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Avec la sortie du film Hannah Arendt, examinons la conception de cette philosophe

vendredi 3 mai 2013, par Robert Paris

Avec la sortie du film Hannah Arendt, examinons la conception de cette philosophe

Face à l’apparente absurdité des violences subies par les hommes : guerre mondiale, nazisme, stalinisme, génocide des Juifs, etc…, Hannah Arendt tente de donner une rationalité à ces événements violents, en les reliant entre eux et à une tendance politique de la société humaine qui ne soit pas dominée par un déterminisme économique et social.

Arendt explique tout cela par la « banalité du mal », c’est-à-dire un défaut inhérent à l’homme en société…

Elle développe cette notion notamment à propos du procès d’Eichmann. Elle estime que le procès des individus n’éradique pas le mal qu’il faut combattre dans le nazisme, dans le totalitarisme. Elle estime qu’Eichmann, loin d’être le monstre sanguinaire qu’on a décrit, est un homme tristement banal, un petit fonctionnaire ambitieux et zélé, entièrement soumis à l’autorité, incapable de distinguer le bien du mal. Eichmann, selon elle, croit accomplir un devoir, il suit les consignes et cesse de penser. C’est ce phénomène qu’Arendt décrit comme la banalité du mal. Il ne s’agit pas de le disculper : pour Arendt, cette attitude est impardonnable, et Eichmann est coupable.

Ce concept de "banalité du mal" désire poser des questions essentielles sur la nature humaine : l’inhumain se loge en chacun de nous. Dans un régime totalitaire, ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas si différents de ceux qui pensent en être incapables. Continuer à « penser » (c’est-à-dire s’interroger sur soi, sur ses actes, sur la norme) est la condition pour ne pas sombrer dans cette banalité du mal ou encore dans la « crise de la culture ». Dans un régime totalitaire, cela est rendu plus difficile par l’idéologie, la propagande et la répression.

Pour supprimer la fatalité de ces horreurs produites par l’homme, Arendt fait appel aux sentiments humains, aux capacités politiques de l’homme…. Elle ne veut surtout pas voir dans ces faits historiques l’action des intérêts économiques de certaines classes d’hommes. Tout son objectif est au contraire, d’extraire de la pensée humaine ce type de schémas…

Elle affirme que la société moderne a fait disparaître les classes sociales et qu’elle n’est pas encore parvenue à faire apparaître une société vraiment humaine, que la barbarie réapparaît du fait qu’elle remplacé la société de classes par une « société de masse ». Bien évidement, sous les régimes qu’elle appelle « totalitaires », les classes sociales sont bien loin d’avoir disparu comme le pensait Arendt.

Elle vise ainsi à déconstruire la vision marxiste de l’histoire qu’elle veut remplacer par une vision purement politique, au niveau de l’individu et de sa liberté de choix.

La dictature, l’impérialisme, la guerre, l’oppression, le massacre sortent ainsi des catégories sociales pour devenir des pures catégories politiques : elle invente la notion de totalitarisme. Il s’agit non d’un produit de la violence des affrontements de classes mais d’une tendance politique dans la gestion des sociétés humaines.

Ainsi, Hannah Arendt produit une notion de l’impérialisme qui n’est pas spécifique au capitalisme, une tendance politique à pousser l’Etat vers l’expansion territoriale mais non fondée sur des intérêts des classes dominantes, non basé sur l’économie.

De même, dans la violence du stalinisme et du fascisme, Hannah Arendt cherche une base commune qui n’a rien à devoir aux classes sociales. Pour elle, le nazisme n’est pas la réponse des classes dirigeantes aux menaces révolutionnaires prolétariennes suite à la crise de 29.

Selon elle, le massacre des Juifs d’Europe de l’Est n’est pas une réponse aux menaces supplémentaires que représentaient pour ces classes dirigeantes des populations opprimés, capables de se révolter en cas de vague révolutionnaire en Europe. La question nationale du peuple juif menaçait pourtant de se joindre au combat révolutionnaire des prolétaires et toutes les classes dirigeantes du monde avaient reconnu explicitement cette menace pour leur pouvoir mondial.

Cette menace s’était pourtant bel et bien concrétisée lors de la vague révolutionnaire qui avait suivi la première guerre mondiale. Pour Hannah Arendt, c’est l’Allemagne qui avait toujours été la nation la plus oppressive pour les Juifs et c’est ce facteur, politique ou culturel en somme, qui était déterminant dans l’extermination des Juifs.

Pour Hannah Arendt, le stalinisme n’est pas issu de la situation d’une bureaucratie parasitaire ayant profité de l’isolement et de l’affaiblissement des prolétaires dans le seul pays d’Europe où la bourgeoisie n’a pas pu reconquérir le pouvoir pour établir par la force leur domination en écrasant tous les droits des prolétaires. Non, cette philosophe y voit des tendances générales, humaines, vers la violence, vers la dictature, vers la barbarie, vers la banalité du mal. Elle explique ainsi la convergence entre stalinisme et fascisme…

Pour déconstruire le marxisme, Hannah Arendt en donne une lecture idéaliste, anti-dialectique et anti-historique. Par exemple, soulignant que Marx explique la production de l’homme par le travail, elle affirme que, pour Marx, l’homme n’est donc pas un homme rationnel mais le produit irréfléchi de son action.

Mais la conception de Marx est bien plus contradictoire, au sens dialectique, que ce qu’y voit Arendt. Dans le tome un du Capital, Marx explique que l’homme ne se contente pas de travailler mais imagine à l’avance son travail dans son cerveau et c’est cette invention du travail qui produit la pensée humaine. Le but d’Arendt dans cette analyse de Marx est de montrer que Marx déshumanise les buts de liberté de l’homme et qu’elle va les réhumaniser.

Arendt écrit ainsi sur la pensée de Karl Marx :

« “L’homme produit du travail” [une phrase d’Engels] signifie en premier que c’est le travail et pas dieu qui a créé l’homme ; en second, cela signifie que l’homme, dans la mesure où il est vraiment humain, se créée lui-même, parce que son humanité est le résultat de sa propre activité ; cela signifie troisièmement que ce qui distingue l’homme de l’animal, sa spécificité, n’est pas la raison, mais le travail, que l’homme n’est pas un animal doué de raison, mais un animal au travail ; cela signifie, quatrièmement, que la raison n’est pas l’attribut primordial de l’homme, mais le travail, l’activité traditionnellement la plus méprisée de l’homme, qui contient l’humanité de l’homme. »

Arendt défend l’idée que l’activité humaine n’est pas purement ni essentiellement économique mais créatrice, que l’humain crée un monde distinct du monde strictement naturel, monde au sein duquel peut se dérouler la vie humaine comme vie collective. Pour Arendt l’activité économique est, au contraire, ce qui rapproche l’homme de l’animal, alors que, selon elle, l’homme est dans une sphère non-naturelle et c’ests seulement ainsi qu’il peut développer son humanité. Contre la société de consommation, elle magnifie l’activité purement individuelle, à but interne, de chaque être humain contre la production en vue de besoins collectifs…

Elle croit lire dans Marx une opposition entre l’homme, qui pense et créée, et son activité laborieuse qui est à l’inverse de sa pensée dialectique de l’homme. Marx écrit ainsi dans le tom un du Capital :

« Ce qui distingue le pire architecte de l’abeille la plus experte, c’est que l’architecte construit la structure dans son imagination avant de la bâtir dans la réalité. »

Engels a effectivement écrit dans « Le rôle du travail dans la transformation du Singe en Homme » :

« Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement ...conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui même. »

Mais il précise :

« La domination de la nature qui commence avec le développement de la main, avec le travail, a élargi à chaque progrès l’horizon de l’homme. Dans les objets naturels, il découvrait constamment des propriétés nouvelles, inconnues jusqu’alors. D’autre part, le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe, le larynx non développé du singe se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s’adapter à une modulation sans cesse développée et les organes de la bouche apprirent peu à peu à prononcer un son articulé après l’autre.
La comparaison avec les animaux démontre que cette explication de l’origine du langage, né du travail et l’accompagnant, est la seule exacte. Ce que ceux ci, même les plus développés, ont à se communiquer est si minime qu’ils peuvent le faire sans recourir au langage articulé. A l’état de nature, aucun animal ne ressent comme une imperfection le fait de ne pouvoir parler ou comprendre le langage humain. Il en va tout autrement quand il est domestiqué par l’homme… Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le développement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions nouvelles pour continuer à se perfectionner. Ce perfectionnement ne se termina pas au moment où l’homme fut définitivement séparé du singe ; dans l’ensemble, il a continué depuis. Avec des progrès différents en degré et en direction chez les divers peuples et aux différentes époques, interrompus même çà et là par une régression locale et temporaire, il s’est poursuivi d’un pas vigoureux, recevant d’une part une puissante impulsion, d’autre part une direction plus définie d’un élément nouveau qui a surgi de surcroît avec l’apparition de l’homme achevé la société. »

Là où Arendt veut voir en Marx l’idée du caractère aveugle du développement de l’homme, Marx, lui, y voit un caractère double, contradictoire. Et ce n’est nullement un cas d’espèce, tous les raisonnements d’Arendt sur le marxisme y voient une déshumanisation de l’effort de l’homme parce qu’elle les y met… Tel est le cas pour la notion de violence qu’Arendt isole comme facteur premier de l’Histoire. Elle étudie ainsi la notion de violence chez Marx :

« L’identification de l’action avec la violence par le marxisme implique une autre remise en cause des traditions qui peut être plus difficilement perceptible, mais dont Marx, qui connaissait parfaitement Aristote, était certainement conscient. »

Si Marx a effectivement souligné « Le rôle de la violence dans l’Histoire », Arendt est en train d’exercer une traction extrêmement violente sur les idées de Marx pour les faire rentrer dans son schéma…

Marx a effectivement appelé la violence, l’accoucheuse de l’Histoire. Delà à en déduire, comme le fait allègrement Hannah Arendt, que, pour Marx, « L’action violente est par conséquent la plus valable des formes d’action humaine », il y a là un grand pas et même un fossé entre Marx et la relecture de Marx par la pensée idéaliste, sans dialectique, sans lutte des classes et sans conception historique d’Arendt…

Voir ici l’ouvrage d’Engels intitulé "Le rôle de la violence dans l’Histoire"

Et Arendt en vient ainsi à la vision du socialisme…

« Si le travail est la plus humaine et la plus productive des activités humaines, qu’adviendra-t-il après la révolution, quand ’’le travail sera aboli’’, quand l’homme aura réussi à s’émanciper de lui ? Quelle activité productive et essentiellement humaine lui restera-t-il » ironise-t-elle. Et rappelant qu’elle considérait que la violence était indispensable à l’activité humaine, chez Marx, elle écrit encore : « Après la fin de la lutte des classes, la disparition de l’Etat et la fin de toute violence possible, comment fera l’homme pour agir de manière authentiquement humaine ? »

Ironie déplacée car Arendt ne se moque que de l’image du marxisme qu’elle a bien voulu produire elle-même et non des thèses de Marx…

Lire aussi :

Hannah Arendt analyse l’impérialisme, le nazisme et l’antisémitisme

Messages

  • Hannah Arendt - Les origines du totalitarisme : le système totalitaire :

    « La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. .. Ce que voulait la populace, c’était d’accéder à l’histoire, même au prix de l’auto-destruction... Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés... Les mouvements totalitaires avaient moins besoin de l’absence de structure d’une société de masse, que des conditions spécifiques d’une masse atomisée. »

    La condition de l’Homme moderne - Hannah Arendt :

    « Quoi que nous fassions nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie" ; tel est le verdict de la société, et le nombre des gens, des professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à strictement parler, est le dernier "ouvrier" dans une société du travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut du gagne pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses, quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements. Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus l’ "oeuvre" de l’artiste : elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou les passe temps dans la vie de l’individu. [...] Au point de vue du "gagne-pain" toute activité qui n’est pas liée au travail devient un "passe temps". »

    Hannah Arendt, La crise de la culture, « Qu’est-ce que l’autorité ? »

    « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique.

    S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.) Ce point est historiquement important ; un aspect de notre concept de l’autorité est d’origine platonicienne, et quand Platon commença d’envisager d’introduire l’autorité dans le maniement des affaires publiques de la polis, il savait qu’il cherchait une solution de rechange aussi bien à la méthode grecque ordinaire en matière de politique intérieure, qui était la persuasion (peithein), qu’à la manière courante de régler les affaires étrangères, qui était la force et la violence (bia).

    Historiquement, nous pouvons dire que la disparition de l’autorité est simplement la phase finale, quoique décisive, d’une évolution qui, pendant des siècles, a sapé principalement la religion et la tradition. De la tradition, de la religion, et de l’autorité (dont nous discuterons plus tard les liens), c’est l’autorité qui s’est démontrée l’élément le plus stable. Cependant, avec la disparition de l’autorité, le doute général de l’époque moderne a envahi également le domaine politique où les choses non seulement trouvent une expression plus radicale, mais acquièrent une réalité propre au seul domaine politique. Ce qui jusqu’à présent, peut-être, n’avait eu d’importance spirituelle que pour une minorité, est maintenant devenu l’affaire de tous. Ce n’est qu’aujourd’hui, pour ainsi dire après coup, que la disparition de la tradition et celle de la religion sont devenues des événements politiques de premier ordre. (…) »

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