Accueil > 16- EDITORIAUX DE "LA VOIX DES TRAVAILLEURS" - > Editorial du 7 août 1962

Editorial du 7 août 1962

mercredi 16 mai 2012, par Robert Paris

L’État et la révolution

Ce n’est un secret pour personne que la crise qui a secoué la direction du FLN et l’Algérie, n’est que très superficiellement et très provisoirement résolue par la constitution et l’installation à Alger du « bureau politique », où Ben Bella et sa tendance ont la majorité. Formellement, ce bureau doit démissionner lors de la prochaine réunion du CNRA qui doit avoir lieu peu de temps après les élections du 2 septembre. Et le CNRA est très partagé : la réunion de septembre comprendra les hommes qui justement ne sont pas parvenus à Tripoli à se mettre d’accord sur un tel bureau. Quant au fond, les divergences qui ont amené la crise demeurent, et la solution actuelle est une solution de compromis et non pas un accord. Compromis prévisible car ne pas y aboutir eut été un suicide politique de la part des dirigeants algériens (ils se sont déjà considérablement discrédités auprès des masses populaires et cette « vacance du pouvoir » risquait en se prolongeant de voir ces masses intervenir directement). Mais les problèmes ayant amené la crise subsistant et aucun des problèmes qui se posent à l’Algérie nouvelle n’étant même pas en voie de résolution, de nouvelles crises, plus ou moins voyantes, ne peuvent manquer de surgir.

Quant à l’aspect superficiel les déclarations, tant de la Wilaya III que de la Wilaya IV, sont sans équivoque : les dirigeants de l’ALN se considèrent comme dépositaires et seuls garants de la volonté populaire :

« En définitive, il est dangereux pour le pays et pour notre révolution de porter atteinte même indirectement, à la seule force organisée du pays qui reste l’ALN Nous comprenons, mieux, nous souhaitons, la reconversion ; mais jusqu’à la Constituante et l’instauration d’une institution algérienne, l’ALN et le FLN doivent demeurer les gardiens vigilants de la révolution. Jusqu’à la constitution de notre armée nationale l’ALN reste une armée de militants, et de militants en armes ». (communiqué de la wilaya IV du 5 août). Le bureau politique ne peut donc en fait diriger le pays que par le canal de l’Exécutif provisoire, ou par celui de l’ALN Et c’est l’ALN qui est la principale, sinon la seule, force organisée du pays. Mais les différentes wilayas, ou plus exactement leurs dirigeants, sont loin d’être d’accord entre eux, (la crise eut été résorbée beaucoup plus tôt si cela avait été) et pour le bureau politique le problème reste entier.

Ce dernier possède cependant un atout d’importance : c’est lui qui va choisir les candidats qui se présenteront, le 2 septembre, au suffrage des électeurs, au scrutin majoritaire. C’est dire que c’est ce bureau politique qui va choisir les membres de la future constituante et, qu’à part les représentants des populations de souche européenne (les accords d’Evian prévoient une représentation minimum) il n’y aura guère d’opposants à la tendance de la majorité du bureau politique et guère de représentants des différentes tendances qui peuvent exister en Algérie, au sein ou à l’extérieur du FLN La réunion du CNRA doit suivre les élections, c’est dire que l’enjeu de la bataille de ce dernier mois était bien le choix des députés.

Ni l’un ni l’autre des deux principaux courants qui s’opposaient ne s’appuyait directement sur les masses car il eut été facile alors de demander aux directions locales du FLN de se prononcer sur le choix des candidats. Et, sans discuter de la « démocratie » que représente une assemblée constituante élue suivant les critères des démocraties bourgeoises, mais qui était imposée par les accords d’Evian, des dirigeants tant soit peu démocratiques auraient recours non au scrutin majoritaire mais à des élections proportionnelles.

Quant aux dirigeants de l’ALN et en particulier ceux de la wilaya IV ce n’est pas parce qu’ils se proclament les dépositaires de la volonté populaire qu’ils le sont réellement. Ces dirigeants disent qu’ils sont des militants en armes. c’est vrai. Mais des militants organisés militairement, et uniquement militairement. La discipline qui règne au sein de l’ALN n’est absolument pas comparable à la discipline d’un parti, même très centralisé, où la base a un certain contrôle de ce qui se passe au sommet . Et l’on ne saurait oublier que les dirigeants de la wilaya IV, non seulement ne dépendent de personne dans leur zone (l’Algérois), c’est-à-dire qu’ils ne partagent le pouvoir avec aucun conseil représentant la population, les travailleurs ou les paysans et élus par eux, mais qu’en plus ils ont occupé Alger, désarmé sinon arrêté les dirigeants de la zone autonome, et en tous cas désarmé tous les militants du Front qui se trouvaient à Alger. Curieuse façon de concevoir le « peuple en armes », la même finalement que celle des généraux des armées impérialistes. Durant la guerre et l’illégalité il était concevable que les chefs de l’ALN exercent une certaine « dictature » mais, depuis un mois, il n’y a aucune raison pour qu’ils n’aient pas cherché à associer les travailleurs des usines et des champs, les intellectuels et bien d’autres à la direction, sinon des affaires du pays, du moins de la zone sur laquelle s’étend leur juridiction. Aucune raison autre que le fait que les dirigeants de l’ALN, que ce soit ceux de l’état-major général ou ceux des différentes wilayas, ne représentent pas plus les aspirations populaires directes que les hommes du GPRA ou du bureau politique.

Il n’est pas exclu que, malgré leurs déclarations, une ou plusieurs wilayas sinon toutes, n’acceptent pas les décisions de la constituante, en particulier en ce qui concerne une éventuelle reconversion de l’ALN Il y a même des chances pour que les dirigeants de l’ALN exercent une pression directe sur le pouvoir qui en sortira. (Cela ne veut pas dire que cette pression s’exercera obligatoirement dans un sens réactionnaire).

L’Algérie n’a donc pas écrit la première page de son histoire, Les hommes qui s’affrontent à l’heure actuelle, quelles que soient leurs phrases sur un socialisme algérien ou sur la réforme agraire, ne représentent pas plus les masses populaires les uns que les autres. Ils représentent des façons différentes de concevoir l’installation en Algérie d’un État défendant et sauvegardant les intérêts de la bourgeoisie nationale algérienne. Ces hommes sont tous décidés à faire un certain nombre de concessions aux masses, à prendre un certain nombre de mesures, compatibles avec cette domination, et qui restent dans le cadre des conceptions de la petite-bourgeoisie radicale, telles que la nationalisation d’un certain nombre de moyens de production et une réforme agraire.

Au sortir de la guerre qui vit pendant sept ans tout un peuple se dresser contre l’impérialisme français, les hommes qui s’affrontent, qu’ils soient du groupe de Tlemcen, du GPRA ou des wilayas, sont d’accord sur le fond du problème : comment désarmer moralement et matériellement le peuple algérien pour construire un État bourgeois. Ils sont en désaccord sur la façon de le faire, et dans le cas des dirigeants de l’ALN, sur le fait d’être eux-mêmes désarmés. Il ne s’agit pas pour eux d’éviter de satisfaire certaines aspirations populaires, telle la réforme agraire, mais de créer un État qui ne soit pas l’émanation directe du peuple en armes, car si ils s’identifient à ce dernier, ils ne font pas l’inverse.

S’il était dans ces hommes des gens représentant réellement les masses les plus larges de l’Algérie, c’est-à-dire le prolétariat et les paysans pauvres, ils n’hésiteraient pas à s’appuyer directement sur la force et la volonté populaires. Ils réclameraient à tous les échelons l’élection et la formation de comités à qui seraient remis tous les pouvoirs et, surtout, ils armeraient directement les masses au lieu de les désarmer.

Mais ce n’est pas parce que de tels hommes n’apparaissent pas aujourd’hui qu’il n’en surgira pas demain du sein de ces militants du Front qui ont combattu pour une société fraternelle et sans classes, et dont le seul tort a été de ne pas savoir à l’avance quelle importance avait le programme pour lequel on se bat.


L’État algérien doit alors fatalement gouverner contre son propre peuple et, en particulier, contre le prolétariat industriel ou agricole. L’impérialisme laisse si peu de possibilités à une bourgeoisie nationale de se développer que le moindre effort de celle-ci dans ce sens ne peut se faire qu’en empêchant toute revendication autonome des masses. L’autre option, s’attaquer à l’impérialisme même, impliquerait forcément de dépasser les limites nationales et de mener le combat sur une base internationaliste et de lutte de classe. Pour choisir cette alternative politique, il aurait fallu que le. FLN se considère d’abord comme le parti de la classe ouvrière algérienne, en tant que fraction du prolétariat mondial. Ce n’était ni le cas de la majorité des dirigeants du FLN ni surtout celui de Ben Bella.

Se fixant ce but de construire un État national dans le cadre de l’impérialisme mondial, auquel il n’est pas question de toucher, Ben Bella doit d’une part essayer de tirer le plus possible de l’impérialisme en composant au maximum avec lui - les négociations sur l’aide que peut apporter l’impérialisme français à l’Algérie marchent bon train - et d’autre part demander une série de sacrifices aux masses algériennes, leur promettant en récompense la construction d’un « socialisme algérien » placé dans un lointain futur. Ce qui ne correspond certainement pas aux aspirations immédiates de ces masses qui avaient tout attendu de l’indépendance nationale.

C’est pour cela que Ben Bella est obligé de commencer par fonder un état autoritaire et monolithique, ne tolérant aucune opposition dans le pays. L’interdiction du PCA n’était que le premier pas dans cette voie. Le contrôle sur l’UGTA est pour le gouvernement algérien un enjeu d’une autre importance, un élément vital dans la partie politique qu’il mène.

Car l’UGTA est avant tout l’organisation, la seule en l’absence de tout parti politique important, de la classe ouvrière algérienne. Bien sûr ses dirigeants, même opposés à Ben Bella, subissaient fortement l’influence nationaliste du FLN Mais ils subissaient au moins autant l’influence des masses travailleuses d’Algérie, de leurs aspirations et de leurs revendications. Ainsi lors du conflit entre GPRA et Benbellistes de l’été dernier, les dirigeants de l’UGTA avaient pris une position originale qui montrait que dans certaines situations dramatiques ils étaient capables de faire entendre la voix des travailleurs algériens et peut-être de cristalliser autour d’eux l’opposition de ces travailleurs aux dirigeants nationalistes.

D’ailleurs, il se développerait actuellement, paraît-il, à l’intérieur de l’UGTA un courant, que le gouvernement algérien qualifie « d’ouvriériste », favorable à des positions de lutte de classe, ce qui impliquerait bien entendu l’indépendance vis-à-vis de l’État algérien et du parti politique nationaliste, le FLN

Pour pouvoir mener son jeu dans le cadre impérialiste, le jeune état algérien ne peut tolérer l’indépendance de qui que ce soit et encore moins des syndicats ouvriers. En supprimant leur indépendance, il risque cependant de rendre encore plus claire la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir des organisations de classe. Et Ben Bella risque de retrouver un jour les militants ouvriers qu’il a mis à la porte de l’UGTA, dans un parti révolutionnaire prolétarien qui aura la perspective claire d’une véritable révolution sociale.


« ... Le premier décret de la Commune supprima l’armée permanente et la remplaça par le peuple armé...

...La Commune fut composée de conseillers municipaux choisis au suffrage universel dans les différents arrondissements de Paris. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité était naturellement formée d’ouvriers ou de représentants reconnus de la classe ouvrière...

...La police, qui jusqu’alors avait été l’instrument du gouvernement central, fut immédiatement dépouillée de ses attributions politiques, et devint l’instrument de responsabilité et à tout moment révocable de la commune... il en fut de même pour tous les autres fonctionnaires de l’administration... une fois écartés l’armée permanente et la police, instruments de la force matérielle du vieux gouvernement, la commune entreprit aussitôt de briser l’instrument de l’oppression spirituelle, le pouvoir des prêtres... les magistrats perdirent leur indépendance apparente... désormais ils devaient être élus publiquement, être responsables et révocables...

... La Commune, ne devait pas être une corporation parlementaire mais une corporation de travail, à la fois législative et exécutive...

... Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dominante ira représenter et opprimer le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en Communes, à recruter pour son entreprise des ouvriers, des surveillants ; des comptables, de même que le suffrage individuel sert au même objet à n’importe quel patron ».

KARL MARX : La Guerre Civile en France (1871). « En France après chaque révolution, les ouvriers étaient armés ; aussi la première loi des bourgeois placés au gouvernail fut de désarmer les ouvriers...

... Et l’on s’imagine avoir fait un immense progrès, lorsqu’on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire pour jurer fidélité à la république démocratique. Or, en réalité, l’État n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre et cela sous la république démocratique non moins que sous la monarchie. Et le moins qu’on puisse dire de l’État, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat victorieux dans la lutte pour sa domination de classe, et dont il devra, comme l’a fait la Commune, supprimer immédiatement, dans la mesure du possible, les pires côtés, jusqu’au jour où une génération, élevée dans une société nouvelle d’hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras qu’est l’État ».

F. ENGELS : préface à la troisième édition (1891) de la « Guerre Civile en France ». Cités par LÉNINE dans « l’État et la Révolution » (août 1917).


La grève Renault d’Avril-Mai 1947

Il y a quinze ans, le 25 Avril 1947, alors que la guerre n’était terminée que depuis deux ans, que le ravitaillement existait encore et que l’union sacrée gouvernementale entre ministres communistes et ministres bourgeois se maintenait, une grève, apparemment insignifiante le premier jour, mais qui allait prendre des proportions catastrophiques pour le Gouvernement, éclatait dans un secteur des grandes usines Renault, tout récemment nationalisées.

Depuis la fin de la guerre, les salaires étaient restés très bas et les travailleurs oevrant au « redressement national » sur les directives des camarades ministres « produisaient d’abord ». Le Gouvernement pratiquait une politique de blocage des salaires, loyalement aidé en cela par Thorez, vice-président du Conseil, et Croizat, ministre du Travail. « France-Dimanche » leur rend d’ailleurs hommage en cette circonstance : « Les premiers jours de la grève, la CGT qui reste toujours en liaison avec le Parti Communiste, s’était prononcée contre le mouvement. Les communistes, inspirateurs de cette consigne, faisaient d’ailleurs preuve d’honnêteté, puisqu’ils avaient promis leur appui à la politique de blocage des salaires ».

Le renforcement économique de la bourgeoisie française s’effectuait à vive allure en un an, la production avait augmenté de 150 %. Cependant l’indice officiel des prix avait noté 60 à 80 % de hausse, alors que les salaires n’avaient progressé que dans la proportion de 22,5 %.

Deux grandes grèves avaient marqué l’année précédente, 1946 : celle des rotativistes, et en Août, celle des postiers qui avait abouti à la formation d’un syndicat indépendant, toutes deux déclenchées malgré l’opposition du PCF et de la CGT (alors unitaire). Le début de l’année 1947 avait vu l’agitation se propager chez Renault, mais les grèves y restaient isolées, locales : débrayages à l’entretien, au modelage fonderie, parmi les tourneurs, etc., et elles eurent des résultats variables - échec, ou augmentations de 1, 2 à 4 francs de l’heure - mais toujours dérisoires, en regard de ce que la CGT et Frachon considéraient en décembre 1946 comme le minimum vital, c’est-à-dire 7 000 francs par mois, ce qui supposait une augmentation générale des salaires de 10 francs de l’heure.

Cependant, la CGT, bien qu’ayant expliqué, justifié, la nécessité d’augmenter les salaires dans cette proportion minimum, ne luttait absolument pas pour obtenir cette augmentation. « Honnête » envers les bourgeois, elle capitulait sur les revendications de salaires, mettant en avant des revendications telles que la révision des chronométrages, ou l’augmentation de la prime de production. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler à quel point la CGT tenait à cette prime, moyen d’enchaîner le travailleur en liant son salaire presque entièrement à la quantité de travail fourni. En janvier, le Bureau Confédéral communiquait : « Dans ces conditions, le Bureau Confédéral, rappelant une fois de plus que le relèvement du pays dépend de l’accroissement de la production, considère comme entièrement justifiées les revendications formulées par les syndicats en vue d’obtenir des primes à la production ou au rendement correspondant au travail fourni ».

Cependant, les ouvriers des Départements 6 et 18 de la Régie Renault (secteur Collas) élisaient un Comité de Grève indépendant de la CGT, qui allait être l’âme de la grève pendant les trois semaines à venir. Ce Comité donnait l’ordre de grève pour le vendredi 25 avril. Ce jour-là tout le secteur débraya. Les travailleurs circulaient clans d’autres ateliers pour tenter de les débrayer, mais la pression des délégués CGT eut généralement raison des hésitations et seul Collas était en grève le vendredi soir.

Cependant, le mouvement, comme tous les mouvements précédents, était voué à l’échec s’il ne s’étendait pas au moins à la majorité des travailleurs de Renault. Aussi, le Comité de Grève prépara pendant le week-end, où seuls étaient restés à l’usine les piquets mis en place dès le premier jour, un tract qui avait pour en-tête « CAMARADES DE LA RNUR, les ouvriers des Départements 6 et 18 (Secteur Collas) s’adressent à vous » et qui appelait 1’ensemble de l’usine à se joindre aux grévistes et à participer au meeting prévu pour le soir. Le soir même, un Comité de Grève était élu à l’usine « O », et le mardi matin on comptait 10 000 grévistes chez Renault. « Combat » titrait « Malgré le délégué de la CGT, 200 ateliers avaient cessé le travail hier soir », puis écrivait « On assiste donc à un mouvement absolument spontané : les ouvriers estiment qu’ils ne gagnent pas suffisamment pour vivre et ils se mettent en grève ».

Ce mardi-là, la direction syndicale se sentant débordée, tenta de canaliser le mouvement en appelant à la grève générale... d’une heure. Hénaff en personne vint organiser un meeting, à 11 h 30, et demander aux ouvriers de reprendre le travail l’après-midi. Mais il ne fut pas suivi ; bien au contraire, lorsqu’il s’avisa de comparer l’action des syndicats à celle des « trublions » du Comité de Grève, il se fit violemment interrompre.

La direction de son côté refusait naturellement de reconnaître le comité de grève. ce dernier, escorté de 2 000 grévistes, s’étant présenté à ses bureaux, on fit répondre que monsieur lefaucheux, directeur de la régie, se trouvait au ministère. lorsque le comité se présenta de nouveau, le soir, le directeur refusa avec le plus grand mépris de discuter avec lui... la masse des ouvriers était alors absente... par la suite, la direction essaya plusieurs mesures d’intimidation, toujours sans succès, puis se retrancha derrière les décisions gouvernementales.

Malgré les efforts conjugués de la direction et de la CGT, la grève non seulement se poursuivait, mais encore allait en s’amplifiant. Le 30, au matin, on comptait 20 000 grévistes chez Renault. « Le Monde » écrivait « Le conflit des usines Renault à Billancourt prend un caractêre sérieux. En dépit des appels lancés hier après-midi par les dirigeants syndicalistes de la CGT au cours d’un meeting passablement agité, de nouveaux ateliers se joignaient ce matin à la grève ».

Au début, la CGT, maintenant sa tradition, demandait 3 francs d’augmentation. Mais devant le développement de la grève, devant la volonté et la décision manifestées par les ouvriers, devant la popularité dont jouissait le Comité de Grève, elle était obligée de se montrer un peu plus combattive. Au fur et à mesure que le conflit alla en s’amplifiant, la CGT vira un peu plus à gauche. C’est ainsi qu’elle en vint à revendiquer les 10 francs du Comité de Grève, mais comme augmentation sur... la prime de production. Que réclamaient les grévistes ? Voici le texte de la revendication, déposée le 27 Avril, jour du déclenchement de la grève : « Les ouvriers des Départements 6 et 18 revendiquent une augmentation générale de 10 francs de l’heure sur le taux de base pour tout le monde. La direction ayant fait connaître sa décision de refuser toute augmentation de salaire, les ouvriers sont obligés de recourir à la grève pour obtenir leurs légitimes revendications et revendiquent par conséquent le paiement intégral des heures de grève ».

Lors du défilé du 1er mai, les grévistes distribuèrent un tract s’adressant à tous les travailleurs de la Région Parisienne, réalisé, grâce à la solidarité des travailleurs de l’imprimerie de France-Soir qui avaient abandonné pour cela une partie de leurs salaires. Mais des pressions s’exerçaient de toutes parts ; le Gouvernement et la direction de la RNUR se refusaient à recevoir les représentants du Comité de Grève, mais signaient en revanche avec les représentants syndicaux un accord portant sur une revalorisation des primes au rendement.

De son côté, « le vice-président du Conseil (Thorez) s’est étonné qu’une grève ait éclaté malgré la CGT, alors que celle-ci, appuyée par le Parti Communiste, n’a cessé d’inciter la classe ouvrière à accepter l’effort de production et la limitation des salaires » (« Le Monde » du 1er Mai). Enfin, on nota une « inquiétude », à la Bourse du 30 Avril, en raison des troubles chez Renault.

Rien de tout cela n’eut cependant raison de la volonté des grévistes, et le vendredi 2 Mai, par 11 354 voix contre 8 015, ils décidaient la continuation de leur grève. Cette fois, la crise a atteint son point culminant : « Le Monde » écrit : « Tout craque aujourd’hui. Les partis sont désemparés et le Parti Communiste plus encore peut-être que les autres. Il redoute, plus que ne le disait Monsieur Jacques Duclos d’être débordé à sa gauche ». La grève remet en cause, non plus seulement la politique gouvernementale des salaires et des prix, mais comme conséquence, la présence des ministres communistes, laquelle était le garant de la paix sociale.

La deuxième semaine de grève vit donc se dérouler d’âpres discussions, du côté de la CGT et du PC, tandis que le Comité de Grève tentait d’élargir le mouvement. Il fit distribuer des tracts, chez Citroën, où il se heurta aux éléments cégétistes. Il tenta d’organiser la solidarité financière, car les grévistes, pendant tout le temps que dura la grève, n’avaient comme ressources que les repas distribués par la section syndicale et le Comité de Grève. Il faut noter d’ailleurs que si la section distribua un kilo de lentilles par ouvrier, elle distribua en outre un kilo de morue par... syndiqué.

Cependant, la crise gouvernementale se dénouait par l’éviction des ministres communistes. A la suite d’une entrevue entre la CGT et Ramadier, le Gouvernement accordait une augmentation de 3 francs de la prime de production, sans effet rétroactif. La CGT accepte et s’engage à faire reprendre le travail sur cette base. Le vendredi 10 mai, un nouveau vote parmi les ouvriers donne 12 075 voix pour la reprise du travail, contre 6 866. Que s’est-il passé ? La lutte s’était certes faite plus dure, mais la lassitude avait gagné nombre de grévistes ; la pression de la CGT avait agi également et eu raison de nombreux hésitants, en particulier du fait de l’absence d’organisation sérieuse, sauf au secteur Collas et au Département 88.

Ce week-end là, on put considérer la grande grève Renault comme terminée, et terminée sur un échec, puisque les 3 francs, malgré les cris de victoire de la CGT qui s’attribuait le mérite d’avoir su arracher cette miette, constituaient une augmentation dérisoire par rapport aux 10 francs de l’heure uniformes que réclamaient au départ les grévistes. Mais, le lundi 13 mai, 1 200 ouvriers des Départements 6 et 18 continuaient la grève menaçant de paralyser de nouveau l’usine entière (ils fabriquent les boites de vitesse). « Le Monde » s’étonne : « Stigmatisés samedi par Monsieur Benoit Frachon comme « gréviculteurs, provocateurs, ennemis de la CGT », les éléments syndicalistes qui sont à l’origine du conflit Renault n’ont pas désarmé ». En fait, c’est le Comité de Grève, qui dans le secteur Collas avait déclenché le mouvement, qui a pris l’initiative de réunir les travailleurs : tout en soulignant la difficulté de continuer seuls la lutte, il est favorable à sa prolongation, mais en limitant alors la revendication au paiement des heures perdues car, comme il le déclare dans un tract destiné à expliquer aux autres ouvriers pourquoi Collas continue la grève, « sans paiement des heures de grève, le droit légalement reconnu à la grève ne serait, en effet, que le droit de se laisser mourir de faim ». Et malgré l’hostilité, plus violente que jamais, de la CGT qui les qualifie de « 250 » puis « 200 énervés », malgré les calomnies que le syndicat répand sur les dirigeants du Comité de Grève (qui tire les ficelles ?), malgré les pressions effectuées par la direction, malgré tout cela, les ouvriers du 6 et du 18 poursuivent la grève et remportent la victoire.

Le 16 mai, la Direction fait afficher une note déclarant qu’il serait accordé à tous les membres du personnel, quelle que soit leur catégorie, une « indemnité uniforme de reprise du travail pour créer un climat social favorable à la production », indemnité se montant à 1 600 frs, et qu’en outre il serait versé, à tous un acompte de 900 frs, remboursable en six versements après les congés payé payés. Personne n’est dupe de l’expression « indemnité de reprise du travail », il s’agit bien du paiement ces heures de grève, et comme le remarque « Le Monde » c’est là « un euphémisme complaisant ».

Ainsi, grace à une minorité de travailleurs, c’est toute l’usine qui a bénéficié du paiement des heures de grève. Malgré les calomnies et le sabotage orchestrés parla CGT et le PC, cette minorité avait eu raison de la Direction et du Gouvernement. Significatif de la confiance que leur accordait le reste de l’usine est le fait qu’une collecte destinée aux grévistes de Collas, organisée le 15 mai avait rapporté 60 000 frs.

Bien que la CGT ait par la suite revendiqué tout le mérite de la victoire, cette grève Renault de mai l947 aura prouvé que la classe ouvrière, lorsqu’elle a confiance en ses représentants, lorsqu’elle prend ainsi elle-même en mains ses propres destinées, estcapable d’affronter victorieusement patronat et Gouvernement, en dépit et même contre la volonté des appareils syndicaux et politiques qui prétendent la représenter.

Lutte de classe d’août 1962

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.