Accueil > 24 - Commentaires de livres > Les amitiés politiques entre les Officiers libres de Nasser et les Frères (...)

Les amitiés politiques entre les Officiers libres de Nasser et les Frères Musulmans égyptiens décrites par Sadat dans "Révolte sur le Nil" (1957), chapitre 10

lundi 11 juillet 2011, par Alex

Afin d’effrayer les travailleurs d’ici et de là-bas, des "spécialistes" de la politique des pays arabes aiment à présenter les Frères Musulmans égyptiens comme des bêtes traquées par le régime Nasserien depuis 1952, comme les seuls opposants radicaux et organisés. Or il y eut différentes politiques appliquées à leur égard par le régime. Mais surtout, à la naissance même du régime égyptien, il y avait un accord profond, sur un terrain de classe, entre les Officiers libres et les Frères Musulmans. Face à la défaillance de la bourgeoisie nationale ces organisations petite-bourgeoises voulaient jouer en partie le rôle que cette classe sociale ne pouvait pas jouer.

Pour s’en convaincre il suffit de lire Sadat, qui succédà à Nasser comme président en 1970, remplacé par Moubarak en 1981.

Au chapitre 10 de « Révolte sur le Nil » (texte complet ci-dessous) dans lequel Sadat décrit les relations des partisans de Nasser avec les Férères Musulmans on lit (cette phrase n’est-elle pas d’actualité en juillet 2011 ?) :

la Confrérie multiplia les ouvertures en vue de se rapprocher de l’armée. Au sujet de tout cela, notre chef avait une opinion. Dans la lutte longue et difficile, sur le plan moral, que l’armée devra mener avant de triompher, elle voyait la secte des Frères Musulmans, dans la déchéance civique et au milieu de la dissolution générale, comme une force saine, la seule avec laquelle elle pouvait s’unir sans se diminuer.

Cette phrase est significative, il n’y a pas de désaccord sur le fond avec les Frères Musulmans. Sadat décrit la période 1945-1952 comme pré-révolutionnaire, la situation de l’Egypte terrain favorable au communisme. Cela est vrai, mais cette révolte populaire, ouvrière n’est pas vue comme positive par Sadat, qui la compare à un chaos :

Du point de vue national, on peut dire que, de mai 1945 à juillet 1952, l’Egypte a vécu dans la terreur, avec les plus sévères restrictions aux libertés de réunion, de parole et de presse. Elle est dans une situation pré-révolutionnaire. C’est une des périodes les plus tristes de son histoire, où elle sera désolée par une effroyable épidémie de choléra et fera l’expérience de l’isolement international, de l’impopularité au dehors, de la défaite et de l’anarchie à l’intérieur.
Deux forces également redoutables vont profiter de ces défaillances nationales : le communisme et le mouvement des Frères Musulmans.

Mais c’est avec les Frères Musulmans, l’extrême droite que Nasser est prêt à s’allier. Les conflits entre les partis nationalistes et les partis religieux peuvent être comparées à celles entre les partis fascistes et les partis staliniens des années 30 : il n’y a pas d’opposition de classe, mais une concurrence entre petits-bourgeois aus service d’une politique bourgeoise (cf Trotsky : contre le national-communisme, aout 1931)

Révolte sur le Nil, par Anwar El Sadat, chapitre 10

Les Frères Musulmans et les Officiers Libres
Le Mouvement révolutionnaire paraît au grand jour

APRÈS la guerre, l’Egypte a participé à deux associations d’Etats : l’une régionale, la ligue des Etats arabes ; l’autre mondiale, l’O.N.U. Cette double promotion dans l’échelle internationale va peser lourd dans ses destinées.

La guerre a été une révolution partielle et l’Egypte s’en ressent, elle dont l’horizon politique embrasse maintenant l’ensemble du monde arabe, du golfe Persique au bord de l’Atlantique, et de l’océan Indien aux plateaux de l’Asie centrale. Les plus avisés d’entre les Egyptiens comprennent que leur pays, figé dans l’immobilisme. ne possède ni la capacité politique, ni les moyens matériels de donner aux aspirations de cette vaste constellation de nations une expression durable. Ils ont conscience de la disproportion entre cette charge et sa condition. Ils sentent que seul un changement révolutionnaire permettrait à l’Egypte de remplir son rôle de nation dirigeante et de guide moral de l’Orient arabe, que ce rôle est lié à la marche en avant du monde et à son évolution politique.

La condition internationale d’un Etat moderne est étroitement liée à son régime. Les ambitions nationales n’ont aucune valeur ni aucune chance de se réaliser si elles ne puisent pas leur sève dans un sol interne, solide et sain, duquel seul dépendent les possibilités concrètes de la politique extérieure ; cette condition essentielle manquait à notre pays.
Constituée le, 22 mars 1945 sur l’initiative de l’Egypte, la Ligue arabe a pour objectif, non seulement de resserrer les liens culturels, politiques et économiques entre les Etats membres, mais encore de poursuivre la libération des pays frères encore sous tutelle étrangère.

Le fait qu’elle ait été encouragée par l’Angleterre et qu’elle ait été réunie sur l’initiative de Nahas et de Nouri el Saïd, le premier ministre irakien qui, tous deux, furent installés au pouvoir avec le concours des tanks Churchill dans des circonstances identiques et presque dans le même temps, avait d’abord suscité la méfiance des patriotes qui voyaient dans le nouveau corps une combinaison wafdiste-hachémite manigancée par le Foreign Office.

Nahas conçut la Ligue comme un club de politiciens, une association de partis nationalistes qui visaient à l’unité et à l’indépendance arabes en entretenant l’agitation.

Après le renvoi de Nahas, Farouk tenta de changer cet objectif premier en vue de consolider son trône
chancelant en transformant la Ligue en une espèce de Sainte-Alliance. En mars 1946, il invita les souverains et les chefs d’Etats arabes à la Conférence d’Inchass, cependant que les chefs de gouvernement se réunissaient au Caire. Il ne fut plus question d’unité, mais seulement du maintien du statu quo.

Après l’échec de la tentative de Nahas pour faire du nouvel organe un instrument de propagande à l’usage du parti wafdiste et l’échec de Farouk pour en faire un instrument de despotisme réactionnaire, la Ligue cessa de servir à des fins particulières pour devenir graduellement une tribune d’où la voix plus ou moins sonore de l’arabisme s’est fait entendre du monde extérieur. Loin d’être ce véhicule des intérêts britanniques qu’avait rêvé M. Anthony Eden dans le discours qu’il avait prononcé aux Communes au début de 1943, la Ligue devint, la crise palestinienne aidant, le centre de la lutte contre l’impérialisme et gagna ainsi la faveur des nationalistes. En dépit des ambitions, des intrigues et des rivalités dynastiques, elle sut s’ériger en une institution compacte et vivante avec laquelle le monde devra compter pour le règlement des grandes questions internationales.

Du point de vue national, on peut dire que, de mai 1945 à juillet 1952, l’Egypte a vécu dans la terreur, avec les plus sévères restrictions aux libertés de réunion, de parole et de presse. Elle est dans une situation pré-révolutionnaire. C’est une des périodes les plus tristes de son histoire, où elle sera désolée par une effroyable épidémie de choléra et fera l’expérience de l’isolement international, de l’impopularité au dehors, de la défaite et de l’anarchie à l’intérieur.

Deux forces également redoutables vont profiter de ces défaillances nationales : le communisme et le mouvement des Frères Musulmans. L’opposition subversive tend à se cristalliser autour de ces pôles extrêmes. Durant la guerre et les années qui la suivirent immédiatement, a déferlé sur le monde une vague révolutionnaire qui s’est identifiée tantôt avec le communisme, tantôt avec le nationalisme, et qui a été tantôt violente et tantôt paisible, mais son trait essentiel a été partout l’aspiration vers plus de justice sociale. Ce phénomène a affecté notre pays.

On peut rapprocher l’essor pris par le communisme dans le Proche-Orient du succès remporté en Extrême-Orient par les courants bolcheviques, qui ont puisé leur force dans un sentiment de révolte nationale. C’est dans les pays où il peut exploiter en même temps le malaise social et le ressentiment national que le communisme s’impose généralement. Tant qu’il sera sous le joug du colonialisme, l’Orient constituera la ligne de moindre résistance au bolchevisme.

Nous assistons ainsi à la naissance d’un fanatisme nouveau, le communisme, et à la renaissance d’un fanatisme ancien, celui des Frères Musulmans, qui, progressant d’abord parallèlement, finiront par se rejoindre et se coaliser. Le rôle passif des Egyptiens durant les hostilités n’avait pu ni satisfaire ni épuiser les besoins du patriotisme agissant et les énergies comprimées. Le seul parti nationaliste — le Wafd — n’exerça aucune séduction sur l’esprit de la jeunesse. Il était démagogique, mais au fond socialement réactionnaire. La Confrérie draine vers elle les forces explosives ; l’aveuglement des gérontes au pouvoir facilitera ce dangereux transfert. En 1945, elle est déjà une organisation extrêmement puissante et elle ne manque pas de le faire sentir. Eli réusit un moment à galvaniser l’opinion publique. Le fanatisme qui la caractérise est nationaliste dans une large mesure, mais il reflète aussi le mécontentement populaire. Sous la pression des circonstances, elle se dédouble en une société politique secrète et terroriste. Devant ce péril en puissance, notre groupe adopte une
attitude vigilante, tout en montrant de la souplesse et en conservant sa capacité de manœuvre.

Dans cet intervalle, la Confrérie multiplia les ouvertures en vue de se rapprocher de l’armée. Au sujet de tout cela, notre chef avait une opinion. Dans la lutte longue et difficile, sur le plan moral, que l’armée devra mener avant de triompher, elle voyait la secte des Frères Musulmans, dans la déchéance civique et au milieu de la dissolution générale, comme une force saine, la seule avec laquelle elle pouvait s’unir sans se diminuer. Nous étions dans une période de mobilisation révolutionnaire ; nous avions le souci de renforcer notre position et de rechercher des alliances pour contre-balancer les partis au pouvoir. Une alliance déclarée avec la Confrérie était de nature à préparer l’opinion à l’insurrection qui éclaterait à la première opportunité. Gamal accueillit favorablement l’idée de coopération, mais il refusa d’envisager l’éventualité d’une fusion avec la secte, qui aurait signifié notre absorption par elle.

Je pensais moi-même que nos efforts réunis accompliraient de grandes choses. Notre mentor, le général Aziz El Masri, montrait plus de réserve : « Soyez Frères Musulmans si vous le voulez, mais ne vous arrêtez pas là, nous disait-il. Ne vous soumettez à aucun système. Adaptez vos actes à la nature des choses sans vous attacher à des abstractions quelconques. Tâchez d’harmoniser le spiritualisme religieux avec le positivisme scientifique. Lisez et éclairez-vous. Voyagez, parcourez le globe, observez les peuples et leurs coutumes. Vos
vues s’élargiront alors à tel point que vous vous aperce­vrez qu’il vous sera malaisé de vous commettre avec des sectaires fanatiques. » Sans doute avait-il pressenti le nihilisme qui se dissimulait sous le mysticisme pas­sionné de la secte et avait-il voulu donner à nos éner­gies un dérivatif plus sain que celui-là.

Ce n’est plus aujourd’hui un secret que de nombreux officiers de notre groupe sympathisèrent avec les Frères Musulmans. Le trait d’union entre ces derniers et l’ar­mée était toujours le commandant Abdel Raouf. Après avoir subi les épreuves, les candidats étaient confiés au commandant Mahmoud Labib qui se chargeait de leur initiation.

Si vous interrogiez l’un d’eux aujourd’hui, il vous dévoilerait les mystères de ce rite.
Le cérémonial de réception comportait une mise en scène destinée à produire une forte impression sur l’esprit du candidat et à lui en imposer par le mys­tère.

Le postulant était invité à se rendre, la nuit, au quartier de Saliba. Arrivé à un endroit donné, il devait se laisser guider par un émissaire de la secte à travers un dédale de ruelles étroites et obscures, où il était accueilli par les officiants, qui le conduisaient au pre­mier étage, dans une salle à peine éclairée où se dérou­lait la cérémonie.
Un des officiants s’avançait alors, presque impercep­tible dans la pénombre, et invitait le postulant à s’as­seoir devant une table sur laquelle étaient posés un Coran et un revolver. Il lui faisait répéter le ser­ment, mot à mot, une main posée sur le Coran, l’autre sur le pistolet. Le candidat jurait de garder une loyauté et une obéissance absolues à la secte et de ne pas divul­guer ses secrets. Le serment faisait de lui un membre et il était alors considéré comme un instrument entre les mains de ses supérieurs. Cette solennité étant termi-
née, l’officiant quittait la pièce suivi de ses assistants. Le nouvel adepte y était laissé un moment seul à ses méditations. Il était reconduit ensuite avec le même cérémonial hors du faubourg. Il était initié.

La coopération de notre organisation avec la secte ne pouvait être qu’un pis-aller, car le principe était de ne lier son sort à aucun individu ou à aucun corps. Cela n’allait pas tout seul. Les heurts et les malentendus se multiplièrent. Dans leurs rapports avec les officiers ini­tiés, les Frères Musulmans commirent de nombreuses erreurs psychologiques.
Les nouveaux adeptes s’étaient imaginé que leur rô­le dans la secte serait l’instruction militaire de la jeu­nesse ardente qui y adhérait alors en masse. Or, dans ces formations, on ne faisait pas de distinction entre les militaires et les civils. Il arrivait qu’à l’entraînement, les officiers se voyaient commander par un civil qui, att surplus, prétendait leur donner des leçons sur la ma­nière d’utiliser un fusil. Un tel procédé n’était pas sans indisposer nos officiers, car instinctivement le mili­taire éprouve de la répugnance à recevoir des ordres d’une autre autorité que celle de ses supérieurs hiérar­chiques.

En outre, le programme des Frères ne leur apparais­sait ni intelligent, ni intelligible. Leurs vues manquaient de clarté, leurs intentions étaient ignorées de tous, même des plus avertis. Les officiers posaient parfois cette question : Que nous demande-t-on au juste ? Et on leur répondait ceci : Vous fier aveuglément au Gui­de Suprême et faire ce qu’il vous sera demandé de faire au moment opportun. On savait vaguement que « quel­que chose allait être fait ». Et c’est tout.

Ainsi, l’union fut loin d’être idyllique en Ire l’armée et la secte, mais, comme elle n’avait pas encore jeté le masque et commencé sa carrière de meurtres et de terreur, rompre avec elle eût été une erreur de tactique dans celle phase cruciale de nos préparatifs.
En août 1945, le premier ministre Nokrachy pacha, prenant la parole au Sénat, annonça l’intention de son gouvernement de négocier avec l’Angleterre un traité *n vue de l’évacuation des troupes étrangères et de l’in­corporation du Soudan à l’Egypte. En novembre, le dis­cours du trône précisa que ces négociations avaient déjà ,été entamées.
Le ton des déclarations officielles dissimulait mal la nervosité et l’impatience extrêmes de l’opinion publi­que, enflammée par la presse redevenue libre et par l’éloquence des prédicateurs des Frères Musulmans. Il était clair que l’agitation allait gagner le pays tout en­tier, à moins que Nokrachy n’obtînt des Anglais des concessions capables de satisfaire le nationalisme égyp­tien à son paroxysme. Mais ceux-ci furent d’une incons­cience incroyable et ne montrèrent pas la moindre vel­léité de faire un geste conciliant. Les troupes britan­niques étaient installées au Caire comme à perpétuelle demeure. Le quartier général du Moyen-Orient y avait réquisitionné les plus beaux immeubles et n’avait pas l’air de vouloir s’en aller. L’opinion publique éclata ; il y eut des émeutes, du sang versé, des attaques contre les militaires anglais.
En décembre 1945, le gouvernement de Nokrachy revint à la charge. Il adressa une note ’officielle à Lon­dres demandant la révision des rapports existant entre les deux pays et leur rajustement équitable. La note
avertit le Foreign Office que la présence, même occulte, de troupes impériales serait considérée par tous les Egyptiens sans exception comme une intolérable humi­liation à l’amour-propre national.
Ce fut peine perdue. Le Foreign Office répondit d’une manière évasive, inaugurant une nouvelle tacti­que : gagner du temps.
Ces manœuvres dilatoires exaspérèrent le sentiment populaire et provoquèrent une recrudescence de la vio­lence et des désordres. Elles provoquèrent aussi la dé1 mission de Makram Ebeid et celle de deux autres minis­tres, et finalement la chute du ministère.
Une seule alternative s’offrait au roi pour résoudre la crise : rappeler le Wafd à la tête des affaires ou bien : confier celles-ci à un indépendant capable de faire face à la situation. Le choix d’Ismaïl Sedky fut le moins mauvais.
Composé de libéraux et d’indépendants, le nouveau ministère obtint un vote favorable des Chambres, mais il n’avait pas la couleur politique qu’il fallait pour apai­ser l’opinion, de plus en plus inquiète et mécontente. Le 7 mars 1946, trois semaines après sa constitution, le gouvernement annonça l’ouverture de négociations avec le Foreign Office. Le peuple ne s’en contenta pas et se souleva : il y eut des émeutes, des barricades et, com­me toujours, des morts, la fleur de notre jeunesse mi­traillée impitoyablement. Une bataille rangée eut lieu sur le pont de Guizeh, où tombèrent une vingtaine d’universitaires.
Cette vague de violence eut des effets salutaires sur les Anglais. Le Premier, M. Clément Attlee, décida l’éva­cuation du Caire et d’Alexandrie. L’ambassadeur Lord Killearn, maintenant honni de tous les Egyptiens, fut rappelé à Londres et, lorsqu’il y arriva, il ne fut pas reçu par le premier ministre Attlee, indigné de son comportement. Le 4 juillet 1946, la citadelle du Caire fut remise à l’armée égyptienne ; le 30 juillet, il fut an­noncé que le quartier général des troupes du Moyen-Orieul serait retiré du Caire pour être installé dans la /.onc du canal avant la fin de l’année et que toutes les troupes cantonnées en Egypte seraient repliées dans celte même zone avant le 1er mai 1947.
L’Angleterre n’avait cédé qu’à la force ; il fallait poursuivre cet avantage. Sedky préféra la répression à l’intérieur et l’invariable dialogue avec le Foreign Offi­ce. Il conclut une trêve avec les Frères Musulmans pour ne pas affronter leur terrorisme. Les patriotes ont vu dans ce pacte une trahison de l’idéal révolutionnaire. Il a été la cause de notre rupture momentanée avec la Confrérie.

En attendant, l’Angleterre tirait toujours les ficelles et gagnait du temps. Sedky partit pour Londres, rencon­tra le secrétaire d’Etat au Foreign Office, M. Bevin, rap­porta dans sa valise un projet de traité qu’une déclara­tion maladroite du gouverneur général du Soudan, en date du 7 décembre, torpilla. Le lendemain, Sedky lui-même fut torpillé.
Nokrachy lui succéda. Le 27 janvier 1947, il annon­çait la rupture des pourparlers avec Londres. En juil­let, il soumit une note très énergique au Conseil de Sécurité de l’O.N.U. réclamant l’évacuation immédiate et totale des troupes britanniques stationnées en Egypte et la fin du régime colonial au Soudan. Il défendit per­sonnellement la thèse égyptienne à Lake Success ; il le fit brillamment et avec autorité : moralement aussi bien que juridiquement, la position de l’Egypte était très forte.
C’est ce moment solennel que Nahas choisit pour envoyer au Conseil de Sécurité son fameux télégramme dans lequel il affirmait que Nokrachy ne représentait pus l’Egypte et que le Wafd ne se considérerait lié par aucune décision prise par le Conseil. Cette intervention
déplacée est peut-être sans précédent dans les annales de la diplomatie. Elle a suscité la stupeur des Egyptiens. Cet incident démontre éloquemment, s’il en est besoin, combien les questions de personnes prévalaient sur les questions de principe dans l’ancien régime.
La situation devient si menaçante que, le 24 fé­vrier 1947, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington annonce au State Department la décision prise par son gouvernement de retirer les troupes bri­tanniques de la Grèce et de la Turquie. L’impérialisme est en équilibre instable, frôlant la chute verticale. Le retrait des troupes britanniques du bassin oriental de la Méditerranée, coïncidant avec la crise palestinienne à Son point culminant et à la résistance armée dans la vallée du Nil, fait du Moyen-Orient une zone dange­reuse exposée à une poussée russe et le point faible de la stratégie globale du monde occidental. En prenant une mesure aussi humiliante pour son amour-propre de puissance mondiale, l’Angleterre cherche désespérément à concentrer ses efforts sur la base militaire du canal de Suez. Mais elle ne la gardera pas longtemps.
A son retour de Lake Success, Nokrachy pacha retrouvera une Egypte ravagée par un effroyable fléau : le choléra. La divine Providence l’en rendra maîtresse.
Cependant que ces événements se déroulaient dans l’arène politique, nous nous concertions dans les coulis­ses. Lorsque je dis « nous », je pense au groupe de Man-kabnd, aux révolutionnaires de la première heure.

Les personnes peuvent se rallier autour d’un idéal, avoir en lui une conviction profonde capable de les exalter jusqu’au fanatisme. Mais le lien qui unit les esprits n’unit pas nécessairement les cœurs et ne sau-ruil annihiler les passions et neutraliser les ambitions. Je crois que le secret de notre réussite a résidé dans une attitude humaine, dans une solidarité vivante fon­dée sur la loyauté et l’amitié. Sans elles, nous ne serions pas arrivés au 23 juillet sans qu’il y ait eu parmi nous un seul traître, un seul défaitiste. Notre société compre­nait plus de mille officiers. Le destin mit au-devant de la scène un très petit nombre d’entre eux ; le reste est demeuré dans l’anonymat. Les uns sont devenus mem­bres du Conseil de la Révolution ; les autres poursui­vent l’œuvre commencée avec la même ardeur, la même loyauté. N’est-ce pas là une magnifique illustration de la qualité humaine à laquelle j’ai fait allusion, en même temps que de fidélité à un idéal commun ?

Nous nous réunissions régulièrement pour parer aux circonstances. Notre principe était d’adapter nos actes aux variations des faits, sans tenir compte des idées préconçues. Le commencement a été constitué au cours de ces réunions. On tenait conseil souvent chez le com­mandant Khalek Mohi Eddine, rue Khalig, à Helmieh ; parfois chez le commandant Kamal Eddine, à Sayeda Zeinab, ou bien chez Gamal Abdel Nasser dans la mai­son qu’il habitait à l’angle de la rue El Malek et de la rue Malika Nazli ; nous avons tenu séance également chez le colonel Osman Nouri, aujourd’hui chef du deuxième bureau, dans l’appartement qu’il occupait à la rue Guesr, dans la banlieue d’Héliopolis, parfois aussi dans la villa de Hussein Hammouda à Manchiet El Bakri. On voyait toujours, dans ces conciliabules, Abdel Hakim Amer, Abdel Méguid Fouad, Talaat Khairi, Abdel Moneim Abdel Raouf, pour ne citer que ceux-là. Il va de soi que nous n’avions pas réussi à rallier à notre mouvement la totalité des officiers. Il y avait dans l’armée des éléments flottants qui ne pouvaient m nous aider, ni nous nuire, et des éléments agissant ;. comme ceux du groupe de Mouslapha Scdky qui étaient engagés dans l’action, mais qui étaient trop irréfléchis pour nous être utiles et desquels nous ne voulions pas ; enfin, il y avait les opportunistes plus soucieux de faire une carrière qu’une révolution : ceux-là étaient trop méprisables pour être pris en considération.

L’objet immédiat de notre programme était d’orga­niser l’opposition au gouvernement du jour et à ses méthodes oppressives ; l’objet lointain était le renver­sement du régime monarchique et l’établissement d’une république démocratique. Ce double but présupposait la conscience politique et la conscience sociale chez les officiers ; encore fallait-il s’en assurer.

Le commandement renonça aux menées secrètes pour passer à la propagande ouverte. Il fut décidé que, dans cette phase de préparation morale, l’isolement serait abandonné. Le mouvement était devenu trop puissant pour être contenu dans les limites d’une orga­nisation secrète. D’abord clandestine, notre activité parut au grand jour pour redevenir secrète dans la phase finale qui a précédé le coup d’Etat. Le secret pré­sume la conspiration et ralentit le recrutement des adeptes. Loin d’être ténébreuse, notre cause se confon­dait avec la cause nationale.

Les affiliés furent encouragés à s’infiltrer dans tou­tes les unités de l’armée pour amener de nouvelles recrues. Des conférences et des débats publics furent organisés. On discuta les problèmes de l’heure. Ces réu­nions attirèrent nombre de jeunes gens avides de s’éclai­rer, de connaître l’opinion des autres et de s’affirmer intellectuellement. Jusqu’alors l’existence des officiers avait été toute de routine : théories de stratégie, mathé­matiques, balistique, histoire militaire, exercices prati­ques. Maintenant, elle était plus pleine et marquée par le social. Le commandement du mouvement révolution­naire veilla à ce que les jeunesses de l’armée ne fussent pas attirées par les nombreuses sociétés plus ou moins secrètes qui fleurissaient en Egypte à cette époque. Il tenait essentiellement à garder à notre société une entité distincte. Son attitude était distante, mais vigilante ; nous étions prêts à intervenir vigoureusement.

Nous sommes même allés plus loin. Nous avons averti les partis d’avoir le souci de l’intérêt public et de le placer au-dessus de l’intérêt des clans et des suren­chères démagogiques. Puis, nous avons rompu avec la Confrérie qui, oublieuse de ses intentions primitives, avait pactisé avec le gouvernement ennemi du peuple. Enfin, nous avons envoyé un représentant de notre Co­mité faire part au chef du cabinet royal Ahmed Hassa-nein du sujet de grave préoccupation que constituait pour l’armée la gestion déplorable des affaires de l’Etat.
On aurait mauvaise grâce, après cela, de prétendre que la Révolution n’a pas donné une chance à ses ennemis.

Le mécontentement des jeunes cadres inquiétait les officiers supérieurs de tout poil acquis au roi oppres­seur ; les politiciens au pouvoir s’avisèrent que le sérum préventif de ce mal menaçant se trouvait dans les cais­ses de l’Etat et qu’en l’injectant dans les poches des officiers libres, la tension baisserait. Les promotions massives qui s’abattirent sur nous, hors de propos, nous surprirent d’abord, mais nous ne tardâmes pas à décou­vrir les noirs desseins qu’elles cachaient. Le gouverne­ment essayait de nous corrompre par ce moyen et de nous éïoigner des masses en faisant de nous des satis­faits. C’était connaître bien mal la mentalité de la géné­ration montante et se tromper grossièrement, car la méthode qui consiste à combler une catégorie de citoyens au détriment des autres engendre une injustice
qui vient s’ajouter aux autres. Cette pratique malhon­nête était courante et elle sera utilisée jusqu’aux der­niers instants de l’ancien régime.

C’est ainsi que le 25 juillet 1952 - - deux jours après le coup d’Etat — Faroùk conféra le bâton de maréchal au général Na-guib, dans le but que l’on devine et qui fut naturelle­ment refusé. Il était dit que le dernier roi d’Egypte demeurerait sans scrupules jusqu’au bout.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.