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Le monde matériel existe-t-il objectivement, en dehors de nos pensées ?

lundi 18 août 2014, par Robert Paris

Le monde matériel existe-t-il objectivement, en dehors de nos pensées ?

Engels dans « Ludwig Feuerbach » :

« Notre conscience, si transcendante qu’elle nous paraisse n’est que le produit d’un organe matériel, corporel, le cerveau. »

Julien Offray de La Mettrie :

« Nous ne connaissons dans les corps que la matière, et nous n’observons la faculté de sentir que dans ces corps : sur quel fondement donc établir un être idéal désavoué par toutes nos connaissances ? »

Diderot dans "Entretien avec D’Alembert" :

« Qu’est-ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est-ce encore ? Une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qui produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l’œil de moment en moment. D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. »

Bernard Piettre dans « Philosophie et science du temps » :

« Il n’existe aucun espace ni aucun temps en dehors de ceux de l’univers. Le monde, en tant qu’espace-temps, ne peut donc être l’objet d’une cosmologie comme science, contrairement à ce que pensait Kant… Le temps appartient intimement au monde sans être un être réel, subsistant. Le monde est temps en ce sens qu’il ne saurait s’appréhender indépendamment de sa dimension évolutive : son être est devenir, un devenir orienté… »

Jean-Pierre Changeux dans « l’homme neuronal » :

« L’identité entre états mentaux et états physiologiques ou physico-chimiques du cerveau s’impose en toute légitimité. »

On pourrait se dire que la science a permis de connaître les profondeurs de la matière, des molécules, des atomes et des particules et qu’elle ne nécessite plus de se poser la question de l’existence de la matière. Eh bien, c’est la très sérieuse revue scientifique « La Recherche » qui relance l’idée que la matière n’existe que par notre pensée, thèse fondamentale de l’idéalisme philosophique pur qu’on pouvait croire disparu avec les progrès des sciences et des technologies, dans son numéro spécial de juillet-août 2014 et même cette revue va au-delà de poser la question, et elle affirme en titre : « La réalité n’existe pas » !!!

Et il ne s’agit pas juste d’un titre accrocheur avec des articles bien plus prudents et moins affirmatifs. On aurait très bien pu admettre que la revue se demande quel est le fondement réel de la matière, ou encore comment sont fondés les mécanismes matériels mais ce n’est nullement de questions de ce type qu’il s’agit. On y affirme que la seule réalité du monde réside dans les équations mathématiques et aussi que la matière n’existe que si on l’observe. Là encore, il ne s’agit pas seulement de dire qu’on ne peut avoir de connaissance sur elle qyue si on l’observe mais de prétendre que, tant qu’on ne l’observe pas, elle n’existe même pas…

L’extériorité de la matière par rapport à l’observateur est radicalement niée. On aurait pu penser que de multiples connaissances répondaient déjà à cette question :

 l’existence d’une longue histoire de la matière, bien avant l’apparition de l’homme et bien même avant celle de la vie

 le fait que les expériences scientifiques soient généralement reproductibles et donnent des résultats indépendants de l’expérimentateur, du lieu et du moment de l’expérience

 le fait que les expériences de physique soient de plus en plus cohérentes par rapport à toute une conception théorique générale qui étudie la matière de manière objective, non seulement pour expliquer l’une ou l’autre des expériences mais toutes les expériences diverses

 les études sur la structure de cette matière, constituée de particules, d’atomes, de molécules, expliquant aussi bien la physique, la chimie, la biologie, le développement de la vie…

 le fait que les expériences ne nécessitent pas la présence humaine pour être observées et donnent les mêmes résultats si elles sont enregistrées avec ou sans observateur

 le fait que toutes ces expériences et analyses scientifiques étudient la matière comme un monde indépendant de l’homme

Etc, etc…

Ce qui va en sens inverse, c’est le fait que certains résultats dépendent non de l’existence de l’homme en train d’observer mais du fait que l’expérience modifie la nature et ne se contente pas de l’observer. Il y a aussi modification des résultats en fonction que l’on fait telle ou telle expérience sur la particule. Mais tout cela n’implique pas de remettre en question l’existence indépendante de la matière ni de faire croire que c’est l’homme qui invente la matière…

Une troisième affirmation de ce numéro spécial de La Recherche, tout aussi étonnante, prétend même que le virtuel est aussi réel que le monde matériel sous le prétexte qu’il n’y a pas d’observation sans pensée, sans imagination, sans virtuel. Et il faut remarquer que les auteurs ne semblent pas savoir qu’il existe en physique un niveau virtuel qui n’a rien à voir avec la pensée humaine puisque c’est le niveau d’organisation du vide quantique. Or l’observation humaine ne peut atteindre ce niveau très inférieur à celui de la matière ordinaire et même très inférieur à celui des particules ou niveau quantique. C’est la théorie et non l’observation directe, même via une expérience, qui permet de repenser ce qu’est le vide quantique, c’est-à-dire les propriétés des particules et antiparticules dites virtuelles et que les physiciens reconnaissent être tout aussi réelles que les particules de la matière durable. Elles sont seulement plus fugitives et sont sans cesse en train d’apparaître et de disparaître. Bien entendu, ce n’est nullement la pensée humaine qui les fait ni apparaitre ni disparaitre…

Citons ces prises de positions des auteurs de ce numéro de la revue.

Au départ, tout va bien, le chapeau du dossier est titré « Qu’est-ce que le réel ? », ce qui est bien plus juste et équilibré que le titre de la revue « La réalité n’existe pas »… Mais on ne trouvera aucune réponse sur cette question au cours de notre lecture et on restera sur notre faim sur ce que peut bien être « le réel »….

Mais, dès le premier article, on entre dans l’affirmation sensationnelle : « L’essence du monde est mathématique » qui est le titre de l’article de Max Tegmark, professeur de physique à MIT (USA). A remarquer que l’auteur se garde de nous dire de quelles mathématiques il s’agit, si c’est de la géométrie (et de quelle géométrie dans ce cas), de l’algèbre, de l’analyse, de la topologie, etc, car « les mathématiques » sont plurielles, ce que l’auteur fait mine d’oublier.

Citons des extraits de cet article :

« Nous n’avons cessé de découvrir de plus en plus de structures mathématiques expliquant le monde qui nous entoure. Tout, autour de vous, est fait de molécules, de particules, autnat d’entités qui sont définies par des nombres. Et l’espace lui-même n’a finalement d’autres propriétés que ses propriétés mathématiques. Si vous prenez au sérieux cette idée de brique élémentaire du monde et d’espace purement mathématiques, alors l’idée du tout mathématique vous paraît moins insensée… Plus la physique a avancé dans sa description du monde, des propriétés des particules, plus tout est apparu mathématique… Ce n’est pas que le monde possède certaines propriétés mathématiques, c’est que toutes ses propriétés sont mathématiques ! L’idée reste très controversée. Mais elle me rend très optimiste : si le monde n’est que mathématique, nous pouvons potentiellement tout en comprendre !... Je pense que non seulement les structures mathématiques existent réellement, mais qu’elles sont l’unique réalité… L’équation de Schrödinger, équation fondamentale de la mécanique quantique, montre qu’une particule peut être en plusieurs lieux à la fois… La force des mathématiques tient d’ailleurs au fait qu’elles n’ont aucune inhibition. L’étrangeté ne les arrête pas…En physique, on considère une réalité que je qualifie d’ « externe », au sens où elle est complètement indépendante de l’action humaine, et le but c’est de la comprendre et de la décrire. La réalité « interne » est la façon dont nous percevons subjectivement cette réalité « externe » qui varie énormément selon les individus… Fondamentalement, réalités internes et externes sont très différentes. Entre les deux, existe une réalité à propos de laquelle nous nous accordons tous. Une sorte de vision du monde que nous partageons… Le problème de la physique est de comprendre comment la réalité externe est connectée à cette réalité consensuelle et le problème des neurosciences est de comprendre comment notre réalité interne lui est aussi connectée. »

Suit un article de Philip Ball, journaliste intitulé « La lune existe-t-elle quand nous ne la regardons pas ? » et on ne s’étonnera pas, vu ce qui précède, que le raisonnement qu’on y trouve mène à l’idée que la lume n’existe que parce que nous l’observons ! Pas que nous interagissons avec elle. Non, que nous l’observons !
Je cite encore cet article :

« Pour la physique quantique, la réalité n’existe que quand nous réalisons des mesures et des observations. Y compris, peut-être, pour les objets que nous manipulons à notre échelle. « Les observations ne font pas que perturber ce que l’on mesure, elles le produisent. » (M. Jammer, dans « The Philosophy of Quantum Mechanics », Wiley, 1974, p 151) Cette affirmation de l’Allemand Pascual Jordan, l’un des physiciens qui, sous la direction du danois Niels Bohr, a participle dans les années 1920 à la definition d’une nouvelle vision du monde fondée sur la théorie quantique, résume toutes les énigmes et les particularités de celle-ci… La nécanique quantique, elle, indiquerait donc une telle situation encore plus étrange : se demander si « quelque chose existe » avant qu’on ne l’ait regardé n’aurait pas de sens… Alors que la science suppose l’existence d’une réalité objective que nous pouvons étudier et tester avecdes expériences, n’avons-nous pas affaire là à son antiithèse ? Albert Einstein lui-même n’était pas à l’aise avec cette sorte de réalité quantique. Il en fit part au jeune physicien Abraham Païs. « Je me souviens, écrivit plus tard celui-ci, que lors d’une promenade, Einstein s’arrêta soudaint, se tourna vers moi et me demanda si je croyais réellement que la Lune existât seulement lorsque je la regardais » La lune, après tout n’est-elle pas constituée exclusivement de particules quantiques ? Alors, quelle est la réponse ? La Lune est-elle là quand personne ne la regarde ? Comment, sans la regarder, pourrions-nous le savoir de toute façon ? (…) Au milieu des années 1920, Bohr, qui travaillait à Copenhague, au Danemark, avec Jordan, Werner Heisenberg et Wolfgang Pauli élabora une interprétation radicale de ce que la mécanique quantique nous dit de la réalité. Selon cette « interprétation de Copenhague », la théorie ne dit rien à propos de « comment sont les choses ». Tout ce qu’elle peut faire, et tout ce que la science ne pourra jamais faire, c’est dire « à quoi ressemblent les choses » : ce que nous pouvons mesurer. Se demander quelle est la réalité sous-jacente à ces mesures est une question qui dépasse la science…. Cela nous ramène à la lune d’Einstein. Il semble aujourd’hui qu’il y a quelque chose quand nous ne regardons pas, mais que ce quelque chose n’est pas exactement déterminé que quand nous regardons. Nous ferions bien de nous habituer à être un élément essentiel de la réalité. »

Je vais commencer à commenter ces articles et les opinions que ceux-ci expriment ou soutiennent. S’il est exact que quelques premiers physiciens quantiques ont défendu un tel point de vue, c’est parfaitement exagéré d’écrire que la physique quantique mène inéluctablement à ce point de vue. Un très grand nombre de physiciens quantiques ne le défendent nullement. La thèse dite de Cpenhague est très loin d’avoir aujourd’hui le consensus même si une majorité de physiciens l’avaient soutenue à l’époque de Bohr et de Heisenberg. Mais déjà à l’époque, tous étaient loin d’être d’accord là-dessus, à commencer par Einstein et Bohr.

D’ailleurs la métaphore de la Lune par Einstein, censée souligner l’affirmation d’une réalité matérielle existant en dehors de l’homme et de ses observations ne doit surtout pas être prise au pied de la lettre, car elle serait trop loin de ce que dit la physique quantique de plus antimatérialiste. En effet, regarder la lune n’exerce aucune action sur celle-ci. Nous ne croyons plus, et depuis belle lurette, que l’œil envoie des rayons vers l’objet observé. Nous n’émettons rien quand nous regardons. Nous avons des interactions avec la lune mais pas du fait de notre regard. Il y a des interactions gravitationnelles ou électromagnétiques entre la Terre et la Lune et entre l’homme et les planètes. Mais ces interactions ne sont pas actionnées par notre regard. Elles ont lieu que l’on regarde ou pas la planète. De même que la Terre agit sur nous exactement de la même manière que nous ayons les yeux fermés ou ouverts. Nous n’avons pas besoin, d’ailleurs, de regarder un objet pour interagir avec lui. Or, ce dont parle la physique quantique, c’est de l’interaction et elle affirme que toute observation par un appareillage physique est fondée sur une interaction et donc rétroagit sur l’objet en le modifiant et elle affirme que les renseignements obtenus portent sur un objet transformé par cette interaction. Quant à l’affirmation que la remarque de la physique quantique s’appliquerait identiquement à un objet macroscopique comme la Lune, elle omet d’expliquer quel est le problème posé spécifiquement entre un appareillgae construit par l’homme (le physicien par exemple) et la particule qu’étudie la physique quantique. En effet, le terme quantique spécifie qu’il s’agit d’une étude qui concerne un quanta ou un tout petit nombre de quanta. Alors que dans le cas d’un objet macroscopique (à notre échelle), il s’agit de nombre considérables de quanta et c’est bien sûr aussi le cas pour la Lune. Les lois physiques classiques sont admises au niveau macroscopique et ne le sont absolument pas au niveau quantique. Du coup, l’observation à l’aide d’un appareillage est une interaction dans laquelle il y a un saut d’échelle, une discontinuité entre une échelle très petite (quantique) et une échelle très grande (macroscopique). Cela pose de multiples problèmes car ce saut d’échelle cause un saut dans les lois et donc des modifications difficilement prédictibles et interprétables.
Rappelons que les particules quantiques peuvent apparaître et disparaitre alors qu’au niveau macroscopique, cette propriété n’existe pas. L’impossibilité de connaître aussi exactement que possible vitesse et position en même temps – ou tout autre couple de paramètres impliqué dans les inégalités dites d’Heisenberg-, qui caractérise le niveau quantique, n’est pas observée au niveau macroscopique et n’est pas indiquée par les lois de la physique classique. La propriété de localité fonctionne au niveau classique et pas au niveau quantique. La propriété de superposition d’états existe également seulement au niveau quantique, de même que la propriété de dualité onde/corpuscule. Et nous ne citons là que les principales oppositions entre ces deux niveaux d’organisation du monde réel. Rappelons au passage que ce ne sont même pas les seuls niveaux d’organisation et les seules discontinuités des lois physiques de passage d’un niveau à un autre.
Philosophiquement (et la discussion d’Einstein avec le paradigme de la Lune observée ou non observée) la question de discontinuités des lois dues au saut d’échelle n’est pas si renversante que cela. Certes, la Lune est faite de particules, d’un nombre immense de particules mais cela ne signifie pas que les propriétés et les lois auxquelles ce corps obéit soient la somme des propriétés de ces particules (réductionnisme). Le physicien Werner Heisenberg expliquait qu’au niveau quantique des particules, une des propriétés renversantes est que le tout n’est plus la somme des parties. C’est une des propriétés des sauts qualitatifs de la physique quantique. Pour prendre un exemple simple, l’atome d’hydrogène est composé d’un proton plus un électron et pourtant ses propriétés ne sont nullement la somme des propriétés d’un proton plus celles d’un électron.
Pourquoi n’y a-t-il pas de grand étonnement philosophique extraordinaire à trouver des lois différentes pour des individus et pour des structures fondées sur des grands nombres d’individus ? Parce nous vivons tous les jours sous nos yeux de telles expériences. On appelle cela des lois statistiques ou lois des grands nombres. On appelle aussi cela des lois sociales pour des grands nombres d’êtres humains. Mais nous savons tous que ce qui vrai même à 100% de manière statistique n’est pas identique à ce qui est vrai à 100% de manière individuelle. Précisément, un phénomène statistiquement impossible n’est pas individuellement impossible. Par exemple, l’apparition de la vie sur Terre est reconnue par les scientifiques comme statistiquement absolument improbable mais il se trouve que ce phénomène improbable s’est produit. Il n’y a pas de loi statistique pour les individus ou pour les événements singuliers. Il n’y a donc pas les mêmes lois à l’échelle individuelle et à l’échelle des grands nombres. Il n’est pas si étrange que cela qu’il n’y ait pas les mêmes lois à l’échelle des particules individuelles et à l’échelle des structures de la matière impliquant un très grand nombre de particules. Et pas non plus d’étonnement qu’il soit aussi difficile de discuter la valité des expériences et des observations de particules par des appareillages et des observateurs qui n’existent qu’à grande échelle…. L’observation étant une interaction (ce n’est pas l’observation consistant simplement à regarder) est un changement d’état quantique car deux systèmes quantiques qui interagissent s’interpénètrent et forment un seul système possédant une seule série d’états superposés. Il est légitime de s’interroger sur ce qui se produit quand interagissent un système quantique en superposition d’états (la particule observée) et un autre système macroscopique sans superposition d’états (l’appareillage plus l’observateur).

Une autre difficulté de la connaissance du monde quantique est que, si l’apapreillage est fait pour détecter une onde, il en détecte une et s’il est fait pour détecter un corpuscule, il en détecte un. Du coup, on ne peut pas répondre si la particule était onde ou corspuscule.
Bernard Romney écrit dans le même dossier de La Recherche : « De plus, c’est un postulat de la théorie, cette particule peut tout aussi bien être une onde qu’un corpuscule »
Il est à remarquer que l’observation du rédacteur de La Recherche n’est pas exacte : la particule n’est pas ou corpuscule ou onde mais à la fois l’un et l’autre et donc en fait ni l’un ni l’autre ! En effet, il est inconcevable qu’elle soit à la fois onde et corpuscule. On a étudié des expériences comme celle des fentes de Young qui montrent que les deux propriétés coéexistent : la particule est à la fois concentrée dans une zone quasi ponctuelle et étendue dans l’espace ; elle forme des interférences comme une onde et a des impacts ponctuels sur un écran, et toujours les deux à la fois, dans la même expérience. Et les propriétés corpusculaires ne sont pas tout à fait comme un objet corpusculaire car il n’y a pas de position nette et pas à la fois de position et de vitesse précises. De plus, dans ses propriétés d’onde, ce n’est pas tout à fait une onde puisqu’elle interfère avec elle-même.

Un autre point qui semble complètement resté obscur pour l’ensemble des auteurs de ce numéro spécial (ils n’en font aucune mention) : c’est l’existence d’autres niveaux d’organisation qui sont les niveaux du vide quantique, niveaux qui font partie intégrante du monde matériel, qui fondent les particules (durables ou non), l’espace et le temps. Or, on ne peut rien comprendre aux propriétés de la matière, de la lumière (on emploie ici ce terme au sens de l’ensemble des particules d’interaction du type du photon), de l’espace et du temps et à leurs interactions avec le vide si on n’explicite pas ce qu’est le vide quantique, ce que sont ses particules virtuelles (ainsi que ses anti-particules). C’est le vide quantique qui fonde la particule car la propriété de matière saute d’une particule du vide quantique à uen autre très voisine au travers du fameux boson de Higgs. Ce sont les particules et antiparticules du vide quantique qui, par leur ballet, fondent les champs quantiques. Ce sont eux qui fondent les modes de polarisation des particules et donc les champs électromagnétiques. C’est le virtuel qui fonde le réel mais pas du tout au sens où les auteurs de ce dossier l’affirment. En effet, pour ce dossier de La Reacherche, le virtuel serait seulement fondé sur la création humaine.

Toute la thèse du dossier consiste à affirmer que la pensée humaine serait un monde à part du monde matériel et qui modifierait à sens unique le monde matériel à chaque fois que l’homme chercherait à comprendre le monde. La conclusion à laquel ces auteurs parviennent est l’idée que le monde n’est pas connaissable hors de l’homme pour la simple raison qu’il n’existe pas hors de l’homme.

Cette thèse est effectivement loin d’être nouvelle, comme le dossier le rappelle.

Toutes les thèses sur le caractère purement mathématique du monde (Galilée), sur l’affirmation selon laquelle la matière n’est qu’un concept d’origine humaine Platon), sur la limitation de la connaissance humaine sur la nature et impossibilité d’une connaissance de la « chose en soi » (Kant), sur l’inexistence de la matière hors de l’étude de l’homme (Berkeley), sur l’impossibilité de connaitre la nature du monde (Hume), sur l’inexistence d’une objectivité du connaissable (Mach) ont été développées depuis longtemps. La seule particularité du dossier de La Recherche consiste à surfer entre ces thèses opposées, en faisant comme si tous ces points de vue s’étayaient mutuellement.
Pour en venir à la question, le monde est-il seulement mathématique, il est permis de se demander ce que veulent dire ceux qui l’affirment. En effet, il n’existe nullement une seule mathématique mais de nombreuses disciplines avec chacune des versions diverses. Le monde est-il géométrique, mais au sens de Riemann, de Lobatchevki ou de quelque autre mathématicien de la géométrie ? Est-il une géométrie à trois, quatre, cinq dimensions ou plus ? Ou est-il une topologie ? Est-ce une science des formes mathématiques ? Par exemple, est-ce une mathématique continue ou discontinue ou encore mixant les deux ? Est-ce un univers mathématique fractal ? Est-ce une mathématique du chaos déterministe ou une mathématique de l’ordre ou encore une mathématique du désordre ? Est-ce plutôt de l’algèbre ou de l’analyse que de la géométrie (par exemple, un monde issu d’équations différentielles et, dans ce cas, linéaires ou non-liénaires ?). Dire que le monde est mathématique ne répond pas du tout à toutes ces questions. La mathématique n’existe pas. Il n’existe que des mathématiques et chaque mathématique n’est pas nécessairement compatible avec les autres.

Et c’est loin d’être le problème principal concernant cette thèse d’un monde exclusivement mathématique. Il ne s’agit pas d’une thèse selon laquelle les mathématiques seraient un outil privilégié d’étude physique mais une affirmation selon laquelle il n’existe que des équations ou que des formes mathématiques, ce qui est fondamentalement différent.
Cette thèse suppose que la matière soit fondée uniquement sur des calculateurs qui échangent des informations.
Pourquoi prétendre que la physique quantique étayerait une thèse aussi extrême ?

Il est vrai que la physique quantique n’a pas encore trouvé une description entièrement satisfaisante de ses lois autrement que par des équations mathématiques. De là à supposer que la réalité du monde soit entièrement mathématique, il y a un peu plus qu’un petit pas : il y a un gouffre. Quand on ne connaissait les étoiles qu’en les regardant dans le ciel, cela ne signifiait pas du tout que les étoiles n’étaient que des lumières et pas des objets matériels. Cela signifiait seulement que ces étoiles étaient trop lointaines pour que les moyens scientifiques dont les scientifiques disposaient à l’époque ne permettaient pas d’autre étude que l’observation à l’œil, à la lunette ou au télescope. L’analyse par décomposition des rayons en fréquence a permis une connaissance toute nouvelle qui nous a indiqué des propriétés de la surface et de l’intérieur de ces étoiles. La connaissance de l’énergie nucléaire nous a indiqué quels processus physiques permettaient de produire l’énergie des étoiles, processus que n’indiquaient nullement les simples observations. Quand on ne connait les particules que par leurs effets d’interactions mesurées par des calculs mathématiques, cela signifie que nos connaissances sont encore limitées et pas que le monde est constitué par des objets purement mathématiques. Le fait que les auteurs affirment péremptoirement que l’on ne pourra jamais aller au-delà de tel ou tel obstacle est très significatif. De telles déclarations ont été bien des fois battues en brèche.

Bien entendu, les multiples révolutions de la physique quantique ont bouleversé les anciennes conceptions de la matière. On pensait que c’était la masse qui caractérisait celle-ci et que cette masse restait attachée à chaque particule. On a appris que cela était faux. On croyait que les particules étaient des objets au même sens où nous voyons les objets à notre échelle : comme une tasse, une table, une voiture ou la Lune. On a appris que ce n’était nullement le cas. On ne pouvait absolument pas suivre de manière continue une particule ou quoique ce soit de quantique comme on suit continûment une voiture, une fusée ou une tortue dans leur déplacement. On a appris qu’un tout ce qui est quantique n’est pas indépendant de l’environnement, y compris si celui-ci est… du vide alors que la matière macroscopique cosnidère le vide seulement comme une toile de fond (seulement modifiée légèrement et continument pas la présence des masses gravitationnelles).
Plusieurs autres problèmes de fond se posent pour tous ceux qui prétendent à l’identité de la physique et des mathématiques :

 ces lois mathématiques fondent-elles un monde émergent ou immanent ?

 comment fait la nature pour savoir ce qu’elle doit faire quand ces lois mathématiques, ces équations différentielles par exemple, n’ont pas de solution ou ont plusieurs solutions ?

 comment fait la nature pour décider de son comportement quand il s’agit de lois du type chaos déterministe, c’est-à-dire avec sensibilité aux conditions initiales ? Cela suppose-t-il que la nature se mesure elle-même avec une précision infinie (ce qui suppose une dépense d’énergie infinie) ?
 comment se fait-il que la nature (qui dispense de multiples exemples de sa réalité contradictoire dialectiquement) obéisse à des mathéamtiques fondées sur la logque formelle. Ainsi une mathématique du tiers exclus fonderait un monde réel où le tiers n’est pas exclus, ou les contraires sont coexistant et coopératifs (comme l’onde et le corpuscule) ?

Etc, etc…

On remarque donc que, du moment que la physique renverse les croyances sur la matière issues du bon sens à notre échelle (croyances dans la continuité de la matière, de l’énergie et du mouvement, dans la linéarité, dans la causalité continue et linéaire aussi, dans la compacité, continuité, compacité de la matière, etc.), certains proposent non de renoncer aux vieilles croyances philosophiques métaphysiques mais de renoncer à l’existence même de la matière et de la réalité, en dehors de l’esprit humain.

Il faut remarquer aussi dans les citations qui précèdent que ces auteurs demandent ensuite à la science de trouver la liaison entre le monde matériel et le monde des neurosciences ou de la conscience humaine après avoir renoncé en réalité à chercher ce lien… et à le trouver dans la matérialité des lois des neurones, des réseaux neuronaux, des cartes neuronales, de l’adaptation neuronale, de la mémoire des circuits neuronaux, c’est-à-dire dans la matérialité de l’esprit vu que leur thèse idéaliste et spiritualiste consiste à nier la amtérialité de réel…

A remarquer également que leur questionnement sur l’existence de la matière n’amène pas ces auteurs à douter de leur propre existence d’êtres humains. Donc la matière n’est que des équations et le concepteur de ces équations n’est pas matière mais pur esprit !

L’homme, lui aussi, serait pure pensée ou simples équations ? Mais qui a jamais réussi à exprimer un être humain en équations ? Personne. De même que personne n’a jamais été capable de mettre en équations la Lune, la Terre ou le Soleil. On ne sait même pas mettre en équations la rupture d’un simple morceau de pierre ou d’un vase !

Un article de Bernard Money en vient à discuter des particules élémentaires et de leur réalité sous l’intitulé « Personne n’a jamais vu un électron ».

Remarquons d’abord que si l’électron était assez grand pour être vu, cela ne signifie pas que nous comprenions bien sa dynamique, sa structure, son mode d’existence.

Mais, lorsqu’il s’agit de particules matérielles, la question est différente. Tout d’abord remarquons que l’auteur commence par une erreur : « Les particules élémentaires qui constituent la matière sont caractérisées par les effets qu’elles produisent. Nous savons aussi les décrire mathématiquement. Mais leur nature nous échappe. »

Ce n’est pas le fait que leur nature nous échappe que je conteste mais le fait qu’il existe des particules élémentaires. Lire ici sur cette question

L’élémentarité a longtemps été la grande recherche des physiciens mais elle ne correspond plus à l’image que donne la physique des particules. Ainsi, ce que l’on appelle « un électron » n’est pas un seul objet puisqu’il comporte tout un nuage de particules et d’antiparticules virtuelles qui l’entourent, qui s’agitent autour de lui, grâce auquel il change de position, sa propriété de masse sautant d’une particule virtuelle (qui devient alors réelle) à une autre. Et on ne peut parler de l’électron comme d’un objet fixe.

A l’inverse de ce qui vient d’être dit, l’auteur démarre son article en déclarant que « L’électron est rond ». Il veut dire que le phénomène « électron » (c’est un phénomène qui se déplace et se propage puisque ce n’est pas un objet) possède une symétrie circulaire. Mais c’est très différent. Caractériser l’électron comme un objet ou pas, c’est un point fondamental.

La conception qui semble ressortir des connaissances que nous avons de la matière ne mène pas à des objets élémentaires particulaires. Les bases de la matière sont dans la matière virtuelle qui n’est pas des particules durables mais des particules d’existence fugitive. Cela ne signifie nullement qu’elles soient de simples constructions mathématiques.

Dans cet article, nous trouvons nombre de déclarations diverses. Les unes affirmant que les mathématiques sont la réalité. Les autres que les mathématiques ne peuvent prétendre décrire toute la réalité. Les suivantes déclarent que la réalité est ailleurs et que les mathématiques ne font que tenter de décrire des phénomènes.

L’auteur rapporte ces différents points de vue sans sembler réaliser qu’ils s’opposent.

Il cite Etienne Klein qui affirme que « nous nous sentons autorisés à dire que les particules existent bel et bien ».

Il cite ensuite Alexei Grinbaum qui énonce : « La force de la beauté mathématique peut être si forte que, pour les platoniciens, elle renvoie à quelque chose de réel… Nous pouvons dire que les structures mathématiques du modèle standard sont des constituants élémentaires de la réalité telle que nous la connaissons. Mais absolument pas que la réalité physique permet d’accéder à la réalité en soi. »

Il cite à nouveau Etienne Klein qui rajoute : « Les équations sont parfaitement claires. Mais si abstraites que, bien qu’il soit possible d’affirmer que l’électron existe, il est impossible d’en proposer une représentation où d’en dire quelque chose dans les termes du langage courant, ce qui à l’évidence est problématique pour interroger la nature du réel microscopique. »

Dans le même dossier, on peut lire une citation de François Bouchet qui déclare : « Nous n’avons accès à la réalité de l’Univers qu’à travers les modèles physico-mathématiques avec lesquels nous le décrivons. »

Or, ces points de vue philosophiques sont tout à fait opposés comme le sont les anciens points de vue philosophiques cités de l’ancien temps cités par la revue : de René Descartes à Leibniz, de Emmanuel Kant à Friedrich Hegel, de George Berkeley à David Hume, de Pythagore à Platon et de Parménide à Démocrite… A aucun moment, ce dossier ne discute si ces philosophies se sont trouvées confirmées, les unes ou les autres, par les développements scientifiques de la physique contemporaine. On reste donc sur sa faim après avoir été appâté par l’accroche : on allait enfin savoir ce que l’on peut penser aujourd’hui sur la réalité matérielle. Au lieu de cela, il ne résulte de ce dossier que l’affirmation hasardeuse selon laquelle on ne saura jamais…

On en revient donc à ceci : le réel microscopique ne peut être décrit avec des termes (et même avec une philosophie) servant couramment à décrire le monde macroscopique (celui où nous évoluons). Mais cela est très différent d’affirmer que le réel n’existe pas et qu’il est créé par la pensée humaine !!! Aucune équation ni recherche physique ne peut affirmer qu’elle mène à l’obligation de croire cela, ni la physique quantique ni une autre science !

Ce que l’on constate, c’est qu’on a beaucoup cheminé en marche arrière ces dernières années sur le plan philosophique dans certains cercles scientifiques (comme dans la société…) !
Bien des progrès des sciences ne sont pas diffusés dans le grand public. L’évolution de nos idées sur la dualité onde/corpuscule est inconnue. L’évolution de nos idées sur le lien entre matière et masse ne l’est pas non plus. Ainsi, une grande publicité a été faite sur le boson de Higgs mais pas pour expliquer que ce boson porte la masse d’une particule virtuelle à une autre, rendant cette particule « réelle ».

Dans le cas de ce dossier, on remarque que le caractère matériel du vide n’est pas diffusé. L’idée de particules fugitives, dites virtuelles, n’est pas davantage rapportée et expliqué. Le lien entre particules virtuelles et particules dites réelles (durables) pas davantage.

Et pourtant la revue évoque une question connexe en affirmant :

« La durée de vie d’une particule élémentaire instable tel le muon, sorte de cousin massif de l’électron, diffère selon la vitesse de l’observateur par rapport à lui. De même, la distance parcourue par cette particule entre son lieu de production et celui de sa désintégration n’est pas la même pour des observateurs dont les mouvements relatifs par rapport à elle diffèrent. »

Sur les particularités de la physique quantique, lire ici :

Sur la dualité onde/corpuscule, lire ici :

Sur l’opposition entre philosophie de la physique et philosophie des mathématiques, lire ici :
Pourquoi la physique quantique nous pose autant de problèmes philosophiques ?
Sur l’opposition entre physique quantique et philosophie de Kant, lire ici :

Sur la physique contemporaine et les thèses de Mach, lire ici :

Sur l’émergence des niveaux d’organisation de la matière, lire ici :

Sur le niveau virtuel de la matière, lire ici :

Sur les liens entre matière et vide, lire ici :

Sur les propriétés contre-intuitives de la physique quantique, lire ici :

Sur les connaissances contemporaines sur ce qu’est la matière, lire ici :

Sur matière et matérialisme, lire ici :

Lénine écrit dans « Matérialisme et empiriocriticisme » :

L’œuvre de l’évêque George Berkeley, parue en 1710 sous le titre de Traité sur les principes de la connaissance humaine [4], commence par les raisonnements suivants : « Pour quiconque étudie les objets de la connaissance humaine, il est évident qu’ils représentent ou des idées (ideas) effectivement perçues par les sens, ou des idées acquises par l’observation des émotions et des actes de l’intelligence, ou enfin des idées formées à l’aide de la mémoire et de l’imagination... Je me représente, à l’aide de la vue, la lumière et la couleur, leurs gradations et leurs variétés. Je perçois, à l’aide du toucher, le mou et le dur, le chaud, le froid, le mouvement et la résistance...
L’odorat me renseigne sur les odeurs ; le goût, sur la saveur ; l’ouïe, sur les sons... Comme les différentes idées s’observent combinées les unes aux autres, on leur donne un nom commun et on les considère comme telle ou telle chose. On observe, par exemple, une couleur, un goût, une odeur, une forme, une consistance déterminés dans une certaine combinaison (to go together) ; on reconnaît cet ensemble comme une chose distincte qu’on désigne du mot pomme ; d’autres collections d’idées (collections of ideas) constituent ce qu’on appelle la pierre, l’arbre, le livre et les autres choses sensibles.... » (§ 1).
Tel est le contenu du premier paragraphe de l’œuvre de Berkeley. Retenons que l’auteur prend pour base de sa philosophie « le dur, le mou, le chaud, le froid, les couleurs, les saveurs, les odeurs », etc. Les choses sont pour Berkeley des « collections d’idées » et, par idées, il entend précisément les qualités ou sensations que nous venons d’énumérer, et non pas les idées abstraites.
Berkeley dit plus loin que, outre ces « idées ou objets de la connaissance », il existe encore ce qui les perçoit : « l’intelligence, l’esprit, l’âme ou le moi » (§ 2). Il va de soi, conclut le philosophe, que les « idées » ne peuvent exister en dehors de l’intelligence qui les perçoit. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser le sens du mot « exister ». « Quand je dis que la table sur laquelle j’écris existe, cela veut dire que je la vois et que je la sens ; et si je sortais de ma chambre, je dirais encore que la table existe en ce sens que je pourrais la percevoir si j’étais dans la chambre… » Ainsi s’exprime Berkeley au § 3 de son ouvrage, et c’est là qu’il engage la polémique avec ceux qu’il qualifie de matérialistes (§§ 18, 19, etc.). Je ne parviens pas à comprendre, dit il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les perçoit. Exister, c’est être perçu (their, il s’agit des objets esse is percipi, § 3, maxime de Berkeley, citée dans les précis d’histoire de la philosophie). « L’opinion prévaut de façon singulière, parmi les gens, que les maisons, les montagnes, les fleuves, en un mot les choses sensibles, ont une existence naturelle ou réelle, en dehors du fait que l’esprit les perçoit » (§ 4). Cette opinion, dit Berkeley, est « une contradiction évidente ». « Car que représentent donc ces objets, sinon des choses perçues par nos sens ? Or, que percevons nous, sinon nos idées ou nos sensations (ideas or sensations) ? Et n’est il pas simplement absurde de croire que des idées ou des sensations ou leurs combinaisons peuvent exister sans être perçues ? » (§ 4).
Berkeley remplace maintenant le terme « collections d’idées » par l’expression équivalente selon lui de combinaisons de sensations, accusant les matérialistes d’avoir cette tendance « absurde » à aller plus loin encore, à rechercher quelque source de ce complexe... c’est à dire de cette combinaison de sensations. Au § 5, les matérialistes sont accusés de s’embarrasser d’abstractions, car séparer les sensations de l’objet, c’est, de l’avis de Berkeley, une pure abstraction. « En réalité, dit il à la fin du § 5 omis dans la seconde édition, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. » « Vous direz, écrit Berkeley, que les idées peuvent être des copies ou des reflets (resemblances) des choses existant en dehors de l’esprit dans une substance dépourvue de pensée. Je réponds que l’idée ne peut ressembler à rien d’autre qu’à une idée ; une couleur ou une forme ne peuvent ressembler qu’à une autre couleur du à une autre forme... Je demande : pouvons nous percevoir ces originaux supposés ou les choses extérieures dont nos idées seraient les clichés ou les représentations, ou ne le pouvons nous pas ? Si vous dites oui, ce sont alors des idées et nous n’avons pas avancé d’un pas ; et si vous me répondez non, je demanderai à n’importe qui s’il est sensé de dire que la couleur ressemble à quelque chose d’invisible ; que le dur ou le mou ressemble à quelque chose que l’on ne peut pas toucher, etc. » (§ 8).
Les « arguments » de Bazarov contre Plekhanov sur l’existence possible des choses en dehors de nous, sans action sur nous, ne diffèrent en rien, comme le lecteur le voit, des arguments produits par Berkeley contre les matérialistes qu’il ne nomme pas. Berkeley considère l’idée de l’existence « de la matière ou de la substance matérielle » (§ 9) comme une telle « contradiction », comme une telle « absurdité » qu’il est inutile de perdre son temps à la réfuter. « Mais, dit il, étant donné que cette thèse (tenet) de l’existence de la matière paraît s’être profondément ancrée dans les esprits des philosophes et fait naître tant de déductions dangereuses, je préfère paraître prolixe et fatigant que de rien omettre pour dévoiler à fond et déraciner ce préjugé » (§ 9).
Nous verrons tout à l’heure quelles sont les déductions dangereuses auxquelles Berkeley fait allusion. Finissons en d’abord avec ses arguments théoriques contre les matérialistes. Niant l’existence « absolue » des objets, c’est à dire l’existence des choses en dehors de la connaissance humaine, Berkeley expose explicitement les idées de ses adversaires, donnant à entendre qu’ils admettent la « chose en soi ». Au § 24, Berkeley souligne que cette opinion qu’il réfute reconnaît « l’existence absolue des choses sensibles en soi (objects in themselves) ou en dehors de l’esprit » (pp. 167 168 de l’édition citée). Les deux principaux courants philosophiques sont marqués ici avec la rectitude, la clarté et la précision qui distinguent les philosophes classiques des faiseurs contemporains de « nouveaux » systèmes. Le matérialisme consiste à reconnaître l’existence de « choses en soi » ou en dehors de l’esprit ; les idées et les sensations sont, pour lui, des copies ou des reflets de ces choses. La doctrine opposée (idéalisme) soutient que les choses n’existent pas « en dehors de l’esprit » ; les choses sont des « combinaisons de sensations ».
Ce fut écrit en 1710, c’est à dire quatorze ans avant la naissance d’Emmanuel Kant. Et nos disciples de Mach, se basant sur une philosophie prétendument « moderne », découvrent que la reconnaissance de la « chose en soi » résulte de la contamination ou de la perversion du matérialisme par le kantisme ! Leurs « nouvelles » découvertes résultent de leur ignorance déconcertante de l’histoire des principaux courants en philosophie.
Une autre de leurs idées « nouvelles », c’est que les concepts de « matière » ou de « substance » ne sont que vestiges d’anciennes vues dénuées d’esprit critique. Mach et Avenarius ont, paraît-il, poussé plus avant la pensée philosophique, approfondi l’analyse et éliminé ces « absolus », ces « essences immuables », etc. Ces assertions sont faciles à contrôler : il n’y a qu’à remonter à la source première, à Berkeley, et l’on verra qu’elles se réduisent à des élucubrations prétentieuses. Berkeley affirme de façon très précise que la matière est une « nonentity » (essence inexistante, § 68) ; que la matière est néant (§ 80). Et d’ironiser sur les matérialistes : « Vous pouvez, si vous y tenez vraiment, user du mot « matière » là où d’autres emploient le mot « néant » (pp. 196 197 de l’édition citée). On crut d’abord, dit Berkeley, que les couleurs, les odeurs, etc. « existent réellement » ; on renonça plus tard à cette manière de voir pour reconnaître qu’elles n’existent qu’en fonction de nos sensations. Mais cette élimination des vieux concepts erronés n’a pas été poussée jusqu’au bout : il en reste le concept de la « substance » (§ 73), « préjugé » analogue (p. 195) définitivement réfuté par l’évêque Berkeley en 1710 ! Or, il se trouve chez nous, en 1908, des plaisantins pour prendre au sérieux Avenarius, Petzoldt, Mach et Cie, selon lesquels seuls le « positivisme moderne » et les « sciences de la nature modernes » sont parvenus à éliminer ces notions « métaphysiques ».
Ces mêmes plaisantins (Bogdanov y compris) affirment aux lecteurs que précisément la nouvelle philosophie a démontré l’erreur du « dédoublement du monde » dans la doctrine des matérialistes qui, perpétuellement réfutés, parlent d’on ne sait quel « reflet » dans la conscience humaine des choses existant en dehors d’elle. Sur ce « dédoublement », les auteurs précités ont écrit une infinité de choses émouvantes. Mais, ignorance ou oubli, ils ont négligé d’ajouter que ces découvertes avaient déjà été faites en 1710.
« Notre connaissance [des idées ou des choses], écrit Berkeley, a été obscurcie, brouillée à l’extrême, et nous avons été conduits dans la voie des erreurs les plus dangereuses par l’hypothèse de la double (twofold) existence des choses sensibles, l’existence intelligible ou de l’existence dans l’intelligence d’une part, et de l’existence réelle, en dehors de l’intelligence [c’est à dire en dehors de la conscience] d’autre part. » Berkeley raille cette opinion « absurde » qui admet la possibilité de penser l’impensable ! L’origine de cette « absurdité » est naturellement dans la distinction des « choses » et des « idées » (§ 87), dans l’ » admission des objets extérieurs ». C’est à la même origine que remonte, comme le découvrait Berkeley en 1710 et comme le redécouvre Bogdanov en 1908, la croyance aux fétiches et aux idoles. « L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le principal point d’appui des athées et des fatalistes ; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe » (§ 94).
Nous en venons aux déductions « dangereuses » auxquelles mène l’« absurde » doctrine de l’existence du monde extérieur, et qui ont obligé l’évêque Berkeley non seulement à réfuter cette doctrine, au point de vue théorique, mais encore à en poursuivre avec passion les partisans comme des ennemis. « Toutes les constructions impies de l’athéisme et de l’irréligion, déclare t il, s’érigent sur la doctrine de la matière ou de la substance matérielle... Point n’est besoin de dire quelle grande amie les athées ont trouvée de tout temps dans la substance matérielle. Tous leurs monstrueux systèmes en dépendent de façon si évidente, si inévitable que leur édifice s’écroulerait fatalement dès qu’on en aurait ôté cette pierre angulaire. Aussi n’avons nous pas à prêter une attention particulière aux doctrines absurdes des différentes sectes misérables des athées » (§ 92, pp. 203 204 de l’édition citée).
« La matière, une fois bannie de la nature, emporte avec elle tant de constructions sceptiques et impies, tant de discussions et de questions embrouillées [« principe de l’économie de la pensée », découvert par Mach entre 1870 et 1880 ! « philosophie, en tant que conception du monde fondée sur le principe du moindre effort », exposée par Avenarius en 1876 !], qui ont été, pour les théologiens et les philosophes, une sorte de taie obscurcissant la vue ; la matière a donné à l’espèce humaine tant de travail inutile que si même les arguments que nous apportons contre elle étaient reconnus peu probants (je les considère pour ma part comme parfaitement évidents), je n’en serais pas moins convaincu que tous les amis de la vérité, de la paix et de la religion on ! toutes les raisons de désirer que ces arguments soient reconnus suffisants » (§ 96).
L’évêque Berkeley raisonnait avec une franchise un peu simpliste ! De notre temps, les mêmes idées sur l’élimination « économique » de la « matière » en philosophie sont présentées tous une forme beaucoup plus artificieuse et obscurcie par l’emploi d’une terminologie « nouvelle », destinée à les faire prendre par les gens naïfs pour une philosophie « moderne » !
Berkeley ne parlait pas seulement en toute franchise des tendances de sa philosophie ; il s’efforçait aussi d’en voiler la nudité idéaliste, de la dépeindre comme exempte d’absurdités et acceptable pour le « sens commun ». Notre philosophie, disait il en se défendant d’instinct contre l’accusation de ce qu’on appellerait maintenant idéalisme subjectif et solipsisme, « ne nous prive d’aucune chose dans la nature » (§ 34). La nature subsiste, et aussi la distinction entre réalités et chimères, mais « les unes et les autres existent également dans la conscience ». « Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute. La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes [c’est Berkeley qui souligne] appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence... L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme... »
Cette pensée est exprimée avec plus de clarté encore dans le § 37, où Berkeley répond au reproche adressé à sa philosophie d’anéantir les substances matérielles : « Si l’on entend la substance au sens vulgaire (vulgar) du mot, c’est à dire comme une combinaison de qualités sensibles, telles que l’étendue, la solidité, le poids, etc., on ne peut m’accuser de l’anéantir. Mais si l’on entend la substance au sens philosophique, comme la base d’accidents ou de qualités [existant] hors de la conscience, alors je reconnais en effet l’anéantir, si tant est qu’on puisse parler de l’anéantissement d’une chose qui n’a jamais existé, même en imagination. »
Le philosophe anglais Fraser, idéaliste et partisan de Berkeley, qui a édité avec des notes les œuvres du maître, appelle non sans raison la doctrine de Berkeley un « réalisme naturel » (p. X de l’édition citée). Cette curieuse terminologie doit être retenue, car elle exprime bien le désir de Berkeley de jouer au réalisme. Nous retrouverons maintes fois, dans la suite de cet exposé, des « positivistes » « modernes » répétant sous une autre forme, par d’autres moyens d’expression, la même manœuvre ou la même contrefaçon. Berkeley ne nie pas l’existence des choses réelles ! Berkeley ne rompt pas avec l’opinion de l’humanité entière ! Berkeley nie « seulement » la doctrine des philosophes, c’est à dire la théorie de la connaissance, qui met sérieusement et résolument à la base de tous ses raisonnements la reconnaissance du monde extérieur et de son reflet dans la conscience des hommes. Berkeley ne nie pas les sciences de la nature fondées, et qui le furent toujours (le plus souvent inconsciemment), sur cette théorie, c’est à dire la théorie matérialiste de la connaissance. « Nous pouvons, lisons nous au § 59, déduire très justement de notre expérience [Berkeley : philosophie de l’« expérience pure »] [5] concernant la coexistence et la succession des idées dans notre conscience... ce que nous éprouverions [ou verrions] si nous étions placés dans des conditions sensiblement différentes de celles où nous nous trouvons en ce moment. C’est en cela que consiste la connaissance de la nature qui [écoutez bien !] peut garder, en toute logique, sa valeur et sa certitude, conformément à ce qui a été dit plus haut. »
Considérons le monde extérieur, la nature, comme une « combinaison de sensations » suscitées dans notre esprit par la divinité. Admettez cela, renoncez à chercher l’« origine » de ces sensations en dehors de la conscience, en dehors de l’homme, et je reconnaîtrai, dans le cadre de ma théorie idéaliste de la connaissance, toutes les sciences de la nature, toute la valeur et la certitude de leurs conclusions. J’ai justement besoin de ce cadre, et je n’ai besoin que de ce cadre pour justifier mes déductions en faveur « de la paix et de la religion ». Telle est la pensée de Berkeley. Nous retrouverons par la suite, en examinant l’attitude des disciples de Mach envers les sciences de la nature, cette pensée qui exprime bien l’essence de la philosophie idéaliste et sa signification sociale.
Maintenant, notons encore une découverte récente empruntée, au cours du XX° siècle, par le positiviste moderne et le réaliste critique P. louchkévitch à l’évêque Berkeley. C’est l’« empiriosymbolisme ». La « théorie favorite » de Berkeley, dit Fraser, est celle du « symbolisme naturel universel » (p. 190 de l’édition citée) ou du « symbolisme de la nature » (Natural Symbolism). Si ces mots ne se trouvaient pas dans une édition parue en 1871, on pourrait suspecter le philosophe fidéiste anglais Fraser de plagier le mathématicien et physicien Poincaré, notre contemporain, et le « marxiste » russe louchkévitch !
La théorie même de Berkeley, qui a fait l’admiration de Fraser, est exposée par l’évêque en ces termes :
« La liaison des idées [n’oubliez pas que, pour Berkeley, les idées ne diffèrent pas des choses] ne suppose pas le rapport de cause à effet, mais seulement celui du signe ou du symbole à la chose désignée de façon ou d’autre » (§ 65). « Il s’ensuit donc que les choses qui, au point de vue de la catégorie de causalité (under the notion of à cause) contribuant ou concourant à la production de l’effet, sont absolument inexplicables, et nous mènent à de formidables absurdités, peuvent être expliquées, et cela de façon tout à fait naturelle... dès qu’on les envisage comme des signes ou des symboles servant à nous renseigner » (§ 66). Pour Berkeley et Fraser, c’est, bien entendu, la divinité ni plus ni moins qui nous renseigne au moyen de ces « empirio symboles ». Quant à la valeur gnoséologique du symbolisme, elle consiste, dans la théorie de Berkeley, en ce que le symbolisme doit remplacer la « doctrine » qui « prétend expliquer les choses par des causes matérielles » (§ 66).
Nous voici en présence, sur le problème de la causalité, de deux tendances philosophiques. L’une « prétend expliquer les choses par des causes matérielles », et elle est manifestement liée à cette « absurde doctrine de la matière » réfutée par l’évêque Berkeley. L’autre ramène le « concept de la cause » au concept de « signe ou symbole » (divin) servant à « nous renseigner ». Nous retrouverons ces deux tendances adaptées à la mode du XX° siècle en analysant l’attitude de la doctrine de Mach et du matérialisme dialectique envers cette question.
Il faut noter ensuite, en ce qui concerne la réalité, que Berkeley, se refusant à reconnaître l’existence des choses en dehors de la conscience, s’efforce de trouver un critère de distinction entre le réel et le fictif. Parlant, au § 36, des « idées » que l’esprit humain évoque à son gré, il dit : « elles sont pâles, débiles, instables, en comparaison de celles que nous percevons par nos sens. Ces dernières, imprimées en nous suivant certaines règles ou lois de la nature, témoignent de l’action d’une intelligence plus puissante et plus sage que l’intelligence humaine. Elles ont, comme on dit, une réalité plus grande que les premières ; elles sont, en d’autres termes, plus claires, plus ordonnées, plus distinctes, elles ne sont pas des fictions de l’esprit qui les perçoit ... » Ailleurs (§ 84), Berkeley tâche de lier le concept du réel à la perception de sensations identiques par de nombreuses personnes à la fois. Comment, par exemple, résoudre cette question : une transformation d’eau en vin que, supposons, on nous relate, a t elle été réelle ? « Si tous les assistants attablés avaient vu le vin, s’ils en avaient perçu l’odeur, s’ils l’avaient bu et en avaient senti le goût, s’ils en avaient éprouvé l’effet, la réalité de ce vin serait pour moi hors de doute. » Et Fraser commente : « La conscience simultanée chez différentes personnes des mêmes idées sensibles est considérée ici, contrairement à la conscience purement individuelle ou personnelle des objets ou des émotions imaginées, comme la preuve de la réalité des idées de la première catégorie. »
On voit d’ici que l’idéalisme subjectif de Berkeley ne peut être compris en ce sens que ce dernier ignore la différence entre la perception individuelle et la perception collective. Il tente, au contraire, de bâtir sur cette différence son critère de la réalité. Expliquant les « idées » par l’action de la divinité sur l’esprit humain, Berkeley se rapproche ainsi de l’idéalisme objectif : le monde n’est plus ma représentation, mais l’effet d’une cause divine suprême, créatrice tant des « lois de la nature » que des lois d’après lesquelles on distingue les idées « plus réelles » des idées qui le sont moins, etc.
Dans un autre ouvrage intitulé : Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs (1713), Berkeley s’efforce d’exposer ses vues en un langage particulièrement populaire et formule ainsi l’opposition entre sa doctrine et la doctrine matérialiste :
« J’affirme comme vous [les matérialistes] que si quelque chose agit sur nous du dehors, il nous faut admettre des forces existant en dehors [de nous], des forces appartenant à un être différent de nous. Ce qui nous sépare ici, c’est la question de savoir de quel ordre est cet être puissant. J’affirme que c’est l’esprit ; vous, que c’est la matière ou je ne sais quelle (je puis ajouter que vous ne le savez pas non plus) troisième nature... » (p. 335 de l’édition citée).
Fraser commente : « C’est là le nœud de la question. De l’avis des matérialistes, les phénomènes sensibles sont dus à une substance matérielle, ou à une « troisième nature » inconnue ; de l’avis de Berkeley, à la Volonté Rationnelle ; de l’avis de Hume et des positivistes, leur origine est absolument inconnue, et nous ne pouvons que les généraliser, suivant l’usage, par la méthode inductive, comme des faits. »
Fraser, disciple anglais de Berkeley, aborde ici, de son point de vue d’idéaliste conséquent, les « lignes » fondamentales de la philosophie, si bien caractérisées chez le matérialiste Engels. Dans son Ludwig Feuerbach, Engels divise les philosophes en « deux grands camps » : les matérialistes et les idéalistes. Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second ; pour les idéalistes, c’est l’inverse. Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux mêmes) ; mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo kantisme comme une variété de l’agnosticisme [6].
Nous ne pouvons nous arrêter ici sur cette réflexion remarquablement juste et profonde d’Engels (réflexion que les disciples de Mach ne se font pas scrupule d’ignorer). Nous y reviendrons plus loin en détail. Nous nous bornerons, pour l’instant, à indiquer cette terminologie marxiste et cette rencontre des contraires : les vues du matérialiste conséquent et de l’idéaliste conséquent sur les deux courants principaux de la philosophie. Notons sommairement, pour illustrer ces tendances (auxquelles nous aurons constamment affaire par la suite), les idées des plus grands philosophes du XVIII° siècle qui suivirent une voie différente de celle de Berkeley.
Voici les raisonnements de Hume dans son Essai sur l’entendement humain, au chapitre (XII) de la philosophie sceptique : « On peut considérer comme évident que les hommes sont enclins, par leur instinct naturel ou prédisposition, à se fier à leurs sens et que, sans le moindre raisonnement, ou même avant de recourir au raisonnement, nous supposons toujours l’existence d’un monde extérieur (external universe), qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait si même nous disparaissions ou étions anéantis avec tous les êtres doués de sensibilité. Les animaux mêmes sont guidés par une opinion de ce genre et conservent cette foi en les objets extérieurs dans toutes leurs pensées, dans tous leurs desseins, dans toutes leurs actions... Mais cette opinion primordiale et universelle est promptement ébranlée par la philosophie la plus superficielle (slightest) qui nous enseigne que rien d’autre que l’image ou la perception ne sera jamais accessible à notre esprit et que les sensations ne sont que des canaux (inlets) suivis par ces images et ne sont pas en état d’établir elles-mêmes un rapport direct (intercourse), quel qu’il soit, entre l’esprit et l’objet. La table que nous voyons paraît plus petite quand nous nous en éloignons, mais la table réelle qui existe indépendamment de nous ne change pas ; notre esprit n’a donc perçu autre chose que la représentation de la table (image). Telles sont les indications évidentes de la raison ; et nul homme qui raisonne n’a jamais douté que les objets (existences) dont nous parlons, « cette table », « cet arbre », ne soient autre chose que des perceptions de notre esprit... Au moyen de quel argument peut on prouver que les perceptions doivent être suscitées dans notre esprit par des objets extérieurs complètement différents de ces perceptions mêmes, quoique semblables à elles (si cela est possible), et qu’elles ne sont pas dues à l’énergie de notre intelligence même, ou à l’action de quelque esprit invisible et inconnu, ou bien encore à quelque cause moins connue encore ? ... Comment cette question peut-elle être tranchée ? Par l’expérience, évidemment, comme toutes les questions de ce genre. Mais l’expérience se tait sur ce point et ne peut pas ne pas se taire. L’intelligence n’a jamais devant elle autre chose que les perceptions et ne peut se livrer à aucune expérience sur la corrélation entre les perceptions et les objets. C’est pourquoi l’hypothèse de l’existence d’une semblable corrélation n’a pas de fondement logique. Recourir à la véracité de l’Etre Suprême pour démontrer celle de nos sens, c’est tourner la question de façon tout à fait imprévue... Dès que nous aurons posé la question du monde extérieur, tous les arguments susceptibles de prouver l’existence de cet Etre nous échapperont [7]. »
Dans son Traité de la nature humaine (partie IV, section Il, « Du scepticisme à l’égard des sens »), Hume dit de même : « Nos perceptions sont nos seuls objets » (p. 281 de la traduction française de Renouvier et Pillon, 1878). Hume appelle scepticisme le refus d’expliquer les sensations par l’action des choses, de l’esprit, etc., le refus de ramener les perceptions au monde extérieur d’une part, à la divinité ou à un esprit inconnu, de l’autre. L’auteur de la préface à la traduction française de Hume, F. Pillon, appartenant en philosophie à une tendance apparentée à celle de Mach (comme on le verra plus loin), dit avec raison que pour Hume le sujet et l’objet se ramènent à des « groupes de perceptions diverses », aux « éléments de la connaissance, aux impressions, aux idées, etc. », et qu’il ne doit être question que « du groupement et de la combinaison de ces éléments [8]. » De même, le disciple anglais de Hume, Huxley, créateur du terme exact et juste d’« agnosticisme », souligne dans son livre sur Hume que ce dernier, considérant les « sensations » comme des « états primitifs et indécomposables de la conscience », n’est pas tout à fait conséquent avec lui-même lorsqu’il se demande s’il faut expliquer l’origine des sensations par l’action des objets sur l’homme ou par la force créatrice de l’esprit. « Il [Hume] admet le réalisme et l’idéalisme comme deux hypothèses également probables [9]. » Hume ne va pas au delà des sensations. « La couleur rouge ou bleue, l’odeur de la rose sont des perceptions simples... La rose rouge nous donne une perception complexe (complex impression [10]), qui peut être décomposée en perceptions simples de couleur rouge, d’odeur de rose, etc. » (ibid., pp. 64 65). Hume admet à la fois la « position matérialiste » et la « position idéaliste (p. 82) : la « collection des perceptions » peut être engendrée par le « moi » de Fichte ; elle peut aussi être « l’image ou du moins le symbole » de quelque chose de réel (real something). Tels sont les commentaires de Huxley sur Hume.
Quant aux matérialistes, le maître des encyclopédistes, Diderot, dit de Berkeley : « On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au dedans d’eux mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous [11]. » Et Diderot, abordant de près les vues du matérialisme, contemporain (d’après lesquelles des arguments et des syllogismes ne suffisent pas à réfuter l’idéalisme, car il ne s’agit pas ici d’arguments théoriques), note la ressemblance des prémisses chez l’idéaliste Berkeley et le sensualiste Condillac. Ce dernier aurait dû, de l’avis de Diderot, se donner pour tâche de réfuter Berkeley, afin d’éviter que l’on tire d’absurdes conclusions de la thèse selon laquelle les sensations sont la source unique de nos connaissances.
Dans son Entretien avec d’Alembert, Diderot expose ainsi ses conceptions philosophiques : « ... Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites moi... s’il ne se répétera pas de lui même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pintées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles mêmes ; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. » D’Alembert répond que ce clavecin devrait être doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire. Sans doute, réplique Diderot. Voyez vous cet œuf. « C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est ce encore ? Une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera t elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. » L’animal sorti de l’œuf est doué de toutes vos affections ; il est capable d’exécuter toutes vos actions. « Prétendrez vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. » De deux choses l’une poursuit Diderot : ou bien admettre dans l’œuf quelque « élément caché » qui s’y est insinué on ne sait comment à un certain stade du développement, élément dont on ignore s’il occupe de l’espace, s’il est matériel ou créé à l’instant du besoin ce qui est contraire au sens commun et aboutit à des contradictions et à des absurdités ; ou bien faire « une supposition simple qui explique tout », à savoir que la sensibilité est une « propriété générale de la matière, ou [un] produit de l’organisation. » Et Diderot de répondre à l’objection de D’Alembert que cette supposition admet une qualité essentiellement incompatible avec la matière :
« Et d’où savez vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d’un corps à un autre ? » D’Alembert : « Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible. » Diderot : « Galimatias métaphysico théologique. Quoi ? Est ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ? Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité. Il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur... Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune. » D’Alembert : « Mais si je me dépars de cette cause ? » Diderot : « Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin. » D’Alembert : « Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ? » Diderot : « ... L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons. Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui [12]. »
Ces pages furent écrites en 1769. Notre courte référence historique se termine ici. Nous retrouverons maintes fois au cours de notre analyse du « positivisme moderne » ce « clavecin en délire et l’harmonie de l’univers qui se passe en l’homme. »
Bornons nous pour l’instant à cette conclusion : les disciples « modernes » de Mach n’ont produit contre les matérialistes aucun, mais littéralement aucun argument qu’on ne puisse trouver déjà chez l’évêque Berkeley.
Notons comme un fait curieux que l’un d’eux, Valentinov, sentant confusément la fausseté de sa position, s’est efforcé d’« effacer les traces » de ses affinités avec Berkeley, et il s’y est pris d’une manière assez plaisante. Nous lisons à la page 150 de son livre : « ... Lorsque, parlant de Mach, on invoque Berkeley, nous demandons de quel Berkeley il s’agit. De celui que la tradition range [Valentinov veut dire : que nous rangeons] parmi les solipsistes, ou de celui qui affirme l’intervention directe de la divinité et la providence ? S’agit il, de façon générale [ ?], de l’évêque philosophe Berkeley, destructeur de l’athéisme, ou de l’analyste pénétrant Berkeley ? Le fait est que Mach n’a rien de commun avec Berkeley le solipsiste et le propagateur de la métaphysique religieuse. » Valentinov crée (le la confusion, incapable qu’il est de bien se rendre compte des raisons pour lesquelles il s’est vu obligé de défendre l’« analyste pénétrant », l’idéaliste Berkeley, contre le matérialiste Diderot. Diderot a opposé nettement les principales tendances philosophiques ; Valentinov les confond et nous console d’un ton plaisant : « nous ne croyons pas, écrit il, que l’« affinité » de Mach avec les conceptions idéalistes de Berkeley, si même elle était réelle, constitue un crime en philosophie. » (p. 149). Confondre deux tendances fondamentales inconciliables en philosophie, qu’y a t il là de « criminel » ? N’est ce pas à cette confusion que se réduit la grande sagesse de Mach et d’Avenarius ? Nous en venons à l’analyse de cette sagesse.

Notes

[1] V. Tchernov : Etudes de philosophie et de sociologie, Moscou, 1907. Disciple zélé d’Avenarius, l’auteur est un adversaire du matérialisme dialectique, tout comme Bazarov et consorts.

[2] Dans la suite, nous avons préféré au terme de « machiste », en raison de sa déplorable consonance française, l’expression « disciple de Mach ». Note du traducteur.

[3] Voir, par exemple, Dr Richard Hônigswald : Über die Lehre Humes von der Realität der Aussendinge, Berlin,, 1904, p. 26.

[4] George Berkeley : Treatise concerning tbe Principles of Human Knowledge, vol. I of Works, edited by A. Fraser, Oxford, 1871. Il y a une traduction russe.

[5] Fraser souligne dans sa préface que Berkeley « n’en appelle qu’à l’expérience », de même que Locke (p. 117).

[6] F. Engels : Über historischen Maierialismus, Die Neue Zeit, XI Jg., Tome I (1892 1893), n° I, p. 18. La traduction de l’anglais est d’Engels. La traduction russe du recueil Le Matérialisme historique (Saint Pétersbourg, 1908, p. 167) comporte des inexactitudes.

[7] David Hume : An Enquiry concerning Human Understanding, Essays and Treatises, London, 1822, vol. Il, pp. 124 126.

[8] Psychologie de Hume, Traité de la nature humaine, etc. Trad. par Ch. Renouvier et F. Pillon, Paris, 1878, Introduction, p. X.

[9] Th. Huxley : Hume, London, 1879, p. 74.

[10] D’après l’anglais, c’est le sens de « impression complexe ». Note du traducteur.

[11] Diderot. Œuvres philosophiques, édit. de P. Vernière, Paris, 1964, p. 114.

[12] Ouvrage cité, pp. 274 279.

Quelle objectivité du monde matériel ?

Chez Kant

L’existence même du monde matériel réel semble même mise en doute par certains auteurs. « Etre ou ne pas être, telle est la question. »disait Hamlet de Shakespeare. Mais tel n’était pas la thèse de Kant. Il ne niait pas l’existence ou l’objectivité du monde matériel mais le plaçait comme une réalité inférieure à la raison pure, base métaphysique du monde. Il concevait la matière comme la pensée ou la conscience, des domaines dont la réalité sensible n’est qu’une petite part et ne touche pas le fond du sujet. Pour lui, la raison pure dépassait non seulement l’expérience mais aussi l’entendement. Mais l’homme ne serait pas, pour Kant, capable d’atteindre la valeur transcendantale de l’univers. La cause en est que, pour Kant, les domaines en question sont séparés et indépendants. L’empirisme, l’intuition et la raison sont trois domaines qui ne seraient pas connectés entre eux. La science, fondée à la fois sur l’empirisme et l’intuition ne pourrait accéder à la connaissance profonde du monde parce qu’elle n’étudie pas celui-ci mais seulement les phénomènes, c’est-à-dire l’interaction entre le monde et l’homme qui l’observe.
Et Kant estime que le phénomène n’est pas le monde car il contient l’intentionnalité proprement humaine qui modifie en profondeur la réalité. C’est cette remarque qui amène certains physiciens quantiques, surtout à ses débuts dans sa version dite de Copenhague, à se revendiquer de la philosophie de Kant pour récuser toute version, raisonnée en logique formelle et causale, de la physique quantique.

Josiane Boulad-Ayoub, dans « Fiches pour l’étude de Kant » :

« Kant est conduit à dire que pour que des représentations acquièrent une valeur d’objectivité, il faut qu’elles aient lieu comme représentations dans ma pensée en tant qu’activité synthétique ; il faut que je les pense comme mes représentations, ou que je les lie dans ma conscience. Le « Je Pense » est par conséquent la condition fondamentale de la possibilité de l’expérience.

En second lieu, quoique l’expérience sensible reçoive sa validité objective des concepts de l’entendement, à son tour elle en limite .singulièrement l’application. Si la sensibilité demeure restreinte aux phénomènes, non seulement l’entendement n’est pas une faculté pour connaître les choses en soi, il n’est même pas, par lui seul, une faculté de connaissance. La « catégorie »de l’entendement, « c’est le concept d’un objet en général, au moyen duquel l’intuition de cet objet est considérée comme déterminée ». La catégorie n’est qu’une faculté de liaison, une opération constructive, nullement une contemplation des objets. À cette faculté contemplative, qui se donne les objets en même temps qu’elle les connaît, à cette intuition intellectuelle de Descartes, Kant a dit adieu. C’est au divers de l’intuition sensible que doit s’appliquer la faculté de liaison, la catégorie. Or, en octroyant l’objectivité, la catégorie se limite par là même ; elle ne peut constituer qu’une expérience sensible ; par rapport à elle se trouve fermé définitivement le monde des choses en soi. Le phénoménalisme de Kant prend par conséquent, dans l’Analytique, un sens très précis : les catégories de l’entendement, en rendant l’expérience possible, fondent les jugements a priori de la physique, mais inversement, ces jugements n’ont de sens que par rapport à l’expérience, nullement au-delà… L’espace et le temps reçoivent dans l’
Analytique de nouvelles déterminations. Le divers sensible, disions-nous, est inséparable, dans la connaissance, de la catégorie, du concept ; de là il est permis de remarquer que les formes du divers sensible a un niveau plus concret que celui de la sensibilité, au niveau de l’objectivité, sont nécessairement pénétrées de l’activité transcendantale.

L’espace n’est pas seulement extériorité pure ; il combine, à l’infinité de son déploiement, une certaine unité ; tout espace que nous essayons d’imaginer n’est qu’une partie, un aspect ou un élément de l’espace total. Le temps n’est pas seulement une suite d’événements ; comme tel, il ne fournirait jamais la matière d’une connaissance objective.
La distinction de l’avant et de l’après est un élément irréductible : il n’est pas possible de concevoir qu’un événement concret qui a lieu avant un autre, succède comme tel à celui-ci. Le temps est irréversible ; et cela signifie qu’une règle objective lui donne sa valeur et l’élève au-dessus de la sensibilité. Cette règle objective, qui ne peut avoir sa source que dans l’entendement, nous fait comprendre que l’expérience est telle qu’elle ne permet pas à un événement déterminé de suivre un autre au lieu de le précéder ; or cette règle est tout simplement la formule même du principe de causalité. La causalité est par conséquent le fondement objectif de la succession temporelle. Mais, encore une fois, si ce sont uniquement les phénomènes qui se succèdent, le principe de causalité possède une valeur seulement par rapport à l’expérience.

Alors que tout événement présuppose une cause qui le détermine dans le temps d’une manière nécessaire, la catégorie en question ne signifie plus rien si l’on veut passer au-delà de l’expérience…
L’espace est objectif c’est-à-dire propriété de tous les objets de l’expérience justement parce qu’il est inséparable des fonctions du sujet connaissant.

De façon corrélative l’objectivité est l’ensemble des conditions nécessaires pour qu’une pensée ne soit pas une forme vide mais nous fasse connaître un objet : « La possibilité de l’expérience est donc ce qui donne une réalité objective à toutes nos connaissances a priori » (Critique, p.160) »

Critiques de la philosophie de Kant :

Selon Hegel, Kant conçoit les catégories de l’entendement comme les éléments subjectifs de la conscience. Elles donnent une valeur objective à la pure intuition sensible, mais une objectivité conçue comme exprimant l’universel et le nécessaire, et non au sens d’une existence en soi de ce qui est posé devant nous. Or : « Si les catégories (l’unité, la cause, l’effet, etc.) sont du ressort de la pensée comme telle, il ne suit nullement de là qu’elles ne sont que nos déterminations et qu’elles ne sont pas aussi les déterminations des objets. »

Car en réunissant l’élément subjectif et l’élément objectif des déterminations de la pensée dans le sujet, la philosophie critique ne laisse plus en face du sujet que la chose-en-soi qu’elle conçoit comme un "abîme infranchissable. » (Hegel - Petite Logique) « Ce qui fait, au contraire, la vraie objectivité de la pensée, c’est que les pensées ne sont pas simplement nos pensées mais qu’elles constituent aussi l’en soi des choses et du monde objectif en général. » (Hegel - Petite Logique) " Kant pose cette connaissance comme une connaissance absolue en disant que l’intelligence ne peut aller au-delà, et que c’est la limite naturelle et absolue de la science humaine. Mais il n’y a que les choses de la nature qui soient limitées, et elles ne sont des choses de la nature que parce qu’elles ignorent leur limite ; car leur déterminabilité est une limite pour nous et non pour elles. "
« Feuerbach reproche à Kant non pas d’admettre les choses en soi, mais de n’en point admettre la réalité, c’est à dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d’existence », c’est à dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s’écarter du matérialisme. « La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l’idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c’est à dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l’agnosticisme et à l’idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts défauts que Marx et Engels devaient surmonter, a critiqué Kant entièrement dans l’esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c’est dans cette double nature qu’il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n’a pu se défaire du préjugé que l’âme est quelque chose d’absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l’esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche t il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l’esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu’elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. » écrit Engels dans "Socialisme scientifique".

Remarques d’Einstein sur Kant :

Einstein critique cette attitude kantienne, courante à l’époque chez les physiciens quantiques :

« A la source de ma conception, il y a une thèse que rejettent la plupart des physiciens actuels (école de Copenhague) et qui s’énonce ainsi : il y a quelque chose comme l’état "réel" du système, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec des procédés d’expression de la physique. » dans "Remarques préliminaires sur les concepts fondamentaux".

« Les fondateurs de la mécanique quantique ont relancé quelques questions philosophiques majeures : celle de la réalité du monde extérieur, de l’objectivité des connaissances, de la causalité, de l’individualité et la substantialité des êtres physiques. Ils n’ont cessé d’avoir à s’expliquer avec la théorie de la connaissance et avec l’idéal de la science qu’avait élaborés Kant par une interprétation de la physique newtonienne. Cette explication avec Kant met en pleine lumière les ressorts philosophiques du grand débat sur le déterminisme. » explique ainsi Peter Atkins.

« Bohr explique qu’il est impossible d’obtenir une séparation bien nette entre le comportement des objets atomiques et leur interaction avec les appareils de mesure qui définissent leurs conditions d’existence. Cela signifie que la vitesse d’une particule, par exemple, n’est pas une propriété de la particule, mais une propriété partagée entre la particule et l’instrument de mesure. De cela, Bohr déduit que l’on doit bien se garder de tout raisonnement sur la réalité objective non observée. » écrit Etienne Klein dans « Regards sur la matière ».

La physique quantique constate qu’il n’y a pas de choses dont on puisse dire quelque chose sans l’observer, donc sans un observateur humain qui conçoive par sa pensée un mode d’observation et qui modifie ainsi les résultats de l’observation. Aucune objectivité ne leur paraît dès lors possible.

« La vue très louée de Kant sur le temps me rappelle la fable d’Andersen sur les nouveaux vêtements de l’empereur, seulement la forme de l’intuition prend la forme des vêtements de l’empereur »
Einstein d’après son étudiante, ILse Rosenthal-Schneider « Reality and scientific truth »

« Newton a inclus l’espace parmi les autres réalités physiques. Cet aspect de sa théorie […] a échappé à Kant lui-même » « La tentative de Kant de supprimer le malaise [de considérer l’espace sans matière] en niant l’objectivité de l’espace peut à peine être prise au sérieux »
Einstein la relativité et le problème de l’espace. Michel Paty, Einstein Philosophe (p162, p430)

« Les concepts et les systèmes conceptuels trouvent leur justification exclusivement par leur capacité à coordonner les évènements. Ils ne peuvent pas être justifiés d’une autre manière. Par conséquent, c’est, à mon avis, l’un des actes les plus pernicieux des philosophes d’avoir transféré certains des concepts de bases des sciences de la nature du domaine contrôlable de l’adéquation empirique aux inaccessibles hauteurs de l’a priori. […] Cela s’applique particulièrement au concept d’espace et de temps, que les physiciens, forcés par les faits, ont du faire descendre des hauteurs olympiennes de l’a priori pour les réparer et les rendre utilisables »

Einstein, the meaning of relativity, space and time in pre-relativity physics

« Si Kant savait ce que nous savons aujourd’hui de l’ordre naturel, je suis certain qu’il aurait fondamentalement revu ses conclusions philosophiques »

New quotable p83

Note : En unifiant la matière-énergie-espace-temps en une seule substance, Einstein considérait que sa théorie de la relativité généralisée donnait plutôt raison à la conception de Descartes, reprise par Spinoza.

Remarques sur l’« à priori »

« La différentiation de Kant entre l’a priori et l’a posteriori est erronée et ne rend pas justice au problème d’une manière naturelle. Tous les concepts même ceux qui sont au plus près de l’expérience sont du point de vue logique, de libres conventions… »

Einstein Autobiographical Notes, Philosopher-Scientist ; Max Jammer Einstein and religion p42

« Il n’y a pas de catégories finales au sens de Kant »
Physics and reality, 1936. ideas and opinions, conceptions scientifiques

« Selon moi, le but de Kant et de tous les kantiens a été de découvrir les concepts et relations à priori (c’est-à-dire non déductibles de l’expérience) qui fondent nécessairement toute science de la nature parce qu’une science de la nature n’est pas pensable sans eux... Kant considérait ce but comme accessible et croyait l’avoir atteint. Mais si l’on ne considère pas ce but comme accessible, on doit évidemment renoncer à se dire « kantien.

Il y a encore peu de temps, on croyait que le système kantien de concepts et de normes a priori pourrait résister éternellement. Cette position fut tenable aussi longtemps que la science de la nature postérieure [à Kant], telle qu’elle était tenue pour démontrée, n’enfreignit pas les normes en question. Ce qui se présenta de manière incontestable qu’avec la théorie de la relativité. A moins de vouloir prétendre que la théorie de la relativité est contradictoire avec la raison, on ne peut pas conserver le système kantien des concepts et normes a priori.

Dans un premier temps, cela n’exclut pas qu’on maintienne au moins une problématique kantienne, comme le fait par exemple Cassirer. Je pense même que c’est un point de vue qu’aucune évolution de la science de la nature ne pourra réfuter strictement, car on pourra toujours dire que les philosophes criticistes se sont trompés jusqu’à présent en établissant la liste des éléments a priori, et on pourra toujours établir un système d’éléments a priori qui ne soit pas contradictoire avec un système physique donné. Je tiens à dire brièvement pourquoi je ne trouve pas ce point de vue naturel. Soit une théorie physique se composant de parties (éléments) A, B, C, D qui forment ensemble un tout logique reliant correctement les expériences qui font partie de son matériau (expériences sensorielles). Dans ce cas, il arrive que le contenu conceptuel d’un nombre d’éléments inférieur à quatre, par exemple, de A, B, et D, sans C, ne veuille encore rien dire, de la même façon que A, B, C sans D. On est libre alors de déclarer que le concept de trois des quatre éléments, par exemple A, B, et C est a priori, tandis que celui de D est déterminé empiriquement. Ce qui n’est pas satisfaisant dans ce procédé, c’est l’arbitraire du choix des éléments désignés comme a priori, qui ne tient pas compte du fait que la théorie elle-même pourrait un jour être remplacée par une autre qui, à son tour, remplacerait certains éléments, ou même les quatre par d’autres. Il est vrai qu’on pourrait penser que nous sommes en mesure de découvrir des éléments qui ne peuvent pas ne pas être dans toute théorie, en analysant directement l’entendement humain ou même la pensée. Mais la plupart des chercheurs s’accorderont sans doute à dire que nous ne disposons d’aucune méthode pour découvrir ces éléments, même si l’on est enclin à croire en leur existence. Ou bien faut-il imaginer que la découverte des éléments a priori est une sorte de processus asymptotique, qui progresse avec l’évolution des sciences de la nature ? »

Kant und Einstein, un ouvrage d’Alfred Elsbach, Deutsche Litteraturzeitung, 1924, p1688. (philocours, philoscience)

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  • « Il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel, dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste… La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. »

    Engels, dans Ludwig Feuerbach

  • En tout cas, même dans l’espace, le profit existe objectivement !!!

    Aux États-Unis, le gouvernement a donné son feu vert à une entreprise privée, Moon Express, qui veut aller gagner de l’argent sur la Lune. Ce sera le MX-1, un atterrisseur dont le lancement est prévu en 2017.

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