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Ma grand-mère sans frontière

25 décembre 2014, 11:33

Egypte

Dès la révolution de 1919, ce sont les masses instables des villes qui sont à la tête des grandes manifestations, qui foncent les premières contre les forces de police, qui transforment les protestations en émeutes ; de même, ce sont les masses rurales déshéritées qui pousseront au soulèvement des villages, qui passeront les premières au sabotage des communications, qui créeront, spontanément, les premières formes des mouvements politiques - éphémères - complètement en marge des pouvoirs établis. Après la Deuxième Guerre Mondiale, nous verrons qu’elles sont, de même, aux avant-postes de la tempête populaire.

Le prolétariat industriel représente seulement 10% de la population urbaine et 3% de la population totale, mais il occupe une place unique dans la société. (...) Il est intégré à des unités de production concentrées, ou relativement concentrées, (...) il est capable d’une activité collective. (...) Il est capable de toucher les larges masses prolétarisées, instables, à la ville et à la campagne. (...) Il possède une riche tradition de luttes (...) Non seulement, il participe, aux avant-postes, au mouvement patriotique de 1919, mais en 1924, il a déjà mis en pratique une forme de lutte radicale, inconnue jusque-là : l’occupation des usines, à Tourah, à Alexandrie, à Zagazig. Il a payé de son sang chaque manifestation importante de sa volonté politique ou économique. Sa conscience de classe le place ainsi, à la fin de la guerre, à l’avant-garde des luttes nationales ou démocratiques.

Les autorités britanniques ayant fait déporter ses principaux personnages (dont Saad Zaghloul), un mouvement d’unanimité nationale anti-britannique se fait autour d’eux, de l’extrême-nord à l’extrême-sud de l’Egypte, depuis les masses déshéritées jusqu’aux grands propriétaires égyptiens (à l’exclusion de l’aristocratie d’origine turque). Ces personnages se transforment alors en hérauts du mouvement national auquel ils vont donner une orientation réformiste. Ils vont graduellement briser l’essor révolutionnaire autonome des masses populaires - en étouffant ses initiatives les plus violentes et les plus avancées - et propager l’illusion selon laquelle les problèmes nationaux pourraient être résolus par des pressions sur la Grande-Bretagne et des réformes intérieures graduelles.

La révolution repart dans les années 50

Cette période est celle où l’ensemble des classes populaires directement entre en action (…) Le mouvement contre l’occupation se radicalisait à un rythme exceptionnel. (…) Des dizaines de grèves ouvrières sont déclenchées dont l’ampleur, l’organisation et surtout la maturité politique (les leaders syndicaux réformistes sont balayés) atteignent un degré nouveau. Dès 1951, des jacqueries paysannes éclatent dans un certain nombre de grands domaines de l’aristocratie (des princes Mohammad Aly – héritier du trône – et Youssef Kamal, notamment) et même de propriétaires wafdistes (tels que Badravi Achour). Enfin, en janvier 1952, ce sont les masses déshéritées urbaines qui interviennent, et l’édifice social tout entier menace alors de se désintégrer. Il faut, ici, nous arrêter sur un événement mal compris par les communistes eux-mêmes – l’incendie du Caire, le 28 janvier. Cet événement est, en effet, capital. Ce jour-là, une manifestation groupant autour des ouvriers, des étudiants de toutes tendances, des fonctionnaires de tous les appareils d’Etat, y compris des policiers, des soldats et même de jeunes officiers, grossissant à vue d’œil, allait enfin rassembler un million de cairotes devant la présidence du Conseil. (…) A midi, l’incendie du Caire commence. Ce sont les masses déshéritées qui constituent le gros des forces incendiaires – encore que des groupes d’ouvriers et de petits bourgeois les rejoignent. Une thèse fondamentale sous-tend toutes les versions données jusqu’aujourd’hui de l’événement, par les divers groupes organisés, depuis les communistes jusqu’aux wafdistes. Elle se ramène, d’une part, à l’idée que les masses déshéritées constituent une force destructrice négative et, d’autre part, que cette force a été le 28 janvier utilisée par le roi pour provoquer la confusion au sein du peuple, renverser le Wafd, imposer la loi martiale et reprendre l’initiative des événements qui lui échappaient jusqu’alors. (…) Le vice principal est de ne pas commencer par le commencement – c’est-à-dire le besoin objectif révolutionnaire des masses urbaines déshéritées de participer au mouvement patriotique au moment où celui-ci débordait tous les cadres politiques traditionnels. Or, ces masses ne pouvaient y participer, vu leur isolement politique du reste du mouvement (…) Elles mirent le feu à un certain nombre de bâtiments et de lieux dont le choix est très significatif : des cabarets, des cinémas de luxe, des cafés mondains – c’est-à-dire les lieux symbolisant les privilèges de classe auxquels les masses déshéritées n’ont aucun accès ; d’autre part, de grands magasins, généralement la propriété de la grande bourgeoisie juive (Cicurel, Chamla, Adès) (…) enfin les symboles du beau monde colonial et de la fortune, les hauts-lieux impérialistes. (…) Il était inévitable que les excès se multiplient, que la haine de classe prenne parfois la forme de la xénophobie, voire de l’antisémitisme, que la violence devienne, parfois, brutalité. Mais seuls les philistins et les « révolutionnaires aux mains blanches » (parti communiste compris) peuvent s’en scandaliser. Ainsi, les communistes d’alors n’ont pu voir, dans l’incendie du Caire, sa signification profonde : que la capacité révolutionnaire d’ensemble de toutes les classes populaires était alors portée à son maximum, qu’elle débordait définitivement les cadres légaux (et, de ce fait, débordait le Wafd) et qu’ainsi les tâches d’unification (…) devenaient nécessairement insurrectionnelles (…) alors que les communistes réfléchissaient seulement aux moyens de faire pression sur le Wafd. En un mot, l’intervention des masses déshéritées mettait brusquement à l’ordre du jour la nécessité de dépasser les limites concrètes dans lesquelles le mouvement de masse, dans son ensemble, évoluait jusqu’ici. (…) Ce ne sont donc pas les excès de la manifestation du samedi soir qui ont provoqué la répression et brisé, pour quelques mois, l’élan populaire. C’est essentiellement le fait que l’intervention des masses déshéritées dans la lutte se soit produite indépendamment de celles des autres classes populaires. En l’absence d’organisation populaire, deux structures disposaient d’une organisation prête à la prise du pouvoir : les Frères musulmans et les Officiers libres. (…) Dans le cas des Officiers libres, cet appareil militaire s’était constitué au sein même de l’armée régulière ; ses dirigeants se préparaient alors à prendre les chefs militaires de cette armée par surprise, à s’emparer des postes de commande et à proposer à l’armée tout entière leur programme de rénovation nationale. (…) Dans le cas des « Frères musulmans », (…) leur organisation s’est développée entre les deux guerres, sous l’impulsion d’un tribun populaire de formation religieuse – le cheikh Hassan el Banna, qui recrutera ses adeptes tout d’abord au sein de la petite bourgeoisie, mais touchera graduellement certains secteurs de « l’élite » petite bourgeoise et aura même quelque influence au sein du prolétariat et des masses déshéritées. Ses thèmes sont violemment xénophobes. Il propose à son public de réagir contre la dégradation des valeurs morales et politiques existantes expliquées par l’influence dévastatrice de l’Occident. (…) La Confrérie répond ainsi à une aspiration profonde, authentique, des masses populaires – celle de rejeter les carcans idéologiques bourgeois étrangers (…) mais elle y répond en défigurant cette aspiration, en l’orientant vers le passé au lieu de l’orienter vers un système de valeurs authentiquement populaire et révolutionnaire. (…) Cette direction possédait déjà un appareil d’Etat en miniature. (…) En tant que force politique de changement – dans le cadre des rapports de production existants – l’avantage possédé, sur les Frères musulmans, par les Officiers libres était double. D’une part, ces derniers étaient insérés au sein de l’appareil d’Etat existant et pouvaient effectuer un coup d’Etat pacifique sans créer de grande confusion et surtout sans offrir la moindre occasion aux masses populaires d’intervenir dans le processus de changement du pouvoir exécutif. Ils pouvaient donc réussir un coup d’Etat « blanc » (comme ils diront eux-mêmes), permettant d’impulser des changements au sein de l’Erat – en limitant au maximum le danger d’aggravation de la lutte des classes. (…) Le régime nassérien, qui allait naître six mois plus tard, était-il « une étape historiquement nécessaire » de l’histoire de l’Egypte – comme ses propagandistes le prétendent ? Ou encore, le prolétariat était-il alors « objectivement incapable » de mener l’ensemble des classes populaires (…) Nous verrons, en analysant la période nassérienne, que le nouveau régime qui allait établir la voie capitaliste étatique qu’il allait promouvoir, les nouvelles formes de dépendance qui allaient s’y rattacher, n’allaient résoudre aucun des problèmes fondamentaux de la révolution égyptienne. Cette période allait seulement débloquer de manière relative la voie capitaliste égyptienne (…) En Egypte, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le prolétariat égyptien – dont les effectifs étaient relativement beaucoup plus élevés par rapport aux autres classes laborieuses que dans la plupart des nations opprimées ou dépendantes, et dont les traditions de lutte politique et violente étaient déjà longues, avait objectivement la vocation d’une classe dirigeante.(…) En conclusion, non seulement il n’existait aucune « nécessité objective » imposant à l’Egypte la voie bourgeoise nassérienne, mais les contradictions objectives requéraient – au contraire – une solution prolétarienne à la crise de la voie capitaliste. (…) C’est ainsi uniquement en fonction d’un concours concret de circonstances que le régime nassérien allait naître et s’installer dans la réalité égyptienne. L’élément fondamental de cette situation était l’incapacité concrète du prolétariat à prendre la direction du mouvement populaire qui se développait depuis la fin de la guerre. Ce mouvement ébranlait, de la sorte, le système d’oppression, d’exploitation et de dépendance, mais restait impuissant à produire son contraire (…) Le régime nassérien devait être la tentative de sauver le capitalisme, avant que la dégradation continue de la situation d’après-guerre ne fasse mûrir les forces révolutionnaires (…) C’est donc, en définitive, sur une critique du rôle historique du mouvement communiste de 1945 à 1952 (mouvement stalinien – note de « Matière et révolution ») que doit s’achever l’analyse de cette période. (…) Aucune organisation communiste égyptienne n’a fait corps avec le prolétariat – a fortiori avec les masses déshéritées. (…) Les communistes (staliniens) n’ont jamais pu briser le cadre réformiste que le Wafd dominait. Ils savaient qu’un gouvernement wafdiste leur laissait une marge d’initiative forcément beaucoup plus large que tout autre gouvernement. Leur vision politique ne partant pas des nécessités du développement du mouvement révolutionnaire de masse, mais des possibilités offertes aux communistes (staliniens) (…)

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