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Les débuts du marxisme théorique en France et en Italie (1880-1897)

mercredi 11 septembre 2013, par Robert Paris

Les débuts du marxisme théorique en France et en Italie (1880-1897)

Neil MclNNES.

Introduction

L’HISTOIRE de l’introduction du marxisme en France a déjà été écrite [1], mais la publication d’importants matériaux nouveaux - notamment la correspondance d’Engels avec Paul et Laura Lafargue [2] - permet de la réexposer d’une façon assez différente. Ces nouvelles sources invitent à réexaminer la littérature socialiste française des années 1880 à 1897 et on voit alors que les descriptions conventionnelles de l’apparition du marxisme en France comportent des simplifications excessives [3] et des oublis graves de faits pourtant décisifs pour cette importante phase de la pensée politique française. La première présentation de théories marxistes en langue française a eu lieu dans les premières années 80 par Jules Guesde, Paul Lafargue et Gabriel Deville. La documentation nouvelle ne nous permet pas de douter de ce fait. Mais des historiens tels que Zévaès et Paul Louis, responsables de ce qui passa pendant des décennies pour le point de vue officiel en la matière, s’étaient emparés de ce fait pour prétendre qu’aux environs de 1880 déjà ces trois hommes étaient des maîtres accomplis et convaincus de la philosophie marxiste ; qu’à partir de cette époque, ils propagèrent un marxisme pur et qu’ensuite il n’y eut plus qu’à retenir l’histoire du progrès lent mais inexorable de la doctrine. Ainsi le guesdisme a été présenté comme « pur marxisme » [4], Lafargue considéré comme « l’un des plus grands et plus profonds propagateurs des idées marxistes [5] » et Deville a eu la réputation d’un brillant exégète des mystères du Capital ; bref, on prétend que le mouvement marxiste français a pris son essor avec les efforts de ces trois pionniers, à l’époque de la mort de Marx.

En fait, comme on le verra, la pénétration du marxisme en France fut à la fois plus tardive et plus lente que cette version ne le laisse supposer, et ce retard est lié aux sérieuses insuffisances de la doctrine dans sa première présentation par Guesde, Lafargue et Deville. À cette époque, ils représentaient un marxisme sujet à caution, et ne se faisaient qu’une notion très vague de la théorie qu’ils prétendaient propager. Les marxistes des années 80 mettaient en circulation (dans la mesure où ils étaient écoutés avec quelque attention), une manière de marxisme confus, incomplet et dénaturé. Ainsi, la première tâche de ceux qui étudièrent ensuite le marxisme fut de déblayer le terrain avant de pouvoir, dans les années 90, entamer une discussion théorique sérieuse de la doctrine [6]. On conçoit que ces premiers efforts n’aient pas abouti. Il fallait attendre 1893 et un nouvel essai d’acclimatation, œuvre conjointe (la chose est assez remarquable) d’un groupe d’écrivains français et italiens [7] où Lafargue et Deville furent éclipsés et Guesde écarté. C’est à partir du travail de ce groupe, dominé par Antonio Labriola et Georges Sorel que le marxisme se développe en France ainsi qu’en Italie.

Après tout, il n’y a peut-être là rien qui puisse surprendre : les premiers contacts avec une philosophie politique étrangère et complexe exposaient nécessairement à l’imperfection, à l’insuffisance. Le mérite des pionniers est intact. Quoi qu’il en soit, le fait est important et vaut d’être noté, puisque la période en question a été cruciale pour l’histoire des mouvements ouvriers et des partis socialistes de France et d’Italie. Pour cette histoire, il importe de dater aussi exactement que possible l’accueil et le progrès des idées marxistes qui auraient pu avoir une influence considérable sur l’évolution de la pensée et de l’organisation socialiste dans les pays latins. Il est important, par exemple, de savoir qu’une juste vue du marxisme s’affirma seulement en France après, et non avant, que le mouvement ouvrier eut décidément rejeté toute direction politique et adopté ce syndicalisme révolutionnaire apolitique qui demeura la doctrine des ouvriers français organisés jusqu’à la première guerre mondiale [8]. Cela explique qu’au moment où le mouvement socialiste français se fractionna avec éclat en une aile de « politiciens » et une aile d’« ouvriers », les ouvriers ne rejetèrent pas le marxisme, mais le guesdisme. Il n’est donc pas suffisant de considérer comme un lieu commun le fait que les toutes premières versions du marxisme en France furent erronées et grossières, mais il faut savoir pourquoi elles le furent.

Emile Bottigelli, qui publia la correspondance Engels-Lafargue pour une maison d’édition du parti communiste français, éprouva le besoin d’abandonner l’hagiologie de Zévaès et de Paul Louis, où Guesde, Lafargue et Deville étaient dépeints comme d’éminents marxistes et de véritables Pères de l’Église. Mais, en cherchant à montrer comment leur marxisme avait été adultéré, il suggéra [9] qu’il était possible de trouver des germes de « kautskysme » et de « centrisme » dans leurs toutes premières œuvres, bien avant 1883. Ainsi donc, ce qui avait été pour Zévaès l’aube étincelante du marxisme français n’est plus que la noire projection du kautskysme ; tout en expliquant pourquoi le mouvement ouvrier s’éloigna si vite du marxisme, ce point de vue continue les critiques léninistes de la Seconde Internationale. Mais, comme le démontrera notre analyse, ce qui fit de ces premiers marxistes de piètres théoriciens, ce qui gêna si fort Engels dans leur propagande, et ce qui leur fit perdre la sympathie des chefs de la classe ouvrière française, ce ne fut pas le réformisme kautskyste, mais certaine affinité de leurs idées avec le léninisme, autrement dit leur blanquisme. Débutant comme blanquistes, bakounistes ou anarchistes et travaillant tout le long des années 80 en union étroite avec les boulangistes et les blanquistes, ces premiers marxistes français ne parvinrent pas à comprendre l’évolution sociale - c’est-à-dire que l’action révolutionnaire est dans la dépendance d’une certaine « maturation » de la structure économique - notion qui représente le progrès principal du marxisme par rapport à toutes les théories socialistes antérieures. Ainsi, ils étaient fort loin de s’exalter au sujet de l’évolution : on sait que cette attitude est considérée comme l’un des traits essentiels de l’hérésie kautskyste.

Les vues que nous présentons ici sur l’introduction du marxisme en France rejoignent simplement celles de tous les marxistes en vue, italiens et français, de la fin du XIXe siècle. Ils s’accordaient à considérer les efforts de pionniers des Guesde, Lafargue et Deville comme dénués d’importance [10], voire comme nuisibles, et dataient l’introduction du marxisme des environs de 1893 [11]. Ils en attribuaient le mérite à un tout autre groupe de penseurs. Mais leurs opinions sur ce point, comme sur tant d’autres, ont été systématiquement négligés depuis l’essor de l’orthodoxie léniniste : on reprochait à ces marxistes des années 90 de s’être compromis dans le mouvement révisionniste. On finit ainsi par déconsidérer totalement la période, brève, certes, mais hautement intéressante, de l’épanouissement de la théorie marxiste en France et en Italie, entre 1893 et la fin du siècle. Comme nous le rappellerons dans la seconde partie de cette étude, nous constatons, au cours de ces années, une floraison unique dans les pays latins de la réflexion et de la critique marxistes, qui n’étaient nullement révisionnistes, mais cherchaient plutôt à rester fidèles à l’esprit du marxisme tout en conservant l’indépendance vis-à-vis de la bureaucratie intellectuelle, qui gouverna rigidement la pensée marxiste, d’abord dans la social-démocratie allemande et, plus tard, dans le bolchevisme et la Troisième Internationale.

Il convient d’établir une différence entre : a) une première période où certains slogans marxistes étaient incorporés dans la propagande de formes d’agitation beaucoup plus anciennes de la classe ouvrière, formes que Marx a explicitement critiquées comme futiles ou utopiques ; et b) une seconde période où toute la pensée de Marx est présentée comme un système théorique (englobant par conséquent une critique extensive de ces types de socialisme avec lesquels, précisément, dans une première période, on avait confondu le marxisme). Cette distinction n’implique aucun postulat particulier sur le contenu du « seul et vrai marxisme ». Il est normal qu’une fois l’exposé théorique du marxisme commencé, il y ait des disputes au sujet de « ce que Marx a réellement pensé ». Mais tous ceux qui participent à cette controverse reconnaîtront, je pense, qu’il n’avait pas eu seulement l’intention de fournir un vocabulaire aux mouvements ouvriers existants. De même, chez les Hindous fraîchement convertis en masse par les missionnaires, il se développe un type de soi-disant christianisme qui consiste en un choix de slogans chrétiens, en une répétition du nom du Christ et en une sorte de fétichisme chrétien, le tout se distinguant difficilement des autres religions hindoues. Catholiques, protestants et orthodoxes peuvent avoir des idées très différentes sur le « seul et vrai christianisme », mais tous conviendront que l’exploitation de la phraséologie chrétienne par une religion opposée n’a rien à voir avec la présentation d’une théologie cohérente et systématique. Il faudrait discuter de façon bien serrée pour savoir si une telle exploitation aura l’utilité de mener à un christianisme mieux compris ; ou si elle est nuisible, en ce qu’elle développe dès le départ une idée fausse. De la même façon, des jugements opposés ont sans doute pu être émis au sujet des premiers marxistes latins, mais il convient de faire une distinction nette entre eux et les premiers théoriciens marxistes.

* * *

Nous nous proposons de passer en revue, tout d’abord, la littérature politique et économique sur le marxisme, publiée en France dans les années 80, afin de juger le progrès de l’exposition du marxisme au cours de cette décade [12]. Cette recherche est tout à fait distincte du sort des soi-disant fractions marxistes. Évidemment, à moins que les protagonistes des luttes politiques de l’époque aient su ce qu’était le marxisme, l’usage de l’étiquette marxiste en pareille controverse n’a pu être qu’une cause de plus grande confusion. Et de bonne heure, on va voir qu’en politique, « marxiste » était pour beaucoup une injure [13], synonyme d’« allemand » et d’« étranger ». Il régnait alors une hostilité constante contre l’Allemagne, il existait un nationalisme prolétarien (manifeste, lors de la crise boulangiste [14]) et plusieurs sectes socialistes attiraient l’attention sur leurs origines patriotiques en invoquant Fourier, Proudhon ou la Commune : on aperçoit facilement l’utilité de l’épithète « marxiste ». Pour certains encore, ce mot signifiait simplement « autoritaire », Marx s’étant acquis une réputation en matière de méthodes dictatoriales dans la 1ère Internationale ; quant à Guesde, il avait souvent manœuvré avec une brutalité remarquée. De sorte que toute tentative d’imposer une politique minoritaire - soit blanquiste, soit jacobine - était susceptible d’être taxée de « marxisme ». Mais les opposants au guesdisme ne furent pas les seuls à user d’un adjectif vide de sens et purement polémique. Pour les marxistes eux-mêmes, il signifiait « scientifique », et à l’époque du positivisme scientiste, c’était une étiquette que toutes sortes de sectes aimaient à afficher. Dans un mouvement et dans un pays, où l’on était démangé par le besoin d’une doctrine, ou d’une manière de doctrine, on se présentait volontiers comme « marxiste » pour dire : « nous avons une doctrine, bien que nous n’ayons pas d’idée précise de son contenu, mais, au moins, nous sommes supérieurs à nos opposants qui n’en ont aucune ». On conçoit que l’utilisation fréquente du terme, tout au long de cette décennie, ne nous soit d’aucun enseignement quant aux progrès de la doctrine.

Seule l’étude de la littérature socialiste peut nous éclairer à ce sujet. Une remarque générale : les années 80 ont vu se développer une littérature journalistique et pamphlétaire considérable pour ou contre le socialisme, mais le plus souvent on n’y trouve aucune référence au marxisme ou à la doctrine marxiste. Il serait fastidieux d’énumérer les nombreux écrits sur lesquels notre généralisation s’appuie ; la plupart d’entre eux n’offrent pas d’intérêt et certains même sont proprement enfantins. Une liste intéressante, quoique incomplète, de publications et de journaux où on pourrait trouver des influences marxistes a été dressée par Zévaès dans son livre sur Guesde [15].

Des textes marxistes ont été mis à la disposition du lecteur français au cours de cette période [16], mais leur petit nombre a fait encourir aux guesdistes le reproche d’indifférence au progrès de la théorie. Ainsi Sorel [17] écrivait-il plus tard : « Beaucoup de socialistes, qui invoquaient l’autorité de Marx et d’Engels, ne se souciaient pas du tout qu’on étudiât de trop près les textes de leurs prophètes ; ils croyaient avoir tiré des documents originaux tout ce qui pouvait entrer dans l’enseignement classique du socialisme ; on leur a souvent reproché de n’avoir point cherché à mettre à la disposition du grand public les livres que la social-démocratie allemande avait répandus par milliers. » En France, les œuvres de Marx ne connurent un début de publication systématique qu’au cours des années 90 ; néanmoins le peu qui en avait été donné auparavant aurait pu suffire à soutenir l’intérêt, si exposition et discussion avaient été menées avec compétence. Ce ne fut pas le cas.

GUESDE

Le représentant le plus éminent du marxisme en France au cours de cette période fut incontestablement Jules Guesde [18]. Son importance dans l’histoire du socialisme français ne saurait être niée, bien qu’elle ait pu être exagérée par ceux qui passent sous silence l’hostilité qu’il a rencontrée dans le mouvement syndical, son œuvre de division dans le mouvement politique et le fait qu’il fut éclipsé par Millerand lors des victoires parlementaires du socialisme dans les années 90 [19]. Guesde ne s’est jamais fait passer pour un théoricien marxiste, et même ceux qui essayent de lui attribuer, ainsi qu’à son mouvement, le mérite de l’introduction de la doctrine marxiste en France ne peuvent guère l’appeler qu’« éloquent vulgarisateur [20] ». Entre la date de sa conversion supposée· au marxisme 1880 [21] et l’épanouissement de la théorie marxiste - qui sera traité dans la partie suivante - Guesde n’écrivit que deux brochures d’une trentaine de pages [22] et, en collaboration avec Lafargue, le commentaire du Programme Minimum [23]. En outre, il eut une grande activité journalistique dans L’Égalité, la Revue Socialiste de 1880 et diverses autres feuilles de brève existence, soit qu’il y exerçât un certain contrôle (comme ce fut le cas pour L’Émancipation) soit qu’il y disposât d’une plateforme avec Lafargue et d’autres socialistes (Le Cri du Peuple, par exemple) et, après 1885, dans Le Socialiste. Cela ne suffit cependant pas pour attribuer à Guesde une place de premier plan dans l’histoire de la diffusion de la doctrine marxiste, ses écrits étant bien, par ailleurs, de nature à faire douter de sa compréhension et de sa réceptivité.

Le fervent biographe de Lafargue [24] affirme que Guesde avait tout appris du marxisme par Lafargue, et on peut penser que l’essentiel des connaissances de Guesde en la matière lui est venu de cette source [25]. Mais, comme nous le verrons plus loin, en passant en revue l’œuvre de ce même Lafargue, la source était d’une qualité très douteuse. Cependant, Guesde se plaisait à dire qu’il avait appris tout ce qu’il y avait dans le marxisme non seulement sans l’aide de Lafargue, mais encore sans celle de Marx lui-même [26]. Cette prétention incite à penser qu’en ce qui concerne au moins les quinze premières années de sa carrière marxiste, il n’eut de la théorie marxiste qu’une notion très vague. L’examen de ses discours et articles d’alors le confirme. Sorel [27] a voulu voir, dans cette croyance de Guesde en sa découverte du marxisme par lui-même, la raison de son indifférence - sinon de son hostilité - à l’œuvre des théoriciens marxistes des années 90.

La contribution écrite la plus importante de Guesde à la propagande marxiste de cette période a été le commentaire du Programme Minimum qu’il fit en collaboration avec Lafargue, lors de leur emprisonnement commun en 1883. Mais dans le Commentaire, le rôle de Marx - il écrivit les considérants - a été passé sous silence pour des raisons tactiques : Guesde usait déjà d’une démagogie assez voyante pour imposer ce programme au socialisme français ; et il en résultait déjà assez de dissensions pour que l’on n’allât pas fournir encore des munitions à l’opposition anti-Londres.

Le Commentaire était une défense, sans compromis, des principes que Marx recommandait aux socialistes français, mais aussi de certaines parties du programme que Marx considérait comme « non-scientifiques » et pour lesquelles il déclinait toute responsabilité.

Se plaçant aujourd’hui à un point de vue léniniste, Bottigelli [28] parle des « erreurs nationalistes et réformistes » de Guesde. À la vérité, cela se soutient (à partir d’une position léniniste) quand on l’applique à la politique de Guesde des premières décennies de ce siècle (Guesde devint, en effet, ministre en 1914). Mais Bottigelli affirme que des germes de « kautskysme » et de « centrisme » étaient déjà manifestes dans le programme guesdiste de 1883 ; et encore que le manque de confiance de Guesde et de Lafargue « dans l’action révolutionnaire des masses » est évidente dès ce moment. « Les commentaires du Programme du Parti ouvrier français... montrent déjà qu’il attachait plus de prix à l’action de la propagande qu’à la lutte révolutionnaire elle-même. Prenant parti contre l’action directe telle qu’elle est préconisée par les anarchistes, les guesdistes n’ont pas su appeler les masses à l’action... » Sans doute conséquente avec la théorie léniniste, cette affirmation est aussi loin des faits que celle de Zévaès pour qui Guesde était à cette époque marxiste en philosophie.

Vers les années 80, la doctrine politique de Guesde était en réalité un révolutionnisme apocalyptique que ses contemporains distinguaient difficilement de l’anarchisme d’abord, et du blanquisme ensuite. Lorsque, vers les années 90, Guesde devint ce que l’on appela plus tard un « électoraliste », ce passé révolutionnaire se fit embarrassant, et fut modifié en conséquence. C’est la façon dont on opéra qui a pu induire Bottigelli en erreur. Le commentaire de 1883 du Programme Minimum fut constamment réimprimé avec la date du 22 octobre 1883, mais à chaque fois (et c’était la quatrième en 1897) il fut modifié sans bruit jusqu’à devenir entièrement méconnaissable. Les parties que, dans les années 90, Guesde considérait comme non-marxistes ou susceptibles d’aliéner des suffrages électoraux furent supprimées. Les visions utopiques, surtout sur les délices de la société post-révolutionnaire, étaient abandonnées ; le révolutionnisme spectaculaire s’estompait ; enfin, les passages concernant la révolution imminente, où les armes parleraient plus clairement que la théorie, étaient retranchés, ainsi que les sarcasmes sur les espoirs de changement par la voie parlementaire [29].

On ne peut présenter le guesdisme au cours de cette période comme du « pur marxisme » ou comme du réformisme déclaré que si l’on passe sous silence les passages supprimés plus tard ; et si, en outre, l’on fait abstraction de l’atmosphère qui régnait dans le mouvement socialiste lors du bref passage des guesdistes au pouvoir. Malon affirmait [30] qu’on ne pouvait distinguer alors un guesdiste d’un anarchiste ; les premières séries de L’Égalité avaient été considérées comme anarchistes ; ce fut grâce aux anarchistes que les guesdistes triomphèrent des modérés lors du congrès de 1879 à Marseille ; à cette époque, de nombreux socialistes, et surtout Guesde, croyaient qu’une révolution était imminente en France. Le congrès du Havre de 1880 ne vota pas seulement le Programme Minimum « marxiste », mais encore nombre de résolutions menaçant la jeune république de la violence la plus extrême et de l’action-révolutionnaire immédiate des masses (le compte-rendu de ce congrès fut pris et conservé par Guesde, et ne fut jamais publié). L. de Seilhac [31] a attiré l’attention sur un article écrit par Guesde, vers la même époque que le commentaire du Programme Minimum, et dans lequel il proclamait : « Le parti ouvrier ne mène nulle part, sinon aux barricades ». Pendant ces années, Guesde était pour la grève générale.

Bref, on ne trouve ici aucun signe d’indifférence pour la lutte révolutionnaire, mais au contraire une exagération de ses possibilités, qui montre combien Guesde était peu marxiste. Naturellement, il ne faut pas prendre à la lettre les accusations d’anarchisme de Malon ; Guesde était indubitablement collectiviste à cette époque. Mais son révolutionnisme était trop voyant pour Malon, trop affirmé pour permettre de croire en la découverte de Bottigelli quant à son réformisme, - et trop affirmé pour nous autoriser à supposer que Guesde était marxiste.

Plus tard, dans les années 80, Guesde s’engagea sur le chemin bien connu qui a mené des révolutionnaires, sans l’aide de la théorie marxiste, de l’anarchisme au blanquisme et, éventuellement, à l’« électoralisme ». Dans ses articles du Cri du Peuple [32], Guesde, de 1884 à 1885, formulait d’une façon toute rigide la « loi d’airain des salaires » en dépit des critiques de Marx sur cette absurdité économique. Il est alors prêt à adopter n’importe quel mot d’ordre démagogique de Lassalle condamné par Marx [33]. Il soutenait mordicus que les ouvriers ne peuvent rien pour améliorer leur condition sans une révolution politique. Il prétendait alors que les grèves ne se faisaient qu’au bénéfice des employeurs, parce qu’elles leur permettaient de liquider à des prix favorables les stocks accumulés. La seule utilité qu’il voyait aux coopératives étaient celle de souscrire du capital pour les journaux guesdistes, et la seule fonction des syndicats était l’agitation politique. Inlassablement, il défendait le collectivisme, mais il n’apparaît pas que l’idée qu’il s’en faisait différait sensiblement des doctrines des nombreuses autres variétés de collectivisme révolutionnaire non-marxiste. Mauger [34] rappelant que L’Égalité de Guesde, avant ses séries marxistes, n’avait jamais eu de doctrine cohérente, relève que Guesde écartait, ou ignorait, le rapport que Marx établissait entre la révolution et un stade économique déterminé de la société, et adoptait la ligne blanquiste selon laquelle la révolution pouvait être provoquée par des moyens politiques pratiquement d’un jour à l’autre. Daniel Halévy affirme [35] que Guesde vivait dans l’attente constante d’une victoire totale imminente, de la crise définitive et, qu’après 1893, il était intoxiqué par les succès électoraux ; pour les faciliter, il était dès lors préoccupé d’éliminer tout passage de la doctrine du parti susceptible de ne pas attirer de voix. Évoquant la série d’articles du Cri du Peuple réimprimée en 1898, Sorel situe l’origine des doctrines de Guesde ailleurs que dans le marxisme : « Ce livre appartient à la littérature révolutionnaire la plus classique. On est frappé par la ressemblance des manières de penser et d’exprimer des pamphlétaires de 1793 et celles de M. Guesde [36] ». Le journaliste Mermeix était impressionné par l’ardeur révolutionnaire de l’aile guesdiste du mouvement socialiste vers 1885-1886 et se faisait une idée de la théorie marxiste d’après leur propagande ; c’est ce qui explique sans doute pourquoi lorsqu’il décrivait leur philosophie comme « collectivisme allemand », il ajoutait que Marx et Blanqui avaient des doctrines identiques et ne différaient que par leur tempérament personnel [37] ! Cette confusion typique était encouragée par le genre de « marxisme » prêché par Guesde.

En briguant des voix avec sa mixture de blanquisme et de marxisme simplifié, Guesde contribuait certes à diffuser le nom de cette dernière doctrine en même temps qu’il en favorisait l’incompréhension. Pionnier actif, il a préparé les voies aux théories marxistes en France ; il ne l’a pas fait en tant que marxiste, mais en tant que continuateur d’une tradition antérieure du socialisme révolutionnaire qui invoquait vaguement l’autorité de Marx en faveur de sa science toute fraîche. Il est absurde d’affirmer, avec Zévaès [38], que depuis 1880 Guesde a « pleinement assimilé le marxisme, qu’il l’a totalement fait passer dans sa nature intellectuelle et morale, dans sa propagande et son action quotidiennes » ; ou de prétendre qu’il a introduit le « pur marxisme » dans le socialisme français [39] ; ou d’avancer qu’il fut le pionnier des idées marxistes en France [40].

LAFARGUE

Paul Lafargue, après avoir été surestimé par les marxistes français comme « l’un des plus brillants polémistes de langue française et en même temps l’un des meilleurs dialecticiens du socialisme [41] » ou (pour citer de nouveau Lénine) « l’un des plus grands et plus profonds propagateurs des idées marxistes », est à présent l’objet de jugements beaucoup plus réservés. C’était inévitable après la publication des lettres d’Engels, bien qu’il n’en ressorte rien quant aux talents de Lafargue qui n’eût déjà été connu des marxistes français et italiens des années 90. Les lettres d’Engels montrent qu’en dépit de la sincère et profonde amitié qu’il avait pour Laura Marx et son mari, il considérait les activités marxistes de Lafargue avec un net agacement et s’efforçait de le décourager des plus ambitieuses d’entre elles, en lui disant franchement qu’il ne comprenait rien aux théories qu’il prétendait défendre. Il critiqua sévèrement plusieurs ouvrages dont Lafargue était particulièrement fier. Si l’on en juge par la vivacité avec laquelle Engels attaqua dans cette période des écrivains comme Loria, en Italie, ses critiques de Lafargue eussent été bien plus amères s’il n’avait été retenu par les liens de l’amitié (Engels n’entretint-il pas le ménage Lafargue de 1883 à sa mort ?). En outre, Engels commit l’erreur de penser que, puisque la majeure partie de l’œuvre de Lafargue n’avait rien à voir avec le marxisme, elle ne pouvait nuire sérieusement à la réputation de Marx. Finalement, il considéra que ce qui était dit en français sur le marxisme n’avait pas trop d’importance tant que la vraie doctrine était diffusée en Allemagne [42].

Engels a « censuré » préalablement nombre d’ouvrages de Lafargue. Il avait insisté pour en voir certains ; Lafargue lui en avait transmis d’autres pour approbation. S’il ne pouvait y remédier lorsqu’elles ne correspondaient pas à un exposé du marxisme, il pouvait insister pour la correction d’erreurs flagrantes d’interprétation. Ainsi, lorsque Lafargue lui soumit pour révision une étude apologétique de la théorie économique de Marx, Engels [43], en guise de réponse (la plus dure de cette longue correspondance) recommanda à son correspondant de lire d’abord soigneusement le Capital : Lafargue avait tout simplement omis d’assimiler ce que Marx en avait dit. Il critiqua son appréciation de la gauche française en des termes qui supposaient que Lafargue ne savait pas reconnaître un socialiste lorsqu’il en voyait un [44]. De 1887 à 1890, il se plaignit à diverses reprises du boulangisme de Lafargue (et de Guesde et de Deville) auquel ils étaient conduits par leur inaptitude à distinguer le marxisme du blanquisme (une partie des boulangistes était blanquiste). Les social-démocrates allemands déplorèrent cette faiblesse des marxistes français, qui, selon Engels [45], faisait un « grand tort » à la cause marxiste. La réponse de Lafargue était significative : il ne fallait pas essayer d’« aller contre le courant ». Bien entendu [46], Engels répliqua que si, au cours de cette période, le marxisme n’allait pas contre le courant du socialisme éclectique, il n’avait plus de raison d’être. En apprenant à Lafargue que « les Possibilistes étaient considérés ici (c’est-à-dire à Londres) comme les seuls socialistes français ; et vous (c’est-à-dire Lafargue et les guesdistes) comme une clique futile et simplette d’intrigants », Engels exprimait sans doute une opinion que seule la politesse l’empêchait de prendre à son compte ; dans tous les cas, il n’était pas loin de la vérité.

Toutefois, les nombreuses insuffisances de Lafargue en tant que politicien et tacticien marxiste [47] nous intéressent moins ici (sauf pour relever que l’on ne saurait les taxer de réformisme et de centrisme) que son rôle d’interprète de la doctrine marxiste en France. Dans ce domaine, Lafargue était le fantaisiste du marxisme français de la première période. Ses relations avec Karl Marx pourraient suggérer une compréhension intime du sujet si le reste de ses activités intellectuelles, fortement dispersées, ne trahissait une incorrigible légèreté et une grande prétention. Sa propagande en faveur d’un marxisme frelaté qui avait fait connaître le nom de la doctrine et en avait rendu familières quelques notions élémentaires, - le rendit suspect précisément à ces classes cultivées où il pensait avoir quelque influence. Il repoussait les gens par la brutalité de ses attaques ; ses escapades « théoriques » discréditèrent le marxisme avant que les possibilités de cette théorie n’aient pu être appréciées ; et il était cordialement détesté par ceux qui abordèrent la philosophie marxiste en France et en Italie dans les années 90.

Si l’on cite trop souvent le mot de Marx : « Ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste », on oublie pourtant que cette observation fut faite en pensant aux socialistes français de 1880. Vers la même époque, Marx écrivait [48] : « Lafargue est en vérité le dernier disciple de Bakounine, en qui il avait entièrement confiance... Il mit longtemps pour saisir Bakounine, et encore ne l’a-t-il pas entièrement compris. Longuet, le dernier proudhonien, et Lafargue, le dernier bakouniniste ! Le diable emporte ces oracles patentés du socialisme scientifique [49] ! » C’est fort de pareilles références que Lafargue revint en France pour « enseigner le marxisme à Guesde ». Son journalisme au service de la cause marxiste avait commencé avant son retour, puisque, de Londres, il participa à la première Revue socialiste de Malon et aux séries de l’Égalité de la même époque. En dehors de la collaboration avec Guesde pour le commentaire du Programme Minimum et de ses écrits dans les organes guesdistes, les principales contributions de Lafargue furent ses conférences de 1884 sur le matérialisme historique [50] et la publication (ou réédition) de nombreux pamphlets qui connurent un grand succès. C’est à ces derniers que Lafargue doit sa réputation mondiale parmi les classes laborieuses, car ils furent souvent reproduits en de nombreuses langues. Les plus connus d’entre eux sont Le droit à la paresse [51], Pie IX au paradis [52] et La religion du capital [53]. Ces pamphlets continuent une vieille tradition de propagande révolutionnaire, dont les éléments sont grossiers, mais font la satire du riche et dénoncent passionnément l’exploitation ; pour le lecteur moderne, ils ne se distinguent guère de la littérature de l’I.W.W. des années 20 et 30. Leur succès est facile à comprendre, mais n’a rien à voir avec la diffusion de la doctrine marxiste [54].

Les conférences de 1884 sur le matérialisme historique sont d’une autre veine. L’intention était ici d’exposer l’une des théories centrales du marxisme et, de pair avec les conférences de Deville, qui furent publiées conjointement, elles font date en tant que première tentative d’introduire la philosophie marxiste en France. Malheureusement Lafargue est extrêmement vague, en dépit de la révision d’Engels ; ses dons de satiriste populaire n’en faisaient pas un exégète compétent, et il est douteux que ses lecteurs français des premières années 80 aient pu se faire une idée de la nouvelle méthode. Pire, Lafargue continuait de discréditer cette méthode par les fausses applications qu’il en faisait, à savoir ses séries d’essais grotesques sur le matérialisme historique (qui se poursuivirent en empirant dans les années 90), et c’est sur quoi repose la notoriété de Lafargue. Les théoriciens marxistes de la décennie suivante mirent beaucoup de temps à expliquer que le matérialisme historique n’était pas ce que Lafargue en avait dit. Croce disait que Lafargue utilisait le matérialisme historique comme un « orgue de barbarie » ; sa méthode était de prendre par un seul bout les sujets qu’il n’avait pas approfondis et de rabâcher de vieilles rengaines. Sorel commentait [55] : « Personne n’a songé à croire... que le matérialisme historique puisse consister dans les paradoxes, les drôleries ou les naïvetés que Paul Lafargue a écrites sur les origines du droit, de la morale ou des religions. Marx n’aurait jamais songé que le « panthéisme et la transmigration des âmes de la Kabbale sont des expressions métaphysiques de la valeur des marchandises et de leur échange ». Étonné du peu de bruit que font ses découvertes, Paul Lafargue a déclaré que, par suite de l’ignorance et des préjugés des historiens bourgeois, les socialistes ont le « monopole » du matérialisme historique. Kautsky a publié, dans la revue officielle de la social-démocratie allemande, presque toutes les facéties que Paul Lafargue a présentées comme des applications du marxisme, et il leur a ainsi accordé une véritable approbation, qui n’a pas peu contribué à faire regarder l’école marxiste comme ridicule ». Ceci résume les hauts faits de Lafargue dans le progrès du marxisme théorique en France.

Lafargue ne se borna pas au journalisme politique, comme Guesde, mais espéra faire avancer le marxisme en le faisant accepter dans les milieux élégants et instruits en collaborant à leurs journaux par une série d’études allant de la culture du blé en Amérique [56] à la circoncision [57]. Ici encore, ses activités firent un grand tort car il passait pour un représentant accrédité de la philosophie marxiste. Lafargue se consacra pendant des années à des études sur les céréales américaines (alors le problème le plus important pour l’agriculture européenne) sans produire quoi que ce soit de valable. Dans son introduction à un article de Lafargue dans le Journal des Économistes en 1884, Molinari disait sèchement que Lafargue pouvait tirer parti de ses talents en étudiant sérieusement l’économie ; Engels commente sarcastiquement (lettre à Laura Lafargue, 22 juillet 1884) : « Quel dommage qu’il ne suive pas (ces) sages conseils... ».

Lafargue était très fier de sa défense de l’économie marxiste, mais Engels avait une opinion différente, car il voyait que Lafargue ne comprenait ni les arguments de ses adversaires, ni ce que Marx avait dit. Si ce « profond propagateur des idées marxistes » n’avait pas saisi les premiers éléments de l’économie marxiste, il convient néanmoins de souligner que le piètre niveau théorique de l’économie libérale orthodoxe en France ne permettait pas alors une discussion intelligente : les libéraux étaient tout à fait incapables de saisir ce que Marx pensait, et se contentaient de le rejeter. Quelques années plus tard, Lafargue [58] donna sa version de cette discussion dans sa réponse à la critique de l’économie marxiste par Pareto. Il rappelait que le premier examen approfondi [59] de la théorie de Marx par les économistes français fut entreprise dans le Collectivisme [60] de Leroy-Beaulieu, mais que sa réponse (celle de Lafargue) à cette attaque avait été si concluante qu’aucun économiste français n’osa plus écrire sur ce sujet, au point que, lors de la publication des nouvelles sélections du Capital, en 1894 [61], on ne put trouver un économiste français pour les présenter et les éditeurs durent faire appel à un professeur italien. En réalité, la critique de Leroy-Beaulieu par Lafargue n’avait pas terrorisé les économistes académiques, comme il l’imaginait.

Leroy-Beaulieu qui était alors le pape de l’École de Paris [62], publia son étude sur l’économie marxiste un an après son Essai sur la répartition des richesses (1883), où il avait développé, sous une forme naïve, la théorie de la productivité de l’intérêt [63]. C’est du point de vue de cette théorie qu’il attaqua le marxisme et « l’abattit comme un château de cartes [64] ». En réalité, sa critique, superficielle, évasive, renfermait des contradictions. Lafargue écrivit une réponse qui horrifia Engels par l’ignorance qu’elle témoignait de toute économie, marxiste ou autre [65]. Corrigée par Engels, elle fut publiée par Molinari [66]. C’est avec cette lettre que Lafargue pensait avoir réduit les économistes français au silence pour dix ans. Lafargue n’avait pas de peine à marquer des points contre Leroy-Beaulieu dont certaines contradictions étaient flagrantes mais, bien que la surveillance d’Engels l’ait empêché d’écrire des non-sens, il ne put faire de cette lettre une exposition de l’économie marxiste. Il ne fut jamais question de théorie dans toute cette affaire. Block répondit [67] à Lafargue, qui répliqua [68] mais sans résultat sérieux. Ceci montre en quel état de pauvreté l’économie politique théorique se trouvait alors en France. Il est significatif que Lafargue et les libéraux se soient livrés à des discussions de basse métaphysique au lieu d’aborder l’économie marxiste [69], qui faisait alors l’objet d’études sérieuses dans d’autres pays [70].

Lafargue, en somme, ne sut pas comprendre - et ce qui est plus grave - déforma ce qu’Engels considérait comme les deux découvertes fondamentales de Marx : la théorie de la valeur et le matérialisme historique. Quels que soient sa valeur comme révolutionnaire socialiste et le charme de son esprit brillant et vain, son rôle dans le progrès du marxisme théorique est insignifiant. De Marx, il n’introduisit guère que le nom en France. C’est le moins qu’un gendre puisse faire.

DEVILLE

Le dernier de ce triumvirat, Gabriel Deville, occupe une place à première vue plus modeste, mais plus solide. Il avait peu d’ambitions théoriques, excepté son apologie « philosophique » de l’amour libre, qu’il considérait comme une partie intégrante du socialisme. Appelé « le premier collectiviste français [71] », il partageait l’illusion de Guesde d’être devenu marxiste sans avoir besoin de lire Marx ; en réalité, on pourrait le ranger parmi les blanquistes [72]. Pendant les années 1880, il jouissait de la réputation d’être l’homme « qui possède mieux que personne la doctrine des maîtres socialistes [73] », mais son œuvre de cette période ne donne de Marx qu’une image voilée par le blanquisme.

Toutefois, ce qui lui vaut véritablement une place dans l’histoire du marxisme français, ce ne sont ni ses théories ni son exégèse, mais un résumé du Capital largement répandu. Pour ceux qui ne prirent pas la peine de comparer le résumé avec l’original, c’était un exploit considérable. Le Capital est parmi les livres fameux mais peu lus ; le compendium est sa forme la mieux accueillie du public [74]. Celui de Deville a été mainte fois réimprimé en français et l’est encore aujourd’hui ; il a connu des traductions en espagnol (1887), en italien (1893), en anglais (U.S.A., 1900) et on voulut même le traduire en allemand. Rien d’étonnant dès lors qu’il passe pour un des meilleurs moyens d’accéder à la théorie marxienne. Sa valeur semblait garantie : il fut entrepris par Deville sur l’invitation et avec l’encouragement de Marx, il bénéficiait apparemment des conseils d’Engels, et il fut publié peu après la mort de Marx [75]. En vérité, il est dépourvu de valeur. Fort utile sans doute, au cours des soixante-dix dernières années à des marxistes indolents qui reculent devant l’étude directe de leur Bible, il n’a jamais été qu’un obstacle à une pénétration sérieuse de la pensée économique de Marx.

Deville se proposa de rédiger un condensé d’une des œuvres les plus difficiles de la science économique sans posséder la préparation nécessaire, et il eut la présomption de la récrire librement, d’une manière qui oblitérait les contributions de Marx dans ce domaine. Il obscurcissait ses doctrines caractéristiques et les dénaturait généralement pour les adapter à un banal révolutionnarisme qui passait, parmi les guesdistes, pour la « théorie marxiste ». C’était évident pour quiconque saisissait la pensée économique de Marx ; et le fait que le résumé de Deville ait été si largement utilisé en France témoigne de l’indigence des études économiques marxistes dans ce pays [76].

À la vérité, Marx avait invité Deville à faire ce résumé, mais il ne vécut pas assez pour le connaître. En fait, Engels donna son avis sur le manuscrit [77], mais son opinion ne fut pas entièrement reçue [78] et il ne put s’empêcher de déclarer aussitôt qu’il contenait « des défauts sérieux [79] ». Engels fit montre d’un curieux esprit de tolérance à l’égard des hérésies de Lafargue et de ses amis en refusant de discuter publiquement la question tant que la diffusion de ce livre bâclé se limitait aux pays de langue française. Il convient d’en tenir compte lorsqu’on est en présence d’approbations polies et résignées données par Engels aux divagations marxistes des guesdistes. Il s’interposa énergiquement lorsqu’il fut question de traduire le résumé de Deville en anglais et marqua son entier désaccord quand Kautsky suggéra naïvement de traduire Deville en allemand. Engels mit en jeu toute son autorité pour empêcher ce qu’il considérait comme un désastre : « ... Si le livre de Deville paraît en allemand, je ne vois pas comment je pourrais, étant donné mes obligations envers Mohr (Marx), l’accepter sans protestations comme résumé fidèle. Je n’ai rien dit quand on l’a publié simplement en français, bien que j’eusse nettement protesté contre toute la seconde moitié avant la publication. Mais s’il vient à être présenté devant le public allemand, c’est une autre histoire. Je ne puis permettre qu’en Allemagne Mohr soit dénaturé, et gravement dénaturé, jusque dans les termes ».

« S’il n’y avait pas eu cette hâte absurde à l’époque, si l’on avait procédé à la révision que je suggérais, l’objection n’existerait plus aujourd’hui. Tout ce que je puis dire, c’est que je réserve mon entière liberté d’action au cas où le livre serait publié en allemand, et je suis d’autant plus tenu de le faire que le bruit s’est répandu que j’en ai parcouru le manuscrit [80] ».

C’est cette « grave dénaturation », pour employer les termes d’Engels, qu’ont complaisamment réimprimée, à plusieurs reprises, les marxistes français comme un modèle de version populaire du Capital ! Le résumé a été réédité en 1886, 1887, 1897, 1919, 1928 et 1948... et la série n’est peut-être pas terminée, car le même plomb a servi invariablement et des dizaines de milliers d’exemplaires ont été jetés sur le marché sans qu’on crût nécessaire d’y apporter le moindre changement. Le jugement péremptoire d’Engels étant désormais connu, il serait temps d’envoyer enfin ce plomb à la fonte.

Le résumé était précédé d’un aperçu sur le socialisme scientifique, qui était en réalité un aperçu de la manière dont certains slogans marxistes sur la fatalité de la révolution et la concentration du capital (deux lieux communs du socialisme français d’avant Marx) pouvaient être mêlés à la dénonciation populaire de l’exploitation : là, tous les socialistes révolutionnaires faisaient merveille. L’essai n’expose ni n’introduit l’œuvre dont il s’occupe ; il est tout simplement un résumé des brochures politiques publiées par Deville de 1877 à 1882. Il ne contient que deux références explicites à Marx dont une comparaison révérencielle avec Blanqui.

En 1884, Deville fit cinq conférences sur L’évolution du Capital, qui furent réimprimées, avec les causeries de Lafargue sur le matérialisme historique, sous le titre de Cours d’Économie politique. Il s’y confirme que Deville n’avait compris ni l’œuvre ni les intentions de Marx. En effet, il réduit la théorie économique à un faisceau de banalités collectivistes et aux phrases traditionnelles sur l’exploitation ; et il termine par quelques idées franchement utopiques sur les perfections de la société future.

Guesde désigna un jour sa secte comme « le parti du ventre », donnant ainsi probablement sa propre interprétation du matérialisme historique. Ce mot valut des embarras aux guesdistes pendant des décennies ; les moralistes de la Revue Socialiste s’en donnèrent à cœur joie. Il incombait à Deville d’en atténuer la vulgarité et, en général, de réfuter l’accusation courante selon laquelle les marxistes « n’avaient pas de philosophie [81] ». Il en fit la tentative en 1886 dans une brochure publiée par le Parti Ouvrier [82]. Il déclarait que le socialisme avait effectivement une philosophie, qu’il allait exposer. Suivait un matérialisme naïf, sans aucun rapport avec Marx si ce n’est que Marx et Engels l’ont formellement condamné. On ne trouve aucune allusion à la dialectique dans cette « exposition philosophique du marxisme ».

Contrairement à Lafargue, Deville était capable d’apprendre. Il le prouva par ses Principes socialistes [83] où il apparaît (particulièrement dans la Préface et les notes ajoutées en 1896) qu’il commençait à saisir la théorie marxiste, en même temps que d’autres, lors de l’introduction du marxisme en France dans les années 1890. Nous savons d’où Deville a tiré ses connaissances, puisque nous y trouvons de nombreuses références à l’Ère Nouvelle et au Devenir Social, aux traductions de Marx et d’Engels publiées dans ses revues et ailleurs, au cours des années 90, et en particulier à l’œuvre de Sorel. Il faut noter qu’en étendant sa connaissance du marxisme, Deville rompit avec le parti guesdiste dont il avait été l’un des principaux soutiens ; lorsqu’il fut envoyé à la Chambre des députés, ce fut sans le moindre appui guesdiste [84].

En outre, lors de la réédition, en 1897, de son Aperçu sur le socialisme scientifique, il ajouta un post-scriptum où il affirmait qu’après une nouvelle étude du sujet il avait considérablement changé ses vues, particulièrement sur la nécessité de la violence. Le marxiste en lui, disait-il, s’était amélioré. Deville admettait en 1897, que les collectivistes français de l’époque précédente avaient disposé « tout au plus de quelques rudiments » de marxisme, qu’ils avaient étudié tout en le propageant, et qu’en cours de route ils avaient commis mainte erreur. Cet aveu franc et généreux, qui pourrait résumer l’argument de la première partie de cette étude, n’explique cependant pas que les erreurs de Deville et de ses amis aient été rééditées jusqu’à nos jours.

L’« Ère Nouvelle »

La théorie marxiste authentique fut connue en France dès les premières années 90 : authentique, parce que distincte des déformations ; marxiste, parce que différente de l’éclectisme des socialistes désireux d’incorporer des fragments de marxisme dans d’autres contextes ; et théorique, parce que loin des recettes et des slogans électoraux des néo-jacobins. La doctrine fut en partie introduite par les voies multiples et anonymes qui favorisent le progrès de toute théorie qui échappe aux sollicitations d’un grand parti politique et, à vrai dire, il n’y eut jamais un parti marxiste en France comme il en exista en Allemagne. Les guesdistes et Lafargue ont, dans une certaine mesure, préparé la voie, avec les limites et les erreurs, certes, dont nous avons parlé. Mais c’est à la discussion sérieuse sur le marxisme dans les pays voisins, particulièrement en Allemagne, qu’on doit attribuer l’attention qu’il provoquait alors en France, plutôt qu’aux efforts préliminaires des guesdistes [85].

Certaines réalisations particulières se détachent nettement dans ce processus anonyme de diffusion du marxisme : la publication des deux revues, L’Ère nouvelle et Le Devenir Social et, en liaison avec celles-ci, l’œuvre de Georges Sorel. La réputation de Sorel repose aujourd’hui sur ses écrits postérieurs à sa période de marxisme orthodoxe. Rien d’étonnant, dès lors, que l’on méconnaisse son rôle dans la « réception » du marxisme dans les pays latins tout comme ses contributions au marxisme orthodoxe tel qu’on le concevait alors. Mais la littérature marxiste des années 90 ne laisse aucun doute sur ce rôle. Avant la crise révisionniste de la fin du siècle, les représentants reconnus du mouvement international furent Kautsky, Bernstein, Sorel et Antonio Labriola. Parmi les quatre, seul Labriola jouit aujourd’hui d’une réputation sans tache en tant que théoricien marxiste : il garda le silence au moment du triomphe du révisionnisme. Toutefois nous écartons ici la réinterprétation léniniste de l’histoire à la lumière des événements ultérieurs, notre objet étant l’histoire réelle du mouvement marxiste à l’époque de la mort d’Engels.

Les deux théoriciens allemands eurent sur leurs deux confrères latins l’incontestable avantage d’écrire pour un grand mouvement ouvrier organisé, pour qui les textes étaient d’un accès plus facile, et ayant une tradition théorique sérieuse (Engels pouvait déclarer, sans paraître absurde, que ce mouvement était l’héritier de la philosophie classique allemande [86]). En outre, ce mouvement disposait, depuis la mort de Marx, d’une excellente revue théorique, la Neue Zeit. Sorel et Labriola écrivaient dans des conditions très différentes ; leur première tâche était de reprendre le marxisme à ses « vulgarisateurs », tels que Lafargue et Loria, et à des politiciens comme Guesde, qui employa des slogans marxistes pour former des factions dont la base théorique se trouvait ailleurs que dans le marxisme [87]. À cette fin, ils devaient exiger avec insistance que le marxisme fût traité sérieusement et en lui-même ; dans un esprit théorique éloigné de tout éclectisme ; qu’il fût traité comme ce qu’il prétendait être : une philosophie, un enseignement économique, une théorie de la société moderne et un programme pour le prolétariat. Ils devaient ainsi, en premier lieu, susciter un intérêt pour le marxisme parmi des gens capables de mesurer ce qu’implique l’étude d’une théorie quelle qu’elle soit. Cela ne signifiait pas transformer le marxisme d’action prolétarienne en critique bourgeoise : à cette époque le marxisme fut propagé uniquement par des bourgeois, car les guesdistes venaient tous de la classe bourgeoise, comme d’ailleurs les autres fervents du marxisme en Italie (ces derniers étaient surtout des professeurs d’université). Cela signifiait transférer le marxisme des milieux dans lesquels Lafargue pouvait faire figure de mandarin aux milieux où l’exposition de la doctrine pouvait être entreprise d’une manière scientifique.

Au début des années 90, on pouvait constater un grand changement dans la façon de présenter le marxisme. En fait, c’est alors seulement que la théorie fut vraiment comprise dans ce qu’elle avait de fondamental. Croce fit observer [88] que la théorie du matérialisme historique « avait mené pendant cinquante ans une vie plutôt obscure, dans un cercle restreint » et qu’elle ne fut bien connue que vers 1891-92 ; après quoi, elle devint rapidement célèbre au cours des sept ou huit années suivantes et constitua le thème d’une abondante littérature. Lagardelle dit [89] que la publication des lettres d’Engels de 1890-1895 [90] sur ce sujet causèrent « une vraie stupeur » en France : on comprit alors que la théorie avait peu de rapport avec les parodies qui avaient eu cours jusque là. Le même auteur ajouta que l’épanouissement de la doctrine pendant ces années était dû à Bernstein, Kautsky, Sorel et Labriola [91]. La Revue socialiste de Malon constata ces faits, mais en donna une fausse explication [92] : « Le marxisme n’est plus aujourd’hui ce qu’il fut à son apparition en France. Il s’est modifié sous l’influence des circonstances ambiantes et, en partie, sous celle des critiques que Malon et ses amis ont dirigées contre lui. Il s’est adouci et même teinté d’idéalisme. Le plus gênant est que tantôt il avoue, tantôt il dissimule cette transformation. Il faut donc toujours considérer avec soin la date des différentes brochures où ses doctrines sont éparpillées ». Le changement est certain, mais ce que la Revue socialiste considérait comme une révision de la théorie était, en réalité, sa révélation en France après les erreurs d’interprétation commises par Guesde et ses partisans [93]. Croce rappelle que les pseudo-réputations marxistes étaient fondées sur l’ignorance totale de la doctrine avant l’activité des auteurs dont nous nous occupons. Il résume la situation jusqu’à cette période dans une anecdote : un socialiste italien prétendait avoir rencontré Marx à Naples et le décrivait comme un homme de haute taille et aux cheveux blonds. « Le marxisme en cours jusqu’à présent était la doctrine d’un Marx grand et blond [94]. » C’était là le langage de bien des marxistes d’alors.

Que l’étude critique de la théorie économique ait commencé si tardivement s’explique facilement. Sans parler de la faiblesse des économistes français mentionnée plus haut, le système marxiste ne pouvait pas être facilement attaqué avant d’être connu complètement, c’est-à-dire après la publication du dernier livre du Capital, en 1894. Ce volume était censé répondre à toutes les questions et à toutes les critiques précédemment soulevées ; il devait en outre contenir toute une variété de trésors, tels que la théorie mathématique, qu’aux dires de Lafargue, il devait apporter mais qui, comme on sait, se révélait sans intérêt. En Allemagne, Conrad Schmidt et d’autres avaient proposé des « analyses prophétiques » de son contenu, mais ailleurs on préférait « attendre sa publication [95] ».

Les œuvres de Marx devenaient plus facilement accessibles en France dans les années 90 que pendant les dix années précédentes. Zévaès donne quelques détails à ce sujet [96]. De surcroit, des journaux de toutes sortes, marxistes, socialistes ou simplement savants commençaient à imprimer et à réimprimer pendant ces dix années de nombreux écrits mineurs et des extraits de Marx et d’Engels. Il est vrai qu’en dehors des groupes marxistes que nous allons bientôt connaître, ces savants avaient encore tendance à traiter Marx assez sommairement comme l’un des hégéliens obscurs ; alors que les socialistes, tout en se référant de plus en plus souvent à Marx, continuaient leurs tentatives d’« assimiler » le marxisme selon la tradition vague, sentimentale et humanitaire du socialisme français. On peut en trouver des exemples dans la Revue socialiste où après la mort de Malon en 1893, un de ses adhérents pouvait affirmer que Malon avait adopté le marxisme, mais qu’il avait « bâti sur lui » ; autrement dit, qu’il l’avait amalgamé à un idéalisme sentimental [97]. Pareillement, l’Almanach de la question sociale [98], qui se faisait passer, à partir de 1891, pour un organe du « socialisme scientifique », publiait des morceaux choisis de Marx (et également d’autres auteurs, anarchistes, utopistes, réformistes, etc.) et se fixait comme « règle absolue » de « n’attaquer que les soutiens du régime actuel et jamais des socialistes, à quelque école qu’ils appartiennent. Son but, au contraire, est de servir de trait d’union entre tous les socialistes ». C’était oblitérer d’emblée la théorie marxiste puisqu’il fallait justement démontrer quels étaient les soutiens conscients ou non, du régime actuel.

Mais simultanément, et par contraste avec la pseudo-érudition, l’éclectisme idéaliste et la parodie guesdiste, la véritable étude des théories marxiennes commença. Son premier organe, celui, du moins, que l’on peut comparer à la Neue Zeit, était l’Ère Nouvelle. Cette revue vit le jour en juillet 1893 sous la forme d’un mensuel de 100 pages ; fondée par l’étudiant roumain Georges Diamandy elle eut pour administrateur Léon Frankel, qui avait correspondu avec Marx lors de la Commune dont il fut le délégué au Travail et à l’Échange. L’Ère Nouvelle eut une brève carrière ; elle tint à peine dix-sept mois et, dans le contexte de la presse parisienne de l’époque, on doit la considérer comme une revue obscure. Mais sur la liste de ses collaborateurs figuraient des noms qui acquirent plus tard une célébrité certaine, et dont les articles compteront un jour parmi les textes classiques du socialisme. Ce fut le premier organe représentatif du marxisme en langue romane, car Critica Sociale de Milan, fondée en 1891, ne mérite pas cette qualification, bien qu’elle adoptât, en 1893, le sous-titre de « revue bimensuelle du socialisme scientifique ».

En déclarant que le but du journal était de poursuivre jusqu’au bout les « découvertes dues au génie de Marx et d’Engels » et que, de ce fait, son « internationalisme » serait tempéré par la mise en valeur de la pensée allemande, Diamandy put annoncer, dès le premier numéro, la collaboration de marxistes allemands en vue. C’était une manière de dire que, comme d’autres périodiques marxistes de l’époque, l’Ère Nouvelle vivrait en symbiose avec la Neue Zeit ; en effet, ces journaux, rédigés en diverses langues, tiraient pendant des années la substance de leur doctrine de la revue de Kautsky. C’est ainsi que l’Ère Nouvelle publia des articles d’Engels, Kautsky, Bernstein et Bebel, tandis que ses autres collaborateurs « internationaux », Plékhanov, Aveling et Vandervelde, par exemple, étaient correspondants de la Neue Zeit. Parmi ses collaborateurs français on trouve Sorel, Jaurès, Zévaès et Deville. Quant à Lafargue et Guesde, la revue se borna à en réimprimer des écrits anciens et des discours (Lafargue écrivit très peu pendant cette période) sans grand intérêt théorique. Ces contributions mineures furent le seul lien avec le marxisme français des années 80.

La revue publia plusieurs grands textes du marxisme et, ce qui est plus important, les fit tirer à part ; comme brochures : le Manifeste communiste ; Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande d’Engels ; La Question du libre échange, de Marx ; un extrait de l’Origine de la Famille d’Engels, publié sous le titre Barbarie et Civilisation. Outre ces contributions et celles de Sorel dont nous parlerons plus loin, on se mit en France, pour la première fois, à discuter les problèmes philosophiques posés par le Marxisme. Il est significatif que Plékhanov se soit fait connaître ici par un article sur la philosophie hégélienne. L’adaptation du marxisme à la critique littéraire fut une des premières préoccupations des disciples et il était naturel qu’à cette époque le marxisme fût considéré, avant tout, comme un progrès sur les méthodes traditionnelles de l’étude historique et psychologique, méthodes fondées sur le « matérialisme » de Taine et de Zola.

SOREL

Deux des études parues dans l’Ère Nouvelle, écrites spécialement pour cette revue par Sorel, allaient acquérir une grande notoriété : L’ancienne et la nouvelle métaphysique et La fin du paganisme, publiées ultérieurement comme livres sous les titres respectifs de D’Aristote à Marx et La Ruine du monde antique. Il est donc nécessaire de rappeler comment Sorel s’est vu associé aux premiers travaux du marxisme théorique en France.

Sorel s’était signalé, au cours des dix années précédentes par la collaboration à des périodiques de philosophie et de psychologie français et italiens [99], particulièrement par ses articles sur la psychologie criminelle dans le journal de Lombroso et comme auteur de deux travaux d’érudition : Le procès de Socrate et Contribution à l’étude profane de la Bible. Ses premiers essais sur le marxisme, peu remarqués en France [100], furent écrits pour des journaux italiens en 1889 et 1890 [101]. Lorsqu’en 1893, il prit pour la première fois position vis-à-vis du marxisme, dans une des grandes revues académiques [102], il se fit remarquer par les socialistes [103] comme un rebelle dans le camp bourgeois. C’était le premier signe d’un intérêt sérieux dans des milieux où les savantes plaisanteries de Lafargue ne pouvaient pénétrer. Sorel collaborait régulièrement à la Revue philosophique depuis sept ans, si bien que sa lettre ne put pas être mise au rancart comme une irruption effrontée du bas-monde guesdiste ; on comprendra que ses termes modérés marquent une date dans la pensée française moderne, lorsqu’on a présent à l’esprit le conservatisme stérile du monde académique dans les premières décennies de la Troisième République (où le positivisme régnait en maître et où Bergson et Durckheim étaient encore presque inconnus).

Sorel dénonçait sur un ton poli la façon inconvenante dont Gabriel Tarde [104] traitait Marx en le rejetant comme une sorte d’hégélien, tortueux, obscur et énigmatique. Il répliqua qu’il n’était pas aussi facile de venir à bout de Marx, surtout en le mettant dans le même sac que des politiciens sociaux-démocrates tels que Bebel. Le marxisme se présentait comme une science et il fallait examiner cette prétention comme on le ferait pour toute autre doctrine scientifique, et non l’esquiver par des arguties spécieuses. Bien plus, le marxisme soulevait des problèmes spécifiquement philosophiques qu’il fallait affronter selon les règles. Il avertit le monde savant qu’en faisant du marxisme l’objet d’une étude sérieuse, il en viendrait à réexaminer l’économie libérale et la philosophie idéaliste qui étaient la croyance officielle de la jeune République. Il ajouta qu’en devenant marxiste, le socialisme continuait la tradition du réalisme dans la science et dans l’éthique, en opposition avec le relativisme et le scepticisme alors en vogue dans les classes instruites (et qui allaient y prédominer après les années 90). Dans cette idée d’une séparation morale et philosophique des classes, on reconnaît un des thèmes constants de Sorel [105] : le déclin de la culture bourgeoise et sa chute dans le scepticisme rendaient urgente la victoire de la philosophie réaliste adoptée par le mouvement prolétarien. Tout cela était assez bénin, mais un tel langage n’avait jamais été entendu en France auparavant. Cette lettre fut non seulement remarquée par les socialistes, mais valut à l’auteur une invitation de collaborer à l’Ère Nouvelle qui venait d’être fondée. Il accepta cette invitation et inaugura la deuxième phase de sa carrière d’écrivain en se livrant, avec une grande originalité, à l’analyse théorique du marxisme en langue française. Vers la fin de 1893, en entrant à l’Ère Nouvelle, Sorel rédigeait la rubrique de critique littéraire jusqu’à la disparition de la revue, à la fin de 1894, ainsi que les deux grandes études mentionnées plus haut. L’une d’elles, L’Ancienne et la nouvelle métaphysique, peut être caractérisée comme la première tentative faite pour développer une théorie marxiste de la connaissance et de la science, à partir des idées laconiquement esquissées dans les Thèses sur Feuerbach. Cette tentative est particulièrement importante en ce qu’elle montre qu’il est vain de vouloir tirer de la philosophie marxienne l’insoutenable et grossière théorie de la perception-reflet exposée par certains marxistes et adoptée plus tard par Lénine dans son Matérialisme et empirio-criticisme. Proclamée épistémologie officielle du marxisme, cette théorie a grandement contribué au discrédit de la pensée de Marx. La métaphysique ébauchée par Sorel reçut plus tard une forme définitive dans son livre De l’utilité du pragmatisme. Quant à la seconde étude qu’il publia dans l’Ère Nouvelle, « La fin du paganisme », elle est également significative en tant que premier essai, ambitieux certes, d’appliquer la théorie marxienne de la culture dans un domaine de l’histoire humaine qui est très éloigné des préoccupations manifestes et immédiates des socialistes européens. Le fait de recourir au matérialisme historique en vue d’expliquer, par exemple, l’essor de la bourgeoisie, de l’industrialisation et de l’impérialisme, n’avait rien d’étonnant ; c’était l’évidence même, puisque la théorie avait été énoncée en liaison avec ce complexe de problèmes. En revanche, essayer de l’appliquer, en 1894, au déclin de l’empire romain et à la genèse du christianisme, c’était anticiper sur les profonds changements que la théorie de Marx a introduits dans toutes les branches de la recherche historique.

Le « Devenir Social »

Bien qu’éphémère, la revue de Diamandy montra la nécessité et la possibilité d’un organe marxiste en langue française, susceptible d’aborder les thèmes et les problèmes qui furent alors traités en langue allemande dans la Neue Zeit. C’est ainsi que, quelques mois après la disparition de l’Ère Nouvelle, Sorel, Alfred Bonnet (qui avait été secrétaire de cette revue), Deville et Lafargue lancèrent le Devenir Social dont la première livraison parut en avril 1895. Pendant les trois années suivantes, Sorel dirigea la revue et rédigea lui-même la majeure partie des contributions, une cinquantaine, soit sous son propre nom, soit sous des pseudonymes tels que J. David, X, F, B, E et E.G. (et d’autres peut-être). Les apports des autres fondateurs de la revue étaient beaucoup plus modestes. Il est néanmoins curieux que Sorel ait consenti à collaborer avec Lafargue. En effet, nous avons vu son opinion sur les écrits de Lafargue exprimée, il est vrai, quelques années plus tard et les blâmes qu’il adressa à Kautsky pour les avoir publiés. Plus tard, Sorel aura à se repentir de la confusion qu’il créa ainsi en essayant de promouvoir la théorie marxienne en coopération directe avec ceux-là même qui en avaient donné jusqu’ici une idée erronée : cette confusion découragea certains auteurs sérieux pourtant assez disposés à collaborer. En fait, Sorel dut rompre avec Lafargue et Deville lorsque, vers la fin de 1897, il devint manifeste que leurs conceptions de la discussion théorique étaient incompatibles. En 1895, Sorel était sans doute persuadé que, malgré les méprises de Lafargue, celui-ci et Guesde avaient introduit un certain type de marxisme en France et que, désormais, on pouvait tenter une présentation plus correcte de la théorie en association avec le gendre de Marx, à condition de limiter strictement ses contributions à la revue. C’est là un de ces faux calculs auxquels Sorel était particulièrement enclin. Il provoquera plus tard des confusions du même genre en s’associant trop facilement avec des royalistes, des nationalistes et des fascistes en herbe dont il ne partageait aucunement les idées. On comprend plus facilement qu’il ait accepté la collaboration de Deville. Celui-ci avait une certaine fortune et avait financé dans le passé des journaux socialistes ; il est probable qu’il a fourni des fonds pour le Devenir Social.

Quoi qu’il en soit, la revue dura près de quatre ans. Elle disparut vers la fin de 1898, lorsque la crise révisionniste causa sa ruine. Ses dernières livraisons étaient faibles : Sorel avait abandonné la revue vers la fin de 1897 à la suite d’une querelle qui laissait entrevoir cette crise. Durant cette période, le Devenir Social fut le principal instrument du marxisme en France et en Italie, éclipsant même la Critica Sociale et servant conjointement d’organe des études marxistes dans les deux pays. Pendant toute l’année 1895, il était sous la dépendance de la Neue Zeit en en réimprimant des articles ou en en publiant simultanément certains autres. Les contributions étrangères étaient ainsi forcément très nombreuses, particulièrement au cours de sa première et dernière année, en faisant appel non seulement aux collaborateurs attitrés de l’Ère Nouvelle, mais encore à des auteurs italiens (nous reviendrons plus loin sur ce point).

Les quelques articles de Deville témoignent, à cette époque, d’une meilleure compréhension de la théorie de Marx. Lors de la controverse révisionniste, il devint ainsi un gardien loyal de l’orthodoxie dans le domaine limité de sa compétence. Quant à Lafargue, il continuait ses élucubrations marxistes. Il réédita dans le Devenir Social son étude sur Campanella, écrite en allemand, dont Croce dénonça aussitôt les erreurs dans un essai bien connu [106] ; Lafargue aborda des sujets hors de sa compétence, tels que le romantisme et l’Immaculée Conception (qu’il confondit avec la naissance virginale du Christ) [107]. Guesde et les politiciens se contentaient de boycotter la revue [108], estimant qu’il était sans intérêt d’approfondir les théories du marxisme.

La déconsidération et l’opposition venant de ce milieu paraissent insignifiantes en comparaison des apports positifs de la revue, dûs à son haut niveau critique, à la collaboration que lui accordèrent tous les mouvements européens marxistes, à son empressement à traiter les problèmes philosophiques et économiques posés par le marxisme et à la publication de textes marxistes originaux. Parmi ces derniers, on peut citer, de Marx, l’Introduction à la philosophie du Droit de Hegel, et les lettres d’Engels sur le matérialisme historique. Lors de la publication du Troisième Livre du Capital, la revue fit écho aux discussions sur la théorie économique de Marx (elles battaient alors leur plein en Europe) dans les articles d’Engels, de Conrad Schmidt et d’Arturo Labriola ; ce dernier ébaucha une réplique à Böhm-Bawerk. Les aspects strictement philosophiques du marxisme furent examinés non seulement dans les nombreux articles de Sorel, mais aussi dans les contributions de Bonnier sur les épigones de Hegel.

C’est dans les articles de Sorel, particulièrement dans les comptes rendus de livres qu’il écrivit pour ainsi dire tout seul, que l’on trouve non seulement l’analyse des théories marxiennes, mais encore une confrontation du marxisme avec la culture officielle française. Le Devenir Social donna régulièrement un point de vue marxiste sur les ouvrages des plus importants théoriciens de l’époque, notamment Brunetière, Durkheim, Le Bon, Ribot, Pareto, Max Nordau et les sociologues de la Sorbonne. C’était peut-être le principal mérite de Sorel d’avoir démontré tous les mois dans le Devenir Social, alors qu’il professait un marxisme orthodoxe, que cette doctrine contenait, ou du moins rendait possible, outre une théorie politique en contraste avec d’autres enseignements « socialistes », une nouvelle théorie de la culture. Il montra, non pas abstraitement, mais en analysant l’érudition contemporaine, que cette théorie aspirait à être générale ; en d’autres termes, aucun problème traité par les représentants officiels des sciences humaines, de la métaphysique à la démographie, ne pouvait échapper à une interprétation spécifiquement marxiste. La réussite de Sorel vient de ce que, pour la première fois dans les pays latins, le marxisme avait rencontré un esprit qui pouvait être comparé à celui de Marx sous le rapport de l’érudition et de l’originalité [109].

En évoquant ces efforts pour présenter le marxisme comme une théorie générale de la culture, nous avons en vue, bien entendu, les intentions de Sorel et les prétentions du marxisme. Les unes et les autres allaient nécessairement à la faillite comme le montre suffisamment l’œuvre de Sorel dans les années 90.

Tout d’abord, Sorel œuvrait dans un isolement quasi total, ce qui explique la qualité médiocre de certains de ses écrits. Et surtout, il est évident que la prétention de formuler une vue marxiste particulière sur chaque problème culturel devait conduire à des conclusions tout aussi exagérées qu’une ambition similaire : Hegel, lui aussi, avait un point de vue particulier sur tous les problèmes imaginables et une clé pour les résoudre. Il y avait plus grave : dans les domaines tout particuliers où il avait son mot à dire, tel que le développement du capitalisme et l’organisation des classes ouvrières, le marxisme ne donnait que des solutions erronées et ne pouvait servir de guide. Mais, le jour où l’on se rendit compte de cela - et Sorel fut, parmi les marxistes français, le premier à s’en rendre compte puisqu’il faisait le plus grand usage de la théorie -, la phase de l’introduction de la pensée marxiste dont nous nous préoccupons fut terminée. On était à la veille de la crise du révisionnisme. Écoutons ce que Sorel dit lui-même, quelques années plus tard, au sujet de cette période [110].

« De 1894 à 1897, je consacrai presque tout mon temps à travailler pour deux revues marxistes, l’Ère Nouvelle et le Devenir Social, qui eurent très peu de succès ; les socialistes parlementaires s’étaient appliqués fort consciencieusement à les boycotter... J’étais persuadé en 1894 que les socialistes soucieux de l’avenir devaient travailler à approfondir le marxisme, et je ne vois pas encore aujourd’hui que l’on puisse adopter un autre procédé pour construire cette idéologie dont a besoin le mouvement prolétarien. En 1894, les écrits des socialistes français étaient bien loin de donner l’idée que le socialisme fut capable de se conformer [à ce principe]... Les jacobins qui prenaient l’étiquette socialiste ne désiraient pas que la curiosité philosophique s’éveillât dans le parti ; de simples électeurs qui auraient trop écouté des raisonneurs, auraient pu cesser de vénérer les représentants du peuple, qui étaient surtout représentants de l’ignorance de comités électoraux. Il était donc bien naturel que la bande de politiciens qui suivait Millerand vît de très mauvais œil les efforts tentés par les rédacteurs de l’Ère Nouvelle et du Devenir Social ; les articles de Rouanet et de Fournière [deux malonistes] suffisaient amplement à satisfaire leurs besoins intellectuels ; la métaphysique de Marx constituait un breuvage trop amer pour ces bonshommes... »

« Les recherches auxquelles je me livrais pour composer des articles qui portaient sur des sujets très variés, me conduisaient souvent à m’apercevoir que le marxisme officiel présentait de graves lacunes ; mais, accablé sous le poids d’une énorme besogne, je n’avais pas le temps de penser aux moyens qu’on devrait employer pour mieux l’adapter à la réalité ; si je relisais aujourd’hui la collection du Devenir Social, j’y relèverais certainement beaucoup de suppositions hasardées, d’erreurs et de sophismes ».

Cette dernière phrase, succédant à ce que Sorel nous dit de sa propre « décomposition » du marxisme, exprime autant sa désaffection à l’égard de toutethéorie marxiste qu’un jugement sur ses propres contributions à celle-ci de 1894 à 1897. Qu’on l’admette ou non, un fait est incontestable : Sorel a réalisé une œuvre importante à partir d’une étude orthodoxe ou interne du marxisme, dans un pays où la connaissance de la métaphysique hégélienne et de l’économie classique était aussi peu développée qu’en France.

La « Critica Sociale »

Sous la direction de Sorel, le Devenir Social eut encore un autre mérite : plus que la Critica Sociale de Turati, il fournissait aux marxistes italiens une base théorique appropriée. Avant de se tourner vers le marxisme, Sorel s’était vivement intéressé à la vie intellectuelle de l’Italie et avait noué maintes relations dans la péninsule. C’est ainsi que certaines contributions italiennes au marxisme (dont quelques-unes ont une place assurée dans l’histoire de la théorie) parurent dans les colonnes du Devenir Social. Il y publia des œuvres d’Antonio Labriola, Benedetto Croce, Arturo Labriola, Luigi Einaudi, Lerda, Virgilii et Zerbroglio et présenta au public français l’œuvre de Pareto, Ferri, Ferrero, Colajanni, Merlino et d’autres. Ceux-ci trouvèrent ainsi leur première audience internationale. Enfin, en montrant le même intérêt pour Vico que Benedetto Croce, il contribua au renouveau des études vichiennes qui dure encore. En s’efforçant d’utiliser Vico pour combler les « lacunes » qu’il avait découvertes dans le marxisme officiel [111], Sorel posa les fondements de son œuvre ultérieure.

Auparavant, le marxisme eut en Italie un seul représentant en la personne d’Antonio Labriola, professeur à Rome, qui avait correspondu avec Engels depuis 1890. Mais sur le plan politique, le marxisme italien faisait peu de progrès en regard de l’anarchisme, phénomène endémique. Sur le plan théorique, le marxisme fut la chasse gardée de charlatans à faire pâlir les premiers déformateurs de la théorie en France. Leur chef de file était Achille Loria, vulgaire plagiaire de Marx, exécuté en deux occasions fameuses, par Engels, dans la préface au Troisième Livre du Capital, et par Croce, dans Les théories historiques de M. Loria [112]. On est tenté d’en dire autant de son disciple Ferri [113] qui représente la tendance, assez répandue en Italie, de noyer le marxisme dans le positivisme spencérien en vogue dans les milieux académiques.

La Critica Sociale de Turati [114] fut lancée à Milan au commencement en 1891. Organe d’une « sociologie radicale » pendant les premières années, elle évolua vers le socialisme au sens étroit du terme, et ouvrit un forum aux positivistes de gauche. Tout en donnant son appui au Parti Ouvrier italien, issu de la Conférence de Gênes en 1892, et tout en publiant des articles de marxistes étrangers en vue, elle accueillit des contributions diverses sans réussir jamais à définir le « socialisme » dont elle se faisait le défenseur [115]. Son éclectisme, pendant cette période, ressemble à celui des périodiques socialistes français dont nous avons parlé : il s’agissait moins de comprendre ou de critiquer le marxisme que de l’« incorporer » à des doctrines « moins sectaires ». La discussion théorique du marxisme commença dans cette revue en liaison avec les analyses similaires publiées à l’époque par Sorel à Paris (entre juillet 1894 et mars 1895, par exemple, la Critica Sociale publia quatorze articles sur la théorie de la valeur-travail). Au milieu de 1895, la revue milanaise ouvrit, à l’exemple du Devenir Social, une discussion sur le matérialisme historique, mais elle ne jouit jamais de l’estime des marxistes italiens en vue, qui préféraient publier leurs principaux travaux dans le Devenir Social en permettant à la Critica Sociale d’en réimprimer ce qui l’intéressait. Son historien affirme [116] que le véritable débat ne commença dans la Critica Sociale qu’en 1897-1898 lorsque la revue eut à prendre position vis-à-vis des théories révisionnistes de Bernstein, puis de Sorel et, en Italie, de Merlino et Croce. Cette prise de position était tout d’abord vague et indécise au possible jusqu’à ce qu’un écrit « agressif » de Sorel rendît toute autre tergiversation impossible. Mais ceci nous conduit au delà de la période de l’introduction du marxisme. Dans cette période, la Critica Sociale sera le périodique le plus représentatif du socialisme italien et, dans la mesure où elle fut marxiste, elle vécut en symbiose avec la Neue Zeit et le Devenir Social [117].

LABRIOLA ET CROCE

Ce bref aperçu du développement de la théorie marxiste en Italie nous explique pourquoi, lorsque Sorel l’invita à collaborer au Devenir Social, Labriola écrivit à Croce qu’« une vraie revue » du marxisme venait enfin d’être lancée, et pourquoi Croce pouvait dire catégoriquement : « Cette lettre marque la date de naissance du marxisme théorique en Italie [118]. » Elle marque également le début d’une collaboration féconde pour le développement du marxisme : n’a-t-on pas appelé Sorel, Labriola et Croce la santissima Trinita, la sainte trinité du marxisme latin (c’est un mot de Labriola lui-même). Labriola fut sans doute le meilleur exégète que Marx ait jamais eu, et l’auteur le plus brillant du marxisme orthodoxe du siècle dernier [119]. Caractère exigeant et scrupuleux, il avait une piètre opinion de presque tous les représentants de la doctrine à cette époque. Bien entendu, il condamnait Lafargue et Loria, mais c’est à peine s’il eut une opinion meilleure de Turati et de sa Critica Sociale, et même de Kautsky et de sa Neue Zeit. Il fit à Croce des remarques très critiques sur Bernstein, Conrad Schmidt, Plékhanov, et d’autres. Il lui déclara que les seuls penseurs marxistes sérieux en Italie étaient noi due [120]. Peu après, il se ravisa et déclara que Croce lui-même n’était qu’un dilettante. En un mot, à ses yeux, les seuls marxistes authentiques d’Europe étaient, en dehors de lui-même, Engels et Sorel. C’est à ce dernier qu’il confia la publication de son œuvre principale et c’est le « sehr gut » qu’Engels lui écrivit d’Eastbourne qui fut sa meilleure récompense. Quelques années après la mort d’Engels, dans une polémique célèbre [121], Labriola rompit avec Sorel [122]. Néanmoins, dans une lettre à Croce, de janvier 1900, il affirmait catégoriquement que les révisionnistes se trompaient en prenant Sorel pour un rallié ; ce dernier, contrairement à eux, restait un vrai socialiste.

Labriola surmonta son aversion pour Lafargue, corédacteur nominal de Sorel, en donnant au Devenir Social, à partir de 1895, son travail classique ln Memoria del Manifesto dei Comunisti et une partie de son Materialismo storico : dilucidazione preliminare. En 1897, ils furent publiés en volumes en France [123], avec une préface de Sorel. Ce livre fonda la réputation internationale de Labriola comme marxiste. En 1898, Trotsky, âgé de 19 ans, le lut dans la prison d’Odessa, et ce fut pour lui une expérience décisive [124]. En attendant, il écrivit fréquemment à Sorel et ses lettres furent publiées sous le titre : Discorrendo di Socialismo et di Filosofia [125]. Tout ce que Labriola écrivait alors fut publié en Italie par Croce, et en France par Sorel, avec d’importantes introductions et des commentaires.

Labriola était homme de flair en matière d’hérésie (contrairement à Kautsky, qui fut deux ans à ne rien prévoir des implications de l’œuvre de Bernstein). Il comprit rapidement que ces deux « fils spirituels [126] » prenaient des libertés avec la stricte orthodoxie marxiste, dans leur enthousiasme pour le développement théorique du marxisme. Bernstein s’en aperçut aussi et demanda à Labriola s’il acceptait les gloses que Croce avait écrites sur son œuvre ; Kautsky déclara qu’il refusait de publier tout article de Bernstein se référant à Croce ou Labriola. Celui-ci comprit alors qu’il était temps de dissoudre la sainte trinité [127]. Peu après, Croce écrivit : « M. Labriola est en état de guerre ouverte avec M. Sorel ; son livre Discorrendo di Socialismo et di Filosofia, qui consiste en une série de lettres amicales à M. Sorel, et dont j’étais l’éditeur italien, vient de paraître en français avec un appendice où je suis attaqué et une préface qui attaque M. Sorel [128] ! ». Plusieurs années plus tard, Sorel devait faire cette remarque sarcastique : « Antonio Labriola [a] jugé que je n’étais pas un compagnon assez sûr pour un orthodoxe [129]. » Nous ne nous attarderons pas à cette controverse, car elle nous conduirait à une autre phase, la révision du marxisme. Bornons-nous à signaler que cette nouvelle phase est étroitement liée à la précédente. Croce et Sorel lancèrent le révisionnisme, sans en être conscients. Sincère fut leur surprise devant la réaction profondément conservatrice de Labriola [130]. Dans l’histoire du marxisme, ce fut la première d’une longue série de réactions si peu libérales à une discussion intelligente. Labriola ne voulait rien savoir d’une révision de Marx, mais tous ceux qui, en France et en Italie, jouèrent un rôle dans cette controverse pouvaient dire à juste titre [131] qu’elle fut déclenchée par Labriola : n’avait-il pas, en collaborant avec Sorel, favorisé dans ces pays la première discussion théorique sur le marxisme ? Lorsque les choses allèrent trop loin, il se rebella.

Quant à Benedetto Croce, l’autre allié distingué de Sorel pendant cette première phase du marxisme, nous serons bref. En effet, ayant longtemps survécu à cette période, Croce, en sa qualité d’historien, a rendu compte dans les écrits mentionnés, et ailleurs, du rôle qu’il avait joué. Recruté par Labriola pour la revue de Sorel, Croce y publia, et parallèlement en Italie, trois études. Elles furent réunies peu après en volume, avec des notes sur Lafargue, Labriola, Loria et Sorel. L’importance de cet ouvrage fut aussitôt reconnue, et il fut traduit en plusieurs langues depuis le début du siècle [132].

Deux remarques s’imposent cependant en ce qui concerne le récit fait par Croce de sa brève, mais mémorable, carrière de marxiste et de compagnon de Sorel et de Labriola. Premièrement, Croce (qui déclara que le révisionnisme ne faisait que reprendre ses propres critiques du marxisme [133]) présume trop de la pertinence de son attaque contre Marx. Lorsqu’on relit aujourd’hui sa controverse avec Labriola, on a la conviction (même si l’on n’éprouve aucune sympathie pour l’orthodoxie de ce dernier) que la plupart des arguments de Croce (et des révisionnistes qui le suivaient) sont extrêmement faibles et que Labriola eut gain de cause sur les points essentiels. Sorel lui-même l’avait compris et il avait rompu avec les révisionnistes, lorsque le conflit s’étendit à l’Allemagne ; il se mit alors, en toute indépendance, à explorer des voies nouvelles qui le conduisirent effectivement aux Réflexions sur la violence.

Deuxièmement, Croce identifie trop promptement la discussion théorique sur le marxisme avec l’anti-marxisme en confondant l’une et l’autre [134]. Nous ne saurions accepter cette confusion, et toute notre tentative vise à distinguer ici nettement la période de 1893 à 1897 - pendant laquelle la théorie marxiste fut discutée et développée pour la première fois en France et en Italie - de la période subséquente, au cours de laquelle le révisionnisme divisa les marxistes européens en fractions ennemies. En d’autres termes, aussi bien les historiques léninistes orthodoxes [135] que les historiques anti-marxistes de la théorie négligent le fait capital que voici : avant même que personne ne désirât « réviser » le marxisme, il y eut une période où la doctrine fut discutée avec compréhension et sympathie par des théoriciens français et italiens qui œuvraient tout à fait indépendamment aussi bien des fondateurs [136] que des divers partis orthodoxes qui, à divers moments, avaient assumé l’héritage de Marx et d’Engels : la bureaucratie social-démocrate en Allemagne et, plus tard, l’orthodoxie léniniste. Cela fut possible en France et en Italie, deux pays où l’on pouvait acquérir une connaissance approfondie des théories marxiennes et en discuter ouvertement, et cela sans respecter les orthodoxies allemande et londonienne [137]. Toutefois, cette discussion ne pouvait se prolonger au delà de quelques années, étant donné que, vers 1898, toute tentative de discuter le marxisme, sans se déclarer pour ou contre les révisionnistes, était vaine : il fallait accepter les servitudes d’une discussion qui s’écartait rapidement des problèmes strictement théoriques. (Pour une période ultérieure, on pourra substituer, dans cette phrase, au terme de « révisionnistes » celui de « bolcheviks »). Dans cette période unique, au cours de laquelle l’étude de Marx était indépendante mais « interne », on vit naître des œuvres d’une grande portée. Cette littérature fut négligée par les générations suivantes de marxistes dont le désintéressement et l’indépendance d’esprit étaient loin d’égaler ceux des premiers disciples français et italiens.

Il serait souhaitable que la publication de la correspondance Engels-Lafargue en France et la publication en cours des œuvres complètes d’Antonio Labriola en Italie stimulent des recherches en vue de réparer cette carence.

Neil MclNNES.

(Traduit de l’ anglais)

[1] ZÉVAÈS, De l’introduction du marxisme en France (Paris, 1947) ; MAUGER, Les débuts du socialisme marxiste en France (Paris, 1908) ; PRÉLOT, Les socialismes français : La conquête marxiste, Politique, 1933, p. 504-23 et 1934, p. 312-32 ; MERMEIX, La France socialiste (Paris, 1886) ; VALIANI, Dalla prima alla seconda lnternazionale 1872-1889 (Milan, 1954).

[2] Friedrich ENGELS, Paul et Laura LAFARGUE, Correspondance (éditée par BOTTIGELLI), volume 1, 1868-1886 (Paris, 1956), volume 2, 1887-1890 (Paris, 1956), volume 3, 1891-1895 (Paris, 1959).

[3] Cette critique concerne d’abord ZÉVAÈS, op. cit., ZÉVAÈS, Jules Guesde (Paris, 1928) et les nombreuses œuvres de Zévaès sur l’histoire du socialisme français ainsi que Paul LOUIS, Cent cinquante ans de pensée socialiste (2ème éd. Paris, 1947) et Cent cinquante ans de pensée socialiste. Nouvelle Série (Paris, 1953).

[4] ZÉVAÈS, De l’introduction du marxisme en France, p. 102.

[5] LÉNINE, Œuvres, 4ème éd., volume 17, p. 269.

[6] SOREL, « L’evoluzione del socialismo in Francia », in La Riforma sociale, volume 9, 1899, pp. 509-25.

[7] CROCE, Come nacque e come mori il marxismo teorico in ltalia, in Critica, 1937, et reproduit dans Antonio LABRIOLA, La concezione materialistica della storia (3ème éd. Bari, 1947), pp. 265-312.

[8] GOETZ-GIREY, La pensée syndicale française : militants et théoriciens (Paris, 1948), pp. 37-75 ; MAITRON, Le syndicalisme révolu. Tionnaire : Paul Delesalle (Paris, 1952), p. 23 ; LORWIN, The French Labour Movement (Cambridge, Mass., 1954), pp. 20-21.

[9] BOTTIGELLI, in Engels-Lafargue, op.cit., volume 1, pp. XXII-XXIII.

[10] Par exemple SOREL, Saggi di critica del marxismo (Milan, 1903), pp. 5-6 : « Jusqu’à 1893 il n’y a pas eu d’effort sérieux pour acclimater le marxisme en France ; en 1883, Deville et Lafargue avaient publié quelques opuscules sur ce sujet, mais ils étaient très vite épuisés, et cette situation dura plusieurs années. Si l’on discutait Marx, c’était toujours dans les termes posés par Malon et Rouanet. »

[11] LANZILLO, Giorgio Sorel (Rome, 1910) met en évidence qu’en France il n’y avait pas de discussion sur le marxisme entre 1883 et 1893 et que c’était les élections de 1893 qui avaient provoqué « la révélation du socialisme » et stimulé « un mouvement d’idées en direction du marxisme ».

[12] Parmi les ouvrages ci-dessus mentionnés dans les notes 1 et 3, celui de VALIANI est le meilleur pour cette période.

[13] L’étiquette « marxiste » fut inventée par les ennemis des guesdistes. Engels à Laura Lafargue, le 11.6.1889 : « Ils se mordront les doigts de nous avoir donné ce nom ! » ; et Engels à Paul Lafargue, le 11.5.1889 : « Nous ne vous avons jamais appelés autrement que the so-called Marxists et je ne saurais pas comment vous désigner autrement. » Toutes les références à cette correspondance sont tirées de l’ouvrage édité par BOTTIGELLI.

[14] Cf. Engels à Laura Lafargue, le 16.3.1890.

[15] ZÉVAÈS, Jules Guesde, pp. 198-205.

[16] On en trouvera les détails dans ZÉVAÈS, De l’introduction du marxisme en France, pp. 185-191.

[17] SOREL, Matériaux d’une théorie du prolétariat (3ème éd., Paris, 1929), pp. 251-2.

[18] Voir les biographies de Guesde par COMPÈRE-MOREL (Strasbourg, 1937) ; ZÉVAÈS ; l’essai sur Guesde par Paul LOUIS, Cent cinquante ans de pensée socialiste (première livraison), pp. 203-8.

[19] Daniel HALÉVY, Essais sur le mouvement ouvrier en France (Paris, 1901), pp. 223-4.

[20] LOUIS, op. cit., p. 206.

[21] ZÉVAÈS, De l’introduction du marxisme en France, p. 108. Marx lui-même ne se faisait aucune illusion sur cette conversion. En effet, dans une lettre à Sorge, 5.11.1880, il écrivait que Guesde était animé « par des mobiles secrets ».

[22] GUESDE, Le collectivisme au Collège de France (Paris, 1883) et Services publics et socialisme (Paris, 1884).

[23] GUESDE et LAFARGUE, Le programme du Parti ouvrier, son histoire, ses considérants, ses articles (Paris, 1883).

[24] STOLZ, Paul Lafargue, Paris, 1938.

[25] Aux yeux d’Engels, Lafargue était également sous l’influence des idées qui survivaient dans les dernières années 80 en tant que « résidus du passé anarchiste de Guesde ».

[26] MERMEIX, op. cit., pp. 62-3, rapporte ces propos tenus par Guesde en 1886, et DJAMANDY, in Ère Nouvelle, 1.11.1893, mentionne que Guesde les répéta. Guesde avait encore la même opinion en 1907, cf. COMPÈRE-MOREL, op. cit., p. 122.

[27] SOREL, op. cit., p. 252.

[28] BOTTIGELU, loc. cit.

[29] À propos de ces suppressions, cf. SOREL, L’evoluzione del socialismo in Francia, loc. cit., pp. 511-4.

[30] MALON, in Revue socialiste, novembre et décembre 1886, et janvier 1887. Le même jugement sur le guesdisme des années 80 est donné par BOURDEAU, L’évolution du socialisme (Paris, 1901), pp. 34-7.

[31] DE SEILHAC, Les congrès ouvriers en France de 1876 à 1897 (Paris, 1899).

[32] Les articles de GUESDE parus dans le Cri du Peuple entre 1884 et 1886 furent publiés plus tard en un gros volume sous le titre : Socialisme au jour le jour (Paris, 1898).

[33] . Dans D’Aristote à Marx (Paris, 1935), p. 88, BERTH écrit : « Le guesdisme est plus lassalien que marxiste ».

[34] MAUGER, op. cit., p. 33.

[35] HALÉVY, loc. cit.

[36] SOREL, in L’Humanité nouvelle, volume 4 , 1899, pp. 122-3.

[37] MERMEIX, op. cit., p. 196.

[38] ZÉVAÈS, op. cit., p. 108.

[39] Ibid., p. 102.

[40] Ibid., pp. 70 et 109 ; et LOUIS, op. cit., p. 205.

[41] LOUIS, op. cit., p. 194.

[42] Comme le montrera plus tard l’attitude d’Engels vis·à-vis du résumé du Capital de DEVILLE.

[43] Engels à Lafargue, 11.8.1884.

[44] Engels à Laura Lafargue, 7.5.1889.

[45] Engels à Laura Lafargue, 29.10.1889.

[46] Engels à Lafargue, 11.5.1889

[47] À ce sujet, voir BOTTIGELLI, loc. cit.

[48] Marx à Engels, 11.11.1882

[49] Bottigelli (loc. cit., p. xx) a raison de minimiser l’explosion de colère du beau-père et de défendre Lafargue que l’on accusait couramment de représenter l’anarchisme chez les guesdistes. En ce qui concerne son niveau théorique, personne ne sut dire ce que Lafargue représentait réellement.

[50] Le matérialisme historique de Karl Marx (Paris, 1884) de LAFARGUE fut publié par ORIOL avec les conférences de DEVILLE, L’évolution du capital (Paris, 1884) sous le titre général : Cours d’économie politique. Lafargue était encore d’accord avec cette exposition en 1893, lorsqu’elle fut réimprimée dans Ère Nouvelle.

[51] Publié d’abord dans L’Égalité en 1880, ensuite comme brochure (Paris, 1883) et plus tard dans diverses traductions.

[52] Publié d’abord en espagnol dans L’Emancipación en 1872, ensuite dans L’Égalité en 1882, et plus tard republié à différentes reprises. Lafargue appelait cet ouvrage « une blague ».

[53] Publié d’abord à Paris en 1887 et plus tard en différentes traductions.

[54] Les trois brochures mentionnées furent publiées en 1900 en volume comme Pamphlets socialistes (Paris, 1900) avec Un appétit vendu qui parut d’abord dans la Neue Zeit. L’empressement de Lafargue à republier ces essais suggère qu’il n’a jamais su combien peu ils avaient de rapports avec le marxisme. La comparaison que nous en faisons dans le texte avec la littérature I.W.W. est d’autant plus forte que ces œuvres ont été republiées par les « Wobblies » entre les deux guerres.

[55] SOREL, La décomposition du marxisme (Paris, 3ème éd., 1908), pp. 6-7.

[56] Journal des Économistes, volume 27, 1884, pp. 42-61 et 195-214.

[57] Les Bulletins de la Société d’anthropologie, 1887, et in : Neue Zeit, 6ème année, pp. 496-505.

[58] LAFARGUE, Réponse à une critique de Karl Marx, in : Ère Nouvelle, octobre 1894.

[59] La première exposition et critique de la théorie économique de Marx par un économiste de profession fut faite en France par M. BLOCK. Les théoriciens du socialisme en Allemagne (Paris, 1872), voir pp. 7-38. Block a connu Marx lors de son séjour à Paris.

[60] LEROY-BEAULlEU, Le Collectivisme : examen critique du nouveau socialisme (Paris, 1884). La matière de ce livre a été fournie par les conférences au Collège de France, et Guesde y répondit dans L’Égalité en 1881-2 dans une série d’articles intitulée « Leçons à un professeur ». Elle fut rééditée en 1883 lors de son emprisonnement sous le titre : Le Collectivisme au Collège de France. Guesde n’y aborda pas exactement les problèmes économiques soulevés et ne mentionna pas le nom de Marx.

[61] Le Capital : extraits choisis par Paul Lafargue, avec une introduction de PARETO (Paris, 1894).

[62] Voir le jugement de SCHUMPETER sur cette école dans : History of Economic Analysis (London, 1955), pp. 496-8 et p. 841.

[63] Pour une critique concluante de la théorie de Leroy-Beaulieu par l’école autrichienne, voir BOHM-BAWERK, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital (traduction française de la seconde édition allemande, Paris, 1902), volume 1, pp. 164-77 et volume 2, pp. 137-59.

[64] LEROY-BEAULlEU, op. cit., p. 281.

[65] Engels à Lafargue, 11.8.1884.

[66] LAFARGUE, « Correspondance », Journal des Économistes, volume 27, 1884, pp. 379-91.

[67] Ibid., volume 28, octobre 1884, pp. 130-6, et décembre, pp. 464-6. Des contributions de moindre importance à cette controverse, dans le même volume, ont été données par Martineau, Loria, Gide et Dabos.

[68] Ibid. ; novembre, 1884, pp. 278-87. Lafargue répondit sans tenir compte de l’avis d’Engels et sans le consulter. Engels ne souhaitait pas que Lafargue s’engageât dans une controverse où il ne pouvait montrer que son ignorance.

[69] Les difficultés qu’éprouvait l’école de Paris des économistes libéraux à distinguer les théories économiques de Marx de celles de Proudhon, Lassalle ou Rodbertus (ou de n’importe quel autre socialiste), ressortent clairement, pour toute cette période, des contributions au Journal des Économistes ; par exemple, volume 25, pp. 471-4 ; volume 26, pp. 418 26 ; volume 27, p. 443.

[70] À propos de la discussion en allemand de cette question, au cours de cette période, voir BÖHM-BAWERK, op. cit., volume 2, p. 70.

[71] MAUGER, op. cit., p. 13.

[72] Voir la brochure de DEVILLE, Blanqui libre (Paris, 1878). Neuf ans plus tard, il menait encore la lutte aux côtés des blanquistes contre les anarchistes, sans recours à la théorie marxiste. Voir sa brochure L’Anarchiste (Paris, 1887).

[73] MERMEIX, op. cit., p. 60.

[74] Au cours du siècle dernier, les auteurs suivants écrivirent des compendiums, résumés ou versions populaires du Capital : MOST, 1873 ; CAFIERO, 1879 (traduit en français en 1910) ; NIEUWENHUlS, 1879 ; DEVILLE, 1883 ; KAUTSKY, 1887 ; LAFARGUE, 1894.

[75] DEVILLE, Résumé du Capital de Karl Marx, précédé d’un Aperçu sur le socialisme scientifique (Paris, 1883). ZÉVAÈS (op. cit., p. 171) écrit qu’il fut publié « sous les auspices de Marx », ce qui induit gravement en erreur.

[76] Les lettres d’Engels aux Lafargue, au cours des années 1884-5, montrent que le Résumé était sujet aux critiques des marxistes dès le début, particulièrement en Angleterre et en Allemagne.

[77] Engels à Laura Lafargue, 3.10.1883.

[78] Paul Lafargue à Engels, 17.10.1883 ; Engels à Laura Lafargue, 15.10.1883.

[79] Engels à Lafargue, 11.8.1884.

[80] Engels à Laura Lafargue, 17.1.1886. Engels a critiqué sévèrement l’ouvrage de Deville dans ses lettres à Kautsky du 9.1.1884 et 16.2.1884.

[81] L’étrange reproche que les Guesdistes s’attirèrent ainsi fait penser à la propagande des I.W.W. dont le matérialisme se résumait dans l’argument : « Et si l’on parlait du bifteck ? ».

[82] DEVILLE, Philosophie du socialisme (Paris, 1886).

[83] C’est le titre prétentieux d’une collection d’essais de 1896 écrits autour des années 1893-95.

[84] SOREL, L’Evoluzione del socialismo in Francia, loc. cit., p. 521.

[85] Voir par exemple l’intéressant ouvrage de BOURDEAU, Le socialisme allemand et le nihilisme russe (Paris, 1892). Dans L’ennemi des lois (Paris, 1893), Maurice BARRÈS lance une attaque antisémite contre Marx. BLOCK qui, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, avait publié une étude concernant les théories socialistes allemandes, y compris le marxisme, en 1872 déjà, écrivit également un ouvrage populaire sur le socialisme de cette période, Le socialisme moderne (Paris, 1891) qui traite longuement du marxisme.

[86] La péroraison d’ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[87] SOREL, La décomposition du marxisme, p. 61, parlant des chefs syndicalistes, dit : « ... ils avaient lu sans doute les brochures et les journaux guesdistes [mais] les formules dans lesquelles on résumait le marxisme en France leur semblaient inutiles, fausses ou susceptibles d’embrouiller les idées. »

[88] CROCE, Matérialisme historique et économie marxiste (Paris, 1901), p. 3.

[89] LAGARDELLE, in Devenir Social, 1897, pp. 963-77.

[90] D’abord publié en français in Devenir Social de mars 1897.

[91] LAGARDELLE, loc. cit., p. 975.

[92] Revue socialiste, mai 1896, p. 571.

[93] BOURDEAU, L’évolution du socialisme, p. 37.

[94] CROCE, Les théories historiques de M. Loria, in Devenir Social, novembre 1896.

[95] BÖHM-BAWERK donne des détails sur cette « littérature prophétique », op. cit., .volume 2, p. 270.

[96] ZÉVAÈS, op. cit., p. 186-90.

[97] FOURNIÈRE, Benoît Malon et le marxisme, in Revue socialiste, 1893, volume 18, pp. 541-3. C’était la réponse à l’éloge funèbre du « patriarche » par DIAMANDY, in Ère Nouvelle, octobre 1893.

[98] Publié annuellement depuis 1891 et édité par P. ARGYRIADÈS, qui fut également l’éditeur de : Le Parti socialiste où prévalait le même éclectisme.

[99] Voir DELESALLE, Bibliographie sorélienne (Leyden, 1939).

[100] Environ la moitié de l’œuvre volumineuse de Sorel a été publiée en Italie.

[101] SOREL, Socialismo e rivoluzione in Rivista popolare di politica, 1889, et Alcune previsioni storiche di Marx, ibid., 1890.

[102] SOREL, Science et socialisme, La Revue philosophique, volume 35, mai 1893, pp. 509-11.

[103] Voir ROUANET, Revue socialiste, volume 18, 1893, pp. 488-9 ;. et Ère Nouvelle, novembre 1893, p. 596.

[104] Dans un compte rendu de BOURDEAU, Le socialisme allemand et le nihilisme russe, La Revue philosophique, volume 35, 1893, pp. 79-84.

[105] Nous le retrouvons dans des termes presque identiques 27 ans plus tard in SOREL, Ultime meditazioni, Nuova Antologia, volume 262, 1928, pp. 289-307.

[106] CROCE, Le communisme de Tommaso Campanella, réimprimé dans Matérialisme historique et économie marxiste, pp. 259-316.

[107] SOREL, La décomposition du marxisme, p. 6.

[108] SOREL, Matériaux d’une théorie du prolétariat, p. 249. Millerand alla jusqu’à refuser l’annonce dans La Petite République de la publication du Devenir Social.

[109] « ... i due soli pensatori originali che ha avuti il sociaIismo : Carlo Marx e Giorgio Sorel ». CROCE, Pagine sparse, volume 2 (Naples, 1919), p. 227. De même, LANZILLO, op. cit., p. 17, écrivit sur cette phase de l’œuvre de Sorel : « L’instrument formidable du matérialisme historique trouva alors, peut-être pour la première fois, quelqu’un qui sût le manier. »

[110] SOREL, op. cit., pp. 249-53. Voir également son appréciation sur ces deux journaux marxistes dans Saggi di critica del marxismo, pp. 5-6.

[111] SOREL, Etude sur Vico in Devenir Social, 1896, pp. 785-817, pp. 906-941 et pp. 1013-1046.

[112] Devenir Social, novembre 1896.

[113] CROCE, Come nacque e come mori il marxismo teorico in ltalia, loc. cit., p. 286.

[114] On trouvera une excellente histoire de ce périodique dans Bibliografia della stampa periodica operaia e socialista italiana (1860-1926), volume 3, 1ère partie, livre 1 (Milan, 1860-1904), pp. 139-149.

[115] Loc. cit., p. 141.

[116] Loc. cit., p. 143.

[117] Quelques intéressantes lettres qu’Engels écrivit aux éditeurs de La Critica sociale et de La Riscossa se trouvent in ENGELS, L’economia politica (Milan, 1895) avec des notes de Kautsky, Victor Adler et Turati.

[118] CROCE, loc. cit., p. 167.

[119] Pour des références aux plus récentes études italiennes sur Antonio Labriola, voir CAFAGNA, Antonio Labriola e la coscienzia socialista iD ltalia, in Movimento operaio, volume 6, 1954, pp. 661-83.

[120] CROCE, loc. cit., p. 286, ajoute : « ... nous deux ; mais aussi, avec nous, un troisième, Georges Sorel. »

[121] Voir MEISEL, The Genesis of Georges Sorel (Ann Arbor, 1951), pp. 105-8, sur « l’affaire Labriola ». Les documents sont réunis dans l’édition Laterza d’Antonio LABRIOLA, Discorrendo di socialismo e di filosofia (5ème éd., Bari, 1947). Voir aussi CROCE, loc. cit.

[122] CROCE, loc. cit., p. 310.

[123] LABRIOLA, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire (Paris, 1897).

[124] TROTSKY, Ma Vie (Paris, 1930), volume l, pp. 189·90.

[125] Publié en français sous le titre Socialisme et philosophie : lettres à Georges Sorel (Paris, 1899).

[126] TORRE, Antonio Labriola in Labriola, Scritti varii (Bari, 1906), pp. 493-8.

[127] CROCE, loc. cit., pp. 300-7.

[128] CROCE, Matérialisme historique et économie marxiste, p. 223.

[129] SOREL, Matériaux d’une théorie du prolétariat, p. 82. Dans sa préface, Karl Marx : l’économiste, le socialiste (Paris, 1910) d’Arturo Labriola, p. XXXIII, Sorel écrit : « Antonio Labriola... non seulement rompit toutes relations avec moi, mais encore il m’excommunia solennellement afin que les inquisiteurs de la Foi social-démocratique ne pussent l’accuser d’avoir des amis parmi les libertins. »

[130] Labriola écrit en 1898 à Croce qu’un dilettante ne pouvait espérer comprendre comment « certains arguments peuvent être offensants, intellectuellement, » pour de vrais marxistes ! Voir CROCE, Come nacque, etc., loc. cit., p. 304.

[131] TORRE, loc. cit. ; et CROCE, Antonio Labriola, également in Labriola, Scritti varii.

[132] CROCE, Matérialisme historique et économie marxiste.

[133] « Sorel en France et Bernstein en Allemagne reprirent ma discussion sur les notions historiques et économiques de Marx et en acceptèrent les conclusions » : CROCE, Come nacque, etc., loc. cit., p. 302.

[134] Comme il ne manifesta plus d’intérêt pour le marxisme en 1900, CROCE·dit (loc. cit., p. 312) : « Le marxisme théorique fut épuisé vers 1900 en Italie et dans le monde entier ».

[135] TCHAGUINE, Le développement du marxisme après la Commune de Paris (Paris, 1954), p. 87, date la période de la « ruine idéologique » du marxisme à partir de la mort d’Engels (1895) entendant évidemment que cette période dura jusqu’à ce que Lénine parut, passant ainsi complètement sous silence les ouvrages théoriques qui furent écrits au cours de la période que nous avons étudiée ici.

[136] En ce qui concerne Bernstein, GAY, The Dilemma of Democratic Socialism (New York, 1952), p. 55, suggère que l’autorité de la « figure-père » d’Engels découragea certaines enquêtes théoriques.

[137] SOMBART, Le socialisme et le mouvement social au XIXe siècle (Paris, 1898), et l’ouvrage allemand de 1897 sur lequel il se base, appartiennent également à cette catégorie. Les éditions ultérieures de cet ouvrage furent corrigées à mesure que Sombart s’éloignait du marxisme.

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