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La défaite de Trotsky

vendredi 2 juillet 2010

Léon Trotsky
MA VIE

41 La mort de Lénine et le déplacement du pouvoir

On m’a demandé plus d’une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l’interlocuteur se représente assez naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu’on aurait laissé tomber, comme une montre ou un carnet qu’on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre « sans combat » ou par catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l’influence de certaines idées et de certains états d’âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution, ou bien que la décadence de l’esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l’un et l’autre milieu sont à leur déclin.

Les cadres dirigeants de ce parti sortis de l’action clandestine étaient animés par des tendances révolutionnaires que les leaders de la première période de la révolution formulèrent le plus clairement et le mieux, qu’ils mirent en pratique le plus complètement et avec le plus de succès. C’est cela qui, précisément, fit d’eux les leaders du parti, et par l’intermédiaire du parti, les leaders de la classe ouvrière et, par la classe ouvrière, les conducteurs du pays. C’est par cette voie que certains hommes concentrèrent le pouvoir entre leurs mains.

Mais les idées de la première période de la révolution perdaient insensiblement de leur influence sur les esprits de la sphère du parti qui possédaient le pouvoir immédiat pour gouverner le pays. Dans le pays même, des processus avaient lieu que l’on peut englober sous le terme général de réaction. Ces processus atteignirent plus ou moins la classe ouvrière, et notamment, les éléments ouvriers du parti. La sphère qui composait l’appareil du pouvoir eut alors des desseins nouveaux, distincts, auxquels elle s’efforça de subordonner la révolution. Entre les leaders qui traçaient la ligne historique de la classe et qui savaient voir par-dessus l’appareil, et cet appareil lui-même —énorme, lourd à manier, de composition hétérogène, qui absorbe facilement le communiste moyen,— une disjonction commença à s’esquisser. D’abord elle fut de caractère plus psychologique que politique. Les journées de la veille étaient encore trop récentes. Les mots d’ordre d’Octobre ne s’étaient pas encore effacés dans les mémoires. L’autorité personnelle des leaders de la première période était grande. Mais, sous le couvert des formes traditionnelles, une nouvelle psychologie se formait. Les perspectives internationales s’estompaient. Le travail quotidien absorbait totalement les hommes. De nouvelles méthodes, qui devaient servir à atteindre les buts fixés naguère, créaient de nouveaux desseins et, avant tout, une nouvelle psychologie. Pour nombre et nombre de gens, une situation temporaire apparut comme une station terminus. Un type nouveau se forma.

Les révolutionnaires, en fin de compte, sont faits de la même matière sociale que tous les autres hommes. Mais ils doivent avoir certaines particularités personnelles saillantes qui ont permis au processus historique de les distinguer des autres et de les grouper séparément. La vie commune, le travail théorique, la lutte sous un certain drapeau, la discipline collective, la trempe acquise sous le feu des dangers forment peu à peu le type révolutionnaire. On a pleinement le droit de parler du type psychologique du bolchevik pour l’opposer, par exemple, à celui du menchévik. Avec une suffisante expérience, on distingue même, à vue d’oeil, un bolchevik d’un menchévik, et le pourcentage des erreurs n’est pas élevé.

Cela ne signifie pourtant pas que, dans un bolchevik, tout ait toujours été du bolchevisme.

Transformer une certaine conception du monde en chair et en os, lui subordonner tous les aspects de sa conscience et combiner avec elle un monde de sentiments personnels —cela n’est pas donné à tous, c’est plutôt le privilège d’un petit nombre. Dans la masse ouvrière, cela est compensé par l’instinct de classe qui, dans les époques critiques, atteint à une grande subtilité.

Il y a, cependant, dans le parti et dans l’Etat, un grand nombre de révolutionnaires qui, quoique sortis en majorité de la masse, se sont depuis longtemps détachés d’elle et qui, par leur situation, s’opposent à elle. L’instinct de classe, en eux, s’est déjà évaporé. D’autre part, il leur manque une stabilité théorique et la largeur de vue pour embrasser le processus dans son ensemble. Dans leur psychologie, il subsiste un bon nombre d’endroits non défendus, à travers lesquels —lorsque la situation change— pénètrent librement des influences idéologiques hétérogènes et hostiles.

Dans les périodes de lutte clandestine, de soulèvements, de guerre civile, les éléments de cette sorte n’étaient que des soldats du parti. Dans leur conscience, une seule corde résonnait, et elle était au diapason du parti. Mais lorsque la tension fut moindre, lorsque les nomades de la révolution en vinrent à se fixer sur place, en eux se réveillèrent, s’animèrent et se développèrent les traits de caractère de l’homme du commun, les sympathies et les goûts de fonctionnaires contents d’eux-mêmes.

Fréquemment, certaines observations qui échappaient à Kalinine, à Vorochilov, à Staline, à Rykov, donnèrent de l’inquiétude. D’où cela vient-il ? me demandai-je. De quel trou cela sort-il ? Arrivant à telle ou telle séance, je trouvais des groupes en conversations qui cessaient souvent en ma présence. Dans ces causeries il n’y avait rien qui fût dirigé contre moi. Il n’y avait rien de contraire aux principes du parti. Mais l’état d’esprit était celui d’une tranquillisation morale, de la satisfaction de soi-même, d’un contentement trivial. Les gens éprouvaient tout à coup le besoin de se confesser entre eux de ce nouvel état d’esprit, et il est à propos de dire que les bavardages malveillants prenaient là leur large place. Auparavant, ces hommes en auraient éprouvé de la gêne non seulement devant Lénine et moi, mais devant eux-mêmes. Quand la vulgarité se révélait, par exemple dans une parole de Staline, Lénine, sans relever sa tête penchée très bas sur un papier, promenait de côté et d’autre un regard en-dessous, comme pour voir si quelqu’un d’autre que lui avait compris à quel point le propos de Staline était intolérable. En de tels cas, il suffisait d’un bref coup d’oeil ou d’une intonation pour que notre solidarité à Lénine et à moi nous apparût incontestable dans ces jugements psychologiques.
Si je n’ai pas pris part aux distractions qui entraient de plus en plus dans les moeurs de la nouvelle sphère dirigeante, ce n’est pas par moralité ; c’est simplement parce que je n’avais pas envie de subir les épreuves du pire ennui. Aller en visite les uns chez les autres, être assidu à des représentations de ballets, assister à des beuveries collectives dans lesquelles on médisait des absents, cela ne me séduisait pas du tout. La nouvelle sphère supérieure sentait que ce genre de vie ne me convenait pas. Elle ne tâchait même pas de m’y engager. C’est pour cette même raison que bien des causeries de groupes cessaient dès que j’apparaissais et que les causeurs se séparaient, un peu confus pour eux-mêmes, avec une certaine hostilité à mon égard. Et cela marqua, si l’on veut, que je commençais à perdre le pouvoir.

Je me borne ici au côté psychologique de l’affaire, laissant à part les dessous sociaux, c’est-à-dire les modifications anatomiques de la société révolutionnaire. En fin de compte, ce sont, bien entendu, ces modifications qui décident. Mais on est obligé de prendre un contact immédiat avec leurs reflets psychologiques. Les événements internes se développaient relativement lentement, facilitant les processus moléculaires de la dégénérescence de la sphère supérieure et ne laissant presque pas de place pour que les deux positions inconciliables pussent s’affronter devant les masses. A cela, il faut encore ajouter que le nouvel état d’esprit resta longtemps et reste encore masqué par des formules traditionnelles. Il n’en était que plus difficile de déterminer jusqu’à quelle profondeur allait le processus de dégénérescence. Le complot de Thermidor, à la fin du XVIIIe siècle, préparé par la marche même de la révolution, avait éclaté d’un seul coup et avait pris la forme d’un dénouement sanglant. Notre Thermidor à nous traîna en longueur. La guillotine fut remplacée, du moins pour un laps de temps qu’on ne saurait déterminer, par le mensonge. La falsification du passé, systématique, organisée selon la méthode de la « chaîne », devint l’instrument d’une transformation de l’armement idéologique du parti officiel. La maladie de Lénine, et l’expectative où l’on se tenait pour le cas où il reviendrait à la direction, créèrent une situation provisoire indéterminée qui dura, avec un intervalle, près de deux ans. Si le mouvement révolutionnaire avait été en période ascendante, les atermoiements auraient profité à l’opposition. Mais la révolution essuyait alors, dans le plan international, défaites sur défaites, et les ajournements profitèrent au réformisme national, fortifiant automatiquement la bureaucratie de Staline contre moi et mes amis politiques. La campagne engagée contre la théorie de la révolution permanente, campagne due à de vrais philistins, à des ignorants, persécution tout simplement bête, provint précisément de ces sources psychologiques. Jacassant devant une bouteille ou revenant d’un spectacle de ballets, tel fonctionnaire content de lui-même, disait à tel autre non moins satisfait : « Trotsky n’a en tête que la révolution permanente. » A cela se rattachent les accusations qui ont été portées contre moi de n’avoir pas le sentiment de l’équipe, d’être un individualiste, un aristocrate. « On ne peut pas tout faire et agir tout le temps pour la révolution ; il faut aussi songer à soi »— cet état d’esprit se traduisait ainsi : « A bas la révolution permanente ! » La protestation élevée contre les exigences théoriques du marxisme et les exigences politiques de la révolution prenaient graduellement, pour ces gens-là, la. forme d’une lutte contre le « trotskysme ». Sous cette enseigne, le petit bourgeois se dégageait dans le bolchevik. Voilà en quoi consista la perte par moi du pouvoir, et ce qui détermina les formes dans lesquelles cette perte eut lieu.

J’ai raconté comment, sur son lit de mort, Lénine avait dirigé son coup contre Staline et ses alliés, Dzerjinsky et Ordjonikidzé. Lénine appréciait hautement Dzerjinsky. Il y eut entre eux un refroidissement lorsque Dzerjinsky comprit que Lénine ne le jugeait pas capable de diriger un travail d’économie. C’est précisément ce qui poussa Dzerjinsky dans la direction de Staline. Alors, Lénine estima nécessaire de frapper sur Dzerjinsky comme sur l’appui de Staline. Quant à Ordjonikidzé, Lénine voulait l’exclure du parti pour avoir démontré des qualités de général-gouverneur. Le billet dans lequel Lénine promettait aux bolcheviks de Géorgie de les soutenir sans réserves contre Staline, Dzerjinsky et Ordjonikidzé, était adressé à Mdivani. Le sort de ces quatre montre le plus clairement quel revirement a été fait par la fraction stalinienne dans le parti. Après la mort de Lénine, Dzerjinsky fut placé à la tête du conseil supérieur de l’économie publique, c’est-à-dire à la tête de toute l’industrie d’Etat. Ordjonikidzé, que Lénine voulait exclure du parti, fut mis à la tête de la commission centrale de contrôle. Staline ne resta pas seulement, malgré Lénine, secrétaire général du parti, mais il obtint de l’appareil des pouvoirs inouïs. Enfin, Boudou Mdivani, avec qui Lénine se solidarisait contre Staline, est actuellement enfermé dans la prison de Tobolsk. Le même « regroupement » a été fait dans toute la direction du parti, du haut en bas. Bien plus : dans tous les partis de l’Internationale sans exception. Entre l’époque des épigones et celle de Lénine, il n’y a pas seulement un abîme idéologique, il y a aussi un changement d’organisation très achevé.

Staline a été l’instrument principal de cette transformation. Il a du sens pratique, de la persévérance, de l’insistance dans la poursuite des buts qu’il s’est assignés. L’étendue de ses vues politiques est extrêmement limitée. Son niveau théorique est tout à fait primitif. Son ouvrage de compilateur, Les Bases du Léninisme, dans lequel il a essayé de payer son tribut aux traditions théoriques du parti, foisonne en erreurs d’écolier. Comme il ne connaît pas les langues étrangères, il est forcé de suivre la vie politique des autres pays uniquement d’après ce qui lui en est rapporté. Par sa formation d’esprit, cet empirique entêté manque d’imagination créatrice. Pour la sphère supérieure du parti (dans les cercles plus larges, on ne le connaissait pas en général) il a toujours paru créé pour jouer des rôles de deuxième et de troisième ordre. Et le fait qu’il joue maintenant le premier rôle est caractéristique, non pas tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvétius disait : « Toute époque a ses grands hommes, et, quand elle ne les a pas, elle les invente. » Le stalinisme est, avant tout, le travail automatique d’un appareil sans personnalité au déclin de la révolution.

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Lénine expira le 21 janvier 1924. La mort ne fut pour lui qu’une délivrance de ses douleurs physiques et morales. Il n’a pu ressentir son impuissance, avant tout la privation de la parole alors qu’il était en pleine conscience, que comme une humiliation intolérable. Déjà, il ne pouvait plus supporter les médecins, leur ton protecteur, leurs petites plaisanteries banales, les phrases mensongères qu’ils prononçaient pour donner de l’espoir. Tant qu’il fut capable de parler, il posait, d’un air indifférent, des questions aux docteurs pour vérifier ; il les surprenait sans qu’ils s’en aperçussent, dans leurs contradictions, obtenait de plus amples explications et jetait lui-même un coup d’oeil dans les livres de médecine. Comme en toute autre affaire, il s’efforçait d’arriver avant tout à la clarté. Le seul des médecins qu’il tolérait bien était Fédor Alexandrovitch Guétier. C’était un bon médecin, absolument dépourvu de l’esprit de courtisanerie ; il avait pour Lénine et Kroupskaïa une véritable affection d’homme à homme. En cette période, alors que Lénine n’admettait pas auprès de lui d’autres docteurs, Guétier ne trouvait aucun obstacle quand il venait le voir. Guétier fut aussi l’ami intime et le médecin de notre famille pendant toutes les années de la révolution. Grâce à quoi nous eûmes toujours les rapports les plus consciencieux et les plus réfléchis sur l’état de santé de Vladimir Ilitch, rapports qui complétaient et corrigeaient les ternes bulletins officiels.

J’ai demandé plus d’une fois à Guétier si, dans le cas où Lénine guérirait, ses facultés mentales conserveraient leur vigueur. Guétier répondait à peu près ainsi : la tendance à la fatigue sera plus grande, la netteté du travail ne sera pas celle d’autrefois, mais le virtuose restera un virtuose.
Dans l’intervalle entre la première et la deuxième crise, ce diagnostic fut entièrement confirmé. A la fin des séances du bureau politique, Lénine donnait l’impression d’un homme absolument épuisé. Tous les muscles du visage étaient relâchés, l’éclat des yeux s’éteignait et même son front puissant se ternissait, ses épaules tombaient lourdement ; —l’expression de son visage et de tout son corps pouvait se résumer en un seul mot : lassitude. En ces minutes inquiétantes, Lénine me semblait condamné. Mais quand il avait passé une bonne nuit, il retrouvait toute sa force de pensée. Les articles qu’il a écrits d’une crise à l’autre sont au niveau de ses meilleurs écrits. La lymphe qui nourrissait la source était la même, mais elle se raréfiait. Cependant, même après la deuxième crise, Guétier ne nous ôtait pas le dernier espoir. Mais ses appréciations devenaient de plus en plus attristantes. La maladie se prolongeait. Sans haine mais sans pitié, les forces aveugles de la nature enfonçaient le grand malade dans une impuissance sans issue. Lénine ne pouvait pas et ne devait pas vivre en invalide. Pourtant, tous, nous ne perdions pas l’espoir de le voir guérir.

Son mauvais état de santé se prolongeait cependant.

« Sur les instances des médecins, écrit N. I. Sédova, on transféra L. D. à la campagne. Là, Guétier le visitait souvent, le traitant avec des soins et une tendresse sincères. Guétier ne s’intéressait pas à la politique, mais il souffrait profondément pour nous, ne sachant comment exprimer sa sympathie. La persécution engagée contre nous le prit à l’improviste. Il ne comprenait pas, attendait et se tourmentait. A Arkhanguelskoïé il me parla avec émotion de la nécessité d’emmener L. D. à Soukhoum. A la fin des fins, nous nous y décidâmes. C’est un long voyage, par Bakou, Tiflis, Batoum ; il fut encore plus long parce que la voie ferrée était encombrée de neige. Mais le voyage agissait plutôt comme un calmant. A mesure que nous nous éloignions de Moscou, nous nous détachions un peu des circonstances pénibles que nous avions vécues dans les derniers temps. Cependant, mon sentiment était d’emmener un grand malade. J’étais dans une incertitude accablante, me demandant quelle serait notre vie à Soukhoum, si ceux qui nous entoureraient seraient des amis ou des ennemis ? »
Le 21 janvier nous trouva en gare de Tiflis, en route vers Soukhoum. J’étais avec ma femme dans le compartiment de travail de mon wagon et, comme toujours, en cette période, j’avais de la fièvre. Après avoir frappé, mon fidèle collaborateur Sermux, qui m’accompagnait jusqu’à Soukhoum, entra. A sa façon d’entrer, à sa face d’un gris verdâtre, à ses yeux vitreux qui m’évitaient, à la façon dont il me tendit un papier, je pressentis une catastrophe. C’était un télégramme déchiffré de Staline, m’annonçant la mort de Lénine. Je passai le papier à ma femme qui avait déjà eu le temps de comprendre tout...
Les autorités de Tiflis reçurent bientôt le même télégramme. La nouvelle de la mort de Lénine se répandait rapidement par ondes. J’obtins la liaison par fil direct avec le Kremlin. J’eus cette réponse : « Funérailles samedi, de toutes façons n’arriverez pas, conseillons suivre traitement. » Il n’y avait donc plus à choisir. En réalité, les obsèques n’eurent lieu que le dimanche et j’aurais pu parfaitement arriver à temps à Moscou. Si invraisemblable que cela puisse paraître, on me trompa sur la date des funérailles. Les conspirateurs avaient justement calculé qu’il ne me viendrait pas à l’idée de vérifier leurs dires et que, plus tard, on pourrait toujours inventer une explication. Je rappelle que je ne fus informé de la première crise de maladie de Lénine que le surlendemain. C’était une méthode. Le but était de gagner du temps.

Les camarades de Tiflis me demandaient de dire immédiatement mon mot sur la mort de Lénine. Mais je n’avais plus qu’un seul besoin : celui de rester seul. Je ne pouvais prendre la plume en main. Le texte bref du télégramme de Moscou bourdonnait dans ma tête. Les camarades qui s’étaient réunis attendaient, cependant, un écho. Ils avaient raison. J’écrivis des lignes d’adieu : Lénine est mort. Lénine n’est plus... Je transmis par fil direct ces quelques lignes écrites à la main.

« Nous arrivâmes tout à fait épuisés écrit ma femme. C’était la première fois que nous voyions Soukhoum. Les mimosas étaient en fleurs, ils étaient nombreux. Des palmiers superbes. Des camélias. Nous étions en janvier et, à Moscou régnaient les gelées les plus dures. Les habitants de l’Abkhazie nous accueillirent très amicalement. Dans le réfectoire de la maison de repos, deux portraits étaient suspendus l’un à côté de l’autre, l’un enveloppé d’un crêpe, celui de Vladimir Ilitch, l’autre étant celui de L. D. Nous avions envie d’enlever ce dernier, mais nous ne nous y décidâmes pas, craignant de faire quelque chose dans le genre d’une manifestation. »

A Soukhoum, je restai couché de longues journées, sur un balcon, face à la mer. Bien que ce fût le mois de janvier, le soleil brillait clair et chaud au ciel. Entre le balcon et la mer étincelante s’élevaient des palmiers. La sensation constante de la fièvre s’ajoutait à la pensée bourdonnante de la mort de Lénine. Je revoyais en esprit les étapes de ma vie, mes rencontres avec Lénine, les dissentiments, les polémiques, les rapprochements, le travail commun. Certains épisodes revenaient, d’une clarté fantastique. Peu à peu, tout l’ensemble se dessina avec une netteté de plus en plus grande. Je me représentai bien plus clairement les « disciples » qui avaient été fidèles au maître dans les petites choses mais non dans les grandes. Avec le souffle de la mer, de tout mon être, je me pénétrai de l’assurance en la justesse de mes vues historiques contre les épigones...

27 janvier 1924. Au-dessus des palmiers, au-dessus de la mer, un calme régnait sous la voûte bleue. Tout à coup des salves éclatèrent. Le tir pressé venait de quelque part d’en bas, du côté de la mer. C’était le salut de Soukhoum au chef dont on célébrait les obsèques à cette heure. Je pensais à lui, et à celle qui avait été sa compagne pendant de longues années et qui s’était assimilé le monde entier à travers lui ; maintenant, elle l’ensevelissait et ne pouvait pas se sentir autrement que très seule parmi les millions d’hommes qui s’affligeaient autour d’elle, mais autrement qu’elle, non comme elle. Oui, je pensais à Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa. J’avais envie de lui dire, de l’endroit où j’étais, un mot de salutation affectueuse, de sympathie, un mot caressant. Mais je ne m’y décidai pas. Toute parole semblait trop légère devant le poids de l’événement. Je craignais que cela n’eût un ton conventionnel. Je fus ému au plus profond, d’un sentiment de gratitude, lorsque, quelques jours plus tard, sans m’y attendre, je reçus de Nadejda Konstantinovna, la lettre suivante :

« Cher Lev Davidovitch,

« Je vous écris pour vous raconter qu’environ un mois avant sa mort, parcourant votre livre, Vladimir Ilitch s’arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux.

« Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Ilitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venu chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n’ont pas changé jusqu’à sa mort.
« Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous embrasse bien fort. N. Kroupskaïa. »

Dans le petit livre que Vladimir Ilitch examina un mois avant sa mort, j’établissais un parallèle entre Lénine et Marx. Je connaissais trop bien l’attitude de Lénine à l’égard de Marx, attitude toute pleine de l’affection reconnaissante du disciple et —de fougue dans le sentiment de la distance. Les rapports du maître à l’élève devinrent, par la marche de l’histoire, ceux du théoricien précurseur au premier praticien. Dans mon article, je modifiais ce qu’il y avait de traditionnel dans le sentiment de la distance. Marx et Lénine, qui sont, historiquement, si étroitement liés et, en même temps, si différents, furent pour moi deux sommets de la puissance spirituelle de l’homme. Et je fus heureux d’apprendre que Lénine, peu avant sa fin, avait lu avec attention, peut-être avec émotion, ce que j ’avais écrit de lui, car les dimensions de Marx étaient à ses yeux celles d’un Titan quand il s’agissait de mesurer une personnalité.

Ce n’était pas avec une moindre émotion que je lisais la lettre de Kroupskaïa. Elle évoquait deux points extrêmes de ma liaison avec Lénine : la journée d’octobre 1902 où, après mon évasion de Sibérie, de grand matin, je tirai Lénine de son dur petit lit de Londres, et la fin de décembre 1923, quand Lénine, par deux fois, lut mon appréciation sur l’oeuvre de sa vie. Entre ces deux extrémités, vingt années s’étaient écoulées, d’abord de travail en commun, puis d’une lutte acharnée de fractions, puis encore de travail commun sur une base historique plus élevée. Selon Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Et Kroupskaïa certifiait que l’attitude de Lénine à mon égard, malgré une période prolongée d’antithèse, restait ce qu’elle avait été à Londres : c’est-à-dire un soutien chaleureux, un attachement amical. Mais, déjà, sur une base historique plus haute. Même s’il n’existait aucun autre document, tous les volumes entassés par les falsificateurs ne l’emporteraient pas devant le jugement de l’histoire sur le petit billet que m’écrivit Kroupskaïa quelques jours après la mort de Lénine.

Je trouve encore ceci dans les notes de ma femme :

« Les journaux nous arrivèrent avec des retards considérables à cause des encombrements de neige, et ils nous apportaient des discours de deuil, des articles nécrologiques. Les amis attendaient L. D. à Moscou, pensaient qu’il reviendrait sur ses pas ; il ne vint à l’idée de personne que Staline, par son télégramme, lui avait coupé le chemin du retour. Je me souviens d’une lettre de mon fils que nous reçûmes à Soukhoum. Il avait été tout secoué par la mort de Lénine ; enrhumé, avec 40° de fièvre, il était allé, couvert d’une veste qui n’était pas du tout chaude, à la Salle des Colonnes faire ses adieux et il avait attendu, attendu sans fin, dans l’impatience de nous voir arriver. On sentait, dans sa lettre, de l’étonnement, de l’amertume et un certain ton de reproche. »

Une délégation du comité central, composée de Tomsky, de Frounzé, de Piatakov et de Goussev, vint me trouver à Soukhoum pour s’entendre avec moi sur certaines modifications dans le personnel du commissariat de la Guerre. Au fond, ce n’était plus que pure comédie. Le renouvellement du personnel de la Guerre s’était fait depuis longtemps, à toute vapeur, derrière moi, et il ne s’agissait que de garder un certain décorum.

Le premier coup porté à l’intérieur du commissariat de la Guerre tomba sur Skliansky. C’est avant tout sur lui que Staline se dédommagea de ses insuccès sous Tsaritsyne, de son échec sur le front du Midi, de son aventure sous Lvov. L’hydre de la chicane releva la tête. Pour saper les positions sous Skliansky, et l’on avait en vue les miennes, on avait placé au commissariat de la Guerre, quelques mois auparavant, Unschlicht, un intrigant ambitieux et dénué de talent. Skliansky fut déplacé. On lui substitua Frounzé qui, jusqu’alors, avait commandé les troupes en Ukraine. Frounzé était un caractère sérieux, son autorité dans le parti, par suite des années de bagne qu’il avait faites autrefois, était plus grande que la toute jeune autorité de Skliansky. En outre, pendant la guerre, Frounzé avait manifesté des qualités incontestables de capitaine de guerre. Comme administrateur militaire, il était incomparablement plus faible que Skliansky. Il se laissait entraîner par des schémas abstraits, il comprenait mal les hommes et tombait facilement sous l’influence des spécialistes, principalement sous celle des spécialistes de deuxième ordre.

Mais je voudrais dire ce que je sais encore de Skliansky. On le renvoya brutalement aux travaux d’économie —brutalement, c’est-à-dire dans la manière stalinienne toute pure, sans même l’avoir entendu. Dzerjinsky, qui était heureux de se défaire d’Unschlicht, son adjoint à la Guépéou et d’acquérir pour l’industrie un administrateur de première classe tel que Skliansky, mit ce dernier à la tête du trust du drap. Skliansky haussa les épaules tout simplement et entra, tête baissée, dans sa nouvelle tâche. Quelques mois après, il décida d’aller faire une tournée aux Etats-Unis pour voir, s’instruire et acheter des machines. Avant son départ, il vint chez moi faire ses adieux et me demander des conseils. Nous avions travaillé coude à coude pendant les années de la guerre civile. Mais nous avions beaucoup plus parlé des compagnies de marche, des statuts militaires, des promotions accélérées du commandement, des réserves de cuivre et d’aluminium pour les usines de guerre, des vestes militaires et de l’assaisonnement des plats de l’armée que de questions concernant uniquement le parti. Nous n’avions pas assez de temps, l’un et l’autre. Lorsque Lénine tomba malade, lorsque l’intrigue des épigones allongea ses tentacules jusqu’au commissariat de la Guerre, j’évitai les conversations sur les thèmes qui intéressaient le parti, particulièrement avec les travailleurs du dit commissariat. La situation était trop peu définie, les dissentiments étaient encore trop peu marqués, la création de fractions dans l’armée comportait de trop grands dangers. Ensuite je fus malade. Au cours de l’entrevue que j’eus avec Skliansky, pendant l’été de 1925, alors que je n’étais plus à la tête du commissariat de la Guerre, nous parlâmes de bien des choses, sinon de tout.

— Dites-moi, me demanda Skliansky, qu’est-ce que c’est que Staline ?

— Skliansky connaissait par lui-même suffisamment Staline. Il voulait obtenir de moi une définition de cette personnalité et l’explication de ses succès. Je réfléchis.

— Staline, dis-je, est la plus éminente médiocrité de notre parti.

Cette définition, pour la première fois, au cours de cette conversation, m’apparut dans toute sa signification non seulement psychologique mais sociale. A la mine de Skliansky, je vis tout de suite que j’avais aidé mon interlocuteur à percevoir quelque chose d’important.

— Savez-vous, me dit-il, ce qui est frappant dans la dernière période, c’est de voir, dans tous les domaines, surgir la médiocrité dorée et satisfaite d’elle-même. Et, tout cela trouve son chef en Staline. D’où vient cela ?

— C’est une réaction après la grande tension sociale et psychologique des premières années de la révolution. La contre-révolution victorieuse peut avoir ses grands hommes. Mais à son premier degré, Thermidor, elle a besoin de médiocrités qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Leur force est dans leur aveuglement politique, elle est celle du cheval de moulin qui croit monter alors qu’en réalité il ne fait que tourner la meule de haut en bas. Un cheval qui n’a pas d’oeillères est incapable de ce travail.

Dans cette conversation, j’arrivai pour la première fois avec une entière clarté, je dirais même avec une certitude toute physique, au problème de Thermidor. Nous nous entendîmes avec Skliansky pour reprendre notre conversation quand il rentrerait d’Amérique. Quelques semaines s’écoulèrent et l’on reçut un télégramme annonçant que Skliansky, au cours d’une promenade en barque, s’était noyé dans un lac, en Amérique. La vie est inépuisable en méchantes inventions.

L’urne qui contenait les cendres de Skliansky fut apportée à Moscou. Personne ne doutait qu’elle ne fût placée dans la muraille du Kremlin, sur la Place Rouge qui est devenue le Panthéon de la révolution. Mais le secrétariat du comité central décida de la déposer dans un cimetière de banlieue. Ainsi, l’on n’avait pas oublié la visite d’adieux que m’avait faite Skliansky et l’on en tenait compte. La haine s’était reportée sur l’urne funéraire. En outre, il entrait dans le plan de la lutte générale menée contre la direction qui avait assuré la victoire dans la guerre civile de diminuer l’importance de Skliansky. Je ne pense pas que Skliansky, durant sa vie, se soit demandé où il serait enterré. Mais la décision du comité central prit un caractère de vilenie politique et personnelle. Surmontant ma répugnance, je donnai un coup de téléphone à Molotov. Cependant, la consigne fut maintenue implacablement. L’histoire reviendra à sa manière sur cette question comme sur d’autres.

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La fièvre me revint pendant l’automne de 1924. Vers ce temps-là, la discussion reprit avec une nouvelle vigueur. Cette fois elle était provoquée d’en haut, d’après un plan élaboré d’avance. A Léningrad, à Moscou, en province, il y eut des centaines et des milliers de conférences secrètes pour préparer ce que l’on appelait « la discussion », c’est-à-dire pour engager systématiquement et méthodiquement une persécution qui, dès ce moment-là, visait non plus l’opposition mais moi-même en personne. Lorsque le travail clandestin de préparation fut terminé, sur un signal donné par la Pravda, la campagne contre le trotskysme s’ouvrit simultanément sur tous les points du territoire, du haut de toutes les tribunes, à toutes les pages et dans toutes les colonnes de la presse, dans tous les coins, dans les moindres fissures. Ce fut, en son genre, un spectacle imposant. La calomnie prit des apparences d’éruption volcanique. La large masse du parti fut ébranlée. Je gisais, en proie à la fièvre, et je me taisais. La presse et les orateurs ne faisaient pas autre chose que de dénoncer le trotskysme. Personne ne pouvait dire exactement ce que ce mot signifiait. De jour en jour, on évoquait des épisodes du passé, on citait des articles de polémique de Lénine qui avaient été écrits vingt ans auparavant, embrouillant, déformant et altérant les textes, et surtout les présentant comme s’ils dataient de la veille. Personne n’y comprenait rien. Si tout cela avait été de la réalité, Lénine aurait pourtant dû en savoir quelque chose. La révolution d’Octobre ne s’était-elle pas produite après tout cela ? Et après notre coup d’Etat, n’y avait-il pas eu la guerre civile ? Trotsky n’avait-il pas été avec Lénine le fondateur de l’Internationale communiste ? Et les portraits de Trotsky ne figuraient-ils pas partout à côté de ceux de Lénine ? Et tant d’autres, tant d’autres questions... Cependant la calomnie se déversait comme une lave froide. Mécaniquement, elle pesait sur les consciences et d’une façon encore plus accablante sur les volontés.

On cessa de considérer Lénine comme un leader révolutionnaire pour ne plus voir en lui que le chef d’une hiérarchie ecclésiastique. On édifia, sur la Place Rouge, en dépit de mes protestations, un mausolée indigne et offensant pour la conscience révolutionnaire. Les livres officiels publiés sur Lénine devinrent autant de mausolées. Sa pensée fut découpée en citations destinées à la prédication du mensonge. A l’aide du cadavre embaumé, on combattit le vivant Lénine et on combattit Trotsky. La masse en fut étourdie, abasourdie, terrorisée. Ce que cuisinèrent les ignorants fut servi en telle abondance que, par la quantité, cela acquit une certaine valeur politique. Cela assourdissait, cela écrasait, cela démoralisait. Le parti se vit condamné au silence. Un régime de pure dictature sur le parti fut instauré. En d’autres termes le parti cessa d’être un parti.

Le matin, on m’apportait au lit les journaux. Je parcourais les télégrammes, les titres d’articles, je jetais un coup d’oeil sur les signatures. Je connaissais suffisamment bien ces gens-là, je savais ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes, ce qu’ils étaient capables de dire et ce qu’ils avaient l’ordre de dire. En majorité, c’étaient des hommes que la révolution avait déjà complètement épuisés.

Il y avait parmi eux des fanatiques bornés qui se laissaient tromper. Il y avait des jeunes gens qui, désireux de faire carrière, se hâtaient de prouver qu’ils étaient indispensables. Tous se contredisaient entre eux et se contredisaient eux-mêmes. Mais la calomnie n’arrêtait pas de rugir furieusement dans les journaux, de hurler avec rage, couvrant ainsi ses contradictions et son inanité. Elle l’emportait par la puissance du nombre.

« Le deuxième accès de la maladie de L. D. —écrit N. I. Sédova— coïncide avec la monstrueuse persécution qui fut engagée contre lui et que nous vécûmes comme la maladie la plus terrible. Les pages de la Pravda semblaient immenses, interminables ; chaque ligne, chaque lettre de ce journal apportaient un mensonge. L. D. se taisait. Mais combien lui coûtait ce silence ! Des amis venaient le voir pendant la journée et, parfois, la nuit. Je me rappelle que quelqu’un demanda à L. D. s’il n’avait pas lu le journal du matin. Il répondit qu’en général il ne lisait pas les journaux. En effet, il les prenait entre les mains, y jetait un coup d’oeil distrait et les rejetait. Il semblait qu’il lui fût suffisant de les regarder pour connaître leur contenu. Il connaissait trop bien les cuisiniers qui préparaient ce plat, lequel était d’ailleurs toujours le même, chaque jour. Lire un journal de cette période, disait-il, c’était comme si l’on avait voulu « se fourrer dans la gorge une brosse à nettoyer les verres de lampe ». Cet effort aurait pu être fait si L. D. s’était décidé à répondre. Mais il se taisait. Sa bronchite se prolongeait à cause de son état de pénible nervosité. Il avait fortement maigri et pâli. En famille, nous évitions de parler de la persécution, mais nous étions aussi incapables de parler d’autre chose. Je me rappelle dans quel sentiment j’allais chaque jour à mon travail au commissariat de l’Instruction publique. C’était comme si j’avais dû passer sous les verges. Cependant, pas une fois on ne se permit à mon adresse une attaque ou une allusion désagréable : Si je rencontrais le silence hostile d’un petit nombre d’autorités supérieures, j’avais sans aucun doute les sympathies de la majorité des travailleurs de l’endroit. Dans le parti, il y avait comme deux existences distinctes : une vie intérieure, dissimulée, et une autre toute en apparences, en démonstrations, qui était en complète contradiction avec la première. Rares étaient ceux qui avaient l’audace de manifester ce que sentait et pensait l’écrasante majorité, laquelle cachait ses sympathies sous des votes monolithiques. »

A cette même période se rattache la publication d’une lettre que j’avais adressée à Tchkhéidzé contre Lénine. Cet épisode se rapporte à avril 1913 : il fut provoqué par ce fait que le journal bolchevique légal qui paraissait à Pétersbourg s’appropria le titre de mon périodique de Vienne : Pravda, rabotchaia gazeta. Cela nous amena à un des conflits aigus dont est si riche la vie de l’émigration. J’écrivis à Tchkhéidzé, qui, pendant un certain temps, avait occupé une situation intermédiaire entre les mencheviks et les bolcheviks, une lettre dans laquelle je donnais cours à mon indignation contre le centre bolchevique et contre Lénine. Deux ou trois semaines plus tard, j’aurais sans aucun doute censuré moi-même ma lettre qui, un an ou deux après, n’était plus pour moi qu’une simple curiosité. Mais cette lettre eut son sort. Le département de la police l’intercepta. Mon épître resta dans les archives de la police jusqu’à la révolution d’Octobre. Après notre coup d’Etat, elle fut transmise aux archives de l’Institut d’Histoire du Parti. Lénine était parfaitement au courant de cette lettre. Pour lui comme pour moi, c’était de la neige d’antan, et rien de plus. En avait-on assez écrit, de toutes sortes de lettres, pendant les années de l’émigration ! En 1924, les épigones tirèrent ce document des archives et le jetèrent à la tête du parti, lequel, à cette époque, se composait aux trois quarts de nouveaux venus. Ce n’est pas par hasard que l’on choisit, pour le faire, les mois qui suivirent immédiatement la mort de Lénine. Cette condition était indispensable pour deux raisons : en premier lieu, Lénine ne pouvait plus se relever pour donner à ces messieurs les noms qu’ils méritaient ; en second lieu, les masses populaires étaient toutes pleines de l’affliction que leur avait causée la mort du chef. N’ayant aucune notion du passé du parti, les masses lurent les déclarations hostiles de Trotsky à l’égard de Lénine. Elles en furent abasourdies. Il est vrai que cela datait de douze ans, mais la chronologie n’était plus rien devant des citations détachées de leur contexte. L’usage qui fut fait par les épigones de ma lettre à Tchkhéidzé constitue une des plus grandes tromperies qu’on ait notées dans l’histoire. Les documents apocryphes qu’établirent les réactionnaires français pendant l’affaire Dreyfus ne sont rien en comparaison de ce faux politique dont se rendirent coupables Staline et ses complices.

La calomnie ne peut être une force que si elle correspond à un besoin historique. Je me disais en moi-même : il y a donc quelque chose de changé dans les rapports sociaux ou dans les opinions politiques si la calomnie trouve de si formidables débouchés. Il faut analyser à fond le contenu de la calomnie. Etant alité, j’en avais suffisamment le temps. D’où venait que l’on accusât Trotsky de chercher à « dépouiller le moujik » —formule que les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes dirigent toujours contre les socialistes et, d’autant plus, contre les communistes ? D’où venait cette persécution furieuse contre l’idée marxiste de la révolution permanente ? D’où venait cette fanfaronnade nationaliste, la promesse d’édifier le socialisme dans un seul pays ? Quelles étaient les couches de la population qui réclamaient de telles fadaises réactionnaires ? Enfin, d’où venait, et pourquoi, cet abaissement du niveau théorique, cet abêtissement politique ? Je feuillette dans mon lit mes articles d’autrefois et je tombe sur les lignes suivantes, écrites par moi, en 1909, lorsque la réaction stolypinienne battait son plein :

« Lorsque la courbe du développement historique est ascendante, l’opinion publique devient plus pénétrante, plus hardie, plus intelligente. Elle saisit au vol les faits et c’est au vol qu’elle les rattache par le fil de la généralisation... Mais lorsque la courbe politique est en décroissance, la sottise s’empare de l’opinion. Le précieux talent de la généralisation politique disparaît on ne sait où, sans laisser de traces. La sottise devient insolente, montre les dents et se moque de toute tentative de généralisation. Sentant qu’elle a du champ derrière elle, elle commence à instrumenter par ses propres moyens. » Un des principaux moyens qu’elle emploie, c’est la calomnie.

Je me dis : nous passons par une période de réaction. Ce qui a lieu, c’est un déplacement politique des classes, c’est une modification dans la conscience des classes. Après la grande tension, il y a reflux. Jusqu’à quel point ira-t-il ? En tout cas, il n’ira pas jusqu’à l’extrême. Mais nul ne saurait indiquer d’avance la limite. Elle sera déterminée dans la lutte des forces intérieures. Il importe avant tout de comprendre ce qui se passe. Les profonds processus moléculaires de la réaction se font jour. Ils essaient de liquider ou du moins d’affaiblir l’état de dépendance de l’opinion publique à l’égard des idées, des mots d’ordre et des figures vivantes d’Octobre. Voilà le sens de ce qui se passe. Ne tombons pas dans le subjectivisme. Ne faisons pas les capricieux, ne nous vexons pas à constater que l’histoire mène son affaire par des voies compliquées et embrouillées. Comprendre ce qui se passe, c’est déjà assurer à moitié la victoire. Rira bien qui rira le dernier.

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