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Qu’est-ce que la conception matérialiste de l’Histoire ?

lundi 22 août 2016, par Robert Paris

Extraits de

Anti-Dühring

F. ENGELS

La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques ; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée. Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes. Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, - à l’état plus ou moins développé, - dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là.

Quelle est en conséquence la position du socialisme moderne ?

Le régime social existant, - ceci est assez généralement admis, - a été créé par la classe actuellement dominante, la bourgeoisie. Le mode de production propre à la bourgeoisie, appelé depuis Marx mode de production capitaliste, était incompatible avec les privilèges des localités et des ordres, de même qu’avec les liens personnels réciproques du régime féodal. La bourgeoisie a mis en pièces le régime féodal et édifié sur ses ruines la constitution bourgeoise de la société, empire de la libre concurrence, de la liberté d’aller et venir, de l’égalité juridique des possesseurs de marchandises et autres splendeurs bourgeoises. Le mode de production capitaliste pouvait maintenant se déployer librement. Les forces productives élaborées sous la direction de la bourgeoisie se sont développées, depuis que la vapeur et le nouveau machinisme ont transformé la vieille manufacture en grande industrie, avec une rapidité et une ampleur inouïes jusque-là. Mais de même que, en leur temps, la manufacture et l’artisanat développés sous son influence étaient entrés en conflit avec les entraves féodales des corporations, de même la grande industrie, une fois développée plus complètement, entre en conflit avec les barrières dans lesquelles le mode de production capitaliste la tient enserrée. Les forces de production nouvelles ont déjà débordé la forme bourgeoise de leur emploi ; et ce conflit entre les forces productives et le mode de production n’est pas un conflit né dans la tête des hommes comme, par exemple, celui du péché originel et de la justice divine : il est là, dans les faits, objectivement, en dehors de nous, indépendamment de la volonté ou de l’activité même de ceux des hommes qui l’ont provoqué. Le socialisme moderne n’est rien d’autre que le reflet dans la pensée de ce conflit effectif, sa réflexion, sous forme d’idées, tout d’abord dans les cerveaux de la classe qui en souffre directement, la classe ouvrière.

Or, en quoi consiste ce conflit ?

Avant la production capitaliste, donc au moyen âge, on était en présence partout de la petite production, que fondait la propriété privée des travailleurs sur leurs moyens de production : agriculture des petits paysans libres ou serfs, artisanat des villes. Les moyens de travail, - terre, instruments aratoires, atelier, outils de l’artisan, - étaient des moyens de travail de l’individu, calculés seulement pour l’usage individuel ; ils étaient donc nécessairement mesquins, minuscules, limités. Mais, pour cette raison même, ils appartenaient normalement au producteur même. Concentrer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste et de la classe qui en est le support, la bourgeoisie. Dans la quatrième section du Capital, Marx a décrit dans le détail comment elle a mené cette œuvre, à bonne fin depuis le XV° siècle, aux trois stades de la coopération simple, de la manufacture et de la grande industrie. Mais, comme il le prouve également au même endroit, la bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l’individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensemble d’hommes. Au lieu du rouet, du métier de tisserand à la main, du marteau de forgeron ont apparu la machine à filer, le métier mécanique, le marteau à vapeur ; au lieu de l’atelier individuel, la fabrique qui commande la coopération de centaines et de milliers d’hommes. Et de même que les moyens de production, la production elle-même se transforme d’une série d’actes individuels en une série d’actes sociaux et les produits, de produits d’individus, en produits sociaux. Le fil, le tissu, la quincaillerie qui sortaient maintenant de la fabrique étaient le produit collectif de nombreux ouvriers, par les mains desquels ils passaient forcément tour à tour avant d’être finis. Pas un individu qui puisse dire d’eux : c’est moi qui ai fait cela, c’est mon produit.

Mais là où la division naturelle du travail à l’intérieur de la société est la forme fondamentale de la production, elle imprime aux produits la forme de marchandises, dont l’échange réciproque, l’achat et la vente mettent les producteurs individuels en état de satisfaire leurs multiples besoins. Et c’était le cas au moyen âge. Le paysan, par exemple, vendait à l’artisan des produits des champs et lui achetait en compensation des produits de l’artisanat. C’est dans cette société de producteurs individuels, de producteurs de marchandises, que s’est donc infiltré le mode de production nouveau. On l’a vu introduire au beau milieu de cette division du travail naturelle, sans méthode, qui régnait dans toute la société, la division méthodique du travail telle qu’elle était organisée dans la fabrique individuelle ; à côté de la production individuelle apparut la production sociale. Les produits de l’une et de l’autre se vendaient sur le même marché, donc à des prix égaux au moins approximativement. Mais l’organisation méthodique était plus puissante que la division du travail naturelle ; les fabriques travaillant socialement produisaient à meilleur marché que les petits producteurs isolés. La production individuelle succomba dans un domaine après l’autre, la production sociale révolutionna tout le vieux mode de production. Mais ce caractère révolutionnaire, qui lui est propre, fut si peu reconnu qu’on l’introduisit, au contraire, comme moyen d’élever et de favoriser la production marchande. Elle naquit en se rattachant directement à certains leviers déjà existants de la production marchande et de l’échange des marchandises : capital commercial, artisanat, travail salarié. Du fait qu’elle se présentait elle-même comme une forme nouvelle de production marchande, les formes d’appropriation de la production marchande restèrent en pleine vigueur pour elle aussi.

Dans la production marchande telle qu’elle s’était développée au moyen âge, la question ne pouvait même pas se poser de savoir à qui devait appartenir le produit du travail. En règle générale, le producteur individuel l’avait fabriqué avec des matières premières qui lui appartenaient et qu’il produisait souvent lui-même, à l’aide de ses propres moyens de travail et de son travail manuel personnel ou de celui de sa famille. Le produit n’avait nullement besoin d’être approprié d’abord par lui, il lui appartenait de lui-même. La propriété des produits reposait donc sur le travail personnel. Même là où l’on utilisait l’aide d’autrui, celle-ci restait en règle générale accessoire et, en plus du salaire, elle recevait fréquemment une autre rémunération : l’apprenti ou le compagnon de la corporation travaillaient moins pour la nourriture et le salaire que pour leur propre préparation à la maîtrise. C’est alors que vint la concentration des moyens de production dans de grands ateliers et des manufactures, leur transformation en moyens de production effectivement sociaux. Mais les moyens de production et les produits sociaux furent traités comme si, maintenant encore, ils étaient restés les moyens de production et les produits d’individus. Si, jusqu’alors, le possesseur des moyens de travail s’était approprié le produit parce que, en règle générale, il était son propre produit et que l’appoint du travail d’autrui était l’exception, le possesseur des moyens de travail continua maintenant à s’approprier le produit bien qu’il ne fût plus son produit, mais exclusivement le produit du travail d’autrui. Ainsi, les produits désormais créés socialement ne furent pas appropriés par ceux qui avaient mis réellement en oeuvre les moyens de production et avaient réellement fabriqué les produits, mais par le capitaliste. Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux ; mais on les assujettit à une forme d’appropriation qui présuppose la production privée d’individus, dans laquelle donc chacun possède et porte au marché son propre produit. On assujettit le mode de production à cette forme d’appropriation bien qu’il en supprime la condition préalable [1]. Dans cette contradiction qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste gît déjà en germe toute la grande collision du présent. A mesure que le nouveau mode de production arrivait à dominer dans tous les secteurs décisifs de la production et dans tous les pays économiquement décisifs, et par suite évinçait la production individuelle jusqu’à la réduire à des restes insignifiants, on voyait forcément apparaître d’autant plus crûment l’incompatibilité de la production sociale et de ’appropriation capitaliste.

Comme nous l’avons dit, les premiers capitalistes trouvèrent déjà toute prête la forme du travail salarié. Mais ils la trouvèrent comme exception, occupation accessoire, ressource provisoire, situation transitoire. Le travailleur rural qui, de temps à autre, allait travailler à la journée,, avait ses quelques arpents de terre qu’il possédait en propre et dont à la rigueur il pouvait vivre. Les règlements des corporations veillaient à ce que le compagnon d’aujourd’hui devînt le maître de demain. Mais dès que les moyens de production se furent transformés en moyens sociaux et furent concentrés entre les mains de capitalistes, tout changea. Le moyen de production ainsi que le produit du petit producteur individuel se déprécièrent de plus en plus ; il ne lui resta plus qu’à aller travailler pour un salaire chez le capitaliste. Le travail salarié, autrefois exception et ressource provisoire, devint la règle et la forme fondamentale de toute la production ; autrefois occupation accessoire, il devint maintenant l’activité exclusive du travailleur. Le salarié à temps se transforma en salarié à vie. La foule des salariés à vie fut, de plus, énormément accrue par l’effondrement simultané du régime féodal, la dissolution des suites des seigneurs féodaux, l’expulsion des paysans hors de leurs fermes, etc. La séparation était accomplie entre les moyens de production concentrés dans les mains des capitalistes d’un côté, et les producteurs réduits à ne posséder que leur force de travail de l’autre. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie.

Nous avons vu que le mode de production capitaliste s’est infiltré dans une société de producteurs de marchandises, producteurs individuels dont la cohésion sociale avait pour moyen l’échange de leurs produits. Mais toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. Chacun produit pour soi, avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d’échange. Nul ne sait quelle quantité de son article parviendra sur le marché ni même quelle quantité il en faudra ; nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il retirera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. Mais la production marchande comme toute autre forme de production a ses lois originales, immanentes, inséparables d’elle ; et ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste de lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d’abord qu’ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s’imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l’action aveugle. Le produit domine les producteurs.

Dans la société du moyen âge, notamment dans les premiers siècles, la production était essentiellement orientée vers la consommation personnelle. Elle ne satisfaisait, en ordre principal, que les besoins du producteur et de sa famille. Là où, comme à la campagne, existaient des rapports personnels de dépendance, elle contribuait aussi à satisfaire les besoins du seigneur féodal. Il ne se produisait donc là aucun échange, et par suite, les produits ne prenaient pas non plus le caractère de marchandise. La famille du paysan produisait presque tout ce dont elle avait besoin, aussi bien outils et vêtements que vivres. C’est seulement lorsqu’elle en vint à produire un excédent au-delà de ses propres besoins et des redevances en nature dues au seigneur féodal qu’elle produisit aussi des marchandises ; cet excédent jeté dans l’échange social, mis en vente, devint marchandise. Les artisans des villes ont été certes forcés de produire dès le début pour l’échange. Mais, eux aussi, couvraient par leur travail la plus grande partie de leurs propres besoins ; ils avaient des jardins et de petits champs ; ils envoyaient leur bétail dans la forêt communale, qui leur donnait en outre du bois de construction et du combustible ; les femmes filaient le lin, la laine, etc. La production en vue de l’échange, la production marchande n’était qu’à ses débuts. D’où échange limité, marché limité, mode de production stable, isolement local du côté de l’extérieur, association locale du côté de l’intérieur : la Mark (communauté agraire) dans la campagne, la corporation dans la ville.

Mais avec l’extension de la production marchande et surtout l’avènement du mode de production capitaliste, les lois de la production marchande, qui sommeillaient jusque-là, entrèrent aussi en action d’une manière plus ouverte et plus puissante. Les cadres anciens se relâchèrent, les vieilles barrières d’isolement furent percées, les producteurs transformés de plus en plus en producteurs de marchandises indépendants et isolés. L’anarchie de la production sociale vint au jour et fut de plus en plus poussée à son comble. Mais l’instrument principal avec lequel le mode de production capitaliste accrut cette anarchie dans la production sociale était cependant juste le contraire de l’anarchie : l’organisation croissante de la production en tant que production sociale dans chaque établissement de production isolé. C’est avec ce levier qu’il mit fin à la paisible stabilité d’autrefois. Là où il fut introduit dans une branche d’industrie, il ne souffrit à côté de lui aucune méthode d’exploitation plus ancienne. Là où il s’empara de l’artisanat, il anéantit le vieil artisanat. Le champ du travail devint un terrain de bataille. Les grandes découvertes géographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multiplièrent les débouchés et accélérèrent la transformation de l’artisanat en manufactures. La lutte n’éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels ; les luttes locales grandirent de leur côté jusqu’à devenir des luttes nationales : les guerres commerciales du XVIle et du XVIII° siècle. La grande industrie, enfin, et l’établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu’entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu’elles sont plus ou moins favorables, décident de l’existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C’est la lutte darwinienne pour l’existence de l’individu transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l’animal dans la nature apparaît comme l’apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se reproduit comme antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans l’ensemble de la société.

C’est dans ces deux formes de présentation de la contradiction immanente au mode de production capitaliste de par son origine que se meut ce mode de production, en décrivant sans pouvoir en sortir ce “ cercle vicieux ” que Fourier découvrait déjà en lui. Toutefois, ce que Fourier ne pouvait encore voir de son temps, c’est que ce cercle se rétrécit peu à peu, que le mouvement représente plutôt une spirale, laquelle, comme celle des planètes, doit atteindre sa fin en entrant en collision avec le centre. C’est la force motrice de l’anarchie sociale de la production qui transforme de plus en plus la grande majorité des hommes en prolétaires et ce sont à leur tour les masses prolétariennes qui finiront par mettre un terme à l’anarchie de la production. C’est la force motrice de l’anarchie sociale de la production qui transforme la perfectibilité infinie des machines de la grande industrie en une loi impérative pour chaque capitaliste industriel pris à part, en l’obligeant à perfectionner de plus en plus son machinisme sous peine de ruine. Mais perfectionner les machines, cela signifie rendre du travail humain superflu. Si introduction et accroissement des machines signifient éviction de millions de travailleurs à la main par un petit nombre de travailleurs à la machine, amélioration du machinisme signifie éviction de travailleurs à la machine de plus en plus nombreux et, en dernière analyse, production d’un nombre de salariés disponibles qui dépasse le besoin d’emploi moyen du capital, d’une armée de réserve industrielle complète, selon la dénomination que j’ai employée dès 1845 [2], armée disponible pour les périodes où l’industrie travaille à haute pression, jetée sur le pavé par le krach qui suit nécessairement, boulet que la classe ouvrière traîne aux pieds en tout temps dans sa lutte pour l’existence contre le capital, régulateur qui maintient le salaire au bas niveau correspondant au besoin capitaliste. C’est ainsi que le machinisme devient, pour parier comme Marx, l’arme la plus puissante du capital contre la classe ouvrière, que le moyen de travail arrache sans cesse le moyen de subsistance des mains de l’ouvrier, que le propre produit de l’ouvrier se transforme en un instrument d’asservissement de l’ouvrier. C’est ainsi que d’emblée, l’économie des moyens de travail devient, en même temps, la dilapidation la plus brutale de la force de travail, un vol sur les conditions normales de la fonction du travail ; que le machinisme, le moyen le plus puissant de réduire le temps de travail, se convertit en le plus infaillible moyen de transformer l’entière durée de la vie de l’ouvrier et de sa famille en temps de travail disponible pour faire valoir le capital ; c’est ainsi que le surmenage des uns détermine le chômage des autres et que la grande industrie, qui va à la chasse, par tout le globe, du consommateur nouveau, limite à domicile la consommation des masses à un minimum de famine et sape ainsi son propre marché intérieur.

“ La loi qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation du capital et celui de la surpopulation relative ou de l’armée de réserve industrielle rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même”. (Marx : Le Capital, p. 671 [3].)

Quant à attendre du mode de production capitaliste une autre répartition des produits, ce serait demander aux électrodes d’une batterie qu’elles ne décomposent pas l’eau et qu’elles ne développent pas de l’oxygène au pôle positif et de l’hydrogène au pôle négatif alors qu’elles sont branchées sur la batterie.

Nous avons vu comment la perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l’effet de l’anarchie de la production dans la société, en une loi impérative pour le capitaliste industriel isolé, en l’obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production. La simple possibilité de fait d’agrandir le domaine de sa production se transforme pour lui en une autre loi tout aussi impérative. L’énorme force d’expansion de la grande industrie, à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d’enfant, se manifeste à nous maintenant comme un besoin d’expansion qualitatif et quantitatif, qui se rit de toute contre-pression. La contre-pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la possibilité d’expansion des marchés, extensive aussi bien qu’intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l’action est beaucoup moins énergique. L’expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l’expansion de la production. La collision est inéluctable et comme elle ne peut pas engendrer de solution tant qu’elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui-même, elle devient périodique. La production capitaliste engendre un nouveau “ cercle vicieux ”.

En effet, depuis 1825, date où éclata la première crise générale, la totalité du monde industriel et commercial, la production et l’échange de l’ensemble des peuples civilisés et de leurs satellites plus ou moins barbares se détraquent environ une fois tous les dix ans. Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L’engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu’à ce que les masses de marchandises accumulées s’écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu’à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l’allure s’accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu’au ventre à terre d’un steeple chase complet de l’industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach [4]. Et toujours la même répétition. Voilà ce que nous n’avons pas vécu moins de cinq fois déjà depuis 1825, et ce que nous vivons en cet instant (1877) pour la sixième fois. Et le caractère de ces crises est si nettement marqué que Fourier a mis le doigt sur toutes en qualifiant la première de crise pléthorique.

On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l’explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie ; le moyen de circulation, l’argent, devient obstacle à la circulation ; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus sens dessous. La collision économique atteint son maximum : le mode de production se rebelle contre le mode d’échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes.

Le fait que l’organisation sociale de la production à l’intérieur de la fabrique s’est développée jusqu’au point où elle est devenue incompatible avec l’anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d’elle et au-dessus d’elle - ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux-mêmes par la puissante concentration des capitaux qui s’accomplit pendant les crises au prix de la ruine d’un nombre élevé de grands capitalistes et d’un nombre plus élevé encore de petits capitalistes. L’ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu’il a lui-même engendrées. Le mode de production ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital ; ils chôment, et c’est pourquoi l’armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais “ la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère ” [5] (Fourier), car c’est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu’ils ne se soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l’exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C’est elle seule qui empêche la conjonction des leviers matériels et personnels de la production ; c’est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D’une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales.

C’est cette réaction des forces productives en puissante croissance contre leur qualité de capital, c’est cette nécessité grandissante où l’on est de reconnaître leur nature sociale, qui obligent la classe des capitalistes elle-même à les traiter de plus en plus, dans la mesure tout au moins où c’est possible à l’intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. La période industrielle de haute pression, avec son gonflement illimité du crédit, aussi bien que le krach lui-même, par l’effondrement de grands établissements capitalistes, poussent à cette forme de socialisation de masses considérables de moyens de production qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions. Beaucoup de ces moyens de production et de communication sont, d’emblée, si colossaux qu’ils excluent, comme les chemins de fer, toute autre forme d’exploitation capitaliste. Mais, à un certain degré de développement, cette forme elle-même ne suffit plus ; les gros producteurs nationaux d’une seule et même branche industrielle s’unissent en un “ trust ”, union qui a pour but la réglementation de la production ; ils déterminent la quantité totale à produire, la répartissent entre eux et arrachent ainsi le prix de vente fixé à l’avance. Mais comme ces trusts, en général, se disloquent à la première période de mauvaises affaires, ils poussent précisément par là à une socialisation encore plus concentrée : toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence intérieure fait place au monopole intérieur de cette société unique ; c’est ce qui est arrivé encore en 1890 avec la production anglaise de l’alcali qui, après fusion des 48 grandes usines sans exception, est maintenant dans les mains d’une seule société à direction unique, avec un capital de 120 millions de marks.

Dans les trusts, la libre concurrence se convertit en monopole, la production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui s’approche. Tout d’abord, certes, pour le plus grand bien des capitalistes. Mais, ici, l’exploitation devient si palpable qu’il faut qu’elle s’effondre. Pas un peuple ne supporterait une production dirigée par des trusts, une exploitation à ce point cynique de l’ensemble par une petite bande d’encaisseurs de coupons.

Quoi qu’il en soit, avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l’État, en Prenne la direction [6]. La nécessité de la transformation en propriété d’État apparaît d’abord dans les grands organismes de communication : postes, télégraphes, chemins de fer.

Si les crises ont fait apparaître l’incapacité de la bourgeoisie à continuer à gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communication en sociétés par actions et en propriétés d’État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin. Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Le capitaliste n’a plus aucune activité sociale hormis celle d’empocher les revenus, de détacher les coupons et de jouer à la Bourse, où les divers capitalistes se dépouillent mutuellement de leur capital. Le mode de production capitaliste, qui a commencé par évincer des ouvriers, évince maintenant les capitalistes et, tout comme les ouvriers, il les relègue dans la population superflue, sinon dès l’abord dans l’armée industrielle de réserve.

Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, cela est évident. Et l’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiètements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d’accrocher la solution.

Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. Ainsi, les producteurs font prévaloir en pleine conscience le caractère social des moyens de production et des produits, qui se tourne aujourd’hui contre les producteurs eux-mêmes, qui fait éclater périodiquement le mode de production et d’échange et ne s’impose que dans la violence et la destruction comme une loi de la nature à l’action aveugle ; dès lors, de cause de trouble et d’effondrement périodique qu’il était, il se transforme en un levier puissant entre tous de la production elle-même.

Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature : aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d’atteindre nos buts grâce à elles. Et cela est particulièrement vrai des énormes forces productives actuelles. Tant que nous nous refusons obstinément à en comprendre la nature et le caractère, - et c’est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs, - ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous, elles nous dominent, comme nous l’avons exposé dans le détail. Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, dans les mains des producteurs associés, se transformer de maîtresses démoniaques en servantes dociles. C’est là la différence qu’il y a entre la force destructrice de l’électricité dans l’éclair de l’orage et l’électricité domptée du télégraphe et de l’arc électrique, la différence entre l’incendie et le feu agissant au service de l’homme. En traitant de la même façon les forces productives actuelles après avoir enfin reconnu leur nature, on voit l’anarchie sociale de la production remplacée par une réglementation socialement planifiée de la production, selon les besoins de la communauté comme de chaque individu ; ainsi, le mode capitaliste d’appropriation, dans lequel le produit asservit d’abord le producteur, puis l’appropriateur lui-même, est remplacé par le mode d’appropriation des produits fondé sur la nature des moyens modernes de production eux-mêmes : d’une part appropriation sociale directe comme moyen d’entretenir et de développer la production, d’autre part appropriation individuelle directe comme moyen d’existence et de jouissance.

En transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le mode de production capitaliste crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement. En poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriété d’État, il montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement. Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classe et oppositions de classes et également l’État en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela il ne l’était que dans la mesure où il était l’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’antiquité, État des citoyens propriétaires d’esclaves ; au moyen âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “ aboli ”, il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l’ “ État populaire libre [7] ”, tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain.

Depuis l’apparition historique du mode de production capitaliste, la prise de possession de l’ensemble des moyens de production par la société a bien souvent flotté plus ou moins vaguement devant les yeux tant d’individus que de sectes entières, comme idéal d’avenir. Mais elle ne pouvait devenir possible, devenir une nécessité historique qu’une fois données les conditions matérielles de sa réalisation. Comme tout autre progrès social, elle devient praticable non par la compréhension acquise du fait que J’existence des classes contredit à la justice, à l’égalité, etc., non par la simple volonté d’abolir ces classes, mais par certaines conditions économiques nouvelles. La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une classe dominante et une classe opprimée était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société ne fournit qu’un rendement excédant à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement l’existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle-ci se divise nécessairement en classes. A côté de cette grande majorité, exclusivement vouée à la corvée du travail, il se forme une classe libérée du travail directement productif, qui se charge des affaires communes de la société : direction du travail, affaires politiques, justice, science, beaux-arts, etc. C’est donc la loi de la division du travail qui est à la base de la division en classes. Cela n’empêche pas d’ailleurs que cette division en classes n’ait été accomplie par la violence et le vol, la ruse et la fraude, et que la classe dominante, une fois mise en selle, n’ait jamais manqué de consolider sa domination aux dépens de la classe travailleuse et de transformer la direction sociale en exploitation des masses.

Mais si, d’après cela, la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l’a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales données. Elle se fondait sur l’insuffisance de la production ; elle sera balayée par le plein déploiement des forces productives modernes. Et effet, l’abolition des classes sociales suppose un degré de développement historique où l’existence non seulement de telle ou telle classe dominante déterminée, mais d’une classe dominante en général, donc de la distinction des classes elle-même, est devenue un anachronisme, une vieillerie. Elle suppose donc un degré d’élévation du développement de la production où l’appropriation des moyens de production et des produits, et par suite, de la domination politique, du monopole de la culture et de la direction intellectuelle par une classe sociale particulière est devenue non seulement une superfétation, mais aussi, au point de vue économique, politique et intellectuel, un obstacle au développement. Ce point est maintenant atteint. Si la faillite politique et intellectuelle de la bourgeoisie n’est plus guère un secret pour elle-même, sa faillite économique se répète régulièrement tous les dix ans. Dans chaque crise, la société étouffe sous le faix de ses propres forces productives et de ses propres produits inutilisables pour elle, et elle se heurte impuissante à cette contradiction absurde : les producteurs n’ont rien à consommer, parce qu’on manque de consommateurs. La force d’expansion des moyens de production fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l’avait chargée. Sa libération de ces chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, pour un accroissement pratiquement sans bornes de la production elle-même. Ce n’est pas tout. L’appropriation sociale des moyens de production élimine non seulement l’inhibition artificielle de la production qui existe maintenant, mais aussi le gaspillage et la destruction effectifs de forces productives et de produits, qui sont actuellement les corollaires inéluctables de la production et atteignent leur paroxysme dans les crises. En outre, elle libère une masse de moyens de production et de produits pour la collectivité en éliminant la dilapidation stupide que représente le luxe des classes actuellement dominantes et de leurs représentants politiques. La possibilité d’assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la société une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue matériel et s’enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi l’épanouissement et l’exercice libres et complets de leurs dispositions physiques et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd’hui pour la première fois, mais elle existe [8] .

Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation planifiée consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici dominait l’homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

Pour conclure, résumons brièvement la marche de notre développement :

I. - SOCIÉTÉ MÉDIÉVALE. - Petite production individuelle. Moyens de production adaptés à l’usage individuel, donc d’une lourdeur primitive, mesquins, d’effet minuscule. Production pour la consommation immédiate, soit du producteur lui-même, soit de son seigneur féodal. Là seulement où on rencontre un excédent de production sur cette consommation, cet excédent est offert en vente et tombe dans l’échange : production marchande seulement à l’état naissant, mais elle contient déjà en germe l’anarchie dans la production sociale.

II. - RÉVOLUTION CAPITALISTE. - Transformation de l’industrie, d’abord au moyen de la coopération simple et de la manufacture. Concentration des moyens de production jusque-là dispersés en de grands ateliers, par suite transformation des moyens de production de l’individu en moyens sociaux, - transformation qui ne touche pas à la forme de l’échange dans son ensemble. Les anciennes formes d’appropriation restent en vigueur. Le capitaliste apparaît : en sa qualité de propriétaire des moyens de production, il s’approprie aussi les produits et en fait des marchandises. La production est devenue un acte social ; l’échange et avec lui l’appropriation restent des actes individuels, actes de l’homme singulier : le produit social est approprié par le capitaliste individuel. Contradiction fondamentale, d’où jaillissent toutes les contradictions dans lesquelles se meut la société actuelle et que la grande industrie fait apparaître en pleine lumière.

A. - Séparation du producteur d’avec les moyens de production. Condamnation de l’ouvrier au salariat à vie. Opposition du prolétariat et de la bourgeoisie.

B. - Manifestation de plus en plus nette et efficacité croissante des lois qui dominent la production des marchandises. Lutte de concurrence effrénée. Contradiction de l’organisation sociale dans chaque fabrique et de l’anarchie sociale dans l’ensemble de la production.

C. - D’un côté, perfectionnement du machinisme, dont la concurrence fait une loi impérative pour tout fabricant et qui équivaut à une élimination toujours croissante d’ouvriers : armée industrielle de réserve. - De l’autre côté, extension sans limite de la production, également loi impérative de la concurrence pour chaque fabricant. - Des deux côtés, développement inouï des forces productives, excédent de l’offre sur la demande, surproduction, encombrement des marchés, crises décennales, cercle vicieux : excédent, ici, de moyens de production et de produits -excédent, là, d’ouvriers sans emploi et sans moyens d’existence ; mais ces deux rouages de la production et du bien-être social ne peuvent s’engrener, du fait que la forme capitaliste de la production interdit aux forces productives d’agir, aux produits de circuler, à moins qu’ils ne se soient précédemment transformés en capital : ce que leur surabondance même empêche. La contradiction s’est intensifiée en contre-raison : le mode de production se rebelle contre la forme d’échange. La bourgeoisie est convaincue d’incapacité à diriger davantage ses propres forces productives sociales.

D. - Reconnaissance partielle du caractère social des forces productives s’imposant aux capitalistes eux-mêmes. Appropriation des grands organismes de production et de communication, d’abord par des sociétés par actions, puis par des trusts, ensuite par l’État. La bourgeoisie s’avère comme une classe superflue ; toutes ses fonctions sociales sont maintenant remplies par des employés rémunérés.

III. - RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE. - Résolution des contradictions : le prolétariat s’empare du pouvoir public et, en vertu de ce pouvoir, transforme les moyens de production sociaux qui échappent des mains de la bourgeoisie en propriété publique. Par cet acte, il libère les moyens de production de leur qualité antérieure de capital et donne à leur caractère social pleine liberté de s’imposer. Une production sociale suivant un plan prédéterminé est désormais possible. Le développement de la production fait de l’existence ultérieure de classes sociales différentes un anachronisme. Dans la mesure où l’anarchie de la production sociale disparaît, l’autorité politique de l’État entre en sommeil. Les hommes, enfin maîtres de leur propre mode de vie en société, deviennent aussi Par là même, maîtres de la nature, maîtres d’eux-mêmes, libres.

Accomplir cet acte libérateur du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d’agir, classe aujourd’hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien.

Notes

[1] Il est inutile d’expliquer ici que même si la forme de l’appropriation reste la même, le caractère de l’appropriation n’est pas moins révolutionné que la production par le processus décrit ci-dessus. Que je m’approprie mon propre produit ou le produit d’autrui, cela fait naturellement deux genres très différents d’appropriation. Ajoutons en passant ceci : le travail salarié dans lequel est déjà en germe tout le mode de production capitaliste est très ancien ; à l’état sporadique et disséminé, il a coexisté pendant des siècles avec l’esclavage Mais ce germe n’a pu se développer pour devenir le mode de production capitaliste que le jour où les conditions historiques préalables ont été réalisées. (F. E.)

[2] La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Éditions sociales, 1961, P. 128 et suivantes.

[3] Le Capital, livre I ; tome III, p. 88, E. S., 1969.

[4] Quant à la dévastation de moyens de production et de produits dans les crises, le II° congrès des industriels allemands à Berlin, le 21 février 1878, a estimé la perte totale rien que pour l’industrie sidérurgique allemande au cours du dernier krach, à 455 millions de marks. (F. E.)

[5] Charles FOURIER : Oeuvres complètes, tome 6, Paris, 1845, pp. 393-394.

[6] Je dis : il faut. Car ce n’est que dans le cas où les moyens de production et de communication sont réellement trop grands pour être dirigés par les sociétés par actions, où donc l’étatisation est devenue une nécessité économique, c’est seulement en ce cas qu’elle signifie un progrès économique, même si c’est l’État actuel qui l’accomplit ; qu’elle signifie qu’on atteint à un nouveau stade, préalable à la prise de possession de toutes les forces productives par la société elle-même. Mais on a vu récemment, depuis que Bismarck s’est lancé dans les étatisations, apparaître certain faux socialisme qui même, çà et là, a dégénéré en quelque servilité, et qui proclame socialiste sans autre forme de procès, toute étatisation, même celle de Bismarck. Évidemment, si l’étatisation du tabac était socialiste, Napoléon et Metternich compteraient parmi les fondateurs du socialisme. Si l’État belge, pour des raisons politiques et financières très terre à terre, a construit lui-même ses chemins de fer principaux ; si Bismarck, sans aucune nécessité économique, a étatisé les principales lignes de chemins de fer de la Prusse, simplement pour pouvoir mieux les organiser et les utiliser en temps de guerre, pour faire des employés de chemins de fer un bétail électoral au service du gouvernement et surtout pour se donner une nouvelle source de revenus indépendante des décisions du Parlement, - ce n’était nullement là des mesures socialistes, directes ou indirectes, conscientes ou inconscientes. Autrement ce seraient des institutions socialistes que la Société royale de commerce maritime *, la Manufacture royale de porcelaine et même, dans la troupe, le tailleur de compagnie, voire l’étatisation proposée avec le plus grand sérieux, vers les années 30, sous Frédéric-Guillaume III, par un gros malin, - celle des bordels. (F. E.)

* La Société royale de commerce maritime fut fondée en 1772 par Frédéric Il et pourvue d’importants privilèges d’État. Elle a servi pratiquement de banquier au gouvernement prussien, devint en 1820 l’Institut financier et commercial du gouvernement prussien et se transforma en 1904 en banque d’État.

[7] L’État populaire libre, revendication inspirée de Lassalle et adoptée au congrès d’unification de Gotha, a fait l’objet d’une critique fondamentale de Marx dans Critique du programme de Gotha.

[8] Quelques chiffres pourront donner une idée approximative de l’énorme force d’expansion des moyens de production modernes, même sous la pression capitaliste. D’après les derniers calculs de Giffen *, la richesse totale de l’Angleterre et de l’Irlande atteignait en chiffres ronds :

pour les années

1814

1865

1875

En millions de livres respectivement :

2200

6100

8500

En milliards de marks respectivement :

44

122

170
* Les chiffres cités ici sont tirés de la conférence de Robert GIFFEN : “ Recent accumulations of capital in the United Kingdom ”, le 15 janvier 1878 à la Statistical Society et publiée en mars 1878 à Londres dans le Journal of the Statistical Society. (F. E.)


La conception matérialiste de l’histoire

Gheorgi Plekhanov

1

Lorsque l’historien, j’entends un de ceux qui ne se sont pas privés du don de généralisation, embrasse par la pensée le passé et le présent du genre humain, il voit se dérouler un spectacle grandiose et mer­veilleux. En effet, vous savez sans doute que la science moderne suppose que l’homme existe sur notre globe depuis l’ancien quaternaire, c’est-à-dire de­puis au moins 200 000 ans. Mais si nous faisons abs­traction de ces calculs toujours hypothétiques, si nous admettons, comme on admettait dans le bon vieux temps, que l’homme a paru sur terre environ 4 000 ans avant l’ère chrétienne, nous avons quelque chose com­me 200 générations qui sont venues l’une après l’au­tre pour disparaître comme disparaissent les feuilles dans la forêt à l’approche de l’automne. Chacune de ces générations, que dis-je, presque chaque individu faisant partie de chaque génération a poursuivi ses propres buts, chacun a lutté pour sa propre existen­ce ou pour l’existence de ses proches et pourtant il y a eu un mouvement d’ensemble, il y a ce que nous appelons l’histoire du genre humain, nous rappelons à notre mémoire l’état de nos ancêtres, si nous nous représentons, par exemple, la vie des hom­mes de cette race qui peuplait les habitations dites lacustres, et si nous comparons cette vie a celle des Suisses de nos jours, nous apercevons une énorme différence. La distance qui sépare l’homme de ses pa­rents plus ou moins anthropomorphes s’est agrandie, le pouvoir de l’homme sur la nature s’est augmenté. Il est donc très naturel, je dirai plus, il est iné­vitable de se demander quelles ont été les causes de ce mouvement et de ce progrès.

Cette question, la grande question des causes du mouvement historique et du progrès du genre humain est celle qui constitue l’objet de ce qu’on appelait autrefois la philosophie de l’histoire et qu’on fe­rait, me semble-t-il, mieux de désigner du nom de conception de l’histoire, c’est-à-dire de l’histoire considérée comme science, ne se contentant pas d’ap­prendre comment les choses se sont passées, mais, voulant savoir pourquoi elles se sont passées d’une telle manière et non pas d’une autre.

Comme toute chose, la philosophie de l’histoire a eu son histoire à elle, je veux dire qu’à diffé­rentes époques les hommes qui s’occupaient de la question du pourquoi du mouvement historique ont répondu d’une façon différente à cette grande question. Chaque époque avait sa philosophie de l’histoire à elle. Vous m’objecterez peut-être que souvent à une même époque historique il n’y avait pas seulement une mais plusieurs écoles de philosophie de l’histoire. J’en tombe d’accord, mais je vous prie de considérer que les différentes écoles philosophiques propres à une période donnée de l’histoire ont toujours entre elles quelque chose de commun qui permet de les envisager comme différentes espèces d’un même genre, il y a naturellement aussi des survivances. Nous pouvons donc dire, pour simplifier le problème, que chaque période historique a sa propre philosophie de l’his­toire. Nous allons en étudier quelques-unes unes. Je commence par la philosophie ou conception théologique de l’histoire.
La conception théologique de l’histoire

Qu’est-ce que là philosophie ou conception théologique de l’histoire ? Cette conception est la plus primitive, elle est intimement liée aux premiers efforts faits par la pensée humaine pour se rendre compte du monde extérieur.

En effet, la conception la plus simple que l’homme puisse se faire de la nature, c’est d’y voir non pas des phénomènes dépendant les uns des autres et contrôlés par des lois invariables, mais des événements produits par l’action d’une ou de plusieurs volontés semblable à la sienne. Le philosophe français Guyau dit dans un de ses livres, qu’un enfant en sa présence traitait la lune de méchante parce qu’elle ne voulait pas se montrer, cet enfant considérait la lune comme un être animé, et, comme cet enfant, l’homme primitif anime toute la nature. L’animisme, la première phase du développement de la pensée religieuse, et le premier pas de la science, c’est l’explication animiste des événements de la nature et de les concevoir comme des phénomènes soumis à des lois. Tandis qu’un enfant croit que la lune ne se montre pas parce qu’elle est méchante, un as­tronome nous explique l’ensemble des conditions natu­relles qui, à un moment donné, nous permettent ou nous empêchent de voir tel ou tel astre. Or, tandis que dans l’explication de la nature, les progrès de la science ont été relativement rapides, la science de la société humaine et de son histoire n’avançait qu’avec beaucoup plus de lenteur. On admettait, l’ex­plication animiste des événements historiques à des époques où l’on se moquait déjà de l’explication ani­miste des phénomènes de la nature.

Dans des sociétés souvent très civilisées, on trouvait tout à fait permis d’expliquer le mouvement historique de l’humanité comme la manifestation de la volonté d’une ou de plusieurs divinités. Cette expli­cation de l’histoire par l’action de la divinité constitue ce que nous appelons la conception théolo­gique de l’histoire.

Pour vous donner deux exemples de cette concep­tion, je vais caractériser ici la philosophie histo­rique de deux hommes célèbres : Saint Augustin, évê­que d’Hippone et Bossuet, évê­que de Meaux.

Saint Augustin envisage les événements histori­ques comme soumis à la Providence divine et, qui plus est, il est persuadé qu’on ne peut les envisager au­trement.

"Considérez ce Dieu souverain et véritable, dit-il, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créa­teur de toutes les âmes et de tous les corps... qui a fait de l’homme un animal raisonnable composé de corps et d’âme, ce Dieu, principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre qui donne à tout le nom­bre, le poids et la mesure, de qui dérive toute pro­duction naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix, je demande s’il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leur domination et leur servitude restassent étrangers aux lois de, la Providence" (Cité de Dieu, traduction Emile Saisset, livre V, chap. XI, pp. 292-293).

Ce point de vue général, Saint Augustin ne le quitte dans aucune de ses explications historiques.

S’agit-il d’expliquer la grandeur des Romains, l’ évê­que d’Hippone nous raconte avec beaucoup de dé­tails comme quoi elle entrait dans les vues de la Di­vinité :

"Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devint le premier de tous par sa grandeur et son étendue, et comme il avait à des­sein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l’honneur, qui mettaient la gloire dans celle de la patrie et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous les autres vices par ce vice unique : l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de la gloire est un vi­ce... etc." (p. 301).

S’agit-il d’expliquer la prospérité du premier empereur chrétien Constantin, la volonté divine lève toute difficulté :

"Le bon Dieu, nous dit saint Augustin, voulant empêcher ceux qui l’adorent... de se persuader qu’il est impossible d’obtenir les royaumes et les gran­deurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser l’empereur Constantin, qui, loin d’avoir recours aux fausses divinités, n’adorait que la véritable, et de le combler de plus de biens qu’un autre n’en eût seulement osé souhaiter" (t. I, pp. 328-329 ).

S’agit-il enfin de savoir pourquoi une guerre durait plus longtemps qu’une autre, saint Augustin nous dira que Dieu l’avait voulu ainsi : "De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de la justice et de sa mi­séricorde, c’est lui, aussi qui règle les temps des guerres, qui les abrège ou les prolonge à son gré " (p. 323, tome I).

Vous le voyez, saint Augustin reste toujours fi­dèle à son principe fondamental. Malheureusement, il ne suffit pas d’être fidèle à un principe donné pour trouver la Juste explication des phénomènes. Il faut avant tout que le philosophe de l’histoire étudie soigneusement tous les faits qui ont précédé et ac­compagné le phénomène qu’il cherche à expliquer. Le principe, fondamental ne peut et ne doit jamais servir que de fil conducteur dans l’analyse de la réalité historique. Or la théorie de saint Augustin est in­suffisante sous les deux rapports indiqués. Comme mé­thode d’analyse de la réalité historique, elle est nulle. Et quant à son principe fondamental, je vous prie d’observer ceci. Saint Augustin parle de ce qu’il appelle les lois de la providence avec tant de conviction et avec tant de détails, qu’on se demande, en le lisant, s’il n’a pas été le confident intime de son dieu. Et le même auteur, avec la même conviction, avec la même fidélité à son principe fondamental, et dans le même ouvrage, nous dit que les voies du Sei­gneur sont insondables. Mais s’il en est ainsi, pour­quoi entreprendre la tâche nécessairement ingrate et stérile de les sonder ? Et pourquoi nous indiquer ces insondables voies comme uns explication des événe­ments de la vie humaine ? La contradiction est palpa­ble, et puisqu’elle est palpable, on a beau avoir la foi fervente et inébranlable, on est forcé de renon­cer à l’interprétation théologique de l’histoire si l’on tient tant soit peu à la logique et si l’on ne veut pas prétendre que l’insondable, c’est-à-dire l’inexplicable, explique et fait comprendre toute chose.

Passons à Bossuet. Comme Saint Augustin, Bos­sue t, dans sa conception de l’histoire, se place au point de vue théologique. Il est persuadé que les destinées historiques des peuples, ou, comme il s’ex­prime, les révolutions des empires sont réglées par la Providence.

"Ces empires dit-il dans son Discours sur l’his­toire universelle, ont une liaison nécessaire avec l’histoire du peuple de Dieu. Dieu s’est servi des Assyriens et des Babyloniens pour châtier ce peuple, des Perses, pour le rétablir, d’Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le protéger d’Antochius l’Illustre et de ses successeurs, pour l’exercer ; des Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient qu’à la détruire. Les Juifs ont duré jusqu’à Jésus-Christ sous la puissance des mêmes Romains. Quand ils l’ont méconnu et cruci­fié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains sans y penser, à la vengeance divine et ont exterminé ce peuple ingrat" (Discours, éd. Garnier frères, p.334).

En un mot, tous les peuples et tous les grands empires oui, l’un après l’autre apparurent sur la scène historique ont concouru par divers moyens au même but : au bien de la religion chrétienne et à la gloire de Dieu. Bossuet découvre à son élève les se­crets jugements de Dieu sur l’empire romain et sur Rome même, en se basant sur la révélation que le Saint Esprit a faite à saint Jean et que celui-ci a expliquée dans l’Apocalypse. Il parle, lui-aussi, comme si les voies du Seigneur avaient cessé d’être insondables, et, chose bien digne d’attention, le spectacle du mouvement historique ne lui inspire que le sentiment de la vanité des choses humaines.

"Ainsi, dit-il, quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers et quand vous voyez les Assy­riens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains, se présenter successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le« propre partage des choses humai­nes. » (Discours, p. 339).

Ce pessimisme est un des traits les plus remar­quables de la philosophie historique de Bossuet. Et, tout bien considéré, il faut avouer que ce trait rend fidèlement le caractère essentiel du christianisme. Le christianisme promet à ses fidèles de la consolation, beaucoup de consolation ! Mais comment les console-t-il ? En les détachant des choses d’ici-bas, en les persuadant que tout est vanité sur la terre et que le bonheur n’est possible pour les humains qu’a­près la mort. Je vous prie de retenir ce trait dans votre mémoire s il vous donnera dans la suite un ter­me de comparaison.

Un autre trait remarquable de la philosophie historique de Bossuet, c’est que, dans l’interpréta­tion des événements historiques, il ne se contente pas, comme Saint Augustin, d’en appeler à la volonté du bon Dieu, mais porte déjà son attention vers ce qu’il appelle les causes particulières des révolu­tions des empires.

"Car ce même dieu - dit-il - qui a fait l’en­chaînement de l’univers, et qui, tout-puissant par lui-même, a voulu aussi que le cours des choses hu­maines eût sa suite et ses proportions » Je veux dire que les hommes et les nations ont eu les qualités, proportionnelles à l’élévation à laquelle ils étaient destinés, et qu’à la réserve de certains coups ex­traordinaires, où Dieu voulait que sa main parût tou­te seule, il n’est point arrivé de grand changement qui n’ait eu ses causes dans les siècles précédents. Et comme, dans toutes les affaires, il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la Vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dis­positions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arri­ver." (Discours, pp. 339-340).

Ainsi, d’après Bossuet, il arrive bien dans l’histoire des événements où la main de Dieu paraît toute seule, où, en d’autres termes Dieu agit d’une façon immédiate. Ces événements-là, ce sont, pour ainsi dire, des miracles historiques. Mais, pour la plupart des cas et dans la marche ordinaire des cho­ses, les changements qui ont lieu à une époque donnée ont leurs causes dans les époques précédentes. La tâ­che de la vraie science est d’étudier ces causes qui n’ont rien de surnaturel, puisqu’elles ne tiennent qu’à la nature des hommes et des nations.

Dans sa conception théologique de l’histoire, Bossuet fait donc une large place à l’explication naturelle des événements historiques. Il est vrai que cette explication naturelle est, chez lui, intimement liée à l’idée théologique ; c’est toujours le bon Dieu qui donne aux hommes et aux nations des qualités proportionnelles à l’élévation à laquelle il les des­tine. Mais, une fois données, ces qualités agissent toutes seules, et tant qu’elles agissent, nous avons non seulement le droit mais le devoir, Bossuet le dit catégoriquement, de chercher l’explication naturelle de l’histoire.

La philosophie historique de Bossuet a, sur cel­le de Saint Augustin, le grand avantage d’insister sur la nécessité d’étudier les causes particulières des événements. Mais cet avantage n’est, au fond, qu’un aveu, inconscient et involontaire sans doute, de 1’impuissance et de la stérilité de la conception théologique proprement dite, c’est à dire de la mé­thode qui consiste à expliquer les phénomènes par l’action d’un ou de plusieurs agents surnaturels.

Cet aveu, les ennemis de la théologie en surent bien tirer parti au siècle suivant.

Le plus redoutable parmi ces ennemis, le pa­triarche de Ferney, Voltaire, dit très malicieusement dans son célèbre Essai sur les mœurs des Nations : "Rien n’est plus digne de notre curiosité que la ma­nière dont Dieu voulut que l’Eglise s’établit en faisant concourir les causes secondes à ses décrets éternels. Laissons respectueusement ce qui est divin à ceux qui en sont les dépositaires, et attachons-nous uniquement à l’historique ." ( Essai, édition de Beuchot, t. I, p. 346 ).
La conception idéaliste de l’histoire

La conception théologique de l’histoire est donc mise respectueusement de côté. Voltaire s’attache à l’historique, il s’efforce d’expliquer les phénomènes par leurs causes secondes, c’est-à-dire naturelles. Mais en quoi consiste la science, si ce n’est dans l’explication naturelle des phénomènes ?

La philosophie historique de Voltaire est un es­sai d’interprétation scientifique de l’histoire.

Considérons cet essai d’un peu plus près. Voyons par exemple, quelles ont été, d’après Voltaire, les causes de la chute de l’empire romain.

La décadence romaine a été longue et lente, mais parmi les fléaux qui ont causé la chute du colossal empire. Voltaire fait ressortir surtout les deux sui­vants : 1° les Barbares, 2° les disputes de religion.

Les Barbares ont détruit l’empire romain. Mais pourquoi, demande Voltaire, les Romains ne les exter­minèrent-ils pas, comme Marius avait exterminé les Cimbres ? C’est qu’il ne se trouvait point de Marius. Et pourquoi ne se trouvait-il pas de Marius ? Parce que les mœurs des Romains avaient changé. La symptô­me le plus éclatant de ce changement dans les mœurs, c’est que l’empire romain avait alors plus de moines que de soldats. "Ces moines couraient en troupe de ville en ville pour soutenir ou pour détruire la consubstantialité du Verbe... " (Ibid., t. I, p. 377).

"Comme les descendants de Scipion étaient deve­nus des controversistes, comme la considération per­sonnelle était passée des Hortensius et des Cicéron aux Cyrille, aux Grégoire, aux Amboise, tout fut per­du et si l’on doit s’étonner de quelque chose, c’est que l’empire romain ait subsisté encore un peu de temps." (Ibid., t. I, p. 377).

Vous voyez bien ici quelle était, d’après Vol­taire, la cause principale de la chute de Rome. Cette cause, c’est le triomphe du christianisme. D’ailleurs Voltaire le dit lui-même avec son ironie mordante : "Le christianisme ouvrait le ciel, mais il perdait l’empire " (Ibid., t. I, p. 337).

A-t-il eu raison, a-t-il eu tort ? C’est ce qui ne nous regarde pas maintenant. Ce qui nous importe, c’est de nous rendre compte exactement des idées his­toriques de Voltaire. L’examen critique de ces idées ne viendra qu’ensuite.

Donc, nous voyons que, selon Voltaire, le chris­tianisme a perdu l’empire romain, Humainement par­lant, il est permis sans doute de demander pourquoi le christianisme a triomphé de Rome ?

Pour Voltaire, le principal instrument de la Victoire des chrétiens fut Constantin, qu’il nous re­présente conformément à la vérité historique. Mais un homme, fût-il empereur, et fût-il très méchant et très superstitieux, serait-il jamais capable d’assu­rer le triomphe d’une religion ?

Voltaire croyait que oui. Et, pour le croire, il n’était pas le seul de son siècle. Tous les philoso­phes le croyaient aussi. Comme exemple, je vous cite­rai les considérations d’un autre écrivain sur l’ori­gine du peuple juif et sur le christianisme.

Si la conception théologique de l’histoire con­siste à expliquer l’évolution historique par la vo­lonté et l’action, directe ou indirecte, d’un ou de plusieurs agents surnaturels, la conception idéaliste - dont Voltaire et ses amis étaient les partisans convaincus - consiste à expliquer cette même évolu­tion par l’évolution des mœurs et des idées, ou de l’opinion, comme on s’exprimait au XVIII° siècle.

"J’entends par opinion, dit Suard, le résultat de la masse de vérités et d’erreurs répandues dans une nation, résultat qui détermine ses jugements d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, qui forme ses penchants et ses habitudes, ses idées et ses ver­tus, en un mot, ses mœurs." (Suard, Mélanges de Lit­térature, III, p. 400).

Puisque c’est l’opinion qui gouverne le monde, il est évident que l’opinion est la cause fondamenta­le, la cause la plus profonde, du mouvement histori­que, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un histo­rien en appelle à l’opinion comme à une force qui produit en dernière instance les événements de telle ou telle époque.

Et si l’opinion en général explique les événe­ments historiques, il est tout naturel de chercher dans l’opinion religieuse (dans le christianisme par exemple), la cause la plus profonde de la prospérité ou de la décadence d’un empire (par exemple de l’em­pire de Rome). Voltaire était donc fidèle à la philo­sophie historique de son temps en disant que le christianisme a causé la ruine de l’empire de Rome.

Mais parmi les philosophes du XVIII° siècle, il y en avait plusieurs qui sont connus comme des maté­rialistes. Tels étaient, par exemple, Holbach, l’au­teur du célèbre Système de la nature , et Helvétius, l’auteur du livre non moins célèbre De l’Esprit . Il est très naturel de supposer qu’au moins ces philoso­phes-là n’approuvaient pas la conception idéaliste de l’histoire.

Eh bien ! Cette supposition, toute naturelle qu’elle paraisse, est erronée : Holbach et Helvétius, matérialistes dans leur conception de la nature étaient idéalistes en ce qui concerne l’histoire.

Comme tous les philosophes du XVIII° siècle, comme toute la " séquelle des Encyclopédistes ", les matéria­listes de ce temps-là croyaient que l’opinion gouver­ne le monde et que l’évolution de l’opinion explique en dernière analyse toute l’évolution historique.

"L’ignorance, l’erreur, le préjugé, le défaut d’expérience, de réflexion et de prévoyance, voilà les vraies sources du mal moral. Les hommes ne se nuisent à eux-mêmes et ne blessent leurs associés, que parce qu’ils n’ont point d’idées de leurs vrais intérêts." (Système social, t. II, chap. I, p. 5).

Dans un autre endroit du même ouvrage, nous li­sons :

"L’histoire nous prouve qu’en matière de gouver­nement, les nations furent de tout temps le jouet de leur ignorance, de leur imprudence, de leur crédulité de leurs terreurs paniques, et surtout des passions de ceux qui surent prendre de l’ascendant sur la mul­titude. Semblables à des malades qui s’agitent sans cesse dans leur lit, sans y trouver de position con­venable, les peuples ont souvent changé la forme de leurs gouvernements mais ils n’ont jamais eu ni le pouvoir, ni la capacité de réformer le fond, de re­monter à la vraie source de leurs maux ; ils se vi­rent sans cesse ballottés par des passions aveugles." (Ibid., II, p. 27).

Ces citations vous montrent que, d’après le ma­térialiste Holbach, l’ignorance fut la cause du mal moral et politique. Si les peuples sont méchants, c’est grâce à leur ignorance, si leurs gouvernements sont absurdes, c’est parce qu’ils n’ont pas su décou­vrir les vrais principes de l’organisation sociale et politique, si les révolutions faites par les peuples n’ont pas déraciné le mal moral et social, c’est par­ce qu’ils n’ont pas eu assez de lumières. Mais qu’est ce que l’ignorance ? Qu’est-ce que l’erreur ? Qu’est-ce que le préjugé ? L’ignorance, l’erreur, le préjugé, tout cela, ce n’est que de l’opinion erronée. Et si l’ignorance, l’erreur et le préjugé ont empêché les hommes de découvrir les vraies bases de l’organi­sation politique et sociale, il est clair que c’est l’opinion erronée qui a gouverné le monde. Holbach est donc, là-dessus, du même avis que la plupart des philosophes du XVIII° siècle.

Quant à Helvétius, je ne citerai que son opinion sur le système féodal. Dans une lettre à Saurin sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, il dit :

"Mais que diable veut-il nous apprendre par son Traité des Fiefs ? Est-ce une matière que devait chercher à débrouiller un esprit sage et raisonnable ? Quelle législation peut résulter de ce chaos barbare de lois que la force a établies, que l’ignorance a respectées, et qui s’opposeront toujours à un bon or­dre de choses ? " (Œuvres, III, p. 266).

Dans un autre endroit, il dit "Montesquieu est trop féodaliste, et le gouvernement féodal est le chef-d’œuvre de l’absurdité ". (Œuvres, III, p.314).

Ainsi, Helvétius trouve que le féodalisme, c’est à dire tout un système d’institutions sociales et po­litiques, était le chef-d’œuvre de l’absurdité et, par conséquent, devait son origine à l’ignorance ou, en d’autres termes, à une opinion erronée. C’est donc toujours l’opinion qui, en bien ou en mal, a gouverné le monde.

J’ai dit qu’il nous importait non pas de criti­quer cette théorie, mais de bien la connaître et de bien saisir sa nature. Maintenant que nous la con­naissons, il nous est non seulement permis, mais né­cessaire de l’analyser.

Eh bien, cette théorie est-elle vraie ou est-elle fausse ?

Est-il vrai, oui ou non, que les hommes qui ne comprennent pas en quoi consistent leurs intérêts ne pouvaient les servir de façon raisonnable ? Cela est vrai sans contredit.

Est-il vrai, oui ou non, que l’ignorance a causé beaucoup de maux à l’humanité et qu’un système social et politique basé sur la soumission et sur l’exploi­tation de l’homme par l’homme, tel que fut le féodalisme, n’est possible que dans un temps d’ignorance et de préjugés profondément enracinés ?

Cela est bien vrai, et je ne vois pas comment on pourrait contester une vérité aussi indubitable.

Est-il vrai, est-il faux, en un mot, que l’opi­nion, dans le sens déterminé par Suard, a une grande influence sur la conduite des hommes ? Quiconque con­naît les hommes dira que cela aussi est indubitable et indiscutable.
La force des idées … et leur origine

La conception idéaliste de l’histoire est-elle donc basée sur la vérité ?

Je réponds oui et non. Et voici ce que j’entends par-là.

La conception idéaliste de l’histoire est vraie dans ce sens qu’il y a du vrai en elle. Oui, il y a du vrai. L’opinion à une très grande influence sur les hommes. Nous avons donc le droit de dire qu’elle gouverne le monde. Mais nous avons bien le droit de nous demander si cette opinion qui gouverne le monde n’est gouvernée par rien du tout ? Autrement dit, nous pouvons et nous devons nous demander si les opi­nions et les sentiments des hommes sont une chose soumise au hasard. Poser cette question, c’est la ré­soudre aussitôt dans le sens négatif. Non, les opi­nions et les sentiments des hommes ne sont point sou­mis au hasard. Leur génération comme leur évolution est soumise à des lois que nous devons étudier. Dès que vous admettez ceci - et le moyen de ne pas l’ad­mettre ? - vous êtes forcés de reconnaître que si l’opinion gouverne le monde, elle ne le gouverne pas en souverain absolu, qu’elle est gouvernée à son tour et que, par conséquent, celui qui en appelle à l’opi­nion est loin de nous indiquer la cause fondamentale, la cause la plus profonde du mouvement historique.

Il y a donc de la vérité dans la conception idéaliste de l’histoire. Mais il n’y a pas toute la vérité.

Pour connaître toute la vérité, il nous faut re­prendre la recherche justement là où la conception idéaliste l’abandonne. Il nous faut tâcher de nous rendre un compte exact des causes de la génération et de l’évolution de l’opinion des hommes vivant en so­ciété.

Pour faciliter notre tâche, procédons avec mé­thode, et, avant tout, voyons si l’opinion, c’est à dire, conformément à la définition donnée par Suard, la masse de vérités et d’erreurs répandue parmi les hommes leur est innée, si elle naît avec eux pour ne disparaître qu’avec eux. Cela revient à nous demander s’il y a des idées innées.

Il fut un temps où l’on était fermement convain­cu que les idées, au moins en partie, sont innées. En admettant l’existence des idées innées, on admettait en même temps que ces idées-là constituent un fonds commun à l’humanité toute entière, un fonds qui est toujours le même dans tous les temps et tous les cli­mats.

Cette opinion, très répandus autrefois, fut vic­torieusement combattue par un philosophe anglais de grand mérite, John Locke. Dans son célèbre livre in­titulé : Essai sur l’entendement humain , John Locke a prouvé qu’il n’y a point d’idées, de principes ou de nations innées dans l’esprit de l’homme.

Les idées ou les principes des hommes leur vien­nent de l’expérience, et c’est également vrai en ce qui concerne les principes spéculatifs, comme les principes pratiques ou principes de morale. Les prin­cipes de morale, varient selon les temps et les lieux. Quand les hommes condamnent une action, c’est parce qu’elle leur est nuisible. Quand ils la louent, c’est qu’elle leur est utile. L’intérêt (non pas l’intérêt personnel, mais l’intérêt social) détermine donc les jugements des hommes dans le domaine de la vie socia­le. Telle était la doctrine de Locke, dont tous les philosophes français du XVIII° siècle étaient des partisans convaincus. Nous avons donc le droit de prendre cette doctrine pour point de départ de notre critique de leur conception de l’histoire.

Il n’existe point d’idées innées dans l’esprit des hommes ; c’est l’expérience qui détermine les Idées spéculatives et c’est l’intérêt social qui dé­termine les "idées pratiques". Admettons ce principe et voyons quelles conséquences en découlent.

2
La réaction après la Révolution Française

Un grand événement historique sépare le XVIII° siècle du XIX° : la Révolution Française, qui comme un ouragan a passé sur la France en détruisant l’an­cien régime et en balayant ses débris. Elle a eu une profonde influence sur la vie économique, sociale, politique et intellectuelle non seulement de la Fran­ce, mais de l’Europe entière. Elle n’a pas pu rester sans influence sur la philosophie de l’histoire.

Quelle a été cette influence ?

Eh bien ! Son résultat le plus immédiat a été un sentiment d’immense lassitude.

Le grand effort fait par les gens de ce temps-là a provoqué un besoin impérieux de repos.

A côté de ce sentiment de lassitude, inévitable après toute grande dépense d’énergie, il y a eu aussi un certain scepticisme. Le XVIII° siècle croyait fer­mement au triomphe de la raison. La raison finit tou­jours par avoir raison, disait Voltaire. Les événe­ments de la Révolution ont brisé cette foi. On a vu tant d’événements inattendus, on a vu triompher tant de choses qui semblaient tout à fait impossibles et absolument déraisonnables, on a vu tant de calculs les plus sages renversés par la brutale logique des faits, qu’on s’est dit que la raison ne finira proba­blement jamais par avoir raison. Nous avons là-dessus le précieux témoignage d’une femme d’esprit, qui sa­vait observer ce qui se passait autour d’elle.

"La plupart des hommes, dit Mme de Staël, épou­vantés des vicissitudes effroyables, dont les événe­ments politiques nous ont offert l’exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d’eux-mê­mes et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l’ascendant les facultés intellectuel­les" (De la littérature, Préface, p. XVIII).

On était donc épouvanté par la puissance du ha­sard. Mais qu’est-ce que le hasard ? Et qu’est-ce que le hasard dans la vie des sociétés ? Il y a matière à discussion philosophique là-dedans. Mais sans entrer dans cette discussion, nous pouvons dire que trop souvent les hommes attribuent au hasard ce dont les causes leur restent inconnues. Aussi quand le hasard leur fait trop et trop longtemps sentir sa puissance, ils finissent par essayer d’expliquer et de découvrir les causes des phénomènes qu’ils considéraient auparavant comme fortuits. Et c’est justement ce que nous voyons dans le domaine de la science historique au commencement du dix-neuvième siècle.
Philosophie de l’histoire de Saint-Simon

Saint Simon, une des têtes les plus encyclopédi­ques et les moins méthodiques de la première moitié de ce siècle, s’efforce de poser les bases d’une science sociale. La science sociale, la science de la société humaine, la physique sociale, comme il l’ap­pelle parfois, peut et doit, selon lui, devenir une science aussi exacte que les sciences naturelles. Nous devons étudier les faits relatifs à la vie pas­sée de l’humanité pour découvrir les lois de son pro­grès. Nous ne pourrons prévoir l’avenir, que lorsque nous aurons compris le passé. Et pour le comprendre, pour expliquer le passé, Saint-Simon étudie surtout l’histoire de l’Europe occidentale depuis la chute de l’empire romain.

On voit dans cette histoire, la lutte des indus­triels (ou du Tiers Etat, comme on disait au siècle précédent) contre l’aristocratie. Les industriels se sont ligués avec la royauté, et, par l’appui qu’ils ont donné aux rois, ils leur ont fourni les moyens de s’emparer du pouvoir politique, qui se trouvait aupa­ravant dans les mains des seigneurs féodaux. En échange de leurs services la royauté leur a donné sa protection, au moyen de laquelle ils ont pu remporter beaucoup d’importantes victoires sur leurs ennemis. Peu à peu, le travail et l’organisation aidant, les industriels sont parvenus à posséder une force socia­le imposante, bien supérieure à celle de l’aristocra­tie.

La Révolution Française n’était, pour Saint-Si­mon, qu’un épisode de la grande lutte, plusieurs fois séculaire, entre les industriels et les nobles. Et toutes ses propositions pratiques se réduisaient à des projets, des mesures qu’il fallait, selon lui, prendre pour compléter et consolider la victoire des industriels et la défaite des nobles. Or, la lutte des industriels contre la noblesse était la lutte de deux intérêts opposés. Et si cette lutte a, comme le dit Saint-Simon, rempli toute l’histoire de l’Europe occidentale depuis le XV° siècle, nous pouvons dire que c’est la lutte des grands intérêts sociaux, qui était la cause du mouvement historique dans la pério­de indiquée. Nous voici donc assez loin de la concep­tion historique du dix-huitième siècle : ce n’est pas l’opinion, c’est l’intérêt social ou pour mieux dire, l’intérêt des grands éléments constructifs de la so­ciété, 1’intérêt des classes et la lutte sociale pro­voquée par l’opposition de ces intérêts, qui gouver­nent le monde et qui déterminent la marche de l’his­toire.

Par ses idées historiques, Saint-Simon a eu une influence décisive sur un des plus grands historiens français : Augustin Thierry. Et comme Augustin Thierry a fait une véritable révolution dans la science his­torique de son pays, il nous sera bien utile d’analy­ser ses idées.
Les conceptions d’Augustin Thierry et de Mignet

Vous vous rappelez, je suppose, ce que je vous ai dit d’Holbach et qui concernait l’histoire du peu­ple juif. Cette histoire était, pour Holbach, l’œu­vre d’un seul homme. Moïse, qui a façonné le caractè­re des Juifs et qui leur a donné leur constitution sociale et politique, ainsi que leur religion. Et chaque peuple, ajoutait Holbach, a eu son Moïse. La philosophie historique du -dix-huitième siècle ne con­naissait que l’individu, les grands hommes. La masse, le peuple comme tel, n’existait presque point pour elle. La philosophie historique d’Augustin Thierry est, sous ce rapport, juste le contraire de ce qu’était celle du dix-huitième siècle. "C’est une chose bien simple, dit-il, dans ses Lettres sur l’histoire de France, que l’obstination des historiens à n’at­tribuer jamais aucune spontanéité, aucune conception aux masses d’hommes. Si tout un peuple émigre et se fait un nouveau domicile, c’est, au dire des annalis­tes et des poètes, quelque héros, qui pour son nom s’avise de fonder un empire, si des nouvel­les coutumes s’établissent, c’est quelque législateur qui les imagine et les impose, si une cité s’organi­se, c’est quelque prince qui lui donne l’être, et toujours le peuple et les citoyens sont de l’étoffe pour la pensée d’un seul homme. " (Dix ans, p. 346).

La Révolution a été l’œuvre des masses populai­res et cette révolution dont le souvenir était si frais au temps de la Restauration ne permettait plus d’envisager le mouvement historique comme l’œuvre d’individus plus ou moins sages et plus ou moins ver­tueux. Au lieu de s’occuper des faits et gestes des grands hommes, les historiens voulaient dorénavant s’occuper de 1’histoire des peuples. C’est déjà très important et cela vaut bien la peine d’être retenu dans la mémoire.

Allons plus loin. Ce sont les grandes masses qui font l’histoire. Soit. Mais pourquoi la font-elles ? En d’autres termes, quand les masses agissent, dans quel but agissent-elles ? Dans le but de garantir leurs intérêts, répond Augustin Thierry. " Voulez-vous dit-il, savoir au juste qui a créé cette institution, qui a conçu une entreprise sociale ? Cherchez quels sont ceux qui en ont véritablement besoin, à ceux-là doit appartenir la pensée première, la volonté d’agir et tout au moins la plus grande part dans l’exécu­tion, is fecit cui prodest : l’axiome vaut en his­toire comme en droit. " (Dix ans , p. 348).

La masse agit donc dans son intérêt, l’intérêt est la source, le mobile de toute création sociale. Il est donc facile de comprendre que lorsqu’une ins­titution devient opposée à l’intérêt de la masse, la masse commence une lutte contre cette institution. Et comme uns institution nuisible à la masse du peuple est souvent utile à la classe privilégiée, la lutte contre cette institution devient une lutte contre la classe privilégiée. La lutte de classes d’hommes et d’intérêts opposés joue un grand rôle dans la philo­sophie historique d’Augustin Thierry. Cette lutte a rempli, par exemple, l’histoire de l’Angleterre de­puis la conquête normande jusqu’à la révolution qui renversa la dynastie des Stuarts. Dans la révolution anglaise du XVII° siècle luttaient deux classes d’hommes : les vainqueurs (la noblesse), les vaincus (la masse du peuple, bourgeoisie comprise). "Chaque personnage, dit notre historien, dont les aïeux s’é­taient trouvés enrôlés dans la grande armée d’inva­sion, quittait son château pour aller dans le camp royal prendre le commandement que son titre lui assi­gnait. Les habitants des villes et des ports se ren­daient en foule au camp opposé. On pouvait dire que le cri de ralliement des deux armées était, d’un côté oisiveté et pouvoir, de l’autre travail et liberté ; car les désœuvrés, les gens qui ns voulaient d’autre occupation dans la vie que celle de jouir sans peine, de quelque caste qu’ils fussent, s’enrôlaient dans les troupes royales où ils allaient défendre des in­térêts conformes aux leurs, tandis que les familles de la caste des anciens vainqueurs, que l’industrie avait gagnés, s’unissaient au parti des Communes. " (Ibid., p. 543).

Cette lutte des deux classes, ce n’est pas seu­lement dans le domaine social et politique qu’elle déterminait le mouvement. On voit son influence dans le domaine des idées. Les opinions religieuses des Anglais du XVII° siècle étaient, suivant Thierry, fa­çonnées par leur position sociale . "C’était pour des intérêts positifs que la guerre se soutenait de part et d’autre. Le reste n’était qu’apparence ou prétex­te. Ceux qui s’engageaient dans la cause des sujets, étaient, pour la plupart, presbytériens, c’est à dire que, même en religion, ils ne voulaient aucun joug. Ceux qui soutenaient la cause contraire étaient épiscopaux ou papistes, c’est à dire qu’ils aimaient à trouver, jusque dans les formes du culte, du pouvoir à exercer, des impôts à lever sur les hommes ." (Ibid., p. 54).

Nous voici encore plus loin de la philosophie historique du XVIII° siècle. Au XVIII° siècle, l’opi­nion gouverne le monde. Ici, l’opinion, dans le domaine de la religion, est déterminée, gouvernée, par la lutte des classes.

Et notez bien que l’historien dont je viens de parler n’est pas le seul à croire ainsi. Sa philoso­phie historique est celle de tous les historiens re­marquables du temps de la Restauration. Un contempo­rain d’Augustin Thierry, Mignet se tient au même point de vue. Dans son remarquable ouvrage De la féo­dalité, il envisage l’évolution sociale de la façon suivante : "Les intérêts qui dominent décident du mouvement social. Ce mouvement arrive à son but à travers des oppositions, cesse quand il l’a atteint, est remplacé par un autre, qui ne s’aperçoit pas lorsqu’il commence, et qui ne se fait connaître que lorsqu’il est le plus fort. Telle a été la marche de la féodalité. Elle était dans les besoins avant d’être dans le fait, première époque, et elle a été ensuite dans le fait en cessant d’être dans les be­soins, seconde époque, ce qui a fini par la faire sortir du fait ." (La Féodalité , pp. 77-78).

Ici nous nous trouvons de nouveau très loin de la philosophie du XVIII° siècle. Helvétius reprochait à Montesquieu d’étudier avec trop d’attention les lois féodales. Le système féodal était pour lui le chef-d’œuvre de l’absurdité et comme tel, ne valait pas la peine d’être étudié. Mignet admet au contraire qu’il fut un temps, le Moyen-Age, où le système féo­dal était dans les besoins, où il était donc utile à la société, il dit que c’est justement cette utilité qui l’a fait naître. Mignet répète souvent que ce ne sont pas les hommes qui mènent les choses, mais les choses qui mènent les hommes. Et c’est de ce point de vue-là qu’il considère les événements dans son His­toire de la Révolution Française. En parlant de l’As­semblée Constituante, il dit : "Les classes aristo­cratiques avaient les intérêts contraires à ceux du parti national. Aussi la noblesse et le haut clergé, qui formèrent la droite de l’Assemblée, furent en op­position constante avec lui, excepté dans certains jours d’entraînement. Ces mécontents de la révolution qui ne surent ni l’empêcher par leurs sacrifices, ni l’arrêter par leur adhésion, combattirent d’une ma­nière systématique toutes ses réformes ." (Histoire de la Rév. Franc ., Vol. I, p. 105).

Ainsi les groupements politiques sont déterminés par les intérêts de classes. Et ce sont les mêmes intérêts qui donnent naissance à des considérations po­litiques. Mignet nous dit que la Constitution de 1791 "était l’œuvre de la classe moyenne, qui se trouvait alors la plus forte, car, comme on le sait, la force qui domine s’empare toujours des institutions". "La journée du Dix Août fut l’insurrection de la multitu­de contre la classe moyenne et contre le trône constitutionnel, comme le 14 Juillet avait été l’insur­rection de la classe moyenne contre les classes pri­vilégiées et le pouvoir, absolu de la couronne." (Ibid., p. 210 ; p. 290).

Comme Thierry, Mignet est le représentant con­vaincu de la classe moyenne. Tant qu’il s’agit de ju­ger l’action politique de cette classe, Mignet va jusqu’à préconiser les moyens violents, "On n’ob­tient le droit que par la force" .

Chez Guizot nous retrouvons les mêmes tendances, les mêmes sympathies et le même point de vue. Mais, chez lui, ces tendances et ces sympathies sont plus prononcées et ce point de vue est mieux précisé. Déjà dans ses Essais sur l’Histoire de France , qui paru­rent en 1821, il dit avec beaucoup de clarté quelle est, selon lui, la base de l’édifice social. "C’est par l’étude des institutions politiques que la plu­part des écrivains, érudits historiens ou publicistes ont cherché à connaître l’état de la Société, le de­gré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour con­naître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet, la société les produit avant d’en être modifiée, et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement ". (Essais sur l’Histoire de France , 12° édition, p. 73.)

On pourrait trouver des textes de même sens dans les ouvrages de Guizot , d’Armand Carrel et de Tocqueville . Aussi je crois bien avoir le droit de dire qu’au commence­ment du XIX° siècle, les sociologues, les historiens et les critiques nous renvoient tous à l’état social comme à la base la plus profonde des phénomènes de la société humaine. Nous savons ce que c’est que cet état, c’est "l’état des personnes " comme dit Guizot, c’est l’état des pro­priétés . Mais d’où vient-il cet état, duquel tout dépend dans la société ? Dès que nous aurons une réponse nette et précise à cette question, nous pourrons nous expliquer le mouvement historique et le progrès du genre humain. Mais cette grande question, cette question des questions, les historiens la laissent sans réponse.

Ainsi nous sommes devant cette contradiction : les idées, les sentiments, l’opinion sont déterminés par l’état social, et l’état social est déterminé par l’opinion. A est la cause de B, et B est la cause de A.

3

Jusqu’à présent, en parlant de l’évolution de la philosophie de l’histoire, j’ai considéré surtout la France. A l’exception de Saint Augustin et d’Holbach, tous les auteurs, dont J’ai exposé devant vous les idées historiques, étaient des Français. Maintenant nous allons traverser la frontière pour mettre le pied sur le sol germanique.
La philosophie de l’histoire de Schelling

L’Allemagne de la première moitié du dix-neuviè­me siècle était le pays classique de la philosophie. Fichte, Schelling, Hegel et tant d’autres, moins cé­lèbres, mais non moins attachés à la recherche de la vérité, vinrent approfondir les questions philosophi­ques, cas redoutables questions qui sont si vieilles déjà et qui restent pourtant toujours nouvelles.

Parmi ces grandes questions, la philosophie de l’histoire occupe une place des plus importantes. Il ne sera donc pas inutile de voir comment les philoso­phes allemands répondaient à la question de savoir quelles sont les causes du mouvement historique et du progrès du genre humain. Mais comme nous n’avons pas assez de temps pour analyser en détail la philosophie de l’histoire propre à chacun d’eux, force nous est de nous contenter d’interroger les deux principaux : Schelling et Hegel, et encore ne pourrions-nous qu’effleurer leurs idées historiques. Ainsi, en ce qui concerne Schelling, nous ne parlerons que de sa no­tion de la liberté.

L’évolution historique est une suite de phénomè­nes soumis à des lois. Les phénomènes soumis à des lois sont des phénomènes nécessaires. Exemple : la pluie. La pluie est un phénomène soumis à des lois. Cela veut dire que dans des circonstances données, des gouttes d’eau tombent nécessairement sur la ter­re. Cela se comprend très facilement lorsqu’il s’agit de gouttes d’eau qui n’ont ni conscience ni volonté.

Mais, dans les phénomènes historiques, ce ne sont pas des choses inanimées, ce sont des hommes qui agissent, et les hommes sont doués de conscience et de volonté. On peut donc très légitimement se deman­der si la notion de la nécessité - hors de laquelle il n’y a pas de conception scientifique - des phéno­mènes, en histoire comme dans la science de la natu­re, n’exclut pas celle de la liberté humaine. Formu­lée en d’autres termes, la question se pose ainsi : Y a-t-il moyen de concilier la libre action des hommes avec la nécessité historique ?

Au premier abord, il semble que non, que la né­cessité exclut la liberté, et vice-versa. Mais il n’en est ainsi que pour celui dont le regard s’arrête à la surface des choses, à l’écorce des phénomènes. En réalité, cette fameuse contradiction, cette prétendue antinomie de la liberté et de la nécessité, n’existe pas. Loin d’exclure la liberté, la nécessité en est la condition et le fondement. C’est justement ce que Schelling s’attachait à prouver dans un des chapitres de son Système de l’idéalisme transcendental .

Selon Schelling, la liberté est impossible sans la nécessité. Si en agissant, je ne puis compter que sur la liberté des autres hommes, il m’est impossible de prévoir les conséquences de mes actions, puisque à chaque instant, mon calcul le plus parfait pourrait être complètement déjoué par la liberté d’autrui, et par conséquent il pourrait résulter de mes actions, tout autre chose que ce que j’avais prévu.

Ma liberté serait donc nulle, ma vie serait sou­mise au hasard. Je ne saurais être sûr des conséquen­ces de mes actions que dans les cas où je pourrais prévoir les actions de mes prochains, et pour que je puisse les prévoir, il faut qu’elles soient soumises à des lois, c’est à dire qu’il faut qu’elles soient déterminées, qu’elles soient nécessaires. La nécessi­té des actions des autres est donc la première condi­tion de la liberté de mes actions. Mais, d’un autre côté, en agissant de façon nécessaire, les hommes peuvent en même temps conserver la pleine liberté de leurs actions.

Qu’est-ce qu’une action nécessaire ? C’est une action qu’il est impossible à un individu donné de ne pas faire dans des circonstances données. Et d’où vient l’impossibilité de ne pas faire cette action ? Elle vient de la nature de cet homme, façonnée par son hérédité et par son évolution antérieure. La na­ture de cet homme est telle qu’il ne peut pas ne pas agir d’une façon donnée dans des circonstances don­nées. C’est clair, n’est-ce-pas ? Eh bien ! ajoutez à cela que la nature de cet homme est telle, qu’il ne peut pas ne pas avoir certaines volitions, et vous aurez concilié la notion de la liberté avec celle de la nécessité. Je suis libre quand je peux agir comme je veux. Et ma libre action est en même temps néces­saire, puisque ma volition est déterminée par mon or­ganisation et par les circonstances données. La né­cessité n’exclut donc pas la liberté. Ma nécessité c’est la liberté même, mais seulement considérée d’un autre côté ou d’un autre point de vue.

Après avoir attiré votre attention sur la répon­se que Schelling donnait à la grande question de la nécessité et de la liberté. Je passe à son contempo­rain, son camarade et rival, Hegel.
La philosophie de l’histoire de Hegel

La philosophie de Hegel était, comme celle de Schelling, une philosophie idéaliste. Pour lui, c’est l’Esprit ou l’Idée qui constitue le fond et comme l’âme de tout ce qui existe. La matière elle-même n’est qu’une manière d’être de l’Esprit ou de l’Idée. Cela est-il possible ? La matière ne serait-elle vraiment qu’une manière d’être de l’esprit ?

C’est là une question qui a une importance capi­tale au point de vue philosophique, mais dont nous n’avons pas à nous occuper maintenant. Ce qu’il nous faut, c’est étudier les idées historiques qui s’éle­vaient sur cette base idéaliste dans le système de Hegel.

Selon ce grand penseur, l’histoire n’est que le développement de l’Esprit universel dans le temps. La philosophie de l’histoire, c’est l’histoire considé­rée avec intelligence. Elle prend les faits tels qu’ils sont, et la seule pensée qu’elle y apporte, c’est la pensée que la raison gouverne le monde. Cela vous rappelle sans doute la philosophie française du dix-huitième siècle, selon laquelle c’est l’opinion ou la raison qui gouverne le monde. Mais Hegel entendait cette pensée d’une façon particulière. C’est Anaxagore, dit-il dans ses Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, qui le premier reconnut philosophiquement que la raison gouverne le monde, en entendant par-là non une Intelligence ayant conscience d’elle-même, non un esprit comme tel, mais des lois générales. Le mouvement du système planétaire s’effectue par des lois immuables et ces lois en sont la raison, mais ni le soleil, ni les planètes qui se meuvent selon ces lois, n’en ont conscience. La raison qui gouverne 1’histoire est donc, selon Hegel, uns raison incons­ciente, ce n’est que l’ensemble des lois qui détermi­ne le mouvement historique.

Quant à l’opinion des hommes, l’opinion que les philosophes du XVIII° siècle considéraient comme ressort du mouvement historique, Hegel l’envisageait pour la plupart des cas par la manière de vivre, ou en d’autres termes, par l’état social. Il dit par exemple dans sa Philosophie de l’Histoire, que la cause de la déca­dence de Sparte était la différence extrême des for­tunes. Il dit que l’Etat, comme organisation politique, doit son origine à l’inégalité des fortu­nes et à la lutte des pauvres contre les riches. Et ce n’est pas tout. Les origines de la famille sont intimement liées, selon lui, à l’évolution éco­nomique des peuples primitifs. Bref, tout idéaliste qu’il fût, Hegel, comme les historiens français dont il a été question plus haut, en appelle à l’état so­cial comme à la base la plus profonde de la vie des peuples. En cela, il n’a pas été en arrière de son temps, mais il ne l’a pas devancé non plus, il reste impuissant à expliquer les origines de l’état social puisque ce n’est rien expliquer que de dire, comme il dit, qu’à une époque donnée, l’état social d’un peuple dépend, comme son état politique, religieux, es­thétique, moral et intellectuel de l’esprit du temps. En sa qualité d’idéaliste, Hegel en appelle à 1’esprit comme dernier ressort du mouvement historique. Lorsqu’un peuple passe d’un degré de son évolution à un autre, c’est que l’Esprit Absolu (ou universel) dont ce peuple n’est que l’agent, s’élève à une phase supérieure de son développement. Comme de pareilles explications n’expliquent rien du tout, Hegel s’est trouvé dans le même cercle vicieux que les historiens et les sociologues français : ils expliquaient l’état social par l’état des idées et l’état des idées par l’état social.

Nous voyons que de tous les côtés, du côté de la philosophie comme du côté de l’histoire proprement dite et de la littérature, l’évolution de la science sociale dans ses diverses branches aboutissait au mê­me problème : expliquer les origines de l’état social.

Tant que ce problème n’était pas résolu, la science continuait à tourner dans un cercle vicieux, en dé­clarant que B est la cause de A, et en désignant A comme la cause de B. En revanche, tout promettait de s’éclaircir une fois résolue la question des origines de l’état social.
La conception marxiste de l’histoire

C’est la solution de ce problème qu’à poursuivie Marx en élaborant sa conception matérialiste. Dans la préface d’une de ses œuvres : Critique de l’économie politique , Marx raconte lui-même comment ses études l’amenèrent à cette conception :

"Mes recherches aboutirent à ce résultat : que les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’E­tat, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit humain ; qu’ils prennent leurs racines plutôt dans les condi­tions d’existence matérielles que Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, compre­nait sous le nom de "société civile". (Contribution à la Critique de l’Economie Politi­que, par Karl Marx, traduction française par Laura Lafargue, p. 4).

Comme vous le voyez, c’est le même résultat au­quel nous avons vu aboutir les historiens, les socio­logues et les critiques français, de même que les philosophes idéalistes allemands. Mais Marx va plus loin. Il demande quelles sont les causes déterminan­tes de la société civile, et il répond que c’est dans l’économie politique qu’il faut chercher l’anatomie de la société civile. Ainsi c’est l’état économique d’un peuple qui détermine son état social, et l’état social d’un peuple détermine à son tour son état po­litique, religieux et ainsi de suite. Mais, demanderez-vous, l’état économique n’est pas sans cause non plus ? Sans doute, comme toutes choses ici-bas, il a sa cause è lui, et cette cause, cause fondamentale de toute l’évolution sociale et partant de tout mouve­ment historique, c’est la lutte que l’homme mène avec la nature pour son existence.

Je veux vous lire ce que Marx dit là-dessus : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, néces­saires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développe­ment donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève superstructure juridique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de produc­tion de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des homme qui détermine la réalité c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de produc­tion existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’inté­rieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économi­que bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure. Lorsqu’on consi­dère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des condi­tions de production économique - qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et natu­relles - et les formes juridiques, politiques, reli­gieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes de­viennent conscients de ce conflit et le mènent à bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’i­dée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette cons­cience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces producti­ves sociales et les rapports de production. Une so­ciété ne disparaît jamais avant que soient dévelop­pées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supé­rieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résou­dre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir ." (Ibid ., pages 4, 5, 6, 7).

Je comprends bien que ce langage, tout net et précis qu’il soit, peut paraître assez obscur. Aussi je me hâte de commenter la pensée fondamentale de la conception matérielle de l’histoire.

L’idée fondamentale de Marx se réduit à ceci : les rapports de production déterminent tous les au­tres rapports qui existent entre les hommes dans leur vie sociale. Les rapports de production sont à leur tour déterminés par l’état des forces productives.

Mais qu’est-ce d’abord que les forces producti­ves ?

Comme tous les animaux, l’homme est forcé de lutter pour son existence. Chaque lutte supposa une certaine dépense de forces. L’état des forces déter­mine le résultat de la lutte. Chez les animaux, ces forces dépendent de la structure même de l’organisme : les forces d’un cheval sauvage sont bien différentes de celles d’un lion, et la cause de cette différence est dans la différence de l’organisation. L’organisation physique de l’homme a naturellement aussi, une influence décisive sur sa manière de lutter pour l’existence et sur les résultats de cette lutte. Ainsi, par exemple, l’homme est pourvu de la main. Il est vrai que ses voisins, les quadrumanes (les singes), ont aussi des mains, mais les mains des quadrumanes sont moins parfaitement adaptées à divers travaux. La main est le premier instrument dont s’est servi l’homme dans sa lutte pour l’existence, ainsi que nous le montre Darwin.

La main, avec le bras, est le premier instrument le premier outil dont se sert l’homme. Les muscles du bras servent de ressort qui frappe ou qui jette. Mais peu à peu la machine s’extériorise. La pierre avait d’abord servi par son poids, par sa masse. Dans la suite, cette masse est fixée à un manche, et nous avons la hache, le marteau. La main, est le premier instrument de l’homme, lui sert ainsi à en produire d’autres, à façonner la matière pour lutter contre la nature, c’est à dire contre le reste de la matière indépendante.

Et plus se perfectionne cette matière asservie, plus se développe l’usage des outils, des instruments et, plus augmente aussi la force de l’homme vis-à-vis de la nature, plus augmente son pouvoir sur la natu­re. On a défini l’homme : un animal qui fait des ou­tils. Cette définition est plus profonde qu’on ne le pense d’abord. En effet, dès que l’homme a acquis la faculté d’asservir et de façonner une partie de la matière pour lutter contre le reste de la matiè­re, la sélection naturelle et les autres causes analogues ont dû exercer une influence bien secondaire sur les modifications corporelles de l’homme.

Ce ne sont plus ses organes qui changent, ce sont ses outils et les choses qu’il adapte à son usage avec l’aide de ses outils : ce n’est pas sa peau qui change avec le changement de climat, c’est son vêtement. La transformation corporelle de l’hom­me cesse (ou devient insignifiante) pour céder la place à son évolution technique ; et l’évolution technique c’est l’évolution des forces productives et l’évolution des forces productives a une influence décisive sur le groupement des hommes, sur l’état de leur culture. La science, de nos jours, distingue plusieurs types sociaux : 1) Type chasseur ; 2) Type pasteur ; 3) Type agriculteur sédentaire ; 4) Type industriel et commercial. Chacun de ces types est caractérisé par certains rapports entre les hommes, rapports qui ne dépendent pas de leur volonté et qui sont déterminés par l’état des forces productives.

Ainsi, prenons pour exemple les rapports de la propriété. Le régime de la propriété dépend du mode de production, car la répartition et la consommation des richesses sont étroitement liées à la façon de se les procurer. Chez les peuples chasseurs primi­tifs, on est obligé souvent de se mettre à plusieurs pour attraper le gros gibier ; ainsi, les Austra­liens chassent le Kangourou par bandes de plusieurs dizaines d’individus ; les Esquimaux réunissent tou­te une flottille de canots pour la pêche à la baleine. Les Kangourous capturés, les baleines ramenées au rivage sont considérés comme propriété commune ; chacun en mange selon son appétit. Le territoire de chaque tribu, chez les Australiens aussi bien que chez tous les peuples chasseurs, est considéré comme propriété collective ; chacun y chasse à sa guise, avec la seule obligation de ne pas empiéter sur le terrain des tribus voisines.

Mais au milieu de cette propriété commune, cer­tains objets servant uniquement à l’individu : ses vêtements, ses armes, sont considérés comme propriété individuelle, tandis que la tente et son mobilier sont à la famille. De même, le canot qui sert à des groupes composés de cinq à six hommes, est à ces per­sonnes en commun. Ce qui décide de la propriété c’est le mode de travail, le mode de production.

J’ai taillé une hache de silex de mes mains, elle est à moi ; avec ma femme et mes enfants, nous avons bâti la hutte, elle est à ma famille ; J’ai chassé avec les gens de ma tribu, les bêtes abattues sont à nous en commun. Les animaux que j’ai tués tout seul sur le territoire de la tribu sont à moi, et si par hasard l’animal blessé par moi est achevé par un autre, il est à nous deux et la peau est à celui qui a donné le coup de grâce. A cette fin, chaque flèche porte la marque du propriétaire.

Chose vraiment remarquable : chez les Peaux-Rou­ges de l’Amérique du Nord, avant l’introduction des armes à feu, la chasse au bison était jadis réglemen­tée très rigoureusement : si plusieurs flèches avaient pénétré dans le corps du bison, leur position réci­proque décidait à qui appartenait telle ou telle partie de l’animal abattu ; ainsi la peau était à celui dont la flèche avait pénétré le plus près du cœur. Mais depuis l’introduction des armes à feu, comme les balles ne portent pas de marques distinctives, la répartition des bisons abattus se fait par partage égal ; ils sont donc considérés comme propriété commune. Cet exemple montre avec évidence le lien étroit qui existe entre la production et le régime de la propriété.

Ainsi les rapports des hommes entre eux dans la production décident des rapports de la propriété, de l’état de la propriété, comme disait Guizot. Mais une fois que l’état de la propriété est donné, il est facile de comprendre la constitution de la société, elle se moule sur celle de la propriété. C’est ainsi que la théorie de Marx résout le problème que ne pou­vaient pas résoudre les historiens et les philosophes de la première moitié du dix-neuvième siècle.


Augustin Thierry et la conception matérialiste de l’histoire

Gheorgi Plekhanov

Novembre 1895

Augustin Thierry appartient à ce remarquable groupe de savants distingués qui, sous la Restauration, renouvelèrent en France les études historiques. Dans ce groupe, il n’y avait pas de maître et de disciples. Il n’en forme pas moins une véritable école dont il est très utile d’examiner les conceptions fondamentales.

Chateaubriand [1] désigna cette école sous le nom de l’ école politique . Cela est inexact. En effet, les philosophes du XVIII° siècle, fermement convaincus que, dans l’état d’un peuple, la législation fait tout , ne savaient rattacher la « législation » qu’à l’action préméditée du législateur [2] . C’est là le point de vue politique par excellence. Il s’ensuit naturellement que les lois civiles de chaque peuple donné doivent leur origine à sa constitution politique , à son gouvernement . Les philosophes ne se lassaient pas de le répéter.

Pour Guizot, c’est le contraire qui est vrai.

« C’est par l’étude des institutions politiques, dit-il, que la plupart des écrivains, historiens ou publicistes, ont cherché à connaître l’état de société, le degré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour connaître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir causes, les institutions sont effet ; la société les produit avant d’en être modifiée ; et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement » [3] .

En cela, Mignet est tout à fait d’accord avec Guizot. Pour lui aussi, les institutions politiques sont effet avant de devenir cause . Les intérêts dominants décident du mouvement social, et c’est ce mouvement qui détermine la forme du gouvernement. Quand le gouvernement ne correspond plus à l’état du peuple, il disparaît. Ainsi, la féodalité a été dans les besoins avant d’être dans le fait ; ensuite elle a été dans le fait en cessant d’être dans les besoins, ce qui la fit sortir du fait. L’affranchissement des communes a changé toutes les relations intérieures et extérieures des sociétés européennes. Il donna une nouvelle direction à l’évolution politique de l’Europe.

« La démocratie, la monarchie absolue et le système représentatif en ont résulté : la démocratie, là où les communes ont dominé seules ; la monarchie absolue, là où elles se sont liguées avec les rois qu’elles n’ont pas pu contenir ; le système représentatif là où les feudataires se sont servi d’elle pour limiter la royauté » [4] .

Augustin Thierry n’est pas moins éloigné du point de vue des philosophes du XVIII° siècle. Les Constitutions sont le vêtement de la société , dit-il. La vieille école a porté trop d’attention sur la généalogie des rois . Elle n’a jamais attribué aucune spontanéité aux masses d’hommes .

« Si tout un peuple émigre et se fait un nouveau domicile, c’est, au dire des annalistes et des poètes, quelque héros qui, pour illustrer son nom, s’avise de fonder un Empire ; si de nouvelles coutumes s’établissent, c’est quelque législateur qui les imagine et les impose ; si une cité s’organise, c’est quelque prince qui lui donne l’être : et toujours le peuple et les citoyens sont de l’étoffe pour la pensée d’un seul homme » [5] .

C’est ainsi que le récit de chaque époque devenait le récit de la naissance et de l’éducation, de la vie et de la mort d’un législateur. Cette manière d’écrire l’histoire était naturelle pour les moines du moyen âge : les écrivains monastiques eurent des préférences exclusives pour les hommes qui faisaient le plus de dons aux églises et aux monastères. Mais elle n’est pas digne des historiens modernes. Ce qu’il faut à présent, c’est la vraie histoire du pays, l’histoire du peuple, l’histoire des citoyens ;

« Cette histoire nous présenterait en même temps des exemples de conduite et cet intérêt de sympathie que nous cherchons vainement dans les aventures de ce petit nombre de personnages privilégiés qui occupent seuls la scène historique. Nos âmes s’attacheraient à la destinée des masses d’hommes qui ont vécu et senti comme nous, bien mieux qu’à la fortune des grands et des princes, la seule qu’on nous raconte et la seule où il n’y ait point de leçons à notre usage : le progrès des masses populaires vers la liberté et le bien-être nous semblerait plus imposant que la marche des faiseurs de conquêtes, et leurs misères plus touchantes que celles des rois dépossédés ».

Ainsi, c’est le peuple, c’est la nation tout entière qui doit être le héros de l’histoire. Augustin Thierry ne parle qu’avec une sourde colère de ces mêmes législateurs (faiseurs de conquêtes) auxquels en appelait sans cesse l’école historique du XVIII° siècle. Ce n’est pas tout. Dans la masse des « citoyens » il y a des privilégiés et des déshérités, des oppresseurs et des opprimés. C’est la vie de ces derniers qui, avant tout, doit attirer l’attention des historiens.

« Nous qui sommes leurs descendants, croyons qu’ils ont valu quelque chose, et que la partie la plus nombreuse et la plus oubliée de la nation mérite de revivre dans l’histoire. Si la noblesse peut revendiquer dans le passé les hauts faits d’armes, et le renom militaire, il y a aussi une gloire pour la roture, celle de l’industrie et du talent. C’était un roturier qui élevait le cheval de guerre du gentilhomme, en joignant les plaques d’acier de son armure. Ceux qui égayaient les fêtes des châteaux par la poésie et la musique, étaient aussi des roturiers : enfin la langue que nous parlons aujourd’hui est celle de la roture ; elle la créa dans un temps où la cour et les donjons retentissaient des sons rudes et gutturaux d’un dialecte germanique » [6] .

Plus d’une fois Augustin Thierry rappelle avec orgueil qu’il est un roturier, un fils du tiers état. Et il l’est sous tous les rapports. Il épouse toutes les querelles de cet état. Son point de vue, c’est le point de vue de la lutte de la roture contre la noblesse, le point de vue de la lutte des classes . Cela étonnera, peut-être, plus d’un lecteur. On croit généralement que ce soit les socialistes de l’école de Marx qui ont, les premiers, introduit cette conception dans la science historique, et l’on se trompe. Elle y a été introduite avant Marx ; elle dominait dans cette école historique française que Chateaubriand appelait improprement l’école politique et à laquelle appartenait Augustin Thierry. Pour Guizot, toute l’histoire de la France est dans la lutte, dans la guerre des classes. Depuis plus de treize siècles, la France contenait deux peuples, un peuple vainqueur, la noblesse , un peuple vaincu, le tiers état , et depuis plus de treize siècles le peuple vaincu luttait pour secouer le joug du peuple vainqueur. La lutte a continué sous toutes les formes et avec toutes les armes :

« Lorsqu’en 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans une seule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leur vieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu. La Révolution changea la situation réciproque des deux peuples, l’ancien peuple vaincu devint le peuple vainqueur, il a conquis la France à son tour. La Restauration elle-même a été forcée d’accepter ce fait accompli. La Charte proclama que ce fait était de droit et, en signant la Charte, Louis XVIII se fit le chef des conquérants nouveaux. Mais le peuple nouvellement vaincu, l’ancien peuple vainqueur, ne se résigna pas à sa défaite. Il continue la vieille lutte treize fois séculaire, et, dans les débats de la Chambre, la question se pose, comme elle se posait avant, entre l’égalité et le privilège, entre la classe moyenne et l’aristocratie. Aucune paix n’est possible entre elles. Les concilier est un dessein chimérique. Les rajuster ensemble ne le serait guère moins » [7] .

Cela ne manque ni de clarté ni de précision. Mais Guizot savait, parlait avec plus de clarté et plus de précision encore. Quand, après la publication du travail que nous venons de citer, ses ennemis politiques lui reprochèrent de fomenter la guerre sociale, il répondit qu’en exprimant le fait historique de la lutte des classes, il ne disait rien de nouveau.

« Je ne voulais, écrivit-il, que résumer l’histoire politique de la France. La lutte des ordres remplit ou plutôt fait toute cette histoire (sic !). On savait et on disait cela bien des siècles avant la révolution. On le savait et on le disait en 1789, on le savait et on le disait il y a trois mois. Bien qu’on m’accuse maintenant pour l’avoir dit, je ne pense que personne l’ait oublié. Les faits ne s’évanouissent point selon le bon plaisir et pour la commodité momentanée des ministères et des partis. Que dirait M. de Boulainvilliers si, revenu parmi nous, il entendait nier que le tiers état ait fait la guerre à la noblesse, qu’il ait lutté constamment pour lui enlever ses privilèges et devenir son égal ? Que diraient tant de bourgeois courageux envoyés aux Etats généraux pour conquérir ou défendre les droits de leur ordre, s’ils ressuscitaient pour apprendre que la noblesse n’a pas fait la guerre au tiers état, qu’elle ne s’est pas alarmée de le voir grandir, qu’elle ne s’est pas toujours opposée à ses progrès dans la société et dans le pouvoir ? »

Toute cette lutte,

« ce n’est point là une théorie, ni une hypothèse ; c’est le fait lui-même dans toute sa simplicité »

et ce fait,

« loin qu’il y ait quelque mérite à le voir, il est presque ridicule de le contester » [8] .

Si certains partisans de la noblesse voulaient le faire oublier, c’est qu’ils n’estimaient plus leur ordre assez fort pour soutenir une lutte ouverte, c’est qu’en le voyant faiblir, ils s’efforçaient de tromper la classe moyenne. Et Guizot les apostrophait avec la véhémence d’un tribun indigné.

« Descendants dégénérés de cette race qui a dominé un grand pays et fait trembler de grands rois, s’écriait-il, quoi ! vous reniez vos ancêtres et votre histoire ! Parce que vous vous sentez déchus, vous protestez contre votre splendeur passée ! Parce que nous vous demandons de n’être plus que nos égaux, vous vous défendez d’avoir été nos maîtres... J’éprouverais quelque honte, je l’avoue, à être obligé de reprendre ici l’histoire de France, et de prouver, moi bourgeois, aux adversaires de l’égalité constitutionnelle, qu’ils sont trop humbles dans leurs souvenirs, etc. » [9] .

Artiste plutôt que lutteur, Augustin Thierry n’a jamais prêché la guerre des classes avec autant de force et autant de colère que Guizot, un des plus remarquables champions politiques de la bourgeoisie française. Il n’en comprenait pas moins toute la signification historique de la guerre que la classe moyenne d’alors faisait à la noblesse :

« La noblesse actuelle , écrivait-il en 1820 à propos de l’ouvrage de Warden sur les Etats-Unis de l’Amérique du Nord, se rattache par ses prétentions aux hommes à privilèges du XVI° siècle ; ceux-là se disaient issus des possesseurs d’hommes du XIII°, qui se rattachaient aux Francks de Charles le Grand, qui remontaient jusqu’aux Sicambres de Chlodowig. On ne peut contester ici que la filiation naturelle, la descendance politique est évidente. Donnons-la donc à ceux qui la revendiquent : et nous, revendiquons la descendance contraire. Nous sommes les fils des hommes du tiers état ; le tiers état sortit des communes ; les communes furent l’asile des serfs ; les serfs étaient les vaincus de la conquête. Ainsi, de formule en formule, à travers l’intervalle de quinze siècles, nous sommes conduits au terme extrême d’une conquête qu’il s’agit d’effacer. Dieu veuille que cette conquête s’abjure elle-même jusque dans ses dernières traces, et que l’heure du combat n’ait pas besoin de sonner. Mais sans cette abjuration formelle, n’espérons ni liberté ni repos ; n’espérons rien de ce qui rend le séjour de l’Amérique si heureux et si digne d’envie ; les fruits que porte cette terre ne croîtront jamais sur un sol où resteraient empreints des vestiges d’envahissement » [10] .

Ainsi, d’une façon ou d’une autre, par les moyens pacifiques ou par le « combat », la bourgeoisie doit détruire les privilèges de la noblesse ou, comme Guizot et avant lui Sieyès, le peuple vaincu doit devenir conquérant à son tour. Nous pourrions facilement trouver dans les œuvres de Mignet et dans celles de Thiers des pages semblables à celles que nous venons de citer. Cela est inutile. Il est maintenant démontré que lorsque les marxistes parlent de la lutte des classes, ils ne font que suivre en cela l’exemple des théoriciens et des historiens les plus distingués du tiers état. Il y a plus. Guizot n’exagérait rien en disant que les représentants de la noblesse la prêchaient aussi bien que ceux du tiers état. Dans les Considérations sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, qui précèdent ses Récits des temps mérovingiens , le lecteur trouvera une analyse assez détaillée des systèmes historiques d’avant 1789, qui fait bien voir jusqu’à quel point la lutte des classes, qui composaient la vieille société française, influait sur les vues des historiens, partisans de l’une ou de l’autre de ces classes. La langue d’un Boulainvilliers ou d’un Montlosier est souvent aussi nette et aussi énergique que celle d’un Guizot ou d’un agitateur marxiste de notre temps.

Ce qui distingue la lutte des classes prêchée par les historiens français du temps de la Restauration de celle qui est préconisée par les socialistes de nos jours, c’est, avant tout, la position sociale de la classe à laquelle s’adressent les théoriciens de la guerre sociale. Les historiens du temps de la Restauration avaient beau parler du peuple , de la nation , de la masse des citoyens , du tiers état tout entier, ce qu’ils défendaient en réalité, c’était les intérêts d’une petite partie de la nation, les intérêts de la bourgeoisie . Guizot le savait très bien et le disait sans détour.

« Je sais ... que la révolution, livrée à elle-même, libre de crainte, sûre du triomphe, produira naturellement et nécessairement sa propre aristocratie qui prendra la tête de la société, écrivait-il ; mais cette aristocratie sera d’une autre sorte et tout autrement constituée que celle dont nous voyons les débris » [11] .

Il n’est donc pas vrai que, comme l’assurait le même Guizot, la lutte du tiers état contre la noblesse signifiait la lutte de l’ égalité contre le privilège . Il ne s’agissait, au fond, que du triomphe d’un nouveau privilège, d’un privilège autrement constitué que celui dont Guizot et ses amis combattaient les vestiges. Augustin Thierry ne le comprenait probablement pas d’une façon aussi claire que le futur ministre de Louis-Philippe. Mais son idéal ne surpassait pas non plus le triomphe de la classe moyenne . Voici, par exemple, comment il résume l’œuvre de la grande révolution française :

« A la place des anciens ordres, des classes inégales en droit et en condition (sic !), il n’y eut plus qu’une société homogène : il y eut 25 millions d’âmes, formant une seule classe de citoyens, vivant sous la même loi, le même règlement, le même ordre » [12] .

Que restait-il donc à faire ? Rien que garantir la nouvelle société contre les attaques des partisans de l’ancien régime, les conquêtes de la bourgeoisie contre les rancunes de la noblesse, vaincue dans la grande guerre des classes. Il est vrai que, même après 1830, quand la victoire de la bourgeoisie est consommée, Augustin Thierry, ancien élève et « fils adoptif » de Saint-Simon, n’est pas entièrement avec les satisfaits, comme l’est Guizot, ennemi haineux de tout mouvement de la classe ouvrière. L’auteur des Considérants sur l’histoire de France semble ne pas complètement désapprouver les nouvelles tendances politiques et sociales qui commencent à se faire jour dès les premières années du règne de Louis-Philippe. Mais il est loin de comprendre ces tendances, il désire la paix sociale , la fusion des classes , lui qui, sous la Restauration, prêchait leur guerre . Or, la paix sociale, dans les conditions actuelles, n’est et ne pourrait être autre chose que la réconciliation du prolétariat avec le joug qui lui impose la « nouvelle aristocratie » [13] .

Du reste, il sera juste de se rappeler que, sous la Restauration et sous Louis-Philippe, même les théoriciens de la classe ouvrière, les socialistes et communistes, ne comprenaient pas encore que le prolétariat a sa guerre sociale à faire et sa victoire politique à remporter. A très peu d’exceptions près, ils étaient, quant à la question ouvrière, aussi pour la fusion , plus ou moins complète, des classes et non pas pour leur lutte . Saint-Simon, à qui Augustin Thierry devait toutes ses idées historiques, était un des plus chauds partisans de la guerre des abeilles contre les frelons. Mais, une abeille pour Saint-Simon, c’était aussi bien un fabricant ou un banquier qu’un ouvrier. Même chose pour les saint-simoniens. Enfantin comprenait très bien que la rente foncière et l’ intérêt du capital sont le produit d’un travail non payé :

« Les propriétaires qui afferment leurs terres prélèvent, dit-il, par le moyen du fermage, une portion des produits créés par le travail des hommes laborieux ; tel est, en effet, le résultat de la location des capitaux, et cela revient à dire, que les travailleurs payent certaines gens pour qu’ils se reposent et pour qu’ils laissent à leur disposition les matériaux de la production » [14] .

C’est bien parler. Mais qu’est-ce que le revenu d’un entrepreneur qui emploie un capital emprunté ? N’est-il pas, lui aussi, produit de l’exploitation des ouvriers ? Non, répond Enfantin, l’entrepreneur doit son bénéfice à son propre travail. Bénéfice et salaire, c’est tout un pour Enfantin, et c’est à ce point qu’il se montre tout à fait incapable de comprendre Ricardo quand l’économiste anglais dit : there can be no rise in the value of labour without a fall in profits [15] . Cela explique parfaitement pourquoi les saint-simoniens ne voulaient pas entendre parler de la lutte de classes : ils étaient profondément convaincus que les patrons et les ouvriers ne font qu’une seule classe et que leurs intérêts sont tout à fait solidaires. Les saint-simoniens ne pouvaient combattre que la « classe » des « hommes de guerre et des parasites », et même pour celle-ci, ils auraient mieux aimé la toucher et la convertir [16] .

Lorsque les philosophes du XVIII° siècle tonnaient contre le « privilège », ils ne combattaient au fond que la propriété féodale . Un propriétaire était bien, à leurs yeux, un exploiteur effronté du travail d’autrui, presque un bandit. La propriété bourgeoise leur apparaissait, au contraire, sous un jour tout à fait favorable. Le profit industriel et commercial leur semblait être le produit du travail du commerçant et du fabricant : le mystère de la plus-value restait impénétrable pour eux . Les théoriciens de la bourgeoisie du XIX° siècle ont, très à propos, hérité cette faute théorique de leurs devanciers. Si le revenu d’un ouvrier est loin d’être aussi grand que celui d’un capitaliste, c’est que l’ouvrier ne travaille pas ou n’a pas travaillé autant que le capitaliste. En identifiant le bénéfice de l’entrepreneur avec le salaire de l’ouvrier, Saint-Simon et les saint-simoniens ne faisaient donc que répéter la faute des représentants intellectuels de la bourgeoisie. En théorie, la situation de l’ouvrier envers son patron et, par conséquent, du prolétariat envers la bourgeoisie ne devint claire et exempte de toute aberration que depuis le temps où la science économique put enfin expliquer la nature de l’origine de la plus-value . Cette découverte, faite par Karl Marx, mit fin à toutes les erreurs des socialistes quant à la lutte des classes . Les socialistes de nos jours accepteront volontiers le projet, si cher jadis aux socialistes utopistes, de « convertir » et de « toucher » les « classes élevées », mais à condition de les convertir et de les toucher après les avoir expropriées . Quiconque connaît la « nature humaine » conviendra qu’elles se convertiront alors plus facilement que maintenant [17] .

Les socialistes de nos jours savent bien que lorsqu’il s’agit de combattre une aristocratie de quelque sorte qu’elle soit, il ne peut y avoir ni paix, ni repos tant qu’elle n’est pas vaincue et désarmée.

Les bourgeois de nos jours accusent les socialistes de fomenter la guerre là où il faut pacifier et réconcilier. Ils prétendent que la bourgeoisie n’a jamais agi de la sorte. Nous leur répondrons comme Guizot répondait jadis à la noblesse : race dégénérée, l’histoire est là pour vous confondre !

« la contre-révolution... a toujours fort bien compris que, pour arriver à son but, son premier soin devait être de saisir partout le pouvoir, pour l’employer et le constituer ensuite à son intérêt. Que le parti national sache à son tour que ce qui lui importe, ce n’est pas de démolir le pouvoir, mais de le posséder . »

C’est ainsi qu’écrivait Guizot, en 1820. Tant que les socialistes confondaient ensemble les intérêts économiques des prolétaires et des bourgeois, ils ne pouvaient avoir qu’une notion erronée du devoir politique de la classe ouvrière.

« Quant aux droits dits politiques, écrivait un saint-simonien en 1830, nous ne voyons pas ce qu’ils ont de commun avec le bien-être des masses » [18] .

Les socialistes de nos jours, qui ne se trompent plus sur l’antagonisme irréconciliable des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, voient très bien en quoi « les droits dits politiques » tiennent au bien-être des masses. Ils comprennent que chaque lutte des classes est une lutte politique , et ils tâchent, eux aussi, non pas de démolir le pouvoir politique, comme le voudraient les « compagnons anarchistes », mais de le posséder .

La lutte des classes fait toute l’histoire des sociétés civilisées. Les historiens français du temps de la Restauration le savaient on ne peut mieux et ne l’oublièrent que lorsque le fossoyeur de la bourgeoisie, le prolétariat moderne , apparut sur la scène politique. Mais ces historiens, comment s’expliquaient-ils ce processus historique qui engendre l’antagonisme des intérêts dans une société primitivement homogène ? Le lecteur a déjà vu qu’ils rattachaient, en France, la lutte du tiers état contre la noblesse à la conquête des Gaulois par les Francs. La conquête joue, en général, un grand rôle dans leur philosophie de l’histoire des peuples modernes. Augustin Thierry raconte qu’un jour, en lisant quelques chapitres de Hume, « pour étayer » ses opinions politiques, il fut frappé d’une idée qui lui parut un trait de lumière et qu’il s’écria en fermant le livre : « Tout cela date d’une conquête ; il y a une conquête là-dessous », et sur-le-champ, il conçut le projet de refaire, de ce nouveau point de vue, l’histoire des révolutions en Angleterre [19] . Ce fut, en 1817 ; depuis ce temps-là, la nouvelle idée de notre auteur lui a servi de base dans beaucoup d’autres recherches historiques, mais ses Vues des révolutions d’Angleterre , publiées dans la quatrième volume du Censeur européen , de 1817, font déjà bien voir toute la valeur, comme tout le côté faible de son point de vue.

« Chaque personnage dont les aïeux s’étaient trouvés enrôlés dans l’armée d’invasion quittait son château pour aller dans le camp royal prendre le commandement que son titre lui assignait. Les habitants des villes et des ports se rendaient en foule au camp opposé. On pouvait dire que le cri de ralliement des deux armées était, d’un côté, oisiveté et pouvoir , de l’autre, travail et liberté : car les désœuvrés, les gens qui ne voulaient d’autre occupation dans la vie que celle de jouir sans peine, de quelque caste qu’ils fussent, s’enrôlaient dans les troupes royales, où ils allaient défendre les intérêts conformes aux leurs ; tandis que les familles de la caste des anciens vainqueurs, que l’industrie avait gagnées, s’unissaient au parti des communes » [20] .

Voilà donc ce que c’était que le mouvement révolutionnaire en Angleterre au XVII° siècle. Une réaction violente des anciens vaincus contre les anciens vainqueurs. Au premier abord, cela paraît très plausible. Mais, en relisant le morceau cité, le doute vient. Il y avait des descendants des anciens conquérants qui, gagnés à l’industrie , s’unissaient au parti « du travail et de la liberté ». De l’autre côté, le camp royal se peuplait de tous ceux qui ne voulaient que « jouir sans peine », et, parmi ceux-là, se trouvaient toujours, au dire de notre historien, des hommes de toutes les « castes ». Il y avait donc la divergence des intérêts dans laquelle était pour beaucoup de chose le mouvement économique causé par le progrès de l’ « industrie ». D’ailleurs, Augustin Thierry le dit lui-même :

« c’était pour ces intérêts positifs que la guerre se soutenait de part et d’autre. Le reste n’était qu’apparence ou prétexte. Ceux qui s’engageaient dans la cause des sujets étaient pour la plupart presbytériens, c’est-à-dire que, même en religion, ils ne voulaient aucun joug. Ceux qui soutenaient la cause contraire étaient épiscopaux ou papistes, c’est qu’ils aimaient à trouver, jusque dans les formes du culte, du pouvoir à exercer et des impôts à lever sur les hommes » [21] .

La chose est donc parfaitement claire. La guerre se faisait pour les intérêts économiques des partis, et le pouvoir lui-même n’était, au fond, qu’un moyen dont ces partis s’efforçaient de s’emparer pour faire triompher leurs intérêts. Augustin Thierry le comprenait aussi bien que Guizot [22] . Et ce n’est pas tout. Il comprenait aussi qu’en envahissant l’Angleterre, les Normands avaient, devant eux, un but économique nettement marqué : ils voulaient gaagnier , comme il dit, en reproduisant l’expression d’un vieux narrateur. Il cite le discours prononcé par Guillaume le Conquérant, avant la bataille de Hastings, qui nous montre ce qui se cache au-dessous d’une conquête [23] . Qu’avait-il donc besoin d’en appeler à elle, là où la conquête, loin de donner une explication définitive des événements, ne s’explique à son tour, dans son but et surtout dans ses résultats , que par l’état social des vainqueurs et des vaincus ?

C’est que l’école à laquelle appartenait Augustin Thierry avait des idées très confuses quant à l’ histoire économique de l’humanité. Ainsi que les économistes bourgeois, ils considéraient la société capitaliste comme la seule conforme à la nature humaine et à la volonté de la Providence . Toute organisation sociale qui ne se basait pas sur le capitalisme leur semblait contre nature ou au moins bizarre [24] . Ils pouvaient très bien s’expliquer la lutte des bourgeois au moyen âge contre les seigneurs féodaux ; c’était un mouvement naturel puisqu’il devait ramener la structure des sociétés européennes au type donné par la nature. Mais, quant à la féodalité elle-même, ils ne pouvaient voir en elle qu’une déviation du mouvement historique de sa tendance normale. Or, l’explication la plus plausible d’une pareille déviation se trouvait dans la violence des conquérants. La violence et la méchanceté sont aussi un peu dans la « nature de l’homme ». En y cherchant la base d’une organisation sociale donnée, nous ne quittons donc pas le point de vue de la nature humaine, et, d’un seul coup, nous tuons deux lièvres : par le bon côté de la nature de l’homme nous expliquons le système capitaliste et tout mouvement qui tend à l’établir, par le mauvais côté de cette même nature nous expliquons l’origine de la féodalité et de toute autre organisation sociale plus ou moins « bizarre » aux yeux d’un bourgeois.

Augustin Thierry, tout comme Guizot et Mignet, croyait s’élever au-dessus des vues historiques des philosophes du siècle précédent qui ne voyaient dans le moyen âge qu’un triomphe long et interrompu de la sottise humaine. Il prétendait être beaucoup plus juste envers cette époque.

Il y voyait, en vérité, plus clair que les philosophes. Mais ce qu’il voyait, c’étaient surtout les tendances émancipatrices des citadins d’alors, « la formation et les progrès du tiers état », et non pas la « nature » du système féodale tout entier. Il comprenait la féodalité dans sa dissolution et non dans ses origines . Quant à celles-là, la « conquête » n’a pas cessé d’être pour lui le mot de l’énigme.

Nous avons dit plus haut qu’Augustin Thierry devait à Saint-Simon toutes ses idées historiques. Saint-Simon était d’avis que Guizot aussi lui devait les siennes. Quoi qu’il en fût, il est incontestable que celui qui aura attentivement lu les œuvres de Saint-Simon ne trouvera, dans les œuvres de Guizot, rien de nouveau en fait de philosophie de l’histoire. Or, Saint-Simon qui insistait sur la supériorité du système d’organisation sociale du moyen âge sur celui des peuples de l’antiquité, n’appréciait ces avantages que du point de vue de la facilité qu’ils donnaient à l’évolution du régime « industriel » moderne. La féodalité n’en est pas moins pour lui un système basé uniquement sur le droit du plus fort et dominé par l’esprit du conquête [25] .

Il est incontestable que la raison d’être historique des seigneurs féodaux était, avant tout, dans leur fonction militaire. Dans ce sens, on peut parler de la nature militaire de leur propriété. Mais il ne faut pas oublier que ce n’est qu’une façon de parler. Pourquoi le service militaire, dans l’Europe d’aujourd’hui, se fait-il autrement qu’il ne se faisait au moyen âge ? Pourquoi a-t-il changé de « nature » ? Parce que la structure économique des sociétés européennes n’est plus ce qu’elle a été alors. Le mode de production dominant dans une société détermine, en dernière analyse, le mode de satisfaction des besoins sociaux.

Les historiens de l’école dont nous parlons dans cette étude avaient beau répéter avec Mignet, que la féodalité était dans les besoins avant d’être dans le fait, ils comprenaient sa « nature » aussi peu que l’origine des besoins de l’homme social dans les diverses phases de son évolution. Leur philosophie historique se réduisait à ceci : avant d’être cause , les constitutions politiques sont effet ; leur racine plonge dans l’état social des peuples ; l’état social est déterminé par l’état des propriétés, et, chez les peuples modernes particulièrement par celui de la propriété foncière [26] ; enfin, quant à l’état des propriétés, il s’explique par la nature de l’homme ou par l’écart plus ou moins violent de cette nature.

La nature de l’homme qui, déjà au XVIII° siècle, avait joué un si grand rôle dans les théories politiques et sociales des philosophes, et dont A. Comte, le prétendu ennemi de la métaphysique, a fait une véritable entité métaphysique dans sa prétendue « sociologie », n’est qu’une figure de rhétorique. La nature humaine est-elle invariable ? Alors, ce n’est pas elle qui nous expliquera les changements qui se produisent dans les relations sociales et dont l’ensemble constitue ce que nous appelons le processus historique. Varie-t-elle à son tour ? Alors, il faut trouver la cause de ses variations. Dans les deux cas, la « nature de l’homme » est également loin d’expliquer quoi que ce soit dans le mouvement historique de l’humanité.

Les « relations de propriété » chez les tribus australiennes ne sont pas celles qui existent à présent chez les peuples de l’Europe occidentale. A quoi cela tient-il ? Les Australiens seraient-ils d’une autre nature que les Européens ou seraient-ils rebelles à la voix de leur nature ? Ni l’un, ni l’autre. Leurs relations de propriété sont ce qu’elles doivent être dans l’état actuel de leurs forces productives . Elles sont naturelles autant qu’elles restent conformes à cet état ; elles seront contre nature , lorsque les forces productives des tribus australiennes arriveront à un degré supérieur.

Pour exister, l’homme doit agir sur la nature extérieure, il doit produire . L’action de l’homme sur la nature extérieure est, à chaque moment donné, déterminée par ses moyens de production, par l’état de ses forces productives : plus grandes sont ces forces, et plus productive est cette action. Mais le développement des forces productives amène nécessairement certains changements dans les relations réciproques des producteurs, dans le processus social de production. Ce sont ces changements qui, transcrits en langue juridique, s’appellent changements dans l’état de propriété . Or, comme ces changements dans l’état de propriété aboutissement à des changements dans la structure sociale tour entière, on peut dire que le développement des forces productives change la « nature » de la société, et comme, d’autre part, l’homme est le produit de son milieu social ambiant, il est évident que le développement des forces productives, en changeant la « nature » du milieu social, change la « nature » de l’homme. La nature humaine n’est pas cause , elle n’est qu’ effet .

Si , de ce point de vue, qui est le point de vue de la philosophie matérialiste de l’histoire , on voulait juger les conceptions historiques fondamentales de Guizot, de Mignet et d’Augustin Thierry, on devrait dire :

Il est parfaitement vrai qu’avant d’être cause, les constitutions politiques sont effet ; il est également vrai que, pour comprendre les institutions politiques, il faut connaître les diverses conditions sociales et leurs rapports ; il est très juste aussi que, pour comprendre les diverses conditions sociales, il faut connaître la nature et les relations de propriété. Mais l’importance sociale de l’état des propriétés est beaucoup plus grande que le croyaient nos historiens. Elle se fait sentir partout, et non seulement chez les peuples modernes ; il est injuste aussi de dire que c’est particulièrement à la nature de la propriété foncière que tient le caractère des institutions politiques : l’influence de ce qu’on appelle la propriété mobilière n’est pas moins importante. Si, au moyen âge, les grands propriétaires fonciers constituaient la classe dominante dans la société, cela venait de l’état des forces productives dans ce temps-là. Enfin, c’est dans le développement de ces forces et non pas dans la nature de l’homme qu’il faut chercher la cause de l’évolution historique des formes de la propriété.

Nous arrivons ainsi à un résultat qui paraîtra peut-être assez inattendu à maint lecteur prévenu contre la conception matérialiste de l’histoire. Ce résultat, le voici : le matérialisme historique de Karl Marx ne condamne point en bloc et sans discernement les idées historiques des écoles précédentes ; il ne fait que débarrasser ces idées d’une contradiction fatale, grâce à laquelle ces idées ne pouvaient sortir d’un cercle vicieux.

Un autre résultat qui nous paraît pas moins digne d’attention, c’est que, s’il est faux de dire que Marx fut le premier qui s’avisa de parler de la lutte des classes, il est hors de doute que c’est lui qui, le premier, dévoila la véritable cause du mouvement historique de l’humanité et, par cela même, la « nature » des diverses classes qui, l’une après l’autre, apparaissent sur la scène du monde. Espérons que le prolétariat saura faire bon usage de cette précieuse découverte du grand penseur socialiste.

Notes

[1] Chateaubriand : Etudes historiques, préface.

[2] Voir, entre mille autres exemples, les Observations de Mably sur l’histoire des Grecs et des Romains, ainsi que les œuvres d’Helvétius et d’Holbach. « La religion d’Abraham paraît avoir été, dans l’origine, un théisme imaginé pour réformer les superstitions des Chaldéens ; le théisme d’Abraham fut corrompu par Moïse, qui s’en servit pour former la superstition judaïque. » (Système de la nature, Londres, 1781, seconde partie, p. 186.) « Pour que Sparte ne jouît pas d’une réforme passagère, il [Lycurgue] descendit, pour ainsi dire, jusque dans le fond du cœur des citoyens, et y étouffa le germe de l’amour des richesses. » (Œuvres complètes de Mably, Londres, 1789, t. quatrième, p. 20.)

[3] Guizot : Essais sur l’histoire de France, dixième édition, Paris, 1860, p. 73 (quatrième essai) ; la première édition de ces Essais parut en 1823.

[4] De la féodalité des institutions de Saint-Louis, etc., Paris, 1822, p. 83.

[5] Sur l’affranchissement des communes. Cette étude, la première ébauche du travail sur l’histoire du tiers état, a été publiée dans le Courrier français du 13 octobre 1820.

[6] Première lettre sur l’histoire de France publiée dans le Courrier français du 13 juillet 1820, et in Œuvres, Paris, 1859, t. III.

[7] Ibid., p. 108.

[8] Dans le supplément aux deux premières éditions de l’ouvrage cité. (Avant-propos de la troisième), p. 15.

[9] Ibid., p. 8.

[10] Dans le Censeur européen du 2 avril 1820.

[11] Du gouvernement de la France, etc. p. 108.

[12] Considérations sur l’histoire de France, qui précèdent les Récits des temps mérovingiens, Paris, 1840, p. 143.

[13] La « paix sociale » devint aussi le vœu de Guizot. Si, après 1848, il était contre la République, c’est que la République ne pouvait pas garantir cette fameuse paix. « C’est évidemment dans le chaos de la guerre sociale que la République démocratique, dès ses premiers actes, est près de se plonger et de nous plonger », disait-il en janvier 1849 (De la démocratie en France, p. 42). Tempora mutantur ! Que ce langage est différent de celui que Guizot tenait en 1820 !

[14] Le Producteur, 1° vol., Paris, 1825, art. « Considérations sur la baisse progressive du loyer des objets mobiliers et immobiliers », p. 242-243.

[15] « Ricardo, remarque naïvement Enfantin, entend toujours par profits la rente du capitaliste [Enfantin veut dire : du prêteur du capital] et il dit que la hausse du prix du travail diminue la part de l’homme qui ne travaille pas. » (Ibid., p. 545.)

[16] « Il n’y aura de paix et de bonheur pour aucune classe que lorsque la lutte entre les classes aura cessé, que lorsque toutes auront été converties et touchées, car toutes ont besoin d’être touchées et converties. » (Le Globe, n° 183.)

[17] « Les uns, par leur intelligence et la bonne conduite, se créent un capital et entrent dans la voie de l’aisance et du progrès. Les autres, ou bornés ou paresseux, ou déréglés, restent dans la condition étroite et précaire des existences fondées uniquement sur le salaire. » (Guizot : De la démocratie en France, p. 76.)

[18] Le Globe, n° 183.

[19] Dix Ans d’études historiques, t. III des Œuvres complètes d’Aug. Thierry, préface.

[20] Vues des révolutions, etc. Œuvres complètes d’Augustin Thierry, t. VI, p. 66.

[21] Ibid., même page.

[22] Guizot : Histoire de la révolution d’Angleterre. Dans la préface, avec une grande sagacité, l’auteur déclare superficielle et légère l’opinion suivant laquelle la révolution d’Angleterre était plutôt politique tandis que celle de France a voulu changer et le gouvernement et la société : « La tendance, dit-il, était la même comme l’origine. » La révolution anglaise vint des changements survenus dans « l’état social et les mœurs du peuple anglais. » Conf. les pages 11-12 du premier tome de l’édition de 1841 et le Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, Berlin, 1850.

[23] « Pensez à bien combattre, s’écria-t-il en s’adressant à ses compagnons, et mettez tout à mort, car si nous les vainquons, nous serons tous riches. Ce que je gagnerai, vous le gagnerez ; si je prends la terre, vous l’aurez. » (Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, Paris, 1838, t. I, p. 352.) De leur côté, ceux qu’on attaquait se disaient entre eux : « Nous devons combattre quel qu’en soit pour nous le danger ; car il ne s’agit pas ici d’un nouveau seigneur à recevoir, il s’agit de bien autre chose. Le duc de Normandie a donné nos terres à ses barons, à ses chevaliers, à tous ses gens, et la plus grande partie lui en ont déjà fait hommage ; ils voudront tous avoir leur don ; le duc devient notre roi, et lui-même sera tenu de leur livrer nos biens », etc. Ibid., p. 347.

[24] C’est ainsi qu’Augustin Thierry qualifie la gens des anciennes tribus bretonnes. D’après Guizot, il y a eu toujours et partout, il y aura partout et toujours des rentiers, des entrepreneurs et des salariés. Ces diversités « ne sont point des faits accidentels ou spéciaux à tel un tel pays ; ce sont des faits universels qui se produisent naturellement dans toute société humaine... Et plus on y regardera de près, plus on se convaincra que ces faits sont dans une intime liaison et dans une profonde harmonie d’une part avec la nature de l’homme qu’il nous appartient de connaître, de l’autre avec les mystères de sa destinée qu’il nous est donné seulement d’entrevoir. » (De la démocratie en France, p. 77-78.) Marx n’avait-il pas raison de dire que les économistes bourgeois (comme tous les théoriciens de cette classe, d’ailleurs) ne connaissent que deux sortes d’institutions, celles de l’art et celles de la nature, et qu’ils ressemblent en cela aux théologiens qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions ; toute religion qui n’est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu ?

[25] « L’unique point important sur lequel les historiens modernes de toutes les nations se sont généralement accordés, est une erreur ... Ils ont tous appelé les siècles qui se sont écoulés, depuis le IX° jusqu’au XV°, des siècles de barbarie, et la vérité est que ce sont ceux pendant lesquels se sont établies toutes les institutions de détail qui ont donné à la société européenne une supériorité politique décidée sur toutes celles qui l’avaient précédée ! » Mémoire sur la gravitation universelle, dans les Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin. Le moyen âge, c’est l’époque « où la guerre était et devait être regardée comme le premier moyen de prospérité pour les nations » et où « la propriété territoriale … était purement d’origine et de nature militaire », l’Organisateur, Œuvres, t. XX, p. 81 et 83.

[26] Mignet : De la féodalité, p. 35 et surtout Guizot : Essais sur l’histoire de France : « L’étude de l’état des terres doit donc précéder celle de l’état des personnes. Pour comprendre les institutions politiques, il faut connaître les diverses conditions sociales et leurs rapports. Pour comprendre les diverses conditions sociales, il faut connaître la nature et les relations des propriétés » (p. 75-76, dixième édition). Comparez Saint-Simon : « La loi qui constitue la propriété est la plus importante de toutes ; c’est celle qui sert de base à l’édifice social. »

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  • « Il manque seulement un point qui, à vrai dire, n’a pas été assez mis en relief dans les écrits de Marx et les miens, ce qui fait que nous en portons tous la même responsabilité. A savoir, nous nous sommes d’abord attachés à déduire les représentations idéologiques — politiques, juridiques et autres — ainsi que les actions conditionnées par elles, des faits économiques qui sont à leur base, et nous avons eu raison. Mais en considérant le contenu, nous avons négligé la forme : la manière dont se constituent ces représentations, etc. C’est ce qui a fourni à nos adversaires l’occasion rêvée de se permettre des interprétations fausses et des altérations, dont Paul Barth est un exemple frappant.

    L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels ; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se réalisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée.

    L’idéologue historien (historien doit être ici un simple vocable collectif pour : politicien, juriste, philosophe, théologien, bref, pour tous les domaines appartenant à la société et non pas seulement à la nature), l’idéologue historien a donc dans chaque domaine scientifique une matière qui s’est formée de façon indépendante dans la pensée de générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations successives. Des faits extérieurs, ils est vrai, appartenant à ce domaine ou à d’autres peuvent bien avoir contribué à déterminer ce développement, mais la présupossition tacite est que ces fait sont, à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel, de sorte que nous continuons toujours à rester dans le royaume de la pensée pure qui a heureusement digéré même les faits les plus têtus.

    C’est cette apparence d’histoire indépendante des constitutions d’Etat, des systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans chaque domaine particulier qui aveugle, avant tout, la plupart des gens. Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et de Fichte, si Rousseau « vient à bout » indirectement par son Contrat social républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l’Etat, qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et de la perfection absolue de la production capitaliste s’est encore ajoutée à cela, la victoire des physiocrates2 et d’Adam Smith sur les mercantilistes3 passe elle-même, ma foi, pour une simple victoire de l’idée, non pas comme le reflet intellectuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire, comme la compréhension exacte, enfin acquise, de conditions réelles ayant existé partout et de tout temps. Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années de misère et de sottises.

    Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleurer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il le méritait. C’est une vieille histoire : au commencement, on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est toujours apparue que post festum. C’est pourquoi non seulement je suis très loin de vous en faire un reproche quelconque, d’autant plus que j’ai commencé à commettre cette faute bien avant vous, au contraire, — mais du moins je voudrais vous rendre attentif à ce point à l’avenir.

    A cela se lie également cette idée stupide des idéologues : comme nous refusons aux diverses sphères idéologiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l’effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’ignorance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un facteur historique, dès qu’il est engendré finalement par d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et peut réagir sur son milieu et même sur ses propres causes, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à dessein. »

    Lettre de Friedrich Engels à F. Mehring, 14 juillet 1893

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