte armée. De nouveau, quelle impression formidable ! Seulement, cette Bülow Platz… Et c’est malgré tout l’impression qui dominera en nous en entendant les fonctionnaires répéter, à l’arrivée de chaque colonne, face à l’estrade où se tenait le C.C. du PC, le cri : « Berlin rouge salue avec un triple « Front Rouge ! » le C.C. du PCA qui a à sa tête le camarade Thaelman ! ».
Le même jour, le 25 à Dresde, dans une salle où se tenait une réunion antifasciste convoquée par les communistes, la police tire sur les assistants, tuant 9 ouvriers et en blessant 13. Ce fait incroyable est resté sans réponse véritable : on n’a pas pu déclencher la grève générale locale.
Schleicher demande à Hindenburg les pouvoirs pour dissoudre le Reichstag. Mais son sort est déjà réglé. Hindenburg les lui refuse et appelle von Papen. Commencent les pourparlers avec Hitler, Hugenberg, etc… qui semblent vouloir, comme les autres, traîner en longueur.
Le 29, le Parti Social-Démocrate affirme au Lustgarten de son côté, « répliquant » aussi à la provocation du 22 : « Berlin reste rouge ! Social-démocrates, gardez votre discipline traditionnelle. Vous serez peut-être appelés à employer vos dernières énergies. Social-démocrates, soyez calmes ! »

Mais, dans cette manifestation, un spectacle nouveau. Le SAP [11], formé en une colonne indépendante, Arborant le portrait de Rosa Luxemburg, appelle, dans un chœur parlé inlassablement répété, au front unique « SPD, KPD, SAP doivent marcher ensemble. »
La gauche nous donne un espoir…
Et alors, sur l’insouciance de ces partis qui parlent d’un coup d’Etat nazi sans y croire sérieusement, tombe comme la foudre, le lundi 30 janvier, la nouvelle : « Hitler nommé chancelier du Reich ! »

La Bülow Platz a trouvé son complément, sa conclusion !
Le soir même nous accourons à la « Masch », l’école marxiste du PC. L’atmosphère est morne. Nous abordons, anxieux, les premiers camarades du PC. « Que va-t-on faire ? », « Que veut tu qu’on fasse ? », « Est-ce qu’on laissera Hitler s’installer au pouvoir ? », « Qui peut l’en empêcher ? », « Mais vous croyez que la classe ouvrière restera passive ? », « Bien sûr, … peut-être quelques grèves partielles », « Mais le Parti ? », « Que peut faire le Parti ? »

Coup de massue. Mais nous essayons de leur dépeindre l’espoir immense, l’attente énorme, l’attention suprême avec lesquels le prolétariat du monde entier suit leur attitude… Cela les déprime encore d’avantage. D’autres arrivent. Le cercle s’élargit. Il y a là des ouvriers d’usine, des chômeurs, des étudiants. Il y a là, amertume, cette rage d’impuissance atroce.

… « Nous n’avons pas de parti, nous n’avons pas de chefs ! Que pouvons nous ? Le 20 juillet, le parti appela à la grève générale, est-ce que les fabriques se sont arrêtées ? Nous ne décidons rien… sans les ouvriers socialistes, nous ne pouvons rien. »
Et sans transition : « D’ailleurs, Hitler s’usera vite. Il ne pourra tenir ses promesses. », « Hitler signifie la guerre et la guerre signifie la révolution », « Les nazis n’oseront pas jeter le parti dans l’illégalité », ou « Il le fera, mais ça vaut mieux. Le parti ressortira fortifié. », « Les masses ont besoin de cette expérience nazie, après elles viendront à nous. »

Et l’un d’eux esquisse un fantastique schéma avec les États-Unis, la Pologne, la Roumanie… Non seulement, ils n’ont pas une idée commune, mais chacun d’eux a quatre, cinq idées différentes qu’il exprime à tour de rôle… « Le parti n’a pas eu de politique. Tout était pour lui le fascisme. Brüning, c’était le fascisme, la social-démocratie c’était le fascisme. Von Papen, c’était le fascisme. Schleicher, c’était le fascisme… » Un fonctionnaire intervient : « Oui, ça a été la politique de Neumann, on l’a d’ailleurs déjà sévèrement condamnée au sein du parti ».
Confusion, désarroi, manque total de confiance dans leur parti, dans leurs chefs… Et sous nos yeux fond comme un morceau de sucre dans l’eau le formidable Parti Communiste Allemand, le premier parti de Berlin, la plus puissante section de l’Internationale Communiste.
Dans la rue, ce soir, à l’Alexander Platz, nous recevons, des mains de jeunes socialistes, la feuille extraordinaire que venait d’éditer la social-démocratie. En la prenant nous demandons : « Eh bien ? »… « Jetz, abwarten », c’est-à-dire « Maintenant attendre ». Voilà leur honteuse formule ! Dans la feuille, nous lisons : « Face au gouvernement de menace de coup d’Etat, la social-démocratie et tout le Front de Fer se maintiennent avec les deux pieds sur le terrain de la constitution et de la légalité. La social-démocratie ne fera pas le premier pas pour en sortir. » Les laquais, les fidèles laquais !...

A l’autre bout de Berlin, les nazis réalisent leur « héroïque » « marche sur Rome », promise il y a longtemps par leur Führer. Concentrés en hâte au Tiergarten, ils « conquièrent » Berlin, entrant par la porte de Brandebourg.
La « Rote Fahne » du 31, appelant à préparer la grève générale, est saisie. Le « Vorwaerts » prévient que « faire la grève maintenant serait gaspiller les munitions de la classe ouvrière, en tirant dans le vide. » Les syndicats réformistes prêchent « le sang-froid et la prudence. »

Le 1er février, Hitler lance - c’est le mot – par la radio son programme. Le jour suivant, on le retrouve sur les colonnes d’affichage. Il faut surmonter la désagrégation communiste. Il faut détruire le mouvement ouvrier. (Il le dira plus tard, plus nettement encore). Deux plans de quatre ans. D’ici quatre ans les paysans seront heureux ; quatre ans encore et les ouvriers le seront aussi. Entre temps : service du travail obligatoire, dissolution du Reichstag. Nouvelles élections le 5 mars.

Dans tous les quartiers ouvriers de Berlin et à l’intérieur de l’Allemagne, les communistes organisent des manifestations qui n’ont pas beaucoup d’écho. Des chœurs parlés appellent dans quelques fabriques à préparer la grève. La manifestation que le PC convoque pour le 3 février, au Lustgarten, est interdite par la police…
On emprisonne à Lübeck un député social-démocrate. Une grève générale unanime d’une heure est la réponse de la classe ouvrière de Lübeck. La nouvelle a, à Berlin, une répercussion extraordinaire. Les ouvriers puisent dans cette étincelle un regain d’espoir et de confiance. Cette puissante classe ouvrière doit se nourrir de si peu !

Le 6 février, le cas se répète à Stassfurt. Le maire social-démocrate de la ville a été tué. Et de nouveau, le jour des obsèques, une grève unanime ferme les usines et les magasins. Les ouvriers commentent avidement ces deux faits, se rappellent 1918-19 et disent : « Tout n’est pas encore perdu. Les choses peuvent commencer comme ça petit à petit. Les grèves peuvent déferler de ville en ville, une flamme ici, une autre là, et l’incendie peut gagner toute l’Allemagne. »

Le 7, première réunion de masse sous Hitler, à Berlin.
La social-démocratie manifeste au Lustgarten. Le chef de la fraction communiste au Reichstag, le député Torgler, demande l’autorisation de lire devant les masses socialistes un appel au front unique que leur adresse le PC. On le lui refuse, et l’incident, que l’on ne connaîtra que le lendemain, est clos.
Otto Wels défend dans son discours la politique de la social-démocratie depuis 1918, et finit en disant aux masses : « Le peuple aura l’occasion, le 5 mars, de prendre, de nouveau, son destin dans ses mains ! » Trois « Freiheit » [12] saluent le discours du chef socialiste. Leur écho n’est pas encore éteint que de l’autre côté de la place, un puissant « Rot Front » crié par des milliers de voix, éclate comme un tonnerre. Mouvement, surprise : « Les communistes sont là », … « Unis… on marche ensemble » … « Ces gens ne viennent que pour faire du désordre » …. « Ne dis pas de bêtises » … « L’unité, l’unité… » …. « Tous les ouvriers communistes devraient voter la liste social-démocrate. C’est sûr que leur parti sera déclaré illégal. »
Kinstler, un des chefs socialistes, dit quelques mots : « Mes frères, mes sœurs, n’affaiblissez pas cette magnifique démonstration par des incidents. Et, surtout, ne vous laissez pas provoquer. La vie et la santé des ouvriers berlinois nous sont trop chères pour les mettre en jeu à la légère. Il faut les garder pour le jour de la lutte. » « Et maintenant, chantons notre marche socialiste » :
« Nous ne combattons pas avec les armes des barbares.
Nous ne voulons des fusils, nous ne voulons des lances.
Le drapeau du droit, l’épée spirituelle,
Nous conduisent au triomphe. »

La réunion est finie. On commence à se retirer. On entend encore quelques cris : « Front unique… », « L’unité… » Un groupe de militants, au cri de « A mort Hitler…. », « A bas le gouvernement… », prend par la Braderstrasse. Ils sont de plus en plus nombreux. Ils avancent maintenant par la large Rosstrasse. Ils ont empli la rue. Ils ont empli les trottoirs. Les gens accourent de tous les côtés. C’est un véritable fleuve qui coule sans arrêt. Les agents les regardent passer sans intervenir. On y voit, sous les boutonnières, les trois flèches, la faucille et le marteau : « A bas le gouvernement…. », « Rot Front… », « Freiheit… », « A mort Hitler… », « « Berlin reste rouge. » Dans les coins, on commente, surpris : « Ils marchent ensemble », « SPD et KPD se sont unis », « dieu soit béni. Nous ne craignons maintenant aucun Hitler. » C’est une petite vieille qui dit ça. Elle lève le poing : « Rot Front » et ses yeux sont pleins de larmes. Ils avancent toujours. Ils ont pris maintenant la Dresdenerstrasse. Devant un local nazi se tiennent quatre schupos. On voit un amas de chemises brunes se pressant contre les vitres de la porte fermée. Et on assiste à cette chose extraordinaire : le 7 février, une manifestation illégale, spontanée, dans laquelle marchent ouvriers socialistes et communistes, sous le gouvernement de Hitler, crie aux oreilles des nazis enermés dans leur local et gardés par quatre schupos : « A MORT HITLER…. », « A BAS LE GOUVERNEMENT FASCISTE… »

RETOURS EN ARRIERE

Revenons quelques jours en arrière pour assister à un événement qui ouvre toute une époque de la politique des nazis au pouvoir.

30 janvier. Minuit. Après la « marche des torches » sous la porte de Brandebourg, une section d’assaut rentre dans la ville. Elle s’engage précisément – et pourquoi ? – dans la Wallstrasse, à Charlottenbourg. La rue est, d’un bout à l’autre, des sous-sols aux mansardes, communiste. Bagarres. Coups de feu. Le chef nazi Maikovski et le schupo qui accompagne la colonne, Zarits, tombent. Sont-ils tombés dans la lutte ? Les nazis les ont-ils tués ? On saura plus tard que Maikovski a eu des incidents avec ses chefs ; pour Zaurits, schupo bon garçon, on le dit ami des ouvriers…
Le gouvernement s’empare de ces deux cadavres. La providence les lui envoie. Il ouvre les protes du Dôme, la cathédrale impériale de Berlin. Les délégations de la police, des troupes d’assaut sont formées au coude à coude. Le Cabinet, au grand complet, est là. Le Kronprinz est là. Une messe solennelle a lieu « pour le schupo et le membre des SA tombés, ensemble, symboliquement, sous les balles de la canaille communiste. »
Il faut bien conquérir le cœur des braves schupos qui ont encore, peut-être, l’esprit de Severing et Grzesinski [13], comme le prétendent les social-démocrates. Réconcilier schupos et hommes des SA. Il faut davantage calmer la police qui craint pour son gagne-pain. La gagner et la transformer. La dompter. La souder aux nouveaux maîtres.
C’est tout ce que s’appliquera à faire, pendant tout le mois de février, Goering, ministre de l’Intérieur de Prusse. C’est ce qui inspirera plusieurs de ses fameux décrets.

31 janvier. La « Berliner Boersenzeitung », journal du capital monopoliste, publie un entrefilet élogieux sur l’attitude de la social-démocratie :
« Pendant que les communistes appellent à la préparation de la grève générale, la social-démocratie ne semble pas incliner à combattre le gouvernement par d’autres moyens que par des discours, des articles des leaders et des appels. »
Involontairement, nous rapprochons cela des paroles que Mussolini leur dédia, à la Chambre italienne, après l’assassinat de Matteoti, en juillet 1924 : « Que font nos adversaires ? Déclenchent-ils des manifestations dans la rue ? Essayent-ils de provoquer des révoltes dans l’armée ? Rien de semblable ! Ils se bornent à des campagnes de presse ! Ils sont incapables de faire autre chose que cela ! »
Se l’entendront-ils dire dans toutes les langues ?

Nous habitons chez Frau D…, une grosse personne obsédée par l’idée du manger. Son mari est placier. Ils ont connu de belles époques. Frau D… les résume dans une phrase : « On nageait dans la graisse d’oie. » Aujourd’hui, ils vivent de longues périodes de chômage, et Frau D… est devenue une anticapitaliste farouche. Elle vote social-démocrate, mais après les élections de novembre, et surtout dès qu’elle nous a su communistes, elle fut pour les solutions violentes : « Il faudrait que les ouvriers comprennent une fois pour toutes. Qu’ils aillent prendre de force tout ce dont ils ont besoin. Moi, je suis communiste jusqu’au bout des ongles. »
Mais les événements se précipitent. Schleicher tombe, et on parle déjà de l’arrivée d’Hitler.
 Vous croyez que les nazis auront le pouvoir ? demande Frau D…
 Ils l’auront si les ouvriers ne leur barrent pas la route.
 Alors la guerre civile sera inévitable, les ouvriers ne se laisseront pas faire. Hitler est déjà chancelier. Frau D. est sure qu’il ne pourra pas tenir, il tombera comme les autres. Elle va se renseigner dans le quartier. Elle converse avec l’épicier, elle entend ce qu’on, dit chez le boulanger, elle a tenu conseil avec Frau Bartel. Elle n’est plus aussi sure de la chute de Hitler.
 Le peuple a un tel enthousiasme pour lui ! Et, après tout, pourquoi ne pas lui donner l’occasion de réaliser ce qu’il a promis ! Qui sait ? … Un homme qui a réussi à mettre debout un pareil mouvement !...
Nous tâchons de lui faire comprendre ce que Hitler représente : la réaction la plus monstrueuse qu’ait jamais connue l’Allemagne, la destruction des organisations ouvrières, la baisse des salaires...
 Mais il donnera du travail. La réaction… Je m’en fous de la réaction. A l’époque du Kaiser, il y avait moins de liberté, mais on mangeait davantage. Du travail, voilà ce qu’il nous faut. Et Hitler a déjà un projet qui fera marcher les affaires, augmenter les effectifs militaires. Qui sait ?... Il arrivera même à remettre en vigueur le service militaire obligatoire, et cela fait vivre le commerce. L’armée, il faut des milliers et des milliers de paires de bottes, des milliers et des milliers d’uniformes. Il faut donner à manger à tout ce monde-là. Et puis encore ça : tous ces gradés bien payés se marient. Regardez, avant, une jeune fille comme Frida (Frida, c’est la bonne, qui ne touche pas un sou depuis un an) pouvait se marier avec un sous-off, avoir un bel intérieur à soi et être à l’abri de la misère sa vie durant. Maintenant, que voulez-vous ? Qu’elle se marie avec un chômeur ?
 Vous oubliez le programme antisémite de Hitler, Frau D…, et vous êtes pourtant juive.
 Les nazis ne sont pas contre les juifs allemands. Ils veulent chasser toute cette youpinerie venue de Pologne, d’Autriche. Ces Galiciens pouilleux de la Grenadierstrasse. Qu’ils les chassent ! Ils sont venus ici après 1914, ils se sont enrichis de la misère du peuple allemand. Moi, que voulez-vous, quand je vois une de ces juives polonaises cloutée de diamants choisir aux halles la poule la plus dodue, la tâter avec ses doigts pleins de bagues, j’ai envie de lui cracher à la figure. Ils nous ont tout pris, tout, ces sales youpins. Ils sont sales, sales, ils ne se lavent jamais !

VERS LE FRONT UNIQUE ?

Hitler est au pouvoir. La menace est là, nette, brutale. Alors, dans le camp ouvrier, période d’obscures manœuvres. On a peine à s’orienter même à l’aide des notes prises sur le champ.

Le 31 janvier, Breitscheid déclare dans une réunion du Comité directeur du Parti Social-démocrate : « La lutte contre le fascisme est entrée dans une nouvelle phase. Tous nos désirs seraient que nos relations avec le Parti Communiste entrassent aussi dans une phase nouvelle. »

Une motion proposant un « pacte de non-agression » au PC est rejetée par une seule voix de majorité.
Summum de la confusion, de la diplomatie, de la manœuvre.
Ce pacte reste pourtant au centre des débats jusqu’à la fin.
L’initiative de l’action unitaire semble partir et rester dans les mains des chefs réformistes ; d’une action qui ne peut être qu’extra-parlementaire et révolutionnaire… dans les mains de chefs qui disent : « Il faut attendre ! Attendre que Hitler sorte du terrain de la Constitution » ! ! !
C’est dire jusqu’à quel point tout est compromis.
Le CC du PC est incapable de mettre fin à ce jeu, de poser clairement, audacieusement, fermement la question. La théorie du « Social-fascisme » lui lie les pieds et les mains.
La « Rote Fahne » du 2 et 3 février publie tout au long le discours du président de l’Internationale Communiste, Manowiski, - réponse à Otto Bauer [14] – où est développée de nouveau la théorie du social-fascisme. Il entend faire une réponse à la social-démocratie allemande.
Et le CC du PC envoie Torgler parler, derrière le dos des masses, avec la direction du SPD, avec la direction syndicale de l’ADGB. Il envoie Münzenberg [15] parler en cachette avec Künstler [16]. Ces derniers prennent courage, deviennent impertinents, refusent.
Tout cela, naturellement on ne le saura pas par les voies régulières, normales, les organisations du PC, sa presse. Non. On le saura par des détours.
Torgler se présente à la manifestation social-démocrate du 7 et prétend lire un appel aux masses. On lui répond : « Il fallait venir avant et remettre ça aux organismes réguliers du parti. D’ailleurs, si nous cédons la tribune à un communiste, la police peut dissoudre la réunion. »
Le 9, on trouve, pour répliquer, l’idée d’un « pacte d’agression » contre le fascisme qu’on propose « aux travailleurs qui sont contre le SPD »….
Le 16, paraît sur les colonnes d’affichage de Berlin une énorme annonce :
« Proposition de front unique », où on lit : « La RGO s’est adressée à l’ADGB en lui proposant de convoquer une réunion commune des conseils d’usine afin d’organiser le mouvement contre la réaction fasciste, la création dans toutes les usines, bureaux de chômage et dans les quartiers de comités de défense de la vie et des propriétés ouvrières. » L’affiche se termine par : « Cette proposition a été repoussée mais sera renouvelée. »
De son côté, l’ADGB publie une déclaration : « Dans une affiche que les passants ont pu lire, il est question d’une proposition qui nous a été faite. Nous déclarons n’avoir rien reçu. »
Le 17, c’est une proposition des Jeunesses Communistes aux socialistes. Ces derniers répondent en se référant au « pacte » connu et conseillent aux JC de s’adresser directement à la direction du parti. Les réformistes se permettent toutes leurs réunions syndicales et électorales par un appel à l’unité de la classe ouvrière : « véritable front unique, pas de manœuvres. Ouvriers communistes, nous vous tendons une main fraternelle. La réaction est là, unissons-nous pour la combattre. »
Le 19 février, a lieu dans la salle de la Maison des Syndicats la réunion des comités d’usine de l’ADGB et de l’AFA [syndicats d’employés] de la région Berlin-Brandebourg. Elle mérite une relation plus détaillée. Le secrétaire de la région s’adresse à la salle : « Il nous faut un front unique, mais ça ne peut pas être un front unique qui commence par des calomnies contre les dirigeants des syndicats. Pas plus que le Front unique qui est annoncé sur les colonnes d’affichage. La RGO, que le PC met en avant, n’est pas pour nous un partenaire sérieux. Par surcroît, le mot d’ordre pour une Allemagne soviétique n’est pas acceptable dans un front unique avec les ouvriers des syndicats libres. Nous rejetons, sur la base locale et dans le district, toutes les négociations pour un pareil front unique. »
Un bref discours du docteur Gusko, qui parle au titre de rapporteur général, finit en ces termes : « Il faut dire, au sujet du front unique, que le PC ne prend pas très au sérieux ces mots d’ordre. La direction du PC sait depuis quinze jours que le président des syndicats libres, Leipart, s’est déclaré prêt à donner suite à tout appel direct de front unique qu’on lui adresserait. Mais l’écho communiste à cette honnête proposition ne s’est pas fait entendre jusqu’à présent. »

La conférence se termine par l’approbation, à l’unanimité, d’une résolution qui dit : « La réaction a trouvé des appuis dans la RGO. Et dans l’organisation des cellules d’usine nazies. Les ouvriers et employés doivent avoir conscience que les meilleurs défenseurs de leurs intérêts dans les ateliers sont les conseillers d’usine des syndicats libres…. »
Voilà le langage qu’osaient tenir Leipart [secrétaire de l’ADGB] et compagnie devant les ouvriers, le 19 février ! A quoi bon continuer …. Tout ce mois de février, ce furent des heures noires.
Les révolutionnaires à la remorque, dans l’attente des décisions des chefs réformistes. Les masses qui pourraient décider son avec eux. Et leur mot d’ordre est : « Abwarten » [attendre]. Peu à peu, l’impression que le Parti Communiste ne peut rien, ne compte pour rien, gagne la rue. On cesse de s’occuper de lui. Cela, on le retrouvera le 5 mars dans le résultat des élections. A ce moment décisif, le parti « réformiste, traître » maintient, mieux et de beaucoup, ses votants que le parti « révolutionnaire ».
Nous sommes dans une impuissance totale, absolue. Extraordinaire résultat d’une politique révolutionnaire « juste » !

FRONT UNIQUE AU CIMETIERE

Le 10, nous avions accompagné trois corps au cimetière de la Friedrichfield, où reposent Rosa et Karl.
Trois jeunes communistes : Berner, Kollasch, Schulz.
Pour Berner, quelques détails.
Coin des rues Fulda et Wesel, à Neutkoln, Local Reichsbanner. Minuit. Un jeune au téléphone appelle le proche local communiste : « L’air est lourd ». Ils sont assiégés par les nazis. Les communistes accourent. Parmi eux, Erwin Berner. Arrivés au coin menacé, une salve de revolvers. Les nazis embusqués tirent. Berner est tombé là.
La police a interdit les cortèges. A la sortie de la maison, un officier inspecte les couronnes, en saisit une qui porte une légende trop explicite, la déchire puis la piétine.
Nous prenons le métro. A la sortie, attente. Après-midi nuageux, très froid, dans un carrefour livide. Attaque de neige : de très petites munitions blanches tombent dru.
Forces de police considérables.
Enfin, les voilà. Les trois voitures, à cinquante mètres l’une de l’autre, avancent, secouées par les pavés.
Chemin bien connu dans le cimetière. Fleuve de drapeaux. Mais cette fois-ci, à gauche, les poings levés en silence, les ouvriers de la Reichsbanner saluent le cortège. De jeunes socialistes, de jeunes communistes portent les cercueils des camarades tombés. Le front unique. Le front unique dans le cimetière…
Dans les quartiers de Berlin, dans tous les coins du Reich, de petits accords locaux ont lieu pour l’action. Pénibles. Etriqués. Mais le grand accord au centre, le seul qui pourrait décider, d’où naîtrait la résistance d’ensemble, la réplique de masse que craint la bourgeoisie (il n’y a qu’à lire ses journaux), celui-là n’aura pas lieu.

CAMPAGNE ELECTORALE

La lutte électorale « pour les dernières élections » est ouverte par les nazis. Une grande affiche nazie « contre les criminels de novembre (1918), contre le marxisme et l’internationalisme qui ont gouverné et détruit l’Allemagne durant les quatorze dernières années. », « Contre le marxisme, votez Hitler ! »

Deux jours après, à la même place, une non moins grande affiche, blanche, imprimée en lettre rouges, rayée de noir – les couleurs de l’ancien drapeau impérial : « Allemands, soldats de la grande guerre, rappelez-vous que les social-démocrates ont saigné aussi sur les champs de bataille en défendant la Patrie. Qu’en 1918, quand le Kaiser fuyait, ce sont eux qui ont empêché l’Allemagne de sombrer dans un chaos semblable à celui de la Russie. Et maintenant, on les insulte, on les destitue, on les persécute. Et c’est là le remerciement de la Patrie ! »
La DAZ commente : « Tout dans l’affiche, les couleurs, le ton, l’appel aux soldats, faisait croire, au premier abord, qu’il s’agissait du bloc nationaliste noir-blanc-rouge. Mais non, il s’agissait du SPD. Inutile de vous donner tant de mal, messieurs les social-démocrates, on vous reconnaîtra toujours sous la nouvelle peau. »
Le jour suivant, dans une nouvelle affiche, les social-démocrates réaffirment leur droit d’être considérés comme de fidèles Allemands, d’honnêtes patriotes, en se référant aux déclarations du chef du Staathelm Dasterberg : « Il y a aussi les partis dits marxistes des soldats du front qui ont accompli, comme les meilleurs, leur devoir patriotique. »

Alors les nazis affichent cette question, en gros caractères : « A quel parti appartient le « camarade » Crispien qui a dit : « La social-démocratie ne connaît pas une patrie qui s’appellerait Allemagne ?.... »

Mais voici Pieck, un des membres les plus en vue du Comité Central du PC, qui se met à dire, le 23 février, à l’assemblée électorale du Sport-Palast : « Hitler prétend créer l’unité de la nation. Comment peut-il dire cela puisqu’il veut éliminer de l’unité de la nation la partie décisive du peuple allemand en dénonçant les 13 millions et demi de votants du SPD et du KPD comme des non-Allemands, des anti-Allemands, contre qui il faut mener une lutte destructrice ? »

La lutte continue. Les nazis attaquent les quatorze années précédentes comme formant un seul bloc de politique marxiste ! De ces quatorze années, cinq ont été remplies par l’activité de Hugenberg, leur actuel compagnon. Tant pis pour lui. Ce qu’il faut, ce sont de grandes lignes simples pour l’agitation, dira Goebels.
Leur programme : « Destruction du marxisme. », « L’un d’eux doit rester vainqueur, le marxisme ou le peuple allemand. » « Dans dix ans, il n’y aura plus un seul marxiste en Allemagne. » Hitler consacre toute son éloquence à développer ces formules. Et rien que cela. Quand on lui demande d’autres éclaircissements, il dit : « Notre programme, c’est de faire le contraire de ce que vous avez fait ! » Textuel.

Un jour, une formidable affiche contre la Russie soviétique. Attaque sournoise. Haine brutale. Elle finit ainsi : « Nous, ouvriers allemands rentrant de Russie, nous déclarons : plutôt vivre dans une prison allemande que libre dans le paradis soviétique. »
Dans les quartiers ouvriers, plusieurs des colonnes qui portent cette affiche flambent le soir.
Nous discutons avec des social-démocrates de l’interdiction éventuelle du Parti Communiste : - Le Parti Communiste va certainement être interdit. Si e fait se produit avant les élections, les votes devront se concentrer sur notre parti. Les communistes nous rejoindront en masse. D’ailleurs, je ne suis pas partisan de les admettre tous sans conditions… Une période de noviciat d’un an me paraît nécessaire.
Tout cela a un goût de sinistre spéculation et de bêtise à la fois :
 Alors, vous laisseriez frapper le PC sans bouger ? Et vous continueriez à affirmer que Hitler se tient dans les limites de votre Constitution de Weimar… Ecoutez, cette petite malice a fait son temps. Avec notre peau, c’est la vôtre qu’on porte au marché. D’abord, ce sera le PC, ensuite viendra votre tour. D’ailleurs, votre petit calcul ne tient pas compte de la rancune et du mépris que vous voueront les ouvriers révolutionnaires. Vous sacrifiez pour longtemps toute possibilité de rapprochement.
Nous parlions avec des social-démocrates de gauche.
 Alors qu’est-ce que vous faites ? Vous aussi misez sur les élections du 5 mars ?
 Nullement, on se prépare. Nous cherchons à établir un réseau de liaisons illégales. On sait très bien que la lutte deviendra une lutte armée dans les rues. Seulement, c’est à eux d’employer les armes les premiers. Nous, la grève générale….
 Mais qu’entend-on par là ? Quand, comment pensez-vous déclencher cette grève ?
 Je ne sais pas très bien … Quand on arrêtera nos chefs. Quand la restauration de la monarchie aura lieu en Bavière … Je ne sais pas très bien.
 Mais ces motifs ne vous ont pas manqué, vous en avez à chaque instant.
 Ce n’est pas suffisant.
Nous sentons qu’ils ne feront rien. Tout cela revient – et voilà ce qui est grave – à donner du temps à l’ennemi, à lui abandonner l’initiative. Nous saisissons sur le vif, en ce moment, le mécanisme sournois de cette mentalité légaliste, non-révolutionnaire, qui n’offre même pas à ceux d’entre nous qui veulent lutter un point de départ. Chaque événement isolé n’est pas un motif suffisant pour déclencher le combat. Or, chaque occasion perdue compromet davantage la situation et rend le départ plus difficile. Tant qu’on a la force, on attend. Et on la perd. Et quand la défaite est là, il n’y a plus de possibilité de lutter. Dans cette stratégie de la « prudence », du « sang-froid », de l’ »attente », si chère aux chefs réformistes, il n’y a, au bout, qu’une cuisante et honteuse défaite.

DERNIERS SOUBRESAUTS

Nous trouvons dans nos notes :
7 février. Le « Front de Fer » d’Essen décide de faire une manifestation, une « démonstration de force ». Les nazis se rendent sur les lieux, une demi-heure avant, occupent la place, ferment l’accès des rues voisines et attendent en chantant leurs chansons de combat. Les chefs du « Front de Fer » délibèrent. Ils décident, tout simplement, de changer l’itinéraire du défilé et l’endroit fixé pour la concentration.
Voilà comment on préparait le moral des troupes antifascistes.
8 février. Les élections aux conseils d’usines qui ont lieu un peu partout dans le Riech n’indiquent pas un mouvement précis des ouvriers vers la liste révolutionnaire. Les réformistes maintiennent en général leurs positions.
Les journaux relatent les exploits que les nazis ont commis la veille. Ils ont surpris trois jeunes qui revenaient d’une réunion, insignes à la boutonnière. Ils les leur ont arrachés. L’un des deux jeunes fut jeté contre le mur, et, à coups de poings, ils lui ont fait sauter toutes les dents. Il fut traîné ensuite par les cheveux sur plus de 100 mètres. L’autre fut grièvement blessé à coups de couteau. Le troisième camarade se sauva et donné l’alerte.

Aujourd’hui, nous regardons les boutonnières. Nous cherchons là un signe de l’état d’esprit. Les insignes portant les deux drapeaux de l’ « Action anti-fasciste » [17], les trois flèches du « Front de Fer » sont à leur place.
Le même phénomène dure depuis des mois : un courage, un esprit politique individuel extraordinaire ; en tant que classe, une paralysie incroyable. Mais cela n’est-il pas le fait des partis, des organisations ?
14 février, 2 heures du matin. Nous revenons du Sport-Palast où la Fédération Sportive Rouge a organisé sa fête de la Glace.
Berlin est tout blanc. La neige qui est tombée pendant des heures et des heures s’est amusée avec les statues de la Potsdamerplatz. Elle leur a enflé les joues, leur a mis des perruques bizarres, elle les a habillées de lourdes fourrures blanches. Aux arbres, elle a donné une découpe nette, moitié blanche, moitié noire.
Il est trop tard pour le métro. Des groupes d’ouvriers marchent, poussant leurs vélos.
 Tu as vu ? …. Ils n’ont pas osé….
 Bien sûr qu’ils n’ont pas osé ! On était bien dix mille …. »
On était dix mille. Davantage peut-être. A 7 heures, la salle était déjà pleine. Il fallait passer entre une double haie de gars d’autodéfense, sur 50 mètres au moins ils faisaient un long corridor de regards attentifs.
Il fait chaud dans la salle malgré la piste de glace. On se serre de plus en plus pour faire de la place pour ceux qui arrivent encore. Les vendeurs de concombres salés se frayant difficilement un passage. En attendant, on dîne. Quelques sandwiches, une pomme. Le nombre de sandwiches distingue le chômeur de l’ouvrier qui travaille encore.
Les mots d’ordre se détachent sur les banderoles rouges : « Contre la fascisation du sport », « Contre le service obligatoire », « Pour l’unité du sport rouge ».
Les accents du beau chant d’espoir, « Frères, vers le soleil, vers la liberté », commencent à monter. Les appels de « Sport rouge » sont repris par dix mille bouches. Quelques mots sur le rôle du sport prolétarien sont dits, puis un appel à voter pour la liste « 3 » aux élections du 5 mars, et le haut-parleur annonce le défilé des participants.
Glissant mollement sur les patins, la colonne avance. Elle parcourt la piste, revient, et le signal est donné pour commencer la fête.
Des matches de hockey, des courses de toutes sortes, des valses viennoises dansées merveilleusement sur la glace, et les heures passent. Le public note soigneusement tous les résultats. Sur les escaliers, on entend des coups de talon secs, militaires. Les piquets d’autodéfense se déplacent.
Presque six heures de sports sur glace. Pas un incident. Le fascisme est au pouvoir depuis quinze jours, mais ses hommes n’ont pas osé venir au Sport-Palast. Il est une heure du matin quand on part. Les ouvriers qui habitent loin s’en vont par groupes. Sur le trottoir, quelques colonnes d’autodéfense assurent la formation de ces groupes.
19 février. Un « congrès de la libre parole » a lieu auquel participent des libéraux de gauche ; il est organisé par les soins des communistes ; Einstein, Thomas Mann ont envoyé leur adhésion. Dès que le docteur W. Heine déclare à la tribune que la croix gammée a été trouvée en Palestine, dans des tombes juives qui dataient de l’époque de Jésus, la réunion est dissoute par la police.
La Reichsbanner organise une imposante manifestation au Lustgarten, sous le drapeau de la République noir-rouge-or. Son chef, Holterman, répète qu’eux aussi sont des Allemands : « Nous avons lutté pour la liberté de l’Allemagne pendant la guerre, nous lutterons, nous défendrons la liberté contre tous les ennemis de l’intérieur et nous jurons : « Plutôt mourir que de vivre esclaves ! »
Quand les manifestants regagnent leur quartier, il y a, un peu partout, des incidents avec les nazis.

REPRESSION

La police perquisitionne, pour la deuxième fois depuis l’arrivée de Hitler, à la Maison Karl Liebnecht. La garde d’autodéfense, huit communistes, est renvoyée. La maison est fouillée de fond en comble. Les meubles sont fracturés. On cherche des publications illégales et surtout des armes. Ce même jour, sur les colonnes d’affichage, la feuille rouge habituelle de la police, portant en titre : « Récompense », promet mille marks à qui pourra donner des renseignements précis sur les endroits où s’impriment les tracts, les feuilles communistes, et où l’on cache des armes.
Cet après-midi, les nazis répètent sur la Bülow-Platz leur exploit du 22 janvier. La police occupe les toits du quartier, et sous les carabines des schupos, les SA tiennent une réunion de propagande électorale avec concert en face de la Maison Karl Liebnecht.
22 février. Nous sommes allés voir le camarade S… à l’hôpital. C’est un ancien spartakiste. Costaud, les yeux doux dans un visage rude. Nous l’avons connu à la Silvesterfest de Fichte. Fraternel, chaleureux. Il dit « Genosse » [18], comme il dirait frère, avec ferveur. Grand blessé de guerre, une grippe a entraîné chez lui des complications fâcheuses. Il est là, la tête-bandée, souffrant terriblement, respirant avec difficulté. Mais il ne fait que demander, péniblement, mot à mot : « Comment vont les choses dehors ? Si je pouvais sortir ! Pourvu que j’aie le temps de vous donner un coup de main. Ces fascistes »… Et il fait le geste de tordre le cou.
D’autres camarades viennent le voir. Bientôt nous sommes une « cellule » communiste autour de son lit. Les mots sont amers, pénibles à entendre.
« Les réunions de cellules sont moins fréquentes. Les camarades sont découragés, ils abandonnent le travail… »
L’un d’eux conclut : « J’attends davantage du travail illégal… »
23 février. Pour la troisième fois depuis l’arrivée d’Hitler, la Maison Karl Liebnecht est occupée. Dans l’après-midi, un gros contingent de troupes de la police se présente. Cinq personnes sont arrêtées. On ferme le local du Comité Central et les bureaux de la « Rote Fahne » ; on met les scellés sur l’imprimerie. Et un piquet de schupos reste pour garder les locaux.
Les journaux annoncent que cette fois l’occupation est définitive, et que la Maison Karl Liebnecht sera fermée.

25 février. Meeting électoral du PC au Sport-Palast. Une heure avant l’ouverture de la réunion, l’immense salle est pleine. C’est Pieck qui a la parole. Sur la question du front unique, il dit ces mots : « Nous nous adressons à tous les ouvriers social-démocrates, reichsbanner et adhérents des syndicats libres, nous leur tendons une main fraternelle, nous sommes prêts à tout front unique qui aura pour premier but la défense des masses travailleuses… »
Quand il commente les mesures prises contre les écoles laïques, la police déclare la réunion dissoute, parce que l’orateur a parlé avec mépris de la religion. La salle accueille cet ordre par un vibrant « Rot Front ».
Pas d’incident à la sortie, mais dans quelques quartiers des ouvriers isolés sont matraqués, poignardés.

EXPECTATIVE

A l’université. Parmi ls camarades du groupe communiste. On cause à voix basse :
« Que va-t-on faire ? »
La même question, qui revient tenace. On ne peut pas, on ne veut pas admettre que tout soit perdu d’avance, sans que rien ne soit fait.

 Rien. On entrera dans l’illégalité. Le parti perdra cinquante pour cent de ses effectifs. Les meilleurs resteront. On continuera le travail… Hier, en approchant du local où nous tenions les réunions de notre cellule, nous l’avons trouvé occupé par les nazis.
 Et quel est l’état d’esprit parmi les intellectuels ?
 Mauvais. Beaucoup ont peur. Ils veulent suspendre tout travail jusqu’à des temps meilleurs.
 Mais enfin, qu’est-ce que tu penses de tout cela ? A qui revient la responsabilité de cet état de choses ?
 A la social-démocratie. C’est elle qui freine les masses. Elle ne veut pas combattre. Elle a trahi de nouveau.
 Mais en cela elle est conséquente ! Cet argument pouvait être valable avant la fondation des Partis Communistes. Est-ce que 1914 ne nous avait pas déjà montré de quoi était capable la social-démocratie ? Qu’attendiez-vous donc d’elle encore ? La question qui se pose pour des révolutionnaires est la suivante : comment s’est-il fait que la social-démocratie ait pu conserver avec elle les masses les plus importantes malgré ses trahisons, malgré sa couardise, malgré la crise économique profonde, quand il existait un Parti Communiste ? … Tu penses que la direction du Parti, que sa politique n’y ont été pour rien ?
 Oui, on a commis des erreurs. »
Elle s’arrête un instant, puis déclare : « Ce sont les chefs qui nous manquent… »

L’INCENDIE DU REICHSTAG

Le 27 février, les social-démocrates tiennent une réunion au Sport Palast pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Karl Marx. Nous voudrions y aller, mais nous tenons à réunir nos camarades de la « Masch » [école marxiste du parti communiste].
La « Masch » a déménagé. Elle se trouve maintenant dans la Neue-Friedrichstrasse, une vielle rue dans le vieux Berlin. Le quartier, centre de magasins de tissus en gros, s’endort de bonne heure. Les ombres sont longues sur les trottoirs abandonnés. Des rues larges, des ruelles pointues. Dans cette grosse maison grise habite maintenant la Masch. Le vieil escalier sent le moisi et le pissat de chat, ce relent que sentent tous les vieux escaliers de bois de toutes les vieilles maisons du monde.
L’école est silencieuse, froide. Une pénible impression de maison à louer monte de ses corridors sans élèves.
Notre cours, qui a assez bien tenu, ne compte pas, ce soir, plus de dix camarades. On attend le professeur. Il est déjà huit heures et demie, il n’arrive pas, il ne vient pas. Nous nous entretenons, comme toujours, de la situation politique. Nos copains sont déprimés, découragés. Le camarade F, militant du Parti, affiche un pessimisme résigné :
 Ce sera très dur pour les prolos, nous dit-il quand nous lui demandons comment vont les choses dans son quartier.
 Est-ce que le Parti attendait autre chose du fascisme ?
 Bien sûr, on savait, mais tout de même les choses sont arrivées à une telle vitesse !
 Moi, dit le camarade B, je trouve que le Parti se tait trop, disparaît trop. On ne le voit pas. On ne sait que dire à ceux qui nous questionnent, à chaque instant.
 Et qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? Il est tellement traqué ! Toutes ses réunions sont interdites.
 Les réunions du SPD sont très souvent interdites, mais ils arrivent tout de même à en tenir quelques unes.
 Oui, accepte F., ils ont manifesté hier dans notre quartier, et il faut avouer que ce fut assez bien. Plus de trois cent personnes. Par les temps qui courent….
 Et nous ? Pourquoi agissons-nous si peu ?
 Si peu, si peu…. Nous sommes traqués comme des bêtes fauves. Tu veux commencer à bouger et tu as déjà la matraque sur le dos.
 Moi, s’entête B., je crois que les social-démocrates ont mieux en main leurs masses. Il peuvent mieux compter sur elles que notre parti. Et veux-tu que je te dise quelque chose ? Je souhaite que notre parti soit mis le plus tôt possible dans l’illégalité.
Nous protestons tous, indignés, mais il continue.
 Mais oui, mais oui, le plus tôt possible, puisque c’est sûr qu’il sera déclaré illégal. Il se peut que nos dirigeants, ramollis aujourd’hui dans des postes bien payés, aient besoin de revenir au pain sec des jours difficiles.
Nous en venons à parler des élections :
 Je crois que nous perdrons des voix, continue B.
 Sûrement. Presque tout le monde est d’accord là-dessus.
 Moi, dit un jeune, je crois que les nazis vont atteindre les cinquante pour cent.
 Tu es fou….

Notre professeur n’est pas venu, et c’est déjà l’heure de partir. Nous descendons et marchons, comme toujours, avec quelques camarades que nous accompagnons souvent jusqu’à Neukolln. Arrivés à Königstrasse, il y a quelque chose dans la rue qui change son aspect habituel. Un je ne sais quoi, une légère inquiétude. Nous entendons courir derrière nous. C’est un groupe de jeunes gens. Ils nous rejoignent. Ils jettent :
 Le Reichstag est en flammes …
 Sans blague ?
 Pas de blague. Il brûle bel et bien.
 Je n’arrive pas à le croire, continue F. … A qui peut venir l’idée de mettre le feu au Reichstag ?
 A qui ? …. » Et la voix du jeune homme siffle, haineuse : « Aux communistes. Ce sont les communistes, bien sûr. »
 Que peuvent avoir les comunistes contre l’édifice du Reichstag ? Nos objections ne sont pas de leur goût. Ils nous dévisagent d’un air provocateur, se regardant entre eux, et, à la fin, s’en vont. Nous demandons à un schupo si c’est vrai que le Reichstag brûle.
 Je n’en sais rien, nous répond-il. Une dame vient de me poser la même question.
Nous décidons de le vérifier nous-mêmes et nous nous mettons en marche. Arrivés à la Schluss-Platz, nous délibérons : il se peut que ce soit une provocation nazie, un guet-apens. C’est tellement énorme. On n’ira pas.

Le jour suivant, Berlin est en branle. La nouvelle de l’incendie du Reichstag est arrivée aux quartiers les plus reculés. Une caravane de vélos et de piétons monte par Unter der Linden, vers la porte de Brandebourg. Une curiosité froide chez la plupart : voir, vérifier l’action des flammes. La police empêche la formation des groupes. On cause peu et de façon discrète.
Toute la presse communiste est interdite pour quatre semaines. Prison préventive pour tous les fonctionnaires du PC. Ordre de détention contre deux de ses députés « soupçonnés de complicité » dans l’incendie du Reichstag. [19]
L’ensemble de la presse social-démocrate tombe également sous le coup d’une interdiction de quatorze jours. Van der Lübbe aurait avoué « des liaisons avec le SPD ». Des arrestations en masse. On dit que Torgler s’est présenté à la préfecture de police, accompagné de son avocat.
Et cette terreur féroce ne trouve aucune réponse, aucune résistance organisée.
La maison du « Vorwärts » est occupée par la police. On saisit des tracts, des brochures. Après quatre heures d’occupation, la police s’en va.
Les journaux publient le roman-feuilleton enfanté par Goering sur les plans du PC. Il y avait là des ponts sautés à la dynamite, des trains déraillés, des kilos de poisons pour les cuisines collectives, des milliers de femmes et d’enfants pris comme otages, une fantastique organisation de communistes habillés en hommes d’assaut destinés à piller les magasins, et encore, et encore ….

VEILLES D’ELECTIONS

Le chef de la social-démocratie, Wels, s’adressant au Commissaire du Reich von Papen, pour protester contre l’interdiction de la presse de son parti : « La social-démocratie n’a rien de commun avec l’incendiaire du Reichstag. Tout son passé le prouve. Une discipline exemplaire a toujours été démontrée par ses adhérents. Un coup d’œil sur la presse communiste, pleine jusqu’à maintenant des attaques les plus âpres contre la social-démocratie, montre de la façon la plus claire qu’il n’existe aucun front unique entre le Parti Communiste et le parti social-démocrate… »
Voilà des mots qui illustrent la valeur de ce fameux « Pacte de non-agression ».
Un groupe de SA arrive sur la Bulow Platz. C’est la troupe que commanda Horst Wessel, le souteneur-« poète », héros vénéré des nazis. Un coup de talon, un demi-tour, et ils sont alignés face à la Maison Karl Liebnecht. Trois hommes se détachent. Ils portent le drapeau à croix gammée. Un ordre du chef, et les trois hommes avancent vers la Centrale du PC. Ils passent la porte où se tiennent deux schupos, et quelques instants après on les voit sur le toit. Un moment encore, et sur le grand mur quis’ornait si souvent du drapeau rouge à faucille et marteau flotte la croix gammée.
Les hommes des SA saluent, le bras levé. Le chef tient un petit discours : « Le rêve de notre héros bien-aimé, le désir le plus fervent de Horst Wessel vient de se réaliser. Le drapeau qu’il portait si fier et qu’il défendit avec son sang flotte sur le bastion communiste. »

Pendant les derniers jours de février, l’aspect des rues commence à changer. Elles appartenaient aux ouvriers, elles ne sont à personne maintenant. Abandonnées par les travailleurs, elles n’ont pas encore un nouveau maître. On n’y voit pas davantage les nazis, mais il n’y a plus de défilés d’ouvriers, ni de ces piquets d’autodéfense qui parcouraient les rues, se rendant à leur poste.
Les élections approchent. Peu de drapeaux aux fenètres. Ce bel esprit politique que nous avions remarqué jusqu’alors disparaît. Même les partisans nazis cèdent. Drôle de phénomène : ils se sont eux-mêmes un peu terrorisés.
Le 4 mars, a lieu ce magnifique « Réveil de la nation » enfanté par l’imagination de Goebels, ces retraites aux flambeaux, le même soir, dans tous les villages et villes du Reich, ces feux allumés sur toutes les collines, dans tous les hameaux de montagne.
Nous nous installons au coi de la Friedrichstrasse et Unter den Linden.
Il n’y a pas tellement de monde. Très peu d’insignes, nazis surtout.
« Je te dis que ce sont des curieux, comme nous. »
Tout d’un coup, mouvement. On pousse de tous les côtés. Là-bas, au loin, descendant la Friedrichstrasse du côté nord, on voit une nappe de points jaunes, brillants, de petites flammes qui tremblent et qui se déplacent suivant les mêmes oscillations.
« Ils viennent, ils viennent !... »
Les agents excessivement polis : « Messieurs-dames, s’il vous plait : placez-vous là-bas. Ils vont passer par ici. »
Une petite vieille très bien mise, en passant, est prise dans le remous : elle n’arrive pas à voir de quoi il s’agit :
« Mais qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? »
« C’est la retraite aux flambeaux des nazis… »
« Ah bah ! » Et son geste est si sec, si méprisant, qu’elle doit appartenir, elle, au parti de Hugenberg ou au Centre catholique.
Les coins de la rue, les bâtiments prennent une teinte rouge. Une lueur d’incendie vacille sur eux.
Les voilà.
Tous les gens sans insignes qui nous environnent lèvent le bras « à la romaine ». Tiens, c’étaient des nazis, eux aussi ! Des petits bourgeois peureux, qui ne mettront pas, avant les élections, le drapeau à croix gammée à leur fenêtre, ni l’insigne hitlérien à leur boutonnière.
A cette époque, on pouvait encore ne pas lever le bras sans être un héros.

Ils passent. Un homme sur vingt porte une torche qui fume plus qu’elle ne flambe. Le projet de Goebels promettait davantage.
Les cris des chefs retentissent : « Où sont les communistes ? » Et la colonne de répondre : « Dans la cave ! »
Passe un camion de schupos. Souriants, ils font eux aussi, ostensiblement, une fois, puis une autre fois encore, le salut hitlérien. Grand enthousiasme dans la foule.
Des hommes des troupes d’assaut quêtent bruyamment :
« Pour le voyage, sans retour, des Juifs en Palestine. » Les gens s’esclaffent. On rit de bon cœur : « Pour l’enterrement de Thaelmann ! » Une dame, debout sur le marchepied de sont auto : « Ecoute ce qu’il dit : pour l’enterrement de Thaelmann. » Elle rit comme une hystérique.
Un SA, avec une gueule de cauchemar, secoue sa tirelire en répétant : « Donnez pour la réfection de la Maison Karl Liebnecht ! Allez-y voir la croix gammée. Elle est bien là ! »
Nous encaissons, nous encaissons…
Sur la place François-Joseph a lieu la concentration pour entendre Hitler, qui parlera à Koenigsberg pour toute l’Allemagne.
Pour la première foisz à Berlin nous voyons des hommes des troupes d’assaut jouer la fonction d’agents de police auxiliaires. Chaque schupo est accompagné de deux de ces hommes armés de revolvers et de matraques. Ils sont sous les ordres du schupo, et, très gauche, très obséquieux à ses côtés, ils le suivent et l’écoutent comme des apprentis appliqués. Cela frappe l’esprit.
Dans la radio, une voix décrit, seconde par seconde, ce qui se passe dans la salle de Koenigsbert « où parlera le Führer ». Bientôt arrive du haut-parleur un bruit de houle qui monte, qui monte : « HEIL, HEIL, HEIL »… C’est le Führer qui entre.
La vague des cris atteint son paroxysme. Elle se brise.

« VOLKGENOSSEN, VOLKGENOSSINEN…. » [20]

Hitler débite son discours-sermon que tous connaissent. Il parle depuis le premier mot en criant. Il n’expose pas. Il fait des harangues pendant une heure, deux s’il le faut, sans varier le ton. Avec un accent. Même nous, étrangers, le remarquons. On dit ici qu’il a l’accent slave. Il n’est pas aussi bon orateur que Goebbels, qui scande son discours mot à mot, se tenant sobrement à la tribune, avec des gestes mesurés, appris, longuement essayés. Il n’a pas non plus l’énergie bestiale de la figure, de la voix et du geste de Goering, qui mâche les mots, les retient dans la bouche jusqu’à ce qu’ils lui enflent les joues, lui déforment le visage et qui les lâche alors comme des crachats. Parce qu’il est l’homme du mépris.
Hitler, lui, gueule, tout simplement.
Nous rentrons. Les colonnes nazies que nous rencontrons sont accompagnées de camions de schupos qui fixent les fenêtres des maisons, la carabine prête.
Elles marchent vers le triomphe du 5 mars.

Tout près de chez nous, une brasserie, c’est-à-dire un local de vote. De bonne heure déjà, un schupo et un nazi de la police auxiliaire se promènent. Nous nous penchons à la fenêtre. Devant la brasserie les représentants des partis avec leurs pancartes se tiennent debout. Un homme d’assaut (SA) « Liste 1 ». Un vieux « Liste 4 » (Parti du Centre). Un Casque d’acier « Liste 5 ». Les listes « 2 » et « 3 », social-démocrates et communistes, manquent. Ils ont donc empêché même cela ?
Nous avons vécu déjà un jour d’élections, le 6 novembre, avec défaite nazie et triomphe communiste. Nous sommes dans la rue très tôt pour voir ce qu’il y a de changé.
Un jour ensoleillé, magnifique. A Wedding, tout le monde est sur les trottoirs. Tout est-il comme auparavant ? Non. Ces piquets nazis qui passent, avec dix, quinze hommes d’assaut qui parcourent sans cesse, bruyamment, les rues. Et ces façades sans drapeaux qui sont une nouvelle façon de montrer qu’on reste toujours communiste, socialiste.
Nous marchons. Les pâtés de maison sont si peuplés que les locaux de vote se succèdent tous les 50 mètres.
Devant une colonne où est affiché le portrait de Van der Lübbe avec la promesse d’une récompense de 20.000 marks pour celui qui pourra donner des renseignements sur l’incendie du Reichstag, il y a un petit attroupement. On ricane. Quelqu’un ose dire, haut, en partant : « Ils affirmaient pourtant qu’ils savaient déjà tout, qu’il tenaient les coupables : des communistes. Les voilà maintenant qui donnent 20.000 marks pour un renseignement. »
Arrivant au coin de la Spart-Platz, devant la brasserie, nous lisons de nouveaux « LISTE 1 », « 4 », « 5 ». Mais il y a encore un jeune ouvrier qui porte une pancarte. Il parle avec quelqu’un et nous tourne le dos. Tout d’un coup, il se retourne. A son cou pend le carton avec l’inscription si connue : « Votez Liste 3, Parti Communiste ».
Nous poussons presque un cri. C’était une bien pauvre joie, mais à ce moment-là, ça faisait rudement plaisir de voir un des nôtres ! Notre surprise est si visible que le schupo et les hommes d’assaut nous regardent ironiquement. Nous allons voir le copain et lui serrons la main : « Bonjour, ça va quand même, ce n’est pas défendu ? ». « Non, nous l’avons cru. Mais ici nous sommes sortis tout de même et on nous a laissés tranquilles. On en a fait ensuite courir la nouvelle. »
De l’autre côté de la rue Muller, nous commençons à voir plus nombreux le « 2 » et le « 3 ». Même à la Reinickendorferstrasse on ne trouve que ces deux pancartes. Et à la porte d’un local nous trouvons un copain seul, qui a suspendu à une ficelle sur sa poitrine une feuille de bloc à lettres avec un « 3 » écrit au crayon. Ensuite cela aussi devient fréquent.
L’entrée de la rue Koestliner – la rue des barricades – est obstruée de monde. Ils regardent une moto nazie qui parcourt la citadelle communiste d’un bout à l’autre. Celle-ci n’a pas plus de cent mètres. L’homme d’assaut assis dans le sidecar porte un énorme drapeau avec la croix gammée déplié au vent, et un revolver au poing, prêt à tirer. Ils vont et viennent. Les prolos, aux fenêtres, sur le trottoir, regardent froidement cette provocation inouïe.
Nous passons l’après-midi à Neukoln. Là, les camarades ont su organiser leurs initiatives. Les pancartes sont dessinées soigneusement. Faites à la main mais toutes pareilles. Les gens se promènent tranquillement. Des hommes de la police auxiliaire passent portant un brassard. Nous approchons. Il s’agit d’un malade qu’on porte au local de vote. Il y a eu pas mal de ces nouveaux Lazare le 5 mars, qui ont écouté le « Lève-toi et va voter pour Hitler. »
Dix heures, ce même soir. Nous attendons les résultats des élections dans un petit restaurant du Westen.
Et ce que tout militant ayant vécu ces mois à Berlin aurait pu prévoir arrive. La voix de la radio nous répète, nous martèle la terrible défaite. Pendant un bon moment nous notons les chiffres. Ensuite aucune réaction ne survenant, nous jetons le crayon.
La question du pouvoir est réglée. La révolution est vaincue. Les élections du 5 mars n’ont pas seulement été des élections, elles étaient une revue des troupes. [21]
Ce que nous avions senti le 30 janvier se confirme et devient visible pour les larges masses. Le combat qui a duré des années finit par le triomphe de Hitler. Notre ancien espoir, l’espoir de millions de prolétaires : l’Allemagne, s’écroule.

Dans la rue, les nazis promènent sauvagement leur victoire.
Le front rouge en bouillie.
Le SA marche, prenez garde !
Livrez la rue !

Les rumeurs les plus barbares ont cours, les bottes des nazis donnent le rythme de la vie. On se réveille la nuit : toc, toc, toc…, des nazis passent. On se réveille de nouveau : encore des bottes des hommes d’assaut.
Notre voisine du deuxième commence à jouer au piano le « Horst Wessel Lied », l’hymne hitlérien. Son frère, de son côté, le chante. Ils ne sont pas très doués, mais par contre ils sont tenaces. Nous avons du « Horst Wessel », le matin, l’après-midi, le soir.
La plupart des élections aux Comités d’usine qui ont encore lieu se révèlent catastrophiques pour la liste révolutionnaire. On enregistre des passages en bloc aux nazis. Il y a des cas très, mais très douloureux. La panique se propage. Tout sombre.
Les social-démocrates disent maintenant : Hitler est arrivé au pouvoir légalement. Donc il faut le tolérer.
On assomme les militants chez eux, dans les chambres, en présence des femmes et des enfants. Des ouvriers disparaissent. Des jours après, on trouve leurs cadavres dans les bois. La nuit, dans les rues, des cris. Pas une fenêtre ne s’ouvre. Mais, le jour, le soleil brille comme d’habitude. Les choses ont presque leur aspect normal. Il se trouve des gens pour nier la terreur.

Des camions de SA armés de carabines, les chants sanguinaires et triomphaux aux lèvres, déferlent aux coins des rues. Les locaux nazis, brasseries-casernes des SA, se multiplient. Près de chez nous, il n’y en avait qu’un. Maintenant, il y en a trois. Chaque rue connue pour son anti-fascisme, chaque pâté de maison est fouillé de fond en comble, ensuite noyauté.

On appelait « Nouvelle Moscou » une vaste colonie de ces maisonnettes en bois et tôle qu’on voit si nombreuses aux environs des villes allemandes. Celle-ci, à Reinisckendorf, n’était habitée que par des communistes.
Un matin arrivent des camions chargés de policiers et d’hommes d’assaut. Ils cernent la colonie. Pendant cinq heures, tout est mis sens dessus-dessous. Matelas et coussins déchirés. Les jardins ravagés. Le désarmement est méticuleux. Tout ce qui peut servir pour se battre est emporté.
Et, avant de partir, voici ce qu’ils font : la salle de réunions, qui se trouve au beau milieu de l’endroit, et où depuis l’arrivée de Hitler une cinquantaine de camarades montent la garde chaque nuit, est livrée après une cérémonie à la « Section d’assaut n°63 » Celle-ci s’installera dans cette salle, et des communistes de la « Nouvelle Moscou » auront chez eux les ennemis qu’ils ont combattu des années durant, leur disputant l’hégémonie dans le quartier.

Il n’y aura pas ici, pour terminer, des mots de consolation. Les perspectives restent ouvertes. Pour les révolutionnaires, il n’y a pas de cul-de-sac, il y a des problèmes à résoudre. Mais il fallait que la vérité fût dite, il fallait que tout le monde sachent ce qu’ont connu, ce que connaissent les travailleurs allemands. Il fallait tout dire avec la lourde amertume qui hante les usines, les rues de Berlin. Et ne rien ajouter.
Il faut que cette honteuse suite des jours où rien n’est arrivé et tout a été perdu pèse sur nous comme elle a pesé sur eux brisant les optimismes de commande ; la vanité qui ne veut rien revoir, rien réviser ; l’intérêt de ceux qui veulent empêcher le débat et continuer comme si rien ne s’était passé ; le petit courage de ceux qui ont besoin pour lutter d’un proche avenir rose. Il faut, enfin, qu’elle pèse de tout son poids sur ceux qui sont capables d’accepter la lourde tâche d’apprendre, de s’affirmer, de recommencer. Puisqu’il s’agit bien, maintenant, à peu près d’un recommencement.

Juan Rustico

Notes

[1] Les transports berlinois dépendaient de la municipalité social-démocrate. La direction de la BVG avait annoncé une réduction de salaire de 2 %. La grève fut dirigée conjointement par les nazis et les staliniens.

[2] Le 6 novembre 1932, les nazis ont obtenu 11,7 millions de voix soit 33,1% des suffrages contre 37,3% en juillet 1932. Le KPD obtient 5,37 millions de voix et les sociaux-démocrates : 7,96 millions. Le cumul des voix du KPD (stalinien) et du SPD (social-démocrate) représente 37,3% des suffrages. Sur cette base de recul électoral, Léon Blum écrivait dans « Le Populaire » du 8-11-1932 : « Hitler est désormais exclu du pouvoir ».

[3] Le Vorwarts : « En avant », organe central du SPD.

[4] Die Rote Fahne : le Drapeau rouge, organe central du KPD.

[5] Von Papen, leader de l’aile droite du parti catholique Zentrum, chancelier du 1er juin 1932 au 1er décembre 1932.
Le général Schleicher est nommé chancelier le 2 décembre 1932. Ministre de la Reichswehr (armée) dans le cabinet von Papen, il représente la caste des officiers. Schleicher misait sur une scission dans le parti nazi, mais celle-ci n’eut pas lieu.

[6] « Nous triomphons malgré la haine et la répression. »

[7] Rot Front : Front rouge. Exclamation devenue rituelle accompagnée du salut avec le poing fermé.

[8] Reichsbanner : « Drapeau du Reich », milice d’auto-défense social-démocrate.

[9] En décembre 1932, Reichsbanner, syndicats, associations sportives ouvrières s’étaient regroupés dans un « Front de fer ».

[10] D’après Margaret Buber-Neumann, dans son livre La Révolution mondiale, les dirigeants du KPD avaient reçu un télégramme de Moscou qui interdisait aux communistes de provoquer le moindre heurt pendant la manifestation nazie.

[11] SAP : Sozialistiche Arbeiterpartei (Parti ouvrier socialiste) fondé en 1931. Socialiste de gauche. Se réclamait de Rosa Luxemburg.

[12] Freiheit : Liberté.

[13] Severing, social-démocrate, ministre de l’intérieur de Prusse, relevé de ses fonctions par von Papen le 20 juillet 1932 ; Grzesinski, préfet de police de Berlin, limogé en même temps.

[14] Otto Bauer, social-démocrate autrichien.

[15] Münzenberg, un des fondateurs de l’Internationale des Jeunesses communistes. Prit une part active aux débuts du Secours ouvrier international. Se spécialisa dans le recours auxg « compagnons de route ». Fut assassiné, probablement par le Guépéou, au cours de la Seconde Guerre mondiale.

[16] Künstler, député social-démocrate

[17] Action antifasciste : Antifa, organisation d’auto-défense du KPD.

[18] Genosse : camarade, au sens politique.

[19] Quatre mille militants communistes sont arrêtés.

[20] Volksgenossen,Volksgenossinen, littéralement : Compagnons du peuple, au masculin et au féminin.

[21] Les nazis ont obtenu 17 277 000 voix, soit près de 44 % des suffrages. Ils ont 288 députés. Le SPD a perdu peu de voix et il a encore 120 députés. Le KPD a près de 4 800 000 voix et 81 députés. Un décret leur interdit de siéger.

https://www.marxists.org/francais/rustico/works/1933/00/rustico.htm

Le tournant de l’Internationale Communiste et la situation en Allemagne
26 septembre 1930
1. Les origines du dernier tournant

A notre époque, les tournants tactiques, même très importants, sont absolument inévitables. Ils sont le résultat de tournants abrupts dans la situation objective (instabilité des rapports internationaux ; fluctuations brusques et irrégulières de la conjoncture ; répercussions brutales des fluctuations économiques au niveau politique ; mouvements impulsifs des masses qui ont le sentiment de se trouver dans une situation sans issue, etc.). L’étude attentive des changements dans la situation objective est aujourd’hui une tâche beaucoup plus importante et en même temps infiniment plus difficile qu’avant la guerre, à l’époque du développement "organique" du capitalisme. La direction du parti se trouve maintenant dans la situation d’un chauffeur qui conduit sa voiture sur une route de montagne en lacets. Un tournant pris à contretemps, une trop grande vitesse, font courir aux voyageurs et à la voiture de très graves dangers, qui peuvent être mortels.

La direction de l’Internationale Communiste nous a donné, ces dernières années, des exemples de tournants très brusques. Le dernier en date, nous l’avons observé au cours des derniers mois. Quelle est la raison des tournants de l’Internationale Communiste depuis la mort de Lenine ? Est-ce dû à des changements de la situation objective ? Non. On peut affirmer en toute certitude qu’à partir de 1923, l’Internationale Communiste n’a pris à temps aucun tournant tactique fondé sur une analyse correcte des changements intervenus dans les conditions objectives. Au contraire, chaque tournant est en fait le résultat d’une aggravation insupportable de la contradiction entre la ligne de l’Internationale Communiste et la situation objective. Et nous le constatons encore une fois aujourd’hui.

Le IX° plenum du Comité exécutif de l’Internationale Communiste, le VI° Congrès et surtout le X° plenum s’étaient orientés vers un essor brusque et linéaire de la révolution ("la troisième période"), essor que la situation objective à cette époque excluait totalement, après les sévères défaites en Angleterre et en Chine, l’affaiblissement des partis communistes dans le monde entier, et surtout dans les conditions d’expansion commerciale et industrielle que connaissait toute une série de pays capitalistes. Le tournant tactique de l’Internationale Communiste à partir de février 1928 était ainsi en totale contradiction avec le cours réel de l’histoire. Cette contradiction a donné naissance à des tendances aventuristes, à l’isolement prolongé des partis, à leur affaiblissement organisationnel, etc. La direction de l’Internationale Communiste n’a effectué un nouveau tournant qu’en février 1930, lorsque ces phénomènes avaient déjà un caractère nettement menaçant ; ce tournant était en retrait et à droite par rapport à la tactique de la "troisième période". Par une ironie du sort, sans pitié pour le suivisme, ce nouveau tournant tactique de l’Internationale Communiste coïncida dans le temps avec un nouveau tournant dans la situation objective. La crise internationale d’une gravité sans précédent ouvre sans doute de nouvelles perspectives de radicalisation des masses et de bouleversements sociaux. C’est précisément dans ces conditions qu’un tournant à gauche était possible et nécessaire : il fallait impulser un rythme rapide à la montée révolutionnaire. Cela aurait été tout à fait correct et nécessaire si, pendant ces trois dernières années, la direction de l’Internationale Communiste avait mis à profit, comme il se devait, la période de reprise économique, doublée du reflux du mouvement révolutionnaire, pour renforcer les positions du parti dans les organisations de masse, et principalement dans les syndicats. Dans ces conditions, le chauffeur aurait pu et aurait dû en 1930 passer de seconde en troisième ou, du moins, se préparer à le faire dans un avenir proche. En fait, on assista au processus inverse. Pour ne pas tomber dans le précipice, le chauffeur dut rétrograder de la troisième qu’il avait passée trop tôt, en seconde ; s’il avait suivi une ligne stratégique juste, il aurait été obligé d’accélérer.

Telle est la contradiction flagrante entre les nécessités tactiques et les perspectives stratégiques, dans laquelle, conséquence logique des erreurs de leur direction, se retrouvent aujourd’hui les partis communistes de toute une série de pays.

C’est en Allemagne que cette contradiction se manifeste sous la forme la plus nette et la plus dangereuse. En effet, les dernières élections y ont révélé un rapport de forces tout à fait original, qui est le résultat non seulement des deux périodes de stabilisation en Allemagne depuis la guerre, mais aussi des trois périodes d’erreurs de l’Internationale Communiste.
2. La victoire parlementaire du parti communiste à la lumière des tâches révolutionnaires

Aujourd’hui la presse officielle de l’Internationale Communiste présente les résultats des élections en Allemagne comme une grandiose victoire du communisme ; cette victoire mettrait le mot d’ordre "l’Allemagne des Soviets" à l’ordre du jour. Les bureaucrates optimistes refusent de réfléchir sur la signification du rapport de forces que révèlent les statistiques électorales. Ils analysent l’augmentation des voix communistes indépendamment des tâches révolutionnaires et des obstacles nés de la situation objective.

Le parti communiste a obtenu environ 4 600 000 voix contre 3 300 000 en 1928. Ce gain de 1 300 000 voix est énorme si l’on se place du point de vue de la mécanique parlementaire "normale", compte tenu de l’augmentation générale du nombre des électeurs. Mais les gains du parti communiste paraissent bien pâles face à la progression fulgurante des fascistes qui passent de 800 000 voix à 6 400 000. Le fait que la social-démocratie, malgré des pertes importantes, ait gardé ses principaux cadres et récolté plus de voix ouvrières que le parti communiste, a une tout aussi grande importance dans l’appréciation des élections.

Pourtant, si l’on cherche quelles sont les conditions intérieures et internationales susceptibles de faire basculer avec le plus de force la classe ouvrière du côté du communisme, on ne peut donner un exemple meilleur que celui de la situation actuelle en Allemagne : le nœud coulant du plan Young, la crise économique, la décadence des dirigeants, la crise du parlementarisme, la façon effrayante dont la social-démocratie au pouvoir se démasque elle-même. La place du Parti Communiste allemand dans la vie sociale du pays, malgré le gain de 1 300 000 voix, demeure faible et disproportionnée du point de vue des conditions historiques concrètes.

La faiblesse des positions du communisme est indissolublement liée à la politique et au fonctionnement interne de l’Internationale Communiste ; elle se révèle de manière encore plus criante si nous comparons le rôle social actuel du parti communiste et ses tâches concrètes et urgentes dans les conditions historiques présentes.

Il est vrai que le parti communiste lui-même ne comptait pas sur un tel accroissement. Mais cela prouve qu’avec ses erreurs et ses défaites répétées, la direction du parti communiste a perdu l’habitude des perspectives et des objectifs ambitieux. Hier, elle sous-estimait ses propres possibilités, aujourd’hui elle sous-estime de nouveau les difficultés. Un danger est ainsi multiplié par un autre.

La première qualité d’un authentique parti révolutionnaire est de savoir regarder la réalité en face.
3. Les hésitations de la grande bourgeoisie

A chaque tournant de la route de l’histoire, à chaque crise sociale, il faut encore et toujours réexaminer le problème des rapports existant entre les trois classes de la société actuelle : la grande bourgeoisie avec à sa tête le capital financier, la petite bourgeoisie oscillant entre les deux principaux camps, et, enfin, le prolétariat.

La grande bourgeoisie qui ne constitue qu’une fraction infime de la nation ne peut se maintenir au pouvoir sans appui dans la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne, c’est-à-dire parmi les derniers représentants des anciennes couches moyennes, et dans les masses qui constituent aujourd’hui les nouvelles couches moyennes. A l’heure actuelle, cet appui revêt deux formes principales, politiquement antagoniques, mais historiquement complémentaires : la social-démocratie et le fascisme. En la personne de la social-démocratie, la petite bourgeoisie, qui est à la remorque du capital financier, entraîne derrière elle des millions de travailleurs.

Divisée, la grande bourgeoisie allemande hésite aujourd’hui. Les désaccords internes ne portent que sur le choix du traitement à appliquer aujourd’hui à la crise sociale. La thérapeutique sociale-démocrate rebute une partie de la grande bourgeoisie, parce que ses résultats ont un caractère incertain et qu’elle risque d’entraîner de trop grands frais généraux (impôts, législation sociale, salaires). L’intervention chirurgicale fasciste apparaît à l’autre partie trop risquée et non justifiée par la situation. En d’autres termes, la bourgeoisie financière dans son ensemble hésite quant à l’appréciation de la situation, car elle ne trouve pas encore de raisons suffisantes pour proclamer l’avènement de sa "troisième période", où la social-démocratie doit céder impérativement la place au fascisme ; de plus, chacun sait que lors du règlement de comptes général, la social-démocratie sera récompensée pour les services rendus par un pogrome général. Les hésitations de la grande bourgeoisie - vu l’affaiblissement de ses principaux partis - entre la social-démocratie et le fascisme sont le symptôme le plus manifeste d’une situation pré-révolutionnaire. Il est évident que ces hésitations cesseraient sur-le-champ, dès l’apparition d’une situation réellement révolutionnaire.
4. La petite bourgeoisie et le fascisme

Pour que la crise sociale puisse déboucher sur la révolution prolétarienne, il est indispensable, en dehors des autres conditions, que les classes petites bourgeoises basculent de façon décisive du côté du prolétariat. Cela permet au prolétariat de prendre la tête de la nation, et de la diriger.

Les dernières élections révèlent une poussée inverse, et c’est là que réside leur valeur symptomatique essentielle. Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat.

La croissance gigantesque du national-socialisme traduit deux faits essentiels : une crise sociale profonde, arrachant les masses petites bourgeoises à leur équilibre, et l’absence d’un parti révolutionnaire qui, dès à présent, jouerait aux yeux des masses un rôle de dirigeant révolutionnaire reconnu. Si le parti communiste est le parti de l’espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire. Lorsque l’espoir révolutionnaire s’empare de la masse entière du prolétariat, ce dernier entraîne immanquablement à sa suite, sur le chemin de la révolution, des couches importantes et toujours plus larges de la petite bourgeoisie. Or, dans ce domaine, les élections donnent précisément l’image opposée : le désespoir contre-révolutionnaire s’est emparé de la masse petite bourgeoise avec une force telle qu’elle a entraîné à sa suite des couches importantes du prolétariat.

Comment peut-on expliquer cela ? Dans le passé nous avons observé (Italie, Allemagne) un brusque renforcement du fascisme, victorieux ou du moins menaçant, à la suite d’une situation révolutionnaire épuisée ou manquée, à l’issue d’une crise révolutionnaire, au cours de laquelle l’avant-garde prolétarienne avait révélé son incapacité à prendre la tête de la nation, pour transformer le sort de toutes les classes, y compris celui de la petite bourgeoisie. C’est précisément cela qui a fait la force énorme du fascisme en Italie. Mais aujourd’hui en Allemagne, il ne s’agit pas de l’issue d’une situation révolutionnaire mais de son approche. Les fonctionnaires dirigeants du parti, optimistes par fonction, en tirent la conclusion que le fascisme arrivé "trop tard" est condamné à une défaite rapide et inévitable (Die Rote Fahne). Ces gens ne veulent rien apprendre. Le fascisme arrive "trop tard", si l’on se réfère aux crises révolutionnaires passées. Mais il apparaît assez tôt - à l’aube - pour la nouvelle crise révolutionnaire.

Qu’il ait eu la possibilité d’occuper une position de départ aussi forte à la veille d’une période révolutionnaire, et non à son terme, ne constitue pas le point faible du fascisme mais le point faible du communisme. La petite bourgeoisie, par conséquent, n’a pas besoin de nouvelles désillusions quant à la capacité du parti communiste à améliorer son sort ; elle s’appuie sur l’expérience du passé, elle se souvient des leçons de l’année 1923, des bonds capricieux du cours ultra-gauche de Maslow-Thaelmann, l’impuissance opportuniste du même Thaelmann, le bavardage de la "troisième période", etc. Enfin, et c’est l’essentiel, sa méfiance pour la révolution prolétarienne se nourrit de la méfiance que des millions d’ouvriers sociaux-démocrates éprouvent à l’égard du parti communiste. La petite bourgeoisie, même si les événements l’ont complètement arrachée à l’ornière conservatrice, ne peut se tourner du côté de la révolution sociale que si cette dernière a la sympathie de la majorité des ouvriers. Cette condition très importante fait précisément défaut en Allemagne, et ce n’est pas par hasard.

La déclaration programmatique du Parti Communiste allemand avant les élections était entièrement et uniquement consacrée au fascisme en tant qu’ennemi principal. Cependant le fascisme est sorti vainqueur des élections, ayant rassemblé non seulement des millions d’éléments semi-prolétariens, mais aussi des centaines de milliers d’ouvriers de l’industrie. Cela montre que, malgré la victoire parlementaire du parti communiste, la révolution prolétarienne a subi globalement dans ces élections une grave défaite, qui n’est évidemment pas décisive, mais qui est préliminaire, et qui doit servir d’avertissement et de mise en garde. Elle peut devenir décisive, et le deviendra inévitablement, si le parti communiste n’est pas capable d’apprécier sa victoire parlementaire partielle en liaison avec cette défaite "préliminaire" de la révolution, et d’en tirer toutes les conclusions nécessaires.

Le fascisme est devenu en Allemagne un danger réel ; il est l’expression de l’impasse aiguë du régime bourgeois, du rôle conservateur de la social-démocratie face à ce régime, et de la faiblesse accumulée du parti communiste, incapable de renverser ce régime. Qui nie cela est un aveugle ou un fanfaron.

En 1923, Brandler, en dépit de tous nos avertissements, surestimait monstrueusement les forces du fascisme. De cette appréciation fausse du rapport des forces est née une politique défensive, faite d’attente, de dérobade et de lâcheté. C’est ce qui a perdu la révolution. De tels événements ne sont pas sans laisser de traces dans la conscience de toutes les classes de la nation. La surestimation du fascisme par la direction communiste a créé l’une des causes du renforcement ultérieur du fascisme. L’erreur inverse, c’est-à-dire la sous-estimation du fascisme par la direction actuelle du parti communiste, peut mener la révolution à une défaite encore plus grave pour de longues années.

La question du rythme de développement qui, évidemment, ne dépend pas uniquement de nous, confère à ce danger une acuité particulière. Les poussées de fièvre enregistrées par la courbe des températures politiques et révélées lors des élections, permettent de penser que le rythme du développement de la crise nationale peut être très rapide. En d’autres termes, le cours des événements peut, dans un avenir très proche, faire resurgir en Allemagne, à une nouvelle hauteur historique, la vieille contradiction tragique entre la maturité de la situation révolutionnaire d’une part, la faiblesse et la carence stratégique du parti révolutionnaire d’autre part. Il faut le dire clairement, ouvertement et, surtout, suffisamment tôt.
5. Le parti communiste et la classe ouvrière.

Ce serait une erreur monstrueuse de se consoler en se disant que le parti bolchevique qui, en avril 1917, après l’arrivée de Lenine, commençait à se préparer à la conquête du pouvoir, avait moins de 80 000 membres et entraînait à sa suite, même à Pétrograd, à peine le tiers des ouvriers et une partie encore plus faible des soldats. La situation en Russie était tout à fait différente. Ce n’est qu’en mars que les partis révolutionnaires étaient sortis de la clandestinité, après trois années d’interruption de la vie politique, même étouffée, qui existait avant la guerre. Pendant la guerre la classe ouvrière s’était renouvelée approximativement pour 40%. La masse écrasante du prolétariat ne connaissait pas les bolcheviks, n’avait même jamais entendu parler d’eux. Le vote pour les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, en mars et en juin, était simplement l’expression de ses premiers pas hésitants après son réveil. Dans ce vote, il n’y avait pas l’ombre d’une déception à l’égard des bolcheviks ou d’une méfiance accumulée, qui ne peut être que le résultat des erreurs du parti, vérifiées concrètement par les masses. Au contraire, chaque jour de l’expérience révolutionnaire de 1917 détachait les masses des conciliateurs et les poussait du côté des bolcheviks. D’où la croissance tumultueuse, irrésistible du parti et surtout de son influence.

Fondamentalement, la situation en Allemagne diffère sur ce point et sur beaucoup d’autres. L’apparition sur la scène politique du Parti Communiste allemand ne date pas d’hier, ni d’avant-hier. En 1923, la majorité de la classe ouvrière était derrière lui, ouvertement ou non. En 1924, dans une période de reflux, il recueillit 3 600 000 voix, c’est-à-dire un pourcentage de la classe ouvrière supérieur à celui d’aujourd’hui. Ce qui signifie que les ouvriers qui sont restés avec la social-démocratie, comme ceux qui ont voté cette fois-ci pour les nationaux-socialistes, ont agi ainsi non par simple ignorance, non parce que le réveil date seulement d’hier, non parce qu’ils ne savent pas encore ce qu’est le parti communiste, mais parce qu’ils ne croient pas en lui sur la base de leur propre expérience de ces dernières années.

Il ne faut pas oublier qu’en février 1928 le IX° plenum du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste a donné le signal d’une lutte renforcée, extraordinaire et implacable, contre les "sociaux-fascistes". La social-démocratie allemande, durant presque toute cette période, était au pouvoir, et chacune de ses actions révélait aux masses son rôle criminel et infâme. Une crise économique gigantesque couronna le tout. Il est difficile d’imaginer des conditions plus favorables à l’affaiblissement de la social-démocratie. Pourtant, cette dernière a dans l’ensemble maintenu ses positions. Comment expliquer ce fait surprenant ? Par le seul fait que la direction du parti communiste a aidé par toute sa politique la social-démocratie, en la soutenant sur sa gauche.

Cela ne signifie nullement que le vote de cinq à six millions d’ouvriers et d’ouvrières pour la social-démocratie exprime leur confiance pleine et entière à son égard. Il ne faut pas prendre les ouvriers sociaux-démocrates pour des aveugles. Ils ne sont pas si naïfs quant à leurs dirigeants, mais ils ne voient pas d’autre issue dans la situation actuelle. Nous parlons, évidemment, des simples ouvriers, et non de l’aristocratie et de la bureaucratie ouvrières. La politique du parti communiste ne leur inspire pas confiance, non parce que le parti communiste est un parti révolutionnaire, mais parce qu’ils ne croient pas qu’il puisse remporter une victoire révolutionnaire et ne veulent pas risquer leur tête en vain. En votant, le cœur serré, pour la social-démocratie, ces ouvriers ne lui manifestent pas leur confiance ; par contre ils expriment leur méfiance envers le parti communiste. C’est en cela que réside l’énorme différence entre la situation des communistes allemands et celle des bolcheviks russes en 1917.

Mais, les difficultés ne se limitent pas à ce problème. Une méfiance sourde à l’égard de la direction s’est accumulée à l’intérieur du parti et surtout chez les ouvriers qui le soutiennent ou simplement votent pour lui. Ce qui accroît ce qu’on appelle la "disproportion" entre l’influence du parti et ses effectifs ; en Allemagne, une telle disproportion existe sans aucun doute, elle est particulièrement nette au niveau du travail dans les syndicats. L’explication officielle de la disproportion est à ce point erronée que le parti n’est pas en mesure de "renforcer" au niveau organisationnel son influence. La masse y est considérée comme un matériau purement passif, dont l’adhésion ou la non-adhésion au parti dépend uniquement de la capacité du secrétaire à forcer la main à chaque ouvrier. Le bureaucrate ne comprend pas que les ouvriers ont leur propre pensée, leur propre expérience, leur propre volonté et leur propre politique active ou passive à l’égard du parti. En votant pour le parti, l’ouvrier vote pour son drapeau, pour la Révolution d’Octobre, pour sa révolution future. Mais, en refusant d’adhérer au parti communiste ou de le suivre dans la lutte syndicale, il exprime sa méfiance envers la politique quotidienne du parti. Cette "disproportion" est en fin de compte un des canaux par où s’exprime la méfiance des masses envers la direction actuelle de l’Internationale Communiste. Et cette méfiance, créée et renforcée par les erreurs, les défaites, le bluff et les tromperies cyniques des masses de 1923 à 1930, représente l’un des principaux obstacles sur la route de la victoire de la révolution prolétarienne.

Sans confiance en soi, le parti ne gagnera pas la classe. S’il ne gagne pas le prolétariat, il n’arrachera pas les masses petites bourgeoises au fascisme. Ces deux faits sont indissolublement liés.
6. Retour à la "deuxième période" ou en avant, une nouvelle fois, vers la "troisième période" ?

Si l’on adopte la terminologie officielle du centrisme, il faut formuler le problème de la manière suivante. La direction de l’Internationale Communiste a imposé aux sections nationales la tactique de la "troisième période", c’est-à-dire la tactique de soulèvement révolutionnaire immédiat, à une époque (1928) qui se caractérisait essentiellement par des traits de la "deuxième période" : stabilisation de la bourgeoisie, reflux et déclin de la révolution. Le tournant qui s’est opéré en 1930 marquait le refus de la tactique de la "troisième période" et un retour à la tactique de la "deuxième période". Alors que ce tournant faisait son chemin dans l’appareil bureaucratique, des symptômes très importants témoignaient clairement, au moins en Allemagne, du rapprochement effectif de la "troisième période". Cela ne prouve-t-il pas la nécessité d’un nouveau tournant vers la tactique de la "troisième période", qui vient juste d’être abandonnée ?

Nous recourons à ces termes pour rendre plus accessible l’énoncé du problème à ceux dont la conscience est encombrée par la méthodologie et la terminologie de la bureaucratie centriste. Mais en aucun cas nous ne faisons nôtre cette terminologie qui masque la combinaison du bureaucratisme stalinien avec la métaphysique boukharinienne. Nous rejetons la conception apocalyptique de la "troisième" période en tant que dernière : leur nombre jusqu’à la victoire du prolétariat est une question de rapport de forces et de changements dans la situation ; tout ceci ne peut être vérifié qu’au travers de l’action. Mais nous rejetons l’essence même du schématisme stratégique, avec ses périodes numérotées. Il n’y a pas de tactique abstraite, mise au point à l’avance, que ce soit pour la "deuxième" ou la "troisième" période. Naturellement on ne peut arriver à la victoire et à la conquête du pouvoir sans soulèvement armé. Mais comment arriver au soulèvement ?

Les méthodes et le rythme de mobilisation des masses dépendent non seulement de la situation objective en général, mais aussi et avant tout, de l’état dans lequel se trouve le prolétariat au début de la crise sociale dans le pays, des rapports entre le parti et la classe, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, etc. L’état du prolétariat au seuil de la "troisième période" dépend à son tour de la tactique appliquée par le parti dans la période précédente.

Le changement tactique normal et naturel, correspondant au tournant actuel dans la situation en Allemagne, aurait dû être une accélération du rythme, une progression des mots d’ordre et des méthodes de lutte. Mais ce tournant tactique n’aurait été normal et naturel que si le rythme et les mots d’ordre de la lutte d’hier avaient correspondu aux conditions de la période précédente. Mais il n’en était pas question. La contradiction aiguë entre la politique ultra-gauche et la stabilisation de la situation est l’une des causes du tournant tactique. C’est pourquoi, au moment où le nouveau tournant de la situation objective, parallèlement au regroupement général défavorable des forces politiques, a apporté au communisme un fort gain de voix, le parti s’avère stratégiquement et tactiquement plus désorienté, embarrassé et dérouté qu’il ne l’a jamais été.

Pour expliquer la contradiction dans laquelle est tombé le Parti Communiste allemand, comme la majorité des autres sections de l’Internationale Communiste, mais beaucoup plus profondément qu’elles, prenons la comparaison la plus simple. Pour sauter une barrière, il faut d’abord prendre son élan en courant. Plus la barrière est haute, plus il importe de commencer à courir à temps, ni trop tard ni trop tôt, pour atteindre l’obstacle avec la force nécessaire. Cependant, depuis février 1928, et surtout depuis juin 1929, le Parti communiste allemand n’a fait que prendre son élan. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le parti ait commencé à s’essouffler et à traîner des pieds. L’Internationale Communiste donna enfin un ordre :"ralentissez !". Mais à peine le parti hors d’haleine avait-il retrouvé une allure plus normale, qu’apparemment surgissait devant lui une barrière non imaginaire, bien réelle, qui risquait d’exiger un saut révolutionnaire. La distance suffirait-elle pour prendre de l’élan ? Fallait-il renoncer au tournant et le remplacer par un contre-tournant ? - telles sont les questions tactiques et stratégiques qui se posent au parti allemand dans toute leur acuité.

Pour que les cadres dirigeants du parti soient à même de trouver une réponse correcte à ces questions, ils doivent avoir la possibilité d’apprécier le chemin à suivre, en liaison avec l’analyse de la stratégie des dernières années et de ses conséquences, telles qu’elles sont apparues aux élections. Si, faisant contrepoids à cela, la bureaucratie réussissait par ses cris de victoire à étouffer la voix de l’autocritique politique, le prolétariat serait inévitablement entraîné dans une catastrophe plus effroyable que celle de 1923.
7. Les variantes possibles du développement ultérieur

La situation révolutionnaire, qui pose au prolétariat le problème immédiat de la conquête du pouvoir, est composée d’éléments objectifs et subjectifs, qui sont liés entre eux et se conditionnent mutuellement dans une large mesure. Mais cette interdépendance est relative. La loi du développement inégal s’applique aussi entièrement aux facteurs de la situation révolutionnaire. Le développement insuffisant de l’un d’eux peut conduire à l’alternative suivante : soit la situation révolutionnaire ne parviendra même pas à l’explosion et se résorbera, soit, parvenue à l’explosion, elle se terminera par la défaite de la classe révolutionnaire. Quelle est, à cet égard, la situation en Allemagne aujourd’hui ?

1 . Nous sommes indubitablement en présence d’une crise nationale profonde (économie, situation internationale). La voie normale du régime parlementaire bourgeois n’offre aucune issue.

2 . La crise politique de la classe dominante et de son système de gouvernement est absolument incontestable. Ce n’est pas une crise parlementaire mais la crise de la domination de classe de la bourgeoisie.

3 . Cependant la classe révolutionnaire est encore profondément divisée par des contradictions internes. Le renforcement du parti révolutionnaire au détriment du parti réformiste en est à son tout début et se produit, pour le moment encore, à un rythme qui est loin de correspondre à la profondeur de la crise.

4 . Dés le début de la crise, la petite bourgeoisie a occupé une position qui menace le système actuel de domination du capital, mais qui est en même temps mortellement hostile à la révolution prolétarienne.

En d’autres termes, nous sommes en présence des conditions objectives fondamentales de la révolution prolétarienne ; une de ses conditions politiques existe (l’état de la classe dirigeante) ; l’autre condition politique (l’état du prolétariat) ne fait que commencer à évoluer dans le sens de la révolution, mais, du fait de l’héritage du passé, ne peut pas évoluer rapidement ; enfin, la troisième condition politique (l’état de la petite bourgeoisie) penche non du côté de la révolution prolétarienne mais du côté de la contre-révolution bourgeoise. Cette dernière condition n’évoluera dans un sens favorable que si des changements radicaux interviennent au sein même du prolétariat, c’est-à-dire si la social-démocratie est liquidée politiquement Nous sommes confrontés ainsi à une situation profondément contradictoire. Certaines de ses composantes mettent à l’ordre du jour la révolution prolétarienne ; mais d’autres excluent toute possibilité de victoire dans une période très proche, car elles impliquent une profonde modification préalable du rapport des forces politiques.

Théoriquement, on peut imaginer certaines variantes dans l’évolution ultérieure de la situation actuelle en Allemagne ces variantes dépendent autant de causes objectives, dont la politique des ennemis de classe, que de l’attitude du parti communiste lui-même. Indiquons schématiquement quatre variantes possibles du développement.

1 . Le parti communiste effrayé par sa propre stratégie (la troisième période), avance à tâtons, avec la plus grande prudence, en cherchant à éviter toute action risquée ; il laisse échapper sans combat une situation révolutionnaire. Ce sera, la répétition sous une autre forme de la politique de Brandler en 1921-1923. Les brandlériens et les semi-brandlériens l’intérieur et à l’extérieur du parti pousseront dans cette direction, qui reflète la pression de la social-démocratie.

2 . Sous l’influence de son succès aux élections, le parti effectue, au contraire, un tournant brutal à gauche, se lançant dans une lutte directe pour le pouvoir et, devenu le parti d’une minorité active, subit une défaite catastrophique. Le fascisme, l’agitation criarde et imbécile de l’appareil, qui n’élève en rien la conscience des masses, mais au contraire l’obscurcit, le désespoir et l’impatience d’une partie de la classe ouvrière, et surtout de la jeunesse en chômage, tout cela pousse dans cette direction.

3 . Il est possible aussi que la direction, sans renoncer à quoi que ce soit, s’efforce de trouver empiriquement une voie intermédiaire entre les deux premières variantes et accomplisse ainsi une nouvelle série d’erreurs ; mais elle mettra tant de temps à surmonter la méfiance des masses prolétariennes et semi-prolétariennes que, pendant ce même temps, les conditions objectives auront le temps d’évoluer dans un sens défavorable pour la révolution, cédant la place à une nouvelle période de stabilisation. Le parti allemand est poussé avant tout dans cette direction éclectique, qui allie un suivisme général à un aventurisme dans des cas particuliers, par la direction stalinienne de Moscou qui redoute de prendre une position claire et se prépare à l’avance un alibi, c’est-à-dire la possibilité de rejeter sur les "exécutants" la responsabilité, à droite ou à gauche selon les résultats. C’est une politique que nous connaissons bien, qui sacrifie les intérêts historiques internationaux du prolétariat aux intérêts de "prestige" de la direction bureaucratique. Les présupposés théoriques d’une telle orientation sont déjà donnés dans la Pravda du 16 septembre.

4 . Terminons par la variante la plus favorable ou plus exactement la seule favorable : grâce à l’effort de ses éléments les meilleurs et les plus conscients, le parti allemand se rend pleinement compte de toutes les contradictions de la situation actuelle. Par une politique juste, audacieuse et souple, le parti a encore le temps, à partir de la situation actuelle, d’unir la majorité du prolétariat et d’obtenir que les masses semi-prolétariennes et les couches les plus exploitées de la petite bourgeoisie changent de camp. L’avant-garde prolétarienne en tant que dirigeant de la nation des travailleurs et des opprimés, accède à la victoire. La tâche des bolcheviks-léninistes (de l’Opposition de gauche) est d’aider le parti à orienter sa politique dans cette voie.

Il serait tout à fait inutile de chercher à deviner laquelle de ces variantes a le plus de chances de se réaliser dans une proche période. C’est en luttant et non en se livrant à des conjectures qu’on résout de telles questions.

Une lutte idéologique implacable contre la direction centriste de l’Internationale Communiste est un élément indispensable de ce combat. Moscou a déjà donné le signal d’une politique de prestige bureaucratique, qui couvre les erreurs passées et prépare les erreurs de demain, par ses cris hypocrites sur le nouveau triomphe de la ligne.

Tout en exagérant de façon invraisemblable la victoire du parti, en minimisant de façon non moins invraisemblable les difficultés et en interprétant même le succès des fascistes comme un facteur positif de la révolution prolétarienne, la Pravda émet cependant une petite réserve. "Les succès du parti ne doivent pas lui tourner la tête." La politique perfide de direction stalinienne est ici encore fidèle à elle-même. L’analyse de la situation est faite dans l’esprit de l’ultra-gauchiste non critique. Ce qui pousse consciemment le parti sur la voie de l’aventurisme. En même temps, Staline se prépare un alibi avec la phrase rituelle sur "le vertige du succès". C’est précisément cette politique à courte vue et sans scrupule qui peut perdre la révolution allemande.
8. Où est l’issue ?

Ci-dessus, nous avons donné une analyse sans aucune enjolivure ni indulgence des difficultés et des dangers qui relèvent entièrement de la sphère politique subjective ; ils découlent principalement des erreurs et des crimes de la direction des épigones et, aujourd’hui, compromettent manifestement la nouvelle situation révolutionnaire qui, à notre avis, est en train de se créer. Les fonctionnaires soit ignoreront notre analyse, soit renouvelleront leurs stocks d’injures. Mais il ne s’agit pas de ces fonctionnaires incurables, mais du sort du prolétariat allemand. Dans le parti, y compris dans l’appareil, il y a bon nombre de gens qui observent et réfléchissent, et que le caractère aigu de la situation forcera à réfléchir demain avec une intensité redoublée. C’est à eux que nous destinons notre analyse et nos conclusions.

Toute situation de crise contient des facteurs importants d’indétermination. Les états d’esprit, les opinions et les forces, aussi bien hostiles qu’alliées, se forment dans le processus même de la crise. Il est impossible de les prévoir à l’avance de façon mathématique. Il faut les mesurer dans la lutte, par la lutte, et apporter à sa politique les corrections nécessaires en se fondant sur ces mesures tirées de la vie.

Peut-on estimer à l’avance la force de la résistance conservatrice des ouvriers sociaux-démocrates ? Non. A la lumière des événements des dernières années cette force apparaît gigantesque. Mais le fond du problème est que la politique erronée du parti, qui a trouvé son expression la plus achevée dans la théorie absurde du social-fascisme, est ce qui a le plus favorisé la cohésion de la social-démocratie. Pour mesurer la capacité réelle de résistance de la social-démocratie, il faut trouver un autre instrument de mesure, c’est-à-dire que les communistes se donnent une tactique correcte. Si cette condition est remplie - et ce n’est pas une mince condition - on découvrira à relativement court terme, à quel point la social-démocratie est rongée de l’intérieur.

Ce qui a été dit ci-dessus s’applique également au fascisme, mais sous une autre forme. Il s’est développé dans des conditions différentes, grâce au levain de la stratégie zinovievo-stalinienne. Quelle est sa force offensive ? Quelle est sa stabilité ? A-t-il atteint son point culminant, comme nous l’affirment les optimistes de profession, ou en est-il seulement à ses premiers pas ? Il est impossible de le prédire mécaniquement. On ne peut le déterminer qu’à travers l’action. C’est précisément à l’égard du fascisme, qui est un rasoir dans les mains de l’ennemi de classe, qu’une politique erronée du parti communiste peut, dans un délai très court, conduire à un résultat fatal. Par ailleurs, une politique juste peut - il est vrai à beaucoup plus long terme - miner les positions du fascisme.

Lors des crises du régime, le parti révolutionnaire est beaucoup plus fort dans la lutte de masse extra-parlementaire, que dans le cadre du parlementarisme. A une seule condition cependant : qu’il comprenne correctement la situation et qu’il soit capable de lier pratiquement les besoins réels des masses aux tâches de la conquête du pouvoir. Actuellement, tout se ramène à cela.

Aussi ce serait une très grave erreur de ne voir dans situation allemande actuelle que des difficultés et des dangers. Non, la situation offre également d’énormes possibilités à condition qu’elle soit analysée en profondeur et utilisée directement.

Que faut-il pour cela ?

1 . Un tournant forcé "à droite", alors que la situation évolue "à gauche", demande un examen attentif, consciencieux et habile de l’évolution ultérieure des autres composantes de la situation.

Il faut rejeter immédiatement l’opposition abstraite entre méthodes de la deuxième et de la troisième période. Il faut prendre la situation comme elle est, avec toutes ses contradictions et dans la dynamique vivante de son développement. Il faut s’adapter attentivement aux changements réels de cette situation, et agir sur elle dans le sens de son développement effectif et non par complaisance pour les schémas de Molotov ou Kuusinen.

S’orienter dans la situation est la tâche la plus difficile la plus importante. On ne peut s’en acquitter par des méthodes bureaucratiques. Les statistiques, aussi importantes soient-elles sont insuffisantes pour cet objectif. Il faut être quotidiennement à l’écoute en profondeur du prolétariat et des travailleurs en général. Il faut non seulement mettre en avant des mots d’ordre vitaux et entraînants, mais aussi se soucier de la manière dont ils sont repris par les masses. Seul un parti qui a partout des dizaines de milliers d’antennes, qui recueille leurs témoignages, qui examine tous les problèmes et qui élabore activement une position collective, peut atteindre un tel objectif.

2 . Le fonctionnement interne du parti est indissolublement lié à ce problème. Des gens désignés par Moscou indépendamment de la confiance ou de la méfiance du parti à leur égard, ne peuvent mener les masses à l’assaut de la société capitaliste. Plus le régime actuel du parti est artificiel, plus profonde sera la crise au jour et à l’heure de la décision. De tous les "tournants", le plus urgent et le plus nécessaire concerne le régime interne du parti. C’est une question de vie ou de mort.

3 . Le changement du régime du parti est une condition mais aussi une conséquence du changement d’orientation. L’un est impensable sans l’autre. Le parti doit s’arracher à cette atmosphère hypocrite, conventionnelle, où l’on passe sous silence les idéaux réels et où l’on glorifie des valeurs fictives, en un mot à l’atmosphère pernicieuse du stalinisme, qui est le résultat non pas d’une influence idéologique et politique, mais d’une grossière dépendance matérielle de l’appareil et des méthodes de commandement qui en découlent.

Pour arracher le parti à sa prison bureaucratique, il est indispensable de vérifier globalement la "ligne générale" de la direction allemande, depuis 1923 et même depuis les journées de mars 1921. L’opposition de gauche a donné, dans une série de documents et de travaux théoriques, son appréciation sur toutes les étapes de la politique officielle funeste de l’Internationale Communiste. Cette critique doit devenir un des acquis du parti. Il ne réussira pas à l’éluder ni à la passer sous douce. Le parti ne s’élèvera pas à la hauteur de ses tâches grandioses sans une libre appréciation de son présent à lumière de son passé.

4 . Si le parti communiste, malgré des conditions extraordinairement favorables, s’est révélé impuissant à ébranler sérieusement l’édifice social-démocrate avec la formule du "social-fascisme", par contre le fascisme réel menace maintenant ce même édifice non avec les formules purement verbales d’un radicalisme fictif, mais avec les formules chimiques des explosifs. Pour vraie que soit l’affirmation selon laquelle la social-démocratie a préparé par toute sa politique l’épanouissement du fascisme, il n’en reste pas moins vrai que le fascisme une menace mortelle surtout pour cette même social-démocratie, dont toute la splendeur est indissolublement liée aux formes et aux méthodes de l’état démocratique, parlementaire et pacifiste.

Il ne fait aucun doute que les dirigeants de la social-démocratie et une mince couche de l’aristocratie ouvrière préfère en dernière instance une victoire du fascisme à la dictature révolutionnaire du prolétariat. Mais précisément, l’imminence de ce choix est à l’origine des immenses difficultés que connaît la direction social-démocrate face à ses propres ouvriers La politique de front unique des ouvriers contre le fascisme découle de toute la situation. Elle offre au parti communiste d’énormes possibilités. Mais la condition du succès réside dans l’abandon de la pratique et de la théorie du "social-fascisme" dont la nocivité devient dangereuse dans les conditions actuelles.

La crise sociale provoquera inévitablement de profondes fissures dans l’édifice social-démocrate. La radicalisation des masses touchera également les ouvriers sociaux-démocrates bien avant qu’ils cessent d’être des sociaux-démocrates. Il nous faudra inévitablement conclure avec les différentes organisations et fractions sociales-démocrates des accords contre le fascisme, en posant aux dirigeants des conditions précises devant les masses. Seuls des opportunistes apeurés, alliés de Tchang-Kaï-Chek et Wan-Jing-Weï, peuvent se lier les à l’avance contre ces accords par une obligation formelle. Il faut abandonner les déclarations creuses des fonctionnaires contre le front unique, pour revenir à la politique unique telle qu’elle fut formulée par Lenine et toujours appliquée par les bolcheviks, et tout particulièrement en 1917.

5 . Le problème du chômage est l’un des éléments les plus importants de la crise politique actuelle. La lutte contre la capitaliste et pour la journée de travail de 7 heures reste toujours à l’ordre du jour. Mais seul le mot d’ordre de coopération large et systématique avec l’URSS peut porter cette lutte à la hauteur des tâches révolutionnaires. Dans sa déclaration programmatique pour les élections, le Comité central du parti allemand déclare qu’après leur arrivée au pouvoir les communistes mettront au point une coopération avec l’URSS. Cela ne fait aucun doute. Mais il faut pas opposer la perspective historique aux tâches politiques de l’heure. C’est dès aujourd’hui qu’il faut mobiliser ouvriers et, en premier lieu, les chômeurs, sous le mot de large coopération économique avec la République des Soviets. Le Gosplan de l’URSS doit élaborer avec la participation des communistes et des spécialistes allemands, un plan de coopération économique qui, partant du chômage se développe en une coopération générale, englobant les principales branches de l’économie. Le problème n’est pas de promettre une réorganisation de l’économie après la prise du pouvoir, mais d’arriver au pouvoir. Le problème n’est pas promettre une coopération entre l’Allemagne soviétique mais de gagner aujourd’hui les masses à cette coopération en la liant étroitement à la crise et au chômage et en développant en un plan gigantesque de réorganisation sociale des deux pays.

6 . La crise politique en Allemagne remet en question le régime que le traité de Versailles a instauré en Europe. Le Comité central du Parti Communiste allemand dit qu’une fois au pouvoir, le prolétariat allemand liquidera les documents de Versailles. Et c’est tout ? L’abolition du traité Versailles serait ainsi la plus haute conquête de la révolution prolétarienne ! Par quoi sera-t-il remplacé ? Cette manière négative de poser le problème rapproche le parti des nationaux-socialistes. Etats unis soviétiques d’Europe, voilà le seul mot d’ordre correct apportant une solution au morcellement de l’Europe, qui menace non seulement l’Allemagne mais aussi l’Europe entière d’une décadence économique et culturelle totale.

Le mot d’ordre d’unification prolétarienne de l’Europe en même temps une arme très importante dans la lutte contre le chauvinisme abject des fascistes, contre leur croisade contre la France. La politique la plus dangereuse et la plus incorrecte est celle qui consiste à s’adapter passivement à l’ennemi, à se faire passer pour lui. Aux mots d’ordre de désespoir national et de folie nationale, il faut opposer les mots d’ordre qui proposent une solution internationale. Mais pour cela, il est indispensable de nettoyer le parti du poison du national-socialisme dont l’élément essentiel est la théorie du socialisme dans seul pays.

Pour condenser tout ce qui a été dit ci-dessus en une formule simple, posons la question de la manière suivante : la tactique du Parti Communiste allemand doit-elle, dans la période immédiate, être placée sous le signe de l’offensive ou la défensive ? A cela nous répondons : de la défensive.

Si l’affrontement avait lieu aujourd’hui, conséquence de l’offensive du parti communiste, l’avant-garde prolétarienne se briserait contre le bloc constitué par l’Etat et le fascisme, la majorité de la classe ouvrière se cantonnant dans une neutralité craintive et perplexe, la petite bourgeoisie, quant à elle soutenant dans sa majorité directement le fascisme.

Une position défensive implique une politique de rapprochement avec la majorité de la classe ouvrière allemande et le front unique avec les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti contre le danger fasciste.

Nier ce danger, le minimiser, le traiter à la légère est le plus grand crime que l’on puisse commettre aujourd’hui contre la révolution prolétarienne en Allemagne.

Que va "défendre" le parti communiste ? La constitution de Weimar ? Non, nous laissons ce soin à Brandler. Le parti communiste doit appeler à la défense des positions matérielles et intellectuelles que la classe ouvrière a déjà conquises dans l’Etat allemand. C’est le sort de ses organisations politiques et syndicales, de ses journaux et de ses imprimeries, de ses clubs et de ses bibliothèques, qui est en jeu. L’ouvrier communiste doit dire à l’ouvrier social-démocrate : "La politique de nos partis est inconciliable ; mais si les fascistes viennent cette nuit détruire le local de ton organisation, je viendrai à ton aide, les armes à la main. Promets-tu au cas où ce même danger menacerait mon organisation d’accourir à mon aide ?" Telle est la quintessence de la politique de la période actuelle. Toute l’agitation doit être menée dans cet esprit.

Plus nous développerons cette agitation avec persévérance, avec sérieux, avec réflexion, sans les hurlements et les forfanteries dont les ouvriers sont si las, plus les mesures organisationnelles défensives que nous allons proposer dans chaque usine, dans chaque quartier ouvrier, seront pertinentes, moins grand sera le danger que l’attaque des fascistes nous prenne au dépourvu, plus grande sera l’assurance que cette attaque soudera et non divisera les rangs des ouvriers.

En effet, les fascistes, du fait de leur succès vertigineux, du fait du caractère petit bourgeois, impatient et indiscipliné de leur armée, seront enclins à passer à l’attaque dans une proche période. Chercher à les concurrencer actuellement dans cette voie serait une mesure non seulement désespérée mais aussi mortellement dangereuse. Au contraire, plus les fascistes apparaîtront aux yeux des ouvriers sociaux-démocrates et à l’ensemble des masses travailleuses comme le camp qui attaque, plus nous aurons de chances non seulement d’écraser l’offensive des fascistes, mais aussi de passer à une contre-offensive victorieuse. La défense doit être vigilante, active et courageuse. L’état-major devra couvrir du regard tout le champ de bataille et tenir compte de tous les changements pour pas laisser passer un nouveau retournement de la situation lorsqu’il s’agira de donner le signal de l’assaut général.

Il y a des stratèges qui se prononcent toujours et dans n’importe quelles circonstances pour la défensive. Les brandlériens, par exemple, sont de ceux-là. S’étonner de ce qu’aujourd’hui encore ils parleront de défensive, serait tout à fait puéril ils le font toujours. Les brandlériens sont un des porte-voix la social-démocratie. Nous devons par contre nous rapprocher des ouvriers sociaux-démocrates sur le terrain de la défensive pour les entraîner ensuite dans une offensive décisive. Les brandlériens en sont tout à fait incapables. Lorsque le rapport de forces se modifiera de façon radicale en faveur de révolution prolétarienne, les brandlériens apparaîtront une nouvelle fois comme un poids mort et comme un frein de la révolution. C’est la raison pour laquelle une politique défensive visant au rapprochement avec les masses sociales-démocrates ne doit en aucun cas impliquer une atténuation des contradictions avec l’état-major brandlérien, derrière lequel il n’y pas et il n’y aura jamais les masses.

Dans le cadre du regroupement de forces, caractérisé ci-dessus, et les tâches de l’avant-garde prolétarienne, les méthodes de répression physique appliquées par la bureaucratie stalinienne en Allemagne et dans d’autres pays contre les bolcheviks-léninistes, prennent une signification toute particulière. C’est un service direct rendu à la police sociale-démocrate et aux troupes de choc du fascisme. En contradiction totale avec les traditions du mouvement révolutionnaire prolétarien, ces méthodes répondent parfaitement à la mentalité des bureaucrates petits bourgeois, qui tiennent à leur salaire garanti d’en haut et qui craignent de le perdre avec l’irruption de la démocratie à l’intérieur du parti. Les infamies des staliniens doivent faire l’objet d’un large travail d’explication, le plus concret possible, visant à démasquer le rôle des fonctionnaires les plus indignes de l’appareil du parti. L’expérience de l’URSS et d’autres pays prouve que ceux qui luttent avec la plus grande frénésie contre l’opposition de gauche, sont de tristes sires qui ont absolument besoin de dissimuler à la direction leurs fautes et leurs crimes : dilapidation des fonds communs, abus de fonction, ou tout simplement incapacité totale. Il est tout à fait clair que la dénonciation des exploits brutaux de l’appareil stalinien contre les bolcheviks-léninistes sera d’autant plus couronnée de succès que nous développerons plus largement notre agitation générale sur la base des tâches exposées ci-dessus.

Si nous avons examiné le problème du tournant tactique de l’Internationale Communiste uniquement à la lumière de la situation allemande c’est parce que la crise allemande place le Parti communiste allemand une nouvelle fois au centre de l’attention de l’avant-garde prolétarienne mondiale, et parce qu’à la lumière de cette crise tous les problèmes apparaissent avec le plus grand relief. Il ne serait pas difficile de montrer que ce qui est dit ici s’applique, plus moins, aussi aux autres pays.

En France, toutes les formes prises par la lutte des classes depuis la guerre ont un caractère infiniment moins aigu et décisif qu’en Allemagne. Mais les tendances générales du développement sont les mêmes, sans parler, bien évidemment, de la dépendance directe qui lie le sort de la France à celui de l’Allemagne. Les tournants de l’Internationale Communiste ont en tout cas un caractère universel. Le Parti Communiste français, proclamé par Molotov dès 1928 premier candidat pouvoir, a mené ces deux dernières années une politique tout à fait suicidaire. Il n’a pas vu en particulier l’essor économique. Un tournant tactique fut annoncé en France au moment où la remontée économique cédait la place à une crise. Ainsi les mêmes contradictions, les mêmes difficultés et les mêmes tâches, dont nous avons parlé à propos de l’Allemagne, sont aussi à l’ordre du jour en France.

Le tournant de l’Internationale Communiste, en liaison avec le tournant de la situation, place l’Opposition communiste de gauche devant des tâches nouvelles et extrêmement importantes. Ses forces sont réduites. Mais chaque courant se développe parallèlement à ses tâches. Les comprendre clairement, c’est posséder un des gages les plus importants de la victoire.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/09/300926a.htm

Lire encore :

https://www.marxists.org/francais/mandel/works/1953/07/vingt.pdf

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