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Les utopistes, les socialistes et l’éducation

mercredi 9 octobre 2013, par Robert Paris

Les utopistes, les socialistes et l’éducation

Un extrait de Charles Fourier, Le Nouveau Monde Industriel et Sociétaire, 1829

« Éducation des lutins par les bonnins et bonnines

Nous passons à la période d’initiative en industrie et en Attraction industrielle, sans laquelle tout est faux en éducation ; car le premier des trois buts de l’homme étant la richesse ou le luxe, on peut dire que son éducation est faussée et qu’il se dirige à contresens, si dès les premiers pas, dès l’âge d’environ deux ans, il ne s’adonne pas spontanément au travail productif, source de la richesse ; et s’il se livre, comme l’enfant civilisé, à ne faire que le mal, souiller, briser, commettre des dégâts que de sots parents trouvent charmants.
Cette duplicité d’action dans le bas âge, cet instinct, de si bonne heure en divergence avec l’attraction, serait la honte du Créateur, s’il n’avait pas inventé un autre mécanisme propre à faire concerter les passions et l’attraction à tout âge. Examinons ce mécanisme sur le premier âge susceptible d’industrie.

Dès que l’enfant peut marcher et agir, il passe de la classe des poupons et pouponnes à celle des lutins et lutines. S’il a été élevé dès sa naissance dans les séristères d’une phalange, il sera dès l’âge de vingt et un mois assez fort pour passer aux lutins. Parmi ces enfants on ne distingue point les deux sexes ; il importe de les confondre à cette époque pour faciliter l’éclosion des vocations et l’amalgame des sexes à un même travail. On ne commence à distinguer les sexes que dans la tribu des bambins.

J’ai dit que la nature donne à chaque enfant un grand nombre d’instincts en industrie, environ une trentaine, dont quelques-uns sont primaires ou dirigeants et doivent acheminer aux secondaires.
Il s’agit de découvrir d’abord les instincts primaires : l’enfant mordra à cet hameçon dès qu’on le lui présentera ; aussi dès qu’il peut marcher, quitter le séristère des poupons, les bonnins et bonnines à qui il est remis s’empressent-ils de le conduire dans tous les ateliers et toutes les réunions industrielles peu éloignées ; et comme il trouve partout de petits outils, une industrie en miniature, exercée déjà par les lutins de deux et demi à trois ans, avec qui il veut s’entremettre, fureter, manier, on peut discerner, au bout d’une quinzaine, quels sont les ateliers qui le séduisent, quels sont ses instincts en industrie.
La phalange ayant des travaux excessivement variés (voyez chap. XV et XVI), il est impossible que l’enfant qui les parcourt n’y trouve pas l’occasion de satisfaire plusieurs de ses instincts dominants ; ils éclateront à l’aspect des petits outils maniés par d’autres enfants plus âgés que lui de quelques mois.

Au dire des pères et instituteurs civilisés, les enfants sont de petits paresseux : rien n’est plus faux ; les enfants dès l’âge de deux à trois ans sont très industrieux, mais il faut connaître les ressorts que la nature veut mettre en oeuvre pour les entraîner à l’industrie dans les Séries passionnées, et non pas en civilisation. »

Extraits de Le Personnage, Charles Fourrier, par Simone Debout-Oleszkiewicz :

Les phalanstères d’enfants

Cependant une telle entreprise ne pourra être menée à bien tant qu’à l’échelle mondiale on n’aura pas fait justice à l’infâme idée chrétienne du péché , tant que subsisteront la culpabilité et la peur. Souvenez-vous donc devant toutes les paroles qui peuvent appeler l’avenir, disait de même Enfantin , souvenez-vous de bien vous défendre de toute réprobation anticipée, faites effort pour vous délivrer... de l’influence encore vivace de l’anathème chrétien, anathème qui pèse toujours sur notre monde quoi qu’on puisse dire de l’état de démoralisation où trois siècles de critique nous ont plongés et du désordre des appétits physiques de notre époque. Ce monde d’immoralité n’en garde pas moins pour règle de ses jugements la loi morale chrétienne.

Bien plus, les préjugés imprègnent jusqu’à nos corps et les interdits arbitraires se font annoncer par des répulsions en apparence des plus naturelles. Quand les coutumes nous ont ainsi modelés en profondeur, comment recréer l’innocence et la confiance, où retrouver la hardiesse et la vivacité originelle, si ce n’est en l’enfance, la seule classe sur laquelle on puisse sans inconvénient faire un essai de plein essor de l’attraction ? .

Dès son premier livre, la Théorie des quatre mouvements, Fourier esquisse ses projets sur l’éducation ; il les précise dans les ouvrages suivants, et à la fin de sa vie il ne s’attache plus qu’à prévoir l’organisation d’un phalanstère d’enfants. Ce fut sans doute parce que les phalanstères d’adultes tout d’abord rêvés ne furent pas réalisés. Mais c’est aussi que la logique de son système devait le mener là.

Un temps, il avait envisagé que la libération des femmes fonderait une société homogène. Mais, remarquait-il bientôt, les femmes n’emploieront pas la force, et tant que les hommes ne seront pas eux-mêmes libérés des soucis matériels et domestiques, ils les tiendront esclaves au foyer. De plus, les femmes ont subi la société déviée où elles se situaient. Elles sont devenues n’importe quoi, selon les temps, et elles ne sont pas prêtes à se convertir radicalement .

Les seules virtualités neuves sont celles de l’enfance. Comme les psychanalystes, Fourier remonte le plus loin possible le cours de la vie individuelle : il prend l’enfant à sa naissance.

Mais la différence des méthodes n’en est que plus claire. L’enfance est saine et sauve, non incorruptible. Il faut l’empêcher de dévier et non pas seulement découvrir à l’adulte l’origine de ses troubles. Certes, les psychanalystes ne peuvent mieux. Ils se trouvent devant une histoire faite et s’ils veulent guérir la névrose ou plus simplement ruiner la valeur des ersatz compensateurs, il leur faut découvrir le sens vrai. Le sujet vivait dans le trouble et l’obscurité. Le psychanalyste l’oblige à voir clair, à reconnaître ses échecs. À partir de cet effondrement, l’individu, libéré d’un passé faux, peut, il est vrai, repartir vers une vie pleine.

Toutefois, convertir l’individu à juger sa vie selon le vrai n’est pas lui offrir les conditions d’une transformation réelle. Pousser le malade à reconnaître l’inanité des fantasmes où depuis l’enfance il se perd, n’est point l’orienter justement avant tout essor subversif.

Que deviendra-t-il, en effet, s’il n’a plus d’élans ? Sans doute est-ce pourquoi on ne psychanalyse pas volontiers les vieillards. Reste à savoir si même l’adulte n’a point laissé tarir sa fertilité en ses mythes. Il y a, pour le plus vivant, un moment difficile après la cure. Comment, en effet, s’élancer d’un passé mort ? Ce sont les projets réalisés qui portent en avant le jet du désir. Il y a un jeu indéfini entre le désir et son objet sans cesse recréateur de vie réelle et d’espoirs. Le juste essor ne s’appuie pas sur une seule conversion à la source individuelle. Il suppose la mise en jeu de l’être autre, le détour par le monde naturel et social.

Autrement dit, il y a toujours deux pôles en un devenir humain et ce n’est pas une opération de moindre conséquence que ruiner la valeur des objets d’un être. Peut-être est-ce un moindre mal. Ce n’est pas un bien. Le réel n’est pas seulement l’occasion de la reconnaissance des désirs d’un individu, car de la rencontre naît un être nouveau, une totalité humaine recréatrice de possibles inédits.

Au malade guéri, il manquera toujours une vraie jeunesse. Or c’est cela que Fourier veut donner à tous, prévenir la maladie, non la guérir, combler les attentes au moment où elles se manifestent.
Rilke se demandait :

Notre fragilité est-elle réellement aussi angoissante que le destin veut nous le faire admettre ?

L’enfance, la profonde et prometteuse, est-elle – dans les racines – plus tard muette .

Fourier ne le croit pas, ni que le temps détruise. Mais il veut être ce démiurge qui fera violence aux renoncements. En Harmonie, les hommes tiendront toutes les promesses de l’enfance, parce qu’on ne profitera pas de la faiblesse du premier âge pour obtenir leur soumission et leur imposer l’emprise d’un monde bâti sans égard à leur singularité. Prévenir la maladie, c’est ne plus rien laisser subsister qui ait été subi.

Fourier le comprend qui pousse jusqu’au paradoxe la volonté de reculer les limites de la passivité. Dans le Nouveau Monde, l’enfant est appelé à agir dès ses premiers pas. Il ne reçoit pas son être de l’extérieur, comme les enfants civilisés qui n’ont à choisir que leur manière de subir l’univers adulte et dont le caractère et les goûts ne sont d’abord que des réactions intimes à l’ordre inviolable déjà constitué.

Au contraire, les enfants harmoniens découvrent le monde avec leurs pouvoirs. On ne les maintient pas, comblés ou frustrés, hors de la vie, mais on les jette presque dès la naissance dans le monde social. On les engage à participer au travail de tous, à réaliser leurs désirs et non pas à attendre leurs satisfactions du bon vouloir des parents. Puisqu’ils sont faibles, au lieu de les empêcher d’agir, on leur facilitera les tâches, on imaginera des artifices pour leur permettre des réussites renouvelées et les préparer partout à une conquête active.

Il existe chez l’enfant, soit bambin, soit poupon, soit nourrisson, une foule d’instincts qui, faute d’essor, poussent l’enfant à la malice, aux fureurs et nuisent à son accroissement... L’enfant étant dépourvu de raison est d’autant plus exigeant sur les instincts et l’état actuel ne leur permet aucun essor. Il se venge par ses cris . Non qu’il soit naturellement mauvais : L’homme est né vertueux et de plus enclin à la justice, à la vérité et l’unité. Mais les vices sociaux qu’on lui reproche sont des impulsions de vertu dénaturées par le régime civilisé, régime contraire au vœu de l’attraction, et travesties par les entraves qu’il oppose dès le bas âge à l’essor des passions . Il faut exercer sur les enfants des charmes composés, alors d’enthousiasme, et par affection, comme le lion se couche aux pieds d’Androclès, ils s’élèveront harmonieusement .

Dès les premiers jours, grâce à d’ingénieux dispositifs, on leur laisse toute liberté de mouvement. Plus tard, on leur assure la maîtrise de petites techniques faciles. Ils apprennent donc très vite, non leur impuissance, mais leurs capacités de transformer les choses. Une telle éducation du faire est un modèle idéal puisqu’elle recule l’apprentissage de la liberté jusqu’aux premiers jours de la vie, et cependant les éducateurs modernes se rallient à des idées analogues ; toutes les méthodes actives ont, en Fourier, leur premier théoricien. Mais, en un monde inchangé, les méthodes nouvelles ne sauraient être comparées à celles d’Harmonie. Fourier ne vise rien moins que de transformer le vieux supplice des hommes promis par la Genèse : le travail, en un universel plaisir. En effet, en Harmonie, les travaux ne sont jamais imposés de l’extérieur à l’enfant, mais, jeté d’emblée dans l’action, il fait le monde avant d’avoir à le subir. Il ne reçoit jamais passivement un ordre de chose où il lui faudrait de gré ou de force s’insérer, comme les enfants civilisés, dont la liberté ne peut être que négative – une rébellion aux formes elles-mêmes définies, car les réactions de l’enfant à l’emprise totale du monde adulte, où il se trouve pris, sont limitées à la provocation et au défi –, mais il apprend une liberté positive. On stimule à tel point les appels à son activité qu’il ne se sent pas façonné en tout son être par l’entourage ; il crée à côté des adultes et grâce aux ateliers miniatures, et aux besognes faciles qu’on lui offre. Son pouvoir, certes, est illusoire mais l’essentiel, selon Fourier, est qu’il n’apprenne pas sa force en détruisant les objets d’un art étranger, mais en participant à l’Œuvre de tous. Avide et naïf, l’enfant se passionne pour les travaux industriels, choisis sans contrainte et toujours variés, car il n’est pas d’enfant si démuni, pense Fourier, qu’il ne puisse apprendre plusieurs métiers. Les activités sociales s’imbriquant l’une dans l’autre, l’individu le plus simple peut remplir de multiples rôles.

Le plaisir de créer et d’exercer son habileté, l’intérêt renouvelé des tâches variées, l’émulation ou la joie d’une réussite accordent l’enfant aux activités d’une société ouverte et mouvante, d’autant plus aisément que les vocations d’un individu ne sont pas qualifiées avant la rencontre qui les délivre. Sondes douteuses, elles s’effritent si elles ne saisissent leur mesure de réalité ; elles sont liées à l’événement et les circonstances décident souvent de la différence des talents – c’est ainsi que le choc du caillou fait sortir la flamme en rompant l’équilibre qui la retenait captive .

Délivrer celle flamme, permettre le jet des puissances naturelles et des richesses cachées, telle est l’aventure que les circonstances d’Harmonie entendent multiplier. Les talents, dit Fourier, surgiront alors plus nombreux que tous nos besoins et plus riches que tous nos espoirs ; l’accord entre les métiers ou les œuvres et les pouvoirs individuels, se poursuivra sans résolution ni terme, non par l’effet d’une harmonie préétablie, mais selon une récréation sans fin. Une tension extraordinaire et toujours comblée animera les artistes, les savants et les simples travailleurs. Sans répit et sans limite, chacun élucidera l’extrême variété de ses talents en des ouvrages capables de maîtriser le réel et inspirés de la claire gaieté des nouveaux visages du monde.

Les activités progressives des enfants doivent les préparer à vivre authentiquement dans leurs œuvres. L’éducation tente tout au long de réduire leur part d’échecs et d’insatisfactions, et de leur ouvrir la voie royale d’une activité totale.

Le plaisir conquis, le plaisir qui achève l’acte, forme dès les premiers jours les enfants pour la liberté.

L’éducation en Harmonie est donc une psychanalyse en actes et qui rend l’autre inutile, bien plus : qui met en relief ses manques. Du seul fait qu’il arrive après coup, le psychanalyste ne peut vaincre tous les obstacles : il délivre le malade de l’hypnose d’un passé mort, il ne saurait lui rendre une enfance vivante – qui l’ait formé allègre et sain.

L’optimisme de Fourier s’oppose ainsi au pessimisme de Freud qui, à la fin de sa vie, douta de la possibilité des sublimations et découvrit, en deçà de la libido, de la puissance érotique et chaleureuse, l’instinct de mort qui cherche à détruire l’autre et soi-même, qui sous-tend les régressions et vise à la fin à ramener l’individu au sein de la mère, de la terre, à l’inorganique.

La pensée de Fourier suggère que l’instinct de mort est peut-être le résultat d’un arrêt du mouvement vers la vie et le plaisir – un avatar du désir, comme la haine est, selon Fourier, un échec de l’amour. Après la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, dans ses Œuvres suivantes : la Théorie de l’Unité universelle, le Nouveau Monde industriel et sociétaire et les Cahiers, publiés, après sa mort, par la Phalange, Fourier, précisant ses idées sur l’éducation, révéla par quelles voies il pensait déployer tous les replis de l’existence individuelle et unir la cité historique avec la Terre promise.

L’éducation en harmonie

L’enfant se montre vif et intègre pour nous conduire à nous-mêmes. Il réalise spontanément l’écart absolu, la mise entre parenthèses de toutes les formes connues de vie et de pensée. Cependant il ne pourra réaliser tout ce dont il a le pouvoir, mais enveloppé et embryonnaire, s’il ne se trouve pas dans le milieu le plus large et le plus évolué et s’il n’est pas dirigé.

Fourier veut former des individus spontanés. Il n’en affirme pas moins la nécessité de l’éducation : L’homme sans éducation est un être inférieur aux brutes, au contraire du lion, l’homme privé des leçons de l’éducation ne devient point l’égal des hommes, ses semblables . Il faut l’orienter tout en le gardant des influences restrictives.

En civilisation, l’enfant pris dans des cadres rigides, forcé jusqu’au plus intime de sa conscience par les idées morales prégnantes, n’apprend à connaître ses désirs que sous leur aspect dicible, socialisé. Ses puissances vivantes ne se frayent passage à la lumière qu’après avoir traversé l’écran des obligations, ce que Freud signifiait en quelque sorte par la notion de censure. Mais comment, à travers ces formes imposées à tous, faire vivre ce qui est particulier à un seul ? Aucun sentiment ainsi entravé n’est plus spontané, entier. La nostalgie de l’enfance est précisément le regret d’un temps où, insouciant des obligations morales et des formes reçues, l’individu vivait sans restriction, sans repentir ni doute. Son bonheur exceptionnel et souvent regretté tient au sentiment d’une plénitude, d’un accomplissement que l’individu ne retrouve plus quand, affadi par les coutumes, il se plie à l’éthique ambiante. La révolte même n’est plus alors pure ; l’adolescent, quand il s’insurge contre le monde étroit qui prétend l’enserrer, n’est plus intègre. Il a été affublé au plus intime d’un vêtement étranger qui conditionne ses refus comme ses adhésions. Au contraire, les jeunes enfants sont, dit Fourier, les derniers appuis de l’ordre primitif . Il faut préserver leur vue naïve des choses et pourtant les guider car leurs désirs excèdent leur puissance. Ils ne sauraient, sans aide, vivre aucun équilibre. L’éducation, en Harmonie, ne suivra donc pas les chemins battus. Elle favorisera la vigueur originale sans crainte ni restriction, car ce qu’il y a de vicieux c’est la civilisation qui ne se prête pas au développement ni à l’emploi des caractères donnés par Dieu .

Les éducateurs ont toujours voulu modeler à leur image des êtres neufs et qui disposaient de l’univers entier pour leur répondre et les instruire ; ils n’ont réussi qu’à réduire le génie. Veut-on faire un avorton de celui que la nature a moulé en type de grand homme, il suffira de le faire élever . Un avorton ou un criminel, car Fourier pense comme Platon que les grands crimes et la méchanceté consommée ne partent pas d’une âme ordinaire, mais d’une puissante nature que l’éducation a gâtée. Il ne faut donc pas changer la nature des passions, mais leur aliment ; non pas obliger l’enfant, mais le fasciner, afin de lui permettre de gagner son vrai visage. L’éducation sera limitée à la réalisation authentique des germes et cette limite est sa fécondité. L’éducateur ne transmet pas seulement aux jeunes ses pouvoirs et savoir, il les élève à leur perfection originale et en quelque mesure toujours inédite. Donc l’éducation est pour l’homme une deuxième mère qui peut tout perdre ou tout gagner. Elle ne doit pas tendre à changer l’enfant, mais absorber la tentation vicieuse par la multiplicité des chances d’essor et par l’étendue des chances de compensation ; alors on verra la chenille devenir papillon. En effet, l’homme ne reçoit de la nature que des germes. C’est à l’éducation de les développer... il n’est (donc) aucun besoin plus urgent après la subsistance que l’éducation .

L’éducation unitaire

Elle sera une pour toute la Phalange et tout le globe . Nul individu, nul sexe n’en sera exclu. Elle créera l’unité de ton et de manière, gage de fraternité et de liberté, car c’est pour mieux disposer l’esclave à l’abrutissement qu’on lui interdit les études qui lui feraient apprécier son abjecte condition .

Le chef-d’œuvre civilisé, en ce domaine, est l’éducation des femmes. Pour les préparer à soigner le pot-au-feu, on les abêtit à plaisir. Les Turcs, écrit Fourier, enseignent aux femmes qu’elles n’ont point d’âme, les Français qu’elles n’ont point de génie . L’éducation unitaire ménagera leur émancipation totale et montrera que les femmes sont destinées à être dans les lettres et les arts ce qu’elles ont été sur les trônes quand rien n’entravait leurs dons .

L’éducation sera intégrale et individuelle, opposée à toute méthode exclusive opérant sur tous les élèves comme si leurs caractères étaient uniformes s’agit bien au contraire d’élever chacun à sa perfection propre.

Dans le nouvel ordre, on apprend à l’enfant à être harmonieusement soi, comme à être harmonieusement plusieurs – les deux harmonies étant d’ailleurs étroitement liées. Mais cet équilibre implique l’individu tout entier. On ne l’inculquera pas à l’enfant par des leçons abstraites. On le lui fera vivre.

L’opéra

Les salles d’opéra seront aussi nécessaires à la Phalange que les charrues ou le bétail. Il sera un moyen d’éducation fondamental et le type même des disciplines communes destinées à unir les individus tout en libérant leurs particularités. C’est en suivant les règles de la musique – les mêmes pour tous – que les qualités individuelles d’une voix, sa puissance, son timbre, son étendue, se révèlent. L’éducation individuelle ne requiert donc pas partout des méthodes individuelles.

L’enfant acquiert la justesse corporelle et spirituelle par le chant, le geste, la gymnastique . La musique, la danse harmonisent le corps, et par là déjà elles règlent les passions.

Le pli, dit Fourier, une fois donné aux facultés du corps, s’étendra bien facilement aux spirituelles quand l’enfant à neuf ans commencera ses études . La répétition du beau langage des sons et des mouvements justes a déjà réglé ses mouvements intérieurs. Elle l’a assoupli, dénoué, il sera plus adroit ensuite pour agir et son esprit aussi sera plus délié. L’harmonie matérielle est voie de la spirituelle ou sociale car il y a affinité, unité d’actions entre le matériel et le spirituel .

À l’opéra, l’enfant ne peut suivre son initiative sans obéir à celles de l’ensemble. Il lui faut appeler et maintenir l’accord entre ses mouvements et ceux de tous les autres. L’opéra apprend donc la coopération unitaire. L’ensemble réglé des chœurs et des ballets s’ordonne autour d’une figure centrale, étoile que favorisent tous les acteurs. Chacun participe ainsi au mouvement le plus parfait, rien ne lie les inégaux comme le concours dans les chœurs, les danses et cabales de rivalité théâtrale.

L’opéra est donc l’école matérielle d’unité, justice et vérité. Il est, sous ces rapports, image de l’esprit divin, le vrai soutien des mœurs d’Harmonie .

Ce n’est qu’à l’opéra que l’homme représente en matériel seulement un tableau exact, fidèle de l’esprit de Dieu ou harmonie septénaire mesurée. L’opéra est donc par le fait réunion religieuse et pivot de culte puisqu’il est l’emblème actif de l’esprit divin ou esprit d’unité . C’est pourquoi, en Harmonie, l’opéra n’est ni un spectacle payant ni une société d’amateurs. Ce sera un exercice religieux aussi sacré que le sont parmi nous les offices de paroisse. L’opéra relie l’individu au tout humain et à l’univers. Il est le grand ressort d’enseignement pour préparer aux richesses d’Harmonie et aux destinées industrielles.

On réplique, dit Fourier : d’abord le labourage. Mais avec de tels principes, le peuple n’a ni pain ni travail. Ma méthode est autre, affirme-t-il, et elle conduit au bien-être général.

Adaptée aux différents individus, l’éducation doit aussi l’être aux diverses phases de leur développement : elle sera progressive.

Dans la basse enfance, l’éducation du matériel l’emportera sur celle du spirituel, et au contraire par la suite. Ce contraste, dit Fourier, est parallèle aux facultés des divers âges . De deux à neuf ans, les enfants répartis en quatre tribus : lutins, bambins, chérubins et séraphins, seront pressés de former le corps plus que l’esprit.

Dans les phases ultérieures, de neuf à quinze ans et demi, ce sera le contraire. Non que l’Harmonie, s’empresse de préciser Fourier, néglige de former à tout âge le cœur et l’esprit des enfants. Ceux-ci auront à quatre ans plus de délicatesse et d’honneur que chez nous à dix ans . La culture du matériel n’exclut point celle de l’esprit. Elle s’établit sur elle, et dans le bas âge on fera dominer l’instruction du corps pour favoriser l’essor de la nature avec autant de soins que la civilisation met à l’étouffer.

C’est user les facultés intellectuelles que les raffiner trop tôt. Il suffit de les exercer légèrement chez l’enfant . En Harmonie, les plus hautes études ne commencent qu’après la puberté, quand l’enfant a une santé équilibrée et un esprit apte à les recevoir. Alors la Révélation de l’analogie répondra à l’élan métaphysique des adolescents et compensera la découverte de l’amour.

Avant cette phase ultime de l’éducation, Fourier distingue la basse enfance, la vibration inférieure, de deux à neuf ans, et la vibration supérieure de neuf à quinze ans et demi. Les trois mouvements sont eux-mêmes subdivisés et les enfants franchissent tous les degrés selon leur âge et leurs aptitudes. Ceux qui se montrent incapables du progrès le plus général passent dans les tribus complémentaires qui, à côté des tribus de plein exercice , réunissent les individus les plus faibles ou les caractères douteux qui peut-être dans les phases ultérieures se distingueront parmi les meilleurs .

Si l’on ne force jamais l’enfant pour l’entraîner au-dessus de ses pouvoirs, on ne l’enferme non plus jamais en un destin fatal, mais on fait droit à ses ressources imprévisibles. Les tribus hors cadres ne groupent pas les seuls incapables, elles sont une réserve de forces irrévélées et inconscientes d’elles-mêmes. L’Harmonie réserve l’avenir des excentriques, des individus hors de gamme, des exceptions, principes de variété et de transition.

Cette éducation libérale sera publique. L’enfant n’est pas enclos dans sa famille, mais élevé dans le monde. On favorise ainsi sa curiosité, ses intérêts divers ; on préserve son originalité que la famille, qui exige toujours la similitude, cherche à réduire.

Dès que l’enfant commence à juger, il choisit ses maîtres et ceux-ci appuient leur enseignement sur les enfants eux-mêmes. Les plus âgés, les plus doués entraînent les plus jeunes. Les bébés incapables de choix, et qui ne sauraient disposer d’eux-mêmes, sont élevés ensemble sous une surveillance incessante, comparable à celle qu’exige une ville assiégée, protection d’autant plus nécessaire qu’on leur donne toute liberté de mouvement, sans pour autant jamais les abandonner à la simple nature . Dès l’âge de six mois, on opère très activement sur leurs facultés intellectuelles et matérielles . Les enfants, pris en charge par la Phalange dès leur naissance, sont confiés à des bonnes et bonnins passionnés pour cette tâche. Ils ne sont pas pour autant séparés totalement de leurs parents, qui gardent un rôle essentiel, celui de les gâter . Que veut dire Fourier par là ? Les parents – qui tyrannisent l’enfant s’ils l’éduquent, qui l’enferment en leur propre monde, qui exigent de lui ce qu’il ne peut donner et désirent trop vivement la communion, souffrent mal l’originalité, l’entravent ou la blessent – aiment aussi l’enfant d’une inimitable manière. Dire qu’ils le gâteront, c’est dire qu’ils lui formeront le cœur en un temps où l’individu n’est que germe, où il faut lui donner beaucoup, afin qu’il soit appelé à répondre. Privé de leur présence, le cœur meurt pour ainsi dire avant que de naître. D’autre part, l’affection des parents balance l’égalité des droits que l’enfant trouve partout ailleurs ; leur faveur compense sa faiblesse et leur gâtement répond aux difficultés affectives de l’enfant qui découvre, sans la force d’y faire face, les problèmes humains – la mort, la souffrance et plus simplement la solitude de sa vie, de sa conscience.

La cuisine, original moyen d’éducation

Les jeunes enfants ont peu de goût, sauf exception, pour raffiner sur le tact, dit Fourier, mais ils tendent à développer le goût, l’odorat, la vue et l’ouïe. Ces deux derniers sens sont éduqués à l’opéra. Les deux premiers le seront à la cuisine qui, concurremment à l’opéra, sera dans les premiers âges un ressort fondamental d’enseignement. Elle contribuera à la perfection des sens et c’est un rôle essentiel car, selon Fourier, le plein exercice des facultés sensuelles est la condition d’une vie morale pleine . La gourmandise des enfants va donc être voie de sagesse . Cette idée de Fourier est reprise par la psychologie moderne. Pour Wallon , la fonction alimentaire favorise le développement psychique, l’activité buccale affine les connexions, les mécanismes et les aptitudes discriminatoires. C’est une sorte d’intermédiaire entre les besoins de l’organisme et le milieu extérieur. Fourier en fera une source d’accord et une amorce des sciences et de l’industrie. Loin de lui l’idée d’exiger que les enfants s’accoutument à manger de tout .

Si tout le genre humain était élevé aux raffinements gastronomiques, chaque pays cultivé serait au bout de quelques années couvert de productions exquises, car on ne placerait point les médiocres . La perfection de l’agriculture, comme la perfection générale de l’industrie, naît de l’exigence et du raffinement des consommateurs. Pourtant, si l’éducation du goût est fondamentale, c’est qu’au-delà même de l’agriculture et de l’industrie, elle est aussi la base de toute délicatesse. Comment raffiner en littérature et en art des gens grossiers sur la branche fondamentale de subsistance ? dit Fourier. Il suggère donc la même unité que la langue : ne parle-t-on pas du goût des belles choses ? Et Fourier entend bien que la cuisine soit déjà un art : la gastrosophie est un chapitre important du système . Preuve de sensualité, disent les critiques. Certes, mais selon Fourier, c’est la même sensualité, autrement orientée, qui fait l’artiste éminemment sensible aux qualités des choses. Cuisiner avec art, c’est être intelligent à la chair que l’on prépare : on défait le produit naturel et, selon lui et selon nous, on en fait une chose nouvelle mêlant avec discernement les viandes et les essences.

À l’image de l’esprit, la cuisine est une activité d’abord négative qui s’achève en un objet digne de l’homme et toujours plus raffiné, c’est-à-dire où la chose naturelle est traitée avec toujours plus de sensibilité pour nous réjouir et trouver en nous une nouvelle vie.

La cuisine et le plaisir de la table sont initiation aux mystères naturels ; elle accomplit pour le bien de l’homme comme des intentions secrètes de la Nature, embellissant la fin des choses pour les ressusciter en chaleur humaine. Par elle, le corps fleurit aussi ; la gourmandise réglée des enfants est condition de leur développement. Peu de pain, en Harmonie, mais des viandes, du sucre et des fruits. La cuisine est reliée à l’hygiène adaptée à l’échelle des tempéraments et des besoins.

L’éducation entre neuf et quinze ans

Fourier invente des méthodes actives d’enseignement intellectuel (cf. mnémonique géographique) , mais son originalité la plus grande se manifeste dans ses idées sur la formation morale des enfants.

Entre neuf et quinze ans, les violences des enfants ou leurs étrangetés sont d’autant plus excessives qu’ils connaissent mal l’objet de leurs désirs. Ils ne sont individus qu’en puissance, ils s’opposent au monde adulte plus qu’ils ne diffèrent entre eux et c’est pourquoi ils ont tendance à se grouper en des bandes de jeux ou d’aventure. Alors, ils se défient et s’exaspèrent l’un l’autre. Si rien ne les requiert assez puissamment, leur émulation frénétique s’exercera totalement en marge et se fera destructive. Il faut donc les relier à l’ensemble social dont ils tendent à se séparer, tout en respectant leur monde étrange.

Certes les enfants d’Harmonie ne sont pas dévoyés ; la société leur fut de tout temps favorable. Cependant, Fourier voit avec acuité les risques qui tiennent à leur âge. Alors, l’enfant est aux prises avec ses propres transformations et l’élargissement incontrôlé de son champ de possibilité. Il cherche follement à se dépenser, il s’oppose pour s’affirmer. Si l’on ne réduit pas son agressivité par la force ou par la ruse, il faudra, à ce moment critique, appliquer la grande règle de substitution absorbante , c’est-à-dire l’art de remplacer sans violence une passion nuisible par une utile et agréable. Afin que les jeunes gens ne s’agitent pas à vide, on leur donnera des fins et des buts fascinants.

Fourier distingue deux grands groupes d’enfants : ceux qu’anime un excès d’audace et qui recherchent le fracas, la boue et le risque formeront les petites hordes, tandis que les délicats, ceux qui se plaisent aux parures et aux raffinements, se grouperont dans les petites bandes.

Cette large division peut suffire à cet âge, pense Fourier ; elle recouvre d’ailleurs assez exactement celle qui, de tout temps, s’établit entre les garçons et les filles. Mais la différence entre les goûts des garçons et des filles n’est pas absolue. Obliger tous les enfants à vivre comme la majorité des individus de leur sexe, c’est en contraindre un bon tiers et fausser leurs désirs. Il y a des filles hardies, plus soucieuses d’aventures que de parures, et des garçons raffinés, des artistes ou savantins précoces, que rebute la brutalité des jeux de garçons. Si l’on répartit les activités selon les sexes, on impose à l’individu une fatalité ; on ne l’élève pas selon sa nature singulière, mais selon une idée. Quand les enfants choisiront librement il y aura, dit Fourier, deux tiers de garçons et un tiers de filles dans les petites hordes et à l’inverse deux tiers de filles et un tiers de garçons dans les petites bandes.

Les petites hordes

C’est un fait d’observation qu’il y a bien les deux tiers des petits garçons qui ne témoignent rien moins que de la répugnance pour le maniement des choses sales. Ils aiment à se vautrer dans la fange, à braver les intempéries, à affronter les dangers en dépit de toutes les défenses .

Grâce aux petites hordes, on emploiera dans un but social ces singuliers penchants que la nature n’a pas donnés peut-être à l’enfance sans quelque motif. Mais à quoi peuvent servir ces goûts singuliers ? À faire exécuter passionnément les travaux répugnants pour les sens et pour l’amour propre, prétend Fourier. Les enfants sont la cheville ouvrière du Phalanstère, mais les petites hordes seront le ciment réel de l’unité, car, sans leur action, il subsisterait en Harmonie des travaux méprisés et l’avilissement s’étendrait d’une fonction à l’autre, le mépris du travail renaîtrait par degrés comme... en civilisation (où l’on) titre : « de gens comme il faut » ceux qui ne font rien, qui ne sont bons à rien .

Les petites hordes préviendront ce désordre ; elles rempliront le rôle des parias et seront des membres indispensables du Phalanstère chargés de fonctions économiques et sociales essentielles.

Mais Fourier n’entend pas simplement utiliser avec habileté les goûts bizarres des enfants. Les activités des petites hordes, utiles à tous, seront des moyens de libérer et d’élever leur nature sauvage.

Les petites hordes iront à leur ouvrage revêtues de parures barbares aux couleurs vives qui parlent fortement aux yeux et frappent l’imagination. Elles ne craindront pas le mauvais goût, ni même un certain grotesque . Partout, elles auront droit aux premières places et aux saluts d’honneur. Enfin, suprême avantage, elles seront montées sur des chevaux nains et formeront la première cavalerie du globe qui figurera au premier rang dans les parades et défilera en orages.

L’imaginatif bâtisseur fait surgir ces tempêtes de cavaliers et de chevaux nains comme une image poétique de l’ardeur puérile qui n’a d’autre but que se dépenser gratuitement et se manifester joyeusement.

Les jeunes rebelles ont un chef, un général au titre barbare : le petit Khan, qui a droit partout à un poste d’honneur. Pour affirmer leur indépendance, ils auront un argot particulier, un langage de cabales, qui témoigne de leur esprit de corps et de leur solidarité et qui exprime aussi leur rudesse. Ils formeront, en effet, une légion à demi sauvage, bien éloignée du ton poli général en Harmonie. Orgueilleux et laconiques, ces enfants seront pourtant très serviables, dit Fourier ; le sens inné de leur supériorité ne sera plus fondé sur leur seule arrogance, mais sur des œuvres généreuses. Ils seront d’autant plus fiers que si on les abreuve partout d’honneurs spirituels, on les paiera très peu ; on avilirait leur dévouement en les récompensant matériellement ; ils exerceront leur fonction par point d’honneur et pour la gloire, le plus gratuitement possible .

À plusieurs reprises, Fourier reprend ce thème de l’emploi du dévouement pour éviter l’avilissement qui rejaillit sur celui qui accomplit les travaux immondes ou cruels.

Ainsi paraît le génie dialectique de Fourier. Il ne cherche pas à policer les rebelles par des artifices ou des usages qu’ils ne sauraient recevoir, mais à fournir à leurs aberrations une fin noble et, par là même, à transmuer leurs vices en vertu. Pour réussir, pense-t-il, il suffit de comprendre d’où procède le désordre de ces âmes simples ; les enfants difficiles possèdent les forces les plus primitives, mais aussi les plus importantes : le courage physique, l’audace à toute épreuve ; ils sont capables de se mettre en péril, ils aiment le risque, ils sont bien près d’avoir du cœur ; certes, ils ne sont pas faciles à mener et l’on ne saurait les élever en leur imposant de mesquines brimades, mais en leur offrant des distractions violentes, des sujets de glorioles en même temps que l’honneur vrai.

Tout en faisant ce qui leur plaît, ils deviendront un corps de dévouement, milice de Dieu, soutien de l’unité et de la concorde sociale , reliés à la société par leurs bizarreries mêmes ; en s’affirmant, ils atteindront à l’esprit de sacrifice et à l’oubli de soi. Ennoblissant les fonctions abjectes, ils acquièrent les sentiments élevés dont ils sont capables. En exerçant leur frénésie, ils apprennent l’effacement de soi devant l’intérêt commun. On ne réduit pas leurs désordres par des contraintes, mais en développant leur esprit de sacrifice et en magnifiant leurs dévouements.

D’autre part, on leur confie des responsabilités à la mesure de leur violence et de la bonté devinée que l’on formera peu à peu sous leurs apparences grossières. Ils sont chargés de tuer rapidement et habilement les reptiles et les bêtes malfaisantes, mais ils doivent veiller à ce que les autres animaux soient partout bien traités : ils ont la haute police du règne animal .

Ainsi leur brutalité, utilement libérée, se dépasse ; à travers des actes vrais, leur hardiesse se fera maîtrise de soi et leur rudesse simplicité. Appelés à des entreprises risquées, ils mépriseront tout faux-semblant, ils seront forts et vrais.

Les petites bandes

Or tous les enfants ne sont pas hardis et violents. À l’excès d’audace, au goût du risque et de la saleté, s’opposent l’excès de raffinement et le goût des recherches délicates ; aux jeunes ébouriffées, les filles qui aiment à se parer et les savantins précoces . Ils se grouperont dans les petites bandes où l’on trouvera donc, dit Fourier, un tiers de garçons et deux tiers de filles.

Les enfants délicats n’ont pas la vigueur élémentaire qui se mesure de front au réel, ils fuient les heurts abrupts, ils sont par quelque côté des faibles. On ne leur imposera pas la dureté, ni les risques qui ne sauraient leur convenir, mais on développera en eux une autre sorte de hardiesse plus exceptionnelle : l’audace de l’esprit inventif. On sublimera leurs goûts des parures et des recherches ; ils excelleront dans les sciences et les arts. Raffinés, ils cherchent à se préserver des contacts grossiers. On ne les laissera pas s’isoler ni s’épuiser à bâtir autour d’eux des écrans protecteurs, mais on les chargera d’orner le canton, d’embellir la vie de tous, de polir le langage et les mœurs .

Ils s’élèveront, certes, en polissant les autres, mais Fourier leur réserve un apprentissage plus simple et plus direct. Ces apôtres de la culture seront formés, dit-il, et comme s’il jouait sur les mots, par l’agriculture ; les petites hordes ont la haute police du règne animal, les petites bandes détiendront la haute police du végétal . Elles auront également la responsabilité des jeunes animaux rares et délicats, excepté cependant les petits zèbres, note singulièrement Fourier ; le zèbre, animal courageux, rapide, intelligent entre tous, ne sera confié qu’à ses semblables, aux jeunes sauvages indomptés des petites hordes, susceptibles comme le zèbre de devenir les plus serviables.

Cependant, les petites bandes vivront réellement la culture opposée à la simple nature. Le soin des plantes et des jeunes animaux sera leur première activité poétique. Au jardin, les enfants apprendront la valeur des actes simples, mais aussi la puissance de l’ingéniosité et d’une sollicitude intelligente aux plus tendres pousses. Ils devront lutter contre les végétaux les moins sensibles dont la vitalité redoutable étoufferait les plantes moins drues, ordonner les parterres, imposer partout la justice, mais une justice qui ne saurait régner grâce à la seule violence, car il ne servirait à rien de refréner les plantes envahissantes et d’arracher les mauvaises herbes, si l’on ne savait favoriser les espèces plus délicates ; les jeunes jardiniers devront surveiller, arroser, repiquer leurs semis les plus rares, connaître ou pressentir des besoins divers ; savoir comment cette plante exige l’air et le soleil, cette autre la fraîcheur et le calme. Pour obtenir les fleurs les plus belles ou les plus précieuses, ils devront exercer leur attention, apprendre à respecter et à deviner les aspirations des tiges, savoir donner faveur au moindre filet de sève, aux germes les plus fragiles et non pas seulement à la nature exubérante ou brutale.

Le but est de les former non par des leçons apprises, mais en profondeur, par des actes librement consentis.

De fait, on montre aux petites bandes qu’elles ne sauraient s’imposer en face des petites hordes que grâce à un effort collectif. Les unes accomplissent des actes utiles et courageux, les autres ornent le canton des fleurs de leur jardin et des fleurs du bel esprit ; mais la lutte des petites hordes et des petites bandes pour gagner prééminence à la fin se dépasse : si la cabaliste anime les rivalités et soutient l’ardeur de tous, chaque groupe fera paraître des talents non pas tant opposés que complémentaires et à la fin solidaires. Privés les uns des autres, ils se dégraderaient, tandis qu’ils se fortifient par leur opposition jusqu’à atteindre l’excellence et dès lors se rejoindre.

Les petites bandes attestent d’abord la valeur de l’ingéniosité, de la douceur et de la grâce, mais leur pleine réussite exige une attention exquise à la nature et à autrui : la générosité.

Les petites hordes gagnent l’admiration par leur courage et leur noblesse. Leur force élémentaire, malgré la laideur de certains aspects, comporte une grandeur inimitable, une beauté rude ; les petites hordes, dit Fourier, atteindront au beau par le bon, et les petites bandes, au bon par le beau . L’un et l’autre groupe se prépare à une vie totale en un monde sauf de toute ablation.

La civilisation, note l’utopiste, ne sait apprécier ni les femmes ni les enfants tandis qu’on leur réserve en Harmonie des rôles essentiels ; ils travaillent gaiement à réaliser le rapprochement individuel, le règne du bon goût, l’instruction et l’amitié composées .

La portée actuelle de ces projets d’éducation

Les vices des enfants civilisés naissent de la peur de la liberté et de l’emprise injustifiée des adultes qui maintiennent les jeunes hors de la vie réelle, privés des actes ou ils éprouveraient leurs pouvoirs d’hommes. On leur conseille de renoncer à leurs goûts étranges ; ils se soumettent et leur ardeur s’éteint, ou bien ils se révoltent et leur richesse informe dévie en des actes insolites ou criminels.

Or ces vues anciennes de Fourier ont paru confirmées par l’histoire moderne. Les adultes imposent des règles, pour assurer leur tranquillité ; les enfants veulent la liberté et leur soumission ne saurait durer plus que l’autorité des adultes. C’est pourquoi, après la première guerre mondiale, dans les pays vaincus où les structures passées s’effondraient, en Allemagne et en Russie, on vit se constituer des bandes d’enfants criminels, étrangers à toute loi et plus audacieux que les plus hardis bandits de grands chemins.

De tels phénomènes, surgis de l’extrême misère et de l’anarchie sociale, ne retiendraient plus l’attention si des faits comparables ne se produisaient chaque jour plus nombreux en des sociétés riches et organisées en Europe, et plus nettement encore en Amérique où la violence déréglée et la délinquance juvénile forcent les réflexions des éducateurs et des sociologues. La littérature et le cinéma reflètent le défi des jeunes gens aux traditions, leurs éclats absurdes et les risques mortels et vains qu’ils se créent. Mais les crimes restent plus cachés, assez étranges pourtant et répétés pour inquiéter les plus lucides. De belles études à ce sujet ont été publiées par Frédéric Wertham, psychiatre et sociologue, qui, analysant le milieu et les lectures des jeunes Américains, conclut vigoureusement : Le développement de l’enfant dépend non seulement des relations d’individu à individu, mais des relations de l’individu au groupe dont il fait partie. La délinquance juvénile ne tombe pas du ciel, ne frappe pas les enfants au hasard comme une fatalité. Ce sont les adultes qui en sont responsables. Elle reflète les valeurs ayant cours dans une société donnée. L’enfant tout comme l’adulte s’imprègne de ces valeurs à tous les moments de sa vie, à la maison, à l’école. La délinquance est un symptôme qui ressortit aussi bien au social qu’à l’individuel. Il est vain de vouloir résoudre un tel problème en se contentant de le rebaptiser et en le regardant comme un désordre affectif individuel.

Courageusement, l’auteur affirme que la crise d’adolescence reflète comme un miroir grossissant et déformant la crise du monde moderne. Les adultes enfouissent leurs doutes sous le masque des attitudes traditionnelles, la routine préserve encore des apparences privées de vie et qui ne portent plus la foi. Les jeunes gens font surgir absurdement en pleine lumière le vide secret. Ils ne découvrent que l’intérêt sous les principes moraux et la ruse d’une autorité défaillante qui cherche à sauvegarder une pitoyable paix. L’adolescence excessive ne peut se satisfaire de cette léthargie. Elle accomplit la ruine inavouée des valeurs. Le désordre adolescent est un jusqu’au boutisme absurde et une révolte négative. Capables de saisir et de porter à l’extrême l’égoïsme ou le cynisme dissimulés sous les règles hypocrites, les jeunes gens n’ont pas la force de rebâtir un monde ; leur impuissance et leur frénésie se manifestent par la destruction ; en elle s’expriment tout à la fois leur ardeur et leur faiblesse. C’est pourquoi il est vain de prétendre punir ou soigner les adolescents déréglés comme autant de cas individuels. C’est au niveau de tous qu’il faudrait pouvoir agir. La culpabilité individuelle, et la responsabilité de la société, écrit Wertham, ne s’excluent pas l’une l’autre. Le fait que la société soit en dernier ressort responsable d’un crime ne décharge pas l’individu de toute culpabilité. Le fait que l’individu soit coupable ne décharge pas davantage la société de toute responsabilité. Il y a entre eux un rapport dynamique.

La beauté de la pensée de Fourier tient à la forte prise de ce rapport dynamique ; il offre aux enfants des valeurs et des fins, mais du même mouvement il forme leur responsabilité. Le monde sociétaire oriente et porte l’enthousiasme, mais il laisse à chacun le choix et la liberté de ses actes. L’enfant d’Harmonie est imprégné à tout moment et en tous lieux des valeurs d’une société en marche. On ne l’enclot pas dans un monde donné, on ne l’entoure pas d’être ni de passé, mais de possible et d’avenir.

Un texte de Laulevant - Publié dans : Réflexions sur la pédagogie

Déployer les passions par l’enfance

La pensée de Fourier tourne autour d’un concept clé : les passions. Refusant le qualificatif d’utopiste et prônant au contraire le réalisme, Fourier s’appuie pour penser l’harmonie sociale sur l’observation attentive de ses contemporains. Ces derniers apparaissent animés par quantité de passions : ambition, envie, goût pour la richesse et les honneurs, gourmandise, amours, recherche des plaisirs de toutes sortes. A l’encontre de la plupart des philosophes Fourier ne propose pas d’entraver ces passions par une éducation qui consisterait à les réprimer au profit du développement de la raison mais au contraire de les déployer dans toutes les directions et dans toutes leurs dimensions, c’est à cette condition pense-t-il que nous pourrons accomplir notre humanité et réaliser une harmonie sociale.

Si les passions peuvent détruire dans notre monde « civilisé » (monde qui marche sur la tête) c’est qu’elles sont refrénées, retournées contre elles-mêmes, empêchées de se déployer. En « civilisation »1 ce ne sont pas les passions mais leur frustration, l’inhibition, le refoulement qui produisent la haine et la destruction.

On comprend dès lors la place décisive de l’enfant dans une théorie des passions. L’enfant n’a pas encore été perverti par la logique absurde du monde « civilisé », il peut donc servir de « boussole sociale » à partir du moment où l’on parviendra à laisser s’exprimer sa nature, c’est à dire où on le laissera déployer ses passions. A l’instar de Rousseau, Fourier pense que l’homme est bon, mais la société ou plutôt la « civilisation » le corrompt. A l’instar de Rousseau, il pense qu’une autre éducation peut aboutir à autre chose qu’au mal être et aux malheurs que nous connaissons. Mais à la différence de l’auteur d’Emile, cette éducation ne se réalise pas dans un face à face avec un précepteur puisque c’est à l’agencement des groupes que Fourier attribue la force attractive qui permettra le développement de chacun par tous. L’homme selon Fourier est un être éminemment sociable il ne peut devenir lui-même qu’au sein d’un groupe ou plutôt d’une « série ».

Comment mettre en place des « agencements » (pour reprendre un terme deleuzien) qui permettent à l’individu de déployer sa nature passionnée ou désirante ?

1.La civilisation et l’échec du désir.

L’ennui dans les salles de classe !

Fourier part donc d’observations. Dans les institutions et les salles de classe ce n’est qu’ennui et monotonie, constate-t-il. Pourtant, autre constat, le petit enfant aime découvrir,il désire plus que tout apprendre et travailler. Il suffit de l’observer, il fournit des efforts considérables, il déploie une énergie extraordinaire pour apprendre à marcher, à parler, à fabriquer.

Mais pourquoi arrivés à un âge un peu plus avancé les enfants renâclent-ils, rechignent-ils à apprendre ce qu’on veut leur faire apprendre ?Soit ils se transforment en « sauvageons », soit ils renoncent à se révolter et s’enfoncent dans l’ennui. Dans tous les cas le désir d’apprendre semble avoir disparu. Quelle est la cause de cette disparition ? Serait-ce le résultat de l’éducation ? Avoir fait disparaître le goût d’apprendre et de travailler !

Fourier n’a pas de mots assez durs et assez drôles pour rendre compte de l’absurdité de notre système. Il fait preuve d’une ironie tout aussi mordante pour montrer les travers de notre organisation économique, de nos mœurs, du mariage et de l’éducation. Ce que Fourier dénonce dans ce dernier domaine comme ailleurs, c’est le mensonge et la duplicité qui empêchent l’enfant de pousser droit et lui ôtent toute vigueur. L’enfant ne cesse d’être soumis à des injonctions contradictoires. D’un côté s’imposent à lui les valeurs affichées par les maîtres : le savoir et la morale et de l’autre les valeurs respectées par les pères : l’ignorance et l’argent.

Et si l’on actualise Fourier on constate que cette duplicité n’a pas disparu au XXIième siècle. D’un côté le discours : le savoir (retour au fondamentaux) et la morale (qui fait un retour en force dans les programmes accompagné de cours de morale et de note de conduite) et de l’autre ce qui compte vraiment : la valorisation de l’ignorance (pourquoi lire la princesse de Clèves ?) et le culte de l’argent (gagner plus).

L’éducation des maîtres ne fait pas longtemps illusion et seul, constate Fourier, un huitième des enfants de caractère un peu naïfs et « scolaires » s’y soumet, quant à celles des pères qui semble, à travers la recherche du profit et de la richesse, aller directement dans le sens des passions, elle devrait être suivie avec plus d’entrain. Mais la nature ne se laisse pas facilement dompter, et s’oppose à toute tentative d’uniformisation. Tandis que le père cherche en civilisation à communiquer ses goûts à l’enfant et lui impose sa vocation, ce dernier répugne spontanément à se soumettre à de telles leçons. L’enfant vit toujours mal à l’aise et à l’étroit dans l’enclos familial auquel il tente - parfois sans succès - d’échapper. La nature a voulu que l’affection qu’il porte à ses parents soit tierce de celle qu’ils éprouvent pour lui. C’est donc vers d’autres horizons que se dirigent ses désirs. La nature ne veut pas la reproduction d’un même modèle ; elle cherche la variété, c’est en vue de cette fin qu’elle a orienté les passions.

Les passions manipulées

Cependant la civilisation par un stratagème retors est parvenue à entraver le cours de la nature et le développement harmonieux des enfants. Derrière l’éducation dogmatique des professeurs et l’éducation cupide des pères qui se confortent, Fourier distingue deux autres catégories encore. L’« insurgente, donnée cabalistiquement par les camarades » et l’« évasive, donnée furtivement par les valets » pour flatter l’enfant en l’aidant à échapper au joug. Toutes deux s’opposent à la fois à celles des pères et des professeurs. Elles s’accordent donc directement aux désirs de l’enfant qui s’insurge contre ces deux formes d’autorité, mais elles imposent dans le même temps une orientation aux passions. Dans son désir d’insoumission par lequel la nature cherche à reprendre ses droits, l’enfant est guidé malgré lui. Mais sa révolte s’empêtre dans les filets du pouvoir et de l’institution. C’est celle des valets qui cherchent en se servant de lui à satisfaire leur intérêt (cela correspondrait si l’on actualise Fourier à la « culture jeune » diffusée par les médias, culture qui se prétend rebelle mais sert des intérêts marchands) ou celle des voyous « qui ont pour règle de faire tout le contraire de ce qu’on leur ordonne » ce qui limite considérablement l’exercice de leur liberté. Au bout du compte l’éducation « civilisée » est parvenue à orienter définitivement le désir de l’enfant vers les valeurs prônées secrètement par la civilisation. Ainsi les désirs les plus intimes de l’individu se trouvent orientés à son insu.

La quadruplicité (maîtres, pères, valets, camarades) de l’éducation civilisée, au moment même où elle dévie les désirs vers des fins qu’elle a déterminées, isole l’individu de l’ensemble de la société. Elle dresse secrètement chacun contre tous. Lorsque l’enfant veut réaliser son désir il est dirigé par l’insurgente et l’évasive, formes d’éducation qui l’attirent mais dont il ne maîtrise pas les aboutissements. Croyant agir de son plein gré, il est manipulé et ses passions ne connaissent qu’un semblant de développement. Les désirs qui lui semblent les plus intimes et les plus individuels - parce qu’ils se développent dans le secret - l’opposent à l’ensemble de la société. C’est toujours contre la loi, contre la volonté générale et donc contre les autres dont il se méfie que ses passions le dirigent. C’est ainsi toujours le particulier qui s’oppose secrètement à l’universel.

Comment sortir de l’isolement de chacun contre tous ?
Le vice du système civilisé est d’avoir dressé chacun contre tous. La société se compose d’individus dont les désirs se ressemblent étrangement mais qui ne peuvent se rassembler : chacun est isolé dans des fantasmes qu’il ne peut réaliser que dans la violence. La « civilisation » n’engendre que frustration et solitude et celui qui a conservé une part des désirs spontanés de l’enfance éprouve secrètement l’espoir d’un ordre différent mais pris dans l’étau d’une société qui l’a enfermé en lui même, il ne sait pas comment changer.

Comment sortir de cette logique absurde ? Nous ne disposons en civilisation que de femmes et d’hommes dont les passions ont été manipulées. Arrivés à un certain stade de leur développement les individus ne sont plus libres de sortir de la société à laquelle ils appartiennent. Le changement semble condamné. La civilisation a établi des instances qui lui permettent de se reproduire indéfiniment. Comment, parvenus à notre maturité, serons-nous capables d’aiguiller nos désirs vers de nouveaux horizons ?

Au lieu de déboussoler l’enfant, mieux vaut alors nous laisser guider par lui, comme par une « boussole sociale » !

2.Un autre regard sur l’enfance.

Les enfants, infatigables travailleurs !

Afin de remettre la société à l’endroit et de trouver la base sur laquelle prendre appui Fourier observe les enfants en civilisation de toute l’acuité de son regard acéré. Pas besoin d’aller imaginer comme Rousseau un état de nature, la nature passionnée de l’enfant s’étale sous nos yeux et nous ne savons pas toujours la regarder. Au lieu de nous lamenter en contraignant les enfants à faire leurs devoirs scolaires comme cela se voit en civilisation, observons plutôt leur vigueur à l’ouvrage :

« Il n’y a point d’enfants paresseux, même en civilisation. Tous sont des travailleurs infatigables quand la fantaisie leur en prend. Voyez-les dans leurs nobles expéditions qu’ils appellent des farces, quand ils vont casser des vitres, tirer des sonnettes, démolir un mur, arracher des palissades, etc. Ils travaillent comme des maniaques. Eh ! Quel est celui qui s’y porte avec le plus d’ardeur ? C’est le plus petit, tout fier d’être admis à faire des farces avec de plus grands que lui. En pareils cas, ces diablotins bravent les frimas et les fatigues, et les dangers (ce qui serait un supplice s’ils étaient ordonnés par le père) pour travailler, car cette prétendue farce est un véritable travail. »2

Laissons-nous charmer par l’enthousiasme et l’énergie enfantine !
Chez Fourier comme chez l’ensemble des penseurs socialistes du XIXesiècle, le travail constitue un des piliers de l’accomplissement humain. Mais rompant avec la tradition qui en fait une souffrance obligée, il s’agit chez lui d’un « travail attrayant » c’est-à-dire lié à l’exercice des passions. Pour savoir ce que signifie le travail attrayant il suffit d’observer les enfants à l’oeuvre ! Ne sont-ils pas dotés d’un véritable pouvoir d’entraînement ? Pour sortir des ornières de la civilisation observons-les, laissons-nous charmer et gagner par leur enthousiasme, par leur énergie communicative ; leurs désirs n’ont pas subi la déformation que leur imprime la « civilisation ».

A partir de cette observation (les enfants : aiment passionnément le travail) on peut comprendre comment s’organise le phalanstère3. Dans le phalanstère (c’est-à-dire dans le monde réaliste, qui s’appuie sur l’être humain réel et non imaginé) les enfants travaillent. Dès l’âge de 3 ans ils s’activent dans la fabrique, vont d’un atelier à l’autre et gagnent un salaire. Ils acquièrent donc très tôt une autonomie financière et ne sont jamais redevables d’une dette à l’égard de leurs parents. Fourier serait opposé à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans telle qu’elle existe dans notre système. Elle rend les enfants dépendants et elle les enferme dans une salle de classe les privant du plaisir de « fureter », de fabriquer et de produire. Elle soustrait à l’ensemble de la société des travailleurs hors-pairs, de véritables modèles d’ardeur et de dévouement pour le collectif. Les enfants sont prêts à accomplir les tâches les plus pénibles, tels ceux qui s’agrègent dans le phalanstère aux « petites hordes » pour entretenir les voiries et ramasser les ordures. Ce n’est pas l’esprit de sacrifice qui les anime, ils n’agissent pas non plus sous la contrainte lorsqu’ils accomplissent de tels travaux mais ils trouvent là un moyen d’accomplir leur passion pour la saleté et de surcroît leur énergie est démultipliée par la fierté d’oeuvrer pour le bien commun, fierté qu’ils pourront manifester à leur guise lorsqu’ils arboreront les titres d’honneurs et de reconnaissance. Les enfants raffolent en effet des médailles, des panaches et autres étendards qu’au phalanstère on ne manquera pas de leur remettre lors de grandes parades cérémonielles.

L’enfant élevé par ses pairs

Poursuivons notre observation guidée par le regard perspicace de Fourier. L’enfant aime travailler et apprendre et cela s’accompagne du désir d’être reconnu. L’enfant naturellement s’oriente dans des séries, car il admire plus que tout les enfants légèrement plus âgés que lui et souhaite ardemment s’agréger à leur groupe. Fourier refuserait la scolarité telle que nous la connaissons car elle s’effectue toujours dans un rapport frontal enfants/parent, élèves/professeur. Dans de telles situations chacun constatera que l’enfant rechigne à recevoir des leçons. A l’inverse l’éducation ne s’opère pas au phalanstère dans la verticalité d’un rapport mais de façon horizontale. Ce sont les tribus enfantines, comme le veut l’attirance naturelle, qui assurent l’éducation. Au phalanstère, l’enfant est élevé par ceux qu’il admire le plus : des camarades légèrement plus âgés. Ainsi par exemple le poupon grandira-t-il grâce à son admiration pour les lutins qui eux-mêmes auront le plus ardent désir de développer leurs talents pour s’agréger aux tribus bambiniques. « Le véritable instituteur de l’enfant, le ressort qui peut seul faire naître chez lui le feu sacré, l’émulation industrielle, c’est une compagnie d’autres enfants plus âgés de six mois ou un an, plus éminents en dignités et décorations et exerçant sur lui l’influence du charme corporatif ; de là naît la subordination passionnée des enfants » 4

C’est à cette condition que les progrès deviendront remarquables ; les enfants sont en effet beaucoup moins indulgents entre eux que ne le sont les parents vis-à-vis d’une progéniture qu’ils laissent stagner par gâtisme et manque de lucidité.

Attentif à la diversité

Enfin, le rôle de l’éducation consiste à établir un lien entre les générations, elle permet la transmission des choses humaines. Mais en civilisation cet ordre est figé, c’est celui de la contrainte monotone. A l’inverse l’harmonie engendre la nouveauté, elle met les institutions au service du désir ou plutôt des passions multiples, elle ne soumet pas le désir aux institutions. Elle n’impose pas à l’homme une seconde nature qui tout au plus dissimule les penchants qu’elle prétend combattre. L’éducation sociétaire ne contraint pas la nature, elle l’accompagne. Il s’agit non de transformer l’individu, mais de tout faire pour empêcher l’arrêt de son développement naturel. La nature chez Fourier n’est pas une essence fixe permettant de définir l’homme ; il la conçoit plutôt comme un principe de production du divers à partir des treize passions fondamentales5 qui nous habitent.

Il n’y a pas de nature humaine univoque, en fonction de l’agencement de 13 passions, il y a des natures individuelles, infiniment variées. Tout est possible aux êtres humains, et c’est cette infinité de possibles que l’éducation doit découvrir et actualiser. Il faut là encore observer mais cette fois-ci non pas les attractions que les enfants possèdent en commun mais ce qui les distingue et fait de chacun un être singulier ; cette haute fonction est attribuée au « mentorins » et « mentorines » qui ont pour mission « de discerner le tempérament de l’enfant et lui assigner, comme au caractère, son rang dans l’échelle des huit cent dix tempéraments de plein titre, ou des quatre cent cinq de demi-titre ».

À l’inverse de ce qui se produit en civilisation où l’éducation impose une fin décidée à l’avance et semblable pour tous, Fourier propose une éducation qui déploie ce qui est unique en chacun. D’où son souci de classification, qui n’a pas pour but d’enserrer la réalité dans des catégories mais plutôt de révéler les variétés d’êtres singuliers que la nature produit. La classification dévoile les nuances de la réalité ; aussi celle qui concerne l’enfance est-elle particulièrement détaillée.
Fourier ne saurait se contenter des quelques mots que nous utilisons pour distinguer les différentes phases de la jeunesse. Nourrisson, enfant, adolescent sont des termes pauvres qui masquent une réalité diversifiée. Il invente alors une terminologie permettant de distinguer neuf étapes (chacune se subdivisant encore en trois) dans l’évolution de l’enfant.

« Nourrissons et nourrissonnes 0 à 9 mois, poupons et pouponnes 9 à 21 mois, lutins et lutines 21 à 36 mois, bambins et bambines 36 à 4 ½ ans, chérubins et chérubines 4 ½ à 6 ½ ans, séraphins et séraphines 6 ½ à 9 ans, lycéens et lycéennes 9 à 12 ans, gymnasiens et gymnasiennes 12 à 15 ans, jouvenceaux et jouvencelles 15 à 19 ans »6

Cette classification selon l’âge permet de repérer des phases de développement matériel et spirituel qui devront être respectées dans le système sociétaire ; mais elle ne suffit pas.

Elle ne dit rien de la diversité des caractères que la nature engendre. Déjà parmi les nourrissons, les poupons et les bambins, on distingue trois traits de caractère essentiels : « les pacifiques ou bénins, les rétifs ou malins, les désolants ou diablotins. » L’éducation sociétaire devra être attentive à ces différentes catégories pour leur permettre de se développer pleinement.

Cette diversité d’inclinations se retrouve en moyenne et haute enfance. Les uns sont attirés par la malpropreté, tandis que les autres aiment la parure et le soin.

Une fois cette diversité mise au jour il faut créer des instances qui lui permettront de se déployer et non d’être réduite comme cela se produit en civilisation. Ce déploiement ne conduira pas au désordre et à la dispersion mais à l’ordre combiné et à l’unité. Une passion ne se développe harmonieusement qu’étayée par d’autres. Ainsi il faudra-t-il regrouper les diverses tendances repérées pour former des séries. Le regroupement par affinités communes favorisera l’émulation et stimulera les enfants dans leur développement.

Toutes les passions ont leur place dans le phalanstère, même celles qui semblent les moins sociables. L’institution des séries permet aux passions de se réaliser avec raffinement, elle permet également de les rendre inoffensives. En civilisation on prétend que certaines passions doivent être éradiquées car elles nuisent à l’ensemble de la société. Fourier envisage la possibilité d’un autre essor. Si les passions sont nuisibles en civilisation c’est parce qu’elles n’ont pu trouver le chemin d’un développement sériel. Il faudra donc permettre aux tempéraments semblables de se regrouper. Par exemple, les « pouponnâtres démoniaques » cesseront dès qu’ils seront rassemblés dans une série de nuire à leur entourage.

« Aura-t-on, selon le voeux de la morale, changé les passions des petits enfants ? Non, on les aura développées.[...] Les plus tapageurs cesseront de crier, quand ils seront réunis à une douzaine de petits démons aussi méchants qu’eux. Ils seront comme les ferrailleurs, qui deviennent fort doux et renoncent à l’humeur massacrante, en compagnie de leurs égaux ». 7

De même les chérubins qui ont le goût de la saleté et de la grossièreté s’agrégeront aux séries des petites hordes et deviendront en harmonie la base de l’organisation sociale.

De Fourier à Freinet...

Fourier s’inscrit dans un courant d’interrogation sur l’éducation qui trouve ses racines dans le XVIIIe siècle (avec par exemple l’expérience de Jacotot) et parcourt le XIXe siècle (avec par exemple les écoles mutuelles) pour trouver des prolongements au XXe.
Ainsi pourrait-on par exemple analyser des rapprochements, des prolongements et une mise en pratique chez Célestin Freinet. On trouve chez ce pédagogue le même constat : le goût d’apprendre est vif chez les jeunes enfants mais il s’éteint après quelques années d’école. Aussi Freinet comme Fourier a-t-il cherché à mettre en place des agencements (tâtonnement expérimental, étude du milieu hors des murs de la classe, apprentissage mutuel, organisation de la vie collective, attention à la singularité de chacun) afin de ne pas laisser se perdre la belle énergie du désir.

1Lorsque Fourier évoque la civilisation c’est toujours de façon péjorative pour critiquer l’organisation sociale que nous connaissons et qu’il oppose à la période d’Harmonie dont sa philosophie mise en application, conduira à l’avènement.

2Cité par René Shérer, Vers une enfance majeure, textes sur l’éducation, La Fabrique éditions, 2006. P.48

3Phalanstère : lieu de vie communautaire qui abrite mille huit cents à deux mille personnes et où l’essor des passions est favorisé. La construction des premiers phalanstères produira un effet de contagion et bientôt la planète s’en couvrira pense Fourier, produisant ainsi une phase d’harmonie sociale sans passer par une transformation violente de la société qu’imposerait une révolution.

4Cité par René Shérer, Vers une enfance majeure, textes sur l’éducation, La Fabrique éditions, 2006. P.83

5Fourier dénombre 13 passions qui habitent chacun de nous mais se modulent à l’infini selon les singularités. Cinq passions matérielles liées à l’exercice de nos cinq sens, quatre passions spirituelles liées aux sentiments : ambition, amitié, familisme, amour ; trois passions mécanisantes : la papillonne, la cabaliste et la composite et une passion sociale : l’unitéïsme.

6 Vers une enfance majeure, textes sur l’éducation, P.69

7Nouveau monde industriel et sociétaire, Presses du réel, 2001.

Quelques expériences utopiques d’éducation des enfants

Le projet d’institut de l’enfance de Jules Gay et Désirée Véret (1840)

La Maison de santé et de sevrage de Beauregard (1852-1868)

La Maison rurale industrielle, d’asile et d’apprentissage de Saint-Benoît (1846)

La Communauté de Pierre Leroux à Boussac (1844-1848)

Le phalanstère de Cîteaux (1841-1846)

Les phalanstères d’Oliveira et du Palmitar au Brésil (1839-1846)

L’éducation dans l’Union agricole du Sig (1846-1851)

La colonie de Réunion au Texas (1854-1858)

« Children of Icaria » de la colonie communiste Icarie

Le familistère de Guise par Jean-Baptiste André Godin de 1859 à 1880

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