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Militant ouvrier à Renault

jeudi 28 mars 2013, par Robert Paris

Daniel Mothé dans « Militant chez Renault » :

« La guerre des travailleurs et celle des syndicats se recoupent parfois mais il y a des cas où elle ne se recoupe pas, des cas où les travailleurs sont pratiquement seuls à se battre et des cas où les syndicats n’ont plus l’aides travailleurs. Cette guerre a des lois – des lois de plus en plus strictes – qui prévoient assez précisément ce que peut faire chacun des adversaires, ce qu’il va faire et comment il va le faire. Il y a d’abord la législation du travail qui a codifié un certain nombre de choses ; puis il y a les conventions collectives de la métallurgie, puis les conventions collectives régionales. Enfin, puisqu’il s’agit d’une usine pilote, il y a les accords d’entreprise signés tous les deux ans par les syndicats et la direction. Il y a, en supplément, les lois internes de l’entreprise qui sont consignées dans les notes et ont force de loi.

La lutte ne peut donc se dérouler que sur ce qui reste, sur tout ce qui a été épargné par les lois, les conventions, les notes et les accords. Les syndicats n’ont droit de contestation que sur ce reste puisque c’est la seule chose (avec les notes de service) qu’ils n’ont pas signée.
Les méthodes de lutte aussi sont consignées dans les textes et les travailleurs peuvent utiliser toutes celles qui n’ont pas reçu d’interdit… Le syndicat d’après les accords ne peut déclencher une action – un débrayage par exemple -, que si toutes les procédures légales sont épuisées (accords signés en 1956). Ces procédures légales sont les discussions qu, nous le verrons plus loin, ne sont jamais épuisées et ne s’épuiseront jamais.
Donc cette guerre est codifiée, rigoureusement réglée. Tout semble prévu à l’avance. Comme aux échecs les coups sotn préparés de longue date et les ripostes de l’adversaire sont attendues, événements normaux et inévitables, car on sait très bien ce qui reste à cet adversaire comme champ d’action.

Mais à côté de cette guerre officielle il y a la guérilla illégale, se déroulant en dehors de toute règle et qui est la plupart du temps l’œuvre des ouvriers eux-mêmes…

Et puis les choses se compliquent encore lorsque le troisième élément entre en scène. Lorsque les travailleurs refusent de jouer le jeu selon la règle, alors l’échiquier est dérangé ; l’ennemi devient « les éléments irresponsables » que les syndicats et les patrons dénoncent. Les patrons brandissent la règle du jeu, les lois et les règlements de combat. Les syndicats brandissent l’unité de l’armée et la discipline. Ils soupçonnent certains travailleurs de traîtrise, de faire le jeu du patron. La panique et la suspicion sont introduites au sein des ouvriers ; on ne sait plus quel est le véritable ennemi : le patron ou les travailleurs qui refusent de se battre à la loyale, qui refusent les règles de combat de leur ennemi.

En 1960, la direction licencia près de 3000 ouvriers. Ceux-ci aidés de certains autres, manifestèrent violemment leur mécontentement en cassant les carreaux de la direction et en tentant timidement de déménager du mobilier de bureau, symbole sans doute trop insolent des attributs du pouvoir. .. Le lendemain de ce drame, tandis qu’une nouvelle note de la direction, née dans la nuit même, stigmatisait et menaçait les responsables de cet événement, un tract du grand syndicat CGT qualifiait de provocateurs les casseurs de carreaux et donnait au fil des lignes les noms des trois démolisseurs. Par la suite, deux d’entre eux furent licenciés pour cette faute ; la seule charge contre eux était le tract en question…

Nous avons vu que le militant syndical est tiraillé par la contradiction même de sa tâche : s’opposer à une société de classes et collaborer avec elle. Mais les tâches du militant, et surtout du délégué, sont de plus en plus compliquées et demandent non seulement une certaine expérience, mais aussi des connaissances particulières qui, elles, sont extérieures aux problèmes universels et aux idées philosophiques. Ce sont des connaissances juridiques, une expérience concrète du comportement humain, un apprentissage continuel des rapports avec la maîtrise, une accumulation de renseignements oraux, d’informations journalistiques, etc. Cela suppose qu’un militant syndical ayant quelque responsabilité et désirant accomplir normalement sa tâche, doit consacrer ses lectures aux textes juridiques, aux accords, aux périodiques syndicaux et à toute la presse qui traite de ces questions. Le militant, absorbé par toutes ces tâches, n’est pas aidé par la nature des problèmes qu’il traite, pour acquérir une vision globale de la société dans laquelle il vit. Son travail de spécialiste ne lui donne pas directement accès aux idées universelles comme ce fut le cas pendant toute une période, où l’idéologie, les revendications et les formes de lutte, étaient si intimement liées qu’elles ne faisaient qu’un. Qu’il soit communiste, chrétien ou socialiste ne se manifestera peut-être que dans ses déclarations et ses discussions ; dans la pratique et dans son travail syndical l’appartenance à une formation politique ou religieuse ne pourra l’aider directement à résoudre les problèmes qui se posent à lui. Ceci ne veut pas dire qu’il ne sera pas marqué par son idéologie.

Dans la mesure où il n’y a plus d’idées-force dans le syndicalisme, où il n’y a plus d’objectif d’envergure, si ce n’est le train-train quotidien de revendiquer plus de salaire et moins de travail, dans la mesure où à côté d’une société capitaliste structurée, il n’y a pas en contrepoids et en contrepoint une société syndicaliste d’un autre type, d’une autre structure ; dans la mesure où la fonction du syndicat s’intègre dans les structures existantes et ne met plus en cause les principes tabous de la société mais, partant de ces tabous, l’oblige à revendiquer un meilleur aménagement de la hiérarchie, une meilleure répartition des bénéfices, une humanisation du mercantilisme et de l’industrialisation ; dans la mesure où le syndicalisme ne se place plus en force d’opposition globale, mais en force d’aménagement, il perd son envergure idéologique.

De ce fait le militant syndical ne sera plus un utopiste ; ah non, il s’en défend bien. Combien de fois ne répète-t-il pas « qu’il faut être réaliste ». Lui a réussi à s’élever au niveau de cette réalité quotidienne et, il le sait, ce n’est que dans ce domaine qu’il peut en partie exercer son activité. S’il a mis un pied dans la réalité, par contre plus aucun principe ne le guide. Il est tellement réaliste qu’il n’a plus aucune vision totale et que ses objectifs s’arrêtent à l’horizon de ces problèmes contingents. Les utopistes des premiers temps du syndicalisme ont disparu dans la nuit des temps. On les cherche…

Le militant syndical n’est plus cet homme qui lutte pour une société future, il n’est plus l’homme qui a eu de l’audace, aussi bien philosophique que pratique. Le militant syndical dans l’usine, c’est l’homme qui arrange les choses, ou du moins qui tente de les arranger. En s’intégrant ainsi il acquiert de plus en plus les qualités des couches intermédiaires. Il devient de plus en plus un fonctionnaire qui reste mal intégré, et qui en plus de ses fonctions d’aménagement aura celles, non moins officielles, de rouspéter. Il traduira toutes les contradictions de l’usine et le poids de l’aliénation des travailleurs par la rouspétance. Le délégué sera celui qui critiquera point par point, pinaillera sur des virgules, tournera et retournera les décisions de la direction pour y trouver une faille ou une contradiction ; il s’usera à modifier un texte…

Pour qu’une société fonctionne, ou plus simplement pour qu’un groupe social soit efficace, il faut un objectif. Mais il ne suffit pas de donner des objectifs à ce groupe, il faut que les hommes qui le composent soient intimement pénétrés et convaincus de l’objectif qu’ils poursuivent…

Dans les pays modernes le syndicalisme n’a pas d’objectif fondamentalement différent de celui de la société dans laquelle il vit…

On a assisté à des licenciements massifs de personnel, sans que les syndicats aient organisé quoi que ce soit d’efficace contre ces mesures. On a vu des secteurs entiers se mettre en grève pendant plusieurs jours, sans qu’il y ait une tentative quelconque pour élargir et étendre cette combativité aux autres secteurs de l’usine. Mais à côté de cette impuissance surgissent des actions qui apparaissent efficaces, parce qu’elles visent des problèmes qui n’existent pas…

Le syndicat lance une mise en garde contre telle ou telle mesure de la direction en affirmant qu’elle va entraîner des répercussions fâcheuses pour les travailleurs. Le syndicat prétend, par exemple, que la situation de certains travailleurs, appartenant à tel secteur ou telle catégorie, va s’aggraver, qu’il va y avoir licenciement ou mutation. Pour riposter, le syndicat propose et organise un débrayage des travailleurs en question. Une délégation va discuter de la chose avec le chef de département ou les représentants de la direction, qui donnent des paroles d’apaisement, et parfois même des garanties… Après cela le syndicat n’a plus qu’à lancer un tract de victoire, affirmant que, grâce à sa clairvoyance et à l’action des travailleurs, la direction a reculé et n’a pas mis son plan à exécution…

Dépossédée de tout pouvoir réel, l’attitude des syndicalistes va sa réduire à cette sorte de pleurnicherie perpétuelle, qui sera compensée seulement par le caractère viril et résolu des tracts…

Ce n’est pas parce que les délégués ont le droit de dire « NON » qu’ils participent en quoi que ce soit aux décisions de la direction…

Dans l’histoire du mouvement syndical deux grands courants se sont manifestés : le courant révolutionnaire et le courant réformiste. Aujourd’hui la situation a bien changé et les polémiques de naguère tombent souvent à côté des véritables questions qui se posent au mouvement ouvrier. Il n’en reste pas moins vrai que ces courants se retrouvent continuellement au sein même du mouvement syndical…

Aujourd’hui le syndicalisme est reconnu. Il n’a plus – même en France – une situation marginale ; intégré dans un réseau législatif il est officiellement représenté dans différents organismes. Cette situation l’amène obligatoirement à adopter une position réformiste, la tradition révolutionnaire est mise à l’écart. En effet, on peut difficilement participer à des organismes et prétendre qu’il faut les détruire ; on peut difficilement signer une convention collective ou un accord d’entreprise, qui vous engagent à une relative paix sociale, et prétendre le lendemain rompre cette paix et ne pas honorer sa signature…

Dans une telle situation la participation démocratique des travailleurs à l’élaboration des revendications et des méthodes de lutte devient impossible, tout reposant sur des malentendus. En acceptant de ne pas dévoiler les véritables motifs de la tactique syndicale qu’ils emploient, les militants s’installent dans cette conception du monde social divisé entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. Ils ne font ainsi que transcrire le modèle de la société qu’ils sont censés combattre au sein même de leur univers théorique… »

Lire aussi : cinq militants ouvriers à Renault Billancourt

Messages

  • En acceptant de ne pas dévoiler les véritables motifs de la tactique syndicale qu’ils emploient, les militants s’installent dans cette conception du monde social divisé entre ceux qui savent et ceux qui ignorent Ils ne font ainsi que transcrire le modèle de la société qu’ils sont censés combattre au sein même de leur univers théorique… »

    Ce point de vu est vraiment tres bien argumente, j ai pense qu il etait ecrit hier ou avant hier.
    A lire et faire lire pour comprendre la situation des travailleurs dans les entreprises des pays imperialistes .

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