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Discussion sur le mode de vie en Russie après la révolution d’Octobre

mardi 9 octobre 2012, par Robert Paris

LYSSENKO. – Il y a peu de livres dans les bibliothèques d’usines, ils sont mal reliés, sans couverture, le papier et l’impression sont de mauvaise qualité.

KAZAKOV. – On remarque un grand intérêt pour les ouvrages dans lesquels les problèmes sont posés de la façon la plus simple et la plus concise, et qui sont imprimés en gros caractères. Les bibliothèques sont pleines de tout ce que vous voulez, mais certainement pas d’ouvrages adaptés aux ouvriers.

IVANOV. – On demande beaucoup les oeuvres de Roubakine, mais on en dispose que d’un très petit nombre. En ce qui concerne la littérature antireligieuse, ce sont les oeuvres de Demian Bedny [1] qui sont les plus demandées.

OSNAS. – En ce qui concerne la littérature révolutionnaire, on lit ce qui est écrit de la façon la plus vivante et la plus captivante (Svertchkov, Chapovalov). Quelques personnes lisent "La Révolution prolétarienne" : le sérieux du journal repousse le lecteur, ainsi que l’absence de table des matières, ce qui représente des difficultés pour comprendre les événements, et rend les souvenirs incompréhensibles.

Les ouvrages littéraires les plus demandés par les ouvriers adultes sont ceux d’Upton Sinclair.

En utilisant l’expérience et la vision du monde de l’ouvrier issu de la révolution, il faut éditer des ouvrages de vulgarisation de la théorie marxiste et matérialiste.

MARKOV. – Pour habituer l’ouvrier à lire, il importe de décrire, sans que cela soit ennuyeux, les souffrances et les peines des camarades qui ont lutté pour la cause ouvrière à l’époque de la clandestinité, qui ont été envoyés en exil, qui s’en sont échappé, il faut raconter quelles ont été leurs aventures en chemin [2] , etc.

ANTONOV. – Il faut des bibliothèques ambulantes pour les ateliers.

KOULKOV. – On demande des ouvrages d’économie politique, des brochures sur la nouvelle réglementation de l’exploitation des terres, des livres qui traitent de la vie quotidienne, des problèmes d’hygiène, des questions d’adaptation au travail, des relations entre parents et enfants, de la façon de diminuer les dépenses journalières pour un salaire donné, de l’organisation syndicale et soviétique. Tout cela doit être expliqué brièvement, clairement, au moyen de schémas. Pour les communistes politiquement peu formés, il n’existe pas de littérature exhaustive sur l’étude du parti, du matérialisme historique, du mouvement syndical, etc. Il n’y a pas de documentation correspondant à ces sujets.

Il y a fort peu d’éditions complètes des oeuvres de D. Bedny.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Le pourcentage des ouvriers qui lisent est peu élevé. Chez les communistes ce pourcentage est encore plus faible (ils sont sans arrêt pris par des assemblées, etc.)

Il y a une très forte demande d’ouvrages littéraires à caractère épique, consacrés à la révolution.

La jeunesse ne manifeste aucun attrait pour Dostoïevski.

La littérature politique semble difficile à lire.

Partout on, demande des ouvrages spécialisés . sur la technique, sur l’économie, sur le mode de vie ouvrier.

On note un grand attrait pour la littérature scientifique (astronomie, naissance de la terre, apparition de l’homme).

La littérature antireligieuse est très bien acceptée.

GORDEEV. – Je me rappelle comment la littérature populaire s’est répandue dans l’Armée Rouge. Un homme de la campagne est arrivé un jour, qui savait que le patriarche Tikhon avait maudit les bolcheviks ; par ailleurs, les poèmes antireligieux de Demian Bedny étaient alors la forme de littérature la plus populaire. On lisait ses oeuvres jusqu’à ce qu’elles tombent en lambeaux. Le bureau politique et le comité central du parti peuvent dire à D. Bedny de revenir de congé afin d’écrire des oeuvres antireligieuses. Jusqu’à présent, les paysans ont énormément lu ses ouvrages. Il existe bien sûr une autre littérature : consacrée à la création du monde et à l’apparition des mythes. Mais si ces mythes étaient exposés par D. Bedny dans un beau poème, ils seraient plus accessibles à l’ouvrier et au paysan. D. Bedny a l’art de tout transformer, et il est temps qu’il rentre de congé, sinon il va écrire un mot au "Crocodile" [3] pour dire qu’il a été mis à la retraite par le R.V.S.R. [4] .

KOULKOV. – Quelle est la situation du paysan ? Nous avons fouillé les bibliothèques et nous n’avons trouvé aucun ouvrage relatif aux problèmes agricoles, et ce sont pourtant les problèmes qui l’intéressent plus que tout. Autrefois, il ne possédait peut-être pas de vache, mais à présent, la famine l’a poussé à acquérir une vache et un cheval, et il doit savoir comment s’en occuper le mieux possible. Nous n’avons pas besoin de traités de 200 ou 300 pages ; il suffit qu’on explique les problèmes en deux-trois pages, mais de façon compréhensible. On peut dire la même chose au sujet des ouvriers.

OSSIPOV. – Les ouvriers se réfèrent énormément aux livres lorsque la discussion porte sur les problèmes de la famille. De telles discussions ont très souvent lieu, au cours desquelles on a besoin de se reporter à une brochure. Je n’en connais aucune, et pourtant ce genre de brochures, même succinctes et limitées mais qui pourraient être lues par un très grand nombre de gens, est extrêmement nécessaire.

LYSSENKO. – Maintenant, parlons de ce qui se passe dans la rue. Nous nous intéressons rarement aux enfants qui y font les quatre cents coups, ni aux spectacles, bienfaisants ou pernicieux, que nous offre la rue. Par exemple, des enfants jouent "à l’Armée Rouge" : même si cela est entaché de "militarisme", c’est bien ; mais parfois, il en va différemment, ils ont d’autres jeux, moins salutaires, et personne ne le leur dit. Il faut savoir aborder ce problème afin de les diriger ; il faut savoir ce qu’on peut leur donner à lire, – peut-être des ouvrages consacrés à la culture physique ou à d’autres sujets plus utiles. Selon moi, il importe de porter attention à des problèmes insignifiants, car on nous répète souvent que nous disons sans cesse qu’il faut être plus près de la vie. Il faut s’intéresser aux petits riens de la vie quotidienne.

MARKOV. – Je dois avouer que j’ai tellement lu d’ouvrages qui se ressemblaient que j’en ai assez de cette pitance, même si elle est bonne. On dit souvent que "trop ne vaut rien". C’est la même chose ici. Regardez notre littérature ; on n’y trouve que des articles scientifiques qui font tourner la tête. Si on jette un coup d’oeil dans les journaux, c’est la même chose. A table, on parcourt le journal et si on l’abandonne un moment, on oublie non seulement à quel paragraphe ou à quelle phrase on s’est arrêté, mais même quel article on était en train de lire. Il faut absolument de la diversité. Il y a peu de temps, j’ai découvert un petit livre, de Svertchkov je crois, "Cinq années de révolution". Je n’ai pas le temps de lire, j’ai du travail par-dessus la tête, à table, je parcours rapidement les principaux articles du journal ; mais il m’a été impossible de m’arracher à ce livre. Je lisais le journal au travail, pendant la pose, et le livre à la maison. J’avais résolu de ne lire que dix minutes avant d’aller me coucher, et lorsque je prenais ce petit livre, j’oubliais qu’il fallait dormir.

Il m’arrive souvent de prendre la parole dans des assemblées générales d’ouvriers. Lorsque je parle de la concentration, de l’amélioration de l’industrie, on me dit . pourquoi n’y a-t-il pas de matières premières, qu’en a-t-on fait ? on les a volées ? Personne n’a mis l’accent sur une chose aussi évidente. Bien sûr, on a essayé, mais moi-même je ne comprends pas pourquoi on manque de matières premières. Autrefois, quand ce n’était pas la saison, c’était la guerre qu’on incriminait ; mais alors pourquoi y a-t-il encore pénurie en 1923 ? Il n’y a pas de guerre. Comment cultiver le coton, qu’est-ce qu’il faut pour cela ? Ce problème si important pour la province de Moscou, personne n’a essayé de l’exposer clairement, personne ne s’est résolu à expliquer comment on semait le coton, pourquoi on en manquait, et où il fallait la semer.

MARININE. – Les ouvriers accordent moins d’importance aux informations journalistiques, surtout depuis qu’ils ont pris conscience que les remous soulevés par les journaux donnent très peu de résultats.

KAZAKOV. – Le plus intéressant serait d’avoir des cartes extrêmement simples et claires, par exemple une carte de la Russie où l’on indiquerait le lieu des diverses activités économiques.

ZAKHAROV. – Les connaissances géographiques en ce qui concerne la Russie sont maintenant assez satisfaisantes, car il y a peu d’ouvriers qui, au moment de la révolution, n’aient pas quitté Moscou pour se rendre en divers endroits : soit pour aller au front, ou pour se procurer des denrées, etc. Si bien qu’ils ont appris dans la pratique la carte de la Russie ; mais en ce qui concerne le reste du monde, il n’en va pas de même. Il y a même de nombreux communistes qui ne savent pas où se trouvent les autres pays. C’est pour cela que parfois un bon exposé sur la situation internationale n’est qu’à demi compréhensible. Il existe des cartes de géographie dans quelques usines, mais elles sont anciennes. Il faudrait un type de carte qui montre bien aux ouvriers la situation géographique des Etats ; lors des exposés, il serait bon d’en éclairer quelques points.
Il faudrait, comme au moment de la guerre, placer dans les lieux publics des cartes du monde extrêmement simples.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Les masses ont sans cesse tendance à surestimer la signification des événements ; on entend dire : "ça commence pour de bon !", "on nous appelle à l’aide !".

MARININE. – Les ouvriers se plaignent de la mauvaise qualité de la presse (de l’impression).

KAZAKOV. – La presse professionnelle se lit difficilement. Il arrive que nous devions la diffuser en usant de subterfuges, c’est-à-dire artificiellement.

MARKOV. – Dans les journaux il manque une rubrique où l’on expliquerait les faits et les mots incompréhensibles ; c’est pourquoi l’ouvrier s’en désintéresse.

DOROFEEV. – Il est nécessaire de parler plus souvent du niveau de l’agriculture (culture potagère, culture des champs, etc.) en Europe, par exemple en Allemagne, ne serait-ce que pour le comparer avec notre agriculture primitive. Il importe de décrire le mode de vie des ouvriers en Occident, leur culture en général, leurs conditions de logement, la façon dont ils utilisent leurs loisirs, leur esprit révolutionnaire. Il ne faut pas écrire des articles aussi généraux que ceux qu’on a l’habitude de lire.

KOLTSOV. – Il serait souhaitable de réserver une page à la vie intime (au mode de vie) de l’ouvrier moyen, et il est nécessaire d’éditer un petit journal, même hebdomadaire, à caractère scientifique, avec une rubrique d’éducation politique.

ANTONOV. – Quand on lit "La Sirène", on commence avant tout par les faits divers.

Il y a peu d’articles scientifiques compréhensibles aux ouvriers. Il faut limiter au maximum les dépêches.

Le développement des journaux muraux d’intérêt local, à la rédaction desquels participent les ouvriers eux-mêmes, va très vite montrer les côtés positifs et négatifs du travail journalistique.

FINOVSKI. – Dans les dépêches de l’agence ROSTA, il importe avant tout de préciser clairement la provenance de la dépêche et de souligner qui en est l’auteur. Cela reste souvent un. mystère pour les ouvriers. Ils ignorent parfois qui leur transmet l’information – des ouvriers comme eux ou d’autres personnes. A la fin ou au début de. la dépêche, il faudrait donner une brève appréciation. Cela transformerait en partie le caractère de l’information télégraphique.

ZAKHAROV. – Les dépêches de l’agence ROSTA [1] ne sont pas toujours compréhensibles. Elles sont écrites par des correspondants qui affectionnent des mots dont on ne comprend même pas l’explication dans le dictionnaire. Il importe donc de transformer les dépêches en tenant compte du fait que des mots comme "province", "place d’armes", "piscine", ne sont pas toujours compris par les ouvriers, et qu’ils n’ont pas toujours de grandes connaissances en géographie.

KOULKOV. – En général les ouvriers ne comprennent pas les dépêches, car ils ignorent en quoi consiste une agence de presse étrangère. Il est nécessaire de donner un minimum d’explication sur ce que sont l’agence ROSTA et les autres agences de presse.
La presse spécialisée est mal distribuée, irrégulièrement les ouvriers ne la lisent pas, elle n’est lue que par un très petit nombre de gens. Il faut absolument transformer radicalement l’exposé des différents problèmes.

Les informations sur les grèves et sur le mouvement révolutionnaire à l’étranger ne satisfont pas l’ouvrier. Quelquefois, on décrit le début des événements, sans dire comment ils se terminent, ou encore, on donne des informations extrêmement brèves. On parle des branches importantes de l’industrie, sans dire un seul mot de la petite industrie : industrie du cuir, menuiserie, confection.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Les journaux les plus répandus sont "Le Moscou Ouvrier", "La Gazette Ouvrière" et la "Pravda des jeunes".
Leur succès est dû à leur prix modique et à la simplicité des articles. Le journal mural, quand il existe, est le type de journal le plus apprécié.

Il faut simplifier les dépêches de l’agence ROSTA ; les exposer dans un langage simple et donner des explications qui soient compréhensibles et ne représentent pas une énigme supplémentaire.

ANTONOV. – Pourquoi la presse ne souffle-t-elle mot des problèmes du mode de vie ? Je pense que c’est parce que la description de la vie familiale des ouvriers implique que l’on pénètre la psychologie de l’ouvrier de notre époque. Bien sûr, c’est là un problème complexe, difficile à aborder. Plus tard, la situation changera, mais à présent, il est plus facile de parler des affaires courantes que de saisir la psychologie de l’ouvrier. C’est pourquoi il y a si peu d’articles de ce genre dans la presse.

KOBOZEV. – Les nouvelles de l’étranger ont ceci de défectueux que l’ouvrier se souvient mal du nom des villes, et qu’il confond souvent le lieu de l’information avec le lieu de l’événement.

MARININE. – Les gens s’intéressent à ce qui se fait en Amérique, en Angleterre, à ce qui s’y crée, et pourtant, on en parle fort peu dans nos journaux. On s’intéresse aussi au mode de vie des ouvriers américains, français, et nos journaux ne mentionnent que les grèves. En général, on parle peu du mode de vie des ouvriers.

KOLTSOV. – Il importe principalement de parler de la façon dont il faut travailler.

BORISSOV. – On écrit par exemple que le "Times" fait état de telle ou telle dépêche. Cela ne me dit pas du tout de quelle tendance est ce journal. Ou encore, on consacre un article au congrès d’Amsterdam. Vous croyez que les camarades l’ont lu ? Non. Et pourtant, il faut tout faire pour que les ouvriers soient hostiles aux mencheviks.
Ou encore, on a écrit beaucoup d’articles sur l’Angleterre, mais nulle part on a expliqué de façon claire ce que Curzon espérait de la Russie.

LYSSENKO. – Je veux dire un mot de ce que lisent les ouvriers et de ce qui les intéresse dans la presse. Le plus important pour eux est bien sûr d’apprendre à travailler convenablement.

J’ai été correspondant ouvrier. J’ai voulu expliquer ma psychologie : j’ai une femme, des enfants, j’ai décrit ma situation, mais après avoir distribué une dizaine d’articles de ce genre, je me suis aperçu qu’on les mettait à la poubelle. Alors, j’ai traité le problème comme le faisaient les autres correspondants ; j’ai donné une description générale de la vie de notre usine et parlé de l’influence du parti communiste. Evidemment cela limite énormément les articles des correspondants. Il vaudrait mieux que la rédaction en souligne le caractère communiste, mais que l’on ne déforme pas ce qu’écrivent les correspondants.

(Sténogramme anonyme). – Personne ne lit la presse spécialisée. D’une part, on y répète ce qu’on lit dans d’autres journaux, d’autre part, on n’y donne aucune description de notre mode de vie : tarifs, augmentation ou diminution des salaires, travail à l’usine, etc.

(Sténogramme anonyme). – Les ouvriers s’intéressent aux faits divers. Pourquoi ? Mais parce que cela se passe à Moscou, dans leur milieu ; on pourrait développer certains sujets en liaison à cela. On a fort peu écrit sur Komarov, on n’a pas. dit quel genre d’homme c’était, mais seulement que c’était quelqu’un de très pieux, et on n’a pas du tout expliqué pourquoi il est soudain devenu aussi violent. Quand un ouvrier pose cette question, on ne sait pas quoi lui répondre, puisque soi-même on ne connaît rien, tandis que les journaux auraient pu fournir l’explication : on aurait pu demander à des professeurs de répondre à ces questions. Des camarades ont parlé de l’ "organisation du travail". Il existe une rubrique de ce genre dans les journaux. Les ouvriers la lisent avec intérêt, mais il leur arrive de rire à la lecture de, certaines informations, car il est rare qu’on puisse appliquer dans la pratique ce qui est écrit. C’est tout de même parfois possible. Dans notre usine, par exemple, un camarade avait lu qu’on pouvait scier d’une seule main, au lieu de scier des deux mains ; il s’est d’abord mis à rire, puis il a essayé et s’est mis à l’ouvrage. On peut donc quelquefois tirer avantage de ces articles, et cela intéresse les ouvriers.

KAZAKOV. – Apparemment, on remarque un bouleversement dans la vie familiale, c’est-à-dire qu’on envisage plus simplement la vie de famille. Mais rien n’a fondamentalement changé, la famille n’a pas été soulagée de ses soucis quotidiens, et on y voit toujours une personne dominer les autres. les gens désirent mener une vie publique, mais lorsque ces désirs n’aboutissent pas en raison de difficultés familiales, cela entraine des disputes, des crises de neurasthénie, et si quelqu’un ne peut plus supporter cet état de choses, il quitte sa famille ou se torture jusqu’à en devenir lui-même neurasthénique.

KOBOZEV. – Il est indubitable que la révolution a apporté un grand changement dans la vie familiale et quotidienne de l’ouvrier. En particulier si le mari et la femme travaillent, cette dernière considère qu’elle est matériellement indépendante, et qu’elle a, les mêmes droits que son mari ; d’autre part on voit disparaître les préjugés qui font du mari le chef de famille, etc. La famille patriarcale se disloque. La révolution a fait naître dans la famille ouvrière aussi bien que dans la famille paysanne un grand désir d’indépendance dès que l’on est assuré des bases matérielles de l’existence. Il me semble que c’est la ruine inévitable de l’ancienne structure familiale.

MARKOV. – La révolution a amené des transformations très importantes dans les conditions de vie. La pauvreté de l’industrie et de la république maintient encore un peu la famille, autrement elle serait complètement disloquée. Mais cette décomposition anarchique et mal dirigée risque de faire apparaître une série de phénomènes anormaux (prostitution, ivrognerie, délinquance, crânerie inutile, etc.) qu’il faut combattre au plus vite, autrement, il sera plus difficile de remettre dans le droit chemin les gens qui ont quitté leur famille.

KOROBITSYNE. – La révolution a apporté des transformations dans la vie familiale en ce sens que les maris boivent moins et qu’ils battent moins leur femme et leurs enfants.

KOLTSOV. – Ces problèmes ne sont abordés nulle part, comme si on cherchait à les éviter. Jusqu’à présent, je n’y ai jamais réfléchi... Ce sont aujourd’hui des problèmes nouveaux pour moi. Je considère qu’ils sont de la plus haute importance. Il importe qu’on les étudie. Il semble que c’est précisément pour ces raisons, indéterminées certes, qu’on ne fait pas état de ces problèmes dans la presse.

FINOVSKY. – C’est un fait que la révolution a apporté du nouveau dans la vie familiale de l’ouvrier. La ruine, la pénurie, la famine se sont abattues sur la famille et l’ont obligée à se regrouper, à économiser, à joindre les deux bouts ; et c’est surtout la femme qui a souffert de ces difficultés. Je considère que sa situation s’est tellement détériorée que les discussions et les disputes incessantes sur ce sujet sont sans doute la raison pour laquelle l’ouvrier ne se décide pas à entrer au parti.

On suscite rarement des discussions sur ce thème, car elles touchent tout le monde de trop près... Selon moi, on les a jusqu’à présent évitées pour ne pas se faire de mauvais sang... Tout le monde comprend que l’unique moyen de s’en sortir, c’est que le gouvernement prenne totalement en charge l’éducation de tous les enfants d’ouvriers (sans les séparer de leurs parents), que la femme soit libérée de la cuisine, etc. Les communistes font régulièrement allusions cet avenir magnifique, ce qui leur permet de remettre à plus tard cette discussion épineuse.

Les ouvriers savent que dans la famille d’un communiste, ce problème est encore plus douloureux que chez eux. Si le mari est au parti, cela signifie qu’il ne fait pas le moindre effort pour aider sa famille (il n’a pas le temps, il est totalement pris par son travail, par des intérêts supérieurs), et sa femme doit trimer comme une bête de somme pour voir encore critiquée sa conduite non communiste qui brise le prestige de son mari.

ZAKHAROV. – Le problème de l’égalité de la femme et de l’homme est un problème d’actualité Là-dessus, les avis sont très divers. En principe, tout le monde s’accorde à reconnaître l’égalité de la femme, et puis on ajoute : mais, il y a la famille, les enfants, la ménage, etc.

KOULKOV. – La révolution a sans aucun doute apporté des transformations dans la façon d’envisager la famille, et même la libération de la femme. L’homme a l’habitude de se considérer comme le chef de famille. La femme, elle, s’occupe des ,enfants, de la vaisselle, du lavage. Il trouve le temps d’aller à des assemblées, à des conférences, de lire les journaux ; et le voilà qui explique à sa femme ce qu’il faut faire, comment il faut élever les enfants, laver le linge, préparer le repas, ouvrir la fenêtre, comment se comporter vis-à-vis de la famille, des enfants, des camarades qui viennent les voir ; puis il lui parle religion, il refuse de satisfaire ses exigences petites-bourgeoises, et comme leurs moyens ne leur permettent pas grand-chose, ils commencent à se disputer. De son côté, la femme manifeste aussi le désir d’être plus libre, de confier les enfants quelque part, d’être plus souvent en compagnie de son mari – ce qui amène des scènes de ménage et des scandales multiples. D’où divorce, remariage. Les communistes répondent à ce genre de questions que la famille, en particulier les disputes entre mari et femme, ce sont des affaires personnelles.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Lorsque la femme est suffisamment forte, ou bien lorsque la situation le lui permet, elle se révèle être un partisan actif et obstiné des idées et des rapports nouveaux. Tandis que l’homme, en tant que mari et père, occupe une situation tout à fait désavantageuse. On connaît des cas où des femmes communistes ont dû quitter le parti parce que leur mari exigeait qu’elles retournent "travailler au foyer, à la cuisine, s’occuper de leur époux". Pour la plupart des ouvriers, la femme, c’est la "baba". Le père raisonne souvent selon des critères anciens : si on ne bat pas les enfants, cela signifie qu’on leur lâche la bride. On bat donc les enfants, considérant que c’est une méthode d’éducation éprouvée et efficace.

ANTONOV. – L’ouvrier a un autre point de vue sur la vie familiale et sur la femme. Les femmes sont plus libérées, et dans ce domaine, on remarque quelques transformations importantes.
Il arrive souvent que ce ne soit pas les parents qui éduquent les enfants, mais les enfants qui instruisent leurs parents.
Pourquoi ce problème n’est-il pas abordé dans les journaux ? Je pense que si l’on décrit dans un journal la vie familiale des ouvriers, il faut pénétrer la psychologie des ouvriers de l’époque actuelle. Bien sûr, c’est un problème extrêmement complexe, difficile à aborder. Plus tard, cette situation changera, mais actuellement, il est plus facile à un journaliste d’évoquer des problèmes contemporains que de pénétrer la psychologie de l’ouvrier. C’est pourquoi il y a si peu d’articles de ce genre dans la presse.

MARKOV. – J’ai le pressentiment que des catastrophes terribles nous attendent, car nous avons mal compris le sens du mot "amour libre". Total – c’est l’amour libre qui a considérablement augmenté la natalité chez les communistes. Quand on a mobilisé les communistes, il a fallu que le comité d’usine prenne en charge près de deux mille enfants.
Si la guerre nous a légué un grand nombre d’invalides, l’amour libre nous menace de difficultés encore plus grandes. Et nous devons avouer que dans ce domaine nous n’avons rien fait pour que la masse ouvrière comprenne bien ce problème. Je reconnais sincèrement que si on nous pose cette question, nous ne sommes pas en mesure d’y répondre.

LIDAK. – Un problème épineux se pose à nous, auquel nous devons porter attention : la problème du prolétariat féminin. C’est particulièrement important pour les femmes qui ont une famille : chez elles, l’influence religieuse prédomine sur toute chose. Je pense qu’il faut que nous militions dans cette couche de la population ; il faut remplacer l’Eglise par autre chose, mais nous n’avons rien d’autre. Si nous considérons, ne serait-ce qu’à Moscou, les clubs de quartier, il est rare que quelqu’un y pénètre ; on n’y propose aucune activité qui satisfasse le mari aussi bien que la femme et les enfants. On y organise parfois des réunions officielles. C’est peut-être parce que nous sommes trop fatigués que nous organisons ces réunions à la va-vite. Pourtant, il faut bien que nous trouvions un moyen pour détourner les gens de l’Eglise et pour créer des centres culturels où non seulement le dimanche, mais aussi tous les soirs, le mari puisse venir se délasser avec sa femme. Alors, ils n’iront plus à l’église. Certaines personnes se distraient déjà en allant au jardin public, quand le prix de l’entrée est abordable.

DOROFEEV. – Certains ouvriers sont très peu liés à leur famille et considèrent que leur femme doit tout faire, tandis qu’ils vont ailleurs. C’est la même chose le dimanche. Et voilà d’où viennent les scènes de ménage. La femme hurle que le, mari la quitte même les jours de fête et- qu’elle est obligée de rester à la maison avec les enfants. On remarque ici un désir des femmes de se libérer. Elles reprochent souvent à leur mari le fait que d’autres femmes mettent leurs enfants à la crèche ou au jardin d’enfants, qu’elles ont plus de liberté, tandis qu’elles sont obligées de garder les enfants. Il existe donc vraiment chez les femmes un grand désir de liberté.

TSEILTLIN. – On ne parle nulle part du problème de la famille et du mariage, des rapports entre l’homme et la femme. Ce sont cependant ces problèmes qui intéressent les ouvriers et les ouvrières. Quand nous organisons des réunions sur ce thème, les ouvriers le savent et viennent en foule. Par ailleurs, la masse a l’impression que nous évitons de soulever ces questions, et c’est en fait ce qui semble se passer. Je sais que certains disent que le parti communiste n’a pas et ne peut pas avoir un point de vue défini sur ce sujet. Je connais des agitateurs qui répondent aux questions en se fondant sur les thèses de la camarade Kollontaï, mais ces thèses ne résolvent pas par exemple le problème de la responsabilité du père et de la mère vis-à-vis des enfants, ce qui fait que les enfants ont tendance à être livrés à eux-mêmes. C’est actuellement à Moscou un des problèmes les plus importants. Ces difficultés ne sont pas mises en lumière, et les ouvriers et les ouvrières qui soulèvent ces questions ne reçoivent pas de réponse.

BORISSOV. – En ce qui concerne le mode de vie ouvrier, je dois dire que celui-ci est extrêmement peu étudié, et ceci pour une raison toute simple : les problèmes que nous soulevons ici sont très difficiles à décrire. On préfère se contenter d’un article formel.

OSSIPOV. – Il faut avouer que le mode de vie n’a pris aucune forme particulière. Rien n’a changé et tout est resté comme avant. On s’est demandé ici pourquoi ces questions n’étaient pas abordées dans la presse. Mais la majorité des communistes les plus actifs qui écrivent dans les journaux sont trop occupés et peut-être qu’ils ne connaissent même pas leur famille. Ils s’en vont quand tout le monde dort et reviennent quand tout le monde est déjà couché ; or, si l’on ne connaît pas sa propre famille, il est difficile de connaître celle des autres. C’est seulement dans des discussions à l’usine ou au comité d’usine qu’on peut apprendre quelque chose, par exemple quand quelqu’un vient se plaindre, qu’une femme vient dire que son mari l’a frappée, etc. Et je le répète, on n’en parle pas dans la presse parce que nous, les communistes, nous ne connaissons ni notre famille, ni celle des autres.

En fait, on ne met pas du tout l’accent sur le problème de la famille et des enfants. Moi-même, j’ai oublié tout ce que j’ai pu voir, et c’est seulement quand on me pose des questions que de vagues souvenirs me reviennent en mémoire et que je commence à lier les choses entre elles.

GORDEEV. – Si on examine la vie des communistes, on s’aperçoit qu’en fait la femme reste à la maison, tandis que son mari, communiste, court les assemblées. Les femmes des communistes sont très peu intégrées à l’activité sociale. Là situation est approximativement la même chez les ouvriers. Quand on soulève le problème du mode de vie ouvrier, ce sont les ouvrières qui s’y intéressent le plus. Elles parlent beaucoup des crèches, des restaurants communautaires, etc. Mais il faut dire qu’étant donné l’ensemble des conditions objectives et subjectives, nous n’avons pas fait grand-chose pour transformer le mode de vie. Chez les ouvriers communistes, on considère souvent que lorsque le mari se rend à une réunion, la femme doit rester à la maison. Quelquefois, cela mène au divorce. Le mari ne laisse pas sa femme aller à la réunion, alors que celle-ci veut absolument s’y rendre ; d’où le divorce. Je connais deux cas de ce type. A une assemblée d’ouvriers, on a dit que dans notre secteur d’Orekhov-Zouïev, il y avait eu deux cas où le mari avait catégoriquement interdit à sa femme d’aller à une réunion, ce qui avait entraîné le divorce.

DOROFEEV. – La révolution a entraîné une dislocation de la famille. Beaucoup d’ouvriers mènent une vie dissipée et interprètent mal la liberté de pouvoir se séparer de leurs femmes. D’autres disent que la révolution a porté encore un autre coup à la famille. Même parmi les ouvriers responsables, nombreux sont ceux qui ont abandonné leur femme, la laissant parfois avec cinq enfants. Cela se produit très souvent. On ne s’en cache pas. On quitte aussi une femme communiste, même chez les gens haut placés. On ne soulève pas le problème en assemblée, mais on en parle dans les cercles du parti et on a l’impression que quelque chose va éclater.

A présent, pourquoi n’écrit-on aucun article, aucun feuilleton dans la presse, pourquoi ne met-on pas l’accent sur les problèmes de la vie familiale ? Parce que – un camarade l’a d’ailleurs fort bien dit – ce sont essentiellement d’anciens journalistes qui travaillent dans nos journaux, et qui ne connaissent pas la psychologie des ouvriers.
Dans ce domaine, ce sont surtout les sections de femmes qui doivent être actives, car ce sont les femmes qui souffrent le plus de ces bouleversements, surtout quand elles se retrouvent avec les enfants sur les bras. Il n’y a ni crèches, ni jardins d’enfants. Bien sûr, la femme communiste doit elle aussi faire la lessive, car c’est plus économique ; d’ailleurs, elle ne donnera pas le linge à la laverie, car on l’abîme souvent avec des produits artificiels. Tant que nous serons dans une période de transition, tant que nous n’aurons ni crèches ni jardins d’enfants, tant que les femmes communistes devront faire la lessive, laver le plancher, car il leur est impossible d’éviter ces obligations domestiques, tant que les maris iront à des assemblées et liront le journal, les femmes n’évolueront pas. Mais quand tout sera bien organisé, les femmes n’auront plus à faire la lessive et pourront se rendre à des réunions.

On a organisé dans notre comité de quartier une conférence sur le thème : "la famille et le mariage". Nous avons fait appel à un conférencier, et nous lui avons demandé comment il allait présenter le problème. Il nous a répondu qu’il allait exposer "L’origine de la famille et du mariage" de Engels. "Et je ne dirai rien d’autre", a-t-il ajouté. Bien sûr, je ne dis pas que cela n’est pas bien, mais il aurait fallu tirer de cet article de Engels des conclusions appliquées à notre époque, et cela précisément, nous ne savons pas le faire. Cependant il s’agit là d’un problème d’une actualité extrême.

Quant au mariage, j’affirme que les communistes refusent absolument de se marier à des jeunes filles membres du komsomol, car, disent-ils, elles vont courir de réunion en réunion et n’auront jamais le temps de préparer le repas ni de laver le linge. Les communistes disent qu’ils préfèrent épouser des femmes sans parti qui restent à la maison, s’occupent des enfants et de l’entretien du logis. C’est là une opinion très répandue. Les communistes affirment que s’ils prennent une communiste pour femme, leurs enfants vont mourir et rien ne marchera dans la famille.

KOROBITSYNE. – Autrefois, le mari considérait sa femme comme une esclave. C’est la marque de l’histoire. Mais aujourd’hui, il la regarde tout de même un peu différemment. Autrefois, quand le mari avait bu, il lui arrivait de battre sa femme une fois, deux fois, trois fois par semaine ; à présent, la vodka est prohibée. Mais si on cherche à savoir par quoi on l’a remplacée, je dirai – par rien du tout. Aujourd’hui, le mari cherche à se procurer de l’eau-de-vie maison, mais il bat moins souvent sa femme et la considère comme une citoyenne ; celle-ci d’ailleurs se considère aussi comme telle et ne permet pas qu’on la batte.

A propos du mariage : on change facilement de femme, et cela se fait aussi chez les communistes. Il est inadmissible que certaines personnes mènent une vie totalement dissolue. Et je dis qu’il faut se pencher sérieusement sur ce problème, l’évoquer et l’envisager plus souvent dans la presse.

En fin de compte, il faut comprendre quelle attitude adopter vis-à-vis du mariage, vis-à-vis de la femme, et je n’ai jamais rien lu de semblable dans les journaux. Quoi qu’il en soit, nous devons nous intéresser à ces problèmes, les aborder de plus près, et faire progresser ne serait-ce que d’un degré le mode de vie du peuple russe.

ANTONOV. – Soulignons encore une transformation dans le mode de vie de l’ouvrier : il boit moins, il est beaucoup plus sobre, et puisqu’il est plus sobre, il est beaucoup plus clairvoyant.

BORISSOV. – La révolution a sans aucun doute apporté des transformations dans la vie familiale de l’ouvrier. Quelques camarades ont évoqué "la dislocation de la famille". Soulignons ici les faits les plus caractéristiques. Premièrement, dans une famille où le mari est devenu athée, la femme envoie en cachette les enfants à l’église ou devant le pope ; l’enfant raconte innocemment à son père ce qu’il a fait et... il s’ensuit une énorme scène de ménage . "Imbécile, tu as vraiment trouvé chez qui mener le gosse, tu vas le détraquer complètement !" Deuxièmement, dans certaines familles, la femme se sent beaucoup plus indépendante, elle a des exigences envers son mari : "pourquoi n’as-tu pas acheté le journal", "ne cries pas en parlant aux enfants", "si tu continues, je te quitte, et vais gagner ma vie". Troisièmement, il y a quelquefois des discussions passionnées sur la religion, auxquelles participe toute la famille : tout le monde s’injurie, les rapports s’enveniment, etc. Quatrièmement, beaucoup de familles désirent mener une vie convenable jouir du bon air, de la propreté, d’un environnement agréable, etc.). Cinquièmement, l’ouvrier s’est mis à lire chez lui (je parle des ouvriers les moins cultivés). Sixièmement il en résulte une conscience extrêmement aiguë de son inculture, de son ignorance. Septièmement, les enfants des ouvriers qui ont la possibilité d’aller à l’école (au lycée, etc.) apportent un air nouveau dans la vie de leurs parents (on en est fier, on s’intéresse à leur travail). Huitièmement, il y a eu de grands changements dans les familles où les enfants vont à la crèche ou au jardin d’enfants ; c’est quelque chose de tout à fait nouveau dans le mode de vie de l’ouvrier. Neuvièmement, les enfants sont la principale source de soucis dans la famille ouvrière (il faut les vêtir, les chausser, etc.). Dixièmement, on trouve des komsomols même dans les familles les plus traditionnelles ; ici, la jeunesse entre en conflit avec les préjugés anciens. Onzièmement, il faut noter que quelques ouvriers élèvent des vaches, des chèvres, des cochons, qu’ils ont un jardin potager, etc., ce qui les attache plus fortement à leur foyer et les embourgeoise. A franchement parler, la possession d’une vache transforme le mode de vie du prolétaire et développe en lui un sentiment mesquin de propriété.

On n’évoque ces problèmes que dans deux endroits précis : parmi les ouvriers et dans leurs familles.

Il ne faut pas écrire des articles moralisateurs et édifiants, du genre – "Comment une femme a mené son fils de neuf ans se confesser devant le pope, en cachette de son mari", pour dire ensuite que cette femme est stupide et pour injurier le pope, etc., mais il faut écrire dans un langage sûr, dans le langage de la vie de tous les jours, et faire des remarques insignifiantes afin que cette femme (et il y en a des millions) n’ait pas honte, mais reconnaisse la stupidité de ses actes. Il est difficile (mais non impossible) de parler de la "vache de l’ouvrier", et de faire naître chez les ouvriers un intérêt non seulement vis-à-vis d’eux-mêmes, mais aussi vis-à-vis des autres. Cela est plus facile à dire qu’à écrire.

MARININE. – Les ouvriers ont une attitude extrêmement critique vis-à-vis des nepmen et des phénomènes de la NEP.
Les vieux (de cinquante à soixante-dix ans), généralement plus conservateurs, y sont beaucoup plus indifférents, mais tous ne le sont pas.

KAZAKOV. – On parle de la nouvelle bourgeoisie uniquement lorsque l’ouvrier voit qu’on lui usurpe ses droits, c’est-à-dire les jours fériés lorsque les villégiatures sont assaillies de voitures remplies de dames bien vêtues.

KOLTSOV. – Les bamboches des administrateurs, des directeurs, des spécialistes d’entreprise sont une des causes de mécontentement, et quelquefois d’irritation envers les cellules du parti communiste ; c’est ce qui explique les difficultés de notre agitation sur les lieux de production, dans les masses.

ZAKHAPOV. – Les ouvriers semblent instinctivement attachés aux coopératives, et ils demandent instamment que soit amélioré ce type d’organisation. Si les coopératives déçoivent les espoirs des ouvriers et ne sont pas solidement – organisées, on verra les ouvriers acheter aux nepmen et se satisfaire de leur marché. Il y a donc un danger de voir les ouvriers accepter la NEP.

KOULKOV. – Le danger d’un retour de la bourgeoisie apparaît surtout lorsque l’ouvrier entend les anciens et les nouveaux bourgeois rire des conditions difficiles de la vie ouvrière. L’ouvrier s’intéresse beaucoup au système des coopératives ainsi qu’à leur organisation. Il ne serait pas inutile de faire attention à ce problème. Les ouvriers détestent les nepmen qui vendent au marché et sur les bazars, mais que faire s’ils ne trouvent pas de produits d’aussi bonne qualité à la coopérative et s’ils y sont moins bien accueillis. On les reçoit comme des détenus qui viennent chercher leur ration.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – La haine et l’irritation envers la nouvelle bourgeoisie sont extrêmement fortes.
L’ouvrier dit : c’est moi le maître. Lorsque je marche dans la rue, que je prends le tramway, je sens que je suis le maître. Lorsque je contemple la marée des banderoles lors d’une manifestation, je pense : je suis une force, je suis le maître. Il suffit que je le veuille, et les nepmen ne seront plus que poussière.
Quand il faudra le faire, nous arracherons cette mauvaise herbe (les nouveaux bourgeois) de notre potager.

FINOVSKI. – Il me semble que le problème de la NEP tel que l’envisagent les ouvriers présente deux aspects : un aspect purement politique, et un aspect quotidien. C’est ainsi que moi-même je le comprends. Du point de vue politique, à ce qu’il me semble, et vu l’agitation que nous avons menée dans les usines, les ouvriers sont plus ou moins indifférents envers la NEP. Ils savent que les nepmen ne pourrons pas les étouffer. Mais en ce qui concerne l’aspect quotidien du problème, il est tout à fait juste que les ouvriers s’en inquiètent, et que cela inquiète aussi le parti. Les ouvriers ont clairement conscience que des habitudes propres aux nepmen sont apparues au sein du parti.

ZAKHAROV. – Le développement de la NEP a poussé les ouvriers à porter une attention plus grande aux coopératives. On dirait qu’ils s’y raccrochent, qu’ils cherchent là un moyen de réagir contre la NEP et qu’ils y mettent leurs espoirs. Si nous laissons échapper cette occasion et si nous n’arrivons pas à bien organiser les coopératives, il est possible que l’attitude des ouvriers envers les nepmen soit moins hostile, car ce sont eux qui approvisionnent le marché. Il faut absolument que nous nous intéressions aux coopératives.

OSNAS. – Le respect de la richesse en tant que force tel qu’il existait avant la révolution a aujourd’hui disparu. On trouve plutôt une attitude un peu ironique. Les ouvriers ignorent ce qu’est un nepmen important, et le nepmen moyen suscite la réaction suivante : il a volé à droite et à gauche et le voilà riche. Je considère qu’il faut que nous éditions une chronique judiciaire écrite en gros caractères.

BORISSOV. – Les "délices" de la NEP, le luxe, etc., suscitent et renforcent chez certains ouvriers leur haine des "nouveaux bourgeois" ; par ailleurs ce sentiment se double de la conscience que cette "saleté" éclatera comme une bulle de savon lorsque la classe ouvrière le désirera. L’ouvrier a conscience qu’il a donné la "liberté" aux nepmen et que, lorsque les circonstances le permettront, il transformera cette liberté en servitude. Bien des ouvriers, devant les délices des magasins et des marchés, se disent : "ça me ferait mal d’y toucher", mais après réflexion, ils décident : "profitons pour l’instant des nepmen". Il faut noter que l’ouvrier se sent parfois offensé car c’est lui, qui a pris le pouvoir, qui ne mange pas à sa faim, alors que celui à qui il a pris le pouvoir vit à satiété. Par conséquent, ce type d’ouvrier nourrit les sentiments suivants :

1. haine envers les. exploiteurs et les parasites (ce sentiment est le garant de l’activité prolétarienne) ;

2. conscience de sa force ;

3. conscience de la nécessité de la NEP et de son caractère passager ;

4. conscience de sa dignité d’homme et de citoyen libre.

Un autre type d’ouvrier craint que la vague de la NEP ne submerge l’Union Soviétique et que l’ "on ait chassé une bourgeoisie pour en créer une autre".

MARKOV. – Les ouvriers possèdent encore beaucoup d’icônes ; il est rare qu’ils en achètent de nouvelles, mais ils ne sont pas spécialement disposés à se défaire des anciennes.

KOULKOV. – Les préjugés religieux et nationaux sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants. De la religion, on n’a conservé que des traditions : on doit baptiser les enfants pour ne pas être la risée des voisins. C’est la même chose en ce qui concerne le mariage et l’enterrement. A Pâques, on prépare en général un Kouliteh et un gâteau de Pâques, parce que c’est bon. Parfois, on passe la soirée à attendre le moment d’aller à l’église. Le pouvoir soviétique n’est pas hostile à cela : on approvisionne les magasins, on donne des avances, on met de l’ordre dans les ateliers – en un mot, tout se fait selon la tradition. Il serait cependant utile d’apporter quelques modifications dans ce domaine.

LYSSENKO. – Les préjugés nationaux chez les employés des chemins de fer sont encore très vivaces. Ils disent par exemple qu’à part les Russes, personne ne sait travailler, et que dans les usines dans les organismes économiques, dans les trusts, dans les trains de grandes lignes, on ne voit que des "non-Russes", etc.

MARININE. – Un certain nationalisme persiste encore, principalement l’antisémitisme, et notre district s’est autrefois particulièrement distingué dans ce domaine. Les membres du parti eux non plus n’en sont pas exempts.

DOROFEEV. – Certains ouvriers rétrogrades, et même certains ouvriers moyens nourrissent une haine secrète, envers les Juifs ; les Juifs, disent-ils, occupent des postes de responsabilité, ils peuvent tout faire. On entend même dire qu’à l’usine un Juif se débrouille toujours pour ne pas travailler physiquement, mais pour être secrétaire de la cellule du parti, délégué, etc.

ANTONOV. – Il existe encore un certain antisémitisme, mais il est moins virulent qu’autrefois. Les ouvriers rétrogrades critiquent souvent dans leur ensemble toutes les autres nationalités, sans en distinguer les classes.

ZAKHAROV. – Les préjugés religieux disparaissent d’année en année. Il y a maintenant très peu d’ouvriers vraiment croyants ; on croit le plus souvent de façon machinale : "Puisque nos pères avaient la foi, nous devons aussi l’avoir." La propagande antireligieuse a joué un très grand rôle, et dans peu de temps, les ouvriers auront oublié la religion. Les préjugés nationaux existent encore. L’antisémitisme est encore vivace.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Un jour, des croyants ont pensé qu’ils pouvaient éclairer leurs dieux à l’électricité : ils ont allumé des lampes devant les icônes. Mais on s’est moqué d’eux dans le journal, et cette "mécanisation" de la religion en est restée là.
Par ailleurs, les ouvriers ne se sont jamais distingués par un sentiment religieux particulier. De nos jours, ils ne vont pas à l’église, lisent "Le journal de l’athée", mais demandent au pope de baptiser leur enfant ("on ne sait jamais") ; ils ne vont pas se confesser, mais quand quelqu’un meure, ils envoient chercher le pope.
Les préjugés nationaux sont plus profonds et plus tenaces. Il s’agit surtout de l’antisémitisme, encore très vivace, même dans le milieu communiste ; par ailleurs, il s’agit d’un sentiment "abstrait" pour ainsi dire, car on entretient des relations quotidiennes normales et humaines avec les ouvriers, les employés, les dirigeants du parti Juifs. En tout cas, on remarque une nette diminution du nationalisme, et la révolution, qui a obligé les gens à se déplacer et à entrer en contact avec d’autres nations, a joué là un rôle extrêmement bénéfique. Nous sommes cependant loin d’avoir atteint une situation parfaite, et il faudra encore attendre longtemps pour que les préjugés disparaissent complètement.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux s’affaiblissent de jour en jour. Les préjugés nationaux sont plus lents à disparaître.

KOBOZEV. – Soixante-dix pour cent des ouvriers et des paysans pratiquants ne se fondent pas sur des données purement religieuses, mais ils pratiquent "comme ça", pour le bon ordre, par inertie, pour qu’on ne les critique pas.

IVANOV. – Chez les ouvriers, les préjugés religieux disparaissent en général plus facilement que les préjugés nationaux.

KOROBITSYNE. — En ce qui concerne la religion, on peut dire que le Russe n’a jamais été un homme religieux, qu’il s’agissait chez lui d’une sorte d’habitude. On disait qu’il "fallait prier". Et bien que l’on considérât le prêtre comme un intermédiaire entre les hommes et Dieu, on lui donnait toutes sortes de surnoms. Cela montre que le Russe n’est pas religieux. De nos jours, quand des sans-parti se rendent à l’église, ils y vont seulement parce qu’ils ne savent pas quoi faire d’autre. Si le Russe autrefois n’était pas religieux, il l’est encore moins à présent. Mais nous ne lui avons rien donné, nous avons mis en pièces les préjugés religieux, mais nous n’avons rien offert en échange. Le Russe nie Dieu, mais en même temps, il va à l’église. Pourquoi ? Parce que nous avons anéanti ce qui existait autrefois et que nous n’avons rien construit sur ces débris. C’est à nous, communistes, de créer du neuf., Nous n’en avons pas la possibilité actuellement, cela demande des dizaines d’années au cours desquelles des formes nouvelles devront apparaître. Mais nous n’avons pas réussi. à faire quoi que ce soit, et la masse tâtonne, élaborant elle-même ces formes nouvelles.

LAGOUTINE. – Jusqu’en 1914, j’étais terriblement croyante. J’allais à l’église, je priais, j’aimais les popes, je pleurais devant chaque icône, et je pensais que personne ne pouvait être plus sainte que moi. En 1914, la guerre éclata. Je dus un jour aller à la gare accompagner des soldats. Je me trouvais là, en train de pleurer, quand un homme s’est approché de moi et m’a demandé – "Pourquoi pleures-tu ?" "Comment ne pas pleurer, j’ai un fils, et on l’emmène." Je l’entendis alors qui disait : "Bien sûr qu’on l’emmène, c’est le tsar qui l’ordonne, alors on l’emmène." "Mais, lui dis-je, Dieu nous viendra en aide. Nous allons prier." Et lui : "Crois-tu que Dieu soit seulement avec nous ? Il est aussi avec les Allemands, avec tout le monde. Tu pleures ton fils, et lui il va tuer un autre fils, qui a aussi une mère." "Et bien quoi, lui ai-je dit, c’est le tsar qui l’ordonne ; et moi, je vais prier pour que mon fils reste en vie." Et voilà, j’ai prié, j’ai allumé des cierges, et deux semaines plus tard, mon fils s’est fait tuer. Et quand on m’a envoyé une lettre dans laquelle on m’annonçait sa mort, j’ai maudit saint Nicolas, et depuis ce moment-là, j’ai renié Dieu. Je donne souvent cet exemple aux ouvrières. "Vous avez prié, leur dis-je, moi aussi j’ai prié, et Dieu ne nous a rien donné." Et maintenant, de nombreuses ouvrières ont conscience que ce n’est pas Dieu qui leur donnera quoi que ce soit, mais que ce sont elles-mêmes qui doivent se servir.

KOLTSOV. – Je voudrais citer un exemple. Un menuisier a eu un jour l’idée de nous faire un gâteau de Pâques. La Paskha [10], c’est quelque chose de délicieux et nous en mangeons tous. Sur la vraie Paskha, on dessine toute sorte de signes religieux, et lui, il a dessiné d’un côté une étoile rouge, et de l’autre, il a écrit "U.R.S.S.". Ce genre de Paskha a fait fureur à l’usine, si bien qu’on lui a demandé, d’en préparer d’autres. Il est allé voir le directeur de l’usine, et lui a demandé, S’il pouvait en faire. Celui-ci le lui a interdit. Mais il en a tout de même fait une cinquantaine.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux étaient sans conteste très importants jusqu’en 1917. Mais au cours de ces cinq dernières années il s’est produit une énorme transformation, et je suis sûr que ces préjugés auront disparu d’ici vingt ans. Si nous prenons soin de la jeune génération, si nous lui offrons des activités dans nos clubs et dans nos organisations culturelles et si nous la formons comme nous l’entendons, elle sera plus cultivée, et dans ce cas, les préjugés religieux disparaîtront rapidement.

Extrait d’une note d’un camarade (anonyme). – Dans une usine, un responsable des jeunes prit un jour la parole contre la religion. On lui reprocha d’avoir chez lui des icônes. De retour chez lui, le responsable, mécontent, brisa toutes les icônes. Sa femme, furieuse, se jeta sur les portraits de Marx et de Lénine, et les déchira, Pour faire la trêve, il fut décidé que la femme renoncerait aux icônes et le mari aux portraits de Lénine et de Marx.

Extrait d’une note d’Osnas. – Lorsqu’un ouvrier meurt dans notre usine d’électricité, il est d’usage qu’on fasse une collecte qui rapporte généralement de fortes sommes. Il y a quelques jours, un monteur est mort. On a organisé une collecte, mais lorsqu’on a appris que la mère du défunt désirait "un enterrement religieux", les gens ont commencé à donner moins, sinon rien du tout, parce que, disaient-ils, "il n’y a aucune raison de faire des cadeaux aux popes".

LIDAK. – L’ouvrier porte peut-être une croix, mais il n’est pas croyant. Et quand nous avons demandé : "La religion, en quoi cela consiste ?" tous les ouvriers nous ont répondu : "Quand tu viens chercher du travail, on ne te demande pas si tu es croyant, mais si tu sais manier la hache ou la scie." C’est pourquoi je pense qu’actuellement, il faut que nous nous intéressions non pas aux cadres de la base, qui partagent nos idées, mais aux femmes, appelées à éduquer la jeune génération, parce qu’elles ne sont pas encore libérées, et que nous ne pouvons pas élever les enfants dans des établissements publics. Il faut inculquer aux femmes des concepts nouveaux, d’où naîtra une nouvelle façon d’envisager la construction communiste. C’est l’expérience que je réitère chaque jour à l’usine.

GORDEEV. – La mère d’un directeur est tombée malade, et à ce moment là on apportait une icône de la Sainte Vierge. Cette icône a séjourné dans tous les foyers, même chez les communistes. La suite de l’histoire est intéressante – la mère du directeur se trouvant à l’article de la mort, elle désira avoir cette icône. Le directeur accepta, mais après la prière, il noua sur l’icône un ruban rouge. Le lendemain, sa mère mourut, il fallut l’enterrer. Lorsque je lui demandai comment on l’avait enterrée, il me répondit qu’il avait organisé un service civil, tandis que ses soeurs avaient organisé un service religieux. Il avait convié des communistes, invité la section spéciale [1] ; la cérémonie terminée, on chanta "l’Internationale". Au cimetière, le pope dit l’office des morts, jeta une poignée de terre sur le cercueil, puis la section spéciale prit la parole. Tout cela pour une mère, une femme de soixante ans. Cette usine est un peu à part et à cause du grand nombre d’entreprises plus importantes dont nous devons nous occuper, nous l’avons négligée. A présent, tout le monde est mécontent.

MARININE. – Quand on évoque la question nationale dans l’abstrait les ouvriers sont tous internationalistes ; mais quand, dans une entreprise, il y a un ou deux Lettons, Estoniens ou Juifs par exemple, c’est un autre problème. Or, il s’est trouvé que le bureau de notre cellule était composé de presque toutes les nationalités. Si bien que les ouvriers disaient : "Lui, il est de telle nationalité, et lui de telle autre." Pour ce qui est de l’antisémitisme, le quartier de Rogojsko-Simonovski se distinguait déjà autrefois, et il faut dire que, comme nous n’avons organisé aucune conférence ni aucun débat sur ce thème, l’antisémitisme existe encore à présent, même parmi les membres du parti. Il est vrai que les membres du parti, on peut les rappeler à l’ordre, mais tout de même, il faudrait considérer le problème plus souvent, et par là même lui donner un caractère un peu plus culturel, car il arrive que la masse ait encore des désirs de pogroms. Il s’agit bien sûr d’un petit nombre de gens, mais ces gens existent.

ANTONOV. – L’ouvrier russe a depuis toujours l’habitude de considérer que si, dans un pays voisin, les gens ne parlent pas russe, ce sont des Allemands [2] , quelle que soit leur nationalité. Aujourd’hui, les ouvriers sont plus clairvoyants dans ce domaine. Ils distinguent les nationalités suivant les classes. L’ouvrier était autrefois extrêmement mal disposé vis-à-vis des Juifs, mais ici aussi, on remarque un certain progrès. Il ne met plus tout le monde dans le même panier. Il faut, bien sûr, encore l’éclairer sur ce problème, mais il a fait de grands progrès.

MARININE. – L’intérêt pour la vie des cellules du parti a considérablement augmenté. L’activité individuelle de certains militants et militantes donne de bons résultats. Les difficultés que présentent la formation de militants peuvent être résolues en confiant tel ou tel ouvrier à un ou deux communistes, d’abord pour étudier la théorie, ensuite pour la divulguer.

KOBOZEV. – Les membres du parti appellent les ouvriers sans parti "camarades" uniquement dans les assemblées ; mais, dans leur travail quotidien, ils n’ont aucun contact avec eux. On remarque parfois un formalisme bureaucratique qui crée une barrière invisible et qui empêche l’ouvrier sans parti d’adhérer au parti. En me fondant sur mon expérience personnelle, je rapporterai l’exemple suivant. Un jour, j’ai rencontré un ouvrier honnête que je connaissais bien et qui avait toujours soutenu le pouvoir soviétique, et je lui ai dis : "Vassia, passe chez moi après le travail." Je savais qu’il aimait beaucoup pêcher, et je commençais par lui parler de la pêche. Après avoir suffisamment discuté sur ce sujet, je lui ai dit : "Et pourquoi n’adhères-tu pas au parti ? Tu es jeune, il est temps pour toi d’y entrer ; assez fainéanté, il est temps de faire quelque chose." "Mais je ne suis pas contre, au contraire, j’ai depuis longtemps envie d’adhérer au parti, mais chaque fois, je remets cela à plus tard. Il y a longtemps que je ne crois plus en Dieu. C’est d’accord, demain je ferai ma demande." La barrière invisible avait disparu ; c’est ce que n’arrive pas à faire telle ou telle cellule repliée sur elle-même.
Ma conclusion est que s’il n’existe pas de relations fraternelles avec les sans-parti, si les cellules sont fermées et font preuve de formalisme bureaucratique, aucune idée révolutionnaire, ni dans la littérature économique, ni dans la littérature scientifique, ne donnera de résultats réels. Cette barrière invisible continuera d’exister.

KOLTSOV. – Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de toucher les meilleurs ouvriers. C’est une réserve importante pour le parti. J’espère que nous saurons bientôt comment les aborder.

ANTONOV. – Si on organise un enseignement purement technique destiné à des ouvriers hautement qualifiés et de spécialisations diverses, on pourra rapidement former des spécialistes rouges. C’est la voie la plus sûre pour mener au communisme le reste de la masse ouvrière.

FINOVSKI. – Il faudrait que le travail d’éducation politique dans les cellules du parti consiste tout d’abord à regrouper les ouvriers suivant leurs penchants pour tel ou tel aspect de la vie : technique, politique, familial, scientifique, etc. Il me semble que nous allons bientôt y venir... La pensée ouvrière ne peut pas accepter les injustices qu’elle connaît actuellement... L’ouvrier ne peut pas chercher de réponse dans des livres qu’il n’a pas écrits... Il doit lui-même fournir la matière de ces nouveaux livres, c’est-à-dire examiner tous les problèmes douloureux de son mode de vie, au sens large du terme, dans son milieu, et mieux encore, dans la cellule du parti (et là, c’est à nous d’aller vers lui). Tel est, selon moi, le seul moyen de tirer l’ouvrier de sa léthargie dans la cellule et de le pousser à adhérer consciemment au parti.

ZAKHAROV. – La raison principale qui empêche l’ouvrier d’entrer au parti communiste, c’est la discipline. Les ouvriers sont prêts à aider le parti de tout leur coeur, mais ils craignent les obligations et les exigences que cela implique. On entend toujours la même réponse : "Je suis, au fond, communiste, et j’en fais certainement plus que certains qui ont leur carte." La deuxième raison est que, si on peut s’exprimer ainsi, les ouvriers sont intimidés ; on entend souvent dire -. "J’aimerais bien adhérer, mais on va me dire : c’est une fois que tout est fini, qu’il n’y a plus de front, que tu te décides à entrer au parti."
Selon moi, le parti doit envisager tous les problèmes et pouvoir résoudre n’importe quelle question. Et je ne suis pas d’accord avec l’idée que nous n’avons pas trouvé le bon moyen d’approche, c’est-à-dire que nous n’avons pas su faire la liaison entre les intérêts économiques, techniques, familiaux, et le communisme.

KOULKOV. – Voici les arguments qu’avancent les ouvriers pour expliquer leur non-adhésion au parti : le soir, ils font du travail noir, les jours de fête, ils se rendent au marché pour acheter et vendre plus cher ce qu’ils ont fait le soir chez eux.
Les ouvriers sont devenus plus exigeants envers eux-mêmes : de retour du travail, ils se lavent et se changent. La journée de travail est de huit heures, mais les conditions de travail, le lieu de l’entreprise, les machines sont restés les mêmes qu’à l’époque du capitalisme ; ils n’ont pas changé, il y a peu d’air, peu de lumière, et en été les ouvriers ont très envie de sortir respirer l’air frais.
Il serait souhaitable que les plus conscients et les plus réfléchis des ouvriers sans parti soient associés ne serait-ce qu’à un petit travail économique, politique, syndical. Il faut les faire changer et les associer plus souvent aux différentes activités ?

DOROFEEV. – Aujourd’hui un publie de sans- parti remplit les troquets et les débits de boisson, tandis que les communistes n’y entrent pas, ou bien, lorsqu’ils s’y trouvent, ils sont sur des charbons ardents ; c’est pourtant là, qu’ils doivent être, sans que, bien sûr, ils s’enivrent. La Commission de contrôle n’a pas à. être perplexe. C’est là que le communiste doit militer, car c’est là qu’il vivra avec les ouvriers et les empêchera de boire. Et si nous ne vivons pas avec les masses, nous allons nous couper d’elles. Comment faisions-nous de l’agitation autrefois ? Uniquement dans les troquets, quand survenaient des discussions passionnées.

ZAZAKOV. – Quand les problèmes sont bien posés, quand chaque cellule d’usine aborde les ouvriers dans un esprit prolétarien, ceux-ci se rapprochent insensiblement du parti communiste ; et lorsqu’ils ont pris connaissance de toute la structure du parti, ils y adhèrent sans aucune résistance. Là où ce travail n’est pas fait, là où l’ouvrier n’est pas informé par la cellule ou par la commission culturelle, les adhésions au parti sont freinée.

FINOVSKI. – Le arguments sont les suivants : c’est la famille qui. nous en empêche. En particulier au cours des dernières années, ce fut une raison impossible à dissimuler. L’ouvrier dit la chose suivante : je sais comment vivent vos camarades communistes et comment vivent les sans-parti. Je ne suis pas au parti. Le soir, je rentre chez moi, je suis libre et j’aide ma femme. Tandis que mon voisin, lui, est au parti ; sa femme travaille du matin au soir, et lui, il court Dieu sait où tantôt à la cellule, tantôt à une assemblée. Et lorsque sa femme lui demande de l’aider, il répond : je ne peux pas, j’ai une réunion de cellule. Vider la poubelle, ça, il ne le fait jamais. Ils se disputent sans arrêt, sa femme hurle ; tandis que chez moi, cela n’arrive jamais. Je considère que je suis plus utile à la révolution . tout va bien dans, ma famille, ma femme ne crie pas, je l’aide, et j’ai le temps de lire des livres ou des journaux politiques. Tandis que si un communiste ouvre un journal, sa femme lui crie : "Tu ne vas tout de même pas venir semer le désordre ici aussi."

KOLTSOV. – Le principal – c’est la discrétion, parce que lorsqu’un ouvrier adhère au parti, on l’assaille généralement de questions. Imaginez un prolétaire de la ville qui ne connaît absolument pas la vie de la campagne, et auquel on dit : "Toi qui es communiste, dis-nous un peu pourquoi on n’a pas donné à mon père sa part de bois à couper, tandis que le chef du comité exécutif du volostl [1] a eu de quoi se construire une isba et qu’en plus on a donné du bois à son gendre, etc." Il répondra que cela n’est pas légal, que c’est de l’abus de pouvoir, mais, étant novice, il se trouvera dans une situation embarrassante. On pourra aussi lui dire : "Quel communiste es-tu donc, tu n’en sais pas plus que nous !" C’est pourquoi les ouvriers pensent qu’il faut d’abord tout étudier et seulement ensuite adhérer au parti, autrement, on se moquera d’eux.
Ensuite, la chose la plus importante, c’est l’amour du travail. Les ouvriers les plus qualifiés sont la meilleure réserve du parti. Ils sont uniquement préoccupés par leur travail, et sont sans cesse en train de chercher à l’améliorer. Ils sont extrêmement consciencieux. Quand on discute avec eux et qu’on leur demande pourquoi ils n’adhèrent pas au parti, ils répondent qu’ils n’en ont pas le temps : ce qui les intéresse, disent-ils, c’est de trouver le moyen de produire un acier de meilleure qualité ou de mieux couler le béton, etc. lis font preuve d’esprit créatif, ils élaborent de nouvelles machines, etc. C’est ce genre d’ouvriers que nous ne savons pas comment aborder, et pourtant ce sont les ouvriers les plus honnêtes et les plus cultivés. Ils sont toujours en train de réfléchir, de chercher comment ils pourraient améliorer leur production. On doit pouvoir trouver le moyen de toucher ce genre d’ouvriers qualifiés qui sont sans conteste les meilleurs éléments. Ils sont uniquement préoccupés par la production, et comprennent que la force du parti dépend de la façon dont nous approfondissons, renforçons cette production ; et ces ouvriers sont très nombreux dans chaque usine.

OSSIPOV. – Quand les ouvriers sans parti trouvent un travail où ils peuvent voir ce qu’est le parti communiste, ils y adhèrent. Les sans-parti n’entrent pas au parti, parce qu’ils ont parfois peur du travail qu’il leur faudra y faire, et qu’ils sont déjà fort occupés à la maison. Tel est le prétexte allégué uniquement par les sans-parti qui ne travaillent nulle part. Mais là où des groupes ont été organisés, on a immédiatement vu se constituer une cellule de sept membres ; c’est ce qui s’est passé dans une usine. Je considère qu’il faut avant tout être actif. Les méthodes peuvent varier. On peut faire adhérer les uns par le biais de leur activité professionnelle, les autres par l’intermédiaire de leur travail en atelier. Certains comités de direction objecteront qu’ils ont beaucoup de travail, mais qu’ils ne forceront pas les délégués à travailler. Bien sûr, les membres du parti ne seront pas nombreux dans de telles entreprises. Le principal, c’est d’éveiller l’activité. Ce qui différencie 1919 de 1923, c’est qu’en 1919 la tension était extrême, et qu’on était très fatigué ; mais ensuite, les gens se sont reposés, et ils ont tout de suite retrouvé leur activité.

ANTONOV. – L’ouvrier sans parti travaille ou ne travaille pas quand cela lui chante. Quand un travail lui plaît, il travaille, quand il ne lui plaît pas, il l’abandonne et en cherche un autre ; mais dans notre milieu, la discipline du parti l’oblige parfois à continuer un travail qui ne le satisfait pas. Il aimerait travailler ailleurs, mais la discipline du parti l’oblige à rester là. Voilà la raison principale de son refus d’adhérer. Il y eut une époque où Dénikine se trouvait près de Toula ; alors, les camarades adhéraient en masse. Ils savaient qu’il n’y avait pas d’autre issue, qu’il fallait protéger le pouvoir prolétarien, et ils entraient au parti. Mais la question est de savoir combien d’ouvriers ont été capables de mener un travail de longue haleine ? Certains camarades ont été des militants actifs pendant la première et la deuxième révolution, mais par la suite, beaucoup d’entre eux se sont révélés inaptes à mener une lutte de longue durée, car cela nécessitait de la constance. Il y a eu des malentendus, des erreurs, et un grand nombre de camarades n’ont pas su faire face aux difficultés et se sont révélés incapables d’agir.

LEVITSKY. – Les sans-parti craignent d’avoir des obligations. Un ouvrier qui étudie par exemple l’astronomie ou une autre science dit souvent : actuellement, je lis beaucoup, mais lorsque je devrai me rendre à des réunions, j’aurai moins de temps, et il me sera plus difficile d’étudier. La principale raison pour laquelle on n’adhère pas au parti est qu’on en est empêché par la famille. Il nous est arrivé à l’usine de militer avec des camarades sans parti et d’organiser des assemblées dans des maisons communes. On se réunissait souvent chez des ouvriers sans parti, surtout en hiver. On lisait de la littérature, ou bien le journal, on lisait même "Le journal de l’athée", et les femmes étaient aussi intéressées. Mais quand il s’agissait de les faire adhérer au parti, l’attitude de la famille vis-à-vis du militant et de l’ouvrier lui-même changeait. La femme commençait à vous regarder de travers, elle ne vous faisait plus entrer quand il n’y avait pas de réunion chez elle. Un grand nombre de camarades sans parti ont pris une part active à la révolution et considèrent qu’ils étaient des bolcheviks ; puis ensuite, ils sont allés à l’armée, après quoi ils n’ont pas adhéré au parti pour des motifs divers ; ils se sont coupés du mouvement révolutionnaire et sont devenus des sans-parti. Aujourd’hui, lorsqu’on leur demande pourquoi ils n’adhèrent pas au parti, ils répondent . à cause de la famille. Et en effet, leur femme commence à être jalouse de leur activité . On a pu remarquer que lorsqu’ils n’étaient pas au parti et qu’ils lisaient le journal, leur femme, ne leur disait rien, mais que dès qu’ils parlaient d’y entrer, c’était d’un tout autre oeil qu’elle les voyait lire. On craint que le communiste, en tant qu’homme discipliné, ne soit très pris, et qu’il ait moins de temps libre.

OSNAS. – Il y a beaucoup de familles où la femme est sans parti et le mari communiste. Et nous n’avons pas l’habitude, dans les cellules, de voir les gens étaler leurs drames de famille. Même parmi nous, nous n’avons pas réussi à faire la liaison entre la cellule et la maison, et il nous est très difficile de trouver ce qui peut relier le parti au mode de vie individuel de l’ouvrier, et de ne pas aborder ce dernier uniquement du point de vue de l’amélioration de ses conditions matérielles. Il nous semble que cela serait très bien, mais je suis assez pessimiste quant au fait d’envisager tous les problèmes des ouvriers, pour les attirer plus rapidement au parti.

STANKIÉVITCH. – Beaucoup d’ouvriers sentent qu’ils ne sont pas de taille à supporter les exigences de la discipline communiste. Ils craignent d’avoir à mener un nouveau mode de vie, d’avoir à modifier leur comportement. Ils se voient obligés de renoncer à baptiser leurs enfants et d’abandonner certaines pratiques religieuses. Ils disent qu’eux-mêmes seraient prêts à rompre avec tout cela, mais qu’ils n’ont pas assez de volonté pour s’opposer ouvertement à leur famille, et cependant ils estiment qu’ils seront de bien piètres communistes s’ils continuent à vivre comme ils ont vécu jusqu’à présent. Et c’est ce qui freine énormément leur adhésion au parti. Par ailleurs, de nombreux ouvriers liés à la campagne disent qu’ils n’ont absolument aucun moment de libre.

TSEITLIN. – Personne ne peut dire que la masse ouvrière soit hostile au parti ; elle aime le parti, mais craint d’y adhérer pour de multiples raisons, et principalement parce qu’elle est inculte.

BORISSOV. – Quels sont les points faibles du parti communiste ? Premièrement, nous ne nous intéressons pas suffisamment au mode de vie des ouvriers, nous ne les aidons pas à épouser progressivement des points de vue communistes ; deuxièmement, nous militons fort peu à la campagne ; troisièmement, nous ne sommes pas au courant des problèmes religieux que nous traitons à la légère ou avec dédain, "en haussant les épaules", etc. ; quatrièmement, nous abordons tous les ouvriers de la même manière, nous les obligeons à écouter ce qui ne les intéresse pas pour l’instant, et nous ne cherchons pas à les mener à la politique en nous fondant sur leurs intérêts propres (métier, littérature, science, etc.).

MARININE. – Les ouvriers accordent moins d’importance aux informations journalistiques, surtout depuis qu’ils ont pris conscience que les remous soulevés par les journaux donnent très peu de résultats.

KAZAKOV. – Le plus intéressant serait d’avoir des cartes extrêmement simples et claires, par exemple une carte de la Russie où l’on indiquerait le lieu des diverses activités économiques.

ZAKHAROV. – Les connaissances géographiques en ce qui concerne la Russie sont maintenant assez satisfaisantes, car il y a peu d’ouvriers qui, au moment de la révolution, n’aient pas quitté Moscou pour se rendre en divers endroits : soit pour aller au front, ou pour se procurer des denrées, etc. Si bien qu’ils ont appris dans la pratique la carte de la Russie ; mais en ce qui concerne le reste du monde, il n’en va pas de même. Il y a même de nombreux communistes qui ne savent pas où se trouvent les autres pays. C’est pour cela que parfois un bon exposé sur la situation internationale n’est qu’à demi compréhensible. Il existe des cartes de géographie dans quelques usines, mais elles sont anciennes. Il faudrait un type de carte qui montre bien aux ouvriers la situation géographique des Etats ; lors des exposés, il serait bon d’en éclairer quelques points.
Il faudrait, comme au moment de la guerre, placer dans les lieux publics des cartes du monde extrêmement simples.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Les masses ont sans cesse tendance à surestimer la signification des événements ; on entend dire : "ça commence pour de bon !", "on nous appelle à l’aide !".

SEDYKH. - On parle beaucoup aujourd’hui du mode de vie des membres du parti. Il n’y a pas de fumée sans feu. A l’intérieur du parti, il se produit des glissements imperceptibles qui peuvent au bout du compte ôter au parti cette cohésion, cette unité, cet esprit de discipline grâce auxquels il a vaincu et grâce auxquels sans aucun doute il vaincra encore. A la base de ces glissements, on trouve :

1. une réaction physiologique à la fatigue et à l’épuisement,

2. comparativement au passé, à la période d’avant la NEP, des contacts plus fréquents (dans la vie quotidienne) entre les membres du parti et les éléments petits bourgeois, purs produits de la NEP,

3. une inégalité matérielle à l’intérieur du parti (une relativement grande aisance des uns et une gêne relative ou totale des autres).

Imaginons un communiste "moyen" – un ouvrier ou un membre de l’intelligentsia -, travailleur obstiné et qui en a vu de toutes les couleurs. Avant la NEP, il travaillait dans les conditions suivantes : il allait de ville en ville, il était totalement coupé de sa famille, recevait une demi-livre de pain par jour, prenait ses repas à la S.C.R. [1] ou dans un foyer de travailleurs. La situation était tendue . il fallait travailler au front, on organisait des campagnes de choc, il y avait des soulèvements, etc. Dans ces conditions, ses liens avec sa femme et ses enfants, s’il en avait jamais eu, s’affaiblirent. En tant que membre du parti, il vivait plus des intérêts du parti que des siens propres. Le parti l’avalait littéralement. Dans les conditions de la NEP et d’une vie "pacifique", nous devons constater chez le communiste moyen une prédominance des intérêts personnels et familiaux sur les intérêts du parti. Cette réaction physiologique de personnes qui, pendant longtemps, n’ont pas connu les "plaisirs" de la vie, qui, durant trois ou quatre ans, ont eu froid, n’ont pas pu manger à leur faim dans de la vaisselle propre, a joué un rôle énorme dans le déplacement des intérêts. Il est naturel qu’à cette époque de transition que représente la NEP, les centres d’intérêt se soient déplacés sur l’organisation de la vie personnelle.

Le danger que nous n’avions pas envisagé en 1921 et en 1922 était que cette situation du communiste, qui résultait d’une réaction physiologique pour beaucoup de membres du parti, se renforçât et que, par inertie, parce qu’il n’y avait pas de véritable militantisme, la famille, le confort domestique qu’il avait retrouvé ou qu’il voulait connaître, ne l’accaparassent complètement. Les contacts avec le parti diminuaient, tandis que dans cette conquête du bien-être, aussi bien dans la famille qu’en dehors, les rapports avec les petits-bourgeois augmentaient. Nous ne serions pas marxistes si nous ne reconnaissions pas l’influence de ce milieu petit-bourgeois ou bourgeois dans lequel le communiste évolue douze à seize heures par jour. Les problèmes du logement, de la nourriture, de l’habillement, de la santé de la femme et des enfants – tout cela prit peu à peu le pas sur les problèmes de la vie politique du parti. Bien plus, ces questions plaçaient parfois le communiste dans une situation contradictoire entre le parti et sa famille. A un moment donné, il remarquait avec étonnement que pour résoudre des problèmes quotidiens, pour choisir un travail, pour utiliser ses loisirs ce n’était pas les intérêts du parti qui le guidaient, mais des intérêts d’un tout autre ordre. Cette dégradation peut encore augmenter si le communiste prend l’habitude de placer ses propres intérêts, les intérêts de sa famille, avant ceux de la collectivité. La qualité prend le pas sur la quantité. Elle tombe facilement sous l’influence des spécialistes et des nepmen. La soif d’acquérir des biens matériels nombreux, le besoin de sensations "fortes" s’emparent de l’individu. Ce qui aboutit à divers procès, à l’affaire d’Orekhovo-Zouïevski, à l’affaire d’Arkhangelskoïe, etc. Tel est, en gros, le mécanisme de la démoralisation partielle ou totale d’un grand nombre de communistes moyens.

Pour compléter le tableau, il faut ajouter que les membres du parti plus ou moins aisés ne sont pas non plus à l’abri de cette dégradation. Cent cinquante roubles, une automobile, une maison de campagne peuvent, à long terme, sous l’influence d’un environnement petit-bourgeois de "bon aloi", transformer les membres du parti de deux façons différentes :

1. ils deviennent des bureaucrates qui tiennent à leur place (essayez maintenant d’envoyer cette couche de travailleurs à l’usine, dans un district, dans une circonscription, là où l’on a besoin du parti, et vous verrez que 30 ou 40 % d’entre eux seulement sont motivés par les intérêts du parti ;

2. ils deviennent des hommes de la NEP grâce l’accumulation d’un certain nombre de biens qu’ils feront fructifier, oubliant alors leurs liens avec le parti, ou bien, si ces liens existent ils utiliseront leur situation au parti dans un but intéressé. Des centaines de procès intentés par les tribunaux du peuple ou par la cour suprême peuvent servir ici d’illustration (comme par exemple l’actuel procès du président du tribunal de Stavropol).

Par ailleurs, certaines membres du parti (principalement des administrateurs) qui travaillent dans un environnement ultra-bourgeois, outre la dégradation morale qui les menace, ne sont pas assurés contre une dégénérescence idéologique "en faveur" du capitalisme.

Il y a dans le parti une masse énorme de jeunes, pleins de santé, qui se sont trouvés dans le feu de la révolution en 1918-1920, qui, durant la période des troubles révolutionnaires, ont rompu avec leur famille, qui se sont battus au front avec enthousiasme etc. "Jeunes vieillards" physiquement épuisés (à vingt-cinq ans, ils ont souvent des cheveux blancs), ils se sont pressés à la porte des écoles supérieures ou se sont mis au travail. Chez eux, la démoralisation est moins grande. Mais il faut analyser les causes qui peuvent entraîner et qui entraînent un phénomène imperceptible de dégénérescence et de dégradation parmi ces éléments, les meilleurs du parti. Parmi eux, le principal problème, c’est le problème sexuel. Ces camarades sont d’autant plus désavantagés par rapport au reste des étudiants non communistes ou des étudiants recrutés actuellement au komsomol qu’ils entrent dans une école supérieure à vingt-cinq-vingt-huit ans seulement. Ils ne peuvent pas résoudre tous les problèmes en misant sur leur nature, comme le font les komsomols de dix-huit ans. La difficulté d’allier un travail universitaire avec une vie de famille dans des conditions matérielles pénibles les accule dans une impasse. Pour résoudre leur problème sexuel, ils utilisent des "moyens" qui peuvent être source de dégradation morale et physique. Tout le monde les connaît :

1. rapports avec des prostituées ;

2. avortement, etc. ;

3. continence, refoulement du désir sexuel, lutte contre le "moi" physiologique ;

4. procréation.

Rares sont ceux qui empruntent la dernière solution. Vu les conditions matérielles extrêmement difficiles, elle n’est pas moins pénible que les autres et oblige souvent à abandonner tout travail universitaire. Il n’y a pas d’issue, et l’étudiant communiste se débat comme un pauvre diable, luttant contre lui-même, refoulant ses désirs, abandonnant son travail universitaire pour gagner un "morceau" de pain pour sa famille. Ou bien alors, il se mutile, pactise avec la conscience communiste (il a des rapports avec des prostituées). Imaginez une situation semblable qui dure quatre ou cinq ans. Beaucoup se cassent les dents contre le "granit de la science". Il nous semble que la seule issue réside dans une réorganisation radicale de la vie du communiste sur des bases collectivistes. Ce problème a été plus d’une fois soulevé dans la "Pravda", (voir l’article de Préobrajenski, etc.). Et nous sommes obligés d’y revenir. Les communistes pourraient mieux mettre leur salaire à profit, en tirer de plus grands avantages s’ils l’utilisaient collectivement. En mettant leur salaire dans une caisse commune, les communistes des différents arrondissements et des différents quartiers pourront enfin réaliser le slogan oublié : "Au diable la soupière et les langes !" Des expériences de ce type ont lieu çà et là, mais elles n’ont pas encore touché les plus larges couches du parti. Et c’est précisément la masse des étudiants moyens qui est la moins bien pourvue. Ces collectivités sont les embryons de la communauté communiste. La masse des sans-parti se ralliera bientôt à elles, et ainsi s’ouvrira l’horizon d’un mode de vie communiste. Ainsi disparaîtront les causes de la dégénérescence :

1. On verra disparaître l’inégalité entre les membres du parti dont les conséquences ont été analysées plus haut (dégénérescence des uns par suite d’un trop grand bien-être, dégénérescence des autres par suite d’une gêne relative ou totale).

2. Les contacts entre les communistes et la masse seront plus étroits, et le communiste, sera délivré du souci de la cuisine, du lavage, etc.

3. Dans ces collectivités, il sera possible de passer à la contre-attaque et de faire, de la propagande dans la famille du communiste, auprès de sa femme, etc., car la mentalité réactionnaire d’une femme sans parti trouve ses racines dans la cuisine et dans le lavage.

4. Le problème sexuel sera en grande partie résolu. En faisant des dépenses collectives, il sera possible de créer des crèches, des jardins d’enfants. En tout cas, la procréation sera un moyen plus utilisé pour résoudre le problème sexuel.

On ne peut pas dire qu’il s’agit là d’un problème nouveau. Mais c’est précisément la raison pour laquelle on se heurte à de graves problèmes d’ordre psychologique. Chacun a conservé les habitudes des sociétés de consommateurs d’avant la NEP. Quand on parle des collectivités de communistes, beaucoup se souviennent de l’illustre "shrapnel". On allègue en outre que "l’habitude vous est donnée d’En Haut". Mais il faut s’attendre à ce que les femmes sans parti soient la principale source de résistance à l’organisation des collectivités. Cependant, tôt ou tard, et malgré tous les obstacles, la vie nous obligera à faire un pas dans ce sens.

Mais en attendant, c’est la jeunesse qui est la plus sensible et qui souffre le plus de la situation actuelle, c’est elle qui va de l’avant sur la voie de l’expérimentation. Assez parlé, des actes. Commençons par organiser des collectivités volontaires du mode de vie.

TROTSKY - C’est le problème du mode de vie qui nous montre, plus clairement que toute autre chose, dans quelle mesure un individu isolé se trouve être l’objet des événements, et non pas leur sujet. Le mode de vie, c’est-à-dire l’environnement et les habitudes quotidiennes, s’élabore, plus encore que l’économie, "dans le dos des gens" (l’expression est de Marx). La création consciente dans le domaine du mode de vie a occupé une place insignifiante dans l’histoire de l’humanité. Le mode de vie est la somme des expériences inorganisées des individus ; il se transforme de façon tout à fait spontanée sous l’influence de la technique ou des luttes révolutionnaires, et au total, il reflète beaucoup plus le passé de la société que son présent.

Chez nous, au cours des dernières décennies, un prolétariat jeune et sans passé s’est dégagé de la paysannerie, et en partie seulement de la petite-bourgeoisie. Le mode de vie de ce prolétariat reflète clairement son origine sociale. Il suffit de rappeler "Les mœurs de la rue Rastériaev" de Gleb Ouspenski [1]. Qu’est-ce qui caractérise les habitants de la rue Rastériaev, c’est-à-dire les ouvriers de Toula du dernier quart du XIX° siècle ? Ce sont des petits- bourgeois ou des paysans qui, pour la plupart, ont perdu tout espoir de devenir des propriétaires à part entière ; c’est un mélange de petite-bourgeoisie inculte et de va-nu-pieds. Depuis cette époque, le prolétariat a fait des progrès gigantesques, beaucoup plus importants certes en politique qu’on ce qui concerne son mode de vie et ses mœurs. Le mode de vie est terriblement conservateur. Bien sûr la rue Rastériaev n’existe plus sous sa forme primitive. Les violences infligées aux élèves, la servilité devant les patrons, l’ivrognerie, la délinquance, tout cela n’est plus. Mais les rapports entre mari et femme, entre parents et enfants, dans la famille coupée du monde, sont encore fortement imprégnés de cette "mentalité Rastériaev" [2] . Il faudra des années et des décennies de développement économique et culturel pour chasser cette mentalité de son ultime refuge – le mode de vie individuel et familial – et pour la remodeler totalement dans un esprit collectiviste.

Les problèmes du mode de vie familial furent l’objet d’une discussion particulièrement passionnée lors de la réunion des agitateurs moscovites dont nous avons déjà parlé. C’était pour tout le monde un problème douloureux. Impressions, remarques, et surtout questions s’accumulaient, mais point de réponse ; et de plus, les questions elles-mêmes ne trouvaient aucun écho dans la presse, ni dans les assemblées. Pourtant, quel immense champ d’investigation, de réflexion et d’action offre le mode de vie des agitateurs ouvriers, le mode de vie communiste, et le point de jonction entre le mode de vie des communistes et celui des larges masses ouvrières. Dans ce domaine, notre littérature artistique ne nous apporte aucune aide. Par sa nature même, l’art est conservateur, il est en retard sur la vie, peu apte à saisir les phénomènes en train de se former. "La semaine" de Libedinski [3] a suscité chez quelques camarades un enthousiasme qui me semble, je l’avoue, immodéré et dangereux pour le jeune auteur. D’un point de vue formel, " La semaine", malgré quelques marques de talent, a un caractère didactique, et seul un travail intense, obstiné et minutieux permettra à Libedinski de devenir un artiste véritable. Je veux espérer qu’il en sera ainsi. Mais ce n’est pas cet aspect du problème qui nous, intéresse à présent. Le succès de "La semaine" est dû, non pas aux qualités artistiques de l’œuvre, mais à la façon " communiste" d’envisager la vie qu’on y décrit. Cependant, sur ce point précis, la description manque de profondeur. Le "comité de province" nous est présenté de façon trop scientifique, il n’a pas de racines profondes, n’est pas intégré dans la région. C’est pourquoi "La semaine", dans son ensemble, ressemble, à un roman à épisodes, comme ces nouvelles qui décrivent la vie de l’émigration révolutionnaire. Bien sûr, il est intéressant et instructif de, décrire le "mode de vie" d’un comité de province, mais les difficultés et l’intérêt surgissent là où la vie d’une organisation communiste entre en contact, – aussi, étroitement que les os du crâne sont imbriqués l’un dans l’autre – avec la vie, quotidienne du peuple. Il faut s’attaquer aux problèmes de façon radicale. C’est pourquoi le point de jonction du parti communiste avec les masses populaires est le lieu fondamental de tout acte historique de collaboration ou d’opposition. La théorie communiste est en avance de plusieurs décennies, et dans certains domaines – de plusieurs siècles, sur notre vie quotidienne. Sans cela, le parti communiste ne pourrait pas être un facteur historique d’une force révolutionnaire immense. Grâce à son réalisme, à sa souplesse dialectique, la théorie communiste élabore des méthodes, politiques qui garantissent son action dans tous les domaines. Mais la théorie politique est une chose, et le mode de vie en est une autre. La politique, est souple, tandis que le mode de vie est immobile et têtu. C’est pourquoi dans le milieu ouvrier il y a tant de heurts lorsque la conscience s’appuie sur la tradition, des heurts d’autant plus violents qu’ils restent sans écho. Ni la littérature artistique, ni même les journaux n’en font état. Notre presse reste muette sur ces problèmes. Quant aux nouvelles écoles artistiques qui essayent de marcher avec la révolution, le mode de vie en général n’existe pas pour elles. Elles se proposent de créer la vie nouvelle, voyez-vous, mais non de la représenter. Mais on ne peut pas inventer de toutes pièces un nouveau mode de vie. On peut le construire à partir d’éléments réels et capables de se développer. C’est pourquoi, avant de construire, il faut connaître ce dont on dispose. Cela est nécessaire non seulement pour agir sur le mode de vie, mais en général pour toute activité humaine consciente. Pour pouvoir participer à l’élaboration du mode de vie, il faut connaître ce qui existe et quelles sont les transformations possibles du matériau dont on dispose. Montrez-nous, et montrez-vous avant tout à vous-mêmes, ce qui se passe dans une usine, dans une coopérative, dans le milieu ouvrier, dans un club, dans une école, dans la rue, dans un débit de boisson, sachez comprendre ce qui s’y passe, c’est-à-dire envisagez les problèmes de telle façon que vous y retrouviez les restes du passé en y devinant les germes de l’avenir. Cet appel s’adresse aussi bien aux hommes de lettres qu’aux journalistes, aux correspondants ouvriers et aux reporters. Montrez-nous la vie telle qu’elle est sortie du creuset révolutionnaire.

Cependant il n’est pas difficile de deviner que ce ne sont pas ces vœux pieux qui vont faire changer nos écrivains. Il est ici nécessaire de bien poser les problèmes, de bien les diriger. L’étude et l’analyse du mode de vie ouvrier doivent avant tout être présentées comme une mission qui incombe aux journalistes, du moins à ceux qui ont des yeux et des oreilles ; il faut les orienter vers ce travail, leur donner des instructions, les corriger, les éduquer pour en faire des chroniqueurs de la révolution du mode de vie. Il faut en même temps élargir le point de vue des correspondants ouvriers. A vrai dire, chacun d’eux pourrait fournir des articles beaucoup plus intéressants et instructifs que ceux qu’ils écrivent actuellement. Mais pour cela, il faut formuler les questions de façon réfléchie, bien poser les problèmes, susciter des discussions et permettre de les mener à bien.

Pour qu’elle s’élève à un niveau culturel supérieur, la classe ouvrière, et avant tout son avant-garde, doit réfléchir à son mode de vie. Et pour cela, il faut le connaître. La bourgeoisie, principalement par l’intermédiaire de son intelligentsia, avait déjà résolu ce problème bien avant de conquérir le pouvoir : alors qu’elle se trouvait encore dans l’opposition, elle était déjà la classe possédante, et les artistes, les poètes et les journalistes étaient à son service, l’aidaient à penser et pensaient pour elle.

Le XVIII° siècle français, appelé le Siècle des Lumières, fut une époque où les philosophes bourgeois analysèrent les différents aspects du mode de vie individuel et social, s’efforçant de les rationaliser, c’est-à-dire de les soumettre aux exigences de la " raison ". C’est ainsi qu’ils envisageaient non seulement les problèmes du régime politique, de l’Eglise, mais aussi les problèmes des rapports entre les sexes, de l’éducation des enfants, etc. Il est évident que le simple fait d’avoir posé et étudié ces problèmes leur a permis d’élever le niveau culturel de l’individu, bourgeois évidemment, et avant tout intellectuel. Cependant, tous les efforts de la philosophie des Lumières pour rationaliser, c’est-à-dire pour reconstruire selon les lois de la raison, les rapports sociaux et individuels, s’appuyaient sur la propriété privée des moyens de production qui devait rester la pierre angulaire de la société nouvelle fondée sur la raison. La propriété privée, cela signifiait le marché, le jeu aveugle des forcés économiques, non dirigées par la "raison". C’est ainsi que sur la base de rapports économiques mercantiles s’élabora un mode de vie tout aussi mercantile. Tant que la loi du marché régnait en maître, il était impossible de penser à une véritable rationalisation du mode de vie des masses populaires. C’est pourquoi la mise en pratique des constructions rationalisantes des philosophes du XVIII° siècle, parfois si pénétrantes et si audacieuses, est extrêmement limitée.

En Allemagne, le Siècle des Lumières s’étend sur la première moitié du XIX° siècle. A la tête du mouvement, on trouve "La Jeune Allemagne", dont les chefs de file sont Heine et Börne. Il s’agissait une fois encore d’une réflexion critique de l’aile gauche de la bourgeoisie, de son intelligentsia, qui avait déclaré la guerre à l’esclavage, à la servilité, au philistinisme, à la stupidité petite-bourgeoise, aux préjugés, et qui s’efforçait, mais déjà avec un plus grand scepticisme que ses prédécesseurs français, à instaurer le royaume de la raison. Ce mouvement se confondit ensuite avec la révolution , petite-bourgeoise de 1848, qui fut incapable de renverser les multiples dynasties allemandes, et à plus forte raison de reconstruire entièrement la vie humaine.

Chez nous dans notre Russie arriérée, le mouvement des Lumières ne prit son importance que dans la deuxième moitié du XIX° siècle. Tchernychevski, Pissarev, Dobrolioubov, issus de l’école de Bélinski, ont orienté leur critique non tant sur les rapports économiques que sur l’incohérence, le caractère réactionnaire, asiatique, du mode de vie, en opposant au type d’homme traditionnel un homme nouveau, un "réaliste", un "utilitariste", qui voulait construire sa vie suivant les lois de la raison et qui se transforma bientôt en une "personnalité critique". Ce mouvement, qui se confondit avec le populisme, représente la forme russe, tardive, du Siècle des Lumières. Mais si les esprits éclairés du XVIII° siècle français ne purent que dans une bien faible mesure transformer un mode de vie et des mœurs élaborés non par la philosophie, mais par le marché, si le rôle, historique évident des Lumières en Allemagne fut encore plus limité, l’influence directe de l’intelligentsia russe éclairée sur le mode de vie et sur les mœurs du peuple fut pratiquement nulle. En fin de compte, le rôle historique du mouvement des Lumières en Russie, y compris celui du populisme, se réduisit à préparer les conditions de l’apparition d’un parti révolutionnaire prolétarien.

C’est seulement avec la prise du pouvoir par la classe ouvrière que furent créées les conditions d’une transformation véritable, radicale, du mode de vie. On ne peut rationaliser le mode de vie, c’est-à-dire le transformer suivant les exigences de la raison, si l’on ne rationalise pas la production, car le mode de vie trouve ses racines dans l’économie. Seul le socialisme se donne pour tâche d’envisager rationnellement et de soumettre à la raison toute l’activité économique de l’homme. La bourgeoisie, par l’intermédiaire de ses éléments les plus progressistes, se contenta de rationaliser d’une part la technique (les sciences naturelles, la technologie, la chimie, les découvertes, la mécanisation), d’autre part la politique (grâce au parlementarisme), mais non l’économie, qui restait le lieu d’une concurrence aveugle.

C’est la raison pour laquelle inconscience et ignorance continuaient à dominer le mode de vie de la société bourgeoise. La classe ouvrière qui a pris le pouvoir se donne pour tâche de soumettre à un contrôle et à une direction consciente le fondement économique des relations humaines. C’est cela seulement qui permettra une reconstruction délibérée du mode de vie. Mais cela implique que nos succès dans le domaine du mode de vie dépendent étroitement de nos succès dans le domaine économique. Nous pourrions sans aucun doute, même en considérant notre situation économique actuelle, augmenter la critique, l’initiative et la rationalité en ce qui concerne notre mode de vie. C’est en cela que consiste l’une des tâches fondamentales de notre époque. Mais il est évident qu’une reconstruction radicale du mode de vie (libérer la femme de sa situation d’esclave domestique, éduquer les enfants dans un esprit collectiviste, libérer le mariage des contraintes économiques, etc.) n’est possible que dans la mesure où les formes socialistes de l’économie prennent le pas sur les formes capitalistes. L’analyse critique du mode de vie est aujourd’hui la condition nécessaire pour que ce mode de vie, conservateur en raison de ses traditions millénaires, ne reste pas en retard par rapport aux, possibilités de progrès présent et à venir que nous ouvrent nos ressources économiques actuelles. D’autre part, les succès, même les plus infimes, dans le domaine du mode de vie, qui permettent d’élever le niveau culturel de l’ouvrier et de l’ouvrière, élargissent immédiatement les possibilités d’une rationalisation de l’économie et, par conséquent, celles d’une accumulation socialiste plus rapide ; ce dernier point offre à son tour des possibilités de conquêtes nouvelles dans le domaine de la collectivisation du mode de vie. La dépendance est ici dialectique : le facteur historique principal est l’économie, mais nous, parti communiste, Etat ouvrier, nous ne pouvons agir sur elle que par l’intermédiaire de la classe ouvrière, en élevant continuellement la qualification technique et culturelle de ses éléments constitutifs. Le militantisme culturel dans un Etat ouvrier sert le socialisme, et le socialisme, cela signifie l’essor de la culture, d’une culture véritable, sans classes, d’une culture humaine et humanitaire.

Léon Trotsky

Questions du mode de vie

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