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Chronologie de la révolte des Indiens d’Amérique

27 novembre 2014, 15:25

L’organisation interne de l’Empire Inca nous a dévoilé un aspect important de la société primitive et montré en même temps une des voies de son déclin. En étudiant le chapitre suivant dans l’histoire des Indiens péruviens et des autres colonies espagnoles d’Amérique, nous verrons une autre voie prise par cette forme de société. Nous avons surtout là une autre méthode de conquête, inconnue de la domination inca. La domination des Espagnols, premiers Européens dans le Nouveau Monde, commença aussitôt par l’extermination impitoyable des populations soumises. D’après des témoignages des Espagnols eux-mêmes, le nombre des Indiens exterminés par eux en quelques années, après la découverte de l’Amérique, atteint 12 à 15 millions. “ Nous sommes autorisés à affirmer ”, dit Las Casas, “ que les Espagnols, par leurs traitements monstrueux et inhumains, ont exterminé 12 millions d’hommes, femmes et enfants compris ; à mon avis personnel, le nombre des indigènes disparus à cette époque dépasse même les 15 millions. ” [4] “ Dans l’île de Haïti ”, dit Handelmann, “ le nombre des indigènes trouvés par les Espagnols se montait en 1492 à un million, en 1508 il n’en reste plus que 60 000 et neuf années plus tard, 14 000, de sorte que les Espagnols durent recourir à l’importation d’Indiens des îles voisines pour avoir la main-d’œuvre nécessaire. Pendant la seule année 1508, 40 000 indigènes des îles Bahama furent transportés à Haïti et transformés en esclaves. ” [5]

Les Espagnols se livrèrent à une véritable chasse aux peaux-rouges qu’un témoin et acteur, l’Italien Girolamo Benzoni, nous a décrite :

“ En partie par manque de nourriture, en partie par le chagrin d’être séparés de leurs pères, mères et enfants ”, dit Benzoni après une de ces chasses dans l’île de Koumagna où 4 000 Indiens avaient été capturés, “ la plupart des esclaves indigènes moururent pendant le trajet vers le port de Koumani. Chaque fois qu’un esclave était trop fatigué pour avancer aussi vite que ses camarades, les Espagnols, de peur qu’il ne reste en arrière et ne les attaque dans le dos, le transperçaient par derrière de leurs poignards et l’assassinaient inhumainement. C’était un spectacle à vous fendre le cœur que de voir ces malheureux êtres, entièrement nus, épuisés, blessés et si affaiblis par la faim qu’ils pouvaient à peine se tenir debout. Des chaînes de fer enserraient leur cou, leurs mains et leurs pieds. Il n’y avait pas de femme parmi eux qui n’eût été violée par ces brigands (les Espagnols) qui se livraient alors à une débauche si répugnante que beaucoup en restaient pour toujours dévorés par la syphilis... Tous les indigènes soumis à l’esclavage sont marqués au fer rouge. Sur ce, les capitaines en mettent une partie de côté pour eux et répartissent le reste entre les soldats. Ces derniers les jouent entre eux ou les vendent aux colons espagnols. Des marchands qui ont échangé cette marchandise contre du vin, de la farine, du sucre et autres objets de nécessité courante, transportent les esclaves dans les parties des colonies espagnoles où la demande est la plus grande. Pendant le transport, une partie de ces malheureux périt par suite du manque d’eau et de l’air vicié dans les cabines, ce qui vient de ce que les marchands entassent tous les esclaves tout au fond du navire, sans leur laisser assez de place pour s’asseoir ni assez d’air pour respirer. ” [6] Pour s’épargner cependant la peine de chasser les peaux-rouges et la dépense de leur achat, les Espagnols instaurèrent dans les îles et sur le continent américain le système dit des Repartimientes, c’est-à-dire du partage de la terre. Tout le territoire conquis était divisé en enclos dont le chefs, les “ caciques ”, se voyaient simplement imposer de livrer eux-mêmes aux Espagnols le nombre d’esclaves exigés. Tout colon espagnol en recevait périodiquement du gouverneur un certain nombre à condition de “ veiller à leur conversion au christianisme ” [7]

Les mauvais traitements infligés aux esclaves par les colons dépassaient tout ce qu’on peut concevoir. L’assassinat lui-même était une délivrance pour les Indiens.

“ Tous les indigènes capturés par les Espagnols ”, dit un contemporain, “ sont contraints par eux à des travaux fatigants et pénibles dans les mines, loin de leur pays natal et de leur famille, et sous la menace de continuels châtiments corporels. Rien d’étonnant à ce que des milliers d’esclaves qui ne voient pas d’autre possibilité d’échapper à leur cruel destin, non seulement mettent fin eux-mêmes à leurs jours, par la pendaison, la noyade ou tout autre moyen, mais encore tuent auparavant leurs femmes et leurs enfants, pour faire ainsi cesser une fois pour toutes leur malheur commun et sans issue. D’autre part, les femmes recourent à l’avortement ou évitent le commerce des hommes pour ne pas donner naissance à des esclaves. ”

Les colons obtinrent par l’entremise du confesseur impérial, le père Garzia de Loyosa, de pieuse mémoire, qu’un décret de Charles Quint déclare en bloc les Indiens esclaves héréditaires des colons espagnols. Benzoni prétend que le décret ne s’appliquait qu’aux anthropophages des Caraïbes. Il fut interprété et appliqué comme valable pour tous les Indiens. Pour justifier leurs atrocités, les colons espagnols répandaient systématiquement les histoires les plus effrayantes sur l’anthropophagie et les autres crimes des Indiens, de sorte qu’un historien français de l’époque, Marly de Chatel, a pu raconter dans son Histoire générale des Indes occidentales (Paris, 1569) :

“ Dieu les a punis de leur méchanceté et de leurs vices Par l’esclavage, car même Cham n’a pas pêché contre son père Noé aussi gravement que les Indiens envers Dieu. ”

Pourtant, à peu près à la même époque, un Espagnol, Acosta, écrivait dans son Historia natural y moral de las Indias (Barcelone, 1591) que ces mêmes Indiens étaient un

“ peuple débonnaire, toujours prêt à rendre service aux Européens, un peuple qui manifeste dans son comportement une innocence si touchante et une telle sincérité que si l’on n’est pas dépourvu de toute qualité humaine, il est impossible de les traiter autrement qu’avec tendresse et amour. ”

Il y eut évidemment des tentatives pour s’opposer à ces atrocités. En 1531, le Pape Paul III publia une Bulle où il déclarait que les Indiens faisaient partie du genre humain et ne devaient donc pas être réduits en esclavage. Le Conseil Impérial espagnol pour les Indes occidentales, lui aussi, se prononça plus tard contre l’esclavage. Ces décrets réitérés témoignent plus de l’insuccès que de la sincérité de ces efforts.

Ce qui libéra les Indiens de l’esclavage, ce ne fut pas la pieuse action des religieux catholiques ni les protestations des rois espagnols, mais le simple fait que leur constitution tant physique que psychique les rendait absolument inaptes au dur travail d’esclavage. A la longue, les pires atrocités des Espagnols ne purent rien contre cette impossibilité ; les peaux-rouges en esclavage mouraient comme des mouches, s’enfuyaient ou se tuaient eux-mêmes, bref, l’affaire n’était pas du tout rentable. Ce n’est que lorsque le chaleureux et infatigable défenseur des Indiens, l’évêque Las Casas, eut l’idée de remplacer des Indiens inaptes par de plus robustes Noirs importés d’Afrique, qu’il fut mis fin aux inutiles expériences faites avec les Indiens. Cette découverte pratique a eu un effet plus rapide et plus décisif que tous les pamphlets de Las Casas sur les atrocités espagnoles. Après quelques décennies, les Indiens furent libérés de l’esclavage, et l’esclavage des nègres commença, pour durer quatre siècles. A la fin du XVIII° siècle, un honnête Allemand, le “ brave vieux Nettelbeck ” de Kelberg, capitaine de navire, emmenait de Guinée en Guyenne, où d’autres “ braves Prussiens ” exploitaient des plantations, des centaines d’esclaves noirs dont il avait fait emplette en Afrique, avec d’autres marchandises, et qu’il avait entassés dans les cales de son vaisseau, tout comme les capitaines espagnols du XVI° siècle. Le progrès du siècle des lumières et son humanité se manifestent en ce que Nettelbeck, pour remédier à la mélancolie et au dépérissement de ses esclaves, les faisait tous les soirs danser sur le pont en musique et au claquement des fouets, idée que les grossiers marchands espagnols d’esclaves n’avaient pas encore eue. Et à la fin du XIX° Siècle, en 1871, le noble David Livingstone qui avait passé trente ans en Afrique à la recherche des sources du Nil, écrivait dans sa célèbre lettre à l’Américain Gordon Bennett : “ Si mes révélations sur la situation en Oudjidji devaient mettre fin à l’effroyable commerce des esclaves en Afrique orientale, j’attacherais plus de prix à ce résultat qu’à la découverte de toutes les sources du Nil. Chez vous, l’esclavage a partout été aboli, tendez-nous votre main secourable et puissante pour obtenir aussi ce résultat. Ce beau pays est frappé du mildiou ou de la malédiction du Tout-Puissant... ”

Le sort des Indiens dans les colonies espagnoles n’en fut pas pour autant amélioré. Un nouveau système de colonisation remplaça simplement le précédent. Au lieu des Repartimientes, qui visaient directement à l’esclavage de la population, on instaura les Encomiendas. Formellement, on reconnaissait aux habitants la liberté personnelle et la propriété entière du sol. Les territoires étaient seulement placés sous la direction administrative des colons espagnols, descendants pour la plupart des premiers Conquistadores, qui devaient, en tant qu’“ Encomenderos ”, exercer une tutelle sur les Indiens déclarés mineurs et, particulièrement, répandre le christianisme parmi ceux-ci. Pour couvrir les frais de la construction d’églises comme pour les dédommager de leur propre peine dans l’exercice de leur tutelle, les “ Encomenderos ” avaient le droit légal de lever sur la population des “ redevances modérées en argent et en nature ”. Ces prescriptions suffirent pour transformer bientôt les “ encomiendas ” en enfer pour les Indiens. On leur laissait la terre, propriété indivise des tribus. Les Espagnols n’y comprenaient ou ne voulaient y comprendre que les terres arables. Les terres inutilisées ou même souvent celles qui étaient en jachère, ils se les appropriaient comme “ pays désert ”, de façon si systématique et éhontée que Zurita écrit à ce sujet :

“ Il n’y a pas une parcelle de sol, pas une ferme qui n’aient été déclarées propriété des Européens, sans égard pour l’atteinte ainsi portée aux intérêts et aux droits de propriété des indigènes que l’on force ainsi à quitter les territoires habités par eux depuis des temps immémoriaux. Il n’est pas rare qu’on leur prenne même les terres cultivées par eux-mêmes sous le prétexte qu’ils ne les auraient ensemencées que pour empêcher les Européens de se les approprier. Grâce à ce système, les Espagnols ont tellement étendu leurs possessions dans quelques provinces qu’il ne reste plus de terre du tout à cultiver pour les Indiens. ” [9]

En même temps, les “ Encomenderos ” augmentèrent tellement les redevances “ modérées ” que les Indiens étaient écrasés sous les charges.

“ Tous les biens de l’Indien ”, dit le même Zurita, “ ne lui suffisent pas à payer les impôts. On rencontre chez les peaux-rouges beaucoup de gens dont la fortune ne se monte même pas à un “ peso ” et qui vivent de leur travail salarié ; il ne reste pas même assez aux malheureux pour entretenir leur famille. C’est pourquoi si souvent les jeunes gens préfèrent les relations hors mariage, surtout quand leurs parents ne disposent pas même de quatre ou cinq “ reals ”. Les Indiens peuvent difficilement s’offrir le luxe de vêtements ; beaucoup, n’ayant pas les moyens de se vêtir, ne sont pas en état d’assister au service divin. Quoi d’étonnant à ce que beaucoup tombent dans le désespoir, ne trouvant pas les moyens de procurer la nourriture nécessaire à leurs familles... J’ai appris lors de mes derniers voyages que beaucoup d’Indiens se sont pendus par désespoir, après avoir expliqué à leurs femmes et à leurs enfants qu’ils le faisaient parce qu’ils ne pouvaient payer les impôts exigés d’eux. ”

Pour compléter le vol des terres et la pression des impôts, vint le travail forcé. Au début du XVII° siècle, les Espagnols reviennent au système formellement abandonné au XVI° siècle. L’esclavage a été aboli pour les Indiens ; il est remplacé par un système particulier de travail forcé qui ne s’en distingue presque pas. Dès le milieu du XVI° siècle, voici quelle est, selon la description de Zurita, la situation des Indiens salariés travaillant chez les Espagnols :

“ Les Indiens n’ont d’autre nourriture pendant tout ce temps que du pain de maïs... L’“ Encomendor ” les fait travailler du matin jusqu’au soir, les laissant nus dans le gel du matin et du soir, sous la tempête et l’orage, sans leur donner d’autre nourriture que des pains à demi-moisis... Les Indiens passent la nuit à l’air libre. Comme on ne verse le salaire qu’à la fin de la période de travail forcé, les Indiens n’ont pas les moyens de s’acheter les vêtements chauds nécessaires. Rien d’étonnant à ce que, dans de telles conditions, le travail chez les “ Encomenderos ” soit extrêmement fatigant ; il peut être considéré comme une des causes de leur rapide extinction. ”

Or ce système de travail salarié forcé fut instauré légalement par la Couronne espagnole au début du XVII° siècle. La loi explique que les Indiens ne voulaient pas travailler d’eux-mêmes mais que sans eux, les mines ne pouvaient que difficilement être exploitées, malgré la présence des Noirs. On oblige donc les villages indiens à fournir le nombre de travailleurs exigés (un septième de la population au Pérou, un quart en Nouvelle Espagne), qui sont livrés à la merci des “ Encomenderos ”. Les mortelles conséquences du système apparaissent bientôt. Dans un écrit anonyme adressé à Philippe IV et intitulé Rapport sur la dangereuse situation du royaume du Chili du point de vue temporel et spirituel, on peut lire : “ La diminution rapide du nombre des indigènes a pour cause bien connue le système du travail forcé dans les mines et dans les champs des “ Encomenderos ”. Bien que les Espagnols disposent d’une énorme quantité de nègres, bien qu’ils aient soumis les Indiens à des impôts infiniment plus lourds que ceux-ci n’en avaient versé à leurs chefs avant la conquête, ils estimaient néanmoins impossible de renoncer au système des travaux forcés. ”

Rosa Luxemburg

Introduction à l’Economie politique

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