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Débat Lénine/Rosa Luxemburg sur l’organisation révolutionnaire

lundi 26 août 2024, par Robert Paris

Réponse de Lénine à un article de Rosa Luxemburg critiquant les conceptions d’organisation des léninistes de Russie

Réponse à l’article de Rosa Luxemburg « Questions d’organisation dans la social-démocratie russe »). L’article fût envoyé à Kautsky pour être publié dans l’organe de la social-démocratie allemande Die Neue Zeit, mais Kautsky refusa de l’insérer. Écrit dans la deuxième moitié de septembre 1904.

La camarade Luxemburg dit que par ma définition du social-démocrate révolutionnaire comme jacobin lié à une organisation d’ouvriers socialement conscients, j’ai peut-être caractérisé mon point de vue avec plus d’esprit que n’aurait pu le faire aucun de mes adversaires. Encore une fois, il y a erreur de fait. Ce n’est pas moi, mais P. Axelrod qui a parlé le premier de jacobinisme. Le premier, Axelrod a comparé les groupements de notre parti à ceux du temps de la Révolution française. J’ai seulement fait remarquer que cette comparaison n’est admissible que pour autant que la division de la social-démocratie contemporaine en révolutionnaire et opportuniste correspond, dans une certaine mesure, à la division en montagnards et girondins. L’ancienne Iskra, reconnue par le congrès du Parti, faisait souvent cette comparaison. En admettant justement une telle division, l’ancienne Iskra combattait l’aile opportuniste de notre Parti, l’orientation du Rabotchéié Diélo. Rosa Luxemburg confond ici la corrélation entre les deux courants révolutionnaires du XVIIIe et du XXe siècle avec l’identification de ces courants eux-mêmes. Par exemple, si je dis que le Petit Scheidegg par rapport à la Jungfrau, c’est la même chose qu’une maison de deux étages par rapport à une maison de quatre étages, cela ne veut pas encore dire que j’identifie une maison de quatre étages et la Jungfrau. La camarade Luxemburg a laissé échapper entièrement l’analyse concrète des divers courants dans notre Parti. Or, je consacre la majeure partie de mon livre à cette analyse qui se fonde sur les procès-verbaux du congrès de notre Parti, et dans l’introduction je le souligne expressément. Rosa Luxemburg désire parler de la situation actuelle dans notre Parti tout en méconnaissant totalement notre congrès qui, à proprement parler, a posé les fondations réelles de notre Parti. On doit avouer que c’est une entreprise risquée ! D’autant plus risquée que, comme je l’ai indiqué des centaines de fois dans mon livre, mes adversaires méconnaissent le congrès, et c’est justement pourquoi toutes leurs affirmations sont privées de toute base concrète.

L’article de la camarade Rosa Luxemburg dans les nos 42 et 43 de la Neue Zeit est une analyse critique de mon livre russe sur la crise dans notre Parti. Je ne peux manquer d’exprimer ma reconnaissance aux camarades allemands pour leur attention envers les publications de notre Parti, pour leurs efforts de familiariser avec cette littérature la social-démocratie allemande, mais je dois dire que l’article de Rosa Luxemburg dans la Neue Zeit familiarise les lecteurs non avec mon livre, mais avec quelque chose d’autre. Cela ressort des exemples suivants. La camarade Luxemburg dit, par exemple, que dans mon livre s’est dessinée nettement et fortement la tendance vers « un centralisme ne tenant compte de rien ». La camarade Luxemburg présume, de cette façon, que je défends un certain système d’organisation contre un certain autre. Mais la réalité est différente. Tout au long du livre, de la première à la dernière page, je défends les principes élémentaires de tout système d’organisation du Parti quel qu’il soit. Mon livre analyse non la différence entre tel ou tel système d’organisation, mais la façon dont il faut soutenir, critiquer et corriger tout système, sans contrevenir aux principes du Parti. Rosa Luxemburg dit plus loin que « conformément à sa conception (de Lénine), les pleins pouvoirs sont donnés au Comité central d’organiser tous les comités locaux du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact. Mon opinion sur cette question peut être prouvée, pièces à l’appui, par le projet de statuts d’organisation du Parti que j’ai proposé. Dans ce projet, il n’y a pas un mot sur le droit d’organiser les comités locaux. La commission élue au congrès du Parti pour élaborer les statuts du Parti y a inclus ce droit, et le congrès a confirmé le projet de la commission. On a élu à la commission trois représentants de la minorité du congrès, à part moi et un autre partisan de la majorité ; par conséquent, dans cette commission qui a conféré au Comité central le droit d’organiser les comités locaux, c’est justement trois de mes adversaires qui l’ont emporté. La camarade R. Luxemburg a confondu deux faits distincts. D’abord, elle a confondu mon projet d’organisation avec le projet modifié par la commission, d’une part et, d’autre part, avec les statuts d’organisation adoptés par le congrès du Parti ; deuxièmement, elle a confondu la défense d’une revendication déterminée touchant un paragraphe déterminé des statuts (il est absolument faux que dans cette défense je n’aie tenu compte de rien, puisque à l’assemblée plénière je n’ai pas protesté contre l’amendement déposé par la commission) avec la défense de la thèse (authentiquement « ultra-centraliste », n’est-ce pas ?) suivant laquelle les statuts adoptés par le congrès du Parti doivent être appliqués jusqu’à ce que le prochain congrès les modifie. Cette thèse (« purement blanquiste », comme le lecteur peut facilement le remarquer), je l’ai réellement soutenue dans mon livre « sans tenir compte de rien ». La camarade Luxemburg dit que selon moi « le Comité central est le seul centre actif du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact. Je n’ai jamais soutenu cette opinion. Au contraire, mes contradicteurs (la minorité du IIe Congrès du Parti) m’accusaient dans leurs écrits de ne pas suffisamment défendre l’indépendance, l’initiative du Comité central et de trop le subordonner à la rédaction de l’organe central à l’étranger et au Conseil du Parti. J’ai répondu, à cette accusation, dans mon livre, que lorsque la majorité du Parti était prépondérante au Conseil du Parti, elle n’a jamais tenté de limiter l’indépendance du Comité central ; mais cela s’est produit aussitôt que le Conseil est devenu un instrument de lutte entre les mains de la minorité. La camarade Rosa Luxemburg dit que dans la social-démocratie de Russie il n’existe aucun doute quant à la nécessité d’un parti unique et que toute la discussion se concentre sur la question d’une plus ou moins grande centralisation. En réalité, ce n’est pas exact. Si la camarade Luxemburg voulait bien prendre connaissance des résolutions des nombreux comités locaux du Parti qui forment la majorité, elle comprendrait facilement (cela ressort particulièrement de mon livre) que la discussion a surtout porté chez nous sur le fait de savoir si le Comité central et l’organe central devaient représenter l’orientation de la majorité du congrès ou non. L’estimée camarade ne dit mot de cette exigence « purement blanquiste » et « ultra-centraliste », elle préfère déclamer contre la subordination mécanique de la partie au tout, contre la soumission servile, contre l’obéissance aveugle et d’autres horreurs de ce genre. Je suis très reconnaissant à la camarade Luxemburg d’expliquer cette profonde idée que la soumission servile est fatale pour le Parti, mais je voudrais savoir si la camarade trouve normal, si elle peut admettre, si elle a vu dans un parti quelconque que dans les organismes centraux, qui s’intitulent organismes du Parti, la minorité du congrès du Parti prédominât ? La camarade R. Luxemburg m’attribue la pensée qu’en Russie existent déjà toutes les prémisses pour l’organisation d’un grand parti ouvrier fortement centralisé. De nouveau, c’est une inexactitude de fait. Nulle part dans mon livre, non seulement je n’ai soutenu cette idée, mais je ne l’ai même pas exprimée. La thèse que j’ai proposée exprimait et exprime quelque chose de différent. Plus précisément, je soulignais qu’il y avait déjà toutes les prémisses pour que les décisions du congrès du Parti soient respectées, et que le temps où l’on pouvait remplacer un collège du Parti par un cercle privé est révolu depuis longtemps. J’ai prouvé que certains oracles de notre Parti ont révélé leur inconséquence et leur instabilité, et qu’ils n’ont aucun droit de rendre le prolétaire russe responsable de leur manque de discipline. Les ouvriers russes se sont prononcés plus d’une fois déjà, dans diverses circonstances, pour le respect des décisions du congrès du Parti. C’est vraiment ridicule quand la camarade Luxemburg qualifie une telle opinion d’« optimiste » (ne faut-il pas plutôt dire « pessimiste ») sans souffler mot du fond réel de ma thèse. La camarade Luxemburg soutient que j’exalte la valeur éducative de la fabrique. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi mais mon adversaire qui affirmait que je me représente le Parti comme une fabrique ; je me suis bien moqué de lui, en démontrant par ses propres expressions qu’il confond deux aspects différents de la discipline à la fabrique, ce qui, malheureusement est arrivé aussi à la camarade Rosa Luxemburg1.

C’est précisément cette erreur fondamentale que commet aussi la camarade Rosa Luxemburg. Elle ne fait que répéter des phrases, tout bonnement, sans se donner la peine de démêler leur signification concrète. Elle menace de diverses horreurs, sans avoir étudié le fond réel de la controverse. Elle m’attribue des lieux communs, des principes et des propos rebattus, des vérités absolues, et s’évertue à passer sous silence les vérités relatives, basées sur des faits très précis, et que j’applique exclusivement. Et elle se plaint encore de poncifs, et en appelle à la dialectique de Marx. Or, justement, l’article de l’estimée camarade contient uniquement des poncifs imaginaires, justement son article contredit l’abc de la dialectique. Cet abc enseigne qu’il n’y a aucune vérité abstraite, la vérité est toujours concrète. La camarade Rosa Luxemburg méconnaît superbement les faits concrets de la lutte dans notre Parti et déclame d’un air condescendant à propos de questions qu’on ne peut discuter sérieusement. Je prendrai un dernier exemple dans le deuxième article de la camarade Luxemburg. Elle cite mes paroles suivant lesquelles telle ou telle rédaction des statuts d’organisation peut servir d’arme plus ou moins aiguisée dans la lutte contre l’opportunisme2. Rosa Luxemburg ne dit absolument pas de quelles formulations je parlais dans mon livre et nous parlions tous au congrès du Parti. La camarade n’effleure absolument pas la question de savoir quelle polémique je menais au congrès, contre qui j’avançais mes arguments. Au lieu de cela, elle condescend à me faire toute une conférence sur l’opportunisme... dans les pays à régime parlementaire ! ! Mais, dans son article, nous ne trouvons pas un mot sur toutes les variétés particulières, spécifiques de l’opportunisme, sur les nuances qu’il a prises chez nous en Russie, et dont il est question dans mon livre. La conclusion de tous ces raisonnements hautement ingénieux est la suivante : « Les statuts du Parti ne doivent pas être en eux-mêmes ( ? ? comprends qui peut) une arme contre l’opportunisme mais seulement un moyen extérieur puissant pour imposer l’influence dirigeante de la majorité révolutionnaire et prolétarienne du Parti, qui existe en réalité. » Tout à fait exact. Mais R. Luxemburg passe sous silence la façon dont s’est formée la majorité qui existe en réalité ; or, c’est justement de cela que je parle dans mon livre. Elle ne dit pas non plus quelle influence Plékhanov et moi nous défendions à l’aide de ce puissant moyen extérieur Je peux seulement ajouter que jamais et nulle part je n’ai prononcé pareille absurdité, à savoir que les statuts du Parti sont une arme « en eux-mêmes ».

La réponse la plus juste à une telle interprétation de mes vues serait l’exposé des faits concrets de la lutte dans notre Parti. Alors chacun comprendra clairement à quel point les faits concrets contredisent les lieux communs et les abstractions banales de la camarade Luxemburg.

Notre Parti fut fondé au printemps 1898 en Russie au congrès des représentants de quelques organisations russes. Le Parti reçut le nom de Parti ouvrier social-démocrate de Russie. La Rabotchaïa Gazéta3 fut proclamée organe central du Parti ; l’« Union des social-démocrates russes à l’étranger » représentait le Parti à l’étranger. Peu après le congrès, le Comité central du Parti fut arrêté. La Rabotchaïa Gazéta cessa de paraître après le deuxième numéro. Tout le Parti se transforma en un conglomérat amorphe d’organisations locales (appelées comités). Le seul lien unissant ces comités locaux était un lien idéologique, purement intellectuel. Il devait fatalement arriver une période de divergences, de flottements, de scissions. Les intellectuels, qui constituaient un pourcentage beaucoup plus important dans notre Parti que dans les partis d’Europe occidentale, se sont passionnés pour le marxisme, mode nouvelle. Cet engouement a très rapidement fait place d’une part, à une admiration servile de la critique bourgeoise de Marx et, d’autre part, à un mouvement ouvrier purement professionnel (grévisme, économisme). La divergence entre la tendance opportuniste intellectuelle et la tendance révolutionnaire prolétarienne a amené la scission de l’« Union » à l’étranger. Le journal Rabotchaïa Mysl et la revue Rabotchéié Diélo éditée à l’étranger (cette dernière un peu moins) étaient les porte-parole de l’économisme, minimisaient l’importance de la lutte politique, niaient les éléments de démocratie bourgeoise en Russie. Les critiques « légaux » de Marx, messieurs Strouvé, Tougan-Baranovski, Boulgakov, Berdiaïev, etc., ont carrément tourné à droite. Nous ne découvrirons nul endroit en Europe où le bernsteinisme soit arrivé si vite à sa fin logique, la formation d’une fraction libérale, comme cela s’est passé chez nous en Russie. Chez nous, M. Strouvé a commencé par la « critique », au nom du bernsteinisme, et a terminé par l’organisation de la revue libérale Osvobojdiénié, libérale dans le sens européen de ce mot. Plékhanov et ses amis qui ont quitté l’Union à l’étranger étaient soutenus par les fondateurs de l’Iskra et de la Zaria. Ces deux revues (dont a entendu parler même la camarade Rosa Luxemburg) ont mené une « brillante campagne de trois ans » contre l’aile opportuniste du Parti, une campagne de la « Montagne » social-démocrate contre la « Gironde » social-démocrate (c’est une expression de l’ancienne Iskra), une campagne contre le Rabotchéié Diélo (les camarades Kritchevski, Akimov, Martynov, etc.), contre le Bund juif, contre les organisations de Russie qui s’étaient inspirées de cette orientation (en premier lieu contre l’organisation de Pétersbourg dénommée « organisation ouvrière » et le comité de Voronèje). Il devenait de plus en plus évident qu’un lien purement idéologique entre les comités était insuffisant. On ressentait de plus en plus le besoin d’un Parti vraiment uni, c’est-à-dire l’accomplissement de ce qu’on avait seulement prévu en 1898. Enfin, fin 1902 s’est formé un Comité d’organisation, qui s’était donné pour tâche de convoquer le IIe Congrès du Parti. De ce Comité, composé surtout par l’organisation russe de l’Iskra, faisait également partie un représentant du Bund juif. En automne 1903 s’est tenu, enfin, le IIe Congrès qui s’est terminé, d’une part par l’unification formelle du Parti, d’autre part par sa scission en « majorité » et « minorité ». Cette division n’existait pas avant le congrès du Parti. Seule une analyse approfondie de la lutte qui s’est déroulée au congrès peut expliquer cette division. Malheureusement, les partisans de la minorité (y compris la camarade Luxemburg) évitent prudemment cette analyse.

Dans mon livre, que la camarade Luxemburg présente d’une manière si originale aux lecteurs allemands, je consacre plus de cent pages à une analyse détaillée des procès-verbaux du congrès (qui forment un volume de près de 400 pages). Cette analyse m’a amené à diviser les délégués ou mieux les voix (certains délégués avaient une ou deux voix) en quatre groupes fondamentaux : 1) les iskristes de la majorité (partisans de la tendance de l’ancienne Iskra) -24 voix, 2) les iskristes de la minorité — 9 voix, 3) le centre (appelé aussi par dérision le « marais ») — 10 voix et enfin 4) les anti-iskristes — 8 voix, soit au total 51 voix. J’analyse la participation de ces groupes à tous les votes qui ont eu lieu au congrès et démontre qu’à propos de toutes les questions (programme, tactique et organisation) le congrès a été l’arène de la lutte des iskristes contre les anti-iskristes, le « marais » ayant oscillé dans différents sens. Quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de notre Parti doit comprendre clairement qu’il ne pouvait en être autrement. Mais tous les partisans de la minorité (y compris Rosa Luxemburg) ferment modestement les yeux sur cette lutte. Pourquoi ? C’est justement cette lutte qui rend évidente toute la fausseté de l’actuelle position politique de la minorité. Pendant toute cette bataille au congrès du Parti, à l’occasion de dizaines de questions, de dizaines de votes, les iskristes ont combattu les anti-iskristes et le « marais » qui s’alignait d’autant plus résolument aux côtés des anti-iskristes que la question discutée était plus concrète, qu’elle définissait d’une manière plus positive le sens fondamental du travail social-démocrate, qu’elle visait à mettre en pratique plus concrètement les plans inébranlables de l’ancienne Iskra. Les anti-iskristes (surtout le camarade Akimov et le délégué toujours d’accord avec lui, de l’« Organisation ouvrière » de Pétersbourg, le camarade Brucker, presque toujours le camarade Martynov et 5 délégués du Bund juif) étaient contre la reconnaissance de l’orientation de l’ancienne Iskra. Ils défendaient les anciennes organisations privées, votaient contre leur soumission au Parti, contre leur fusion avec le Parti (incident du Comité d’organisation, dissolution du groupe « loujny Rabotchi », le plus important du « marais », etc.). Ils combattaient les statuts d’organisation, rédigés dans l’esprit du centralisme (14e séance du congrès) et accusaient alors tous les iskristes de vouloir introduire « la suspicion organisée », « la loi d’exception » et autres horreurs. Tous les iskristes sans exception en riaient alors ; il est remarquable que la camarade Rosa Luxemburg prenne toutes ces fantaisies pour quelque chose de sérieux. Dans la grande majorité des questions, les iskristes l’ont emporté ; ils prédominaient au congrès, ce qui ressort clairement des chiffres que j’ai rappelés. Mais dans la deuxième période du congrès, quand on tranchait des questions touchant moins aux principes, les anti-iskristes ont gagné : certains iskristes avaient voté avec eux. C’est ce qui est arrivé, par exemple, à propos de l’égalité des langues dans notre programme ; sur cette question, les anti-iskristes ont presque réussi à battre la commission du programme et à imposer leur formulation. C’est ce qui est arrivé aussi pour le paragraphe 1 des statuts, lorsque les anti-iskristes de concert avec le « marais » ont imposé la formulation de Martov. Conformément à cette rédaction, sont considérés comme membres du Parti non seulement les membres d’une organisation du Parti (c’est la formulation que j’ai défendue avec Plékhanov), mais aussi toutes les personnes qui militent sous le contrôle d’une organisation du Parti4.

La même chose s’est produite à propos des élections du Comité central et de la rédaction de l’organe central. 24 iskristes ont formé une majorité compacte ; ils ont fait adopter un plan conçu depuis longtemps de renouvellement de la rédaction : on a élu trois des six anciens rédacteurs ; 9 iskristes, 10 membres du centre et 1 anti-iskriste (les autres : 7 anti-iskristes, les représentants du Bund juif et du Rabotchéié Diélo avaient quitté le congrès auparavant) formaient la minorité. Cette minorité était si mécontente des élections qu’elle a décidé de ne pas participer aux autres élections. Le camarade Kautsky avait parfaitement raison de voir dans le renouvellement de la rédaction la cause principale de la lutte qui suivit. Mais son opinion suivant laquelle c’est moi (sic !) qui aurais « exclu » trois camarades de la rédaction s’explique seulement par sa complète ignorance de notre congrès. D’abord, la non-élection n’est absolument pas une exclusion, et je n’avais naturellement pas le droit au congrès d’exclure qui que ce soit ; d’autre part, le camarade Kautsky ne soupçonne même pas, il me semble, que la coalition des anti-iskristes, du centre et d’une petite partie des partisans de l’Iskra avait aussi une signification politique et ne pouvait manquer d’exercer une influence sur le résultat des élections. Quiconque se refuse à fermer les yeux sur ce qui s’est passé à notre congrès doit comprendre que notre nouvelle division en minorité et majorité est seulement une variante de l’ancienne division en aile prolétarienne, révolutionnaire et en aile intellectuelle, opportuniste de notre Parti. Ce fait, on ne peut l’écarter par aucune interprétation, aucune dérision.

Malheureusement, après le congrès, la signification de principe de cette scission a été obscurcie par les chicanes à propos de la cooptation. Plus précisément, la minorité refusait de travailler sous le contrôle des organismes centraux, si les trois anciens rédacteurs n’étaient pas cooptés à nouveau. Cette lutte a duré deux mois. Les moyens d’action utilisés étaient le boycottage et la désorganisation du Parti. 12 comités (des 14 qui se sont prononcés sur cette question) ont sévèrement condamné ces moyens. La minorité a même refusé d’accepter notre proposition (dont Plékhanov et moi avons été les promoteurs) et d’exprimer leur point de vue dans les colonnes de l’Iskra. Au congrès de la Ligue à l’étranger, on en est arrivé à couvrir les membres des organismes centraux d’injures et d’outrages (autocrates, bureaucrates, gendarmes, menteurs, etc.). On les accusait d’étouffer les initiatives personnelles et de vouloir imposer la soumission inconditionnelle, l’obéissance aveugle, etc. Les tentatives faites par Plékhanov de qualifier d’anarchiste un tel moyen de lutte de la minorité, ne pouvaient atteindre leur but. Après ce congrès, Plékhanov publia un article, qui a fait date, et qui était dirigé contre moi : « Ce qu’il ne faut pas faire » (Iskra, n° 52). Dans cet article, il disait que la lutte contre le révisionnisme ne doit pas signifier nécessairement lutte contre les révisionnistes ; il était clair pour tous qu’il sous-entendait notre minorité. Plus loin, il dit que parfois il ne faut pas combattre l’anarchisme individualiste, si solidement ancré dans l’esprit du révolutionnaire russe ; certaines concessions sont quelquefois le meilleur moyen pour le maîtriser et éviter la scission. J’ai quitté la rédaction, car je ne pouvais partager un tel point de vue, et les rédacteurs de la minorité ont été cooptés. Puis il y a eu la lutte pour la cooptation au Comité central. Ma proposition de conclure la paix à condition que l’organe central reste à la minorité et le Comité central à la majorité a été rejetée. La bataille a continué, on combattait « au nom des principes » le bureaucratisme, l’ultracentralisme, le formalisme, le jacobinisme, le schweitzerisme (c’est moi qu’on appelait le Schweitzer russe) et autres choses horribles. Je me suis moqué de toutes ces accusations dans mon livre, et j’ai souligné que c’était soit une simple chicanerie de cooptation soit (si l’on convient d’y voir « des principes ») rien d’autre que des phrases opportunistes, girondistes. La minorité actuelle répète seulement ce que le camarade Akimov et d’autres opportunistes avérés ont dit à notre congrès contre le centralisme que défendaient tous les partisans de l’ancienne Iskra.

En Russie, les comités étaient indignés de la transformation de l’organe central en un organe d’un cercle privé, celui des chamailleries de cooptation et des ragots du Parti. On a voté plusieurs résolutions qui exprimaient la plus sévère condamnation. Seule la soi-disant « Organisation ouvrière » de Pétersbourg, dont nous avons déjà parlé, et le comité de Voronèje (partisans de la tendance du camarade Akimov) ont exprimé leur satisfaction de principe, de l’orientation de la nouvelle Iskra. Les voix, réclamant la convocation du IIIe Congrès, devenaient de plus en plus nombreuses,

Le lecteur qui se donnera la peine d’étudier les origines de la lutte dans notre Parti comprendra facilement que les propos de la camarade Rosa Luxemburg sur « l’ultra-centralisme », sur la nécessité d’une centralisation progressive, etc., sont concrètement et sur le plan pratique une dérision à l’égard de notre congrès ; abstraitement et sur le plan théorique (si l’on peut ici parler de la théorie), c’est un avilissement manifeste du marxisme, une altération de la véritable dialectique de Marx, etc.

La dernière phase de la lutte a été caractérisée par le fait que les membres de la majorité ont été en partie exclus du Comité central, en partie neutralisés, réduits à néant. (Cela s’est produit à cause des remaniements du Comité central5, etc.) Le Conseil du Parti (qui après la cooptation des anciens rédacteurs est également tombé aux mains de la minorité) et le Comité central actuel ont condamné toute agitation en faveur du IIIe Congrès, et passent à des accords et des pourparlers privés avec certains membres de la minorité. Les organisations, comme par exemple le collège de représentants (mandataires) du Comité central, qui se sont permis de commettre un crime tel que l’agitation pour la convocation d’un congrès, ont été dissoutes6. La lutte du Conseil du Parti et du nouveau Comité central contre la convocation du IIIe Congrès a été déclarée sur toute la ligne. La majorité y a répondu par le mot d’ordre : « A bas le bonapartisme ! » (c’était le titre de la brochure du camarade Galerka7, qui parle au nom de la majorité). Le nombre des résolutions, dans lesquelles les institutions du Parti qui s’opposent à la convocation du congrès sont proclamées antiparti et bonapartistes, grandit. A quel point tous les discours de la minorité contre l’ultra-centralisme et en faveur de l’autonomie étaient hypocrites, c’est ce qui ressort clairement du fait que la nouvelle maison d’éditions de la majorité, que j’ai fondée avec un camarade (où ont été publiées la brochure mentionnée ci-dessus du camarade Galerka et quelques autres), a été déclarée hors-parti8. Les nouvelles éditions donnent à la majorité la seule possibilité de répandre ses vues, puisque les pages de l’Iskra lui sont à peu près interdites. Malgré cela, ou plutôt, justement à cause de cela, le Conseil du Parti a pris la décision, dont je viens de parler, sous le prétexte purement formel que nos éditions ne sont habilitées par aucune organisation du Parti.

A peine est-il besoin de parler de l’abandon dans lequel se trouve le travail positif, de la chute brutale du prestige de la social-démocratie, de dire à quel point tout le Parti est démoralisé parce que toutes les résolutions, toutes les élections du IIe Congrès ont été réduites à néant, et par suite de cette lutte contre la convocation du IIIe Congrès que mènent les organismes du Parti, responsables devant le Parti.

Notes
1 Voir la brochure russe : Nos malentendus, l’article « R. Luxemburg contre Karl Marx ». (Note de Lénine)

2 Voir Un pas en avant, deux pas en arrière (La crise dans notre parti), >chapitre i, note 15.

3 « Rabotchaïa Gazéta », organe illégal du groupe social-démocrate de Kiev. 2 numéros ont paru : le n° 1 en août 1897 et le n° 2 eu décembre (daté de novembre de la même année). Le 1er Congrès du P.O.S.D.R. la reconnut organe officiel du Parti. Après le congrès, à la suite de la destruction de l’imprimerie par la police et l’arrestation des membres du C.C. le journal cessa de paraître. Voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, pp. 213-215 sur les tentatives de renouveler sa parution en 1899.

4 Le camarade Kautsky s’est prononcé pour la formulation de Martov en invoquant des raisons d’opportunité. D’abord, ce point a été discuté à notre congrès non sous l’angle de l’opportunité, mais du point de vue des principes. La question a été posée sous cet aspect par Axelrod. Deuxièmement, le camarade Kautsky se trompe s’il pense que sous le régime policier russe, il existe une si grande différence entre l’appartenance à une organisation du Parti et un simple travail sous le contrôle d’une telle organisation. Troisièmement, il est particulièrement erroné de comparer la situation actuelle en Russie à la situation en Allemagne lorsqu’était en vigueur la loi d’exception contre les socialistes. (Note de Lénine).

Loi d’exception contre les socialistes, adoptée en Allemagne en 1878. Toutes les organisations du Parti social-démocrate, les organisations ouvrières de niasse, la presse ouvrière furent interdites ; on confisqua les publications socialistes, on commença à déporter les social-démocrates. Sous la pression du mouvement ouvrier de masse la loi fut abolie en 1890.

5 Au IIe Congrès du Parti furent élus au Comité central : Lengnik, Krjijanovski, Noskov. En octobre (nouveau calendrier) 1903 furent cooptés au C.C. Zemliatchka, Krassine, Essen et Goussarov. En novembre, Lénine entra au C.C. et Galpérine fut coopté. Entre juillet et septembre 1904, il y eut de nouveaux changements : Lengnik et Essen, partisans de Lénine, furent arrêtés. Les conciliateurs Krjijanovski et Goussarov donnèrent leur démission. Les conciliateurs Krassine, Noskov et Galpérine, malgré les protestations de Lénine, exclurent illégalement du C.C. Zemliatchka, partisane de la majorité, et cooptèrent 3 conciliateurs : Lioubimov, Karpov et Doubrovinski. A la suite de ces remaniements, les conciliateurs avaient la majorité au C.C.

6 Lénine fait allusion à la résolution du C.C. sur la dissolution du Bureau du Sud du C.C., qui faisait de l’agitation en faveur de la convocation du IIIe Congrès du Parti.

7 Galerka, le bolchevik M. Olminski (Alexandrov).

8 La maison d’éditions du Parti social-démocrate, de V. Bontch-Brouévitch et N. Lénine, fut fondée par les bolcheviks après que la rédaction menchevique de l’Iskra leur eut fermé les colonnes du journal et refusé de publier les déclarations des organisations, et membres du Parti qui défendaient les résolutions du IIe Congrès et réclamaient la convocation du IIIe Congrès. Elle fit paraître plusieurs œuvres dirigées contre les mencheviks et les conciliateurs : N. Lénine, La campagne des zemstvos et le plan de l’« Iskra » ; Galerka, A bas le bonapartisme ; Orlovski, Le Conseil contre le Parti, etc.

L’article de Rosa Luxemburg

Questions d’organisation de la social-démocratie russe

Rosa Luxemburg

Première partie

Une tâche originale et sans précédent dans l’histoire du socialisme est échue à la social-démocratie russe : la tâche de définir une tactique socialiste, c’est-à-dire conforme à la lutte de dasses du prolétariat, dans un pays où domine encore la monarchie absolue. Toute comparaison entre la situation russe actuelle et l’Allemagne de 1878-1890, lorsque les lois de Bismarck contre les socialistes y étaient en vigueur, pèche par la base car elle a en vue le régime policier, et non pas le régime politique. Les obstacles que l’absence de libertés démocratiques crée au mouvement de masses n’ont qu’une importance relativement secondaire : même en Russie le mouvement des masses a réussi à renverser les barrières de l’ordre absolutiste et à se donner sa « constitution », quoique précaire, des « désordres de rues ». Il saura bien persévérer dans cette voie jusqu’à la victoire complète sur l’absolutisme.

La difficulté principale que la lutte socialiste rencontre en Russie provient du fait que la domination de classe de la bourgeoisie y est obscurcie par la domination de la violence absolutiste ; ce qui donne inévitablement à la propagande socialiste de la lutte de classes un caractère abstrait, tandis que l’agitation politique immédiate revêt surtout un caractère révolutionnairedémocratique. La loi contre les socialistes en Allemagne tendait à ne mettre hors la constitution que la classe ouvrière et cela dans une société bourgeoise hautement développée, où les antagonismes de classe s’étaient déjà pleinement épanouis dans les luttes parlementaires. C’est en quoi d’ailleurs résidaient l’absurdité et l’insanité de l’entreprise bismarckienne. En Russie, il s’agit, au contraire, de faire l’expérience inverse : de créer une social-démocratie avant que le gouvernement ne soit aux mains de la bourgeoisie.

Cette circonstance modifie d’une manière particulière non seulement la question de la transplantation de la doctrine socialiste sur le sol russe, non seulement le problème de l’agitation, mais encore celui de l’organisation.

Dans le mouvement social-démocrate, à la différence des anciennes expériences du socialisme utopique, I’organisation n’est pas le produit artificiel de la propagande, mais le produit de la lutte de classes, à laquelle la social-démocratie donne simplement de la conscience politique.

Dans les conditions normales, c’est-à-dire là où la domination politique, entièrement constituée de la bourgeoisie, a précédé le mouvement socialiste c’est la bourgeoisie même qui a crcé dans une large mesure les rudiments d’une cohésion politique de la classe ouvrière. « Dans cette phase, dit le Manifeste Communiste, l’unification des masses ouvrières n’est pas la conséquence de leur propre aspiration à l’unité, mais le contre-coup de l’unification de la bourgeoisie. » En Russie, la social-démocratie se voit obligée de suppléer par son intervention consciente à toute une période du processus historique et de conduire le prolétariat, en tant que classe consciente de ses buts et décidée à les enlever de haute lutte, de l’état « atomisé », qui est le fondement du régime absolutiste, vers la forme supérieure de l’organisation. Cela rend particulièrement difficile le problème de l’organisation, non pas autant du fait que la social-démocratie doit procéder à cette organisation sans pouvoir faire état des garanties formelles qu’offre la démocratie bourgeoise, que parce qu’il lui faut, à l’instar de Dieu le Père, faire sortir cette organisation « du néant », sans disposer de la matière première politique qu’ailleurs la société bourgeoise prépare elle-même.

La tâche sur laquelle la social-démocratie russe peine depuis plusieurs années consiste dans la transition du type d’organisation de la phase préparatoire où, la propagande étant la principale forme d’activité, les groupes locaux et de petits cénacles se maintenant sans liaison entre eux, à l’unité d’une organisation plus vaste, telle que l’exige une action politique concertée sur tout le territoire de l’État. Mais l’autonomie parfaite et l’isolement ayant été les traits les plus accusés de la forme d’organisation désormais surannée, il était naturel que le mot d’ordre de la tendance nouvelle prônant une vaste union fût le centralisme. L’idée du centralisme a été le motif dominant de la brillante campagne mence pendant trois ans par I’lskra pour aboutir au congrès d’août 1903 qui, bien qu’il compte comme deuxième congrès du parti social-démocrate, en a été effectivement l’assemblée constituante. La même idée s’était emparée de la jeune élite de la social-démocratie en Russie.

Mais bientôt, au congrès et encore davantage après le congrès, on dut se persuader que la formule du centralisme était loin d’embrasser tout le contenu historique et l’originalité du type d’organisation dont la social-démocratie a besoin. Une fois de plus, la preuve a été faite qu’aucune formule rigide ne peut suffire lorsqu’il s’agit d’interpréter du point de vue marxiste un problème du socialisme, ne fût-ce qu’un problème concernant l’organisation du parti.

Le livre du camarade Lénine, l’un des dirigeants et militants les plus en vue de l’Iskra, Un pas en avant, deux pas en arrière, est l’exposé systématique des vues de la tendance ultracentraliste du parti russe. Ce point de vue, qui y est exprimé avec une vigueur et un esprit de conséquence sans pareil est celui d’un impitoyable centralisme posant comme principe, d’une part, la sélection et la constitution en corps séparé des révolutionnaires actifs et en vue, en face de la masse non organisée, quoique révolutionnaire, qui les entoure, et, d’autre part, une discipline sévère, au nom laquelle les centres dirigeants du parti interviennent directement et résolument dans toutes les affaires des organisations locales du parti. Qu’il suffise d’indiquer que, selon la thèse de Lénine, le comité central a par exemple le droit d’organiser tous les comités locaux du parti, et, par conséquent, de nommer les membres effectifs de toutes les organisations locales, de Genève à Liège et de Tomsk à Irkoutsk, d’imposer à chacune d’elles des statuts tout faits, de décider sans appel de leur dissolution et de leur reconstitution, de sorte que, enfin de compte, le comité central pourrait déterminer à sa guise la composition de la suprême instance du parti, du congrès. Ainsi, le comité central est l’unique noyau actif du parti, et tous les autres groupements ne sont que ses organes exécutifs.

C’est précisément dans cette union de centralisme le plus rigoureux de l’organisation et du mouvement socialiste des masses que Lénine voit un principe spécifique du marxisme révolutionnaire, et il apporte une quantité d’arguments à l’appui de cette thèse. Mais essayons de la considérer de plus près.

On ne saurait mettre en doute que, en général une forte tendance à la centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie. Ayant grandi sur le terrain économique du capitalisme, qui est centralisateur de par son essenœ, et ayant à lurter dans les cadres politiques de la grande ville bourgeoise, centralisée, la social-démocratie est foncièrement hostile à toute manifestation de particularisme ou de fédéralisme national. Sa mission étant de représenter, dans les frontières d’un État, les intérêts communs du prolétariat, en tant que classe, et d’opposer ces intérêts généraux à tous les intérêts particuliers ou de groupe, la social-démocratie a pour tendance naturelle de réunir en un parti unique tous les groupements d’ouvriers, quelles que soient les différences d’ordre national, religieux ou professionnel entre ces membres de la même classe. Elle ne déroge à ce principe et ne se résigne au fédéralisme qu’en présence de conditions exceptionnellement anormales, comme c’est, par exemple, le cas dans la monarchie austro-hongroise. À ce point de vue, il ne saurait y avoir aucun doute que la social-démocratie russe ne doit point constituer un conglomérat fédératif des innombrables nationalités et des particularismes locaux, mais un parti unique pour tout l’empire. Mais, c’est une autre question qui se pose, celle du degré de centralisation qui peut convenir, en tenant compte des conditions actuelles, à l’intérieur de la social-démocratie russe unifiée et une.

Du point de vue des tâches formelles de la social-démocratie en tant que parti de lutte, le centralisme dans son organisation apparaît à première vue comme une condition de la réalisation de laquelle dépendent directement la capacité de lutte et l’énergie du parti.

Cependant, ces considérations de caractère formel et qui s’appliquent à n’importe quel parti d’action sont beaucoup moins importantes que les conditions historiques de la lutte prolétarienne.

Le mouvement socialiste est, dans l’histoire des sociétés fondées sur I’antagonisme des classes, le premier qui compte, dans toutes ses phases et dans toute sa marche, sur l’organisation et sur l’action directe et autonome de la masse.

Sous ce rapport la démocratie socialiste crce un type d’organisation totalement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, par exemple, les mouvements du type jacobin-blanquiste.

Lénine paraît sous-évaluer ce fait lorsque, dans le livre cité, il exprime l’opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu’un jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe. Pour Lénine, la différence entre le socialisme démocratique et le blanquisme se réduit au fait qu’il y a un prolétariat organisé et pénétré d’une conscience de classe à la place d’une poignée de conjurés. Il oublie que cela implique une révision complète des idées sur l’organisation et par conséquent une conception tout à fait différente de l’idée du centralisme, ainsi que des rapports réciproques entre l’organisation et la lutte.

Le blanquisme n’avait point en vue l’action immédiate de la classe ouvrière et pouvait donc se passer de l’organisation des masses. Au contraire : comme les masses populaires ne devaient entrer en scène qu’au moment de la révolution, tandis que l’œuvre de préparation ne concernait que le petit groupe armé pour le coup de force, le succès même du complot exigeait que les initiés se tinssent à distance de la masse populaire. Mais cela était également possible et réalisable parce qu’aucun contact intime n’existait entre l’activité conspiratrice d’une organisation blanquiste et la vie quotidienne des masses populaires.

En même temps, la tactique, aussi bien que les tâches concrètes de l’action, puisque librement improvisées par l’inspiration et sans contact avec le terrain de la lutte de classes élémentaire, pouvaient être fixées dans leurs détails les plus minutieux et prenaient la forme d’un plan déterminé à l’avance. Il s’ensuivait, naturellement, que les membres actifs de l’organisation se transformaient en simples organes exécutifs des ordres d’une volonté fixée à l’avance en dehors de leur propre champ d’activité, en instruments d’un comité central. D’où cette seconde particularité du centralisme conspirateur : la soumission absolue et aveugle des sections du parti à l’instance centrale et l’extension de l’autorité de cette dernière jusqu’à l’extrême périphérie de l’organisation.

Radicalement différentes sont les conditions de l’activité de la socialdémocratie. Elle surgit historiquement de la lutte de classes élémentaire. Et elle se meut dans cette contradiction dialectique que ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans le mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus. D’une part, en dehors des principes généraux de la lutte, il n’existe pas de tactique déjà élaborée dans tous ses détails qu’un comité central pourrait enseigner à ses troupes comme dans une caserne. D’autre part, les péripéties de la lutte, au cours de laquelle se crée l’organisation, déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d’influence du parti socialiste.

Il en résulte déjà que le centralisme social-démocrate ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du parti. D’autre part, il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement encadré dans le parti, et les couches ambiantes du prolétariat, déjà entrainées dans la lutte de classes et chez lesquelles la conscience de dasse s’accroît chaque jour davantage. L’établissement du centralisme sur ces deux principes : la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l’ambiance révolutionnaire comme l’entend Lénine — nous paraît donc une transposition mécanique des principes d’organisation blanquistes de cercles de conjurés, dans le mouvement socialiste des masses ouvrières. Et il nous semble que Lénine définit son point de vue d’une manière plus frappante que n’aurait osé le faire aucun de ses adversaires, lorsqu’il définit son « social-démocrate-révolutionnaire » comme un « jacobin lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe ». En vérité la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière. Il faut donc que le centralisme de la social-démocratie soit d’une nature essentiellement différente du centralisme blanquiste. Il ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-a-vis de ses groupes et individus. C’est, pour ainsi dire, un « auto-centralisme » de la couche dirigeante du prolétariat, c’est le règne de la majorité à l’intérieur de son propre parti.

Cette analyse du contenu effectif du centralisme social-démocratique montre déjà que les conditions indispensables à sa réalisation n’existent pas pleinement dans la Russie actuelle : l’existence d’un contingent assez nombreux d’ouvriers déjà éduqués par la lutte politique et la possibilité pour eux de développer leur action propre par l’influence directe sur la vie publique (dans la presse du parti, dans les congrès publics, etc.).

Cette dernière condition ne pourra être évidemment réalisée que dans la liberté politique ; quant à la première — la formation d’une avant-garde prolétarienne consciente de ses intérêts de classe et capable de s’orienter dans la lutte politique — , elle n’est qu’en voie d’éclosion et c’est à hâter cette dernière que doit tendre tout le travail d’agitation et d’organisation socialistes.

Il est d’autant plus frappant de voir Lénine professer l’opinion contraire : il est persuadé que toutes les conditions préalables pour la constitution d’un parti ouvrier puissant et fortement centralisé existent déjà en Russie. Et si, dans un élan d’optimisme, il proclame qu’à présent ce « n’est plus le prolétariat, mais certains intellectuels de notre parti, qui manquent d’auto-éducation quant à l’esprit d’organisation et de discipline », et s’il glorifie l’action éducatrice de l’usine, qui habitue le prolétariat à « la discipline et à l’organisation », tout cela ne prouve qu’une fois de plus sa conception trop mécanique de l’organisation socialiste.

La discipline que Lénine a en vue est inculquée au prolétariat non seulement par l’usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l’État bourgeois centralisé.

C’est abuser des mots et s’abuser que de désigner par le même terme de « discipline », deux notions aussi différentes que, d’une part, l’absence de pensce et de volonté dans un corps aux mille mains et aux mille jambes, exécutant des mouvements automatiques, et, d’autre part, la coordination spontanée des actes conscients, politiques d’une collectivité. Que peut avoir de commun la docilité bien réglée d’une classe opprimée et le soulèvement organisé d’une classe luttant pour son émancipation intégrale ?

Ce n’est pas en partant de la discipline imposée par l’État capitaliste au prolétariat (après avoir simplement substitué à l’autorité de la bourgeoisie celle d’un comité central socialiste), ce n’est qu’en extirpant jusqu’à la dernière racine ces habitudes d’obéissance et de servilité que la classe ouvrière pourra acquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’auto-discipline librement consentie de la social-démocratie.

Il en résulte en outre que le centralisme au sens socialiste, ne saurait être une conception absolue applicable à n’importe quelle phase du mouvement ouvrier ; il faut plutôt le considérer comme une tendance qui devient une réalité au fur et à mesure du développement et de l’éducation politique des masses ouvrières au cours de leur lutte.

Bien entendu, l’absence des conditions les plus nécessaires, pour la réalisation complète du centralisme dans le mouvement russe peut représenter un très grand obstacle.

Il nous semble, cependant, que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un comiré central agissant en quelque sorte par « délégation » tacite à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du parti par le contrôle inverse du comité central sur l’activité du prolétariar révolutionnaire.

L’histoire même du mouvement ouvrier en Russie nous offre maintes preuves de la valeur problématique d’un semblable centralisme. Un centre tout-puissant, investi d’un droit sans limite de contrôle et d’ingérence selon l’idéal de Lénine, tomberait dans l’absurde si sa compétence était réduite aux fonctions exclusivement techniques telles que l’administration de la caisse, la répartition du travail entre les propagandistes et les agitateurs, les transports clandestins des imprimés, la diffusion des périodiques, circulaires, affiches. On ne comprendrait le but politique d’une institution munie de tels pouvoirs que si ses forces étaient consacrées à l’élaboration d’une tactique de combat uniforme et si elle assumait l’initiative d’une vaste action révolutionnaire. Mais que nous enseignent les vicissitudes par lesquelles est passé jusqu’à ce jour le mouvement socialiste en Russie ? Les revirements de tactique les plus importants et les plus féconds des dernières dix années n’ont pas été l’invention de quelques dirigeants et encore moins d’organes centraux, mais ils ont été chaque fois le produit spontané du mouvement en effervescence.

Ainsi en fut-il de la première étape du mouvement vraiment prolétarien en Russie qu’on peut dater de la grève générale spontance de SaintPétershourg en 1896 et qui marqua le début de toute une ère de luttes économiques menées par les masses ouvrières. Ainsi en fut-il encore pour la deuxième phase de la lutte : celle des démonstrations de rue, dont le signal fut donné par l’agitation spontance des étudiants de Saint-Pétersbourg en mars 1901. Le grand tournant suivant de la tactique qui ouvrit des horizons nouveaux fut marqué — en 1903 — par la grève générale à Rostov-sur-le-Don : encore une explosion spontanée, car la grève se transforma « d’elle-même » en manifestations politiques avec l’agitation dans la rue, des grands meetings populaires en plein air et des discours publics, que le plus enthousiaste des révolutionnaires n’aurait oser rêver quelques années plus tôt.

Dans tous ces cas, notre cause a fait d’immenses progrès. L’initiative et la direction consciente des organisations social-démocrates n’y ont cependant joué qu’un rôle insignifiant. Cela ne s’explique pas par le fait que ces organisations n’étaient pas spécialement préparées à de tels événements (bien que cette circonstance ait pu aussi compter pour quelque chose) ; et encore moins par l’absence d’un appareil central tout-puissant comme le préconise Lénine. Au contraire, il est fort probable que l’existence d’un semblable centre de direction n’aurait pu qu’augmenter le désarroi des comités locaux en accentuant le contraste entre l’assaut impétueux de la masse et la position prudente de la social-démocratie. On peut affirmer d’ailleurs que ce même phénomène - le rôle insignifiant de l’initiative consciente des organes centraux dans l’élaboration de la tactique - s’observe en Allemagne aussi bien que partout. Dans ses grandes lignes, la tactique de lutte de la social-démocratie n’est, en général, pas « à inventer » ; elle est le résultat d’une série ininterrompue de grands actes créateurs de la lutte de classes souvent spontanée, qui cherche son chemin.

L’inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. Le rôle des organes directeurs du parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur : comme le démontre l’expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un terrain nouveau, ces organes le labourent jusqu’à ses limites les plus extrêmes ; mais le transforment en même temps en un bastion contre des progrès ultérieurs de plus vaste envergure.

La tactique actuelle de la social-démocratie allemande est universellement estimée en raison de sa souplesse et, en même temps, de sa fermeté. Mais cette tactique dénote seulement une admirable adaptation du parti, dans les moindres détails de l’action quotidienne, aux conditions du régime parlementaire : le parti a méthodiquement étudié toutes les ressources de ce terrain et il sait en profiter, sans déroger à ses principes. Et cependant, la perfection même de cette adaptation ferme déjà des horizons plus vastes, on tend à considérer la tactique parlementaire comme immuable, comme la tactique spécifique de la lutte socialiste. On se refuse par exemple à examiner la question, posée par Parvus, des changements de tactique à envisager au cas de l’abrogation du suffrage universel en Allemagne ; et pourtant cette éventualité est considérce comme nullement improbable par les chefs de la socialdémocratie. Cette inertie est, en grande partie due au fait qu’il est très malaisé de définir, dans le vide de supputations abstraites, les contours et les formes concrètes de conjonctures politiques encore inexistantes, et, par conséquent, imaginaires. Ce qui importe toujours pour la social-démocratie, c’est évidemment non point la préparation d’une ordonnance toute prête pour la tactique future, ce qui importe, c’est de maintenir l’appréciation historique correcte des formes de lutte correspondant à chaque moment donné, la compréhension vivante de la relativité de la phase donnce de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires sous l’angle du but final de la lutte des dasses.

Mais en accordant à l’organe directeur du parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe. Si la tactique du parti est le fait non pas du comité central, mais de l’ensemble du parti ou - encore mieux - de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut aux sections et fédérations cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L’ultra-centralisme déLendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier.

Une expérience semblable serait doublement hasardeuse pour la socialdémocratie russe dans les circonstances actuelles. Elle est à la veille de batailles décisives que la révolution livrera au tsarisme ; elle va s’engager, ou plutôt : elle est déjà engagée dans une phase d’activité créatrice intensifiée sur le plan de la tactique et - ce qui va de soi dans une période révolutionnaire dans une phase ou sa sphère d’influence s’élargira et se déplacera spontanément et par bonds. Tenter en un tel moment d’enchaîner l’initiative du parti et entourer celui-ci d’un réseau de fil de fer barbelé, c’est vouloir le rendre incapable d’accomplir les tâches formidables de l’heure.

Toutes les considérations générales que nous venons d’exposer au sujet de l’essence du centralisme socialiste ne suffisent pas pour tracer un projet de statut approprié à l’organisation du parti russe. En dernière instance, un statut de ce genre ne peut être déterminé que par les conditions dans lesquelles s’effectue l’action du parti dans une période donnée. Et, comme en Russie il s’agit d’une première tentative de mettre sur pied une grande organisation du prolétariat, il est douteux qu’un statut, quel qu’il soit, puisse prétendre d’avance à l’infaillibilité : il faut qu’il subisse d’abord l’épreuve du feu.

Mais ce qu’on est en droit de déduire de l’idée générale que nous nous sommes faite de l’organisation de la social-démocratie, c’est que l’esprit de cette organisation comporte, notamment au début du mouvement de masse, la coordination, l’unification, du mouvement, mais nullement sa soumission à un règlement rigide. Et pourvu que le parti soit pénétré de cet esprit de mobilité politique que doivent compléter une sévère fidélité aux principes et le souci de l’unité, on peut être sûr que l’expérience pratique corrigera les incongruités du statut, si malheureuse que puisse être sa rédaction. Car ce n’est pas la lettre, mais l’esprit vivant dont les militants actifs la pénètrent, qui décide de la valeur de telle ou telle forme d’organisation.

Deuxième partie

Jusqu’ici, nous avons examiné le problème du centralisme du point de vue des principes généraux de la social-démocratie et en partie sous l’aspect des conditions particulières à la Russie. Mais l’esprit de caserne de l’ultra-centralisme préconisé par Lénine et ses amis n’est pas le produit d’errements fortuits : il se rattache à la lutte contre l’opportunisme poussée par Lénine jusque sur le terrain des plus minutieux détails de l’organisation.

Il s’agit, dit Lénine, « de forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Et l’arme doit être d’autant plus efficace que les racines de l’opportunisme sont plus profondes ».

De même, Lénine voit dans les pouvoirs absolus qu’il décerne au comité central et dans le mur qu’il élève autour du parti une digue contre l’opportunisme dont les manifestations spécifiques proviennent, à son avis, du penchant inné de l’intellectuel vers l’autonomisme et la désorganisation, de son aversion à l’égard de la stricte discipline et de tout « bureaucratisme » pourtant nécessaire dans la vie du parti.

D’après Lénine, ce n’est que chez l’intellectuel, demeuré individualiste et enclin à l’anarchie, même quand il a adhéré au socialisme, qu’on rencontre cette répugnance à subir l’autorité absolue d’un comité central, tandis que le prolétaire authentique puise dans son instinct de classe une espèce de volupté avec laquelle il s’abandonne à la poigne d’une direction ferme et à toutes les rigueurs d’une discipline impitoyable. « Le bureaucratisme opposé au démocratisme, dit Lénine, cela ne signifie pas autre chose que le principe d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire opposé aux méthodes d’organisation opportunistes ». Il insiste sur le fait que le même conflit entre tendances centralisatrices et tendances autonomistes se manifeste dans tous les pays où s’opposent socialisme révolutionnaire et socialisme réformiste. Il évoque en particulier les débats que suscita dans la social-démocratie d’Allemagne la question de l’autonomie à accorder aux collèges électoraux. Ceci nous incite à vérifier les parallèles qu’établit Lénine.

Commençons par observer que l’exaltation des facultés innées dont seraient pourvus les prolétaires en ce qui concerne l’organisation socialiste et la méfiance à l’endroit des intellectuels ne sont pas en elles-mêmes l’expression d’une mentalité marxiste révolutionnaire ; au contraire, on pourrait démontrer facilement que ces arguments s’apparentent à l’opportunisme.

L’antagonisme entre les éléments purement prolétariens et les intellectuels non prolétariens, c’est l’enseigne idéologique sous laquelle se rallient le semi-anarchisme des syndicalistes purs en France avec son vieux mot d’ordre : « Méfiez-vous des politiciens », le trade-unionisme anglais plein de méfiance à l’égard des « rêveurs socialistes » et, enfin, si nos informations sont exactes, cet « économisme pur » que prêchait naguère dans les rangs de la social-démocratie russe le groupe qui imprimait clandestinement à Saint-Pétersbourg la revue Pensée Ouvrière.

Sans doute, on ne saurait nier que, dans la plupart des partis socialistes d’Europe occidentale, il existe un lien entre l’opportunisme et les intellectuels, ainsi qu’entre l’opportunisme et les tendances décentralisatrices.

Mais rien n’est plus contraire à l’esprit du marxisme, à sa méthode de pensée historico-dialectique, que de séparer les phénomènes du sol historique d’où ils surgissent et d’en faire des schémas abstraits d’une portée absolue et générale.

En raisonnant d’une façon abstraite, on peut reconnaître seulement que 1’« intellectuel », étant un élément social issu de la bourgeoisie et étranger au prolétariat, peut adhérer au socialisme non pas en vertu mais en dépit de son sentiment de classe. C’est pourquoi il est plus exposé aux oscillations opportunistes que le prolétaire qui trouve dans son instinct de classe un point d’appui révolutionnaire très sûr, pour peu qu’il conserve la liaison avec son milieu d’origine, la masse ouvrière. Cependant, la forme concrète qu’assume le penchant de l’intellectuel vers l’opportunisme, et surtout la manière dont ce penchant se manifeste dans les questions relatives à l’organisation, dépendent dans chaque cas du milieu social concret.

Les phénomènes observés dans la vie du socialisme allemand, français ou italien, auxquels se rapporte Lénine, sont issus d’une base sociale nettement déterminée, du parlementarisme bourgeois. Et comme ce parlementarisme est, en général, la pépinière spécifique de toutes les tendances opportunistes actuelles du socialisme de l’Europe occidentale, il engendre aussi en particulier les tendances désorganisatrices de l’opportunisme.

Le parlementarisme, ainsi que nous l’avons en France, en Italie et en Allemagne, n’entretient pas seulement les illusions bien connues de l’opportunisme actuel : la surévaluation de l’importance du travail réformateur, la collaboration des classes et des partis, le développement pacifique, etc. Mais encore en séparant, dans les rangs du parti socialiste, les intellectuels des ouvriers et en les plaçant, comme parlementaires, dans une certaine mesure au-dessus des ouvriers, le parlementarisme crée un terrain propice au développement pratique de ces illusions. Enfin, les progrès du mouvement ouvrier font du parlementarisme un tremplin pour le carriérisme politique, et c’est pourquoi on voit accourir sous les drapeaux du parti socialiste maints ambitieux et maints ratés du monde bourgeois.

C’est à toutes ces circonstances qu’il convient d’attribuer le penchant connu de l’intellectuel opportuniste des partis socialistes d’Europe occidentale vers la désorganisation et l’indiscipline.

Une autre source, bien déterminée, de l’opportunisme contemporain est l’existence d’un mouvement socialiste fort développé et, par conséquent, d’une organisation disposant de moyens et d’influences considérables. Cette organisation constitue un rempart protégeant le mouvement de classe contre les déviations dans le sens du parlementarisme bourgeois, lesquelles, pour triompher, doivent tendre à détruire ce rempart et à noyer l’élite active et consciente du prolétariat dans la masse amorphe du corps électoral .

C’est ainsi que naissent les tendances autonomistes et décentralisatrices parfaitement adaptées à certains buts politiques ; il convient donc de les expliquer non pas, comme le fait Lénine, par le caractère désaxé de « l’intellectuel », mais par les besoins du politicien parlementaire bourgeois, non par la psychologie de « l’intellectuel », mais par la politique opportuniste.

La chose se présente tout autrement en Russie, sous le régime de la monarchie absolue. où l’opportunisme dans le mouvement ouvrier est, en général, le produit non pas de la force de la social-démocratie ni de la désagrégation de la société bourgeoise, mais au contraire de l’état politique arriéré de cette société.

Le milieu où se recrutent en Russie les intellectuels socialistes est beaucoup moins bourgeois et bien davantage déclassé, dans le sens précis de ce terme, qu’en Europe occidentale. Cette circonstance — jointe à l’immaturité du mouvement prolétarien en Russie — offre, il est vrai, un champ beaucoup plus vaste aux errements théoriques et aux oscillations opportunistes qui vont, d’une part, jusqu’à la négation complète de l’aspect politique des luttes ouvrières et, d’autre part, jusqu’à la foi absolue en l’efficacité des attentats isolés, ou encore jusqu’au quiétisme politique, aux marais du libéralisme et de l’idéalisme kantien.

Cependant, il nous semble que l’intellectuel russe, membre du parti socialdémocrate, peut difficilement se sentir attiré par l’œuvre de désorganisation, puisqu’un tel penchant n’est favorisé ni par l’existence d’un parlement bourgeois ni par l’état d’âme du milieu social. L’intellectuel occidental que nous voyons aujourd’hui professer le « culte du moi » et teinter de morale aristocratique jusqu’à ses velléités socialistes est le type non pas de « l’intellectualité bourgeoise » en général, mais seulement d’une phase déterminée de son développement :le produit de la décadence bourgeoise. Au contraire, les rêveries utopiques ou opportunistes des intellectuels russes, gagnés à la cause socialiste tendent à s’étoffer de formules théoriques où le moi n’est pas exalté, mais humilié, et la morale du renoncement, de l’expiation est le principe dominant. De même que les narodniki (ou « populistes ») de 1875 prêchaient 1’absorption des intellectuels par la masse paysanne et que les adeptes de Tolstoï pratiquent l’évasion des civilisés vers la vie des « gens simples », les partisans de « l’économisme pur » dans les rangs de la social-démocratie voulaient qu’on s’inclinât devant la main calleuse du travailleur.

On obtient un résultat tout différent lorsque, au lieu d’appliquer mécaniquement à la Russie les schémas élaborés en Europe occidentale on s’efforce d’étudier le problème de l’organisation en rapport avec les conditions spécifiques de l’état social russe.

En tout cas, c’est ignorer la nature intime de l’opportunisme que de lui attribuer, comme fait Lénine, une préférence invariable pour une forme déterminée de l’organisation et notamment pour la décentralisation.

Qu’il s’agisse d’organisation ou d’autre chose, l’opportunisme ne connaît qu’un seul principe : l’absence de tout principe. Il choisit ses moyens d’action au gré des circonstances, pourvu que ces moyens semblent pouvoir le conduire aux buts qu’il poursuit.

Si, avec Lénine, nous définissons l’opportunisme comme la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions des intellectuels bourgeois, nous devrons reconnaître que, dans les phases initiales du mouvement ouvrier, cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation, mais par une centralisation rigoureuse qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité central. À l’aube du mouvement social-démocrate en Allemagne, alors que n’existait encore ni un solide noyau de prolétaires conscients ni une tactique fondée sur l’expérience, on a vu aussi s’affronter les partisans des deux types opposés d’organisation :le centralisme à outrance s’affirmant dans l’« Union générale des ouvriers allemands » fondée par Lassalle, et l’autonomisme dans le parti constitué au congrès d’Eisenach avec la participation de W. Liebknecht et d’A. Bebel. Bien que la tactique des « eisenachois » fût bien confuse, du point de vue des principes, elle contribua, infiniment mieux que l’action des lassalliens à susciter dans les masses ouvrières l’éveil d’une conscience nouvelle. Les prolétaires jouèrent bientôt un rôle prépondérant dans ce parti (comme on peut le voir par la multiplication rapide des périodiques ouvriers publiés en province) le mouvement progressa rapidement en étendue, tandis que les lassalliens, malgré toutes leurs expériences avec des « dictateurs », conduisaient leurs fidèles d’une mésaventure à l’autre.

En général, on peut facilement montrer que, lorsque la cohésion est encore faible entre les éléments révolutionnaires de la classe ouvrière et que le mouvement même procède encore à tâtons, c’est-à-dire lorsqu’on est en présence de conditions comme celles où se trouve maintenant la Russie (1904), c’est précisément le centralisme rigoureux, despotique, qui caractérise les intellectuels opportunistes. Tandis que, dans une phase ultérieure — sous le régime parlementaire et par rapport à un parti ouvrier fortement constitué — les tendances de l’opportunisme des intellectuels s’expriment par un penchant à la « décentralisation ».

Si, nous plaçant du point de vue de Lénine, nous redoutions par-dessus tout l’influence des intellectuels dans le mouvement prolétarien, nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le parti socialiste russe que les plans d’organisation proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellectuelle, assoiffée de pouvoir, que cette cuirasse bureaucratique où on l’immobilise, pour en faire l’automate manœuvré par un « comité ».

Et, au contraire, il n’y a pas de garantie plus efficace contre les mences opportunistes et les ambitions personnelles que l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat, grâce à laquelle il acquiert le sens des responsabilités politiques.

En effet, ce qui aujourd’hui n’est qu’un fantôme, hantant l’imagination de Lénine, pourrait demain devenir réalité.

N’oublions pas que la révolution, dont nous sommes sûrs qu’elle ne peut tarder à éclater en Russie, n’est pas une révolution prolétarienne, mais une révolution bourgeoise, qui modifie radicalement toutes les conditions de la lutte socialiste. Alors les intellectuels russes, eux aussi, s’imprégneront rapidement de l’idéologie bourgeoise. Si, à présent, la social-démocratie est le seul guide des masses ouvrières, au lendemain de la révolution on verra naturellement la bourgeoisie et, en premier lieu, les intellectuels bourgeois, chercher à faire de la masse le piédestal de leur domination parlementaire.

Le jeu des démagogues bourgeois sera d’autant plus facile que, dans la phase actuelle de la lutte, l’action spontance, l’initiative, le sens politique de l’avant-garde ouvrière auront été moins développés et plus restreints par la tutelle d’un comité central autoritaire.

Et avant tout, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance :le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse.

Sous l’impression des événement récents dans les partis socialistes de France, d’Italie, d’Allemagne, les sociaux-démocrates russes tendent à considérer l’opportunisme en général comme un ingrédient étranger, apporté dans le mouvement ouvrier par des représentants du démocratisme bourgeois. Même s’il en était ainsi, les sanctions d’un statut seraient impuissantes contre cette intrusion d’éléments opportunistes. Puisque l’afflux de recrues non-prolétaires dans le parti ouvrier est l’effet de causes sociales profondes, telles que la déchéance économique de la petite bourgeoisie, la faillite du libéralisme bourgeois, le dépérissement de la démocratie bourgeoise, ce serait une illusion naive que de vouloir arrêter ce flot tumultueux par la digue d’une formule inscrite dans le statut.

Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. C’est d’ailleurs une très grande erreur que de croire défendre les intérêts de la classe ouvrière en repoussant les éléments que la désagrégation des classes bourgeoises pousse en masse vers le socialisme. La social-démocratie a toujours affirmé qu’elle représente, en même temps que les intérêts de classe du prolétariat, la totalité des aspirations progressistes de la société contemporaine et les intérêts de tous ceux qu’opprime la domination bourgeoise. Cela ne doit pas s’entendre seulement dans ce sens seulement que cet ensemble d’intérêts est idéalement englobé dans le programme socialiste. Le même postulat se traduit dans la réalité par l’évolution historique, qui fait de la social-démocratie, en tant que parti politique, le havre naturel de tous les éléments mécontents, et ainsi le parti du peuple tout entier contre l’infime minorité bourgeoise qui détient le pouvoir.

Seulement, il est nécessaire que les socialistes sachent toujours subordonner aux fins suprêmes de la classe ouvrière toutes les détresses, les rancunes, les espoirs de la foule bigarrée qui accourt à eux. La social-démocratie doit enserrer le tumulte de l’opposition non-prolétaire dans les cadres de l’action révolutionnaire du prolétariat et, en un mot, assimiler les éléments qui viennent à elle.

Cela n’est possible que si la social-démocratie constitue déjà un noyau prolétarien fort et politiquement éduqué, assez conscient pour être capable, comme jusqu’ici en Allemagne, d’entraîner à sa remorque les contingents de déclassés et de petits-bourgeois rejoignant le parti. Dans ce cas, une plus grande rigueur dans l’application du principe centralisateur et une discipline plus sévère explicitement formulée dans les articles du statut peuvent être une sauvegarde efficace contre les écarts opportunistes. Alors, on a toute raison de considérer la forme d’organisation prévue par le statut comme un système défensif dirigé contre l’assaut opportuniste ; c’est ainsi que le socialisme révolutionnaire français s’est défendu contre la confusion jauressiste ; et une modification dans le même sens du statut de la social-démocratie allemande serait une mesure très opportune. Mais, même dans ce cas, on ne doit pas considérer le statut comme une arme qui, en quelque sorte, se suffirait à elle-même :ce n’est qu’un suprême moyen de cocrcition pour rendre exécutoire la volonté de la majorité prolétarienne qui prédomine effectivement dans le parti. Si cette majorité faisait défaut, les plus terribles sanctions formulées sur le papier seraient inopérantes.

Cependant, cette affluence d’éléments bourgeois est loin d’être l’unique cause des courants opportunistes qui se manifestent au sein de la socialdémocratie. Une autre source se révèle dans l’essence même de la lutte socialiste et dans les contradictions qui lui sont inhérentes. Le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de eoutes les classes gouvernantes, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par-delà les limites du système social en vigueur. Or les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. D’une part, les masses du peuple, d’autre part, un but placé au-delà de l’ordre social existant ; d’une part, la lutte quotidienne et, de l’autre, la révolution, tels sont les termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. Il en résulte qu’il doit procéder en louvoyant sans cesse entre deux écucils :l’un est la perte de son caractère de masse, l’autre le renoncement au but final ; la rechute à l’état d’une secte et la transformation en un mouvement de réformes bourgeoises.

Voilà pourquoi c’est une illusion contraire aux enseignements de l’histoire que de vouloir fixer, une fois pour toutes, la direction révolutionnaire de la lutte socialiste et de garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute déviation opportuniste. Sans doute, la doctrine de Marx nous fournit des moyens infaillibles pour dénoncer et combattre les manifestations typiques de l’opportunisme. Mais le mouvement socialiste étant un mouvement de masse et les écueils qui le guettent étant les produits non pas d’artifices insidieux, mais de conditions sociales inéluctables, il est impossible de se prémunir à l’avance contre la possibilité d’oscillations opportunistes. Ce n’est que par le mouvement même qu’on peut le surmonter en s’aidant, sans doute, de ressources qu’offre la doctrine marxiste, et seulement après que les écarts en question ont pris une forme tangible dans l’action pratique.

Considérer de ce point de vue, l’opportunisme apparaît comme un produit du mouvement ouvrier et comme une base inévitable de son développement historique. En Russie notamment, où la social-démocratie est née d’hier et où les conditions politiques dans lesquelles se forme le mouvement ouvrier sont extrêmement anormales, l’opportunité est, dans une large mesure l’émanation des tâtonnements inévitables et des expériences tentées, au milieu desquels l’action socialiste se fraie son chemin sur un terrain qui ne ressemble à aucun autre.

S’il en est ainsi nous ne pouvons que trouver encore plus surprenante la prétention d’écarter la possibilité même de toute ébauche d’opportunisme en inscrivant certains mots plutôt que d’autres, dans le statut du parti. Pareille tentative d’exorciser l’opportunisme par un chiffon de papier peut être préjudiciable au plus haut point non pas à l’opportunisme, mais au mouvement socialiste en tant que tel. En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on déhilite le corps et on diminue sa résistance aussi bien que son esprit combatif non seulement contre l’opportunisme, mais encore — ce qui devrait avoir aussi une certaine importance — contre l’ordre social existant. Le moyen proposé se tourne contre le but.

Dans ce désir craintif d’établir la tutelle d’un comité central omniscient et omnipotent, pour préserver un mouvement ouvrier, si promettant et si plein de sève, de quelques faux-pas, nous croyons discerner les symptômes de ce même subjectivisme qui a déjà joué plus d’un tour à la pensée socialiste en Russie [1]. Il est vraiment amusant de voir les étranges pirouettes que l’histoire fait exécuter au respectable « sujet humain » dans sa propre activité historique. Aplati et presque réduit en poussière par l’absolutisme russe, le moi prend sa revanche en ce que, dans sa pensée révolutionnaire, il s’assied lui-même sur le trône et se proclame tout-puissant — sous forme d’un comité de conjurés, au nom d’une inexistante Volonté du Peuple [2]. Mais l’« objet » s’avère être le plus fort et le knout [3] ne tarde pas à triompher parce que c’est lui qui représente l’expression « légitime » de cette phase du processus historique.

Enfin, on voit apparaître sur la scène un enfant encore plus « légitime » du processus historique : le mouvemene ouvrier russe ; pour la première fois, dans l’histoire russe, il jette avec succès les bases de la formation d’une véritable volonté populaire. Mais voici que le moi du révolutionnaire russe se hâte de pirouetter sur sa tête et, une fois de plus, se proclame dirigeant tout-puissant de l’histoire, cette fois-ci en la personne de son altesse le comité central du mouvement ouvrier social-démocrate. L’habile acrobate ne s’aperçoit même pas que le seul « sujet » auquel incombe aujourd’hui le rôle de dirigeant, est le « moi » collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même des fautes et d’apprendre elle-même la dialectique de l’histoire. Et, enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « comité central ».

Notes

[1] La « méthode subjective » est à la base des doctrines socialistes que développèrent Pierre Lavrov et Nicolas Mikhailovsky, maîtres fort écoutés du parti Socialiste-Révolutionnaire.

[2] On sait que le petit groupe de coujurés qui, de 1879 à 1883, combatit le tsarisme par une suite d’attentats et réussir à tuer Alexandre II (en mars 1881) s’appelait le parti de la Volonté du Peuple — Narodnaya Voliya en russe.

[3] Fouet russe.

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