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Qu’étaient les procès de Moscou de 1935 à 1938 ?

lundi 17 mars 2014, par Robert Paris

Les têtes qui tombent sont celles des révolutionnaires communistes du parti bolchevik, pas celles d’adversaires de la révolution

Peu avant les grands procès, ils étaient ensemble dans les années 20 (au dessus) et en 1936 (en dessous)

« Nous détruirons tout ennemi, fût-ce un vieux bolchevik, nous détruirons ses proches, sa famille. Quiconque mène des actions ou a des pensées qui vont à l’encontre de l’Etat socialiste sera détruit sans pitié. »

I.V. Stalin, November 1937 (Rapporté dans “Stalin’s Loyal Executioner : People’s Commissar Nikolai Ezhov 1895-1940” par Marc Jansen et Nikita Petrov).

Tous les anciens dirigeants révolutionnaires transformés en bandits et en pantins par la clique de Staline afin de discréditer définitivement toute tendance révolutionnaire prétendant remettre en question la bureaucratie usurpatrice du pouvoir contre le prolétariat

A partir de 1935, toute la Russie va être marquée par des procès sans fin, avec des enquêtes, des dénonciations, des arrestations, des tortures, des exécutions d’hommes accusés des pires crimes. Pourtant, au sommet, les oppositions avaient complètement cessé. C’est la base ouvrière que la bureaucratie a recommencé à craindre. Cela s’est d’abord manifesté lors de la « crise syndicale ». Les ouvriers ont largement boycotté les élections syndicales, estimant que les syndicats n’étaient que des courroies de transmission des dirigeants d’entreprise et que ce n’était pas la peine de se fatiguer pour voter pour eux. Staline lui-même multiplie les réunions au sommet pour comprendre ce qui se passe et comment y faire face. Les élections syndicales montrent tellement ce désaveu que les résultats des élections sont annulées par Staline. Le C.C. du parti communiste est contraint de réunir une commission qui déclare : « Les syndicats traversent une crise… De nombreux syndiqués expriment le mécontentement justifié que leur inspire l’activité des syndicats. Ils se demandent quelle est leur utilité et à quoi ils peuvent bien servir l’Etat prolétarien et les masses ouvrières…. Il faut permettre le jeu de l’initiative venant d’en bas, car seules les masses ouvrières parviendront à relever les activités syndicales au niveau nécessaire. »

Il faut donc lancer une campagne contre ceux qui seront présentés comme les ennemis de ces masses et qui feront l’objet de campagnes de dénonciations. C’est la préparation d’une vaste campagne nationale contre ceux qui détruisent le socialisme et s’attaquent en douce aux travailleurs : des ennemis cachés !

Voilà la base des futurs procès de Moscou et de la campagne d’élimination des trotskystes prétendus. Il va s’agir d’accuser des difficultés que subissent les masses ouvrières des boucs émissaires présentés comme des responsables ayant trompé le peuple…

Le procès dit du « Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste » se déroula à Moscou du 19 août 1936 au 24 août 1936 avec les accusés les plus connus :

Grigori Zinoviev,
Lev Kamenev,
Grigori Evdokimov,
Ivan Bakayev,
Sergei Mrachkovsky,
Vagarshak Ter-Vaganyan et
Ivan Smirnov.

Un deuxième procès, dit du Centre antisoviétique trotskyste de réserve, s’ouvre le 23 janvier 1937. Cette fois, 17 personnes sont accusées avec principalement

Gueorgui Piatakov,
Karl Radek,
Grigori Sokolnikov,
Nikolai Muralov,
Mikhail Boguslavsky et
L. Serebriakov.

Un troisième procès s’ouvre en mai-juin 1937. Instruit en secret, il se déroule à huis clos et vise exclusivement les plus hauts généraux de l’Armée rouge. Parmi les accusés il y a :

Mikhaïl Toukhatchevski (Maréchal et vice-commissaire à la Défense),
Iona Yakir (Commandant la région militaire de Kiev),
Ieronim Ouborevitch (Commandant la région militaire de Biélorussie),
Robert Eideman (Chef de l’organisation de la défense civile),
Avgust Kork (Chef de l’Académie militaire),
Vitovt Poutna (attaché militaire à Londres),
Boris Feldman (Chef de l’administration de l’Armée rouge), et
Vitali Primakov (Commandant adjoint de la région militaire de Léningrad).

Yan Gamarnik, chef de l’administration politique de l’Armée rouge, également inculpé s’était suicidé le 31 mai 1937.

Le procès dit du Bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques se déroule du 2 au 13 mars 1938. Les 21 principaux accusés sont :

Alexeï Rykov,
Nikolaï Boukharine,
Nikolaï Krestinski,
Christian Rakovsky,
Guenrikh Iagoda, et
Arkady Rosengoltz.

Ils sont tous accusés de trahison, espionnage et complot sous l’appellation d’Organisation militaire trotskiste antisoviétique. Les accusés auraient avoué leur participation sous la torture. Ils sont tous condamnés à mort par un tribunal militaire

Mais ces procès publics n’ont été réalisés qu’avec ceux des dirigeants qui avaient accepté de passer des aveux. L’immense majorité des centaines de milliers de victimes n’ont eu droit qu’à une balle dans la nuque sans procès public.

Le point de vue de Trotsky en 1936 : "Les plats les plus épicés sont encore à venir"

Le procureur Vychinsky lisant l’acte d’accusation en 1937

Les accusés de 1937

Qu’étaient les procès de Moscou de 1935 à 1938 ?

Pour la première fois, en 1935, la direction stalinienne décide de réaliser en public le procès des vieux dirigeants révolutionnaires d’octobre 1917 du parti bolchevik.

Voici ce que rapporte Isaac Deutscher dans son ouvrage « Trotsky, le prophète hors-la-loi » :

« Moscou venait tout juste d’annoncer que Zinoviev, Kamenev ainsi que quatorze autres inculpés allaient bientôt être jugés pour trahison, conspiration et tentative de meurtre sur la personne de Staline. Une longue mise en accusation fut alors diffusée, dans laquelle Trotsky était flétri comme étant le principal instigateur… Zinoviev et Kamenev étaient accusés de terrorisme et également de collusion avec la Gestapo… Plus tard, au cours de la journée, la mise en accusation prétendait que c’était de Norvège que Trotsky envoyait des terroristes et des assassins en Union Soviétique… Le même jour, le 15 août 1936, Trotsky réfuta les accusations, les décrivant dans la presse comme « le plus grand faux de l’Histoire politique du monde » : « Staline monte ce procès afin d’étouffer les mécontentements et l’opposition. La bureaucratie au pouvoir traite chaque critique et chaque forme d’opposition comme une conspiration. »

L’accusation selon laquelle il utilisait la Norvège comme base d’une activité terroriste visait, disait-il, à le priver d’asile et de la possibilité de se défendre…

Du 19 au 24 août, la TSF donnait les comptes rendus du procès. Le procureur, les juges et les inculpés jouaient un spectacle si hallucinant par son masochisme et son sadisme qu’il semblait dépasser l’imagination humaine. Dès le début, il apparut clairement que l’enjeu du procès, c’étaient les têtes des seize inculpés et avec elles, les têtes de Trotsky et de Lyova (dans l’acte d’accusation Lyova jouait le rôle de principal assistant de son père).

Au fur et à mesure que les débats se déroulèrent, il devint évident que ce procès ne pouvait être que le prélude à la destruction de toute une génération de révolutionnaires. Mais ce qui était pire encore, c’était la façon dont les inculpés étaient traînés dans la boue, forcés de ramper vers la mort parmi les écœurantes dénonciations et auto-dénonciations.

En comparaison de tout ceci, les cauchemars de la Révolution française avec leurs charrettes, les guillotines, les luttes fratricides des Jacobins semblaient maintenant un drame d’une dignité sobre et solennelle.

Robespierre avait placé ses adversaires à la barre des accusés, parmi des voleurs et des scélérats, et les avaient accablés de charges fantastiques ; mais il ne les avait pas empêchés de défendre leur honneur et de mourir en combattant, et Danton, du moins, était-il libre de s’exclamer : « Après moi, ce sera ton tour, Robespierre ! »

Mais Staline précipitait ses adversaires brisés dans les profondeurs insondables de l’auto-humiliation, il forçait les chefs et les penseurs du bolchevisme à se conduire comme de misérables bonnes femmes du Moyen Age qui devaient relater à l’Inquisition tous leurs actes de sorcellerie, et tous les détails de leurs débauches avec le diable.

Voici, par exemple, le dialogue du procureur Vychinsky avec Kamenev qui se déroula à la face du monde entier :

 Vychinsky : Quelle appréciation porter vos articles et déclaration écrites dans lesquels vous exprimiez votre loyauté envers le Parti ? Est-ce que c’était là une tromperie ?

 Kamenev : Non, c’était plus grave encore qu’une tromperie.

 Vychinsky : Une perfidie alors ?

 Kamenev : Pire encore que cela.

 Vychinsky : Pire que la tromperie, pire que la perfidie ? Alors trouvez le mot. Etait-ce une trahison ?

 Kamenev : Vous avez trouvé le mot.

 Vychinsky : Inculpé Zinoviev, est-ce que vous confirmez ceci ?

 Zinoviev : Oui.

Et voici comment Kamenev conclut son mea culpa :

« Deux fois ma vie a été épargnée, mais tout a des limites. Il y a une limite à la magnanimité du prolétariat, et cette limite, nous l’avons atteinte… Nous sommes assis sur ce banc côte à côte avec des agents des services secrets étrangers. Nos armes étaient les mêmes, nos mains s’unirent avant qu’ici même à cette barre, nos destins fussent unis. Nous avons servi le fascisme, nous avons organisé la contre-révolution contre le socialisme. Voilà le chemin que nous avons suivi, et voilà le gouffre de perfidie méprisable dans lequel nous sommes tombés. »

Comment était Zinoviev

Voilà dans quel état est Zinoviev quand il comparait au procès

Zinoviev vint ensuite :

« Je suis coupable d’avoir été l’organisateur, en qualité de second de Trotsky, du bloc trotskyste-zinoviéviste qui se fixa pour but l’assassinat de Staline, de Vorochilov et autres chefs… Je plaide coupable d’avoir été l’organisateur principal de l’assassinat de Kirov. Nous avons fait alliance avec Trotsky ; mon bolchevisme déficient s’est alors transformé en anti-bolchevisme et, via le trotskysme, je suis arrivé au fascisme. Le trotskysme est une variété de fascisme, et le zinoviévisme est une variété de trotskysme. »

Ivan Smirnov, qui avait battu Koltchak au cours de la guerre civile et avait siégé aux côtés de Trotsky dans le Conseil militaire révolutionnaire, déclara :

« Il n’y a pas d’autre voie pour notre pays que celle qu’il suit actuellement. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir d’autre direction que celle que l’Histoire nous a donnée. Trotsky, qui envoie ses directives et ses instructions aux terroristes, et considère notre Etat comme un Etat fasciste est un ennemi, il est de l’autre côté de la barricade. »

Mrachkovsky, un autre vieux compagnon de Trotsky, héros de la guerre civile, déclara :

« Pourquoi ai-je suivi la voie contre-révolutionnaire ? C’est ma liaison avec Trotsky qui m’a amené à faire ceci. Depuis le jour où cette liaison s’est établie, j’ai commencé à tromper le Parti et à tromper ses chefs. »

Bakayev, le chef intrépide de la Tchéka de Leningrad pendant la guerre civile et le chef des manifestations de l’opposition de 1927 confessait :

« Les faits révélés devant cette cour montrent au monde entier que l’organisateur de ce … bloc terroriste contre-révolutionnaire, son inspirateur et animateur, c’est Trotsky… J’ai joué ma tête à maintes reprises dans l’intérêt de Zinoviev et de Kamenev ; j’éprouve une angoisse profonde à la pensée d’être devenu un instrument docile entre leurs mains, un agent de la contre-révolution, un homme qui a levé le bras contre Staline. »

Pendant des heures, Vychinsky, l’ancien menchevik, qui ne s’était joint au cortège bolchevique que bien après la guerre civile, et qui maintenant occupait les fonctions de procureur général, exhala sa fureur et sa rage, dans un accès d’hystérie savamment affecté :

« Ces chiens enragés du capitalisme ont tenté d’arracher membre après membre des meilleurs parmi les meilleurs de notre terre soviétique. Ils ont tué l’un des hommes de la Révolution qui nous était le plus cher, cet homme merveilleux, admirable, aussi brillant et aussi joyeux que le sourire sur ses lèvres était toujours joyeux et que notre vie est brillante et joyeuse. Ils ont tué notre Kirov, ils nous ont blessé près du cœur… Notre ennemi est rusé, on ne peut épargner un ennemi rusé… Tout notre peuple frémit d’indignation, et, en tant que procureur de l’Etat, je joins ma voix pleine d’indignation et de colère aux voix grondantes des multitudes… je demande que ces chiens devenus enragés soient fusillés, tous sans exception. »

A l’issue de cinq journées remplies de vitupérations grossières et d’insultes obscénes, cinq journées pendant lesquelles l’accusation ne présenta pas une seule preuve, la cour prononça un verdict condamnant tous les inculpés à la peine capitale, et qui se terminait par les phrases suivantes :

« Lev Davidovitch Trotsky et son fils Lev Lvovitch Sedov… convaincus d’avoir directement préparé et dirigé personnellement l’organisation d’activités terroristes en URSS doivent, s’ils sont découverts sur le territoire de l’URSS, être immédiatement arrêtés et déférés au Tribunal militaire de la Cour Suprême de l’URSS. »

Le second jour du procès, Trotsky donna une interview exhaustive à Arbeiderbladet, qui la publia le jour suivant, le 21 août, en première page sous le titre « Trotsky déclare que les accusations de Moscou sont fausses » et qui ne laissait à ses lecteurs aucun doute sur le fait que, dans cette affaire, ses sympathies étaient avc Trotsky… Ce dernier fut tout à coup sournoisement privé de cette liberté et ceux qui l’en privèrent furent les hommes qui venaient de professer leur amitié à son égard, de l’honorer et se flatter de lui avoir donné refuge. Le 26 août, un jour exactement après la fin du procès de Moscou, deux officiers supérieurs de la police norvégienne passèrent chez lui pour lui faire connaître, d’ordre du Ministre de la Justice, qu’il avait commis une infraction contre les conditions fixées par son permis de résidence ; et ils lui demandèrent de signer un engagement de ne plus s’immiscer à l’avenir, directement ou indirectement, oralement ou par écrit, dans les sujets de politique actuelle relatifs à d’autres pays…. Le 29 août, Yakoubovitch, l’ambassadeur soviétique, avait remis à Oslo une note officielle demandant l’expulsion de Trotsky ; la note insistait sur le fait que Trotsky utilisait la Norvège comme base de conspiration et elle invoquait le verdict de la Cour Suprême de Moscou… Les ministres norvégiens qui avaient peur de mettre Moscou en colère en autorisant Trotsky à mener sa défense en public, décidèrent par conséquent de l’interner…

Dès 1934, il semblait bien que le trotskysme eût été définitivement rayé de la carte. Et cependant, deux ou trois années plus tard, Staline le craignait plus que jamais.

Paradoxalement, les grandes purges et les déportations massives, qui avaient suivi l’assassinat de Kirov, donnèrent une vie nouvelle au trotskysme. Les trotskystes , avec autour d’eux des dizaines et même des centaines de milliers de gens récemment bannis, ne se sentirent plus désormais isolés. Ils furent rejoints par la masse des capitulateurs, qui songeaient lugubrement que les choses n’en seraient jamais venues à ce point s’ils avaient tenu bon aux côté des trotskystes. Oppositionnels, appartenant à des groupes d’âge plus jeunes, Komsomltsy qui s’étaient pour la première fois opposés au stalinisme bien longtemps après la défaite du trotskysme, déviationnistes en tous genres, simples travailleurs déportés pour des pécadilles contre la discipline du travail, mécontents et rouspéteurs qui ne commençaient à penser en termes politiques que lorsqu’ils se trouvaient derrière les barbelés, tous ces gens formaient un public immense pour les vétérans trotskystes. Le régime dans les camps de concentration était de plus en plus cruel. Les habitants du camp devaient peiner dix ou douze heures par jour, et ils mouraient de faim et dépérissaient de maladies, dans une saleté indescriptible.

Une fois de plus, cependant, les camps devenaient des écoles et des champs de manœuvre de l’opposition et les trotskystes des moniteurs sans égal.

Ils furent à la tête des déportés dans presque toutes les grèves et grèves de la faim ; ils revendiquaient auprès de l’administration des améliorations relatives aux conditions d’existence dans les camps ; et, par leur conduite téméraire, souvent héroïque, ils insufflèrent à d’autres la volonté de tenir.

Fermement organisés, pratiquant l’auto-discipline, et politiquement bien informés, ils constituaient la véritable élite de cette énorme fraction de la nation qui avait été rejetée derrière les barbelés.

Staline se rendit compte qu’il n’arriverait à rien par des persécutions supplémentaires. Il n’était guère possible d’ajouter encore aux tourments et à l’oppression, qui n’avaient fait qu’entourer les trotskystes du halo du martyre. Aussi longtemps qu’ils vivraient, ils constitueraient pour lui une menace et, avec la guerre et ses risques qui se rapprochaient, la menace potentielle pourrait devenir réelle.

Nous avons vu que, depuis qu’il s’était emparé du pouvoir, il lui avait fallu le reconquérir sans cesse. C’est alors qu’il prit la décision de se débarrasser de la nécessité de poursuivre cette reconquête. Son but était de s’en assurer une fois pour toutes et contre tous les risques.

Et il n’y avait qu’une manière de réussir dans cette entreprise : l’extermination intégrale de tous les opposants et avant tout les trotskystes.

Les procès de Moscou avaient été montés pour justifier ce dessein, dont la majeure partie fut alors exécutée, non point sous les projecteurs des salles du tribunal, mais dans les cachots et les camps de l’Est et du Grand Nord.

Un témoin oculaire, un ex-détenu du grand camp de Vorkouta, qui toutefois n’était pas lui-même trotskyste, décrit de la manière suivante les dernières activités des trotskystes et leur annihilation.

« Il y avait dans ce camp à lui seul environ un millier de trotskystes de vieille date qui se désignaient eux-mêmes par le terme de bolcheviks-léninistes. Environ cinq cent d’entre eux travaillaient à la mine de Vorkouta et pour tous les camps du rayon de Petchora. Ils étaient plusieurs milliers de trotskystes orthodoxes, en déportation depuis 1927 et qui demeurèrent fidèles jusqu’au bout à leur plateforme politique et à leurs dirigeants… En plus de ces véritables trotskystes, continue-t-il, il y avait à cette époque, dans les camps de Vorkouta et d’ailleurs, plus de cent mille internés qui, membres du Parti ou komsomoltsy, avaient adhéré à l’opposition trotskyste, puis avaient été, à différentes époques et pour différentes raisons… forcés de se repentir et d’abandonner les rangs de l’opposition. De nombreux déportés qui n’avaient jamais été membres du Parti se considéraient également comme trotskystes… » Il relève parmi leurs dirigeants V.V. Kossior, Posnansky, Vladimir Ivanov et d’autres trotskystes de vieille date.

« Ils arrivèrent à la mine durant l’été de 1936 et furent installés dans deux grandes baraques. Ils se refusèrent catégoriquement à travailler dans les puits. Ils ne faisaient que le travail au carreau de la mine, durant huit heures seulement, et non pas dix ou douze ainsi que le voulait le règlement et que le faisaient les autres internés. Ils ignoraient très ouvertement les règlements du camp. D’une manière systématique, il y avait déjà près de dix ans que la plupart d’entre eux avaient été envoyés dans des isolateurs politiques, tout d’abord en cellule, puis dans les camps des îles Solovky et enfin à Vorkouta.

Les trotskystes formaient le seul groupe de prisonniers politiques critiquant ouvertement la ligne générale stalinienne et résistant non moins ouvertement et de manière systématique aux geôliers.  » (…)

A l’automne 1936, après le procès de Zinoviev et de Kamenev, les trotskystes organisèrent des manifestations au camp en l’honneur de leurs dirigeants et camarades exécutés. Peu après, le 27 octobre, ils commencèrent une grève de la faim. Et ce fut à cette grève que, selon la relation citée plus haut, Sergei, le plus jeune fils de Trotsky, prit part. Les trotskystes de tous les camps du rayon de Petchora s’y joignirent et la grève dura cent trente-deux jours. Les grévistes protestèrent contre leur transfert de tous les lieux de déportation précédents et contre le fait qu’ils étaient punis sans jugement public. Ils demandèrent la journée de travail de huit heures, une même alimentation pour tous les détenus, indépendamment de la réalisation ou de la non-réalisation de la norme de rendement, la séparation des détenus politiques et des condamnés de droit commun, et le transport des invalides, femmes et vieillards hors des camps polaires, dans les régions au climat plus favorable.

La décision de faire la grève de la faim fut prise au cours d’un meeting public…

L’administration, craignant que leur exemple se répandit, transféra les trotskystes dans des huttes désertes et à moitié démolies à environ quarante kilomètres du camp.

Sur un total de mille grévistes, plusieurs moururent et deux seulement cessèrent volontairement la grève de la faim.

En mars 1937, sur les ordres de Moscou, l’administration du camp céda sur tous les points….

Un matin, vers la fin de mars 1938, on fit l’appel des trotskystes notoires, qui reçurent un kilo de pain et l’ordre de préparer ses affaires pour un nouveau convoi… Au bout de quinze à vingt minutes, une salve retentit tout à coup à un demi-kilomètres de baraques, près de la rive escarpée de la petite rivière dénommée Vorkouta supérieure. Puis on entendit quelques coups de feu isolés et comme tirés au hasard, et de nouveau ce fut le silence. Bientôt auprès des baraques, repassa l’escorte du convoi. Et chacun comprit dans quelle sorte de convoi avaient été envoyés les détenus. »

La suite

De Marcel Valière

De Léon Sédov

De Broué

De wikipedia

Dans quel état ils ont mis Boukharine

Les procès de Moscou par Broué

Il semble bien que l’année 1935 ait été celle de la préparation des grands procès contre la vieille garde. Les archives de la Société des vieux-bolcheviks et de l’Association des anciens forçats sont épluchées par les commissions que dirigent Ejov et Malenkov. Quelques-uns des futurs condamnés, Zinoviev, Kamenev, Enoukidzé, Smirnov, sont depuis un certain temps déjà entre les mains de la N.K.V.D. La Pravda du 5 juin 1936 donne le ton de ce qui sera la nouvelle période : « D’une main ferme, nous continuerons à anéantir les ennemis du peuple, les monstres et les furies trotskystes, quel que soit leur habile camouflage. » Le 29 juillet, le secrétariat adresse aux organismes locaux une circulaire dont le texte est encore inconnu, mais dont les archives de Smolensk donnent le titre ; elle traite de « l’activité terroriste du bloc trotskyste-zinoviéviste contre-révolutionnaire » [1].

La machine est en marche, et, à partir du 1° août, la presse se remplit d’informations relatant la découverte de complots et d’agissements contre-révolutionnaire, tous « trotskystes-zinoviévistes », l’arrestation, dans toutes les républiques d’U.R.S.S. d’étudiants, de journalistes, de jeunes communistes et d’ouvriers, comme ce groupe de « trotskystes » qui sont accusés de s’être « emparés » de l’organisation du parti au célèbre rayon de Vyborg à Léningrad. Le 11 est annoncé le suicide du premier secrétaire du parti arménien, Khandjian. Le 14, toute la presse publie simultanément l’information suivant laquelle un nouveau procès Zinoviev va s’ouvrir et un décret qui semble revenir quelque peu sur les dispositions draconiennes de la loi de décembre 1934, puisqu’il rétablit les audiences publiques, l’assistance d’avocats et permet un appel à l’exécutif contre les sentences, dans les trois jours qui suivent le prononcé du jugement. Le 19 août s’ouvre le « procès des Seize », le premier des « procès de Moscou ».

Le procès des Seize.

L’acte d’accusation est publié le même jour. C’est le procureur Vychinski qui le présente devant le tribunal militaire de la cour suprême de l’U.R.S.S., formé de trois juges militaires et présidé par Ulrich. Les seize accusés forment, au premier abord, un ensemble assez hétérogène. Il y a en effet parmi eux quatre des plus connus des représentants de la vieille garde, les anciens dirigeants de la « nouvelle opposition », Zinoviev, Kamenev, Evdokimov, Bakaiev. déjà plusieurs fois condamnés, dont une fois pour complicité dans l’assassinat de Kirov ; on peut rattacher à leur groupe les personnalités moins connues des vieux responsables que sont Pickel, ancien secrétaire de Zinoviev, et Reingold, ancien collaborateur de Sokolnikov aux finances, tous deux, comme les précédents, anciens membres de l’opposition unifiée. Les anciens trotskystes de l’opposition de 1923, de l’opposition unifiée et de l’opposition de gauche constituent un deuxième groupe :

Ivan Nikititch Smirnov et Serge Mratchkovski, anciens dirigeants de l’opposition, ont renoncé à la lutte en 1928-29. Dreitser, officier de l’armée rouge, proche collaborateur de Trotsky qu’il a soutenu pendant la lutte de 1926-1927, Ter Vaganian, écrivain et journaliste de la jeune génération, ont également capitulé à cette époque. Un haut fonctionnaire, Goltsmann, a rendu visite à Trotsky pendant sa déportation, mais, s’il a sympathisé avec l’opposition il n’en a pas été membre. Le dernier groupe enfin est formé d’inconnus chez qui l’interrogatoire révèlera un passé ténébreux : ce sont Olberg, Berman-Iourine, Fritz David, Moïse et Nathan Lourié. Tous ces hommes annoncent qu’ils plaideront coupables et refusent l’assistance d’avocats.

La thèse de l’accusation affirme qu’à la fin de 1932 Smirnov, Mratchkovski et Ter Vaganian, « ex-trotskystes réintégrés », ont constitué avec Zinoviev et Kamenev un « centre » afin de préparer et d’exécuter des attentats terroristes contre les dirigeants du parti et du pays. Trotsky et Sédov ont, dans ce but, envoyé en U.R.S.S. des terroristes, les six inconnus du banc des accusés, munis de passeports et de visas fournis par la Gestapo. C’est le centre qui, par l’intermédiaire de Zinoviev, a transmis l’ordre, donné par Trotsky, de tuer Kirov. Il n’y a pas de preuve matérielle : l’acte d’accusation ne s’appuie que sur les aveux des inculpés, obtenus d’ailleurs depuis peu, puisque Kamenev n’a avoué que le 13 juillet, Mratchkovski le 20, Pickel le 23 et d’autres à la veille même du procès, Evdokimov le 12 août, Smirnov le 13, Ter Vagaman le 14.

Les contacts du centre avec Trotsky sont attestés par Goltsmann, qui dit avoir eu une entrevue avec Sédov en novembre 1932 à l’hôtel Bristol de Copenhague, puis avec Trotsky lui-même, dans la même ville, et en avoir reçu des instructions pour développer le terrorisme. Mratchkovski déclare qu’en décembre 1934 il a reçu, par l’intermédiaire de Dreitser, qui avait rencontré Sédov à Berlin, une lettre de Trotsky écrite à l’encre sympathique, fixant comme tâche « l’assassinat de Staline et de Vorochilov ». Moïse Lourié avoue avoir reçu, en mars 1933, à Berlin, des instructions de Trotsky de la bouche de Ruth Fischer et Maslow. Bakaiev s’accuse d’avoir veillé aux préparatifs de l’assassinat de Kirov. D’autres accusés avouent avoir préparé des attentats contre des personnalités diverses, Staline, Vorochilov, Kaganovitch, Jdanov, Ordjonikidzé, Kossior, Postychev. Les dirigeants reconnaissent avoir participé personnellement à l’organisation de ces crimes. « Nous brûlions de haine » [2] affirme Zinoviev, après que Kamenev ait dit : « Ce qui nous a guidés, c’était une haine sans borne contre la direction du parti et du pays, la soif du pouvoir » [3].

Le procureur Vychinski requiert la peine de mort contre « ces clowns, ces pygmées », « ces aventuriers qui ont essayé de piétiner de leurs pieds boueux les fleurs les plus odorantes de notre jardin socialiste » [4] : « Il faut fusiller ces chiens enragés. » La presse orchestre le réquisitoire dans le même style ; les Izvestia du 23 août écrivent : « Ils n’ont rien dans l’âme, si ce n’est une haine bestiale mûrie durant dix années contre notre soleil Staline et le génie victorieux de l’impureté contre-révolutionnaire. » Le 24, tous les accusés sont reconnus coupables et condamnés à mort. Les Izvestia célèbrent « le seul humanisme, [... ] la défense du régime qui, sous la direction du grand Staline, assure à des millions d’hommes la vie nouvelle, la vie libre ». Le 25, les seize condamnés sont exécutés. La Pravda écrit : « Depuis que c’est fait, on respire mieux, l’air est plus pur, nos muscles acquièrent une vie nouvelle, nos machines marchent plus allègrement, nos mains sont plus prestes. »

Les problèmes posés par les aveux des Seize.

Quoique la version officielle du procès, la thèse de l’accusation ait été admise sous réserve par les partisans de Staline et les « amis de l’U.R.S.S. » dans le monde entier, la lecture attentive des seuls documents officiels fait apparaître une série de contradictions et d’impossibilités, pour ne pas parler des invraisemblances, qui permettent de le considérer comme un des faux judiciaires les plus mal montés de tous les temps.

Il y a d’abord le problème des absents. Vychinski parle de douze inculpés qui font l’objet d’une instruction particulière, mais qui ne paraîtront jamais en public devant un tribunal : Dimitri Schmidt, un des chefs de l’armée rouge, partisan légendaire de la guerre civile, qui serait, selon lui, l’organisateur des groupes terroristes ; le vieux bolchevik Guertik, déjà condamné en janvier 1935 et qui est accusé d’avoir participé avec Matorine, un autre secrétaire de Zinoviev, à la préparation du meurtre de Kirov ; Gaven, un communiste letton, ami de Smilga, accusé d’avoir servi d’intermédiaire et transmis à Smirnov en 1932 les « directives terroristes » de Trotsky. Ces hommes sont morts ou mourront sans avoir été jugés et sans avoir avoué. L’accusation ne semble pas se soucier de faire coïncider sa thèse avec celle qu’elle avait soutenue au procès de janvier 1935, dont quatre accusés seulement, sur dix-neuf condamnés à cette époque, répondent de nouveau du meurtre de Kirov, Aucune allusion ne sera faite, comme cela semblerait pourtant normal, aux autres procès antérieurs en rapport avec l’affaire, celui des chefs de la N.K.V.D, de Léningrad ou le deuxième procès Kamenev. Il n’est pas question non plus du consul de Lettonie, Bisseneks, qui aurait, en 1934, remis 5000 roubles à Nicolaiev en offrant de le mettre en rapport avec Trotsky. En fait, tout homme honnête, lisant en 1936 les compte-rendus sténographiés du procès des Seize, pouvait, sans attendre les « révélations » de Khrouchtchev en 1956, se persuader de l’innocence de tous les accusés quant au meurtre de Kirov.

D’ailleurs, les aveux eux-mêmes sont pleins de contradictions en ce qui concerne les actes terroristes et les instructions. Dreitser avoue avoir rendu visible à l’œil nu, avant de le transmettre à Mratchovski, le message écrit par Trotsky à l’encre sympathique. Mratchovski reconnaît à son tour l’avoir reçu et rendu visible. Personne ne s’inquiète de cette contradiction. Les autres attentats sont, tout au plus, des « crimes d’intention » : Berman-Iourine avoue avoir voulu tuer Staline à la XVIII° assemblée plénière de l’exécutif de l’Internationale, mais n’a pu entrer dans la salle. Fritz David, lui, a pu entrer, mais pas s’approcher de Staline. Vychinski, rappelant ces deux aveux, soutient qu’ils correspondent bien à la vérité puisque Trotsky avait développé, en 1927, sa « thèse Clemenceau »... Nathan Lourié a voulu tirer sur Vorochilov dont l’auto est passée trop loin ; il a également pensé à assassiner Kaganovitch et Ordjonikidzé dans une réunion à Tchéliabinsk, mais, finalement, il n’y est pas allé.

Les « preuves matérielles » invoquées par l’accusation ne sont pas plus solides que les aveux. Le fait qu’Olberg, citoyen letton, ait un passeport du Honduras, ne prouve évidemment rien, sauf si l’on croit dur comme fer que seule la Gestapo peut délivrer de tels passeports. Vychinski brandit comme pièce à conviction une lettre de Trotsky, découverte selon lui dans une paroi secrète de la valise de Goltsmann, dans laquelle le chef de l’opposition dit qu’il faut « supprimer Staline ». Il s’agit en réalité d’une lettre ouverte, publiée en 1932 dans le monde entier et qui contient la phrase suivante : « Il faut, enfin, réaliser le dernier et pressant conseil de Lénine : écarter Staline », ce qui prouve au moins que, si Trotsky donnait des « directives terroristes », il était en bonne compagnie. Le procureur a beaucoup de mal à coordonner les indications fournies par les aveux et à les faire coïncider avec l’accusation. L’acte soutient que le centre a fonctionné de 1932 à 1936. Or Zinoviev et Kamenev, qui avouent, étaient en exil de 1932 à 1933, ont été arrêtés en décembre 1934 et ne sont, depuis lors, pas sortis de prison. Mratchkovski, autre membre du centre, était pendant ce temps au Kazakhstan. Quant à Smirnov, il n’a pas quitté la prison depuis le I° janvier 1933. Vychinski devra conclure que, « si le centre fonctionnait, c’est grâce à des liaisons bien organisées qui permirent, même à ceux qui n’étaient pas en liberté, [...] de participer à sa direction » [5] ; mais il ne donne pas la moindre indication sur la nature de ces « liaisons ».

Le « compte rendu sténographique » comprend, à coup sûr, d’importantes coupures : le réquisitoire de Vychinski déclare inadmissibles les comparaisons faites par les accusés avec le terrorisme anti-tsariste du XIX°, alors qu’on ne trouve pas trace de ces comparaisons dans le texte. La thèse même des « aveux » commence à vaciller dès qu’on lit les passages « résumés » du compte rendu. Ainsi Ter Vaganian aurait tenté de ruser en remplaçant (dans les instructions de Trotsky) le mot « terreur » par la phrase « lutte énergique contre les dirigeants du parti communiste ». Ultérieurement, pourtant, il a dû admettre que c’étaient là des instructions dont « le contenu était le terrorisme, et le terrorisme seulement » [6]. De même « Smirnov nie sa participation directe aux activités terroristes. [... ] L’accusé n’avoue que quand l’accusation l’a confondu avec des faits irréfutables » [7]. L’interrogatoire de Smirnov a duré trois heures : un bref dialogue montre qu’il n’avoue pas, puisqu’il nie avoir fait partie du centre :

VYCHINSKI. - Quand donc avez-vous quitté le centre ?

SMIRNOV. - Je n’avais aucune intention de m’en aller, il n’y avait pas d’où s’en aller.

VYCHINSKI. - Le centre existait-il ?

SMIRNOV. - Etait-ce là un centre ?

Dans son réquisitoire, Vychinski revient sur la résistance de Smirnov, qui n’a avoué finalement qu’en manière de plaisanterie, s’offrant comme chef à ses co-accusés puisqu’ils y tiennent. Il avait, auparavant, nié depuis des mois « Tout son interrogatoire du 20 mai tient dans ces mots « Je nie cela, je nie encore, je nie tout » [8].

Les accusés les plus dociles laissent entrevoir des velléités de résistance dans l’emploi d’un langage à double sens qui finit par jeter le doute sur l’authenticité de leurs déclarations. Quelle autre signification peuvent avoir les dernières déclarations d’un Evdokimov, qui a reconnu tout ce dont on l’accusait ? « Qui croira, s’écrie-t-il, une seule de nos paroles ? […] Qui nous croira, nous qui sommes devant le tribunal comme un gang contre-révolutionnaire de bandits, comme alliés du fascisme et de la Gestapo ? » [9]. Dans la bouche de Kamenev, qui dans ses dernières années a étudié Machiavel et Loyola, certaines répliques ont de curieuses résonances, comme lorsque, après avoir docilement répondu, ainsi que le veut Vychinski, que la soif du pouvoir l’a mené dans les rangs de la contre-révolution, ce que le procureur traduit aussitôt par « combattre le socialisme », il acquiesce avec empressement : « Vous tirez la conclusion d’un historien et d’un procureur » [10]. Il n’est pas jusqu’à l’homme écrasé qu’est Zinoviev qui n’affirme un sursaut de dignité en disant à quel point il souffre d’être dans le box des accusés entre un Olberg et un Nathan Lourié, ce qui n’a aucun sens si l’on admet avec l’accusation qu’il est leur chef.

Bientôt d’ailleurs, l’édifice précaire s’effondre sous les investigations de ceux qui vérifient ce qui est vérifiable. On apprend du Danemark que l’hôtel Bristol, où Goltsmann a avoué avoir rencontré Sédov à la fin de décembre 1935, a été démoli en 1917 et qu’il n’y a plus à Copenhague d’hôtel de ce nom. Sédov prouve d’ailleurs par des témoignages comme par ses visas de l’époque qu’il ne s’est jamais rendu à Copenhague. Les dépositions des derniers jours seront modifiées en conséquence, Berman-Iourine et Fritz David ne parlant plus de a présence de Sédov à Copenhague, et Olberg présentant soudain une version où la femme de Sédov a remplacé son mari, empêché.

Signification et portée du procès des Seize.

L’objectif politique de ce procès se lit entre les lignes du procureur Vychinski, adversaire politique de toujours des accusés, puisqu’il fut menchevik avant d’être stalinien. C’est ainsi qu’il revient sur le procès de 1935 pour presser Zinoviev de faire, cette fois, des aveux suffisants : « Zinoviev eut même l’effronterie de prétendre que lui et ses quinze complices étaient subjectivement loyaux à la classe ouvrière et ne voulaient pas s’engager sur la voie de la contre-révolution, mais qu’objectivement les choses avaient tourné autrement. […] J’aimerais que Zinoviev, dans son discours de défense, nous dise comment il est arrivé que, subjectivement loyal à la classe ouvrière, il se soit objectivement tourné vers l’autre voie. [...] De telles choses n’arrivent pas. [...] Si, objectivement, les choses ont pris en réalité cette tournure, c’est seulement parce que votre loyauté subjective à la révolution, accusé Zinoviev, était fausse et pourrie. Je vous demande de nous parler de cela aussi » [11]. Il est en effet demandé à ce « vieillard affaissé », que Ciliga entrevit pieds nus dans une cour de prison en 1935, d’achever de se condamner en condamnant toute opposition, de la déshonorer en se déshonorant, d’aider Staline à atteindre Trotsky, de servir d’exemple et d’avertissement, par son humiliation et sa mort, à tous les adversaires de Staline.

Car les noms des hommes mis en cause par les « aveux » des accusés du procès d’août sont ceux de la fleur du parti bolchevique, « tous les membres survivants du comité central qui fit Octobre », comme l’a noté Léon Sedov : Boukharine, Rykov, Tomski, Chliapnikov, Sokolnikov, Sérébriakov, Smilga, Piatakov, Karl Radek, les généraux de la guerre civile Putna, Schmidt et d’autres. Avec eux et à travers eux sont menacés tous les opposants du passé, même quand ils ont, depuis lors, renoncé et déposé les armes, en fait, toute opposition, virtuelle, toute direction de rechange. Aucun membre de l’opposition de gauche ne figure d’ailleurs parmi les accusés, qui ont tous, depuis longtemps, rompu avec Trotsky et accepté de jouer contre lui le rôle d’accusateurs pour le compte de Staline, Pickel dès avant le XV° congrès, Zinoviev, Kamenev, Evdokimov depuis janvier 1928. Le procédé de l’amalgame, qui deviendra familier, consiste à présenter ces hommes comme s’ils étaient des opposants, et à les juger en même temps que d’autres, au passé très suspect et qui les accusent. Moïse Lourié, depuis quelques années, était devenu le spécialiste des articles anti-trotskystes dans la Correspondance internationale, sous le nom de Emel. Olberg avait tenté, en 1931, de devenir secrétaire de Trotsky, et avait été écarté en raison même de sa personnalité douteuse. Fritz David avait été le secrétaire de Wilhelm Pieck et, à ce titre, mêlé à toutes les luttes internes du parti allemand. Tous ces hommes, peu connus, dociles instruments de l’accusation, vraisemblablement liés à la Guépéou ou tenus par elle, semblent avoir été choisis dans des milieux proches du parti communiste allemand afin d’accréditer la thèse des rapports avec la Gestapo.

Pour que la thèse de l’accusation ait une portée politique, il faut évidemment que les traîtres eux-mêmes glorifient Staline et célèbrent sa victoire. Ils n’y manquent pas. Reingold déclare : « Zinoviev disait : « Staline concentre en lui-même la force et la fermeté de la direction. Il faut donc l’éliminer » [12]. Mratchkovski affirme : « Il faut considérer comme condamné l’espoir en l’écroulement de la politique du parti » [13]. Smirnov : « Notre pays n’a pas d’autre voie que celle qu’il poursuit et il ne peut y avoir d’autre direction que celle qui nous est donnée par l’histoire » [14]. Kamenev : « La politique du parti, la politique de sa direction a triomphé dans le seul sens où la victoire du socialisme est possible » [15]. Et, dans sa dernière déclaration : « J’adjure mes fils d’employer leur vie à défendre le grand Staline » [16].

La glorification de Staline s’accompagne de la litanie contre Trotsky, « l’homme qui m’a poussé au crime », dit David [17], « l’âme et l’organisateur du bloc terroriste », dit Bakaiev [18]. Mratchkovski l’accuse de l’avoir « engagé dans la voie de la contre-révolution » ; son vieil ami Smirnov dit qu’il est un « ennemi [... ] de l’autre côté de la barricade » [19]. Zinoviev affirme : « Le trotskysme est une variété du facisme et le zinoviévisme est une variété du trotskysme » [20]. Il y a là plus qu’un rite, et plus aussi qu’une opération à usage interne destinée à discréditer Trotsky aux yeux de ce qui reste d’avant-garde ouvrière en U.R.S.S. et dans le monde.

Le 19 juillet 1936, en effet, le soulèvement des militaires espagnols a déclenché une révolution ouvrière et paysanne qui triomphe dans la zone républicaine : à sa tête se trouvent d’irréductibles adversaires de Staline, les syndicalistes-révolutionnaires de la C.N.T., les communistes dissidents que dirige l’ancien trotskyste Andrès Nin. La révolution espagnole est une menace directe pour le statu quo européen, un obstacle à la recherche d’alliés bourgeois pour l’U.R.S.S., puisque, plus encore que la perspective d’extension en Méditerranée de la zone d’influence allemande et italienne, elle effraie les milieux politiques capitalistes d’Angleterre et de France. Staline qui, dans les premières semaines du conflit s’est aligné sur la politique de non-intervention prônée par la France et exigée par l’Angleterre, va bientôt intervenir en Espagne. L’aide militaire russe qui permettra à l’armée républicaine de tenir pendant les derniers mois de 1936 est, sur le plan politique, un contre-feu, car les conseillers russes appuient, dans le camp républicain, les forces modérées, leur permettant de freiner puis d’arrêter l’élan révolutionnaire. Staline fait d’une pierre deux coups, consacrant en même temps les communistes champions de l’antifascisme, conçu comme une alliance de « tous les démocrates » contre les fascistes, reflet dans chaque pays de la coalition qu’il veut former, en Europe, entre les démocraties occidentales et l’U.R.S.S. contre l’axe Rome-Berlin. La lutte contre les éléments révolutionnaires en Espagne est à la fois une garantie donnée aux futurs alliés du point de vue de la conservation sociale et politique et un aspect de la lutte de la bureaucratie russe pour conserver son monopole sur les secteurs ouvriers avancés. A partir de septembre 1936 arrivent en Espagne les conseillers militaires et politiques, les spécialistes de la N.K.V.D., qui vont entreprendre la liquidation de tous les éléments révolutionnaires extrémistes. Vu sous cet angle, le procès des Seize est une opération destinée à faciliter la nouvelle politique étrangère de Staline, en même temps qu’une préparation psychologique à la guerre contre le fascisme aux côtés des démocraties capitalistes, une perspective qui, non seulement, exclut la révolution, mais oblige à la combattre en tant que menace directe contre le système d’alliance de l’ U.R.S.S. [21].

Le procès n’est donc que l’aspect le plus spectaculaire d’une vaste campagne politique. En U.R.S.S., Il est le prétexte et la couverture de la nouvelle campagne d’épuration du parti qui se déclenche à partir de l’instruction secrète du 29 juillet. Comme Il ne reste plus guère d’opposants masqués à démasquer, on commence à exclure quiconque dans le passé a eu, avec un zinovieviste ou un trotskyste, un lien même ténu, comme, à Kozalsk, un des rayons de Smolensk, un militant qui, en 1927, avait eu entre les mains la plate-forme de l’opposition, un second qui « avait donné une description favorable d’un trotskyste » ou ce troisième qui avait été simplement élève a l’institut des professeurs rouges. Toutes les réunions se terminent par un hommage à « la vigilance et la sagacité du chef bien-aimé le camarade Staline » [22].

Il est clair, pourtant, que le procès des Seize a manqué son objectif. Kamenev et Zinoviev, en avouant comme mobile la soif du pouvoir, ont rendu à Staline un service empoisonné : en niant avoir eu un programme différent du sien, ils laissent clairement entendre qu’il s’agissait, de part et d’autre, du pouvoir seulement : La Pravda du 12 septembre 1936 enregistre le coup et indique la direction à suivre pour les procès à venir : « Les accusés se sont efforcés de dissimuler les buts véritables de leur action. Ils ont répondu qu’ils n’avaient aucun programme. Ils en avaient pourtant un, celui de la destruction du socialisme et de la restauration du capItalisme. » Au cours du prochain procès, les accusés avoueront bien avoir eu un « programme ».

Vers le deuxième procès.

Il est vraisemblable, pourtant, que les conditions du premier procès ont provoqué dans les milieux dirigeants, même très proches de Staline, des résistances ou des hésitations sur lesquelles nous ne sommes que peu renseignés. Après la mise en cause par les accusés de Boukharine, Rykov et Tomski, une enquête est ouverte contre eux. Vychinski, en l’annonçant devant le tribunal, déclenche du même coup la traditionnelle pluie de résolutions et de messages exigeant leur châtiment. Traqué, pressentant ce qui l’attend, Tomski se donne la mort le 23 août. Cependant, le 10 septembre, un communiqué publié dans la Pravda annonce que l’enquête sur Boukharine et Rykov s’est terminée par un non-lieu, « aucune base légale » d’accusation n’ayant pu être relevée contre eux. La plupart des historiens supposent, à juste titre, semble-t-il, qu’une telle conclusion de l’enquête marquait un recul par rapport aux projets initiaux. Il nous faut, pour l’instant, renoncer à connaître les péripéties qui ont ainsi freiné la répression dirigée déjà à cette date contre les droitiers.

Schapiro pense qu’en tout cas c’est cette décision de non-lieu concernant les deux anciens dirigeants de la droite qui est à l’origine d’une vive réaction de Staline et d’une aggravation de la crise. Il s’appuie en cela sur Khrouchtchev, qui place à la fin du mois de septembre le début de ce qu’il appelle la « répression de masse ». C’est, en effet, le 25 septembre, selon lui, que Staline et Jdanov, en vacances à Sotchi, au bord de la mer Noire, télégraphient à « Kaganovitch, Molotov et autres membres du bureau politique » qu’il est « nécessaire et urgent de nommer Ejov au commissariat du peuple aux affaires intérieures » (N.K.V.D.), et commentent : « Iagoda s’est montré définitivement incapable de démasquer le bloc trotskyste-zinoviéviste. La Guépéou a quatre ans de retard » [23].

La nomination d’Ejov est annoncée dans la Pravda du 27 : « transféré » aux P.T.T., Iagoda sera à son tour épuré quelques mois plus tard. C’est vraisemblablement pendant cette période que la direction de la N.K.V.D. est réorganisée sous la poigne d’Ejov et qu’en disparaissent les anciens tchékistes qui la dirigeaient depuis l’époque de la guerre civile, les Pauker, Trilisser, Agranov et autres : le seul survivant des six adjoints de Iagoda, Zakovski, dont Khrouchtchev, en 1956, a souligné le rôle dans la fabrication des aveux aux procès, est aussi le seul dont les premiers services dans la police politique soient postérieurs à la guerre civile et qui ait pu ainsi échapper au soupçon de sympathiser avec les vieux-bolcheviks. Les arrestations se multiplient parmi ces derniers, dont un tout petit nombre seulement figurera au deuxième procès. Il faut se contenter de noter que des rumeurs persistantes attribuent à l’époque à Ordjonikidzé des efforts pour arrêter les coups qui menacent la vieille garde et protéger, notamment, son adjoint Piatakov, promis par son passé d’opposant à un rôle de premier plan dans un procès à venir. Au XXII° congrès, Krouchtchev a partiellement confirmé ces rumeurs en révélant que Sergo Ordjonikidzé, dont la mort devait être annoncée le 18 février 1937, s’était en réalité suicidé parce que « ne voulant plus avoir affaire à Staline et partager la responsabilité de ses abus de pouvoir » [24].

Nous n’avons guère non plus de renseignements précis sur le procès pour sabotage et terrorisme qui s’est déroulé à Novossibirsk, du 19 au 22 novembre 1936, et où, sur neuf accusés qualifiés de « trotskystes », six ont été condamnés à mort et exécutés. Le fait que les neuf aient été présentés comme des agents de Piatakov, contre lequel a été produit le témoignage de son ami Drobnis, laisse imaginer une mise en scène analogue à celle de juillet 1935 contre Kamenev, destinée à briser la résistance et à arracher les aveux d’un homme autour duquel les mailles du filet se resserraient, puisque sa femme avait déjà été arrêtée, huit mois avant lui, et que, selon le compte rendu de son procès, il n’a consenti aux premiers aveux qu’en décembre 1936.

Le deuxième procès.

Le deuxième procès se déroule du 23 au 30 janvier 1937 devant le même tribunal, le président Ulrich et le procureur Vychinski. Les dix-huit accusés ont été choisis suivant la méthode désormais classique de l’amalgame. Piatakov est le principal personnage dans le groupe des vieux-boleheviks, avec Karl Radek : le premier était encore membre du comité central et l’autre rédacteur aux Izvestia et co-rédacteur de la Constitution quelques semaines auparavant. Sérébriakov, ancien secrétaire du parti, oppositionnel repenti, administrateur des chemins de fer, et Sokolnikov, vice-commissaire à l’industrie forestière et suppléant du comité central, sont aussi de la vieille garde. Les vieux-bolcheviks, anciens décistes, Drobnis et Bogouslavski, a vaient, eux aussi, abjuré leurs idées, de même que Livschitz, ancien membre de l’opposition unifiée, et occupaient des postes importants dans l’administration économique. Nicolas Mouralov, le vieil ami de Trotsky, est le seul des anciens opposants qui n’ait jamais, avant sa dernière arrestation, signé de déclaration de repentir. Un deuxième groupe d’accusés est composé de responsables de l’économie, Kniazev et Turok, des chemins de fer, Rataitchak et Chestov, de l’industrie chimique, tous vieux communistes, Norkine et Pouchine, communistes de plus fraîche date et importants administrateurs, le sans-parti Stroilov, ingénieur en chef du trust du charbon du Rouznetsk. Enfin Arnold, « chauffeur » sans-parti aux multiples identités et Hrasche, présenté comme « professeur » et « espion » forment le groupe, indispensable désormais, des personnages louches, jouant vraisemblablement le rôle d’indicateurs.

Le schéma général du procès ne diffère guère du précédent. Piatakov et ses compagnons sont accusés d’avoir organisé un « centre de réserve », direction de remplacement destinée à assurer éventuellement la relève du « centre trotskyste-zinoviéviste » détruit lors du premier procès. Ils le reconnaissent et fournissent un luxe de détails sur leurs rapports avec les dirigeants du premier « centre » et avec Trotsky. Un ancien correspondant des Izvestia, Romm, témoigne qu’il a rencontré Trotsky à Paris, à la fin de juillet 1933 et qu’il a reçu de lui des directives écrites qu’il a rapportées à Radek. Radek déclare avoir détruit les textes, mais en donne le contenu : défaitisme et terrorisme, telles étaient les instructions de Trotsky. Piatakov déclare qu’en décembre 1935, de Berlin où il était en mission officielle, il s’est rendu en avion à Oslo, où il a rencontré Trotsky dans sa maison : Trotsky lui a donné des directives de sabotage et de terrorisme et l’a mis au courant de ses entretiens avec Rudolf Hess, le ministre nazi, adjoint de Hitler, et des accords qu’ils ont conclus pour leur lutte commune contre l’U.R.S.S. Piatakov et Radek reconnaissent en outre leur responsabilité directe pour tous les actes terroristes, commis ou non, imputés aux groupes d’action dépendant de l’un ou l’autre centre, depuis le meurtre de Kirov jusqu’à ceux - seulement projetés - de Staline, Vorochilov, Molotov, Kaganovitch, Jdanov, Kossior, Postychev, Eikhe, Tchouhar et autres moindres personnages du régime. Les fonctionnaires de l’administration économique, de Sérébriakov, le vieux-bolchevik, à Stroilov, le sans-parti, avouent une liste impressionnante d’actes de sabotage qui vont de la fixation systématique de normes de travail très basses pour les cheminots à l’organisation de déraillements, en passant par des plans destinés à la diminution de 80 % de la production de charbon, l’organisation d’explosions dans les mines avec comme objectif de tuer le plus d’ouvriers stakhanovistes possible, celle d’« intoxications » ou « d’empoisonnements de masse », la dilapidation des fonds publics, le retard systématique, allant jusqu’à trois mois, du paiement des salaires aux ouvriers, le retrait de la circulation des locomotives en bon état de marche et leur remplacement par des machines non réparées. Kniazev, à lui tout seul, avoue l’organisation de quinze graves accidents de train et de mille six cents avaries. Tous déclarent avoir appliqué dans celte campagne, de sabotage, les directives données par Trotsky. Les moins connus des accusés déclarent avoir été, en outre, des agents des services de renseignements étrangers : Stroilov de l’Allemagne, Kniazev du Japon, Rataitchak étant, selon Vychinski « un espion peut-être polonais et peut-être allemand » [25] et Hrasche mangeant, comme lui, à plusieurs râteliers.

Après ce déballage de turpitudes, Vychinski entreprend, dans son réquisitoire, de démontrer, en remontant à l’activité de Trotsky avant la révolution, comment l’opposition était vouée à finir dans le sabotage et la trahison. Treize accusés sont condamnés à mort, dont Piatakov, Mouralov, Sérébriakov, Bogouslavski, Drobnis. Arnold et Stroilov sont condamnés à dix et cinq ans de prison. Deux des vedettes du procès, Sokolnikov et Radek, sont épargnés, n’étant condamnés qu’à dix ans de prison. Comme après le premier procès, avant et après l’exécution, la presse reprend en chœur les vitupérations de Vychinski contre les condamnés, « criminels de profession au sang-froid de vipère » [26].

Problèmes posés par le deuxième procès.

Le deuxième procès n’a peut-être pas été préparé par les mêmes hommes ; il l’a été, sans aucun doute, dans les mêmes bureaux, par des spécialistes formés à la même école. Ici aussi, il est clair que ne comparaissent que ceux qui ont avoué : tous les dossiers sont numérotés, Arnold a le numéro 36, ce qui permet de supposer qu’il y a au moins dix-neuf absents. Leurs noms sont d’ailleurs cités, au cours des débats, qu’il s’agisse de responsables ou d’exécutants : Priobrajenski est désigné par Radek comme membre du centre, Beloborodov, Boudou Mdivani, Kolziouhinski, pour ne s’en tenir qu’aux plus connus, sont plusieurs fois mentionnés. Ni les uns ni les autres ne figureront jamais dans un procès public. L’accusation tente à plusieurs reprises de faire confirmer par les accusés les aveux faits par les condamnés du premier, notamment en ce qui concerne l’assassinat de Kirov. Mais le changement d’orientation, l’élargissement de la gamme des crimes « avoués » obligent le procureur à contester les aveux des condamnés de 1936, quand il s’écrie : « Quand nous nous sommes mis à démêler de plus en plus les écheveaux abjects de leurs crimes monstrueux, nous avons découvert à chaque pas le mensonge et la duperie de ces hommes qui avaient déjà en pied dans la tombe » [27].

Aucun accusé ne résiste, comme avait tenté de le faire Smirnov. Plusieurs, cependant, nient certaines accusations, font des aveux ambigus. Piatakov refuse d’admettre qu’au « début de son activité « trotskyste », il savait qu’elle le mènerait à la trahison et porte ainsi un coup à la thèse du trotskysme, trahison consciente. Il nie toute préparation à un attentat contre Staline jusqu’à ce qu’on lui ait opposé trop d’autres témoignages pour qu’il puisse continuer sans démolir l’édifice entier. Bientôt on va savoir de façon certaine que deux témoignages, deux aveux, de taille, sont faux : l’entrevue d’Oslo n’a pu avoir lieu, ne serait-ce que parce qu’aucun voyageur étranger ne s’est rendu en Norvège par avion dans la période indiquée, et parce que les circonstances du séjour de Trotsky ne lui permettaient pas de recevoir une telle visite dans des conditions de secret. En outre, il était placé sous la surveillance de la police française à Saint-Palais à l’époque où Romm prétend l’avoir rencontré à Paris. Mais le questionnaire rédigé par Trotsky pour éclairer le témoignage de Piatakov ne lui sera évidemment pas soumis : ainsi que le redoutait le chef de l’opposition, Piatakov est exécuté le 1° février, avant que l’opinion mondiale ait pu exercer une pression suffisante pour le faire de nouveau interroger.

En fait, rien, aujourd’hui, ne subsiste non plus des accusations et des aveux du deuxième procès. Le « voyage d’Oslo » n’existe pas plus que l’hôtel Bristol. Quand, au procès de Nuremberg, le procureur russe aura en face de lui les principaux dirigeants de l’Allemagne nazie, et en particulier Rudolf Hess, il ne posera aucune question sur les entretiens de ce dernier avec Trotsky, base de l’accusation de trahison du procès de 1937, et cela malgré les protestations de Natalia Sédova et des amis politiques de Trotsky. Ce silence et celui des archives allemandes sur ce point établissent clairement la falsification. En janvier 1937, Mouralov, le vieux-bolchevik, et Arnold, l’aventurier, avaient avoué un attentat manqué contre l’automobile de Molotov à Prokopievsk, en 1934. Mouralov fut exécuté. Au XXII° congrès, Chvernik, président de la commission de contrôle, déclare, parlant du « cynisme » de Molotov : « Lors d’un voyage à Prokopievsk, en 1934, les roues de droite de son auto glissèrent, dans la cuvette de la route. Aucun des passagers ne fut blessé. Cet épisode servit par la suite de prétexte à une version parlant d’« attentat » à la vie de Molotov, et un groupe d’innocents fut condamné à cause de cela » [28].

La signification du procès.

En fait, la clé du procès se trouve dans le compte rendu sténographique officiel, et en particulier dans l’interrogatoire et les déclarations de Karl Radek, véritable porte-parole de l’accusation sur le banc des accusés, un des rare rescapés des procès, épargné visiblement en récompense du rôle qu’il y avait joué. Un des hommes les plus remarquables de sa génération par ses capacités intellectuelles, proche de l’opposition de 1923 à 1926, membre actif de celle-ci de 1926 à 1928, il l’avait abandonnée en 1929 et sera, à partir de cette date, l’une des cibles de Trotsky, qui l’accuse notamment d’avoir dénoncé : Blumkine à la Guépéou et d’être devenu un authentique mouchard. Comédien de grand talent, Radek est parfaitement à l’aise devant le tribunal face à Vychinski qu’il remet à l’occasion à sa place d’un mot sec, dénonce avec nonchalance tous les complices du centre, Boukharine et Rykov, innocentés quatre mois auparavant, Putna, un collaborateur de Toukhatchevski, sur qui il laissera planer un soupçon, pour l’en laver le lendemain. Il prononce surtout une ultime déclaration dans laquelle il jette avec humour quelques informations sur les conditions de l’instruction et donne au procès toute sa signification politique.

Protestant contre certains qualificatifs appliqués aux accusés par le procureur, il commence par rappeler que tout le procès repose sur des aveux. « Le procès, dit-il, a deux points centraux. Il a dévoilé la préparation à la guerre et a montré que l’organisation trotskyste est devenue l’agence de ces forces qui préparent la nouvelle guerre mondiale. Quelles sont les preuves de ce fait ? Les preuves sont les déclarations de deux hommes : les miennes, dans lesquelles j’ai déclaré avoir reçu des directives et des lettres - que j’ai brûlées, malheureusement - de Trotsky et les déclarations de Piatakov qui a parlé avec Trotsky. Toutes les autres dépositions reposent sur les nôtres. Si vous n’avez affaire qu’à de simples criminels de droit commun, qu’à des mouchards, comment pouvez-vous être certains que ce que nous avons dit, c’est la vérité, la vérité inébranlable ? [... ] Il va sans dire que le procureur et le tribunal, qui connaissent toute l’histoire du trotskysme, qui nous connaissent, n’ont aucune raison de nous soupçonner, nous qui traînons ce boulet qu’est le terrorisme, d’y avoir ajouté pour notre plaisir celui de la trahison d’Etat. Il est inutile de chercher à vous persuader. Mais il faut chercher à persuader en premier lieu les déments trotskystes éparpillés et rodant dans le pays qui n’ont pas encore déposé les armes, qui sont dangereux et doivent comprendre que nous disons ici avec une émotion profonde la vérité et rien que la vérité », cette vérité que, selon lui, Kamenev, Zinoviev et Mratchkovski ont dissimulée, puisque « Kamenev a préféré périr comme un bandit sans programme politique » [29].

Radek entreprend donc de démontrer comment le trotskysme mène à la trahison, parce que le pouvoir de Staline est trop fort. « Les vieux trotskystes, dit-il, soutenaient qu’il était impossible d’édifier le socialisme dans un seul pays : c’est pourquoi il fallait accélérer la révolution en Occident. Maintenant, voilà ce qu’on leur offre : en Occident, aucune révolution n’est possible ; pour cette raison, détruisez le socialisme en U.R.S.S. Que le socialisme soit édifié dans notre pays, c’est un fait que personne ne peut manquer de voir. » Radek explique que, s’il n’a cependant pas dénoncé la conspiration, quand il a connu l’alliance entre Trotsky et Hitler, c’est d’une part parce que « la justice soviétique n’est pas une machine à hacher » et « parce qu’il y avait une couche importante de gens que nous avions amenés dans cette voie de lutte qui ne connaissaient pas, dirais-je, les principes essentiels de l’organisation, qui erraient dans les ténèbres ». Non sans un certain humour noir, il confesse : « Je dois dire que ce n’est pas moi qu’on a torturé, mais que c’est moi qui ai torturé les enquêteurs en les obligeant à faire un travail inutile. Pendant deux mois et demi, j’ai obligé le juge d’instruction, par des interrogatoires et en opposant à mes déclarations celles des autres accusés, à dévoiler devant moi tout le tableau, afin que je sache qui avait avoué, qui n’avait pas avoué, dans quelle mesure les aveux ont été faits par chacun. » Et il raconte comment, le dernier, il a « tout avoué », faisant de lui-même le régisseur du spectacle : selon Krivitzki, ce serait une entrevue avec Staline qui l’aurait décidé à « poursuivre l’instruction contre lui-même » [30].

La conclusion de Radek est un appel politique à l’union sacrée destinée à désarmer toute opposition virtuelle : « Il y a dans ce pays des demi-trotskystes, des quarts de trotskystes, des huitièmes de trotskystes, des gens qui nous ont aidés, ignorant l’existence de l’organisation terroriste, ayant de la sympathie pour nous et qui, par libéralisme ou par esprit frondeur à l’égard du parti, nous ont aidés. Nous disons à ces gens : quand il y a une paille dans la masse d’un grand marteau, le danger n’est pas encore grand ; mais, quand la paille est dans une hélice, cela peut entraîner une catastrophe. Nous nous trouvons à une période de tension extrême, une période d’avant-guerre. A tous ces éléments, […] nous disons : celui qui sent dans ses rapports avec le parti la moindre fêlure dans sa confiance doit savoir que demain il peut devenir un fauteur de diversions, un traître, s’il ne s’applique pas à réparer cette fêlure par une sincérité totale devant le parti. Deuxièmement, nous devons dire aux éléments trotskystes de France, d’Espagne et des autres pays - de tels éléments il y en a -que l’expérience de la Révolution russe a montré que le trotskysme, c’est le saboteur du mouvement ouvrier. Nous devons les prévenir qu’ils paieront de leur tête s’ils ne profitent pas de notre expérience. Enfin, nous devons dire au monde entier, à tous ceux qui luttent pour la paix, que le trotskysme est un instrument des fauteurs de guerre » [31].

Stalinien par cynisme, Radek ne rend pas à Staline des services gratuits. Il entend bien en être récompensé et souligne leur valeur : « Quand Nicolas Ivanovitch Mouralov, l’homme le plus proche de Trotsky, que je croyais prêt à mourir en prison sans proférer un mot, quand cet homme a fait ses déclarations et les a justifiées en disant qu’il ne voulait pas mourir avec l’idée que son nom puisse devenir le drapeau de toute la racaille contre-révolutionnaire, eh bien, c’est là le résultat le plus profond de ce procès » [32]. Par sa bouche s’exprime la nécessité qui s’impose à Staline s’il veut préserver son régime menacé : il faut vaincre l’opposition diffuse à l’intérieur du pays, il faut assurer le monopole des partis communistes sur les ouvriers de France, d’Espagne et d’ailleurs, il faut gagner l’alliance des puissances occidentales pour assurer la paix par le maintien du statu quo. La condition de cette victoire est la destruction préalable de l’opposition trotskyste, de l’organisation pour la IV° Internationale qu’il faut anéantir parce qu’elle menace la dictature de la bureaucratie, au dedans comme au dehors : c’est en ce sens que la « confession » Mouralov est « le résultat le plus profond du procès », car elle, et elle seule, est une défaite réelle de Trotsky.

Ici aussi, pourtant, le résultat apparaît mince, avec le recul du temps : tandis qu’en Espagne, et en France les tueurs de la N.K.V.D. s’attachent à la liquidation systématique des partisans de Trotsky, et des révolutionnaires : anti-staliniens en général, assassinant, en France, le Tchécoslovaque Klement et le Polonais Reiss, puis Léon Sédov lui-même, en Espagne, le leader du P.O.U.M. Andrès Nin, l’Autrichien Kurt Landau, le Tchèque Erwin Wolf, l’Allemand Moulin et bien d’autres, elle est amenée inéluctablement à frapper en U.R.S.S. même bien au-delà du noyau numériquement réduit des « trotskystes » et à exterminer toute la vieille garde des bolcheviks et des communistes étrangers résidant en U.R.S.S., les cadres mêmes du parti et de l’Internationale.


Procès à huis-clos et liquidation sans jugement.

Toute une série d’arrestations suivent immédiatement le procès Piatakov. Boukharine et Rykov sont vraisemblablement arrêtés à ce moment, de même que le juriste Pachoukanis, que la Pravda attaque le 20 janvier. Le suicide d’Ordjonikidé, le 18 février, est un autre aspect de la lutte qui se déroule dans l’appareil et dont l’assemblée plénière du comité central qui se déroule entre le 23 février et le 5 mars n’est que l’un des épisodes. Le communiqué de la Pravda du 6 mars dit que « la question de l’activité antiparti de Boukharine et Rykov a été examinée » et que leur exclusion du parti a été décidée. Krivitski et les auteurs de stalinien affirment que Boukharine et Rykov, extraits de prison pour la circonstance, ont assisté à l’assemblée, et y ont vainement plaidé non-coupables. Le compte-rendu fait par Khrouchtchev à Moscou et publié dans la Pravda du 17 mars semble confirmer la présence au comité central des deux hommes : « Ils sont venus à l’assemblée pour la tromper, [...] ils n’ont pas pris le chemin du repentir » et doivent être considérés comme des « ennemis du parti et de la classe ouvrière ».

« Si Staline s’apprêtait à revenir sur le chemin de la révolution, il n’aurait pas exterminé et démoralisé les révolutionnaires. En dernière analyse, Mussolini a raison lorsqu’il écrit dans le « Giornale d’italia » que « personne jusqu’ici n’a porté de coups plus rudes à l’idéal du communisme (de la révolution prolétarienne) ni exterminé de communistes avec autant d’acharnement que Staline. »

Léon Trotsky – 9 mars 1938

Le procès des 21

Bilan du procès

« Dès avant qu’il ne soit terminé, le procès de Moscou avait déjà fatigué l’opinion publique par l’accumulation qui y fut faite d’invraisemblables absurdités. Il était possible à tout journaliste moyen d’écrire à l’avance le texte du discours qui serait prononcé le lendemain par le procureur Vychinsky ; seule, peut-être, la quantité d’injures grossières pouvait être sous-estimée.

Le cas de Vychinsky est lié au procès politique. Pendant la révolution, il était dans le camp des blancs. Ayant changé d’orientation après la victoire définitive des bolcheviks, il s’est longtemps senti humilié et surveillé. Aujourd’hui, il tient sa revanche. Il peut railler Boukharine, Rykov, Rakovsky, dont il avait dû prononcer les noms avec un respect exagéré pendant de longues années. Pendant ce temps, les ambassadeurs Troïanovsky, Maïsky, Souritz, qui ont chacun un passé aussi chargé que Vychinsky, expliquent à l’opinion publique de l’humanité civilisée qu’ils ont suivi les préceptes de la Révolution d’octobre alors que Boukharine, Rykov, Rakovsky, Trotsky et bien d’autres ont trahi ces enseignements, comme ils ont toujours trahi. Tout est mis sans dessus dessous.

Des conclusions que Vychinsky devra prononcer à la fin de la dernière série de procès, il ressort que l’Etat soviétique est un appareil centralisé de trahison. Les chefs de gouvernement et la majorité des Commissaires du peuple (Rykov, Kamenev, Roudzoutak, Smirnov, Yakovlev, Rosengoltz, Tchernov, Grinko, Ivanov, Ossinsky et d’autres) ; les grands diplomates soviétiques (Rakovsky, Sokolnikov, Krestinsky, Kavatchan, Bogomolov, Yourenev et d’autres) ; tous les dirigeants du Komintern (Zinoviev, Boukharine, Radek) ; les dirigeants les plus importants de l’économie (Piatakov, Smirnov, Serebriakov, Lifshitz et d’autres) ; les meilleurs capitaines et chefs de l’Armée Rouge (Tchoukhatchevski, Mratchkovsky, Alksnis, l’amiral Orlov et d’autres) ; les ouvriers-révolutionnaires les plus remarquables que le bolchevisme ait produit depuis 35 ans (Tomsky, Evdokimov, Smirnov, Bakayev, Serebriakov, Bougoulansky, Mratchkovsky) ; les chefs et les membres des gouvernements des Républiques soviétiques russes (Soulimov, Varvara Yakoleva) ; tous les chefs sans exception des 30 Républiques soviétiques, c’est-à-dire les dirigeants issus des mouvements de libération nationale (Boudou Midvani, Okoudjava, Kavtaradzé, Tcherviakov, Goloded, Skrypnik, Lioubchanko, Nestor Lakoba, Fayçal Khodzaev, Ikramov et des dizaines d’autres) ; les chefs de la Guépéou de ces deix dernières années (Yagoda et ses collaborateurs) ; enfin, et ce n’est pas le moins important, les membres du tout puissant Politburo qui est en fait le pouvoir suprême du pays : Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Tomsky, Rykov, Boukharine, Roudzoutak – tous ont participé au complot contre le pouvoir soviétique dès les années où celui-ci reposait encore entre leurs mains. En qualité d’agents des puissances étrangères, tous ont essayé de démanteler la fédération soviétique créée par eux et d’asservir au fascisme les peuples pour la libération desquels ils ont lutté pendant des dizaines d’années.

Dans leurs activités criminelles, les ministres, les maréchaux, les ambassadeurs se soumettaient invariablement à une seule personne. Non pas un dirigeant officiel, mais un proscrit. Sur seul signe de sa main, les vétérans de la révolution devenaient des agents de Hitler et du Mikado. Sur les « instructions » de Trotsky, transmises par l’intermédiaire d’un correspondant d’occasion de l’agence Tass, les dirigeants de l’industrie, des transports et de l’agriculture détruisaient les forces productives du pays, ainsi que ses richesses culturelles. Sur un ordre envoyé de Norvège ou du Mexique par l’ « ennemi du peuple », les ouvriers des chemins de fer d’Extrême-Orient détruisaient les convois militaires et les vénérables médecins du Kremlin empoisonnaient leurs patients.

Les révélations des derniers procès ont amené Vychinsky à peindre un tableau bien étrange de l’Etat soviétique ! Mais c’est là la difficulté. Le régime totalitaire est la dictature de l’appareil. Si toutes positions clés de l’appareil appartenaient aux troskystes qui m’étaient entièrement dévoués, pourquoi alors Staline est-il au Kremlin et moi en exil ?

Tout est mis sens dessus dessous dans ce procès. Les ennemis de la Révolution d’octobre se présentent comme ses exécuteurs testamentaires – les carriéristes se vantent d’être les champions de ses idéaux, les spécialistes de la falsification sont les juges d’instruction, les procureurs et les juges au tribunal. (…) »

Léon Trotsky – 10 mars 1938

La suite

Dans la presse

Dans l’actualité très chargée de l’été 1936, le premier procès occupe une place plus qu’honorable. Un grand nombre de journaux consacrent plusieurs colonnes à l’événement. Cependant, les journalistes semblent désorientés quand il s’agit de commenter le procès et s’en remettent généralement au « commentaire » de l’agence Havas, largement reproduit : « Les débats cheminent dans un imbroglio d’aveux et de demi-aveux, de dénégations partielles concernant des points de détail sans intérêt... Comme au cours des précédents débats, les accusés se sont défendus sur des nuances d’interprétation, de doctrine et des tonalités d’intention que seuls les initiés à l’activité révolutionnaire russe ont suivies avec intérêt... Il ne semble pas douteux que l’accusation était en partie fondée. Il est cependant impossible de dire dans quelle mesure elle l’était. » Une très petite minorité de journaux, de droite comme de gauche, expriment leur conviction sur l’innocence des accusés. En général, la presse se tient sur une certaine réserve : « Qui sait ? On ne sait pas, on. ne peut pas savoir », écrit L’Intransigeant, résumant l’opinion de la plupart des observateurs. La réaction de la presse est un peu plus vive en janvier 1937. Les aveux des accusés suscitent davantage de scepticisme : « Je suis coupable, tu es coupable, il est coupable... La série des confessions se poursuit à Moscou », écrit Le Journal. Mais Le Temps, journal d’information respecté, considère, comme beaucoup d’autres, que les aveux des accusés préjugent de leur culpabilité « même si certains aveux semblent en effet invraisemblables » : « Les accusés sont tous d’accord pour reconnaître comme fondées les accusations portées contre eux. Il est hors de doute que les accusés ont organisé des attentats contre les chefs actuels du Parti et du gouvernement soviétique, qu’ils ont voulu faire place nette pour prendre le pouvoir et que, entre eux et le groupe des staliniens, c’était une lutte à mort dans laquelle ils faisaient bon marché des vies humaines. » Albert Mousset, dans le très "respectable" Journal des Débats, fait appel à Dostoïevski pour « expliquer » son incapacité à prendre parti : « Il est difficile de se faire une idée sur l’innocence ou la culpabilité des fusillés de Moscou. Remettons-nous encore à Dostoievski qui a dit.. "C’est parmi nous seulement que le plus fieffé coquin peut être foncièrement, voire sublimement honnête, sans cesser d’être un coquin. »

La presse, dans sa majorité, a beau reconnaître que les aveux sont « extravagants », « étranges », « stupéfiants », « déroutants », six journaux seulement (39) estiment les accusés innocents.

Le commentaire de Victor Serge

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Messages

  • Charles Plisnier dans “Faux passeports” :

    « Que signifie ce nouveau procès ?

    Veut-on faire croire au monde que tous ces chefs bolchévistes, échappés aux prisons du tzar et à ses potences, qui, autour de Lénine, faisant face à la guerre civile, à la guerre étrangère, ont construit l’U.R.S.S., se sont assemblés pour la trahir ? Veut-on faire croire au monde que ces Partisans qui, pour leur Parti, ont souffert la prison, la déportation, la faim et la calomnie, se sont assemblés pour le vendre et le détruire ? Veut-on faire croire au monde que ces stratégies et ces tacticiens de la révolution ont résolu de faire assassiner Staline, au moment précis où leur pouvoir devient si fort et leur étoile si proche, qu’il faut, pour les réduire, arrêter dans toutes les Républiques, leurs compagnons de lutte, par milliers et dizaines de milliers ?

    Non. Non. J’ai connu ces Zinoviev, ces Smirnov : c’est par la réforme du Parti qu’ils veulent sauver la Russie et la Révolution….

    Le procès de Moscou envahit les journaux.

    Comment l’opinion du monde ne se soulève-t-elle pas ? Qu’est devenu cette conscience ouvrière, qui laisse déshonorer par des fonctionnaires les survivants de sa première révolution ? (…) Au milieu de ces journaux que j’ai lus, froissés, repris, il me semble qu’un effluve malsain, une folie basse, m’enveloppe et m’avilit.

    Ces hommes, l’un après l’autre, renoncent à se défendre contre les accusations les plus outrageantes, celles de trahison et d’assassinat. L’un après l’autre, celui-ci qui fut le Chef-du-premier-soviet-de-la-première-révolution, celui-là qui fut l’organisateur-de-la-victoire-d’Asie, ceux-là, tous, reconnaissent leurs crimes.

    « -Accusé, cette déposition apporte la preuve que vous avez commis un grand crime. Vous avouez-vous coupable ?

    « - Oui.

    « - Alors, vous tous, vous avez assassiné Stavrov ?

    « - Oui.

    « - Alors, vous tous, vous avez organisé l’assassinat ?

    « - Oui.

    « - Comment apprécier les articles et les déclarations que vous écrivîtes en 1933, et dans lesquels vous exprimez votre dévouement eu Parti ? Un mensonge ?

    « - Pis.

    « - Une perfidie ?

    « - Pis.

    « - Pis que le mensonge. Pis que la perfidie. Dites le mot vous-mêmes : une trahison ?

    « - Vous l’avez trouvé.

    « - Trahison, perfidie, duplicité !

    « - Oui. »

    Je vis dans un cauchemar.

  • Les accusés ont été obligés de faire des déclarations aussi absurdes que ridicules qui ont été sérieusement diffusées par les média du monde comme si on pouvait les considérer comme valables et par les média staliniens comme du bon pain.

    Vont y passer la majorité absolue du Comité central du parti bolchevique de 1917 à 1923, les trois secrétaires du parti entre 1919 et 1921, la majorité du Bureau politique entre 1919 et 1924, et même 108 des 139 membres du Comité central de 1934. On n’a fait parler dans les procès que ceux qui ont cédé aux pressions. Les autres ont été tués ou se sont suicidés, ou sont morts dans les camps de concentration dont nombre de trotskystes de l’opposition trotskyste de 1923

    L’accusation est tenue par l’ancien menchévik André Vychinsky, un professeur de droit, ancien adhérent menchévik, qui n’a jamais été un militant ni bolchevik ni même menchevik, qui n’a soutenu d’aucune manière la révolution et qui n’a grimpé qu’après dans l’appareil bureaucratique de la justice. C’est lui qui déclare que « de vils aventuriers ont tenté de piétiner avec leurs sales pieds les meilleures fleurs de notre jardin socialiste : des menteurs, des histrions, des pygmées misérables, des roquets et des toutous se ruant sur l’éléphant... Une fin triste, infâme, attend ces gens qui se trouvaient dans nos rangs, mais ne se distinguèrent jamais, ni par leur fermeté, ni par leur dévouement à la cause du socialisme. Nous avons devant nous des criminels dangereux, invétérés, cruels, impitoyables à l’égard de notre peuple, de nos idéaux, à l’égard des dirigeants de notre lutte, des chefs du pays soviétique, et des travailleurs du monde entier. On ne peut épargner l’ennemi perfide. Le peuple entier frémit, s’indigne. Moi, en tant que représentant de l’accusation de l’Etat, je joins cette voix, à l’indignation des hommes soviétiques et travailleurs du monde entier, ma voix indignée d’accusateur d’Etat. »

    La thèse ubuesque consiste à prétendre que Trotsky, depuis l’étranger, a manipulé l’opposition russe en agissant ainsi au service à la fois des services secrets anglais, français et américain et de ceux des pays fascistes, Allemagne, Italie et Japon. Ces différents pays, loin de protester de ces accusations de volonté de déstabilisation de la Russie en organisant l’assassinat de Staline lui-même et en détruisant par le terrorisme l’industrie russe, ces Etats bourgeois, leurs hommes politiques ont fait mine d’examiner avec sérieux ces procès et se sont réjouis que Staline se charge lui-même de détruire physiquement comme moralement toute la direction révolutionnaire, russe comme mondiale. On peut même trouver des félicitations pour cela dans la presse fasciste italienne ou auprès de ministres aussi à droite et anticommunistes que Chamberlain.

    Il est ridicule

     d’accuser les principaux chefs révolutionnaires bolcheviks d’avoir appartenu depuis 1918 à un complot pour assassiner Lénine et détruire la révolution.

     de les accuser de comploter à la fois pour l’Intelligence Service anglaise, l’espionnage allemand et l’impérialisme américain, tout en pactisant avec d’anciens membres de l’Okhrana tsariste…

     d’accuser Trotsky fondateur de l’armée rouge, d’avoir voulu faire triompher les puissances impérialistes dans la guerre civile, d’avoir voulu assassiner Lénine et au négociateur de la paix d’avoir voulu faire échouer la paix de Brest-Litovsk, etc…

    Les propos qui sont imposés aux accusés sont aussi ridicules que possible :

     Zinoviev : Nous brûlions de haine contre le Comité central du parti et contre Staline.

     Kamenev : Le complot terroriste a été organisé et dirigé par moi, par Zinoviev et par Trotsky.

     Piatakov : Trotsky m’expliqua que la méthode du sabotage contre la Russie était une chose absolument inévitable. En ce qui concerne la situation internationale, il s’agissait de liquider le mouvement révolutionnaire prolétarien et de faire triompher le fascisme.

     Radek : Mon rôle personnel était le recrutement et la formation de saboteurs contre l’activité économique du pays pour détruire l’idée du socialisme dans un seul pays.

  • Bien des militants cités à comparaitre, accusés par les témoins, ne comparaissent pas au procès parce qu’ils ont été assassinés sous la torture ou ont refusé de reconnaitre leur culpabilité dont Préobrajenski, Beloborodov, Smilga, Sosnovski, Ivan Smirnov, Dimitri Schmidt, Ouglanov, Slepkov, Chliapnikov, Medvedev,… Le premier procès comporte des dossiers numérotés de 1 à 38 alors que seize accusés seulement comparaissent. Aucune information sur ce qui est arrivé aux 22 autres qui sont disparus sans autre explication… Certains accusés sont jugés à huis clos avant d’être brisés et de pouvoir alors être présentés en public. Gérard Rosenthal écrit : « Rien n’a permis de connaître le sort des hommes qui auraient été brisés trop tôt ou trop tard pour comparaître à l’audience publique. »

    Les aveux sont dictés par le désespoir, le dernier dévouement à l’Etat ouvrier et à la révolution, par la peur des représailles contre la famille. Les familles de Piatakov et Radek ont été arrêtées…

    Certains accusés qui avouent n’importe quoi au procès ont nié tout crime pendant des années comme Smirnov qui, pendant trois ans, a répondu cette seule phrase : « Je le nie, je le nie encore, je le nie. »

    Boukharine a effacé d’une phrase toute valeur à ses propres déclarations en affirmant à son procès :

    « L’aveu des accusés est un principe moyenâgeux. »

    Et Boukharine lâche au procès un compliment (involontaire ?) de Trotsky qu’il accuse officiellement de tous les maux de la terre :

    « Il faut être Trotsky pour ne pas abandonner ! »

    Et Radek, lui aussi, se débrouille malgré des reconnaissances multiples de tous les crimes de la terre, pour dire au travers de sa déposition que celle-ci n’a aucune valeur : « Si vous n’avez affaire qu’à de simples criminels de droit commun, qu’à des mouchards, comment pouvez-vous être certains que ce que nous avons dit est la vérité, l’inébranlable vérité ? »

    Contrairement à ce qui a été souvent dit, Toukhatchevski refusa d’avouer et se tournant vers ses accusateurs déclara :

    « Dites donc, vous n’auriez pas rêvé tout cela, par hasard ? »

    Les procès fourmillent de détails mais ces précisions se retournent contre la crédibilité des témoignages. Par exemple, Goltsmann est accusé d’avoir rencontré Trotsky en 1932 à l’Hôtel Bristol de Copenhague. Malheureusement, cet hôtel était déjà détruit à cette date. Sédov est également accusé de l’avoir rencontré mais Sédov, qui se trouvait alors à Berlin, n’a pas pu se rendre à l’époque à Copenhague, sa présence à Berlin étant attestée de bien des manières dont sa présence à l’Institut de Berlin… etc, etc… De même, l’entrevue prétendue de Piatakov avec Trotsky à Oslo est invraisemblable, Trotsky n’étant pas à Oslo, de même qu’est impossible la prétendue rencontre de Trotsky avec le témoin Romm située au bois de Boulogne, à Paris, en juillet 1933 car Trotsky n’a pas mis le pied à Paris en juillet 1933, étant cantonné à son domicile sous surveillance continuelle de la police française. On se tuerait à rapporter toutes les contradictions des « témoignages » fabriqués par les accusateurs et exposés par les accusés.

    Krouchtchev, sans pour autant réhabiliter les victimes, rapportera au vingtième congrès du parti communiste russe comment on forçait les accusés à avouer :

    « Le NKVD force des innocents à avouer, personne ne peut prouver qu’il n’a pas pris part à des crimes dont les aveux de plusieurs personnes témoignent. Les méthodes d’enquête sont telles qu’on force des gens à mentir et à calomnier des personnes qui sont totalement innocentes… Vous n’avez rien à inventer. Le NKVD vous prépare un plan tout prêt pour chaque branche du centre. Vous avez juste à l’étudier soigneusement et à bien vous souvenir de toutes les questions et réponses que le Tribunal peut attendre. Vous avez juste à vous préparer de façon à ne pas compromettre ni l’enquête ni vous-même. Si vous arrivez à supporter tout cela, le NKVD vous affirme que vous sauverez votre tête et que vous serez nourri et logé jusqu’à votre mort…. En novembre 1937, Staline, Molotov et Kaganovitch sanctionnèrent la décision de déférer au tribunal du Collège militaire du parti un groupe considérable de camarades, militants du parti, hommes d’Etat et militaires marquants. La plupart de ces camarades furent fusillés… Le grand mal causé par Staline n’est pas seulement dans le fait que beaucoup de nos meilleurs ont péri, que l’arbitraire régnait, qu’on fusillait sans jugement, que des innocents étaient jetés en prison. Il n’y avait pas que cela. Toute l’atmosphère créée alors dans le Parti était contraire à l’esprit de Lénine, était une dissonance… Du temps de Lénine, une atmosphère d’amitié, de confiance réciproque, de soutien, d’entraide régnait dans le Parti… »

    Bien entendu, le but de Krouchtchev n’était nullement de revenir au parti révolutionnaire de Lénine mais seulement d’accuser ses concurrents au poste de secrétaire général : Malenkov, Molotov et Kaganovitch… Il passe d’ailleurs sous silence ses propres actes de répression violente… Il laisse entendre qu’il est parvenu au sommet sans pactiser avec Staline, Béria, Malenkov, Molotov et Kaganovitch, ce qui est bien entendu faux.

    Les buts du procès ressortent des déclarations de Vychinsky. Un des buts est démontrer que tous les problèmes économiques de la Russie sont causés par l’opposition trotskyste car Staline craint que ces difficultés ne le discréditent et ne favorisent Trotsky dans le parti bolchevique.

    Vychinsky déclare notamment :

    « Dans notre pays riche de ressources de toutes sortes, il ne pouvait et il ne peut arriver qu’un produit quelconque vienne à manquer. Aussi la tâche de toute cette organisation de sabotage consistait-elle à provoquer le manque des produits existants chez nous en abondance ; à maintenir dans un état de tension le marché, ainsi que les besoins de la population… Tel est le tableau, révoltant, monstrueux de ce système profondément médité, strictement organisé – il faut bien rendre justice aux criminels – système rigoureusement planifié de sabotage et de diversion, qui tendaient non seulement à saper la capacité de défense et la puissance économique de notre pays, mais encore à provoquer le mécontentement et l’irritation dans les plus profondes masses de la population à l’aide de moyens difficiles à démasquer. »

    La cause des procès est donc « l’irritation dans les plus profondes masses de la population » face au « manque de produits existants chez nous » et dont la population ne manquait pas d’accuser la bureaucratie dirigeante et dont il fallait accuser l’opposition…

  • N’oublions pas qu’en même temps que Staline accusait les révolutionnaires d’être des agents de l’impérialisme, il signait avec ce dernier son premier accord : le pacte Laval-Staline qui inaugurait toute une politique d’entente avec la bourgeoisie mondiale française, anglaise, allemande puis américaine contre les intérêts du prolétariat russe comme mondial.

  • « Les bolcheviks n’ont pas eu besoin des Procès de Moscou pour expliquer, après coup, les causes de la décomposition du parti dirigeant de l’U.R.S.S. Ils avaient prévu depuis longtemps la possibilité d’une telle variante de l’évolution, et, d’avance, s’étaient exprimés sur elle. Rappelons le pronostic que les bolcheviks avaient déjà fait, non seulement à la veille de la Révolution d’Octobre, mais déjà un certain nombre d’année auparavant. Le groupement fondamental des forces à l’échelle nationale et internationale ouvre pour le prolétariat la possibilité d’arriver, pour la première fois, au pouvoir dans un pays aussi arriéré que la Russie. Mais le même groupement des forces donne, par avance, la certitude que sans victoire plus ou moins prompte du prolétariat dans les pays avancés, l’Etat ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Le régime soviétique laissé a lui-même tombera ou dégénérera. Plus exactement il dégénérera pour tomber ensuite. Il m’est arrivé personnellement d’écrire plusieurs fois là-dessus, à commencer dès 1905. Dans mon Histoire de la Révolution Russe (cf. l’appendice du dernier tome, "Socialisme dans un seul pays"), il a été rassemblé ce qu’ont dit les chefs du bolchevisme à ce sujet de 1917 à 1923. Tout se réduit à une seule chose : sans révolution en Occident, le bolchevisme sera liquidé, soit par la contre-révolution interne, soit par l’intervention étrangère, soit par leur combinaison. En particulier, Lénine a indiqué, plus d’une fois, que la bureaucratisation du régime soviétique est, non pas une question technique ou organisationnelle, mais le commencement possible d’une dégénérescence de l’Etat ouvrier.

    Au XIe Congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla sur le soutien qu’au moment de la N.E.P., quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov, s’étaient décidés à offrir à la Russie Soviétique. "Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique en Russie, dit Oustrialov, —quoi qu’il soit un cadet, un bourgeois— parce qu’il est entré dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire". Lénine préfère la voix cynique de l’ennemi aux "douces roucoulades communistes". C’est avec une rude sobriété qu’il averti le parti du danger : "Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles. Il faut le dire carrément. L’histoire connaît des transformations de toutes sortes, se reposer sur la conviction, le dévouement et autres excellentes qualités morales, c’est une chose nullement sérieuse en politique. D’excellentes qualités morales existent chez un nombre infime de gens, et ce sont des masses gigantesques qui décident de l’issue historique, masses qui traitent avec fort peu de politesse ce nombre infime de gens, si ces gens ne leur plaisent pas. En un mot le Parti n’est pas l’unique facteur de l’évolution et, à une grande échelle historique, il n’est pas le facteur décisif".

    "Il arrive qu’une nation conquière une autre nation, continue Lénine au même congrès, le dernier qui se fit avec sa participation... C’est très simple et compréhensif à quiconque. Mais qu’arrive-t-il avec la civilisation de ces nations ? Ici, ce n’est pas aussi simple. Si la nation, qui a fait la conquête, a une civilisation supérieure à la nation vaincue, elle lui impose sa civilisation ; mais si c’est le contraire, il arrive que le vaincu impose sa civilisation au conquérant. N’est-il pas arrivé quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. et n’en est-il pas résulté que 4.700 communistes (presque toute une division, et les meilleurs des meilleurs) se sont trouvés soumis à une civilisation étrangère ?" Ceci fut dit au commencement de 1922, et d’ailleurs pas pour la première fois. L’histoire n’est pas faite par quelques hommes, seraient-ils les "meilleurs des meilleurs" ; et, qui plus est, ces "meilleurs" peuvent dégénérer dans le sens d’une civilisation "étrangère" c’est-à-dire bourgeoise. Non seulement l’Etat soviétique peut sortir de la voie socialiste, mais le parti bolchevik aussi peut, dans des conditions historiques défavorables, perdre son bolchevisme.

    C’est de la claire compréhension de ce danger qu’est née l’Opposition de gauche, définitivement formée en 1923. Enregistrant de jour en jour des symptômes de dégénérescence, elle s’efforça d’opposer au Thermidor menaçant la volonté consciente de l’avant-garde prolétarienne. Cependant ce facteur subjectif s’est trouvé insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon Lénine, décident de l’issue de la lutte, étaient harassées par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la Révolution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle maîtrisa l’avant-garde prolétarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l’Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie soviétique et son Komintern. Telle fut la véritable marche de l’évolution.

    Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd’hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D’autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau, l’apparence pour la réalité. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par là, jouent un rôle manifestement réactionnaire.

    Avec l’élimination de tous les autres partis de l’arène politique, les intérêts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, à tel ou tel degré, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplaçait de l’avant-garde prolétarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son idéologie. Grâce à la marche impétueuse de l’évolution, il a subi, au cours des quinze dernières années, une dégénérescence beaucoup plus radicale que la social-démocratie pendant un demi-siècle. L’épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l’incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela ? »

    Bolchevisme et stalinisme

    Léon Trotsky

  • Dans son interrogatoire, Goltzman multipliait les précisions, racontait comment il avait rencontré Sédov, le fils de Trotsky, comment Dédov l’avait mené chez Trotsky, à Copenhague, en automne 1932 :

    Je convins avec Sédov que, dans deux ou trois jours, j’arriverais à Copenhague, que je m’y arrêterais à l’Hôtel Bristol et que c’est là que nous nous rencontrerions. De la gare, je me suis rendu directement à l’hôtel et J’ai trouvé Sédov dans le hall. A peu près à 10 heures du matin, nous arrivâmes chez Trotsky.

    Malheureusement pour un témoignage aussi précis, l’hôtel Bristol n’existe plus à Copenhague ; il a été démoli en 1917. Le Baedeker (guide des voyages) d’avant-guerre le mentionne comme le premier hôtel de Copenhague ; mais il ne figure plus dans les guides d’après- guerre, et pour cause. Sédov put prouver en outre que jamais de sa vie il n’avait été à Copenhague. L’opinion danoise fut fixée. C’est évidemment l’une des raisons qui ont amené le parti socialiste danois à déclarer que « la prostitution prend beaucoup de formes, mais que, de toutes, la prostitution politique est la plus répugnante ». Dans le dernier procès, Piatakov a « avoué », avec non moins de précisions, avoir rencontré Trotsky à Oslo, dans la première quinzaine de décembre 1935. C’est dans cette entrevue que les fameuses instructions de Trotsky auraient été expliquées ; c’est là que Trotsky aurait déclaré mener des pourparlers avec Hess, le vice-président du parti national-fasciste allemand, en vue d’assurer aux Allemands « la libre disposition de l’Ukraine », moyennant leur appui pour renverser le régime russe actuel. A la fin de 1935, a déclaré Piatakov au procès :

    dans ma conversation avec Radek, la question avait été posée de la nécessité de rencontrer Trotsky d’une façon ou d’une autre. Étant donné que, cette année-là, je partais en mission de service pour quelques jours à Berlin, je convins que je tâcherais de rencontrer Trotsky. Radek, alors, me recommanda de m’adresser à Berlin à Boukhartsev qui était en liaison avec Trotsky, afin qu’il m’aide à organiser cette entrevue. Je partis pour Berlin et je rencontrai Boukhartsev… qui, profitant d’un moment où il n’y avait personne, me dit, pour sa part, qu’il avait appris mon arrivée quelques jours à l’avance, en avait fait part à Trotsky et attendait des nouvelles à ce sujet.

    Glissons sur un tas de détails ; un envoyé de Trotsky va conduire Piatakov à Oslo. Ils partent de l’aérodrome de Tempelhof :

    Le passeport était un passeport allemand. Toutes les formalités de douane, il [l’homme de confiance de Trotsky] les remplit lui-même, si bien que j’eus seulement à signer. Nous primes place dans un avion et nous volâmes sans atterrir nulle part et, vers 3 heures de l’après- midi, nous atterrissions à l’aérodrome d’Oslo. Là, il y avait une automobile ; nous montâmes dans cette automobile et nous partîmes. Nous roulâmes environ trente minutes et nous arrivâmes dans une localité de villégiature. Nous descendîmes, nous entrâmes dans une maisonnette qui n’était pas mal installée et là je vis Trotsky que je n’avais pas vu depuis 1928. C’est alors qu’eut lieu ma conversation avec Trotsky (1).

    Malheureusement encore pour un témoignage aussi précis, le fait allait se révéler inexact. Les journaux norvégiens, dès le 26 janvier, assuraient qu’aucun avion venant de Berlin n’était arrivé à Oslo en décembre 1935. Démenti confirmé et renouvelé le 29 par les autorités militaires de l’aérodrome de Kjeller, près 11) Journal de Moscou du 26 janvier 1937. d’Oslo, déclarant qu’aucun avion étranger, ni allemand ni autre, n’avait atterri à Kjeller en décembre 1935. En outre, M. Ewer, le rédacteur diplomatique du Daily Herald, écrivait le 29 janvier :

    Je puis jurer et prouver devant un tribunal impartial que cette déclaration [de Piatakov] est fausse. M. Erwin Wolff, qui était en Norvège le secrétaire de M. Trotsky, pourrait le jurer aussi. Je puis affirmer au contraire que, durant tout le mois de décembre, M. Trotsky n’a pas vu un seul Russe et n’a reçu que des Norvégiens.

    L’opinion norvégienne est fixée. Il est probable que, depuis, le gouvernement socialiste norvégien n’est pas très fier d’avoir capitulé devant les sommations du gouvernement russe qui lui reprochait de donner asile au proscrit politique Trotsky. Les journaux communistes et les « Amis de l’U.R.S.S. » font grand état d’une appréciation du correspondant du Temps à Moscou, M. Pierre Berland, suivant laquelle « le terrain de l’accusation est solide sur plusieurs points importants ». Ils sont imprudents. Quiconque se reportera à ces correspondances sur le dernier procès y verra revenir comme un leitmotiv l’impossibilité de croire aux aveux.

    C’est le 23 : « On se demande si on va assister une fois de plus à des séries monotones d’aveux peu convaincants pour un public occidental ».

    Le 28, M. Berland parle de « l’écœurante série d’aveux spontanés ou suggérés, d’humiliantes confessions, de ce pénible spectacle où quelques authentiques révolutionnaires subissent la promiscuité d’ignobles agents provocateurs. »

    Toujours le 28 : « Ainsi se trouveraient expliqués les accidents de chemins de fer si nombreux en URSS Heureux les esprits forts auxquels cette explication suffit. Il y a d’autres esprits qui exigent des preuves matérielles. »

    Et le 30, après le réquisitoire : « Il ne sert à rien de dire que les accusés d’aujourd’hui sont prévenus de haute trahison. Ce chef d’accusation n’est pas accompagné de de preuves probantes pour des esprits occidentaux, pas plus que leurs aveux ne sont convaincants à eux seuls. »

    Henri Sellier ne peut sans doute être rangé parmi les esprits occidentaux. Les communistes exploitent des déclarations qu’il aurait faites à Moscou. Prenant pour argent comptant les fameux aveux, il aurait accepté ou paru accepter la thèse du terrorisme, du sabotage et de la trahison. De même M. Albert Bayet. Mais que n’accepterait pas ce professeur ? En 1914 il a gobé tous les bobards de Poincaré, pourquoi n’avalerait-il pas en 1937 tous ceux de Staline ? Tous les Pritt d’Angleterre et les Rosenmark de France n’ont-ils pas sentencieusement prononcé que crime avoué équivaut à crime prouvé.

    Bien sûr il en est ainsi dans un monde ordinaire. Mais nous avons affaire à un monde extraordinaire. Nos bons juristes ne s’en aperçoivent pas. Qu’ils nettoient leurs lunettes. Ils verront que ces messieurs les gouvernants russes, si bien, si distingués et dont les nouveaux Raffalovitch sont si généreux, ont tout de même de singulières libertés avec la loi et la justice. Déjà la justice administrative n’était pas une très belle chose. Mais elle en est devenue une forcenée contre les ouvriers, contre les paysans, contre les révolutionnaires oppositionnels. Si nous parlons surtout de ces derniers, ces temps-ci, gardons-nous d’oublier les premiers. Pour un chef fusillé, combien de milliers d’ouvriers anonymes martyrisés, voués à la faim et à la mort ? Nos juristes de la Ligue des Droits de l’Homme ne s’intéressent d’ailleurs ni aux uns ni aux autres. Ces accusés, ces fusillés ne sont pas capitaines et ne s’appellent pas Dreyfus. Ne parlons pas des intellectuels. Celui que nous regardions comme la plus grande conscience de l’époque envoie ses encouragements à Staline ; d’autres aboient ou s’apprêtent à aboyer, parce qu’on leur a jeté à ronger un grand quotidien du soir. Comment des mécènes de la littérature de gauche seraient-ils des criminels ? Et d’autres intellectuels enfin, tout en criant : Assez de sang ! ne craignent pas d’écrire qu’il « semble impossible de mettre en doute la culpabilité des accusés, des condamnés ; …de leur propre aveu ils ont saboté le travail du peuple. " Les mêmes, d’ailleurs, écrivaient hier, après avoir soulagé leur conscience, que les accusés du procès Zinoviev étaient effectivement coupables d’avoir tué Kirov.

    S’il était vrai que les fusillés ont saboté le travail du peuple, je ne parle même pas du reste, je n’élèverais pas la voix en leur faveur ; je ne pleurerais pas sur leur sang versé. Le peuple se serait défendu ; la Révolution se serait défendue. Mais aucune preuve probante n’a été apportée. Il ne s’agit pas de jouer les Ponce-Pilate, de dire : histoires de Russes ; que les Russes se débrouillent entre eux ; d’ailleurs les accusés ne valent pas plus que les juges. Depuis quand entre les victimes et les bourreaux se refuse-t-on de choisir ?

    *

    Pourquoi les accusés se font-ils leurs propres accusateurs ? Pourquoi acceptent-ils de se charger de crimes qu’ils n’ont pas commis ? Pourquoi dénoncent-ils leurs propres amis qui ne sont pas plus coupables qu’eux-mêmes ? C’est évidemment là une énigme douloureuse. Victor Serge nous avait proposé une hypothèse : Ces hommes font encore à leur parti le sacrifice de leur vie et de leur honneur. Après le procès Zinoviev, je n’avais pas écarté cette hypothèse. Après le procès Piatakov, je ne peux plus l’accepter. Le sacrifice de ces hommes se retourne non seulement contre leur honneur à eux mais contre leur parti, contre la Révolution russe, contre la Révolution tout court, contre tout le socialisme. En se calomniant eux-mêmes, c’est tout le mouvement révolutionnaire qu’ils calomnient.

    Friedrich Adler propose une explication d’un noir pessimisme. Nous revivons l’époque des procès en sorcellerie ; les tribunaux de l’Inquisition reçurent des milliers d’aveux par lesquels l’inculpé jurait avoir été en relation avec le diable. Aujourd’hui le tribunal suprême militaire de l’URSS reçoit des dizaines, des centaines d’aveux par lesquels des innocents proclament avoir été en relation avec Trotsky. Ainsi la justice politique russe descendrait bien au-dessous de la justice bourgeoise ; elle roulerait jusqu’au Moyen Age et aux tribunaux de l’Inquisition.

    Ces problèmes angoissants ne troublent pas l’association française des "Amis de l’U.R.S.S.". Elle dénonce ce misérable "Comité pour l’enquête sur le procès de Moscou" qui a osé demander des garanties pour les accusés et solliciter des passeports pour des défenseurs qui se rendraient là-bas, passeports qui ont été refusés d’ailleurs par l’ambassade russe de Paris.

    Cette association des Amis de l’URSS, « forte de ses 70.000 membres, est absolument convaincue que toutes les garanties de défense seront données aux accusés, des procès antérieurs ayant amplement démontré le souci de la justice soviétique d’apporter les preuves des crimes des accusés et de permettre à ceux-ci de se défendre en toute liberté. Elle fait confiance au tribunal suprême de l’URSS »

    Certainement, des dévots et des fanatiques mirent ainsi leur confiance dans les tribunaux de l’Inquisition et se réjouirent autour des bûchers où brûlaient vifs les suppôts du diable.

    Mais il n’est pas que des prostitués en haut et des dévôts et des fanatiques en bas dans les rangs communistes ; il n’est pas que des pleutres et des muets dans les rangs socialistes ; il n’est pas que des larbins parmi les intellectuels ; surtout il n’est pas dans la classe ouvrière que des hommes enfermés dans leur peine journalière et leurs luttes corporatives. C’est contre eux tous que doit se briser la campagne de bourrage de crânes de la presse communiste.

    Rien n’a pu être fait pour que le procès de Zinoviev et celui de Piatakov soient de vrais procès. Deux mois sont devant nous d’ici le procès de Boukharine, Rykov, Rakowsky. Exigeons que toutes les garanties juridiques soient assurées, qu’il soit permis aux accusés d’avoir des défenseurs indépendants du gouvernement. Demandons que le procès se déroule devant des représentants de toutes les organisations ouvrières du monde entier.

    Pierre Monatte

  • Appel à tous les travailleurs

    Camarades !

    Le 25 août dernier, Zinoviev, premier président de l’Internationale communiste ; Kaménev, ex-président du Soviet de Moscou ; Mratchkovski, Smirnov, Tervaganian, Bakaiev, tous artisans de la première révolution victorieuse de notre temps, fondateurs de la Troisième Internationale, ont été exécutés avec d’autres militants ouvriers par le gouvernement de Staline ; Trotski, organisateur de l’Armée Rouge, condamné à mort, et Michael Tomski, président de la C.G.T. russe, acculé au suicide.

    Tout ouvrier révolutionnaire, tout homme raisonnable, ne peut être que profondément troublé et indigné par l’étrange et tragique procès de Moscou, d’où furent brutalement écartées les organisations ouvrières internationales et où aucune preuve matérielle ne fut apportée à l’appui des accusations les plus invraisemblables.

    Au même moment où l’on annonce l’introduction d’une nouvelle Constitution soviétique, l’inviolabilité de la personne, la liberté de parole, de pensée, de réunion, même aux anciens policiers tsaristes, curés et exploiteurs, on fait condamner par un tribunal militaire, composé de trois fonctionnaires officiers, les anciens bolchéviks, les compagnons de Lénine, sans défenseurs, sans le moindre contrôle ouvrier international, sans préparation, dans une ambiance qui pue la provocation policière. Et l’on annonce que d’autres militants russes seront traités de la même manière s’il plaît à Staline.

    Chacun sent que dans ces conditions il est impossible d’ajouter foi aux déclarations inouïes obtenues des accusés.

    Nous proclamons que la classe ouvrière a le droit de savoir la vérité !

    Seuls, des nationalistes réactionnaires, reniant totalement l’internationalisme prolétarien, peuvent refuser à la classe ouvrière internationale le droit de connaître les faits précis, les conditions exactes et les motifs véritables de l’épouvantable exécution de Moscou.

    Aussi, les travailleurs révolutionnaires n’ont-ils pu qu’approuver l’intervention de la grande organisation de la classe ouvrière, la Fédération Syndicale Internationale, qui, avec l’I.O.S., a demandé que des garanties élémentaires fussent accordées aux militants accusés.

    Le refus brutal du gouvernement de Staline et sa hâte suspecte à exécuter les militants du mouvement communiste, ne font que rendre plus nécessaire cette intervention des organisations ouvrières internationales.

    Cette intervention s’impose avec d’autant plus de force lorsqu’on sait que de nouvelles exécutions en masse se préparent en Russie et que, par centaines, des militants du mouvement ouvrier russe sont suspectés, arrêtés ou "suicidés". On menace Rykov, ancien président du Conseil des commissaires du peuple ; Boukharine, Radek, Piatakov, Ouglanov, etc., etc., et la veuve de Lénine, la camarade Nadiejda Kroupskaïa. En un mot, tous ceux qui conduisirent le prolétariat russe à la victoire d’octobre 1917 sont exterminés ou menacés d’extermination.

    La première démarche de la F.S.I. et de l’I.O.S. perdrait tout son sens si, après le refus de Staline, elle ne se continuait pas par la création d’une commission chargée d’assurer elle-même les garanties élémentaires qu’elle réclamait justement. Après avoir réclamé ces garanties pour ceux qui sont morts faute de les avoir, la F.S.I. se doit d’éclaircir le mystère tragique du procès et de la fusillade de Moscou.

    SEULE UNE COMMISSION OUVRIÈRE INTERNATIONALE, à la constitution de laquelle les organisations ouvrières se doivent de travailler de suite, présentant toutes garanties d’impartialité, c’est-à-dire complètement indépendante de tout gouvernement quel qu’il soit, peut délivrer les travailleurs révolutionnaires du doute terrible qui les étreint et leur apporter la clarté qu’ils réclament.

    Quant à nous, militants révolutionnaires, qui considérons comme notre devoir impérieux la défense des conquêtes sociales d’octobre 1917 et la défense de la démocratie prolétarienne, nous n’avons plus le moindre doute sur la signification des exécutions du 25 août.

    Nous disons aux travailleurs : bien loin d’être un acte de défense de la révolution russe, la fusillade de Moscou est un monstrueux attentat contre la classe ouvrière russe et contre la classe ouvrière du monde entier.

    Au moment où la contre-révolution engage une offensive acharnée menée par tous les moyens, même les plus vils contre le prolétariat international, contre tous ceux qui entendent lutter contre le capitalisme fasciste ou "démocratique" pour et par la révolution socialiste, contre tous ceux qui veulent le triomphe du socialisme en Espagne et en France et qui, à cause de cela, repoussent et dénoncent la politique de nationalisme et de réaction, d’union sacrée, de "Front français".

    Au moment où l’unité de lutte révolutionnaire de la classe ouvrière s’impose plus que jamais ; par ce crime, Staline la brise et appuie ainsi la contre-révolution en faisant exterminer ceux dont toute la vie fut celle de révolutionnaires, et en lançant la calomnie la plus vile qui ne peut que décomposer le mouvement ouvrier.

  • L’odieux procès de Moscou

    Marcel Valière

    Octobre 1917… La phalange bolchévique, forgée par vingt années d’activité légale et illégale, trempée au cours de deux révolutions sous la direction incontestée de Lénine et de Trotski, mène à la victoire la troisième révolution. Quarante-six ans après l’écrasement du prolétariat parisien, le prolétariat russe, s’appuyant sur la paysannerie, venge la Commune de Paris et nettoie les écuries d’Augias du tsarisme. De 1917 à 1921, les cadres bolchéviks accomplissent une tâche presque surhumaine, luttant contre le Russes blancs, les Alliés, la désorganisation consécutive à la guerre impérialiste et à la guerre civile, contre la famine. Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov, Rakovski, Rykov, Boukharine, Tomski, Staline, Piatakov, Sokolnikov, Sverdlov, Evdokimov, Mratchkovski, - ce qu’on a appelé "la vieille garde" - sont les artisans infatigables du triomphe de la cause des Soviets.

    Aujourd’hui, dix-neuf ans après les "dix jours qui ébranlèrent le monde", Lénine est mort depuis treize ans. Trotsky, privé de nationalité soviétique, est banni depuis de longues années. Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov, Evdokimov, Mratchkovski ont été fusillés en août dernier. Tomski s’est suicidé. Piatakov, Mouralov, Sérébriakov, condamnés à mort au cours d’un second procès, viennent d’être exécutés. Sokolonikov, Radek, condamnés à dix ans de travaux forcés, ont provisoirement la vie sauve. Rykov, Boukharine et quelques autres prévus pour une troisième charretée. Des sept membres du bureau politique qui dirigea la Révolution d’octobre, un seul reste : Staline. Les autres ? Eliminés par la mort, l’exil, le suicide, l’exécution ou l’emprisonnement.

    A qui fera-t-on croire que les condamnés ont commis les crimes dont ils étaient accusés ? Crimes monstrueux et invraisemblables ! Quel militant honnête, ayant conservé intact son esprit critique, au courant de l’évolution de l’U.R.S.S. depuis la mort de Lénine, ne cédant pas à la passion partisane, doutera un instant de l’innocence des fusillés de Moscou ou de leur immolation plus ou moins volontaire aux nécessités de la politique intérieure et extérieure de la bureaucratie stalinienne ?

    Zinoviev, collaborateur inséparable de Lénine depuis 1907, président du Soviet de Leningrad pendant huit années, fondateur et premier président de l’Internationale Communiste, serait devenu un “terroriste” et aurait trempé dans l’assassinat de Kirov ? Allons donc !

    Kamenev, président du Soviet de Moscou, du Conseil du Travail et de la Défense, légataire universel de Lénine, vice-président du Conseil des Commissaires du peuple, “terroriste”, lui aussi ? Pas davantage !

    Et Ivan Smirnov, un des fondateurs du parti et de l’Armée rouge, celui qui, avec Trotsky, sauva à la bataille de Sviajsk la République naissante, le dirigeant de l’armée qui écrasa Koltchak, “le Lénine de la Sibérie”, comme il fut surnommé, par quelle aberration inimaginable aurait-il été complice dans l’assassinat de Kirov ? Et comment aurait-il pu l’être puisqu’il fut jeté en prison par Staline dès 1932 et que la mort de Kirov date de décembre 1934 ?

    Si nous nous penchons sur le procès qui vient de se clore, comment croire que Piatakov, un des fondateurs de la République des Soviets d’Ukraine ; Sokolnikov, membre du Comité central bolchévik qui fit la Révolution d’Octobre, Radek, le compagnon de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, ont pu, comme le déclare l’accusation, se livrer à des tentatives d’assassinat sur des dirigeants soviétiques, à des actes de sabotage et de destruction des usines, à l’espionnage au service de pays étrangers, tout cela en vue de rétablir le capitalisme en Russie et de céder à Hitler une portion du territoire soviétique ?

    II y a, je sais, les aveux des accusés : leurs aveux stéréotypes, leur acharnement à se déshonorer et à se flétrir, leurs confessions frénétiques, leur surenchère macabre. Cette attitude étrange surprend et déconcerte les plus sceptiques.

    Mais j’invite ceux que ces aveux “volontaires” ébranlent à se procurer les ouvrages suivants : Dossier des fusilleurs [1] : 16 fusillés [2], par Victor Serge ; Livre rouge sur le Procès de Moscou [3], par L. Sédov ; De Lénine à Staline [4], par Victor Serge.

    Ils y trouveront démonté et dénoncé le mécanisme de ces aveux et comprendront la signification de ces bouffonneries sanglantes.

    D’ailleurs, les preuves accompagnent-elles les aveux ? En aucune façon. Aucun document, aucun fait venant, de façon irréfutable, soutenir la thèse de l’accusation. Lorsque par hasard un accusé fournit une indication précise, elle est fabriquée de toute pièce. Deux, exemples seulement. Au procès d’août 1936, Goltzman affirme avoir rencontré le fils de Trotsky en 1932, à Copenhague, à l’hôtel Bristol. Il s’agissait de préparer un attentat terroriste. Malheureusement, l’hôtel Bristol de Copenhague n’existe plus depuis 1917 et l’édifice même a été détruit ! Au procès de janvier, Piatakov affirme être allé en décembre 1935 de Berlin à Oslo en avion pour rencontrer Trotsky, toujours pour des fins terroristes. Démenti officiel venant de Norvège : de décembre 1935, aucun avion venant de Berlin n’a atterri à Oslo. Alors ?

    D’autre part, pourquoi cette précipitation ? Pourquoi ce refus d’accorder le visa à divers avocats français désireux d’assister aux débats, dont André Philip, qui : n’est pourtant pas “trotskyste” ? Pourquoi les garanties accordées aux socialistes révolutionnaires lors du procès de 1922, de véritables terroristes ceux-là, puisqu’ils avaient tué Ouritski, Volodarski et blessé Lénine, ont-elles été refusées en 1936 et 1937 aux meilleurs compagnons de Lénine ? Ce que la Révolution encore débile, encore mal assurée, avait accordé, le pays où a “définitivement ”triomphé“ le socialisme”, le pays qui jouit désormais de la constitution “la plus démocratique du monde” l’a refusé ! Rapprochement riche de signification.

    Les ouvriers de la première heure, les meilleurs artisans d’Octobre disparaissent tour à tour assassinés par la justice stalinienne qui se révèle aussi barbare et plus hypocrite que la justice hitlérienne.

    Et la classe ouvrière internationale, qui sut réagir énergiquement lors de l’exécution de Francisco Ferrer avant la guerre, lors de celle de Sacco et Vanzetti plus récemment, et après le triomphe d’Hitler lors du procès du Reichstag et l’emprisonnement de Thaelmann, se tait devant les assassinats perpétrés par Staline, devant l’extermination des cadres vieux-bolchéviks.

    Aveugles ceux oui ne voient pas que la bureaucratie stalinienne tourne le dos au léninisme, liquide à grande allure l’héritage d’Octobre et se débarrasse dans ce but en premier lieu de tous ceux qui, en dépit de capitulations et d’abdications répétées, la mènent encore. Le thermidor russe est désormais consommé et Staline, fossoyeur de la Révolution soviétique et de la Révolution internationale, déshonore le socialisme en présentant comme tel un régime qui n’en est qu’une infâme caricature. Les véritables restaurateurs du capitalisme en U.R.S.S., ce ne sont pas Piatakov, Mouralov..., fusillés dans une cave de la Guépéou, mais Staline et ses amis qui trônent au Kremlin. Qui a rétabli l’héritage ? Qui a accru dans des proportions inconnues même du tsarisme les écarts entre les salaires ? Qui exige le conformisme le plus absolu ? Le stalinisme. Et qui, sur le plan international, après avoir mené la révolution chinoise à la défaite, le prolétariat allemand à la capitulation sans combat, tente de freiner le mouvement révolutionnaire espagnol et calomnie bassement les éléments ouvriers d’Espagne restés fidèles à la tradition léniniste ? Le stalinisme encore.

    II est temps, grand temps que les yeux s’ouvrent et que l’action qui s’impose d’urgence pour faire la lumière, pour empêcher de nouvelles exécutions, pour stigmatiser Caïn, pour réhabiliter les fusillés de Moscou, soit entreprise par les organisations qui se réclament de l’émancipation du prolétariat, par les syndicats en premier lieu.

    Il faut que tous ceux qui ont le souci de la vérité, le respect de la dignité humaine, tous ceux qui ne veulent pas que les crimes de Staline aboutissent à déshonorer la Révolution soviétique en déshonorant ceux qui en furent les meilleurs artisans se dressent, se concertent, s’unissent pour réclamer et imposer une Commission d’enquête ouvrière internationale.

    Notes

    [1] 8 fr. : Les Humbles, 229, rue de Tolbiac, Paris (XIII°).

    [2] 2 fr. : Spartacus, 140, Boulevard Saint-Germain, Paris.

    [3] 4 fr. : Editions populaires, 15, Passage Dubail, Paris (X°).

    [4] 10 fr. : Le Crapouillot, 3, Place de la Sorbonne, Paris.

  • "Mais était-il nécessaire que la révolution bolchevique fit périr tous les bolcheviks ?" se demande, dans son livre, le général Walter G. Krivitsky qui était, dans les années 1930, le chef militaire du contre-espionnage soviétique en Europe occidentale. Bien qu’il dise ne pas avoir de réponse à cette question, il en fournit une très claire dans les pages 35 et 36 de son livre J’étais un agent de Staline (Editions Champ libre, Paris, 1979). La poursuite des procès de Moscou et la liquidation des derniers bolcheviks étaient bien le prix à payer pour la marche à la guerre : "Le but secret de Staline restait le même (l’entente avec l’Allemagne). En mars 1938, Staline monta le grand procès de dix jours, du groupe Rykov-Boukharine-Kretinski, qui avaient été les associés les plus intimes de Lénine et les pères de la révolution soviétique. Ces leaders bolcheviques - détestés de Hitler - furent exécutés le 3 mars sur l’ordre de Staline. Le 12 mars Hitler annexait l’Autriche. (...) C’est le 12 janvier 1939 qu’eut lieu devant tout le corps diplomatique de Berlin, la cordiale et démocratique conversation de Hitler avec le nouvel ambassadeur soviétique." Et c’est ainsi que l’on en est arrivé au pacte germano-soviétique Hitler-Staline du 23 août 1939.

    Toutefois, la liquidation des derniers bolcheviks, si elle répondait en premier aux besoins de la politique de Staline, était également une réponse aux besoins de celle de toute la bourgeoisie mondiale. C’est pourquoi le sort de Trotsky lui-même était désormais scellé. Pour la classe capitaliste du monde entier, Trotsky, le symbole de la révolution d’Octobre, devait disparaître !

    Robert Coulondre, ambassadeur de France auprès du IIIe Reich fournit un témoignage éloquent dans une description qu’il fait de sa dernière rencontre avec Hitler, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Hitler s’y était en effet vanté du pacte qu’il venait de conclure avec Staline. Il traçait un panorama grandiose de son futur triomphe militaire. En réponse, l’ambassadeur français faisant appel à sa raison, lui parla du tumulte social et des risques de révolutions qui pourraient faire suite à une guerre longue et meurtrière et qui pourraient détruire tous les gouvernements belligérants. "Vous pensez à vous-mêmes comme si vous étiez le vainqueur..., dit l’ambassadeur, mais avez-vous songé à une autre possibilité ? Que le vainqueur pourrait être Trotsky". Hitler fit un bond, comme s’il avait été frappé au creux de l’estomac, et hurla que cette possia que cette possibilité, la menace d’une victoire de Trotsky, était une raison de plus, pour la France et la Grande-Bretagne, de ne pas déclencher la guerre contre le IIIe Reich. Isaac Deutscher a tout à fait raison de souligner la remarque faite par Trotsky, lorsqu’il a pris connaissance de ce dialogue, selon laquelle les représentants de la bourgeoisie internationale "sont hantés par le spectre de la révolution, et ils lui donnent un nom d’homme."

    Trotsky devait mourir et, lui-même, se rendait compte que ses jours étaient comptés. Son élimination avait une plus grande signification que celle des autres vieux bolcheviks et des membres de la gauche communiste russe. L’assassinat des vieux bolcheviks avait servi à renforcer le pouvoir absolu de Staline. Celui de Trotsky manifestait en plus la nécessité pour la bourgeoisie mondiale, y compris pour la bourgeoisie russe, d’aller à la guerre mondiale librement. Cette voie fut nettement dégagée après la disparition de la dernière grande figure de la révolution d’Octobre, du plus célèbre des internationalistes. C’est toute l’efficacité de l’appareil de la GPU que Staline a utilisée pour le liquider. Il y a eu d’ailleurs plusieurs tentatives ; elles ne pouvaient que se multiplier et effectivement elles se rapprochaient dans le temps. Rien ne semblait pouvoir arrêter la machine stalinienne. Quelques temps avant son assassinat, Trotsky dut subir une attaque de nuit de la part d’un commando le 24 mai 1939. Les sbires de Staline avaient réussi à poster des mitrailleuses en face des fenêtres de sa chambre. Ils avaient pu tirer près de 200 à 300 coups de feu et jeter des bombes incendiaires. Fort heureusement les fenêtres étaient hautes au-dessus du sol et Trotsky, sa femme Natalia ainsi que son petit-fils Siéva ont miraculeusement pu en réchapper en se jetant sous le lit. Mais la tentative suivante allait être la bonne. C’est ce que réalisa Ramon Mercader à coups de piolet.

  • « Une des questions qui ont le plus embarrassé les hommes qui ont vécu les évènements de 1937 : pourquoi tous ces scénarios ? Oui, pourquoi, lorsqu’on a exterminé tous ces êtres innocents et dévoués à la Révolution, a-t-on monté les scénarios les plus circonstanciés, mensongers du commencement jusqu’à la fin, de leur participation à des complots imaginaires, à des complots qui n’ont jamais existé ? Pourquoi avoir fait cela ? Des millions d’hommes se sont posé des millions de fois cette question. »

    Vassili Grossman dans « Tout passe »

  • Staline n’avait pas prévu les conséquences du premier procès. Il espérait que l’affaire se bornerait à l’extermination de quelques-uns de ceux de ses ennemis qu’il haïssait le plus - avant tout Zinoviev et Kaménev, dont la suppression avait été machinée pendant dix années. Mais il avait mal calculé : la bureaucratie fut horrifiée et terrifiée. Pour la première fois, elle voyait en Staline non le premier parmi des égaux, mais un despote asiatique, un tyran, Gengis Khan, comme Boukharine l’avait un jour appelé. Staline commença à craindre de perdre sa condition spéciale d’autorité suprême auprès des anciens de la bureaucratie soviétique. Il ne pouvait effacer les souvenirs qu’ils avaient de lui, ne pouvait les soumettre à l’hypnose de son rôle de super-arbitre où il s’était hissé lui-même. La crainte et l’horreur grandissaient parallèlement avec le nombre de vies atteintes, l’étendue des intérêts menacés. Personne parmi ces anciens ne pouvait croire à l’accusation. L’effet produit n’était pas ce qu’il avait espéré. Il lui fallait aller au-delà de ses intentions premières.

    C’est durant la préparation des épurations massives de 1936 que Staline proposa le projet d’une nouvelle Constitution, « la plus démocratique du monde ». Les Duranty et les Louis Fischer chantèrent bruyamment la louange de la nouvelle ère démocratique. Le but de ce tapage éhonté autour de la Constitution stalinienne était de gagner la faveur de l’opinion démocratique à travers le monde, et puis, sur ce fond propice, écraser toute opposition à Staline comme agence fasciste. Il est caractéristique que par myopie intellectuelle Staline se soit préoccupé davantage de sa vengeance personnelle que d’éloigner la menace que le fascisme faisait peser sur l’Union soviétique et sur les travailleurs du monde. Tandis qu’elle préparait « la constitution la plus démocratique », la bureaucratie s’affairait en une série de banquets où l’on bavardait interminablement « sur la vie nouvelle et joyeuse ». A ces banquets, Staline était photographié au milieu d’ouvriers et d’ouvrières, un enfant sur ses genoux. Son ego malade avait besoin de ce baume. « Il est clair, observai-je alors, que quelque chose d’effrayant se prépare. » D’autres hommes connaissant bien la mécanique du Kremlin étaient aussi inquiets que moi au sujet de cet accès de cordialité et de décence de Staline.

    Un certain type de correspondant de Moscou répète que l’Union soviétique sortit des épurations plus monolithique que jamais. Ces messieurs célébraient la louange du monolithisme stalinien déjà avant les épurations. Néanmoins, il est difficile de comprendre comment une personne ayant toute sa raison peut croire qu’on ait pu prouver que les représentants les plus importants du gouvernement et du parti, du corps diplomatique et de l’armée, étaient des agents de l’étranger sans voir en cela les signes annonciateurs d’un mécontentement profond à l’égard du régime. Les épurations furent la manifestation d’une grave maladie. L’élimination des symptômes ne peut être considérée comme un traitement. Nous avons un précédent dans le régime autocratique du gouvernement tsariste qui arrêta, durant la guerre, le ministre de la guerre Soukhomlinov sous l’accusation de trahison. Les diplomates alliés firent alors observer à Sazonov : « Votre gouvernement est fort puisqu’il ose arrêter son propre ministre de la guerre en temps de guerre. » En fait, ce gouvernement fort était à la veille de l’effondrement. Le gouvernement soviétique, lui, non seulement arrêta et exécuta son ministre de la guerre Toukhatchevsky, mais il fit bien davantage : il extermina l’état­-major tout entier de l’armée, de la marine et de l’aviation. Aidée par des correspondants étrangers complaisants, la propagande stalinienne a pu tromper systématiquement l’opinion publique dans le monde entier sur la situation réelle dans l’Union soviétique.

    Par ces monstrueux procès, Staline a prouvé bien plus qu’il ne le voulait ; ou, plus exactement, il a échoué à prouver ce qu’il avait résolu de prouver. Il ne réussit qu’à révéler son laboratoire secret ; il contraignit cent cinquante hommes à confesser des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Mais la totalité de ces confessions devint la propre confession de Staline.

    Dans l’espace de deux années, Staline a fait exécuter tous les adjoints et associés de Vorochilov, ses collaborateurs les plus proches, ses hommes de confiance. Que faut-il en déduire ? Est-il possible que Vorochilov ait commencé à manifester des velléités d’indépendance dans son attitude à l’égard de Staline ? Il est plus vraisemblable que Vorochilov fut poussé par des hommes très proches de lui. La machine militaire est très exigeante et très vorace, et elle ne supporte pas aisément les limitations que veulent lui imposer des politiciens, des civils. Prévoyant la possibilité de conflits avec cette puissante machine dans l’avenir, Staline décida de prendre le pas sur Vorochilov avant que celui-ci ait commencé à échapper à son contrôle. Au moyen de la Guépéou, c’est-à-dire par léjov, Staline prépara l’extermination des collaborateurs intimes de VorochiIlov derrière son dos et sans qu’il s’en doutât, et cette préparation achevée, il le mit devant la nécessité de choisir. Pris ainsi au piège tendu par la crainte et la déloyauté de Staline, Vorochilov coopéra tacitement à l’extermination de l’élite du commandement. Il était voué désormais à l’impuissance, incapable de jamais se dresser contre Staline.

    Staline est passé maître dans l’art de s’attacher un homme, non en gagnant son admiration, mais en l’obligeant à devenir son complice dans des crimes odieux et impardonnables. Telles sont les pierres de la pyramide dont Staline est le sommet.

    Léon Trotsky

  • Soljenitsyne dans « Le premier cercle », parlant des procès de Moscou :

    « On avait affiché un journal et il lut que Kirov avait été tué. Et tout d’un coup, comme une lueur aveuglante, il lui apparut que c’était Staline qui avait fait tuer Kirov et personne d’autre. Parce qu’il était le seul qui profiterait de sa mort ! Un sentiment de poignante solitude l’étreignit : les adultes entassés auprès de lui ne comprenaient pas cette simple vérité.

    Et puis les mêmes vieux bolcheviks qui avaient fait toute la révolution et qui n’avaient vécu que pour elle, commencèrent par douzaines et par centaines à disparaître dans le néant. Certains, sans attendre d’être arrêtés, avalaient du poison chez eux, d’autres se pendaient dans leur maison de campagne. Mais le plus souvent ils se laissaient arrêter, ils comparaissaient devant le tribunal et, de façon inexplicable, avouaient, se condamnaient ouvertement en se couvrant de tous les péchés et reconnaissaient avoir servi dans toutes les agences de renseignements étrangères du monde. C’était si exagéré, si invraisemblable, si gros, que seule une oreille de pierre pouvait ne pas entendre ce mensonge.

    Est-ce que les gens vraiment n’entendaient pas ? Les écrivains russes qui osaient se proclamer les héritiers spirituels de Pouchkine et de Tolstoï rédigeaient en l’honneur du tyran des louanges écoeurantes. Les compositeurs russes, formés au conservatoire de la rue Herzen, déposaient devant son piédestal leurs hymnes serviles.

  • Léon Trotsky
    25 mars 1936

    Les plats les plus épicés sont encore à venir

    Dans son article « La Lutte pour une issue », Biulleten Oppositsii n° 49, le camarade Ciliga [1] raconte les tortures infligées par le G.P.U. à un marin, afin de l’obliger à avouer sa participation à un imaginaire « complot contre Staline ». Il ne le laissa que quand il « fut devenu à moitié fou ». Ce fait mérite qu’on le prenne au sérieux.

    La succession de procès politiques publics en U.R.S.S. a montré combien certains inculpés sont prêts à s’accuser eux-mêmes de crimes que, de toute évidence, ils n’ont pas commis [2]. Ces accusés, qui ont l’air de jouer devant le tribunal un rôle appris par cœur, s’en tirent avec des peines légères, parfois, de toute évidence, fictives. C’est précisément en échange de cette indulgence de la justice qu’ils ont fait ces « aveux ». Mais pourquoi les autorités ont‑elles besoin de conspirations fictives ? Parfois pour impliquer une tierce personne, étrangère à l’affaire, parfois pour dissimuler leurs propres crimes, ainsi que la répression sanglante que rien ne justifie, pour créer enfin un climat favorable à la dictature bonapartiste.

    Nous avons déjà démontré sur la base des documents officiels que Medved, Iagoda [3] et Staline avaient de toute évidence joué un rôle direct dans l’assassinat de Kirov [4]. Il est probable qu’aucun d’eux ne souhaitait la mort de Kirov [5]. Mais tous ont joué avec sa vie, en essayant, à travers cet acte terroriste, de préparer un amalgame avec la « participation » de Zinoviev et de Trotsky [6].

    La déposition de Zinoviev à son procès avait manifestement un caractère évasif qui était le résultat de l’accord conclu au préalable entre les accusateurs et les accusés : ce n’est de toute évidence qu’à cette condition que Zinoviev s’était vu promettre la vie sauve.

    Extorquer aux accusés des témoignages fantastiques contre eux‑mêmes, afin de les faire ricocher sur d’autres, c’est depuis longtemps le système du G.P.U., c’est‑à‑dire de Staline.

    Mais pourquoi fallait‑il organiser en 1930 une tentative d’assassinat contre Staline ? Pourquoi avoir impliqué un marin dans cette affaire ? Nous ne disposons là‑dessus d’aucun renseignement, sauf les quelques lignes de l’article du camarade Ciliga. Nous allons prendre pourtant le risque de formuler une hypothèse.

    L’auteur de ces lignes a été expulsé en Turquie en 1929. Peu après, il reçut à Constantinople la visite de Blumkine qui allait payer cela de sa vie. L’exécution de Blumkine par Staline ébranla à l’époque bien des communistes, en U.R.S.S. et ailleurs. C’est à cette époque que fut organisé à l’étranger le centre bolchevik‑léniniste [7] et que commença la publication du Biulleten et autres organes de presse. Dans ces conditions, Staline avait un besoin pressant d’une « tentative d’assassinat », surtout d’une tentative d’assassinat dont on aurait tiré les ficelles de l’étranger et dans laquelle, il aurait pu impliquer Blumkine ou tout au moins son fantôme. Un marin faisait l’affaire, sur­tout s’il avait effectué des voyages entre un port soviétique et Constantinople. Ce marin a pu être arrêté par hasard – pour des propos imprudents, pour avoir lu de la littérature illégale, ou simplement pour contrebande ‑ nous ne savons rien de lui. Peut‑être l’a‑t‑on menacé de plusieurs années de prison. Mais l’astucieux lagoda lui promit la liberté et toutes sortes d’autres avantages s’il acceptait de témoigner que Blumkine, sur ordre de Trotsky, l’avait entraîné dans un complot contre Staline. Si le coup avait réussi, l’exil de Trotsky et l’exécution de Blumkine auraient ainsi été justifiées. Mais le malheur c’est que le marin devint « à moitié fou ».

    Notre hypothèse n’est qu’une hypothèse. Mais elle correspond parfaitement à la nature morale de Staline et aux méthodes de sa politique. « Ce cuisinier », disait Lénine en mettant en garde contre lui, « ne nous préparera jamais que des plats épicés ». Mais Lénine lui‑même, quand il prononça ces paroles en février 1922, ne pouvait évidemment avoir prévu qu’une cuisine aussi diabolique se dresserait sur les fondements du parti bolchevique...

    Nous sommes en 1936. Les méthodes de Staline sont toujours les mêmes. Les dangers politiques qui le menacent se sont aggravés. La technique de Staline et de Iagoda s’est enrichie de l’expérience née de plusieurs erreurs. Nous n’avons donc aucune illusion à nous faire : les plats les plus épicés sont encore à venir.

    Notes

    [1] Ante Ciliga (né en 1896), communiste croate de nationalité italienne, dirigeant du P.C.Y. réfugié à Moscou y avait été emprisonné en 1930. Libéré en 1935, il avait donné plusieurs articles au Biulleten Oppositsii.

    [2] Trotsky fait ici allusion à la série de procès qui avaient suivi l’assassinat de Kirov à Leningrad le 1‑ décembre 1934. Au procès des quatorze, des 28 et 29 décembre 1934, quatre accusés reconnurent leur participation à cet assassinat. Les 15 et 16 janvier, Zinoviev et Kamenev reconnaissaient leur « responsabilité politique et morale » dans l’assassinat... et le 23, les dirigeants du G.P.U. de Leningrad reconnaissaient n’avoir pas pris les mesures nécessaires, bien qu’ayant été informés de ses préparatifs.

    [3] Filip D. Medved, vieux communiste et tchékiste était au moment de l’assassinat de Kirov le chef du G.P.U. à Leningrad. Henrikh G. Iagoda (1891‑1938), ancien préparateur en pharmacie, bolchevik en 1907, avait été l’un des dirigeants de la tchéka en 1920 et était alors le chef du N.K.V.D. (G.P.U.).

    [4] Sergei M. Kostrikov dit Kirov (1886‑1934), bolchevik de 1905, avait été secrétaire du parti en Azerbaïdjan de 1921 à 1926 et avait été placé à Leningrad en 1926, après la défaite de Zinoviev. Devenu le premier lieutenant, mais aussi sans doute le rival de Staline, il semble avoir préconisé un apaisement dans les luttes internes et une certaine « libéralisation ». C’est sur son nom que se regroupaient les oppositions d’appareil. Il est infiniment probable que son assassinat, le I° décembre 1934, avait été préparé par Staline lui‑même. En ce qui concerne les affirmations ci‑dessus, Trotsky les avait démontrées dans des articles écrits au lendemain de l’affaire Kirov et qui furent regroupés dans une brochure intitulée La Bureaucratie stalinienne et l’Assassinat de Kirov.

    [5] En fait, il est infiniment probable que Staline cherchait l’assassinat de Kirov dont il avait intérêt à se débarrasser. Et il est vraisemblable que Trotsky savait sur cette affaire ‑ l’attitude de Kirov ‑ plus qu’il ne voulait le dire en public. Il faudra cependant attendre le XX° congrès du P.C.U.S. en 1956 et le discours de Khrouchtchev et surtout les révélations de ce dernier au XXII° congrès pour qu’il soit dit, de source soviétique, que les fils de l’enquête conduisaient à Staline. L’historien Roy Medvedev est également de cet avis ; il précise cependant que, sur la base de témoignages sûrs, il est certain que Medved n’était pas du complot dont l’homme, à Leningrad, était son propre adjoint, Zaporojets.

    [6] Dans un premier temps on avait parlé d’une correspondance entre l’assassin, Nikolaiev, et Trotsky, par l’intermédiaire d’un consul étranger. Quant à Zinoviev, il fut accusé de porter la « responsabilité morale et politique ». Grigori Y. Radomylski dit G. Zinoviev (1883‑1936), vieux‑bolchevik, compagnon et bras droit de Lénine en exil, président de l’I.C., à sa naissance, avait été allié à Staline contre Trotsky, puis à Trotsky contre Staline et Boukharine. Exclu en 1927, il avait capitulé et renié ses positions antérieures. Des velléités d’opposition l’avaient conduit en 1932 à une nouvelle exclusion et à un reniement plus grave encore en 1933.

    [7] C’est en avril 1930 qu’une conférence internationale des différents groupes nationaux s’était réunie à Paris sous la présidence de Rosmer et avait fondé formellement l’Opposition de gauche internationale en la dotant d’un bureau international.

  • Après une violente attaque contre Trotsky, Vychinski fit l’historique des multiples reniements, abjurations et promesses non tenues de Zinoviev, Kamenev et des principaux accusés.
    Il condamna sévèrement ces « chiens enragés du capitalisme qui ont essayé d’arracher, l’un après l’autre, les éléments les meilleurs de notre terre soviétique », « ...les vils aventuriers qui ont tenté de piétiner avec leurs sales pieds les fleurs les plus parfumées de notre jardin socialiste...
    ces menteurs et ces histrions, ces pygmées misérables, ces roquets et ces toutous se ruant sur l’éléphant... »
    Il termina son réquisitoire en affirmant :
    « Une fin triste, infâme, attend ces gens qui étaient jadis dans nos rangs, mais ne se
    distinguèrent jamais, ni par leur fermeté, ni par leur dévouement à la cause du socialisme.
    Nous avons devant nous des criminels dangereux, invétérés, cruels, impitoyables à l’égard de notre peuple, de nos idéaux, de nos dirigeants, des travailleurs du monde entier.
    On ne peut épargner l’ennemi perfide.
    Le peuple entier se dresse, frémit, s’indigne.
    Moi, en tant que représentant de l’accusation d’État, je joins ma voix à ce grondement de millions de voix, à l’indignation des hommes soviétiques et des travailleurs du monde entier, ma voix indignée d’accusateur d’État.
    J’exige que ces chiens enragés soient fusillés, tous, sans exception ! »

  • CAMARADES,

    En notre simple qualité d’intellectuels, nous déclarons que nous tenons le verdict de Moscou et son exécution pour abominables et inexpiables.

    Nous nions formellement avec vous le bien-fondé de l’accusation, que les antécédents des accusés dispensent même d’examiner en dépit des prétendus « aveux » de la plupart d’entre eux. Nous tenons la mise en scène du procès de Moscou pour une abjecte entreprise de police, qui dépasse de loin en envergure et en portée celle qui aboutit au procès dit des « incendiaires du Reichstag ». Nous pensons que de telles entreprises déshonorent à jamais un régime.

    Nous nous associons, sinon à l’ensemble de ses appréciations politiques, du moins aux conclusions lucides de l’article d’Otto Bauer formulées avant-hier dans Le Populaire : « Ce qui s’est passé à Moscou, c’est plus qu’une erreur, plus qu’un crime, c’est un malheur effroyable qui frappe le socialisme du monde entier, sans distinction d’esprit et de tendance ». C’est, à notre sens, un malheur effroyable dans la mesure où, pour la première fois, à un grand nombre de camarades qui se laisseront abuser, la conscience révolutionnaire est présentée en bloc comme corruptible. C’est un malheur effroyable dans le sens où des hommes vers qui allait, malgré tout, ne fût-ce qu’en raison de leur passé plus ou moins glorieux, notre respect, passent pour se condamner eux-mêmes, pour se définir comme des traîtres et des chiens. Ces hommes, quelles que soient les réserves graves que nous puissions faire sur la solidité de certains d’entre eux, nous les tenons pour totalement incapables, fût-ce dans le désir de continuer à lutter, fût-ce à plus forte raison dans l’espoir d’échapper à la mort, de se nier, de se flétrir eux-mêmes à ce point. Mais où cela cesse d’être un malheur effroyable, c’est à partir du moment où cela nous éclaire définitivement sur la personnalité de Staline : l’individu qui est allé jusque là est le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne. Nous devons le combattre de toutes nos forces, nous devons voir en lui le principal faussaire d’aujourd’hui - il n’entreprend pas seulement de fausser la signification des hommes, mais de fausser l’histoire - et comme le plus inexcusable des assassins.

    Nous faisons, dans ces conditions, toutes réserves sur le maintien du mot d’ordre : « Défense de l’U.R.S.S. » Nous demandons que lui soit substitué de toute urgence celui de « Défense de l’Espagne révolutionnaire » en spécifiant que tous nos regards vont aujourd’hui, 3 septembre 1936, aux magnifiques éléments révolutionnaires de la C.N.T., de la F.A.I. et du P.O.U.M. qui luttent, indivisiblement à nos yeux, sur le front d’Irun et dans le reste de l’Espagne. Ces éléments, nous ne nous dissimulons pas que Staline et ses acolytes, qui ont passé un pacte d’assistance avec les états capitalistes, s’emploient tant qu’ils peuvent à les désunir. C’est, pour nous, une raison de plus d’attendre d’eux, de leurs forces et de leurs héroïsmes conjugués, le rétablissement de la vérité historique foulée aux pieds non moins systématiquement en U.R.S.S. qu’en Italie et en Allemagne.

    Sous une forme concrète, nous nous proposons d’agir à l’intérieur du Comité de Vigilance des Intellectuels pour que soit menée en toute sévérité l’enquête réclamée par le P.O.I. sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé, nous le savons déjà, sans le moindre égard, non seulement pour la personnalité des accusés, mais pour la sauvegarde de la dignité humaine, le procès de Moscou, et de contribuer à exiger s’il y a lieu - il y a lieu sûrement - réparation au nom de la conscience internationale, seul élément de progrès, de la conscience internationale dont, Camarades, nous sommes ici un certain nombre à tenir les prescriptions pour sacrées.

    Nous saluons à nouveau la personnalité, de très loin au-dessus de tout soupçon, de Léon Trotsky. Nous réclamons pour lui le droit de vivre en Norvège et en France. Nous saluons cet homme qui a été pour nous, abstraction faite des opinions non infaillibles qu’il a été amené à formuler, un guide intellectuel et moral de premier ordre et dont la vie, dès lors qu’elle est menacée, nous est aussi précieuse que la nôtre.

    Adolphe Acker, André Breton, Georges Henein, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Léo Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey, Yves Tanguy.

  • La condamnation à mort par le stalinisme de l’avant-garde révolutionnaire, en Russie puis dans le monde entier, a été le premier acte par lequel le Kremlin a indiqué à l’impérialisme mondial combien celui-ci pouvait compter sur lui...

  • L’accusation de Vychinski, ancien menchevik reconverti au stalinisme, traitait les opposants politiques, anciens dirigeants de la révolution prolétarienne, de l’Internationale communiste, du parti bolchevik et de l’Etat ouvrier de « vipères lubriques », de « hyènes puantes », de « traîtres répugnants », de « croisements monstrueux de porc et de renard ».

  • Read "Report of Hearings on the Charges Made Against Leon Trotsky in the Moscow Trials by the Preliminary Commission of Inquiry into the Charges Made Against Trotsky in the Moscow Trials" :

    The Dewey Trial

  • « Faux Passeports » de Charles Plisnier :

    « Que signifie ce nouveau procès ?

    Veut-on faire croire au monde que tous ces chefs bolchévistes, échappés aux prisons du tzar et à ses potences, qui, autour de Lénine, faisant face à la guerre civile, à la guerre étrangère, ont construit l’U.R.S.S., se sont assemblés pour la trahir ?

    Veut-on faire croire au monde que ces Partisans qui, pour leur Parti, ont souffert la prison, la déportation, la faim et la calomnie, se sont assemblés pour le vendre et le détruire ? Veut-on faire croire au monde que ces stratèges et ces tacticiens de la révolution, ont résolu de faire assassiner Staline, au moment précis où leur pouvoir devient si fort et leur étoile si proche, qu’il faut, pour les réduire, arrêter dans toutes les Républiques, leurs compagnons de lutte, par milliers et dizaines de milliers ?

    Non. Non. J’ai connu ces Zinoviev, ces Smirnov : c’est par la réforme du Parti qu’ils veulent sauver la Russie et la Révolution…

    Le procès de Moscou envahit les journaux. Comment l’opinion du monde ne se soulève-t-elle pas ? Qu’est devenue cette conscience ouvrière, qui laisse déshonorer par des fonctionnaires les survivants de sa première révolution ? (…)

    Ces hommes, l’un après l’autre, renoncent à se défendre contre les accusations les plus outrageantes, celles de trahison et d’assassinat. L’un après l’autre, celui-ci, celui qui fut le Chef-du-Premier-Soviet-de-la-Première-Révolution, celui-là qui fut l’Organisateur-de-la-Victoire-d’Asie, ceux-là, tous, reconnaissent leurs crimes.

     Accusé, cette déposition apporte la preuve que vous avez commis un grand crime. Vous avouez-vous coupable ?

     Oui.

     Vous confirmez par conséquent qu’il existait chez vous un plan si monstrueux ?

     Oui.

     Alors, vous avez tous assassiné Stavrov ?

     Oui.

     Alors, vous tous, vous avez organisé l’assassinat ?

     Oui.

     Et vous vouliez assassiner aussi Staline, Sauveur et Père de la Révolution ?

     Oui.

     Comment apprécier les articles et les déclarations que vous écrivîtes en 1933, et dans lesquels vous exprimez votre dévouement au Parti ? Un mensonge ?

     Pire.

     Une perfidie ?

     Pire.

     Pire que le mensonge. Pire que la perfidie. Dites le mot vous-mêmes : une trahison ?

     Vous l’avez trouvé.

     Trahison, perfidie, duplicité !

     Oui. »

    Je vis dans un cauchemar….

    Non. Non. Non. Cela ne se peut.

    Cette farce tragique recommencera donc indéfiniment jusqu’au jour où la Russie n’aura plus une goutte de sang pur, un souffle d’âme héroïque ?

    Tous les hommes d’Octobre, ceux des sommets et ceux du rang, vont donc se laisser assassiner l’un après l’autre ; ils vont donc, l’un après l’autre, tendre la gorge, supplier le coup de grâce ? A quel dieu malade et dément ce sacrifice est-il donc fait ?...

    Nadédja Constantinova Kroupskaïa, la veuve de Lénine, écrivit au Chef pour le supplier de laisser vivre les hommes d’Octobre. Staline répondit qu’il ne pouvait rien, qu’il n’était rien….

    Les monarchistes du journal Vorodjénié imprimèrent ce chant de grâce :

    « Sois remercié Staline !

    Seize gredins,

    Seize bourreaux de la patrie

    Sont repartis chez les aïeux.

    Le ciel nous paraît bleu aujourd’hui.

    Tu nous as payés de la peine de tant d’années ! »

    (…)

    Au cours de ce hideux procès où comparaissaient devant un Tribunal de théâtre et aux yeux d’un public d’amateurs et de policiers, quelques-uns des plus grands parmi les hommes d’Octobre, mêlés par raffinement de l’outrage, à des aventuriers professionnels et à des agents provocateurs, le Procureur Général, traquant le plus haut de ces martyrs et, par une sorte de sorcellerie magnétique, dressant autour de lui tous ses compagnons pour l’accuser, lui dit enfin, avec la tranquillité orgueilleuse de l’acrobate qui a réussi son tour : « Ivan Nikititich Smirnov, le cercle s’est refermé. »

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