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Trotsky explane how he has built Red Army - Trotsky explique comment il a construit l’armée rouge

Tuesday 12 November 2013, by Robert Paris

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I° Congrès de l’I.C.

L. Trotsky

Discours au congrès

Mars 1919

Le camarade Albert a dit que l’armée rouge est souvent en Allemagne un objet de discussion, et si je l’ai bien compris, elle inquiète aussi MM. Ebert et Scheidemann dans leurs nuits d’insomnie, c’est-à-dire qu’ils craignent l’irruption menaçante de l’Armée rouge en Prusse Orientale. En ce qui concerne l’irruption, le camarade Albert peut bien tranquilliser les maîtres actuels de l’Allemagne : heureusement ou malheureusement - cela dépend du point de vue - nous n’en sommes pas encore là actuellement. En tous cas, en ce qui concerne les invasions qui nous menacent, notre situation est aujourd’hui bien meilleure qu’à l’époque de la paix de Brest-Litovsk. C’est là une chose tout à fait certaine. A cette époque, nous étions encore des enfants quant au développement général du gouvernement soviétique ainsi que de celui de l’Armée rouge. A cette époque, celle-ci s’appelait encore la Garde rouge. Depuis longtemps, cette appellation n’existe plus chez nous. La Garde rouge était composée des premières troupes de partisans, des sections improvisées d’ouvriers révolutionnaires, qui, poussés par leur esprit révolutionnaire, étendirent la Révolution prolétarienne, depuis Pétrograd et Moscou, sur tout le territoire russe. Cette période dura jusqu’à la première rencontre de cette Garde rouge avec les régiments allemands réguliers, où l’on vit clairement que ces groupes improvisés n ’étaient pas à même de fournir à la République socialiste révolutionnaire une véritable protection dès qu’il ne s’agissait plus seulement de vaincre la contre-révolution russe, mais de rejeter une armée disciplinée.

Et c’est depuis que commence le revirement dans l’état d’esprit de la classe ouvrière relativement à l’armée, et aussi le changement des méthodes d’organisation de celle-ci. Sous la pression de la situation nous avons procédé à la construction d’une armée bien organisée, ayant une conscience de classe. Car dans notre programme il y a la milice populaire. Mais parler de la milice populaire, de cette revendication politique de la démocratie, dans un pays gouverné par la dictature du prolétariat, est une chose impossible, car l’armée est toujours liée très étroitement au caractère de la puissance qui détient le pouvoir. La guerre, comme disait le vieux Clausewitz, est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens. Et l’armée est l’instrument de la guerre et doit correspondre à la politique. Le gouvernement est prolétarien et, dans sa composition sociale, l’armée doit elle aussi correspondre à ce fait.

C’est ainsi que nous avons introduit le cens dans la composition de l’armée. Depuis le mois de mai de l’année dernière, nous sommes passés de l’armée volontaire, de la Garde rouge, à l’armée qui repose sur le service militaire obligatoire, mais nous n’y admettons que les prolétaires, ou les paysans n’exploitant pas de main-d’œuvre extérieure.

Il est impossible de parler sérieusement d’une milice populaire en Russie, lorsqu’on tient compte du fait que nous avions, et que nous avons encore plusieurs armées de classe ennemies sur le territoire de l’ancien empire du tsar. Nous avons même, par exemple, sur le territoire du Don, une armée monarchique, dirigée par des officiers cosaques, composée d’éléments bourgeois et de riches paysans cosaques. Puis nous avions, dans la contrée de la Volga et de l’Oural, l’armée de la Constituante, qui était aussi, selon sa conception, l’armée « populaire », comme on l’appelait. Cette armée s’est dissoute très rapidement. Ces messieurs de la Constituante ont eu le dessous, ils ont quitté le terrain de la démocratie de la Volga et de l’Oural d’une manière tout à fait involontaire et ont cherché chez nous l’hospitalité du gouvernement soviétique. L’amiral Koltchak a simplement mis en état d’arrestation le gouvernement de la Constituante, et l’armée s’est développée en une armée monarchique. Dans un pays qui se trouve en état de guerre civile on ne peut donc construire une armée que sur le principe de la classe. C’est bien ce que nous avons fait - et avec succès d’ailleurs.

La question des chefs militaires a soulevé pour nous de grandes difficultés. Evidemment, le premier souci, c’était d’éduquer des officiers rouges, recrutés dans les rangs de la classe ouvrière et parmi les fils de paysans aisés. Dès le début nous avons procédé à ce travail, et même ici, devant la porte de cette salle, vous pouvez voir bien des « sergents » rouges qui, dans peu de temps, entreront comme officiers rouges dans l’armée soviétique. Nous en avons un assez grand nombre. Je ne veux pas donner de chiffre, car un secret de guerre est toujours un secret de guerre. Le nombre - dis-je - en est assez grand, mais nous ne pouvions pas attendre que les jeunes sergents rouges soient devenus généraux rouges, car l’ennemi ne voulait pas nous laisser un aussi long temps de repos. Pour puiser avec succès dans cette réserve et en prendre bien des hommes capables, nous devions nous adresser aussi aux anciens chefs militaires. Nous n’avons évidemment pas cherché nos officiers dans la couche brillante des gens de cour militaires, mais parmi les éléments plus simples nous avons recruté des forces tout à fait capables, qui nous aident maintenant à combattre leurs anciens collègues. D’une part, de bons et loyaux éléments composant l’ancien corps d’officiers, auxquels nous avons adjoint de bons communistes comme commissaires, et d’autre part, les meilleurs éléments parmi les soldats, les ouvriers, les paysans, pour les postes de commandements inférieurs. De cette manière, nous avons composé un corps d’officiers rouge.

Depuis que la République soviétique existe en Russie, elle a toujours été forcée de faire la guerre et elle l’a faite encore aujourd’hui. Nous avons un front de plus de 8000 kilomètres. Au sud et au nord, à l’est et à l’ouest, partout, les armes à la main, on nous combat et nous sommes obligés de nous défendre. Et Kautsky nous a même accusés de cultiver le militarisme. Or, je pense que si nous voulons conserver le pouvoir aux ouvriers, nous devons nous défendre sérieusement. Pour nous défendre, nous devons apprendre aux ouvriers à faire usage des armes qu’ils forgent. Nous avons commencé par désarmer la bourgeoisie et à armer les ouvriers. Si c’est là du militarisme, bien, alors nous avons créé notre militarisme socialiste et nous persévérons fermement en nous appuyant sur lui.

A cet égard, notre situation en août dernier était bien mauvaise ; non seulement nous étions encerclés, mais le cercle contournait d’assez près Moscou. Depuis cette époque, nous avons élargi le cercle de plus en plus et, dans les derniers six mois, l’Armée rouge a regagné à l’Union soviétique pas moins de 700.000 kilomètres carrés, avec une population d’environ 42 millions d’habitants, 16 gouvernements avec 16 grandes villes dans lesquelles la classe ouvrière avait et a coutume de mener une âpre lutte. Et aujourd’hui encore, si de Moscou vous tirez sur la carte une ligne dans une direction quelconque en la prolongeant, vous trouverez partout un paysan russe, un ouvrier russe au front qui, dans cette nuit froide, se tient avec son fusil à la frontière de la République soviétique pour la défendre.

Et je puis vous assurer que les ouvriers communistes qui forment vraiment le noyau de cette armée se conduisent non seulement comme l’armée de protection de la République socialiste russe, mais aussi comme l’Armée rouge de la III° Internationale. Et si nous avons aujourd’hui la possibilité de donner l’hospitalité à cette conférence communiste pour remercier pour une fois nos frères de l’Europe occidentale de l’hospitalité qu’ils nous ont donnée pendant des dizaines d’années, nous le devons de notre côté aux efforts et aux sacrifices de l’Armée rouge, dans laquelle les meilleurs camarades de la classe ouvrière communiste agissent comme simples soldats, comme officiers rouges ou comme commissaires, c’est-à-dire comme les représentants directs de notre parti, du gouvernement soviétique, et qui, dans chaque régiment, dans chaque division, donnent le ton politique et moral, c’est-à-dire qui enseignent par leur exemple aux soldats rouges comment on lutte et on meurt pour le socialisme. Chez ces hommes, ce ne sont pas des paroles creuses, car elles sont suivies d’actes, et dans cette lutte nous avons perdu des centaines et des milliers des meilleurs ouvriers socialistes. Je pense qu’ils ne sont pas seulement tombés pour la République soviétique, mais aussi pour la III° Internationale.

Et si aujourd’hui nous ne pensons même pas à envahir la Prusse Orientale - au contraire, nous serions tout à fait heureux si MM. Ebert et Scheidemann nous laissaient en paix - il est cependant exact que, lorsque viendra le moment où les frères d’Occident nous appelleront à leur secours, nous répondrons :

« Nous voici. Pendant ce temps nous avons appris le maniement des armes, nous sommes prêts à lutter et à mourir pour la cause de la Révolution mondiale ! »


La flotte rouge

“La révolution, écrivait à la fin de novembre le vieux Souvorine, serviteur émérite de la bureaucratie russe, donne un élan extraordinaire à l’individu et attire à elle une multitude de fanatiques des plus dévoués, toujours disposés à sacrifier leur vie. il est difficile de lutter contre cette révolution, précisément parce qu’elle a en partage beaucoup d’ardeur, de témérité, d’éloquence sincère et de brûlants enthousiasmes. Plus l’ennemi est fort, plus elle se montre résolue et courageuse, et chacune de ses victoires lui amène quantité d’adorateurs. Celui qui ignore cela, celui qui ne voit pas qu’elle est séduisante comme une femme belle et passionnée ouvrant largement ses bras et offrant l’avide baiser de ses lèvres enflammées, celui‑là n’a pas été jeune. ”

L’esprit de révolte planait sur la terre de Russie. Une transformation immense et mystérieuse s’accomplissait en d’innombrables cœurs, les entraves de la crainte se rompaient ; l’individu qui avait à peine eu le temps de prendre conscience de lui‑même se dissolvait dans la masse et toute la masse se confondait dans un même élan. Affranchie des craintes héréditaires et des obstacles imaginaires, cette masse ne pouvait et ne voulait pas voir les obstacles réels. En cela était sa faiblesse et en cela sa force. Elle allait de l’avant comme une lame poussée par la tempête. Chaque journée découvrait de nouveaux fonds et engendrait de nouvelles possibilités, comme si une force gigantesque brassait la société de fond en comble.

Tandis que les tchinovniki libéraux taillaient encore la robe neuve de la nouvelle Douma, le pays ne prenait pas une minute de repos. Grèves ouvrières, meetings incessants, manifestations dans les rues, dévastation des domaines, grèves de policiers et de garçons de cour se succédaient, et l’on vit finalement les troubles et la révolte gagner les matelots et les soldats. Ce fut la désagrégation totale, ce fut le chaos. Et en même temps, dans ce chaos, s’éveillait le besoin d’un ordre nouveau dont les éléments se cristallisaient déjà. Les meetings qui se renouvelaient régulièrement apportaient déjà, par eux‑mêmes, un principe organisateur. De ces réunions sortaient des députations qui prenaient à leur tour la forme plus importante de représentation. Mais, comme l’agitation des forces élémentaires devançait le travail de la conscience politique, le besoin d’agir laissait loin derrière lui la fiévreuse élaboration organisatrice.

En cela est la faiblesse de la révolution, de toute révolution, mais en cela réside également sa force. Celui qui veut posséder de l’influence dans la révolution doit en assumer la charge entière. Les tacticiens par trop raisonneurs qui s’imaginent traiter la révolution comme une asperge, en séparant à leur gré la partie nourrissante de l’épluchure, sont condamnés à l’inefficacité. En effet, pas un événement révolutionnaire ne crée des conditions “rationnelles” pour l’utilisation de leur tactique “rationnelle” ; ainsi, fatalement, ils restent en dehors et en arrière de tous les événements. Et, en fin de compte, il ne leur reste plus qu’à répéter la parole de Figaro : “Hélas ! nous n’aurons plus d’autre représentation pour effacer l’insuccès de la première... ”

Nous ne nous donnons pas pour but de décrire, ni même d’énumérer tous les événements de 1905. Nous esquissons la marche de la révolution dans ses traits généraux, nous cantonnant en outre dans les limites de Pétersbourg, bien que nous envisagions l’histoire du pays tout entier. Mais, malgré les bornes que nous avons données à notre récit, nous ne pouvons laisser de côté un des événements essentiels de la grande année, événement qui a eu lieu entre la grève d’octobre et les barricades de décembre : nous voulons parler de la révolte militaire de Sébastopol. Elle commença le 11 novembre, et, le 17, l’amiral Tchoukhnine écrivait dans son rapport au tsar : “La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue. ”

A Sébastopol, les traditions du Potemkine n’étaient pas mortes. Tchoukhnine avait exercé de cruelles représailles sur les matelots du cuirassé rouge : il en avait fait fusiller quatre, pendre deux et envoyer quelques dizaines aux travaux forcés ; il avait fait rebaptiser le cuirassé Panteleïmon. Mais, au lieu d’inspirer la terreur, il avait seulement attisé l’esprit de révolte de la flotte. La grève d’octobre ouvrit la période épique de grandioses meetings auxquels les matelots et les soldats d’infanterie participaient non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs. La fanfare des matelots jouait la Marseillaise en tête des manifestations révolutionnaires. En un mot, on observait partout une “démoralisation” complète.

L’interdiction faite aux militaires d’assister aux réunions populaires eut pour résultat de provoquer des meetings purement militaires dans les cours des équipages de la flotte et des casernes. Les officiers n’osaient protester et, à Sébastopol, les portes des casernes étaient ouvertes jour et nuit aux représentants du comité de notre parti. Notre comité était obligé de contenir constamment l’impatience des matelots qui voulaient en venir “aux actes”. Le Pruth qui flottait à quelque distance, transformé en bagne, rappelait que des hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine, en juin. Le nouvel équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire le vaisseau à Batoum pour soutenir la révolte du Caucase. A côté de lui se trouvait tout paré le croiseur Otchakov, récemment construit. Mais l’organisation social‑démocrate persistait à temporiser : sa tactique était de créer un soviet de députés matelots et soldats, de le mettre en liaison avec l’organisation des ouvriers et de soutenir la grève politique du prolétariat, qui s’annonçait, par une révolte de la flotte. L’organisation révolutionnaire des matelots adopta ce plan. Mais celui‑ci se trouva dépassé par les événements.

Les réunions étaient de plus en plus fréquentées et se multipliaient. Elles se tenaient maintenant sur la place qui séparait le dépôt des équipages de la flotte de la caserne d’infanterie occupée par le régiment de Brest. Comme on ne permettait pas aux militaires d’aller aux meetings ouvriers, les ouvriers se rendirent aux réunions des soldats. On s’assemblait par dizaines de milliers. L’idée d’une action commune était accueillie avec enthousiasme. Les compagnies les plus à l’avant‑garde du mouvement élisaient des députés. Le commandement militaire résolut de prendre des mesures. Les tentatives de certains officiers qui prononcèrent dans les meetings des discours “ patriotiques ” donnèrent des résultats pitoyables. Les matelots, maintenant experts dans la discussion, ridiculisaient leurs chefs et les mettaient en déroute. Alors on décida d’interdire toutes les réunions en général. Le 11 novembre, devant la grande porte du dépôt des équipages, on installa dès le matin une compagnie de fusiliers. Le contre‑amiral Pissarevsky déclara à haute voix, s’adressant au détachement : «Qu’on ne laisse sortir personne des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande de tirer». De la compagnie à laquelle cet ordre était donné sortit un matelot nommé Petrov : devant tout le monde, il arma sa carabine et d’un premier coup tua le lieutenant‑colonel du régiment de Brest, Stein ; d’un second coup, blessa Pissarevsky. On entendit l’ordre donné par un officier : “Qu’on l’arrête ! ” Personne ne bougea. Petrov laissa tomber sa carabine. “Qu’est-ce que vous attendez ? Prenez‑moi. ” Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés exigèrent son élargissement, disant qu’ils répondaient de lui. L’effervescence était au comble.

“ Petrov, tu ne l’as pas fait exprès ? demanda un officier, cherchant à sortir de cette situation.

– Comment, pas exprès ? Je suis sorti du rang, j’ai armé ma carabine, j’ai visé. Est‑ce que cela s’appelle pas exprès ?

– L’équipage demande ton élargissement... ”

Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots étaient impatients d’agir immédiatement. Tous les officiers de service furent arrêtés, désarmés et enfermés dans le bureau. Finalement, sous l’influence d’un orateur social-­démocrate, on décida d’attendre la réunion des députés qui devaient tenir séance le lendemain matin. Les représentants des matelots, environ quarante hommes, restèrent assemblés toute la nuit. Ils décidèrent de mettre en liberté les officiers, mais de leur interdire l’accès des casernes. De plus, partout où les matelots estimaient le service nécessaire, ils résolurent de l’assurer comme par le passé. Enfin, ils voulurent se rendre en cortège, musique en tête, aux casernes d’infanterie pour inviter les soldats à se joindre à eux. Dans la matinée, une députation d’ouvriers se présenta pour délibérer avec eux. Quelques heures plus tard, tout le port était immobilisé ; les chemins de fer interrompaient également leur trafic. Les événements se précipitaient. “Dans les casernes des équipages, disent alors les télégrammes officieux, règne un ordre exemplaire. La conduite des matelots est absolument correcte. Il n’y a pas de gens ivres. ” Tous les matelots avaient été répartis par compagnies, sans armes. Seule était armée la compagnie qui restait à la garde des équipages, dans le but de repousser toute attaque imprévue. Le chef élu de ce détachement était Petrov.

Une partie des matelots, conduits par deux orateurs social-démocrates, se dirigèrent vers les casernes voisines, occupées par le régiment de Brest. Il y avait beaucoup moins de résolution parmi les soldats. Il fallut une forte pression de la part des matelots pour les engager à désarmer et à chasser leurs officiers. Les chefs qui avaient commandé à Moukden rendaient sans résistance leurs sabres et leurs revolvers, disant “Maintenant, nous voilà désarmés, ne nous faites pas de mal” Et humblement, ils passaient entre les haies formées par les soldats. Mais, parmi ceux‑ci, il y eut des hésitations dès le début. Certains voulurent garder dans les casernes quelques officiers de service. Cette circonstance influa considérablement sur la marche ultérieure des événements.

Les soldats commençaient à se mettre en rangs pour se diriger, avec les matelots, à travers toute la ville, vers les casernes du régiment de Belostok. Et ils mettaient un soin jaloux à ce que les “gens du dehors” ne se mélangeassent pas avec eux : ils voulaient marcher séparément. Au moment même où s’accomplissaient ces préparatifs, arrive dans son équipage le commandant de la forteresse, Nepluev, accompagné du général Sedelnikov, chef de la division. Les soldats exigent du commandant qu’il fasse enlever du boulevard Historique les mitrailleuses qui y ont été placées le matin. Nepluev répond que cela ne dépend pas de lui, mais de Tchoukhnine. Alors on lui demande de s’engager d’honneur comme commandant de la forteresse à ne point faire usage des mitrailleuses. Ce général eut le courage de refuser. On décida de le désarmer et de l’arrêter. Il refusait de rendre ses armes et les soldats hésitaient à lui faire violence. Quelques matelots durent alors sauter dans la voiture : ils emmenèrent les généraux chez eux, dans leur caserne. Là, les officiers furent aussitôt désarmés, sans phrases, et enfermés dans le bureau, en état d’arrestation. Plus tard, d’ailleurs, on les relâcha.

Les soldats sortirent des casernes musique en tête. Les matelots se montrèrent également dans la rue, en bon ordre. Sur la place, les masses ouvrières les attendaient. Instant magnifique ! Tous les enthousiasmes se confondaient en un seul. Les mains se tendaient, on s’embrassait. Le brouhaha des acclamations fraternelles montait. On se jurait un mutuel appui jusqu’au bout. La foule se mit en rangs et se rendit dans un ordre parfait jusqu’à l’autre bout de la ville, vers les casernes du régiment de Belostok. Les soldats et les matelots portaient les étendards de Saint-Georges, les ouvriers brandissaient les drapeaux de la social-démocratie. “Les manifestants, disait alors l’agence officieuse, ont organisé dans la ville un cortège qui s’est déroulé suivant un ordre exemplaire, avec fanfare en tête et drapeaux rouges. ” La foule se trouva amenée à passer devant le boulevard Historique où étaient disposées les mitrailleuses. Les matelots s’adressèrent à la compagnie des mitrailleurs, les invitant à faire disparaître leurs engins. Satisfaction leur fut donnée. Plus tard, cependant, les mitrailleuses reparurent. “Les compagnies armées du régiment de Belostok, dit encore l’agence, qui se trouvaient sous la surveillance de leurs officiers, ont porté les armes et laissé passer les manifestants. ” Devant les casernes du régiment de Belostok fut organisé un meeting grandiose. Le succès, cependant, ne fut pas complet ; les soldats hésitaient : les uns se déclaraient solidaires des matelots, les autres promettaient seulement de ne pas tirer. Finalement, les officiers réussirent même à emmener le régiment de Belostok. Quant au cortège, il ne rentra que le soir au dépôt des équipages.

Pendant ce temps, le Potemkine arborait le drapeau de la social‑démocratie. Le Rostislavl répondait par signal : “Aperçu. ” Les autres navires se taisaient. Les réactionnaires qui se trouvaient parmi les matelots protestèrent en voyant l’étendard révolutionnaire hissé au‑dessus de celui de Saint-André [1]. Il fallut enlever le drapeau rouge. La situation restait encore indécise. Pourtant, aucun retour en arrière n’était possible.

Dans les bureaux des équipages, siégeait en permanence une commission composée de matelots et de soldats délégués par les différentes armes (entre autres, par sept navires), et de quelques représentants du parti social‑démocrate invités par les délégués. Un membre de ce parti avait été élu à la présidence de la commission, à titre permanent. C’était là que les renseignements parvenaient et c’était de là que sortaient toutes les décisions. En cet endroit furent élaborées les revendications particulières aux soldats et aux matelots qu’on joignit aux exigences politiques générales. Pour la grande masse, ces réclamations, qui ne pouvaient intéresser que les casernes, tenaient la première place. La commission s’inquiétait surtout de l’insuffisance des munitions. Les fusils ne manquaient pas, mais il n’y avait que très peu de cartouches. Depuis l’affaire du Potemkine, les munitions de guerre étaient gardées dans un lieu secret. “On sentait fortement aussi, écrit un homme qui prit une part active aux événements, qu’il manquait un chef suffisamment au fait des questions militaires. ”

La commission des députés insistait énergiquement pour obtenir des équipages qu’ils désarmassent leurs officiers et leur fissent quitter les navires et les casernes. C’était une mesure indispensable. Les officiers du régiment de Brest, qui demeuraient encore dans les casernes, avaient complètement démoralisé leurs hommes. Ils menaient une intense propagande contre les matelots, contre les “gens du dehors” et les “youpins”, propagande à laquelle ils avaient ajouté la réaction de l’alcool. Pendant la nuit, sous leur direction, des soldats s’enfuirent honteusement vers les camps situés hors la ville, et cela sans passer par les portes où se tenait une compagnie révolutionnaire ; ils se faufilèrent par une brèche ouverte dans le mur. Vers le matin, ils rentrèrent pourtant dans les casernes, mais cessèrent désormais de participer à la lutte. L’indécision de ce régiment devait nécessairement influencer les équipages de la flotte. Pourtant, le jour suivant, le soleil du succès brilla d’un nouvel éclat : les sapeurs se joignirent à la mutinerie. Ils se présentèrent au dépôt des matelots en ordre de bataille et les armes à la main. Ils furent accueillis avec enthousiasme et logés dans les casernes. L’état d’esprit général s’améliora et s’affermit. Des députations venaient de toutes parts – l’artillerie de la forteresse, le régiment de Belostok et les gardes‑frontière promettaient “de ne pas tirer”. Ne comptant plus sur les régiments de la garnison, le commandement entreprit de faire venir des troupes des villes voisines : de Simferopol, d’Odessa, de Theodosia. Parmi les soldats qui arrivaient, on mena une active propagande révolutionnaire qui obtint du succès. Mais les liaisons de la commission avec les navires étaient des plus difficiles : les matelots ignoraient en effet le code de signaux. Cependant, on reçut des déclarations de solidarité totale du croiseur Oichakov, du cuirassé Potemkine, des contre‑torpilleurs Volny et Zavetny, auxquels se joignirent par la suite quelques torpilleurs. Les autres vaisseaux hésitaient et n’envoyaient toujours que la promesse “de ne pas tirer”. Le 13, un officier de la flotte se présenta au dépôt des équipages, montrant un télégramme : le tsar ordonnait aux mutins de déposer les armes dans les vingt‑quatre heures. L’officier fut bafoué et expulsé. Pour prévenir tout pogrom en ville, les matelots organisèrent des patrouilles. Cette mesure tranquillisa aussitôt la population et conquit ses sympathies. Les matelots gardaient eux‑mêmes les magasins du monopole de l’eau‑de‑vie dans le but d’empêcher toute ivrognerie. Aussi longtemps que dura la révolte, l’ordre qui régna dans la ville fut parfait.

La soirée du 13 novembre constitua une étape décisive dans le cours des événements : la commission des députés invita le lieutenant Schmidt à prendre la direction militaire. Ce dernier était un officier de marine en retraite, qui s’était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre. Il accepta courageusement l’invitation et, à partir de ce jour‑là, prit la tête du mouvement. Dans la soirée du jour suivant, Schmidt embarqua sur le croiseur Otchakov où il resta jusqu’au dernier moment. Il arbora sur ce navire le pavillon amiral et lança le signal : “Je commande la flotte, Schmidt”, comptant ainsi attirer toute l’escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers le Pruth, afin de remettre en liberté les “mutins du Potemkine”. Aucune résistance ne lui fut opposée, l’Otchakov prit à son bord les matelots forçats et fit avec eux le tour de l’escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des “hourras”, des acclamations. Quelques navires et, dans ce nombre, les cuirassés Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge qui, cependant, ne flotta sur ce dernier que pendant quelques minutes.

Quand il eut pris la direction de la révolte, Schmidt fit connaître sa conduite par la déclaration suivante:

“ A Monsieur le Maire de la Ville,

“ J’ai envoyé aujourd’hui à Sa Majesté l’Empereur un télégramme ainsi conçu :

“ La glorieuse flotte de la mer Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, souverain, la convocation immédiate d’une assemblée constituante et cesse d’obéir à vos ministres. ”

“Le Commandant de la Flotte,
“ Citoyen SCHMIDT. ”

Un ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : “Ecraser la révolte. ” Tchoukhnine fut remplacé par Meller‑Zakomelsky, qui se rendit célèbre par la suite comme bourreau. La ville et la forteresse furent déclarées en état de siège, toutes les rues furent occupées par les troupes. L’heure décisive était venue. Les révoltés espéraient que les troupes refuseraient de tirer sur leurs frères et que les autres vaisseaux se joindraient à l’escadre révolutionnaire. Sur plusieurs navires, les officiers furent, en effet, arrêtés et conduits à l’Otchakov, à la disposition de Schmidt. On pensait, entre autres choses, protéger ainsi le croiseur contre le feu de l’ennemi. Une multitude se pressait sur la berge, attendant le salut qui devait annoncer l’adhésion de l’escadre. Mais cette attente fut trompée. Les représentants de l’ordre ne permirent pas à l’Otchakov de faire une seconde fois le tour des vaisseaux et ouvrirent le feu. La foule, à la première salve crut entendre le salut que l’on espérait, mais elle comprit bientôt ce qui se passait et s’enfuit du port, épouvantée. La canonnade et la fusillade grondèrent de tous côtés. On tirait des vaisseaux, on tirait de la forteresse, l’artillerie de campagne tirait aussi, les mitrailleuses tiraient du boulevard Historique. Une des premières salves détruisit la machine électrique sur l’Otchakov. Avant d’avoir envoyé six bordées, l’Otchakov était réduit au silence et devait hisser le drapeau blanc. Malgré cela, les décharges à l’adresse du croiseur continuèrent jusqu’au moment où un incendie se déclara à bord. Le sort du Potemkine fut encore plus triste. On n’avait pas eu le temps, sur ce navire d’adapter aux canons les culasses et les percuteurs et toute défense devint impossible dès le début de la bataille. Sans avoir tiré une seule fois, le Potemkine arbora le drapeau blanc. Ce fut le dépôt des équipages, à terre, qui résista le plus longtemps. Les matelots ne se rendirent qu’après avoir brûlé leurs dernières cartouches. Le drapeau rouge flotta jusqu’au bout sur les casernes révoltées. Elles furent définitivement occupées par les troupes du gouvernement vers six heures du matin.

Lorsque la première épouvante causée par la canonnade fut passée, une partie de la foule revint sur la berge. “Le tableau était affreux, écrit un des acteurs de l’insurrection, témoin que nous avons déjà cité. Sous les feux croisés des pièces, plusieurs torpilleurs et chaloupes avaient été coulés. Bientôt l’Otchakov se couvrit de flammes. Les matelots qui s’enfuyaient à la nage criaient au secours. On continuait à les fusiller dans l’eau. Les canots qui se dirigeaient vers eux pour les recueillir tombaient sous le feu. Les matelots qui atteignaient le rivage où se tenaient les troupes étaient achevés sur place. Ne furent sauvés que ceux qui réussirent à se cacher dans la foule dont les sympathies leur étaient acquises. ” Schmidt tenta de fuir, déguisé en matelot, mais fut pris.

Vers trois heures du matin, le travail sanglant des bourreaux “de l’apaisement” était achevé. Après cela, ils durent jouer le même rôle de bourreaux “au tribunal”.

Les vainqueurs écrivaient dans leur rapport : “Ont été fait prisonniers ou arrêtés plus de 2000 hommes... Ont été mis en liberté : 19 officiers ou civils, arrêtés par les révolutionnaires ; ont été saisis 4 drapeaux, des coffres‑forts et un nombreux matériel appartenant à l’Etat, cartouches, armes, munitions, équipements et 12 mitrailleuses. ” L’amiral Tchoukhnine télégraphiait de son côté à Tsarskoïe‑Selo : “La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue. ”

Quel immense pas en avant, si l’on compare cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt ! Ici, il n’y avait eu qu’une explosion de forces élémentaires, terminée par une sauvage répression. A Sébastopol, la révolte s’était étendue d’une façon régulière, elle avait consciemment cherché l’ordre et l’unité d’action. “Dans la ville révoltée, écrivait le Natchalo, organe de la social‑démocratie, au plus fort des événements de Sébastopol, on n’entend pas parler de méfaits commis par des voyous et des pillards ; même les simples délits de vol ont dû devenir plus rares pour cette simple raison que les voleurs du Trésor public qui appartiennent à l’armée et à la flotte ont été expulsés de cette heureuse ville. Vous voulez savoir, citoyens, ce qu’est la démocratie appuyée sur la population armée ? Regardez Sébastopol. Regardez cette ville républicaine qui ne connaît d’autre autorité que celle de ses élus responsables... ”

Et cependant cette ville révolutionnaire ne soutint l’épreuve que quatre ou cinq jours et se rendit sans avoir épuisé, loin de là, toutes les ressources de sa force militaire. Faut‑il s’en prendre à des erreurs de stratégie ? Ou bien à l’indécision des meneurs ? On ne peut nier ni celle‑ci ni celles‑là. Mais l’issue générale de la lutte fut déterminée par des causes plus profondes.

A la tête de la révolte, il y a les matelots. Leur métier exige d’eux une plus grande indépendance de caractère et plus d’ingéniosité que le service de terre. L’antagonisme entre les simples matelots et la caste aristocratique des officiers de marine, fermée à tout intrus, est plus profond que celui qui existe entre les soldats d’infanterie et leurs officiers en partie sortis du peuple. Enfin, les hontes de la dernière guerre, qui ont principalement pesé sur la flotte, ont tué chez le matelot toute estime pour ses capitaines et ses amiraux, personnages poltrons et cupides.

Aux matelots, comme nous l’avons vu, se joignent très résolument les sapeurs. Ils viennent avec leurs armes et s’installent dans les casernes de la flotte. Dans tous les mouvements révolutionnaires de notre armée de terre, nous observons le même fait : au premier rang il y a les sapeurs, les mineurs, les artilleurs, en un mot des hommes qui ne sont pas des rustres ignorants, de braves gars des villages, mais des soldats qualifiés, sachant lire et écrire correctement, ayant reçu une instruction technique. A cette différence de niveau intellectuel correspond une différence de type social : les soldats d’infanterie sont pour une écrasante majorité de jeunes paysans, tandis que les troupes du génie et de l’artillerie sont principalement recrutées parmi les ouvriers d’usines.

Nous avons constaté l’irrésolution des régiments d’infanterie de Brest et de Belostok pendant toute la durée de la révolte. Ils ne se décident pas à expulser tous leurs officiers. D’abord, ils se joignent à la flotte, ensuite ils l’abandonnent. Ils promettent de ne pas tirer, mais, finalement, ils se soumettent complètement à l’influence du commandement et dirigent honteusement leur fusillade sur les casernes de la flotte. Cette instabilité révolutionnaire de l’infanterie, composée principalement de paysans, s’est manifestée plus d’une fois par la suite, ainsi sur la ligne du chemin de fer de Sibérie, et dans la forteresse de Svéaborg.

Ce ne fut pas seulement dans l’armée de terre que le rôle révolutionnaire principal fut assumé par des hommes qui ont reçu une instruction technique, c’est‑à‑dire par l’élément ouvrier prolétarien. On peut observer le même phénomène dans la flotte. Qui se trouve à la tête des “mutins” ? Qui hisse le drapeau rouge sur le cuirassé ? Les techniciens, les machinistes. Des ouvriers spécialisés, revêtus de la vareuse, qui constituent la minorité de l’équipage, mais le dominent, car ils détiennent la machine, qui est le cœur même du navire.

On retrouve les désaccords et les difficultés qui opposent la minorité ouvrière prolétarienne et la majorité paysanne de l’armée dans toutes nos révoltes militaires, et ce sont eux qui les affaiblissent et les paralysent. Les ouvriers, en entrant à la caserne, gardent les avantages propres à leur classe : une cer­taine instruction générale, des connaissances techniques, de la décision, le sens de l’union dans l’action. La classe paysanne domine en revanche par le nombre, qui est écrasant. Automatiquement, l’armée, recrutée par le service obligatoire et universel, donne à la classe des moujiks cette cohésion qui lui manque dans la production et, du plus grand défaut politique de cette classe, de sa passivité, se fait un avantage inappréciable. Si les régiments de paysans se laissent entraîner à un mouvement révolutionnaire pour avoir trop durement éprouvé les misères de la caserne, ils sont néanmoins toujours enclins à temporiser et, à la première attaque décisive de l’ennemi, ils abandonnent les “mutins” et se laissent imposer de nouveau le joug de la discipline. Il faut en tirer les conséquences : la bonne méthode de soulèvement militaire sera une attaque résolue, menée sans répit, de façon à prévenir toute hésitation et toute dispersion des troupes ; il ne faudra pas oublier que le principal obstacle à la tactique révolutionnaire est la méfiance et la passivité du soldat inculte, du moujik.

Et c’est ce problème que révéla dans toute son ampleur, peu de temps après, l’écrasement de l’insurrection de décembre, qui termina le premier chapitre de la révolution russe.

Note

[1] Le drapeau blanc à croix bleue de la marine russe. (NdT)


De zéro à cinq millions d’hommes

La situation internationale et le rôle de l’Armée Rouge

24 octobre 1921

Le fait qui domine toute notre situation c’est que nous sommes encore quatre ans après la victoire de la révolution d’octobre, entouré d’Etats capitalistes. La révolution prolétarienne n’a pu se développer victorieusement en dehors de nos frontières. La bourgeoisie a su tenir dans le monde entier, tenir à l’heure la plus critique, au lendemain de la guerre impérialiste, pendant la démobilisation. A ce moment elle fut moins forte que jamais en tant que classe dirigeante et plus que jamais menacée par les travailleurs auxquels se révélait enfin la duperie de la guerre. Ce fut l’époque des plus grands mouvements révolutionnaires spontanés des masses et de la plus grande panique parmi les dirigeants. Nous avions alors quelque droit d’espérer que la bourgeoisie succomberait dans cette lutte et que l’armée ouvrière et paysanne, par nous formée pour défendre notre classe dans notre pays achèverait, épuiserait sa tâche dans ce cadre national.

Les événements en ont décidé autrement. Une bourgeoisie régnante nous cerne encore. Notre espoir que le premier soulèvement des masses après la guerre la balaierait a été déçu. Le fait capital dans la situation internationale d’aujourd’hui est que la bourgeoisie a tenu. Et que voyons-nous ? Les forces révolutionnaires s’accumulent. Ce n’est plus le mouvement insurrectionnel tel que nous l’avons connu en 1918-19, bien qu’il y ait encore ça et là des échappées de violence. C’est dans presque tous les pays le patient, le systématique labeur de création des partis révolutionnaires, d’acquisition et d’élaboration d’expérience révolutionnaire, de préparation méthodique à la conquête du pouvoir. Car nous ne pouvons plus espérer que l’offensive ouvrière surprendra la bourgeoisie par surprise et la renversera d’un effort opiniâtre.

Bien que le sol économique tremble sous ses pieds, la bourgeoisie a suffisamment reconquis son sang-froid politique et la maîtrise de son mécanisme d’Etat, pour que la lutte soit désormais tenace, systématique, prolongée, sans merci. Telle est la caractéristique essentielle de notre situation internationale. D’une part l’accumulation des forces militaires, policières, politiques de la bourgeoisie qui déjà prépare ses positions de bataille, résiste et se dispose à résister à outrance.

De là diverses conséquences. Tout d’abord la bourgeoisie qui a réussi à tenir en 1919, 1920, 1921, ne considère plus le bolchevisme comme un danger mortel aussi immédiat que celui qu’elle croyait en 1918-19 combattre par des interventions militaires contre nous. Elle pense pouvoir entrer en rapports avec nous pour commencer la reconstitution de ses bases économiques. Le danger ne lui paraît plus imminent. Puisqu’elle est encore vivante trois ans après la guerre elle compte vivre... C’est pourquoi la reprise des relations avec la Russie lui est devenue psychologiquement possible. Par ailleurs, elle est prête à soutenir une longue lutte pour écraser la révolution prolétarienne. Elle louvoie. Nous ne sommes pas seuls à louvoyer à manœuvrer dans l’arène internationale et dans l’arène intérieure, tantôt en présence de la bourgeoisie, tantôt en présence des masses paysannes moyennes. Et puisque nous avons tenu nous aussi, il faut bien admettre que nous n’avons pas trop mal manœuvré.

L’heure est venue, pour elle, de mettre en &oeulig;uvre les richesses naturelles de la Russie, de refaire le marché russe, de panser les plaies économiques les plus graves et aussi de réprimer le mouvement révolutionnaire. Quelle perspective en résulte-il ?

Celle d’une lutte opiniâtre permanente de plus en plus acharnée de la classe ouvrière pour le pouvoir, en Europe et dans le monde entier. Il y aura, dans cette lutte, des flux et de reflux. Combien de temps durera-t-elle ? Nul ne peut prévoir. Mais il est évident que les répercussions sur notre situation internationale en seront très variées.

Le cercle de fer se serrera parfois autour de nous ; de nouvelles interventions se produiront, de nouvelles agressions, de nouvelles tentatives de nous abattre par la force des armes ; puis de nouveau l’étreinte de l’ennemie se relâchera et nous conclurons des accords commerciaux. Le corps à corps entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière sera long, ininterrompu. Et l’armée rouge, dans ces circonstances, est, sera une des forces essentielles d’avenir que nous pouvons envisager. Et c’est à la lumière de ces faits que nous devons dans notre parti comme parmi les masses laborieuses, considérer le rôle de l’armée rouge.

Nous répétons souvent que nous passons de la période des luttes militaires à celle des luttes économiques, d’une façon générale c’est exact : nous pouvons désormais consacrer à la lutte économique des forces naguère retenues au front. Mais il ne faudrait pas pour cela laisser s’accréditer dans les masses l’idée que le rôle de l’armée rouge est fini !

Léon TROTSKY

24 octobre 1921.

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